N°29 LE DÉSERT DES TARTARES
de Dino Buzzati (1940)
Vous voulez savoir qui est le numéro 29 ? Attendez... Il ne faut pas être pressé... On a tout notre temps... Soyez un peu patient...
L'attente est tout le sujet du Désert des Tartares, fable fantastique de l'Italien Dino Buzzati (1906-1972). Beaucoup de livres du siècle torturent notre impatience : Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, écrit 10 ans plus tard, tout comme En attendant Godot de Beckett ou, plus récemment et dans un genre très différent, L'Amour au temps du choléra de Garcia Marquez. Au fond, tout bon livre doit provoquer l'attente, au moins celle du lecteur : pour qu'il ait envie de tourner les pages, il faut une tension, et quelle plus forte tension que de le faire poireauter ? Lire c'est espérer la page suivante : on n'aime jamais mieux un bouquin que quand il a su vous faire lambiner (on appelle cela le « suspense » ou le « moteur narratif » selon qu'on est Alfred Hitchcock ou élève de Normale Sup).
Dans le fort Bastiani qui domine le désert (on ne sait ni très bien où, ni très bien quand, mais pour avoir l'air cultivé nous dirons que le contexte est borgésien), les soldats scrutent indéfiniment l'horizon à la recherche de n'importe quel événement qui pourrait justifier leur existence. N'importe quoi plutôt que l'ennui! La métaphore est claire : dans notre siècle riche en catastrophes, les gens ont beaucoup espéré un monde meilleur, et ils ont obtenu l'inverse. Alors, comme le lieutenant Drogo, ils sont devenus avides de malheur : il n'y a pas une si grande différence entre craindre un drame et le souhaiter. Tout le mystère du Désert des Tartares réside dans cette ambivalence. Il ne se passe rien mais la vie s'écoule tout de même. Le lieutenant Drogo deviendra capitaine mais il aura gâché 35 ans de sa vie dans ce fort inutile et le jour où l'attaque aura réellement lieu, il ne la verra même pas. Ce n'est pas pour rien que Buzzati fut surnommé par certains critiques « le Kafka du soleil » (surnom qui, au passage, irait aussi comme un gant à Albert Camus).
Récemment une jeune femme de 29 ans, Anna Gavalda, a publié un espiègle recueil de nouvelles intitulé Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part. Le lieutenant Drogo cherche le contraire : il voudrait attendre quelqu'un quelque part. Nous sommes tous comme l'une et l'autre. Quand nous sommes amoureux, nous attendons que le téléphone sonne. Quand nous sommes malades, nous attendons la guérison. Quand nous sommes très malades, nous attendons la mort. Vivre, c'est attendre qu'il nous arrive quelque chose : on croit tout contrôler mais en fait, comme dit Vialatte, « l'homme est un animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière ». C'est tout. Et en plus il va peut-être se mettre à pleuvoir. L'homme est un animal angoissé qui, pourtant, ne peut s'empêcher d'espérer qu'il fera beau. Buzzati a transformé la métaphysique : s’il n'y a plus d'au-delà, alors à quoi sert la vie ? A n'attendre rien, mais à l'attendre quand même. L'art devient alors comme une longue patience.
« Il n'y a personne qui regarde, personne ne vous dira bravo » et, cependant, tout être humain est un héros qui se fait sans cesse poser des lapins par l'existence.