N°41 BONJOUR TRISTESSE
de Françoise Sagan (1954)
Le numéro 41 de notre hit-parade n'est toujours pas moi mais je suis tout de même de très bonne humeur car il s'agit d'un de mes livres préférés : Bonjour tristesse.Je suis d'accord avec le vote de notre corps électoral : parfois, la démocratie culturelle a du bon, surtout quand elle permet de rafraîchir la mémoire à des critiques endormis et des élites amnésiques.
Bonjour tristesse est le premier roman de Françoise Sagan mais c'est surtout un des rares miracles de ce siècle. En 1954, une jeune fille à papa de 18 ans, à Cajarc dans le Lot, prend son stylo et écrit dans son petit cahier : « Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l'ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd'hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres. » Toute la musique, le charme et la mélancolie de Sagan sont déjà contenus dans le premier paragraphe de son premier livre. Durant le reste de sa vie, elle n'a fait que décliner la douceur de la tristesse, l'égoïsme de l'ennui, la crainte de la solitude. En fait elle s'appelle Françoise Quoirez mais a pris comme pseudonyme le nom d'un personnage trouvé dans Albertine disparue,parce qu'à 18 ans, elle est déjà effrayée par le temps perdu. Est-ce pour quoi elle est allée si vite ? Ce n'est pas non plus par hasard qu'elle a chipé le titre de son roman dans un poème d'Eluard intitulé La Vie immédiate.
Et que raconte-t-elle ? L'histoire de Cécile, une gosse de riches malheureuse qui passe des vacances avec son veuf de père et sa maîtresse sur la Côte d'Azur. Tout se déroule à merveille, dans une ambiance frivole et aérienne, jusqu'au jour où le père décide d'épouser sa maîtresse, Anne, une femme assez sérieuse et équilibrée qui risque de casser cette vie nonchalante. Cécile manigance alors tout un complot à la Laclos pour que ce projet échoue. Elle réussit son coup mais le vaudeville finit en tragédie, bien sûr allais-je dire : ainsi la fête ne cache plus le désespoir, la rigolade ne fera plus oublier que l'amour est impossible, le bonheur effrayant, le plaisir vain, et la légèreté grave... « Mon père était léger, d'une légèreté sans remède. » En 33 jours, la petite Quoirez a saisi son époque. Rarement dans le siècle aura-t-on eu la certitude aussi instantanée d'un état de grâce absolu : « Je connaissais peu de choses de l'amour : des rendez-vous, des baisers et des lassitudes. »
Même si Sagan a bâclé certains de ses romans suivants, elle est restée éternellement fidèle à Cécile, la narratrice de Bonjour tristesse : elle fut une folle futile et profonde, une Zelda Fitzgerald française, qui gagna son manoir normand au casino de Deauville et failli crever comme Nimier d'un accident d'Aston Martin, une enfant gâtée toujours capable de nous battre, Edouard Baer et moi, au concours de vodka-tonic du Mathis Bar (2 rue de Ponthieu, Paris 8e), une dame tellement généreuse qu'elle est en train de finir complètement fauchée et malade, saisie par le fisc, accro à la coke, et abandonnée par sa cour... Bonjour tristesse fut un scandale, puis un phénomène de société mais aujourd'hui que le tintamarre est oublié, qu'en reste-t-il? Un petit roman parfait, débordant d'une émotion fragile, un livre comme on en lit très peu dans sa vie, un chef-d'œuvre mystérieux, impossible à analyser, qui vous fait vous sentir à la fois moins seul et plus seul. Mauriac a eu raison de traiter Sagan de « charmant monstre ». Il faut être un monstre pour avoir l'humilité de se faire toute sa vie passer pour une fêtarde, quand on est un génie, et, au passage, la seule femme vivante de notre liste.