N°42 LE SILENCE DE LA MER
de Vercors (1942)
Tiens, ça alors, le numéro 42 est un livre publié en 42, dingue la vie qu'on mène, on se rend pas compte mais certains trucs nous dépassent totalement, parfois on se sent tout petit.
Le Silence de la mer de Vercors (1902-1991) fut le premier livre édité dans la clandestinité à 350 exemplaires par les Editions de Minuit, maison centrale de la Résistance créée par lui et Pierre de Lescure (rien à voir avec le DG du groupe Vivendi-Universal) en 1941. Jean Vercors, dont le vrai nom était Jean Bruller, lança ce brûlot au péril de sa vie. Évidemment, on pourrait penser que Le Silence de la mer a aujourd'hui davantage une valeur historique et sentimentale que littéraire : il n'en est rien alors il ne faut pas penser n'importe quoi.
L'intrigue est très simple : en 1940, un officier allemand loge chez l'habitant dans un village de la zone occupée ; chaque soir il parle en français à ses hôtes qui ne répondent pas. Par leur silence, les occupés, un vieil homme et sa nièce, manifestent leur résistance envers le squatteur (un peu comme Gandhi devant l'occupant britannique). On voit que la métaphore n'était pas très fine : mais les nazis ne brillant pas non plus par leur subtilité, il fallait faire dans l'efficace. Un sympathique homonyme, Yves Beigbeder, a dit une chose juste sur Le Silence de la mer que je m'empresse donc de citer ici : « Il s'agissait de faire, sinon une littérature de combat — cela viendrait un peu plus tard —, du moins une littérature de l'affirmation de la dignité. » Le mutisme de ces Français symbolise bien cette période terrible de solitude, cette armée des ombres, ces passe-murailles, ces profil-bas qui ne pouvaient pas dire « non » parce que pour cela, il fallait émigrer en Angleterre ou risquer sa peau, mais qui ont murmuré non, qui ont grommelé non, qui ont vécu dans le non. Peu à peu, l'officier allemand, Werner von Ebrennac, les respecte, ces muets, finit presque par les admirer, et à la fin, le vieux et sa nièce l'admirent aussi, d'une certaine manière. Bien qu'engagé, nous ne sommes pas en présence d'un roman manichéen : le seul moment du livre où la fille parle c'est pour dire « adieu » au boche quand il s'en va. Aujourd'hui, si un jeune auteur publiait l'histoire d'un soldat de la Wehrmacht cultivé et sympa, qui parle avec des résistants des droits de l'homme et de Mozart, ce serait un scandale national : pourtant telle est bien l'histoire que raconte Le Silence de la mer— comment des gens civilisés se sont fait la pire guerre de tous les temps. S'il paraissait aujourd'hui, le grand roman de la Résistance serait sans nul doute traité de « révisionniste » par les apôtres actuels du politiquement correct.
La force du Silence de la mer tient aussi à son écriture très sobre : « Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Epais et immobile. L'immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. L'officier lui-même, désorienté, restait immobile, jusqu'à ce qu'enfin je visse naître un sourire sur ses lèvres. » C'est un roman très court (presque une nouvelle en vérité, Vercors étant un grand lecteur de Katherine Mansfield) qui fait froid dans le dos, pèse lourd, vous noue le ventre et vous fait physiquement ressentir ce qu'a dû être l'ambiance délétère et oppressante de l'occupation allemande. Il a même un côté « Nouveau Roman », si l'on y réfléchit — un livre entier sans ouvrir la bouche, dans un style glacé et sec : voilà qui annonçait déjà ce que deviendraient les Editions de Minuit après la guerre, avec la bande à Lindon.