N°43 LA VIE MODE D'EMPLOI
de Georges Perec (1978)
La quarante-troisième place de ce hit-parade échoit à Georges Perec (1936-1982) pour La Vie mode d'emploi, Prix Médicis 1978. Je pense qu'il lui aurait plu de figurer sur cette liste, lui qui raffolait tant des inventaires.
Ici je voudrais ouvrir une parenthèse : c'est très encombrant, le titre d'un livre. On a beau croire que le titre importe moins que le contenu, il influence tout de même notre lecture paresseuse. Quand on pense qu'A l'ombre des jeunes filles en fleursa failli s'intituler « Les colombes poignardées », on en frémit de dégoût. Tandis que La Vie mode d'emploi s'avère non seulement un titre magnifique, mais surtout un parfait résumé de ce que doit être un roman. L'éditeur Olivier Cohen a eu tout à fait raison de le rappeler (dans un article au journal Le Monde): la littérature ne sert à rien d'autre qu'à nous donner un mode d'emploi de la vie. Que sont les 50 livres du siècle, sinon autant de guides pratiques qui nous apprennent comment vivre ou refuser le mode de vie imposé par la société ? Fin de la digression.
Perec était un fou de mots croisés et de jeux d'échecs, comme Nabokov; il faisait partie de l'Oulipo (« OUvroir de Littérature POtentielle »), une sorte de secte de matheux pratiquant les jeux de langage avec plus d'humour que les zombies du Nouveau Roman, et c'est pourquoi toutes ses œuvres sont des exercices de style — d'ailleurs nul hasard si La Vie mode d'emploi est dédiée à Raymond Queneau : l'idée n'est pas seulement de jouer avec la forme, de' faire des exploits pour montrer comme on est balèze, mais de se servir des contraintes comme d'un tremplin pour exprimer sa « racontouze ».
La Vie mode d'emploi n'est pas un roman, c'est un immeuble. Celui du 11 rue Simon Crubellier, décrit minutieusement, étage par étage, chambre après chambre, habitant par habitant. Perec a mis dix ans à disséquer cet immeuble en 99 chapitres, 107 histoires différentes et 1 467 personnages. On peut lire ces « romans » (Perec a sous-titré ainsi son livre) dans tous les sens, choisir un étage plutôt qu'un autre, suivre certains de ses locataires plutôt que leur voisin, Perceval Bartlebooth plutôt que Gaspard Winckler par exemple, grappiller telle description ou anecdote : le projet de Perec, démentiel et mégalo, est de montrer que tout est passionnant vu au microscope. Que chaque immeuble de chaque rue de chaque ville contient un univers regorgeant de milliers d'aventures uniques et pittoresques que personne ne racontera jamais (sauf lui).
Il arrive parfois que l'idée d'un livre soit meilleure que le résultat. A partir de la même démarche, Perec a écrit un autre bouquin sur la place Saint-Sulpice qui s'appelait Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Ce que montre La Vie mode d'emploi, peut-être par défaut, c'est que la réalité est inépuisable, qu'aucun romancier n'en viendra jamais à bout, que vouloir épuiser la réalité c'est surtout risquer d'épuiser le lecteur. Alors choisissez vous-même : de Perec, je préfère Les Choses (1965), le meilleur roman sur la civilisation du désir matériel, ou Je me souviens (sur une idée de Joe Brainard), car La Vie mode d'emploi, tout comme Ulysse de Joyce, reste une œuvre-limite, une expérience, un fourre-tout, un puzzle, un magma, un gloubi-boulga, appelez cela comme vous voudrez : une montagne qui accouche d'une grenouille ou une souris qui veut se faire grosse comme un bœuf?
Récemment les éditions Zulma ont publié le Cahier des charges de « la Vie mode d'emploi » et l'on s'est aperçu avec terreur que tous les événements du livre étaient déterminés à l'avance : avec une rigueur qui confine au masochisme, Perec s'était autofixé des règles d'écriture absolument délirantes (par exemple on se déplace dans l'immeuble comme le cavalier dans une partie d'échecs, ou bien tel chapitre devait tenir en six pages, et comporter une liste de mots préétablie, etc.). Il n'y a aucun doute sur le fait que Perec soit un virtuose hallucinant et son livre un exploit sans précédent. Mais une prouesse technique ne donne pas forcément un chef-d'œuvre, et l'on a toujours du mal à suivre un personnage quand on sait que son auteur refuse de le laisser aller où il veut.