N°45 SOUS LE SOLEIL DE SATAN
de Georges Bernanos (1926)
Le numéro 45 est Georges Bernanos (1888-1948) pour Sous le soleil de Satan et non pas Sous le soleil exactement qui est une chanson de Gainsbourg — essayez de suivre s'il vous plaît.
Je dois avouer qu'avant de commencer cette chronique je n'avais jamais lu Bernanos. Certes, d'habitude, les journalistes littéraires font semblant de tout connaître; même sous la torture, ils vous répéteront toujours que la chair est triste et qu'ils ont lu tous les livres. Mais moi je me suis acheté Sous le soleil de Satan aux éditions Plon et contrairement à mes préjugés (Bernanos le grand pamphlétaire catholique blablabla au secours), j'a i été frappé par une œuvre envoûtante et hallucinée, d'une violence âpre et sacrée. L'Exorciste peut aller se rhabiller!
Il faut dire que Bernanos a écrit son premier roman bien avant la mort de Dieu : en 1926, on croyait encore en lui ainsi qu'au Diable, on avait encore peur de l'Enfer — aujourd'hui on y vit, donc on s'y est habitué. Or Bernanos est un des premiers à comprendre que si le XXe siècle est celui où Dieu va mourir, c'est aussi celui où Satan pétera le feu. On a du mal à s'imaginer le succès triomphal qu'a connu ce livre fiévreux à sa parution. Bernanos, qui était assureur comme Kafka (mais à Bar-le-Duc, c'est moins chic qu'à Prague), devint une star nationale.
Jugez plutôt : il raconte l'histoire de Mouchette, une petite provinciale du Pas-de-Calais, qui tombe enceinte d'un marquis. Comme celui-ci ne veut pas reconnaître son enfant, elle tue le marquis, puis perd son enfant. Serait-elle possédée par le démon? Arrive un curé de campagne, l'abbé Donissan, qui rencontre Satan (déguisé en sympathique marchand de chevaux car, à l'époque, il n'avait pas encore adopté le look de Marylin Manson) et lui propose d'échanger sa damnation à lui contre le salut de l'âme de Mouchette (je simplifie, que saint Bernanos me pardonne). Et le tout est transcendé par un style dense et spirituel dans tous les sens du terme. Un style... surnaturel, comme le dit Paul Claudel (autre mystique délirant) dans une lettre à lui adressée : « Ce qui est beau, c'est ce sentiment fort du surnaturel, dans le sens non pas d'extranaturel mais du naturel à un degré éminent. » Je m'attendais à un pensum en soutane, et tombe sur un conte mystique, un délire faustien, un suspense religieux; il ne fallait pas confier ce scénario à Pialat mais à Martin Scorsese!
Et puis comment ne pas admirer la première phrase de ce roman : « Voici l'heure du soir qu'aima Paul-Jean Toulet, voici l'horizon qui se défait, plein d'un silence liquide... » N'est-il pas très moderne et humble de commencer par citer un confrère ? Vous imaginez Proust commençant la Recherche par « Longtemps je me suis couché de bonne heure en lisant Sainte-Beuve » ? (Il est vrai que c'eût été beaucoup lui demander.)
Lisez ce roman diabolique et ténébreux, même s'il est parfois grandiloquent il s'avère aussi captivant que du Stephen King mais écrit avec le style d'un Huysmans sous LSD, ou, comme l'a dit finement Renaud Matignon, d'un « enragé volontaire ». Bernanos abondait d'un enthousiasme méfiant, d'un doute énergique : il commença par être royaliste, puis anti- franquiste, puis résistant sous l'Occupation et antigaulliste après la guerre. Il refusa trois fois la Légion d'honneur. Comment ne pas aduler cet auteur plus NRV que NRF ? Il voulait sauver son âme mais aussi celle des autres : quitte à souffrir, autant souffrir pour quelque chose. « Car ta douleur est stérile, Satan!...» Il me semble que cette apostrophe résume assez bien l'état d'angoisse des habitants de la planète depuis qu'on leur a expliqué que Dieu était décédé, ainsi que Nietzsche : ils en ont marre de la douleur stérile.
J'ai honte de parler de Satan aussi brièvement : il va peut-être me foudroyer en plein milieu de ce livre, alors que j'allais justement crier « Ta mère suce des queues en enfer. Ah Ah Ah ! » en tournant ma tête à 360°...