N°46 GATSBY LE MAGNIFIQUE
de Francis Scott Fitzgerald (1925)
Quand Scott Fitzgerald (1896-1940) publie The Great Gatsby, il n'a que 29 ans et pourtant il est déjà au sommet de son art. Il a tout compris à l'Amérique, et la preuve c'est que celle-ci est à ses pieds. Il a épousé la plus jolie fille de New York, donc du monde. Il décide de raconter la vie d'un pauvre du Middle West qui s'est enrichi en vendant de l'alcool durant la Prohibition et donne des fêtes sur Long Island : Jay Gatsby. Gatsby veut séduire son amour d'enfance, Daisy, laquelle a épousé un milliardaire de naissance (Tom Buchanan). Il va sans dire que le fric pourri de Gatsby ne suffira pas à la ramener, c'est d'ailleurs la seule chose qui a vraiment vieilli dans le livre : aujourd'hui, la belle Daisy n'hésiterait pas trois secondes avant de partir avec le beau parvenu. Quoi de plus sexy qu'un bootlegger (l'ancêtre du dealer d'American Beauty)?
Great Gatsbyest une satire de la haute société américaine (certains reprochent même au livre un antisémitisme larvé) mais surtout un roman d'amour mélancolique, rédigé dans ce ton doux-amer, inimitable, que Fitzgerald a mis au point en écrivant 160 nouvelles pour payer des robes à Zelda : « Dans ses bleus jardins des hommes et des jeunes femmes passèrent et repassèrent comme des phalènes parmi les chuchotements, le Champagne et les étoiles. » Il relève aussi partiellement de l'autobiographie : Gatsby, c'est un peu Fitzgerald lui-même. Né à Saint Paul (Minnesota), il n'a jamais réussi à faire vraiment partie des clubs de milliardaires, il a été snobé par l'équipe de football de Princeton et ne s'en est jamais remis; certes on ne l'a pas assassiné comme son héros mais il est mort à 44 ans, alcoolique et inconnu, 8 ans avant que sa femme ne disparaisse à son tour, brûlée vive dans l'incendie de son asile de fous, en 1948.
Les grands romans sont tous prémonitoires : Colette disait que « tout ce qu'on écrit finit par devenir vrai ». L'Amérique cupide et égoïste décrite par Fitzgerald n'a fait qu'empirer depuis puisqu'elle est devenue maîtresse de la planète Terre. Ses rêves de grandeur finissent en gueules de bois sordides. Le monde est une « party » de plaisir qui commence bien et finit mal, comme la vie (« un processus de démolition »). Il ne faudrait jamais se réveiller. Fitzgerald est très protestant, voire puritain : chez lui le bonheur se paie comptant, et le péché est toujours puni. Il a décrit des riches malheureux à New York après avoir été pauvre et heureux à Paris. Le seul moyen de critiquer les riches c'est de vivre comme eux, donc de boire au-dessus de ses moyens, avant de finir dans la dèche et l'alcoolisme.
On comprend enfin pourquoi Scott aimait tant saccager le Ritz ivre mort ou précipiter sa voiture dans les étangs : tacher son smoking est un geste politique, une façon de désapprouver le monde auquel on a tant rêvé d'appartenir. Fitzgerald peut être considéré comme le premier bobo (bourgeois bohème), mais il avait l'élégance d'appeler son gauchisme « Génération Perdue » : « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer » (La Fêlure);
« Tous les dieux, morts ; toutes les guerres, faites; tous les espoirs en l'homme, trompés » (This Side of Paradise).Reste sa description des aristocrates new-yorkais, si lumineuse qu'ils en furent aveuglés, puis éteints, comme les dinosaures.
Je n'aime pas les gens qui n'aiment pas Fitzgerald. Ils croient qu'il faut être mal habillé pour être un vrai rebelle. C'est faux : si j'arrose ma tête de Champagne, puis renverse mon fauteuil sur le sol à coups de pied pathétiques, c'est pour crier, avec Scott Guevara : « Biba la Rébolucion ! »