N°49 LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD
d'Agatha Christie (1926)
Qu'Agatha Christie (1890-1976) coiffe André Breton au poteau ne saurait étonner les fans de la romancière anglaise : comme le maître du surréalisme, Agatha Christie décèle la folie cachée, la violence voilée derrière l'apparence policée de la société (jolies assonances en « é », n'est-ce pas ? merci de votre attention). Mrs Christie est donc, elle aussi, un auteur surréaliste. Par exemple, pourquoi a-t-elle choisi de confier ses enquêtes à un détective nain, belge, prétentieux et doté d'un crâne ovoïde? Drôle d'idée (qui lui est venue en rencontrant un curieux réfugié de la guerre de 14).
Le grand problème avec cet inventaire, c'est qu'il a fallu choisir un seul titre de chaque auteur. Parmi les 66 romans de l'écrivain le plus lu au monde après Shakespeare (deux milliards et demi d'exemplaires vendus), nos 6 000 votants auraient pu désigner Dix Petits Nègres, Mort sur le Nil ou Le Crime de l'Orient-Express mais non, c'eût été trop facile : c'est pourquoi ils ont retenu Le Meurtre de Roger Ackroyd, qui est un bijou de malice et une véritable prouesse narrative. (A côté, Mary Higgins Clark, c'est le Club des Cinq.)
Le gentleman-farmer Roger Ackroyd est assassiné mais, juste avant sa mort, il s'est confié à son ami le Docteur Sheppard, qui nous raconte l'enquête d'Hercule Poirot. Comme d'habitude, celui-ci soupçonne tous les personnages à tour de rôle : il s'avère que beaucoup de gens avaient intérêt à ce que ce cher Ackroyd casse sa pipe. C'est dingue le nombre de proches qui ont de bonnes raisons de vouloir notre mort, si l'on y réfléchit. (Moi, par exemple, si je suis assassiné, je suis sûr que les enquêteurs iront interroger quelques écrivains de ma connaissance.)
Un truc cependant me chiffonne : pour expliquer l'originalité du Meurtre de Roger Ackroyd, je suis obligé de vous raconter la fin du roman. Alors voici ce que je propose : je vais compter jusqu'à trois. A trois, ceux qui ne veulent pas connaître le coup de théâtre du Meurtre de Roger Ackroyd n'auront qu'à sauter le paragraphe suivant. Prêts? Un, deux, trois.
L'extraordinaire exploit d'Agatha Christie, c'est que le coupable du crime est son narrateur. Toute l'enquête est racontée par le meurtrier, qui n'est autre que le Docteur Sheppard. Cette ingéniosité Romanesque époustouflante fait évidemment de ce polar un livre unique dans l'histoire littéraire (même si Leo Perutz avait eu auparavant la même idée dans Le Maître du jugement dernier). C'est un peu le système repris dans un film récent : Usual Suspects.Le moment où celui qui est en train de nous raconter l'histoire se retrouve confondu par Poirot provoque des frissons de terreur délicieuse. Cette trouvaille abracadabrante a même rendu fous quelques spécialistes qui accusent Agatha Christie de tricherie : ainsi Pierre Bayard, dans Qui a tué Roger Ackroyd? (Minuit), a récemment refait l'enquête et, selon lui, Sheppard ne peut pas être le coupable. Mais alors : qui a fait le coup ? Personnellement, j'ai une vague idée. Je pense que le véritable criminel est Lady Mallowan, alias « la Duchesse de la Mort » : Dame Agatha Christie.
Cette étrange femme devait bien sentir qu'elle avait exagéré dans ce roman, puisqu'elle disparut peu après sa parution, pendant dix jours, entre le 4 et le 14 décembre 1926 : on la crut morte, et la police finit par la retrouver dans une station thermale, inscrite à l'hôtel sous un faux nom. (Jean-Edern Hallier reprit, quelques décennies plus tard, l'idée publicitaire à son compte en se faisant kidnapper devant la Closerie des Lilas.) Les romanciers ne se sentent pas nets quand ils bernent leurs lecteurs. A force d'écrire des énigmes, Agatha Christie a voulu en devenir une, démontrant une fois de plus combien la littérature est un jeu dangereux.