N°50 NADJA
d'André Breton (1928, revu et corrigé en 1963)
Esthétique début : en cinquantième position dans notre hit-parade figure la jolie Nadjad'André Breton (1896-1966).
Le livre de ce fils d'un secrétaire de gendarmerie est très curieux : il contient des photos de Paris pour éviter les descriptions (ces « superpositions d'images de catalogue » qui, il faut bien le dire, barbent un peu tout le monde depuis Balzac) ; il commence sur la Place des Grands Hommes, au Panthéon (Patrick Bruel sera content), puis il y a une rencontre qui bouleverse tout : le 4 octobre 1926, rue Lafayette, André Breton alpague une passante prénommée Nadja, « créature inspirée et inspirante », laquelle se révélera par la suite une putain cocaïnomane possédant des dons extralucides, qui finira à l'asile (rock'n roll, non?).
Si ce n'est pas réaliste, mais alors c'est que c'est... SURRÉALISTE? Bingo! Breton, le fondateur — et en même temps le dictateur — du surréalisme, veut supprimer le « style », tout ce qui enrobe le réel, car la réalité le dégoûte (après la boucherie de 14-18, ce « cloaque de sang, de sottise et de boue »). Il veut laisser libre cours à tout ce qui passe par sa tête d'homme amoureux : il appelle cela « l'écriture automatique », mais attention ! Qui dit « écriture automatique » ne veut pas dire diarrhée verbale, dégoulinade en roue libre comme la logorrhée intime en vogue dans les années 1990, mais au contraire se laisser entraîner dans des digressions savamment orchestrées par le docteur Freud. Eh oui, l'homme méprisait la psychiatrie mais était fasciné par la psychanalyse. N'oublions pas que « Qui suis-je ? » est la première phrase du livre. La preuve que l'écriture automatique n'est pas si automatisée que ça, c'est qu'André Breton révisera son texte en 1963, soit 35 ans après l'avoir rêvé pour la première fois. Ce n'est pas parce qu'on laisse s'envoler sa prose qu'il ne faut pas la peaufiner.
On peut lire Nadja comme une ballade autobiographique et un roman d'amour plus poétique que du Madeleine Chapsal. Mais en même temps Breton, tel Spiderman, tisse une toile d'araignée de coïncidences, comme, à l'âge de huit ans, quand vous récitiez «j'en ai marre – marabout – bout de ficelle ». Petit à petit, on ressent le côté vraiment surréaliste des immeubles de Paris ; Breton arrive à nous faire découvrir une réalité extra-ordinaire. Les grands livres, comme l'amour, nous font regarder le monde autrement. Lire Nadja,c'est comme fumer un gros joint, sauf que c'est légal!
Nadja nous rappelle surtout que le débat actuel entre les partisans de l'autofiction et ceux de l'imagination est un débat qui avait déjà cours dans les années 1920... Alors de deux choses l'une : soit les écrivains d'aujourd'hui sont en retard, soit Breton avait 80 ans d'avance. Il avait compris que la réalité est un endroit qui ne suffit pas aux écrivains. Mais comment partir du réel pour aboutir à quelque chose d'irrationnel? Décrire le monde tel qu'il est évite de désorienter le lecteur, raconter une histoire est nécessaire mais non suffisant : « Je n'ai dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes les plus marquants de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique... » Comment marier la subjectivité avec l’objectivité? La littérature n'est toujours pas sortie de cette question. On pourrait dire de Nadja qu'il est le seul exemple d'un surréalisme proustien. Les chefs-d'œuvre sont souvent des quadratures du cercle : leur beauté semble impossible et pourtant ils tiennent debout. Tel est sans doute le sens de la dernière phrase du livre : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. »
D'ailleurs, vous le verrez bien : en refermant Nadja, il n'est pas impossible que vous soyez pris de convulsions inquiétantes.