OUVERTURE DE PARAPLUIE
A quoi servent les calendriers, les anniversaires, les changements de millénaire ? A vieillir, c'est-à-dire faire des bilans, classer, trier, se souvenir. Les siècles sont bien pratiques pour raconter l'Histoire Littéraire : il y a le XVIIIe, dit « des Lumières », qui ne ressemble pas au XIXe dit « Romantique », puis « Naturaliste ». Et le XXe siècle, comment faudra-t-il le qualifier ? « Moderne » ou « Postmoderne » ? « Monstrueux » ou « Théorique » ? « Dadaïste », « Surréaliste », « Oulipien » ou « Trash » ? « Mortel » ou « Telmor » ?
Depuis 5 ans que je suis critique littéraire (à Elle, Voici, Lire, au Figaro littéraire, au « Masque et la Plume » ou sur « Paris Première »), je tente, avec mes maigres moyens — subjectivité d'autodidacte et enthousiasme naïf —, de désacraliser la littérature. Pour moi, rien n'est plus criminel que de la présenter sous un jour solennel (c'est-à-dire poussiéreux), car le livre est, aujourd'hui plus que jamais, en danger de mort. Il me semble que l'on peut utiliser l'an 2001 comme un prétexte ; l'occasion de se repencher (sans s'épancher) sur « les 50 livres du siècle ». Ce nombre, tout aussi arbitraire que le calendrier, nous permettra tout de même de passer en revue les romans importants (français ou étrangers), quelques essais, un conte pour enfants, ainsi que deux bandes dessinées ayant marqué le siècle.
Ces 50 œuvres écrites ont été choisies par les 6 000 Français qui ont renvoyé un bulletin distribué par la FNAC et Le Monde pendant l'été 1999 : il s'agit donc d'un choix démocratique et néanmoins subjectif, puisque ces personnes se sont prononcées à partir d'une liste de 200 titres présélectionnés par une équipe de libraires et de critiques. J'ai délibérément choisi de commenter ce tri avec la même injustice qui a procédé à son établissement.
Si j'avais dû faire le tri moi-même, ma liste eût été très différente; il est évident que je n'aurais pas « oublié » Aragon, Artaud, Aury/Réage, Barjavel, Bataille, Besson, Bory, Brautigan, Capote, Carver, Cendrars, Cioran, Cocteau, Colette, Cossery, Dantec, Debord, Desnos, Dick, Drieu La Rochelle, Echenoz, Ellis, Fante, Frank, Gary/Ajar, Genêt, Gombrowicz, Grass, Guibert, Guitry, Hamsun, Houellebecq, Huguenin, Jaccard, Jauffret, Kerouac, Kessel, Larbaud, Laurent, Léautaud, Lowry, Malaparte, Matzneff, McCullers, Miller, Modiano, Montherlant, Morand, Musil, Nabe, Nimier, Noguez, Nourissier, Parker, Pavese, Pessoa, Pilhes, Pirandello, Prokosch, Radiguet, Roché, Roth, Rushdie, Salinger, San-Antonio, Selby, Sempé, Simenon, Sollers, Toole, Toulet, Tzara, Vailland, Vialatte, Weyergans... ce sera le sujet d'un prochain tome... et les autres, tant pis, je suis désormais fâché avec eux!
Parler de littérature à la télévision n'est pas chose aisée. On se retrouve souvent avec quelques vieux messieurs pérorant autour d'une table (et qui n'ont même pas le droit de fumer ou de boire de l'alcool à cause de la loi Evin). Ou alors on devient un jeune chroniqueur arrogant comme moi : l'insolent de service, le contestataire de salon. Comment changer cela? A la fin de l'année 1999, « Les 50 livres du siècle » proposèrent une approche ramassée, dynamique, visuelle, pour évoquer chaque soir, sur Paris Première, un des chefs-d'œuvre des 100 dernières années sur un mode personnel, libre, non scolaire. En utilisant des armes (montage « cut », jeux de typo et de photo, effets spéciaux en post-production, gimmicks d'ouverture et de sortie, jingle « easy-listening ») habituellement mises au service de la chanson de variété ou du cinéma, on a voulu montrer que les écrivains pouvaient, eux aussi, avoir droit à leur Top 50. Assez de purisme! Quatre lettres seulement le séparent du puritanisme. Même si l'on sait que la compétition n'existe pas en Art (« Le beau ne chasse pas le beau. Ni les loups, ni les chefs-d'œuvre ne se mangent entre eux », dixit Victor Hugo), rien n'interdit de s'amuser un peu en classant, comparant, montant les uns contre les autres quelques génies qui se firent bien souvent la guerre de leur vivant. Un critique est un lecteur comme les autres : lorsqu'il donne son avis, favorable ou défavorable, il n'engage que lui-même, et encore, une de ses nombreuses facettes contradictoires.
Tous ces livres que nous avons étudiés à l'école (c'est-à-dire « de force », sans nonchalance ni désir spontané), n'est-il pas temps de les approcher comme ce qu'ils sont : de simples regards vivants sur les changements et catastrophes qui ont façonné notre époque ? N'oublions jamais que derrière chaque page de ces monuments d'un siècle révolu se cache un être humain qui prend tous les risques. Celui qui écrit un chef-d'œuvre ne sait pas qu'il écrit un chef-d'œuvre. Il est aussi seul et inquiet que n'importe quel autre auteur; il ignore qu'il figurera dans les manuels et qu'un jour on décortiquera chacune de ses phrases — c'est souvent quelqu'un de jeune et solitaire, qui travaille, qui souffre, qui nous émeut, nous fait rire, bref, nous parle. Il est temps de réentendre la voix de ces hommes et femmes comme au premier jour de leur publication, en la débarrassant, l'espace d'un instant, des appareils critiques et autres notes en bas de page qui ont tant contribué à dégoûter leurs lecteurs adolescents et à les envoyer dans les salles obscures ou aux concerts de rock. Il est temps de lire ces livres célèbres comme si c'était la première fois (ce fut parfois le cas ici), comme s'ils venaient de paraître, avec légèreté et inconséquence. L'humour, s'il y en a dans ce petit recueil, ne serait alors pas « la politesse du désespoir » mais l'excuse de l'inculture, une tentative pour surmonter la timidité qu'imposent les grandes œuvres d'art. Les chefs-d'œuvre détestent qu'on les respecte ; ils préfèrent vivre, c'est- à-dire être lus, triturés, contestés, abîmés — au fond, je suis persuadé que les chefs-d'œuvre souffrent d'un complexe de supériorité (il serait temps de faire mentir la boutade d'Hemingway : « un chef-d'œuvre est un livre dont tout le monde parle et que personne ne lit »).
A titre personnel, je vois ce petit opuscule comme une reconnaissance de dette. Quand tout d'un coup, sur un malentendu, on se retrouve auteur d'un « best-seller », la première chose à faire est de renvoyer l'ascenseur. J'espère que ce livre donnera envie d'en acheter d'autres, et de meilleurs. La littérature m'apparaît de plus en plus comme une maladie, un virus étrange qui vous sépare des autres et vous pousse à accomplir des choses insensées (comme de s'enfermer pendant des heures avec du papier au lieu de faire l'amour avec des êtres à la peau douce). Il y a là un mystère que je ne percerai peut-être jamais. Que cherchons-nous dans les livres? Notre vie ne nous suffît donc pas ? On ne nous aime pas assez? Nos parents, nos enfants, nos amis et ce Dieu dont on nous parle ne sont pas assez présents dans notre existence? Que propose la littérature que le reste ne propose pas ? Je n'en sais rien. C'est pourtant cette fièvre que j'espère inoculer à ceux qui auront ouvert cette préface par mégarde, et commis l'erreur de la lire jusqu'au bout. Car je souhaite de tout mon cœur qu'il y ait encore des écrivains au XXIe siècle.
F.B,