The Project Gutenberg EBook of Les mystères de Paris, Tome IV, by Eugène Sue

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Les mystères de Paris, Tome IV

Author: Eugène Sue

Release Date: July 27, 2006 [EBook #18924]
[Last updated on January 8, 2007]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DE PARIS, TOME IV ***




Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com





Eugène Sue

LES MYSTÈRES DE PARIS

Tome IV

(1842—1843)


Table des matières

SEPTIÈME PARTIE.

I Bonheur de se revoir.
II La Louve et Martial
III Le docteur Griffon.
IV Le portrait
V L'agent de sûreté.
VI La Chouette.
VII Le caveau.
VIII Présentation.
IX Voisin et voisine.
X Murph et Polidori
XI Punition.
XII L'étude.
XIII Luxurieux point ne seras.
XIV Le guichet
XV La Force.

HUITIÈME PARTIE.

I Pique-Vinaigre.
II Comparaison.
III Maître Boulard.
IV François Germain.
V Rigolette.
VI La Fosse-aux-lions.
VII Complot
VIII Le conteur.
IX Gringalet et Coupe-en-Deux.
X Le triomphe de Gringalet et de Gargousse.
XI Un ami inconnu.
XII Délivrance.
XIII Punition.
XIV La banque des pauvres.

SEPTIÈME PARTIE


I

Bonheur de se revoir

Avant d'apprendre au lecteur le dénoûment du drame qui se passait dans le bateau à soupape de Martial, nous reviendrons sur nos pas. Peu de moments après que Fleur-de-Marie eut quitté Saint-Lazare avec Mme Séraphin, la Louve était aussi sortie de prison.

Grâce aux recommandations de Mme Armand et du directeur, qui voulait la récompenser de sa bonne action envers Mont-Saint-Jean, on avait gracié la maîtresse de Martial de quelques jours de captivité qui lui restaient à subir.

Un changement complet s'était d'ailleurs opéré dans l'esprit de cette créature jusqu'alors corrompue, avilie, indomptée.

Ayant sans cesse présent à la pensée le tableau de la vie paisible, rude et solitaire, évoquée par Fleur-de-Marie, la Louve avait pris en horreur sa vie passée.

Se retirer au fond des forêts avec Martial, tel était son but unique, son idée fixe, contre laquelle tous ses anciens et mauvais instincts s'étaient en vain révoltés pendant que, séparée de la Goualeuse, dont elle avait voulu fuir l'influence croissante, cette femme étrange s'était retirée dans un autre quartier de Saint-Lazare.

Pour opérer cette rapide et sincère conversion, encore assurée, consolidée par la lutte impuissante des habitudes perverses de sa compagne, Fleur-de-Marie, suivant l'impulsion de son naïf bon sens, avait ainsi raisonné:

La Louve, créature violente et résolue, aime passionnément Martial; elle doit donc accueillir avec joie la possibilité de sortir de l'ignominieuse vie dont elle a honte pour la première fois, et de se consacrer tout entière à cet homme rude et sauvage dont elle réfléchit tous les penchants, à cet homme qui recherche la solitude autant par goût qu'afin d'échapper à la réprobation dont sa détestable famille est poursuivie.

Aidée de ces seuls éléments puisés dans son entretien avec la Louve, Fleur-de-Marie, en donnant une louable direction à l'amour farouche et au caractère hardi de cette créature, avait donc changé une fille perdue en honnête femme... Car ne rêver qu'à épouser Martial pour se retirer avec lui au milieu des bois et y vivre de travail et de privations, n'est-ce pas absolument le vœu d'une honnête femme?

Confiante dans l'appui que Fleur-de-Marie lui avait promis au nom d'un bienfaiteur inconnu, la Louve venait donc faire cette louable proposition à son amant, non sans la crainte amère d'un refus, car la Goualeuse, en l'amenant à rougir du passé, lui avait aussi donné la conscience de sa position envers Martial.

Une fois libre, la Louve ne songea qu'à revoir son homme, comme elle disait. Elle n'avait pas reçu de nouvelles de lui depuis plusieurs jours. Dans l'espoir de le rencontrer à l'île du Ravageur, et décidée à l'y attendre s'il ne s'y trouvait pas, elle monta dans un cabriolet de régie, qu'elle paya largement, se fit rapidement conduire au pont d'Asnières, qu'elle traversa environ un quart d'heure avant que Mme Séraphin et Fleur-de-Marie, venant à pied depuis la barrière, fussent arrivées sur la grève près du four à plâtre.

Lorsque Martial ne venait pas prendre la Louve dans son bateau pour la mener dans l'île, elle s'adressait à un vieux pêcheur, nommé le père Férot, qui habitait près du pont.

À quatre heures de l'après-midi un cabriolet s'arrêta donc à l'entrée d'une petite rue du village d'Asnières. La Louve donna cent sous au cocher, d'un bond fut à terre et se rendit en hâte à la demeure du père Férot le batelier.

La Louve, ayant quitté ses habits de prison, portait une robe de mérinos vert foncé, un châle rouge à palmes façon cachemire et un bonnet de tulle garni de rubans; ses cheveux épais, crépus, étaient à peine lissés. Dans son ardeur impatiente de revoir Martial, elle s'était habillée avec plus de hâte que de soin.

Après une si longue séparation, toute autre créature eût sans doute pris le temps de se faire belle pour cette première entrevue; mais la Louve se souciait peu de ces délicatesses et de ces lenteurs. Avant tout, elle voulait voir son homme le plus tôt possible, désir impérieux, non-seulement causé par un de ces amours passionnés qui exaltent quelquefois ces créatures jusqu'à la frénésie, mais encore par le besoin de confier à Martial la résolution salutaire qu'elle avait puisée dans son entretien avec Fleur-de-Marie.

La Louve arriva bientôt à la maison du pêcheur.

Assis devant sa porte, le père Férot, vieillard à cheveux blancs, raccommodait ses filets. Du plus loin qu'elle l'aperçut, la Louve s'écria:

—Votre bateau... père Férot... vite... vite!...

—Ah! c'est vous, mademoiselle; bien le bonjour... Il y a longtemps qu'on ne vous a vue par ici.

—Oui, mais votre bateau... vite... et à l'île!...

—Ah bien! c'est comme un sort, ma brave fille, impossible pour aujourd'hui.

—Comment?

—Mon garçon a pris mon bachot pour s'en aller à Saint-Ouen avec les autres jouter à la rame... Il ne reste pas un bateau sur toute la rive d'ici jusqu'à la gare...

—Mordieu! s'écria la Louve en frappant du pied et en serrant les poings, c'est fait pour moi!

—Vrai! foi de père Férot... je suis bien fâché de ne pas pouvoir vous conduire à l'île... car sans doute qu'il est encore plus mal...

—Plus mal! Qui? Martial? s'écria la Louve en saisissant le père Férot au collet, mon homme est malade?

—Vous ne le savez pas?

—Martial?

—Sans doute; mais vous allez déchirer ma blouse. Tenez-vous donc tranquille.

—Il est malade! Et depuis quand?

—Depuis deux ou trois jours.

—C'est faux! Il me l'aurait écrit.

—Ah bien! oui... il est trop malade pour écrire.

—Trop malade pour écrire! Et il est à l'île? Vous en êtes sûr?

—Je vas vous dire... Figurez-vous que ce matin j'ai rencontré la veuve Martial. Ordinairement, quand je la vois d'un côté, vous entendez bien, je m'en vas de l'autre, car je n'aime pas sa société; alors...

—Mais mon homme, mon homme, où est-il?

—Attendez donc. Me trouvant avec sa mère entre quatre-z-yeux, je n'ai pas osé éviter de lui parler; elle a l'air si mauvais que j'en ai toujours peur: c'est plus fort que moi. «Voilà deux jours que je n'ai vu votre Martial, que je lui dis; il est donc parti en ville?» Là-dessus elle me regarde avec des yeux... mais des yeux... qui m'auraient tué s'ils avaient été des pistolets, comme dit cet autre.

—Vous me faites bouillir. Après? Après?

Le père Férot garda un moment le silence, puis reprit:

—Tenez, vous êtes une bonne fille, promettez-moi le secret, et je vous dirai toute la chose, comme je la sais.

—Sur mon homme?

—Oui, car, voyez-vous, Martial est bon enfant quoique mauvaise tête; et s'il lui arrivait malheur par sa vieille scélérate de mère ou par son gueux de frère, ça serait dommage.

—Mais que se passe-t-il? Qu'est-ce que sa mère et son frère lui ont fait? Où est-il, hein? Parlez donc, mais parlez donc!

—Allons, bon, vous voilà encore après ma blouse. Lâchez-moi donc! Si vous m'interrompez toujours en me détruisant mes effets, je ne pourrai jamais finir et vous ne saurez rien.

—Oh! quelle patience! s'écria la Louve en frappant des pieds avec colère.

—Vous ne répéterez à personne ce que je vous raconte?

—Non, non, non!

—Parole d'honneur?

—Père Férot, vous allez me donner un coup de sang.

—Oh! quelle fille! Quelle fille! A-t-elle une mauvaise tête! Voyons, m'y voilà. D'abord il faut vous dire que Martial est de plus en plus en bisbille avec sa famille, et qu'ils lui feraient quelque mauvais coup, que cela ne m'étonnerait pas. C'est pour ça que je suis fâché de ne pas avoir mon bachot, car, si vous comptez sur ceux de l'île pour y aller, vous avez tort. Ce n'est pas Nicolas ou cette vilaine Calebasse qui vous y conduiraient.

—Je le sais bien. Mais que vous a dit la mère de mon homme? C'est donc à l'île qu'il est tombé malade?

—Ne m'embrouillez pas; voilà ce que c'est: ce matin je dis à la veuve: «Il y a deux jours que je n'ai vu Martial, son bachot est au pieu; il est donc en ville?» Là-dessus la veuve me regarde d'un air méchant: «Il est malade à l'île, et si malade qu'il n'en reviendra pas.» Je me dis à part moi: «Comment que ça se fait? Il y a trois jours que...» Eh bien! quoi! dit le père Férot en s'interrompant, eh bien! où allez-vous? Où diable court-elle à présent?

Croyant la vie de Martial menacée par les habitants de l'île, la Louve, éperdue de frayeur, transportée de rage, n'écoutant pas davantage le pêcheur, s'était encourue le long de la Seine.

Quelques détails topographiques sont indispensables à l'intelligence de la scène suivante.

L'île du Ravageur se rapprochait plus de la rive gauche de la rivière que de la rive droite, où Fleur-de-Marie et Mme Séraphin s'étaient embarquées.

La Louve se trouvait sur la rive gauche.

Sans être très-escarpée, la hauteur des terres de l'île masquait dans toute sa longueur la vue d'une rive sur l'autre. Ainsi la maîtresse de Martial n'avait pas pu voir l'embarquement de la Goualeuse, et la famille du ravageur n'avait pu voir la Louve accourant à ce moment même le long de la rive opposée.

Rappelons enfin au lecteur que la maison de campagne du docteur Griffon, où habitait temporairement le comte de Saint-Remy, s'élevait à mi-côte et près de la plage où la Louve arrivait éperdue.

Elle passa, sans les voir, auprès de deux personnes qui, frappées de son air hagard, se retournèrent pour la suivre de loin. Ces deux personnes étaient le comte de Saint-Remy et le docteur Griffon.

Le premier mouvement de la Louve en apprenant le péril de son amant avait été de courir impétueusement vers l'endroit où elle le savait en danger. Mais, à mesure qu'elle approchait de l'île, elle songeait à la difficulté d'y aborder. Ainsi que le lui avait dit le vieux pêcheur, elle ne devait compter sur aucun bateau étranger, et personne de la famille Martial ne voudrait la venir chercher.

Haletante, le teint empourpré, le regard étincelant, elle s'arrêta donc en face de la pointe de l'île qui, formant une courbe dans cet endroit, se rapprochait assez du rivage.

À travers les branches effeuillées des saules et des peupliers, la Louve aperçut le toit de la maison où Martial se mourait peut-être.

À cette vue, poussant un gémissement farouche, elle arracha son bonnet, laissa glisser sa robe jusqu'à ses pieds, ne garda que son jupon, se jeta intrépidement dans la rivière, y marcha tant qu'elle eut pied, puis, le perdant, elle se mit à nager vigoureusement vers l'île.

Ce fut un spectacle d'une énergie sauvage.

À chaque brassée, l'épaisse et longue chevelure de la Louve, dénouée par la violence de ses mouvements, frémissait autour de sa tête comme une crinière double à reflets cuivrés.

Sans l'ardente fixité de ses yeux incessamment attachés sur la maison de Martial, sans la contraction de ses traits crispés par de terribles angoisses, on aurait cru que la maîtresse du braconnier se jouait dans l'onde, tant cette femme nageait librement, fièrement. Tatoués en souvenir de son amant, ses bras blancs et nerveux, d'une vigueur toute virile, fendaient l'eau qui rejaillissait et roulait en perles humides sur ses larges épaules, sur sa robuste et ferme poitrine, qui ruisselait comme un marbre à demi submergé.

Tout à coup de l'autre côté de l'île retentit un cri de détresse, un cri d'agonie terrible, désespéré.

La Louve tressaillit et s'arrêta court.

Puis, se soutenant sur l'eau d'une main, de l'autre elle rejeta en arrière son épaisse chevelure et écouta.

Un nouveau cri se fit entendre, mais plus faible, mais suppliant, convulsif, expirant.

Et tout retomba dans un profond silence.

—Mon homme!!! cria la Louve en se remettant à nager avec fureur.

Dans son trouble, elle avait cru reconnaître la voix de Martial.

Le comte et le docteur, auprès desquels la Louve était passée en courant, n'avaient pu la suivre d'assez près pour s'opposer à sa témérité.

Ils arrivèrent en face de l'île au moment où venaient de retentir les deux cris effrayants.

Ils s'arrêtèrent aussi épouvantés que la Louve.

Voyant celle-ci lutter intrépidement contre le courant, ils s'écrièrent:

—La malheureuse va se noyer!

Ces craintes furent vaines.

La maîtresse de Martial nageait comme une loutre; en quelques brassées, l'intrépide créature aborda.

Elle avait pris pied, et s'aidait, pour sortir de l'eau, d'un des pieux qui formaient à l'extrémité de l'île une sorte d'estacade avancée, lorsque tout à coup, le long de ces pilotis, emporté par le courant, passa lentement le corps d'une jeune fille vêtue en paysanne; ses vêtements la soutenaient encore sur l'eau.

Se cramponner d'une main à l'un des pieux, de l'autre saisir brusquement au passage la femme par sa robe, tel fut le mouvement de la Louve, mouvement aussi rapide que la pensée.

Seulement elle attira si violemment à elle et en dedans du pilotis la malheureuse qu'elle sauvait, que celle-ci disparut un instant sous l'eau quoiqu'il y eût pied à cet endroit.

Douée d'une force et d'une adresse peu communes, la Louve souleva la Goualeuse (c'était elle), qu'elle n'avait pas encore reconnue, la prit entre ses bras robustes comme on prend un enfant, fit encore quelques pas dans la rivière et la déposa enfin sur la berge gazonnée de l'île.

—Courage! Courage! lui cria M. de Saint-Remy, témoin comme le docteur Griffon de ce hardi sauvetage. Nous allons passer le pont d'Asnières et venir à votre secours avec un bateau.

Puis tous deux se dirigèrent en hâte vers le pont.

Ces paroles n'arrivèrent pas jusqu'à la Louve.

Répétons que de la rive droite de la Seine, où se trouvaient encore Nicolas, Calebasse et sa mère, après leur détestable crime, on ne pouvait absolument voir ce qui se passait de l'autre côté de l'île, grâce à son escarpement.

Fleur-de-Marie, brusquement attirée par la Louve en dedans de l'estacade, ayant un moment plongé pour ne plus reparaître aux yeux de ses meurtriers, ceux-ci durent croire leur victime noyée et engloutie.

Quelques minutes après, le courant emportait un autre cadavre entre deux eaux sans que la Louve l'aperçût.

C'était le corps de la femme de charge du notaire.

Morte, bien morte, celle-là.

Nicolas et Calebasse avaient autant d'intérêt que Jacques Ferrand à faire disparaître ce témoin, ce complice de leur nouveau crime: aussi, lorsque le bateau à soupape s'était enfoncé avec Fleur-de-Marie, Nicolas, s'élançant dans le bachot conduit par sa sœur, et dans lequel se trouvait Mme Séraphin, avait imprimé une violente secousse à cette embarcation et saisi le moment où la femme de charge trébuchait pour la précipiter dans la rivière et l'y achever d'un coup de croc.

Haletante, épuisée, la Louve, agenouillée sur l'herbe à côté de Fleur-de-Marie, reprenait ses forces et examinait les traits de celle qu'elle venait d'arracher à la mort.

Qu'on juge de sa stupeur en reconnaissant sa compagne de prison.

Sa compagne qui avait eu sur sa destinée une influence si rapide, si bienfaisante... Dans son saisissement, la Louve un moment oublia Martial.

—La Goualeuse! s'écria-t-elle.

Et, le corps penché, appuyé sur ses genoux et sur ses mains, la tête échevelée, ses vêtements ruisselants d'eau, elle contemplait la malheureuse enfant étendue, presque expirante, sur le gazon. Pâle, inanimée, les yeux demi-ouverts et sans regard, ses beaux cheveux blonds collés à ses tempes, les lèvres bleues, ses petites mains déjà roidies, glacées, on l'eût crue morte.

—La Goualeuse! répéta la Louve; quel hasard! Moi qui venais dire à mon homme le bien et le mal qu'elle m'a faits avec ses paroles et ses promesses, la résolution que j'avais prise! Pauvre petite, je la retrouve ici morte! Mais non, non! s'écria la Louve en s'approchant encore plus de Fleur-de-Marie, et sentant un souffle imperceptible s'échapper de sa bouche. Non! Mon Dieu! Mon Dieu! Elle respire encore, je l'ai sauvée de la mort... Ça ne m'était jamais arrivé de sauver quelqu'un. Ah! ça fait du bien, ça réchauffe. Oui, mais mon homme, il faut le sauver aussi, lui. Peut-être qu'il râle à cette heure. Sa mère et son frère sont capables de l'assassiner. Je ne peux pas pourtant laisser là cette pauvre petite, je vais l'emporter chez la veuve; il faudra bien qu'elle la secoure et qu'elle me montre Martial, ou je brise tout, je tue tout. Oh! il n'y a ni mère, ni sœur, ni frère qui tiennent quand je sens mon homme là!

Et, se relevant aussitôt, la Louve emporta Fleur-de-Marie dans ses bras.

Chargée de ce léger fardeau, elle courut vers la maison, ne doutant pas que la veuve et sa fille, malgré leur méchanceté, ne donnassent les premiers secours à Fleur-de-Marie.

Lorsque la maîtresse de Martial fut arrivée au point culminant de l'île, d'où elle pouvait découvrir les deux rives de la Seine, Nicolas, sa mère et Calebasse s'étaient éloignés.

Certains de l'accomplissement de leur double meurtre, ils se rendirent en toute hâte chez Bras-Rouge.

À ce moment aussi un homme qui, embusqué dans un des enfoncements du rivage cachés par le four à plâtre, avait invisiblement assisté à cette horrible scène, disparaissait, croyant, ainsi que les meurtriers, le crime exécuté.

Cet homme était Jacques Ferrand.

Un des bateaux de Nicolas se balançait amarré à un pieu du rivage, à l'endroit où s'étaient embarquées la Goualeuse et Mme Séraphin.

À peine Jacques Ferrand quittait-il le four à plâtre pour regagner Paris, que M. de Saint-Remy et le docteur Griffon passaient en hâte le pont d'Asnières, accourant vers l'île, comptant s'y rendre à l'aide du bateau de Nicolas qu'ils avaient aperçu de loin.

À sa grande surprise, en arrivant auprès de la maison des ravageurs, la Louve trouva la porte fermée.

Déposant sous la tonnelle Fleur-de-Marie toujours évanouie, elle s'approcha de la maison. Elle connaissait la croisée de la chambre de Martial; quelle fut sa surprise de voir les volets de cette fenêtre couverts de plaques de tôle et assujettis au-dehors par deux barres de fer!

Devinant une partie de la vérité, la Louve poussa un cri rauque, retentissant, et se mit à appeler de toutes ses forces:

—Martial! Mon homme!...

Rien ne lui répondit.

Épouvantée de ce silence, la Louve se mit à tourner, à tourner autour du logis comme une bête sauvage qui flaire et cherche en rugissant l'entrée de la tanière où est enfermé son mâle.

De temps en temps elle criait:

—Mon homme, es-tu là? Mon homme!!!

Et, dans sa rage, elle ébranlait les barreaux de la fenêtre de la cuisine, elle frappait la muraille, elle heurtait à la porte.

Tout à coup un bruit sourd lui répondit de l'intérieur de la maison.

La Louve tressaillit, écouta.

Le bruit cessa.

—Mon homme m'a entendue, il faut que j'entre, quand je devrais ronger la porte avec mes dents.

Et elle se mit de nouveau à pousser son cri sauvage.

Plusieurs coups frappés, mais faiblement, à l'intérieur des volets de Martial, répondirent aux hurlements de la Louve.

—Il est là! s'écria-t-elle en s'arrêtant brusquement sous la fenêtre de son amant, il est là! S'il le faut, j'arracherai la tôle avec mes ongles, mais j'ouvrirai ces volets.

Ce disant, elle avisa une grande échelle à demi engagée derrière un des contrevents de la salle basse; en attirant violemment ce contrevent à elle, la Louve fit tomber la clef cachée par la veuve sur le bord de la croisée.

—Si elle ouvre, dit la Louve en essayant la clef dans la serrure de la porte d'entrée, je pourrai monter à sa chambre. Ça ouvre, s'écria-t-elle avec joie, mon homme est sauvé!

Une fois dans la cuisine, elle fut frappée des cris des deux enfants qui, renfermés dans le caveau et entendant un bruit extraordinaire, appelaient à leur secours.

La veuve, croyant que personne ne viendrait dans l'île ou dans la maison pendant son absence, s'était contentée d'enfermer François et Amandine à double tour, laissant la clef à la serrure.

Mis en liberté par la Louve, le frère et la sœur sortirent précipitamment du caveau.

—Ô la Louve! Sauvez mon frère Martial, ils veulent le faire mourir! s'écria François; depuis deux jours ils l'ont muré dans sa chambre.

—Ils ne lui ont pas fait de blessures?

—Non, non, je ne crois pas.

—J'arrive à temps! s'écria la Louve en courant à l'escalier; puis, s'arrêtant après avoir gravi quelques marches: Et la Goualeuse que j'oublie! dit-elle. Amandine, du feu tout de suite; toi et ton frère, apportez ici près de la cheminée une pauvre fille qui se noyait; je l'ai sauvée. Elle est sous la tonnelle. François, un merlin, une hache, une barre de fer, que j'enfonce la porte de mon homme!

—Il y a là le merlin à fendre le bois, mais c'est trop lourd pour vous, dit le jeune garçon en traînant avec peine un énorme marteau.

—Trop lourd! s'écria la Louve; et elle enleva sans peine cette masse de fer qu'en toute autre circonstance elle eût peut-être difficilement soulevée.

Puis, montant l'escalier quatre à quatre, elle répéta aux deux enfants:

—Courez chercher la jeune fille et approchez-la du feu.

En deux bonds la Louve fut au fond du corridor, à la porte de Martial.

—Courage, mon homme, voilà ta Louve! s'écria-t-elle; et levant le marteau à deux mains, d'un coup furieux elle ébranla la porte.

—Elle est clouée en dehors. Arrache les clous, s'écria Martial d'une voix faible.

Se jetant aussitôt à genoux dans le corridor, à l'aide du bec du merlin et de ses ongles qu'elle meurtrit, de ses doigts qu'elle déchira, la Louve parvint à arracher du plancher et du chambranle plusieurs clous énormes qui condamnaient la porte.

Enfin cette porte s'ouvrit.

Martial, pâle, les mains ensanglantées, tomba presque sans mouvement dans les bras de la Louve.


II

La Louve et Martial

—Enfin je te vois, je te tiens, je t'ai..., s'écria la Louve en recevant et en serrant Martial dans ses bras, avec un accent de possession et de joie d'une énergie sauvage; puis, le soutenant, le portant presque, elle l'aida à s'asseoir sur un banc placé dans le corridor.

Pendant quelques minutes Martial resta faible, hagard, cherchant à se remettre de cette violente secousse qui avait épuisé ses forces défaillantes.

La Louve sauvait son amant au moment où, anéanti, désespéré, il se sentait mourir, moins encore par le manque d'aliments que par la privation d'air, impossible à renouveler dans une petite chambre sans cheminée, sans issue, et hermétiquement fermée, grâce à l'atroce prévoyance de Calebasse, qui avait bouché avec de vieux linges jusqu'aux moindres fissures de la porte et de la croisée.

Palpitante de bonheur et d'angoisse, les yeux mouillés de pleurs, la Louve, à genoux, épiait les moindres mouvements de la physionomie de Martial.

Celui-ci semblait peu à peu renaître en aspirant à longs traits un air pur et salubre.

Après quelques tressaillements, il releva sa tête appesantie, poussa un long soupir et ouvrit les yeux.

—Martial, c'est moi, c'est ta Louve! Comment vas-tu?

—Mieux, répondit-il d'une voix faible.

—Mon Dieu! qu'est-ce que tu veux? De l'eau, du vinaigre?

—Non, non, reprit Martial de moins en moins oppressé. De l'air! Oh! de l'air, rien que de l'air!

La Louve, au risque de se couper les poings, brisa les quatre carreaux d'une fenêtre qu'elle n'aurait pu ouvrir sans déranger une lourde table.

—Je respire maintenant, je respire; ma tête se dégage, dit Martial en revenant tout à fait à lui.

Puis, comme s'il se fût alors seulement rappelé le service que sa maîtresse lui avait rendu, il s'écria avec une explosion de reconnaissance ineffable:

—Sans toi, j'étais mort, ma brave Louve.

—Bien, bien... comment te trouves-tu à cette heure?

—De mieux en mieux.

—Tu as faim?

—Non, je me sens trop faible. Ce qui m'a fait le plus souffrir, c'était le manque d'air. À la fin, j'étouffais, j'étouffais... c'était affreux.

—Et maintenant?

—Je revis, je sors du tombeau, et j'en sors grâce à toi!

—Mais tes mains, tes pauvres mains! Ces coupures!... Qu'est-ce qu'ils t'ont donc fait, mon Dieu?

—Nicolas et Calebasse, n'osant pas m'attaquer en face une seconde fois, m'avaient muré dans ma chambre pour m'y laisser mourir de faim. J'ai voulu les empêcher de clouer mes volets, ma sœur m'a coupé les mains à coups de hachette!!!

—Les monstres! ils voulaient faire croire que tu étais mort de maladie; ta mère avait déjà répandu le bruit que tu te trouvais dans un état désespéré. Ta mère, mon homme, ta mère!...

—Tiens, ne me parle pas d'elle, dit Martial avec amertume; puis, remarquant pour la première fois les vêtements mouillés et l'étrange accoutrement de la Louve, il s'écria: Que t'est-il arrivé? Tes cheveux ruissellent, tu es en jupon... il est trempé d'eau!

—Qu'importe! Enfin te voilà sauvé, sauvé!

—Mais explique-moi pourquoi tu es ainsi mouillée.

—Je te savais en danger... je n'ai pas trouvé de bateau...

—Et tu es venue à la nage?

—Oui. Mais tes mains, donne que je les baise. Tu souffres... Les monstres!... Et je n'étais pas là!

—Oh! ma brave Louve! s'écria Martial avec enthousiasme, brave entre toutes les créatures braves!

—N'as-tu pas écrit là: «Mort aux lâches!»

Et la Louve montra son bras tatoué où étaient écrits ces mots en caractères indélébiles.

—Intrépide, va! Mais le froid t'a saisie, tu trembles.

—Ça n'est pas de froid.

—C'est égal... Entre là, tu prendras le manteau de Calebasse, tu t'envelopperas dedans.

—Mais...

—Je le veux.

En une seconde, la Louve fut enveloppée d'un manteau de tartan et revint.

—Pour moi... risquer de te noyer! répéta Martial en la regardant avec exaltation.

—Au contraire... une pauvre fille se noyait, je l'ai sauvée en abordant à l'île.

—Tu l'as sauvée aussi? Où est-elle?

—En bas, avec les enfants; ils la soignent.

—Et qui est cette jeune fille?

—Mon Dieu! si tu savais quel hasard, quel heureux hasard! C'est une de mes compagnes de Saint-Lazare, une fille bien extraordinaire, va...

—Comment cela?

—Figure-toi que je l'aimais et que je la haïssais, parce qu'elle m'avait mis à la fois la mort et le bonheur dans l'âme.

—Elle?

—Oui, à propos de toi.

—De moi?

—Écoute, Martial... Puis, s'interrompant, la Louve ajouta: Tiens, non, non... je n'oserai jamais.

—Quoi donc?

—Je voulais te faire une demande... J'étais venue pour te voir et pour cela, car en partant de Paris je ne te savais pas en danger.

—Eh bien! dis.

—Je n'ose plus.

—Tu n'oses plus, après ce que tu viens de faire pour moi!

—Justement. J'aurais l'air de quémander du retour.

—Quémander du retour! Est-ce que je ne t'en dois pas? Est-ce que tu ne m'as pas déjà soigné nuit et jour dans ma maladie l'an passé?

—Est-ce que tu n'es pas mon homme?

—Aussi tu dois me parler franchement, parce que je suis ton homme et que je le serai toujours.

—Toujours, Martial?

—Toujours, vrai comme je m'appelle Martial. Pour moi il n'y aura plus dans le monde d'autre femme que toi, vois-tu, la Louve. Que tu aies été ceci ou cela, tant pis, ça me regarde... Je t'aime, tu m'aimes, et je te dois la vie. Seulement, depuis que tu es en prison, je ne suis plus le même. Il y a eu bien du nouveau!... J'ai réfléchi, et tu ne seras plus ce que tu as été.

—Que veux-tu dire?

—Je ne veux plus te quitter maintenant, mais je ne veux pas non plus quitter François et Amandine.

—Ton petit frère et ta petite sœur?

—Oui; d'aujourd'hui il faut que je sois pour eux comme qui dirait leur père. Tu comprends, ça me donne des devoirs, ça me range, je suis obligé de me charger d'eux. On voulait en faire des brigands finis; pour les sauver je les emmène.

—Où ça?

—Je n'en sais rien; mais pour sûr loin de Paris.

—Et moi?

—Toi? Je t'emmène aussi.

—Tu m'emmènes? s'écria la Louve avec une stupeur joyeuse. Elle ne pouvait croire à un tel bonheur. Je ne te quitterai pas?

—Non, ma brave Louve, jamais. Tu m'aideras à élever ces enfants... Je te connais; en te disant: «Je veux que ma pauvre petite Amandine soit une honnête fille, parle-lui dans ces prix-là», je sais ce que tu seras pour elle, une brave mère.

—Oh! merci, Martial, merci!

—Nous vivrons en honnêtes ouvriers; sois tranquille, nous trouverons de l'ouvrage, nous travaillerons comme des nègres. Mais au moins ces enfants ne seront pas gueux comme père et mère, je ne m'entendrai plus appeler fils et frère de guillotinés, enfin je ne passerai plus dans les rues où l'on te connaît... Mais qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce que tu as?

—Martial, j'ai peur de devenir folle.

—Folle?

—Folle de joie.

—Pourquoi?

—Parce que, vois-tu, c'est trop!

—Quoi?

—Ce que tu me demandes là... Oh! non, vois-tu, c'est trop. À moins que d'avoir sauvé la Goualeuse, ça m'ait porté bonheur... C'est ça pour sûr.

—Mais, encore une fois, qu'est-ce que tu as?

—Ce que tu me demandes là, oh! Martial! Martial!

—Eh bien?

—Je venais te le demander!

—De quitter Paris?...

—Oui..., reprit-elle précipitamment, d'aller avec toi dans les bois... où nous aurions une petite maison bien propre, des enfants que j'aimerais! oh! que j'aimerais! comme ta Louve aimerait les enfants de son homme! Ou plutôt si tu le voulais, dit la Louve en tremblant, au lieu de t'appeler mon homme... je t'appellerais mon mari... car nous n'aurions pas la place sans cela, se hâta-t-elle d'ajouter vivement.

Martial à son tour regarda la Louve avec étonnement, ne comprenant rien à ces paroles.

—De quelle place parles-tu?

—D'une place de garde-chasse...

—Que j'aurais?

—Oui...

—Et qui me la donnerait?

—Les protecteurs de la jeune fille que j'ai sauvée.

—Ils ne me connaissent pas!

—Mais, moi, je lui ai parlé de toi... et elle nous recommandera à ses protecteurs...

—Et à propos de quoi lui as-tu parlé de moi?

—De quoi veux-tu que je parle?

—Bonne Louve...

—Et puis, tu conçois, en prison la confiance vient; et cette jeunesse était si gentille, si douce, que malgré moi je me suis sentie attirée vers elle; j'ai tout de suite comme deviné qu'elle n'était pas des nôtres.

—Qui est-elle donc?

—Je n'en sais rien, je n'y comprends rien, mais de ma vie je n'ai rien vu, rien entendu de semblable; c'est comme une fée pour lire ce qu'on a dans le cœur; quand je lui ai eu dit combien je t'aimais, rien que pour cela, elle s'est intéressée à nous... Elle m'a fait honte de ma vie passée, non en me disant des choses dures, tu sais comme ça aurait pris avec moi, mais en me parlant d'une vie bien laborieuse, bien pénible, mais tranquillement passée avec toi selon ton goût, au fond des forêts. Seulement, dans son idée, au lieu d'être braconnier... tu étais garde-chasse; au lieu d'être ta maîtresse... j'étais ta vraie femme, et puis nous avions de beaux enfants qui couraient au-devant de toi quand le soir tu revenais de tes rondes avec tes chiens, ton fusil sur l'épaule; et puis nous soupions à la porte de notre cabane, au frais de la nuit, sous des grands arbres, et puis nous nous couchions si heureux, si paisibles... Qu'est-ce que tu veux que je te dise?... Malgré moi je l'écoutais... c'était comme un charme. Si tu savais... elle parlait si bien... si bien... que... tout ce qu'elle disait, je croyais le voir à mesure; je rêvais tout éveillée.

—Ah! oui! c'est ça qui serait une belle et bonne vie! dit Martial en soupirant à son tour. Sans être tout à fait malsain de cœur, ce pauvre François a assez fréquenté Calebasse et Nicolas pour que le bon air des bois lui vaille mieux que l'air des villes... Amandine t'aiderait au ménage; je serais aussi bon garde que pas un, vu que j'ai été fameux braconnier... Je t'aurais pour ménagère, ma brave Louve... et puis, comme tu dis, avec des enfants... qu'est-ce qui nous manquerait?... Une fois qu'on est habitué à sa forêt, on y est comme chez soi; on y vivrait cent ans, que ça passerait comme un jour... Mais, voyons, je suis fou. Tiens, il ne fallait pas me parler de cette vie-là... ça donne des regrets, voilà tout.

—Je te laissais aller... parce que tu dis là ce que je disais à la Goualeuse.

—Comment?

—Oui, en écoutant ses contes de fées, je lui disais: «Quel malheur que ces châteaux en Espagne, comme vous appelez ça, la Goualeuse, ne soient pas la vérité!» Sais-tu ce qu'elle m'a répondu, Martial? dit la Louve les yeux étincelants de joie.

—Non!

—Que Martial vous épouse, promettez de vivre honnêtement tous deux, et cette place, qui vous fait tant d'envie, je me fais fort de la lui faire obtenir, m'a-t-elle répondu.

—À moi, une place de garde?

—Oui... à toi...

—Mais tu as raison, c'est un rêve. S'il ne fallait que t'épouser pour avoir cette place, ma brave Louve, ça serait fait demain, si j'avais de quoi; car depuis aujourd'hui, vois-tu... tu es ma femme... ma vraie femme.

—Martial... je suis ta vraie femme?

—Ma vraie, ma seule, et je veux que tu m'appelles ton mari... c'est comme si le maire y avait passé.

—Oh! la Goualeuse avait raison... c'est fier à dire, mon mari! Martial... tu verras ta Louve au ménage, au travail, tu la verras...

—Mais cette place... est-ce que tu crois?...

—Pauvre petite Goualeuse, si elle se trompe... c'est sur les autres; car elle avait l'air de bien croire à ce qu'elle me disait... D'ailleurs, tantôt, en quittant la prison, l'inspectrice m'a dit que les protecteurs de la Goualeuse, gens très-haut placés, l'avaient fait sortir aujourd'hui même; ça prouve qu'elle a des bienfaiteurs puissants et qu'elle pourra tenir ce qu'elle m'a promis.

—Ah! s'écria tout à coup Martial en se levant, je ne sais pas à quoi nous pensons.

—Quoi donc?

—Cette jeune fille... elle est en bas, mourante peut-être... et au lieu de la secourir... nous sommes là...

—Rassure-toi, François et Amandine sont auprès d'elle; ils seraient montés s'il y avait eu plus de danger. Mais tu as raison, allons la trouver; il faut que tu la voies, celle à qui nous devrons peut-être notre bonheur.

Et Martial, s'appuyant sur le bras de la Louve, descendit au rez-de-chaussée.

Avant de les introduire dans la cuisine, disons ce qui s'était passé depuis que Fleur-de-Marie avait été confiée aux soins des deux enfants.


III

Le docteur Griffon

François et Amandine venaient de transporter Fleur-de-Marie près du feu de la cuisine, lorsque M. de Saint-Remy et le docteur Griffon, qui avaient abordé au moyen du bateau de Nicolas, entrèrent dans la maison.

Pendant que les enfants ranimaient le foyer et y jetaient quelques fagots de peuplier, qui, bientôt embrasés, répandirent une vive flamme, le docteur Griffon donnait à la jeune fille les soins les plus empressés.

—La malheureuse enfant a dix-sept ans à peine! s'écria le comte profondément attendri.

Puis, s'adressant au docteur:

—Eh bien, mon ami?

—On sent à peine les battements du pouls; mais, chose singulière, la peau de la face n'est pas colorée en bleu chez ce sujet, comme cela arrive ordinairement après une asphyxie par submersion, répondit le docteur avec un sang-froid imperturbable, en considérant Fleur-de-Marie d'un air profondément méditatif.

Le docteur Griffon était un grand homme maigre, pâle et complètement chauve, sauf deux touffes de rares cheveux noirs soigneusement ramenés de derrière la nuque et aplatis sur ses tempes; sa physionomie creusée, sillonnée par les fatigues de l'étude, était roide, intelligente et réfléchie.

D'un savoir immense, d'une expérience consommée, praticien habile et renommé, médecin en chef d'un hospice civil (où nous le retrouverons plus tard), le docteur Griffon n'avait qu'un défaut, celui de faire, si cela peut se dire, complètement abstraction du malade et de ne s'occuper que de la maladie: jeune ou vieux, femme ou homme, riche ou pauvre, peu lui importait; il ne songeait qu'au fait médical plus ou moins curieux ou intéressant, au point de vue scientifique, que lui offrait le sujet.

Il n'y avait pour lui que des sujets.

—Quelle figure charmante!... Combien elle est belle encore, malgré cette effrayante pâleur! dit M. de Saint-Remy en contemplant Fleur-de-Marie avec tristesse. Avez-vous jamais vu des traits plus doux, plus candides, mon cher docteur?... Et si jeune... si jeune!...

—L'âge ne signifie rien, dit brusquement le médecin, pas plus que la présence de l'eau dans les poumons, que l'on croyait autrefois mortelle... On se trompait grossièrement; les admirables expériences de Goodwin... du fameux Goodwin, l'ont prouvé de reste.

—Mais, docteur...

—Mais c'est un fait..., répliqua M. Griffon, absorbé par l'amour de son art. Pour reconnaître la présence d'un liquide étranger dans les poumons, Goodwin a plongé plusieurs fois des chats et des chiens dans des baquets d'encre pendant quelques secondes, les en a retirés vivants et a disséqué mes gaillards quelque temps après... Eh bien! il s'est convaincu par la dissection que l'encre avait pénétré dans les poumons, et que la présence de ce liquide dans les organes de la respiration n'avait pas causé la mort des sujets.

Le comte connaissait le médecin, excellent homme au fond, mais que sa passion effrénée pour la science faisait souvent paraître dur, presque cruel.

—Avez-vous au moins quelque espoir? lui demanda M. de Saint-Remy avec impatience.

—Les extrémités du sujet sont bien froides, dit le médecin, il reste peu d'espoir.

—Ah! mourir à cet âge... malheureuse enfant!... C'est affreux.

—Pupille fixe... dilatée..., reprit le docteur impassible en soulevant du bout du doigt la paupière glacée de Fleur-de-Marie.

—Homme étrange! s'écria le comte presque avec indignation, on vous croirait impitoyable, et je vous ai vu veiller auprès de mon lit des nuits entières... J'eusse été votre frère, que vous n'eussiez pas été pour moi plus admirablement dévoué.

Le docteur Griffon, tout en s'occupant de secourir Fleur-de-Marie, répondit au comte sans le regarder, avec un flegme imperturbable:

—Parbleu, si vous croyez qu'on rencontre tous les jours une fièvre ataxique aussi merveilleusement bien compliquée, aussi curieuse à étudier que celle que vous aviez! C'était admirable... mon bon ami, admirable! Stupeur, délire, soubresauts des tendons, syncopes, elle réunissait les symptômes les plus variés, votre chère fièvre; vous avez même été, chose rare, très-rare et éminemment intéressante... vous avez même été affecté d'un état partiel et momentané de paralysie, s'il vous plaît... Rien que pour ce fait, votre maladie avait droit à tout mon dévouement; vous m'offriez une magnifique étude; car, franchement, mon cher ami, tout ce que je désire au monde, c'est de rencontrer encore une aussi belle fièvre... mais on n'a pas ce bonheur-là deux fois.

Le comte haussa les épaules avec impatience.

Ce fut à ce moment que Martial descendit appuyé sur le bras de la Louve, qui avait mis, on le sait, par-dessus ses vêtements mouillés, un manteau de tartan appartenant à Calebasse.

Frappé de la pâleur de l'amant de la Louve, et remarquant ses mains couvertes de sang caillé, le comte s'écria.

—Quel est cet homme?...

—Mon mari..., répondit la Louve en regardant Martial avec une expression de bonheur et de noble fierté impossible à rendre.

—Vous avez une bonne et intrépide femme, monsieur, lui dit le comte; je l'ai vue sauver cette malheureuse enfant avec un rare courage.

—Oh! oui, monsieur, elle est bonne et intrépide, ma femme, répondit Martial en appuyant sur ces derniers mots et en contemplant à son tour la Louve d'un air à la fois attendri et passionné. Oui, intrépide!... car elle vient de me sauver aussi la vie...

—À vous? dit le comte étonné.

—Voyez ses mains... ses pauvres mains! dit la Louve en essuyant les larmes qui adoucissaient l'éclat sauvage de ses yeux.

—Ah! c'est horrible! s'écria le comte, ce malheureux a les mains hachées... Voyez donc, docteur...

Détournant légèrement la tête et regardant par-dessus son épaule les plaies nombreuses que Calebasse avait faites aux mains de Martial, le docteur Griffon dit à ce dernier:

—Ouvrez et fermez la main.

Martial exécuta ce mouvement avec assez de peine. Le docteur haussa les épaules, continua de s'occuper de Fleur-de-Marie et dit dédaigneusement, comme à regret:

—Ces blessures n'ont absolument rien de grave... il n'y a aucun tendon de lésé; dans huit jours, le sujet pourra se servir de ses mains.

—Vrai, monsieur! Mon mari ne sera pas estropié? s'écria la Louve avec reconnaissance.

Le docteur secoua la tête négativement.

—Et la Goualeuse, monsieur? elle vivra, n'est-ce pas? demanda la Louve. Oh! il faut qu'elle vive, moi et mon mari nous lui devons tant!... Puis se retournant vers Martial: Pauvre petite... la voilà, celle dont je te parlais... c'est elle pourtant qui sera peut-être la cause de notre bonheur; c'est elle qui m'a donné l'idée de venir à toi te dire tout ce que je t'ai dit... Vois donc le hasard qui fait que je la sauve... et ici encore!...

—C'est notre Providence..., dit Martial, frappé de la beauté de la Goualeuse. Quelle figure d'ange! Oh! elle vivra, n'est-ce pas, monsieur le docteur?

—Je n'en sais rien, dit le docteur; mais d'abord peut-elle rester ici? Aura-t-elle les soins nécessaires?

—Ici! s'écria la Louve, mais on assassine ici!

—Tais-toi! Tais-toi! dit Martial.

Le comte et le docteur regardèrent la Louve avec surprise.

—La maison de l'île est malfamée dans le pays... cela ne m'étonne guère, dit à demi-voix le médecin à M. de Saint-Remy.

—Vous avez donc été victime de violences? demanda le comte à Martial. Ces blessures, qui vous les a faites?

—Ce n'est rien, monsieur... j'ai eu ici une dispute... une batterie s'en est suivie... et j'ai été blessé... Mais cette jeune paysanne ne peut pas rester dans la maison, ajouta-t-il d'un air sombre, je n'y reste pas moi-même... ni ma femme ni mon frère, ni ma sœur que voilà... nous allons quitter l'île pour n'y plus jamais revenir.

—Oh! quel bonheur! s'écrièrent les deux enfants.

—Alors, comment faire? dit le docteur en regardant Fleur-de-Marie. Il est impossible de songer à transporter le sujet à Paris, dans l'état de prostration où il se trouve. Mais au fait, ma maison est à deux pas, ma jardinière et sa fille seront d'excellentes gardes-malades... Puisque cette asphyxiée par submersion vous intéresse, vous surveillerez les soins qu'on lui donnera, mon cher Saint-Remy, et je viendrai la voir chaque jour.

—Et vous jouez l'homme dur, impitoyable! s'écria le comte, lorsque vous avez le cœur le plus généreux, ainsi que le prouve cette proposition...

—Si le sujet succombe, comme cela est possible, il y aura lieu à une autopsie intéressante qui me permettra de confirmer encore une fois les assertions de Goodwin.

—Ce que vous dites est affreux! s'écria le comte.

—Pour qui sait lire, le cadavre est un livre où l'on apprend à sauver la vie des malades, dit stoïquement le docteur Griffon.

—Enfin vous faites le bien, dit amèrement M. de Saint-Remy, c'est l'important. Qu'importe la cause, pourvu que le bienfait subsiste! Pauvre enfant, plus je la regarde, plus elle m'intéresse.

—Et elle le mérite, allez, monsieur, reprit la Louve avec exaltation en se rapprochant.

—Vous la connaissez? s'écria le comte.

—Si je la connais, monsieur! C'est à elle que je devrai le bonheur de ma vie; en la sauvant, je n'ai pas fait autant pour elle qu'elle a fait pour moi.

Et la Louve regarda passionnément son mari; elle ne disait plus «son homme».

—Et qui est-elle? demanda le comte.

—Un ange, monsieur, tout ce qu'il y a de meilleur au monde. Oui, et quoiqu'elle soit mise en paysanne, il n'y a pas une bourgeoise, pas une grande dame pour parler aussi bien qu'elle, avec sa petite voix douce comme de la musique. C'est une fière fille, allez, et courageuse, et bonne!

—Par quel accident est-elle donc tombée à l'eau?

—Je ne sais, monsieur.

—Ce n'est donc pas une paysanne? demanda le comte.

—Une paysanne! Regardez donc ces petites mains blanches, monsieur.

—C'est vrai, dit M. de Saint-Remy; quel singulier mystère!... Mais son nom, sa famille?

—Allons, reprit le docteur en interrompant l'entretien, il faut transporter le sujet dans le bateau.

Une demi-heure après, Fleur-de-Marie, qui n'avait pas encore repris ses sens, était amenée dans la maison du médecin, couchée dans un bon lit et maternellement surveillée par la jardinière de M. Griffon, à laquelle s'adjoignit la Louve.

Le docteur promit à M. de Saint-Remy, de plus en plus intéressé à la Goualeuse, de revenir le soir même la visiter.

Martial partit pour Paris avec François et Amandine, la Louve n'ayant pas voulu quitter Fleur-de-Marie avant de la voir hors de danger.

L'île du Ravageur resta déserte.

Nous retrouverons bientôt ses sinistres habitants chez Bras-Rouge, où ils doivent se réunir à la Chouette pour le meurtre de la courtière en diamants.

En attendant, nous conduirons le lecteur au rendez-vous que Tom, le frère de Sarah, avait donné à l'horrible mégère complice du Maître d'école.


IV

Le portrait

Moitié serpent et moitié chat...

    WOLFGANG, livre II


Thomas Seyton, frère de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se promenait impatiemment sur l'un des boulevards voisins de l'Observatoire, lorsqu'il vit arriver la Chouette.

L'horrible vieille était coiffée d'un bonnet blanc et enveloppée de son grand tartan rouge; la pointe d'un stylet rond comme une grosse plume et très-acéré ayant traversé le fond du large cabas de paille qu'elle portait au bras, on pouvait voir saillir l'extrémité de cette arme homicide qui avait appartenu au Maître d'école.

Thomas Seyton ne s'aperçut pas que la Chouette était armée.

—Trois heures sonnent au Luxembourg, dit la vieille. J'arrive comme mars en carême... j'espère.

—Venez, lui répondit Thomas Seyton. Et marchant devant elle il traversa quelques terrains vagues, entra dans une ruelle déserte située près de la rue Cassini, s'arrêta vers le milieu de ce passage barré par un tourniquet, ouvrit une petite porte, fit signe à la Chouette de le suivre, et, après avoir fait quelques pas avec elle dans une épaisse allée d'arbres verts, il lui dit:

—Attendez là.

Et il disparut.

—Pourvu qu'il ne me fasse pas droguer trop longtemps, dit la Chouette; il faut que je sois chez Bras-Rouge à cinq heures avec les Martial pour estourbir la courtière. À propos de ça, et mon surin[1]! Ah! le gueux! il a le nez à la fenêtre, ajouta la vieille en voyant la pointe du poignard traverser les tresses de son cabas. Voilà ce que c'est de ne lui avoir pas mis son bouchon...

Et, retirant du cabas le stylet emmanché d'une poignée de bois, elle le plaça de façon à le cacher complètement.

—C'est l'outil de Fourline, reprit-elle. Est-ce qu'il ne me le demandait pas, censé pour tuer les rats qui viennent lui faire des risettes dans sa cave?... Pauvres bêtes! plus souvent... Ils n'ont que le vieux sans yeux pour se divertir et leur tenir compagnie! C'est bien le moins qu'ils le grignotent un peu... Aussi je ne veux pas qu'il leur fasse du mal à ces ratons, et je garde le surin... D'ailleurs j'en aurai besoin tantôt pour la courtière peut-être... Trente mille francs de diamants!... Quelle part à chacun de nous! La journée sera bonne... c'est pas comme l'autre jour ce brigand de notaire que je croyais rançonner. Ah bien! oui... j'ai eu beau le menacer, s'il ne me donnait pas d'argent, de dénoncer que c'était sa bonne qui m'avait fait remettre la Goualeuse par Tournemine quand elle était toute petite, rien ne l'a effrayé. Il m'a appelé vieille menteuse et m'a mise à la porte... Bon, bon! je ferai écrire une lettre anonyme à ces gens de la ferme où était allée la Pégriotte pour leur apprendre que c'est le notaire qui l'a fait abandonner autrefois... Ils connaissent peut-être sa famille, et quand elle sortira de Saint-Lazare, ça chauffera pour ce gredin de Jacques Ferrand... Mais on vient... Tiens... c'est la petite dame pâle qui était déguisée en homme au tapis-franc de l'ogresse avec le grand de tout à l'heure, les mêmes que nous avons volés nous deux Fourline dans les décombres, près Notre-Dame, ajouta la Chouette en voyant Sarah paraître à l'extrémité de l'allée. C'est encore quelque coup à monter; ça doit être au compte de cette petite dame-là que nous avons enlevé la Goualeuse à la ferme. Si elle paie bien, pour du nouveau, ça me chausse encore.

En approchant de la Chouette, qu'elle revoyait pour la première fois depuis la scène du tapis-franc, la physionomie de Sarah exprima ce dédain, ce dégoût que ressentent les gens d'un certain monde, lorsqu'ils sont obligés d'entrer en contact avec les misérables qu'ils prennent pour instruments ou pour complices.

Thomas Seyton, qui jusqu'alors avait activement servi les criminelles machinations de sa sœur, bien qu'il les considérât comme à peu près vaines, s'était refusé de continuer ce misérable rôle, consentant néanmoins à mettre pour la première et pour la dernière fois sa sœur en rapport avec la Chouette, sans vouloir se mêler des nouveaux projets qu'elles allaient ourdir.

N'ayant pu ramener Rodolphe à elle en brisant les liens ou les affections qu'elle lui croyait chers, la comtesse espérait, nous l'avons dit, le rendre dupe d'une indigne fourberie, dont le succès pouvait réaliser le rêve de cette femme opiniâtre, ambitieuse et cruelle.

Il s'agissait de persuader à Rodolphe que la fille qu'il avait eue de Sarah n'était pas morte et de substituer une orpheline à cette enfant.

On sait que Jacques Ferrand, ayant formellement refusé d'entrer dans ce complot, malgré les menaces de Sarah, s'était résolu à faire disparaître Fleur-de-Marie, autant par crainte des révélations de la Chouette que par crainte des insistances obstinées de la comtesse. Mais celle-ci ne renonçait pas à son dessein, presque certaine de corrompre ou d'intimider le notaire, lorsqu'elle se serait assurée d'une jeune fille capable de remplir le rôle dont elle voulait la charger. Après un moment de silence, Sarah dit à la Chouette:

—Vous êtes adroite, discrète et résolue?

—Adroite comme un singe, résolue comme un dogue, muette comme une tanche, voilà la Chouette, telle que le diable l'a faite, pour vous servir, si elle en était capable... et elle l'est..., répondit allègrement la vieille. J'espère que nous vous avons fameusement empaumé la jeune campagnarde, qui est maintenant clouée à Saint-Lazare pour deux bons mois.

—Il ne s'agit plus d'elle, mais d'autre chose...

—À vos souhaits, ma petite dame! Pourvu qu'il y ait de l'argent au bout de ce que vous allez me proposer, nous serons comme les deux doigts de la main.

Sarah ne put réprimer un mouvement de dégoût.

—Vous devez connaître, reprit-elle, des gens du peuple... des gens malheureux?

—Il y a plus de ceux-là que de millionnaires... on peut choisir, Dieu merci; il y a une riche misère à Paris!

—Il faudrait me trouver une orpheline pauvre et surtout qui eût perdu ses parents étant tout enfant. Il faudrait de plus qu'elle fût d'une figure agréable, d'un caractère doux et qu'elle n'eût pas plus de dix-sept ans.

La Chouette regarda Sarah avec étonnement.

—Une telle orpheline ne doit pas être difficile à rencontrer, reprit la comtesse, il y a tant d'enfants trouvés...

—Ah çà! mais dites donc, ma petite dame, et la Goualeuse que vous oubliez?... Voilà votre affaire!

—Qu'est-ce que c'est que la Goualeuse?

—Cette jeunesse que nous avons été enlever à Bouqueval!

—Il ne s'agit plus d'elle, vous dis-je!

—Mais écoutez-moi donc, et surtout récompensez-moi du bon conseil: vous voulez une orpheline douce comme un agneau, belle comme le jour et qui n'ait pas dix-sept ans, n'est-ce pas?

—Sans doute...

—Eh bien! prenez la Goualeuse lorsqu'elle sortira de Saint-Lazare; c'est votre lot comme si on vous l'avait faite exprès, puisqu'elle avait environ six ans quand ce gueux de Jacques Ferrand (il y a dix ans de cela) me l'a fait donner avec mille francs pour s'en débarrasser... même que c'est Tournemine, actuellement au bagne à Rochefort, qui me l'a amenée... me disant que c'était sans doute un enfant dont on voulait se débarrasser ou faire passer pour mort...

—Jacques Ferrand... dites-vous! s'écria Sarah d'une voix si altérée que la Chouette recula stupéfaite. Le notaire Jacques Ferrand..., reprit Sarah, vous a livré cette enfant... et...

Elle ne put achever.

L'émotion était trop violente; ses deux mains, tendues vers la Chouette, tremblaient convulsivement; la surprise, la joie bouleversaient ses traits.

—Mais je ne sais pas ce qui vous allume comme ça, ma petite dame, reprit la vieille. C'est pourtant bien simple... Il y a dix ans... Tournemine, une vieille connaissance, m'a dit: «Veux-tu te charger d'une petite fille qu'on veut faire disparaître? Qu'elle crève ou qu'elle vive, c'est égal; il y a mille francs à gagner; tu feras de l'enfant ce que tu voudras...»

—Il y a dix ans!... s'écria Sarah.

—Dix ans...

—Une petite fille blonde?

—Une petite fille blonde...

—Avec des yeux bleus?

—Avec des yeux bleus, bleus comme des bluets.

—Et c'est elle... qu'à la ferme...

—Nous avons emballée pour Saint-Lazare... Faut dire que je ne m'attendais guère à la retrouver à la campagne... cette Pégriotte.

—Oh! mon Dieu! Mon Dieu! s'écria Sarah en tombant à genoux, en levant les mains et les yeux au ciel, vos vues sont impénétrables... Je me prosterne devant votre providence. Oh! si un tel bonheur était possible... mais non, je ne puis encore le croire... ce serait trop beau... non!...

Puis, se relevant brusquement, elle dit à la Chouette, qui la regardait tout interdite:

—Venez...

Et Sarah marcha devant la vieille à pas précipités.

Au bout de l'allée, elle monta quelques marches conduisant à la porte vitrée d'un cabinet de travail somptueusement meublé.

Au moment où la Chouette allait y entrer, Sarah lui fit signe de demeurer en dehors.

Puis la comtesse sonna violemment.

Un domestique parut.

—Je n'y suis pour personne... et que personne n'entre ici... entendez-vous?... absolument personne...

Le domestique sortit.

Sarah, pour plus de sûreté, alla pousser un verrou. La Chouette avait entendu la recommandation faite au domestique et vu Sarah fermer le verrou. La comtesse, se retournant, lui dit:

—Entrez vite... et fermez la porte.

La Chouette entra.

Ouvrant à la hâte un secrétaire, Sarah y prit un coffret d'ébène qu'elle apporta sur un bureau situé au milieu de la chambre et fit signe à la Chouette de venir près d'elle.

Le coffret contenait plusieurs fonds d'écrins superposés les uns sur les autres et renfermant de magnifiques pierreries.

Sarah était si pressée d'arriver au fond du coffret qu'elle jetait précipitamment sur la table ces casiers splendidement garnis de colliers, de bracelets, de diadèmes, où les rubis, les émeraudes, et les diamants chatoyaient de mille feux.

La Chouette fut éblouie...

Elle était armée, elle était seule, enfermée avec la comtesse; la fuite lui était facile, assurée...

Une idée infernale traversa l'esprit de ce monstre.

Mais pour exécuter ce nouveau forfait, il lui fallait sortir son stylet de son cabas et s'approcher de Sarah sans exciter sa défiance.

Avec l'astuce du chat-tigre, qui rampe et s'avance traîtreusement vers sa proie, la vieille profita de la préoccupation de la comtesse pour faire insensiblement le tour du bureau qui la séparait de sa victime.

La Chouette avait déjà commencé cette évolution perfide, lorsqu'elle fut obligée de s'arrêter brusquement.

Sarah retira un médaillon du double fond de la boîte, se pencha sur la table, le tendit à la Chouette d'une main tremblante et lui dit:

—Regardez ce portrait.

—C'est la Pégriotte! s'écria la Chouette, frappée de l'extrême ressemblance; c'est la petite qu'on m'a livrée; il me semble la voir quand Tournemine me l'a amenée... C'est bien là ses grands cheveux bouclés que j'ai coupés tout de suite et bien vendus, ma foi!...

—Vous la reconnaissez, c'était bien elle? Oh! je vous en conjure, ne me trompez pas... ne me trompez pas!

—Je vous dis, ma petite dame, que c'est la Pégriotte, comme si on la voyait, dit la Chouette en tâchant de se rapprocher davantage de Sarah sans être remarquée; à l'heure qu'il est, elle ressemble encore à ce portrait... Si vous la voyiez vous en seriez frappée.

Sarah n'avait pas eu un cri de douleur, d'effroi, en apprenant que sa fille avait pendant dix ans vécu misérable, abandonnée...

Pas un remords en songeant qu'elle-même l'avait fait arracher fatalement de la paisible retraite où Rodolphe l'avait placée.

Tout d'abord, cette mère dénaturée n'interrogea pas la Chouette avec une anxiété terrible sur le passé de son enfant.

Non; chez Sarah l'ambition avait depuis longtemps étouffé la tendresse maternelle.

Ce n'était pas la joie de retrouver sa fille qui la transportait, c'était l'espoir certain de voir réaliser enfin le rêve orgueilleux de toute sa vie...

Rodolphe s'était intéressé à cette malheureuse enfant, l'avait recueillie sans la connaître; que serait-ce donc lorsqu'il saurait qu'elle était... SA FILLE!!!

Il était libre... la comtesse, veuve...

Sarah voyait déjà briller à ses yeux la couronne souveraine.

La Chouette, avançant toujours à pas lents, avait enfin gagné l'un des bouts de la table et placé son stylet perpendiculairement dans son cabas, la poignée à fleur de l'ouverture... bien à sa portée...

Elle n'était plus qu'à quelques pas de la comtesse.

—Savez-vous écrire? lui dit tout à coup celle-ci.

Et repoussant de la main le coffre et les bijoux elle ouvrit un buvard placé devant un encrier.

—Non, madame, je ne sais pas écrire, répondit la Chouette à tout hasard...

—Je vais donc écrire sous votre dictée... Dites-moi toutes les circonstances de l'abandon de cette petite fille.

Et Sarah, s'asseyant dans un fauteuil devant le bureau, prit une plume et fit signe à la Chouette de venir auprès d'elle.

L'œil de la vieille étincela.

Enfin... elle était debout, à côté du siège de Sarah.

Celle-ci, courbée sur la table, se préparait à écrire...

—Je vais lire tout haut, et à mesure, dit la comtesse, vous rectifierez mes erreurs.

—Oui, madame, reprit la Chouette en épiant les moindres mouvements de Sarah.

Puis elle glissa sa main droite dans son cabas, pour pouvoir saisir son stylet sans être vue.

La comtesse commença d'écrire:

—«Je déclare que...»

Mais s'interrompant et se tournant vers la Chouette, qui touchait déjà le manche de son poignard, Sarah ajouta:

—À quelle époque cette enfant vous a-t-elle été livrée?

—Au mois de février 1827.

—Et par qui? reprit Sarah, toujours tournée vers la Chouette.

—Par Pierre Tournemine, actuellement au bagne de Rochefort... C'est Mme Séraphin, la femme de charge du notaire, qui lui avait donné la petite.

La comtesse se remit à écrire et lut à haute voix:

—«Je déclare qu'au mois de février 1827, le nommé...» La Chouette avait tiré son stylet.

Déjà elle le levait pour frapper sa victime entre les deux épaules...

Sarah se retourna de nouveau.

La Chouette, pour n'être pas surprise, appuya prestement sa main droite armée sur le dossier du fauteuil de Sarah et se pencha vers elle afin de répondre à sa nouvelle question.

—J'ai oublié le nom de l'homme qui vous a confié l'enfant, dit la comtesse.

—Pierre Tournemine, répondit la Chouette.

—«Pierre Tournemine», répéta Sarah en continuant d'écrire, «actuellement au bagne de Rochefort m'a remis un enfant qui lui avait été confié par la femme de charge du...»

La comtesse ne put achever...

La Chouette, après s'être doucement débarrassée de son cabas en le laissant couler à ses pieds, s'était jetée sur la comtesse avec autant de rapidité que de furie, de sa main gauche l'avait saisie à la nuque, et, lui appuyant le visage sur la table, lui avait, de sa main droite, planté le stylet entre les deux épaules...

Cet abominable meurtre fut exécuté si brusquement que la comtesse ne poussa pas un cri, pas une plainte.

Toujours assise, elle resta le haut du corps et le front sur la table. Sa plume s'échappa de sa main.

—Le même coup que Fourline... au petit vieillard de la rue du Roule, dit le monstre. Encore une qui ne parlera plus... son compte est fait.

Et la Chouette, s'emparant à la hâte des pierreries, qu'elle jeta dans son cabas, ne s'aperçut pas que sa victime respirait encore.

Le meurtre et le vol accomplis, l'horrible vieille ouvrit la porte vitrée, disparut rapidement dans l'allée d'arbres verts, sortit par la petite porte de la ruelle et gagna les terrains déserts.

Près de l'Observatoire, elle prit un fiacre qui la conduisit chez Bras-Rouge, aux Champs-Élysées. La veuve Martial, Nicolas, Calebasse et Barbillon avaient, on le sait, donné rendez-vous à la Chouette dans ce repaire pour voler et tuer la courtière en diamants.


V

L'agent de sûreté

Le lecteur connaît déjà le cabaret du Cœur-Saignant, situé aux Champs-Élysées, proche le Cours-la-Reine, dans l'un des vastes fossés qui avoisinaient cette promenade il y a quelques années.

Les habitants de l'île du Ravageur n'avaient pas encore paru.

Depuis le départ de Bradamanti, qui avait, on le sait, accompagné la belle-mère de Mme d'Harville en Normandie, Tortillard était revenu chez son père.

Placé en vedette en haut de l'escalier, le petit boiteux devait signaler l'arrivée des Martial par un cri convenu, Bras-Rouge étant alors en conférence secrète avec un agent de sûreté nommé Narcisse Borel que l'on se souvient peut-être d'avoir vu au tapis-franc de l'ogresse, lorsqu'il y vint arrêter deux scélérats accusés de meurtre.

Cet agent, homme de quarante ans environ, vigoureux et trapu, avait le teint coloré, l'œil fin et perçant, la figure complètement rasée, afin de pouvoir prendre divers déguisements nécessaires à ses dangereuses expéditions; car il lui fallait souvent joindre la souplesse de transfiguration du comédien au courage et à l'énergie du soldat pour parvenir à s'emparer de certains bandits contre lesquels il devait lutter de ruse et de détermination. Narcisse Borel était, en un mot, l'un des instruments les plus utiles, les plus actifs de cette Providence au petit pied, appelée modestement et vulgairement la Police.

Revenons à l'entretien de Narcisse Borel et de Bras-Rouge... Cet entretien semblait très-animé.

—Oui, disait l'agent de sûreté, on vous accuse de profiter de votre position à double face pour prendre impunément part aux vols d'une bande de malfaiteurs très-dangereux, et pour donner sur eux de fausses indications à la police de sûreté... Prenez garde, Bras-Rouge, si cela était découvert, on serait sans pitié pour vous.

—Hélas! je sais qu'on m'accuse de cela, et c'est désolant, mon bon monsieur Narcisse, répondit Bras-Rouge en donnant à sa figure de fouine une expression de chagrin hypocrite. Mais j'espère qu'aujourd'hui enfin on me rendra justice et que ma bonne foi sera reconnue.

—Nous verrons bien!

—Comment peut-on se défier de moi? Est-ce que je n'ai pas fait mes preuves? Est-ce moi, oui ou non, qui, dans le temps, vous ai mis à même d'arrêter en flagrant délit Ambroise Martial, un des plus dangereux malfaiteurs de Paris? Car, comme on dit, bon chien chasse de race, et la race des Martial vient de l'enfer, où elle retournera si le bon Dieu est juste.

—Tout cela est bel et bon, mais Ambroise était prévenu qu'on allait venir l'arrêter: si je n'avais pas devancé l'heure que vous m'aviez indiquée, il m'échappait.

—Me croyez-vous capable, monsieur Narcisse, de lui avoir secrètement donné avis de votre arrivée?

—Ce que je sais, c'est que j'ai reçu de ce brigand-là un coup de pistolet à bout portant, qui heureusement ne m'a traversé que le bras.

—Dame, monsieur Narcisse, il est sûr que dans votre partie on est exposé à ces malentendus-là...

—Ah! vous appelez ça des malentendus!

—Certainement, car il voulait sans doute, le scélérat, vous loger la balle dans le corps.

—Dans le bras, dans le corps ou dans la tête, peu importe, ce n'est pas de cela que je me plains; chaque état a ses désagréments.

—Et ses plaisirs, donc, monsieur Narcisse, et ses plaisirs! Par exemple, lorsqu'un homme aussi fin, aussi adroit, aussi courageux que vous... est depuis longtemps sur la piste d'une nichée de brigands, qu'il les suit de quartier en quartier, de bouge en bouge, avec un bon limier comme votre serviteur Bras-Rouge, et qu'il finit par les traquer et les cerner dans une souricière dont aucun ne peut échapper, avouez, monsieur Narcisse, qu'il y a là un grand plaisir... une joie de chasseur... Sans compter le service que l'on rend à la justice, ajouta gravement le tavernier du Cœur-Saignant.

—Je serais assez de votre avis, si le limier était fidèle, mais je crains qu'il ne le soit pas.

—Ah! monsieur Narcisse, vous croyez...

—Je crois qu'au lieu de nous mettre sur la voie vous vous amusez à nous égarer et que vous abusez de la confiance qu'on a en vous. Chaque jour vous promettez de nous aider à mettre la main sur la bande... Ce jour n'arrive jamais.

—Et si ce jour arrive aujourd'hui, monsieur Narcisse, comme j'en suis sûr, et si je vous fais ramasser Barbillon, Nicolas Martial, la veuve, sa fille et la Chouette, sera-ce, oui ou non, un bon coup de filet? Vous méfierez-vous encore de moi?

—Non, et vous aurez rendu un véritable service; car on a contre cette bande de fortes présomptions, des soupçons presque certains, mais malheureusement aucune preuve.

—Aussi, un petit bout de flagrant délit, en permettant de les pincer, aiderait furieusement à débrouiller leurs cartes, hein! monsieur Narcisse?

—Sans doute... Et vous m'assurez qu'il n'y a pas eu provocation de votre part dans le coup qu'ils vont tenter?

—Non, sur l'honneur! C'est la Chouette qui est venue me proposer d'attirer la courtière chez moi, lorsque cette infernale borgnesse a appris par mon fils que Morel le lapidaire, qui demeure rue du Temple, travaillait en vrai au lieu de travailler en faux, et que la mère Mathieu avait souvent sur elle des valeurs considérables... J'ai accepté l'affaire, en proposant à la Chouette de nous adjoindre les Martial et Barbillon, afin de vous mettre toute la séquelle sous la main.

—Et le Maître d'école, cet homme si dangereux, si fort et si féroce, qui était toujours avec la Chouette? un des habitués du tapis-franc?

—Le Maître d'école?... dit Bras-Rouge en feignant l'étonnement.

—Oui, un forçat évadé du bagne de Rochefort, un nommé Anselme Duresnel, condamné à perpétuité. On sait maintenant qu'il s'est défiguré pour se rendre méconnaissable... N'avez-vous aucun indice sur lui?

—Aucun..., répondit intrépidement Bras-Rouge, qui avait ses raisons pour faire ce mensonge; car le Maître d'école était alors enfermé dans une des caves du cabaret.

—Il y a tout lieu de croire que le Maître d'école est l'auteur de nouveaux assassinats. Ce serait une capture importante...

—Depuis six semaines, on ne sait pas ce qu'il est devenu.

—Aussi vous reproche-t-on d'avoir perdu sa trace.

—Toujours des reproches! monsieur Narcisse... toujours!

—Ce ne sont pas les raisons qui manquent... Et la contrebande?...

—Ne faut-il pas que je connaisse un peu de toutes sortes de gens, des contrebandiers comme d'autres, pour vous mettre sur la voie?... Je vous ai dénoncé ce tuyau à introduire les liquides, établi en dehors de la barrière du Trône et aboutissant dans une maison de la rue...

—Je sais tout cela, dit Narcisse en interrompant Bras-Rouge; mais, pour un que vous dénoncez, vous en faites peut-être échapper dix; et vous continuez impunément votre trafic... Je suis sûr que vous mangez à deux râteliers, comme on dit.

—Ah! monsieur Narcisse... je suis incapable d'une faim aussi malhonnête...

—Et ce n'est pas tout; rue du Temple, n° 17, loge une femme Burette, prêteuse sur gages, que l'on accuse d'être votre receleuse particulière, à vous.

—Que voulez-vous que j'y fasse, monsieur Narcisse? on dit tant de choses, le monde est si méchant... Encore une fois, il faut bien que je fraie avec le plus grand nombre de coquins possible, que j'aie même l'air de faire comme eux... pis qu'eux, pour ne pas leur donner de soupçons... Mais ça me navre de les imiter... ça me navre... Il faut que je sois bien dévoué au service, allez... pour me résigner à ce métier-là...

—Pauvre cher homme... je vous plains de toute mon âme.

—Vous riez, monsieur Narcisse... Mais si l'on croit ça, pourquoi n'a-t-on pas fait une descente chez la mère Burette et chez moi?

—Vous le savez bien... pour ne pas effaroucher ces bandits, que vous nous promettez de nous livrer depuis si longtemps.

—Et je vais vous les livrer, monsieur Narcisse; avant une heure, ils seront ficelés... et sans trop de peine, car il y a trois femmes; quant à Barbillon et à Nicolas Martial, ils sont féroces comme des tigres, mais lâches comme des poules.

—Tigres ou poules, dit Narcisse en entr'ouvrant sa longue redingote et montrant la crosse de deux pistolets qui sortaient des goussets de son pantalon, j'ai là de quoi les servir.

—Vous ferez toujours bien de prendre deux de vos hommes avec vous, monsieur Narcisse; quand ils se voient acculés, les plus poltrons deviennent quelquefois des enragés.

—Je placerai deux de mes hommes dans la petite salle basse, à côté de celle où vous ferez entrer la courtière... au premier cri, je paraîtrai à une porte, les deux hommes à l'autre.

—Il faut vous hâter, car la bande va arriver d'un moment à l'autre, monsieur Narcisse.

—Soit, je vais poster mes hommes. Pourvu que ce ne soit pas encore pour rien, cette fois...

L'entretien fut interrompu par un sifflement particulier destiné à servir de signal.

Bras-Rouge s'approcha d'une fenêtre pour voir quelle personne Tortillard annonçait.

—Tenez, voilà déjà la Chouette. Eh bien! me croyez-vous, à présent, monsieur Narcisse?

—C'est déjà quelque chose, mais ce n'est pas tout; enfin, nous verrons; je cours placer mes hommes.

Et l'agent de sûreté disparut par une porte latérale.


VI

La Chouette

La précipitation de la marche de la Chouette, les ardeurs féroces d'une fièvre de rapine et de meurtre qui l'animaient encore avaient empourpré son hideux visage; son œil vert étincelait d'une joie sauvage.

Tortillard la suivait sautillant et boitant.

Au moment où elle descendait les dernières marches de l'escalier, le fils de Bras-Rouge, par une méchante espièglerie, posa son pied sur les plis traînants de la robe de la Chouette.

Ce brusque temps d'arrêt fit trébucher la vieille. Ne pouvant se retenir à la rampe, elle tomba sur ses genoux, les deux mains tendues en avant, abandonnant son précieux cabas, d'où s'échappa un bracelet d'or garni d'émeraudes et de perles fines...

La Chouette, s'étant dans sa chute quelque peu excorié les doigts, ramassa le bracelet qui n'avait pas échappé à la vue perçante de Tortillard, se releva et se précipita furieuse sur le petit boiteux qui s'approchait d'elle d'un air hypocrite en lui disant:

—Ah! mon Dieu! le pied vous a donc fourché?

Sans lui répondre, la Chouette saisit Tortillard par les cheveux et, se baissant au niveau de sa joue, le mordit avec rage; le sang jaillit sous sa dent.

Chose étrange! Tortillard, malgré sa méchanceté, malgré le ressentiment d'une cruelle douleur, ne poussa pas une plainte, pas un cri...

Il essuya son visage ensanglanté et dit en riant d'un air forcé:

—J'aime mieux que vous ne m'embrassiez pas si fort une autre fois... hé... la Chouette...

—Méchant petit momacque, pourquoi as-tu mis exprès ton pied sur ma robe... pour me faire tomber?

—Moi! ah bien! par exemple... je vous jure que je ne l'ai pas fait exprès, ma bonne Chouette. Plus souvent que votre petit Tortillard aurait voulu vous faire du mal... il vous aime trop pour cela; vous avez beau le battre, le brusquer, le mordre, il vous est attaché comme le pauvre petit chien l'est à son maître, dit l'enfant d'une voix pateline et doucereuse.

Trompée par l'hypocrisie de Tortillard, la Chouette le crut et lui répondit:

—À la bonne heure! si je t'ai mordu à tort, ce sera pour toutes les autres fois que tu l'aurais mérité, brigand... Allons, vive la joie!... Aujourd'hui je n'ai pas de rancune... Où est ton filou de père?

—Dans la maison... Voulez-vous que j'aille le chercher?...

—Non. Les Martial sont-ils venus?

—Pas encore...

—Alors j'ai le temps de descendre chez Fourline; j'ai à lui parler, au vieux sans yeux...

—Vous allez au caveau du Maître d'école? dit Tortillard en dissimulant à peine une joie diabolique.

—Qu'est-ce que ça te fait?

—À moi?

—Oui, tu m'as demandé cela d'un drôle d'air?

—Parce que je pense à quelque chose de drôle.

—Quoi?

—C'est que vous devriez bien au moins lui apporter un jeu de cartes pour le désennuyer, reprit Tortillard d'un air narquois; ça le changerait un peu... il ne joue qu'à être mordu par les rats! À ce jeu-là il gagne toujours, et à la fin ça lasse.

La Chouette rit aux éclats de ce lazzi et dit au petit boiteux:

—Amour de momacque à sa maman... je ne connais pas un moutard pour avoir déjà plus de vice que ce gueux-là... Va chercher une chandelle, tu m'éclaireras pour descendre chez Fourline... et tu m'aideras à ouvrir sa porte... tu sais bien qu'à moi toute seule je ne peux pas seulement la pousser.

—Ah bien! non, il fait trop noir dans la cave, dit Tortillard en hochant la tête.

—Comment! Comment! Toi qui es mauvais comme un démon, tu serais poltron?... Je voudrais bien voir ça... allons, va vite, et dis à ton père que je vas revenir tout à l'heure... que je suis avec Fourline... que nous causons de la publication des bans pour notre mariage... eh! eh! eh! ajouta le monstre en ricanant, voyons, dépêche-toi, tu seras garçon de noce, et si tu es gentil c'est toi qui prendras ma jarretière...

Tortillard alla chercher une lumière d'un air maussade.

En l'attendant, la Chouette, toute à l'ivresse du succès de son vol, plongea sa main droite dans son cabas pour y manier les bijoux précieux qu'il renfermait.

C'était pour cacher momentanément ce trésor qu'elle voulait descendre dans le caveau du Maître d'école, et non pour jouir, selon son habitude, des tourments de sa nouvelle victime.

Nous dirons tout à l'heure pourquoi, du consentement de Bras-Rouge, la Chouette avait relégué le Maître d'école dans ce même réduit souterrain où ce brigand avait autrefois précipité Rodolphe.

Tortillard, tenant un flambeau, reparut à la porte du cabaret.

La Chouette le suivit dans la salle basse, où s'ouvrit la large trappe à deux vantaux que l'on connaît déjà.

Le fils de Bras-Rouge, abritant sa lumière dans le creux de sa main, et précédant la vieille, descendit lentement un escalier de pierre conduisant à une pente rapide au bout de laquelle se trouvait la porte épaisse du caveau qui avait failli devenir le tombeau de Rodolphe.

Arrivé au bas de l'escalier, Tortillard parut hésiter à suivre la Chouette.

—Eh bien!... méchant lambin... avance donc, lui dit-elle en se retournant.

—Dame! il fait si noir... et puis vous allez si vite, la Chouette. Mais au fait, tenez... j'aime mieux m'en retourner... et vous laisser la chandelle.

—Et la porte du caveau, imbécile?... Est-ce que je peux l'ouvrir à moi toute seule? Avanceras-tu?

—Non... j'ai trop peur.

—Si je vais à toi... prends garde...

—Puisque vous me menacez, je remonte...

Et Tortillard recula de quelques pas.

—Eh bien! écoute... sois gentil, reprit la Chouette en contenant sa colère, je te donnerai quelque chose...

—À la bonne heure! dit Tortillard en se rapprochant, parlez-moi ainsi, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez, mère la Chouette.

—Avance, avance, je suis pressée...

—Oui; mais promettez-moi que vous me laisserez aguicher le Maître d'école?

—Une autre fois... aujourd'hui je n'ai pas le temps.

—Rien qu'un petit peu; laissez-moi seulement le faire écumer...

—Une autre fois... Je te dis qu'il faut que je remonte tout de suite.

—Pourquoi donc voulez-vous ouvrir la porte de son appartement?

—Ça ne te regarde pas. Voyons, en finiras-tu? Les Martial sont peut-être déjà en haut, il faut que je leur parle... Sois gentil et tu n'en seras pas fâché... arrive.

—Il faut que je vous aime bien, allez, la Chouette... vous me faites faire tout ce que vous voulez, dit Tortillard en s'avançant lentement.

La clarté blafarde, vacillante de la chandelle, éclairant vaguement ce sombre couloir, dessinait la noire silhouette du hideux enfant sur les murailles verdâtres, lézardées, ruisselantes d'humidité.

Au fond du passage, à travers une demi-obscurité, on voyait le cintre bas, écrasé, de l'entrée du caveau, sa porte épaisse, garnie de bandes de fer, et, se détachant dans l'ombre, le tartan rouge et le bonnet blanc de la Chouette.

Grâce à ses efforts et à ceux de Tortillard, la porte s'ouvrit, en grinçant, sur ses gonds rouillés.

Une bouffée de vapeur humide s'échappa de cet antre, obscur comme la nuit.

La lumière, posée à terre, jetait quelques lueurs sur les premières marches de l'escalier de pierre, dont les derniers degrés se perdaient complètement dans les ténèbres.

Un cri, ou plutôt un rugissement sauvage, sortit des profondeurs du caveau.

—Ah! voilà Fourline qui dit bonjour à sa maman, dit ironiquement la Chouette.

Et elle descendit quelques marches pour cacher son cabas dans quelque recoin.

—J'ai faim! cria le Maître d'école d'une voix frémissante de rage; on veut donc me faire mourir comme une bête enragée!

—Tu as faim, gros minet? dit la Chouette en éclatant de rire, eh bien!... suce mon pouce...

On entendit le bruit d'une chaîne qui se roidissait violemment...

Puis un soupir de rage muette, contenue.

—Prends garde! Prends garde! Tu vas te faire encore bobo à la jambe, comme à la ferme de Bouqueval. Pauvre bon papa! dit Tortillard.

—Il a raison, cet enfant; tiens-toi donc en repos, Fourline, reprit la vieille; l'anneau et la chaîne sont solides, vieux sans yeux, ça vient de chez le père Micou, qui ne vend que du bon. C'est ta faute aussi; pourquoi t'es-tu laissé ficeler pendant ton sommeil? On n'a eu ensuite qu'à te passer l'anneau et la chaîne à la gigue, et à te descendre ici... au frais... pour te conserver, vieux coquet.

—C'est dommage, il va moisir, dit Tortillard.

On entendit un nouveau bruit de chaîne.

—Eh! eh! Fourline qui sautille comme un hanneton attaché par la patte, dit la vieille. Il me semble le voir...

—Hanneton! vole! vole! vole!... Ton mari est le Maître d'école!... chantonna Tortillard.

Cette variante augmenta l'hilarité de la Chouette.

Ayant placé son cabas dans un trou formé par la dégradation de la muraille de l'escalier, elle dit en se relevant:

—Vois-tu, Fourline?...

—Il ne voit pas, dit Tortillard...

—Il a raison, cet enfant! Eh bien! entends-tu, Fourline, il ne fallait pas, en revenant de la ferme, être assez colas pour faire le bon chien... en m'empêchant de dévisager la Pégriotte avec mon vitriol. Par là-dessus, tu m'as parlé de ta muette[2] qui devenait bégueule. J'ai vu que ta pâte de franc gueux s'aigrissait, qu'elle tournait à l'honnête... comme qui dirait au mouchard... que d'un jour à l'autre tu pourrais manger sur nous[3], vieux sans yeux... et alors...

—Alors le vieux sans yeux va manger sur toi, la Chouette, car il a faim! s'écria Tortillard en poussant brusquement et de toutes ses forces la vieille par le dos.

La Chouette tomba en avant, en poussant une imprécation terrible.

On l'entendit rouler au bas de l'escalier de pierre.

—Kis... kis... kis... à toi la Chouette, à toi... saute dessus... vieux, ajouta Tortillard.

Puis, saisissant le cabas sous la pierre où il avait vu la vieille le placer, il gravit précipitamment l'escalier en criant avec un éclat de rire féroce:

—Voilà une poussée qui vaut mieux que celle de tout à l'heure, hein, la Chouette? Cette fois tu ne me mordras pas jusqu'au sang. Ah! tu croyais que je n'avais pas de rancune... merci... je saigne encore.

—Je la tiens... oh!... je la tiens..., cria le Maître d'école du fond du caveau.

—Si tu la tiens, vieux, part à deux, dit Tortillard en ricanant.

Et il s'arrêta sur la dernière marche de l'escalier.

—Au secours! cria la Chouette d'une voix strangulée.

—Merci... Tortillard, reprit le Maître d'école, merci! Et on l'entendit pousser une aspiration de joie effrayante. Oh! je te pardonne le mal que tu m'as fait... et pour ta récompense... tu vas l'entendre chanter, la Chouette!!! écoute-la bien... l'oiseau de mort.

—Bravo!... me voilà aux premières loges, dit Tortillard en s'asseyant au haut de l'escalier.


VII

Le caveau

Tortillard, assis sur la première marche de l'escalier, éleva sa lumière pour tâcher d'éclairer l'épouvantable scène qui allait se passer dans les profondeurs du caveau; mais les ténèbres étaient trop épaisses... une si faible clarté ne put les dissiper.

Le fils de Bras-Rouge ne distingua rien.

La lutte du Maître d'école et de la Chouette était sourde, acharnée, sans un mot, sans un cri.

Seulement de temps à autre on entendait l'aspiration bruyante ou le souffle étouffé qui accompagne toujours des efforts violents et contenus.

Tortillard, assis sur le degré de pierre, se mit alors à frapper des pieds avec cette cadence particulière aux spectateurs impatients de voir commencer le spectacle; puis il poussa ce cri familier aux habitués du paradis des théâtres du boulevard:

—Eh! la toile... la pièce... la musique!

—Oh! je te tiendrai comme je veux, murmura le Maître d'école au fond du caveau, et tu vas...

Un mouvement désespéré de la Chouette l'interrompit. Elle se débattait avec l'énergie que donne la crainte de la mort.

—Plus haut... on n'entend pas, cria Tortillard.

—Tu as beau me dévorer la main, je te tiendrai comme je le veux, reprit le Maître d'école.

Puis, ayant sans doute réussi à contenir la Chouette, il ajouta:—C'est cela... Maintenant, écoute...

—Tortillard, appelle ton père! cria la Chouette d'une voix haletante, épuisée. Au secours!... Au secours!...

—À la porte... la vieille! Elle empêche d'entendre, dit le petit boiteux en éclatant de rire; à bas la cabale!

Les cris de la Chouette ne pouvaient percer ces deux étages souterrains.

La misérable, voyant qu'elle n'avait aucune aide à attendre du fils de Bras-Rouge, voulut tenter un dernier effort.

—Tortillard, va chercher du secours, et je te donne mon cabas; il est plein de bijoux... il est là sous une pierre.

—Que ça de générosité! Merci, madame... Est-ce que je ne l'ai pas, ton cabas? Tiens, entends-tu comme ça clique dedans..., dit Tortillard en le secouant. Mais, par exemple, donne-moi tout de suite pour deux sous de galette chaude, et je vas chercher papa!

—Aie pitié de moi, et je...

La Chouette ne put continuer.

Il se fit un nouveau silence.

Le petit boiteux recommença de frapper en mesure sur la pierre de l'escalier où il était accroupi, accompagnant le bruit de ses pieds de ce cri répété:

—Ça ne commence donc pas? Ohé! la toile, ou j'en fais des faux cols! la pièce!... la musique!

—De cette façon, la Chouette, tu ne pourras plus m'étourdir de tes cris, reprit le Maître d'école, après quelques minutes, pendant lesquelles il parvint sans doute à bâillonner la vieille. Tu sens bien, reprit-il d'une voix lente et creuse, que je ne veux pas en finir tout de suite. Torture pour torture! Tu m'as assez fait souffrir. Il faut que je te parle longuement avant de te tuer... oui... longuement... ça va être affreux pour toi... quelle agonie, hein?

—Ah! çà, pas de bêtises, eh! vieux! s'écria Tortillard en se levant à demi; corrige-la, mais ne lui fais pas trop de mal. Tu parles de la tuer... c'est une frime, n'est-ce pas? Je tiens à ma Chouette. Je te l'ai prêtée, mais tu me la rendras... ne me l'abîme pas... je ne veux pas qu'on me détruise ma Chouette, ou sans ça je vais chercher papa.

—Sois tranquille, elle n'aura que ce qu'elle mérite... une leçon profitable... dit le Maître d'école pour rassurer Tortillard, craignant que le petit boiteux n'allât chercher du secours.

—À la bonne heure, bravo! Voilà la pièce qui va commencer, dit le fils de Bras-Rouge, qui ne croyait pas que le Maître d'école menaçât sérieusement les jours de l'horrible vieille.

—Causons donc, la Chouette, reprit le Maître d'école d'une voix calme. D'abord, vois-tu... depuis ce rêve de la ferme de Bouqueval, qui m'a remis sous les yeux tous nos crimes, depuis ce rêve qui a manqué de me rendre fou... qui me rendra fou... car dans la solitude, dans l'isolement profond où je vis, toutes mes pensées viennent malgré moi aboutir à ce rêve... il s'est passé en moi un changement étrange...

«Oui... j'ai eu horreur de ma férocité passée.

«D'abord, je ne t'ai pas permis de martyriser la Goualeuse... cela n'était rien encore...

«En m'enchaînant ici dans cette cave, en m'y faisant souffrir le froid et la faim, mais en me délivrant de ton obsession... tu m'as laissé tout à l'épouvante de mes réflexions.

«Oh! tu ne sais pas ce que c'est que d'être seul... toujours seul... avec un voile noir sur les yeux, comme m'a dit l'homme implacable qui m'a puni...

«Cela est effrayant... vois donc!

«C'est dans ce caveau que je l'avais précipité pour le tuer... et ce caveau est le lieu de mon supplice... Il sera peut-être mon tombeau...

«Je te répète que cela est effrayant.

«Tout ce que cet homme m'a prédit s'est réalisé.

«Il m'avait dit: «Tu as abusé de ta force... tu seras le jouet des plus faibles.»

«Cela a été.

«Il m'avait dit: «Désormais, séparé du monde extérieur, face à face avec l'éternel souvenir de tes crimes, un jour tu te repentiras de tes crimes.»

«Et ce jour est arrivé... L'isolement m'a purifié.

«Je ne l'aurais pas cru possible.

«Une autre preuve... que je suis peut-être moins scélérat qu'autrefois... c'est que j'éprouve une joie infinie à te tenir là... monstre... non pour me venger, moi... mais pour venger nos victimes. Oui, j'aurai accompli un devoir... quand, de ma propre main, j'aurai puni ma complice.

«Une voix me dit que si tu étais tombée plus tôt en mon pouvoir, bien du sang... bien du sang n'aurait pas coulé sous tes coups.

«J'ai maintenant horreur de mes meurtres passés, et pourtant... ne trouves-tu pas cela bizarre? c'est sans crainte, c'est avec sécurité que je vais commettre sur toi un meurtre affreux avec des raffinements affreux... Dis... dis... conçois-tu cela?

—Bravo!... bien joué... vieux sans yeux. Ça chauffe! s'écria Tortillard en applaudissant. Tout ça, c'est toujours pour rire?

—Toujours pour rire, reprit le Maître d'école d'une voix creuse. Tiens-toi donc, la Chouette, il faut que je finisse de t'expliquer comment peu à peu j'en suis venu à me repentir.

«Cette révélation te sera odieuse, cœur endurci, et elle te prouvera aussi combien je dois être impitoyable dans la vengeance que je veux exercer sur toi au nom de nos victimes.

«Il faut que je me hâte...

«La joie de te tenir là... me fait bondir le sang... mes tempes battent avec violence... comme lorsqu'à force de penser au rêve ma raison s'égare... Peut-être une de mes crises va-t-elle venir... Mais j'aurai le temps de te rendre les approches de la mort effroyables, en te forçant de m'entendre.

—Hardi! la Chouette! cria Tortillard; hardi à la réplique!... Tu ne sais donc pas ton rôle?... Alors, dis au boulanger[4] de te souffler, ma vieille.

—Oh! tu auras beau te débattre et me mordre, reprit le Maître d'école après un nouveau silence, tu ne m'échapperas pas... Tu m'as coupé les doigts jusqu'aux os... mais je t'arrache la langue si tu bouges...

«Continuons de causer.

«En me trouvant seul, toujours seul dans la nuit et dans le silence, j'ai commencé par éprouver des accès de rage furieuse... impuissante... Pour la première fois ma tête s'est perdue. Oui... quoique éveillé, j'ai revu le rêve... tu sais? le rêve...

«Le petit vieillard de la rue du Roule... la femme noyée... le marchand de bestiaux... et toi... planant au-dessus de ces fantômes...

«Je te dis que cela est effrayant.

«Je suis aveugle... et ma pensée prend une forme, un corps, pour me représenter incessamment d'une manière visible, presque palpable... les traits de mes victimes.

«Je n'aurais pas fait ce rêve affreux, que mon esprit, continuellement absorbé par le souvenir de mes crimes passés, eût été troublé des mêmes visions...

«Sans doute, lorsqu'on est privé de la vue, les idées obsédantes s'imaginent presque matériellement dans le cerveau...

«Pourtant... quelquefois, à force de les contempler avec une terreur résignée... il me semble que ces spectres menaçants ont pitié de moi... Ils pâlissent... s'effacent et disparaissent... Alors je crois me réveiller d'un songe funeste... mais je me sens faible, abattu, brisé... et, le croirais-tu... oh! comme tu vas rire... la Chouette!... Je pleure... entends-tu?... Je pleure... Tu ne ris pas?... Mais ris donc!... Ris donc...

La Chouette poussa un gémissement sourd et étouffé.

—Plus haut! cria Tortillard, on n'entend pas.

—Oui, reprit le Maître d'école, je pleure, car je souffre... et la fureur est vaine. Je me dis: «Demain, après-demain, toujours je serai en proie aux mêmes accès de délire et de morne désolation...»

«Quelle vie! Oh! quelle vie!...

«Et je n'ai pas choisi la mort plutôt que d'être enseveli vivant dans cet abîme que creuse incessamment ma pensée!

«Aveugle, solitaire et prisonnier... qui pourrait me distraire de mes remords?... Rien... rien...

«Quand les fantômes cessent un moment de passer et de repasser sur le voile noir que j'ai devant les yeux, ce sont d'autres tortures... ce sont des comparaisons écrasantes. Je me dis: «Si j'étais resté honnête homme, à cette heure je serais libre, tranquille, heureux, aimé et honoré des miens... au lieu d'être aveugle et enchaîné dans ce cachot, à la merci de mes complices.»

«Hélas! le regret du bonheur perdu par un crime est un premier pas vers le repentir.

«Et, quand au repentir se joint une expiation d'une effrayante sévérité... une expiation qui change votre vie en une longue insomnie remplie d'hallucinations vengeresses ou de réflexions désespérées... peut-être alors le pardon des hommes succède aux remords et à l'expiation.

—Prends garde, vieux, cria Tortillard, tu manges dans le rôle à M. Moëssard... Connu! Connu!

Le Maître d'école n'écouta pas le fils de Bras-Rouge.

—Cela t'étonne de m'entendre parler ainsi, la Chouette? Si j'avais continué de m'étourdir, ou par d'autres sanglants forfaits, ou par l'ivresse farouche de la vie du bagne, jamais ce changement salutaire ne se fût opéré en moi, je le sais bien...

«Mais seul, mais aveugle, mais bourrelé de remords qui se voient, à quoi songer?

«À de nouveaux crimes?

«Comment les commettre?

«À une évasion?

«Comment m'évader?

«Et si je m'évadais... où irais-je?... Que ferais-je de ma liberté?

«Non, il me faut vivre désormais dans une nuit éternelle, entre les angoisses du repentir et l'épouvante des apparitions formidables dont je suis poursuivi...

«Quelquefois pourtant... un faible rayon d'espoir... vient luire au milieu de mes ténèbres... un moment de calme succède à mes tourments... oui... car quelquefois je parviens à conjurer les spectres qui m'obsèdent, en leur opposant les souvenirs d'un passé honnête et paisible, en remontant par la pensée jusqu'aux premiers temps de ma jeunesse, de mon enfance...

«Heureusement, vois-tu, les plus grands scélérats ont du moins quelques années de paix et d'innocence à opposer à leurs années criminelles et sanglantes.

«On ne naît pas méchant...

«Les plus pervers ont eu la candeur aimable de l'enfance... ont connu les douces joies de cet âge charmant... Aussi, je te le répète, parfois je ressens une consolation amère en me disant: «Je suis à cette heure voué à l'exécration de tous, mais il a été un temps où l'on m'aimait, où l'on me protégeait, parce que j'étais inoffensif et bon...»

«Hélas!... il faut bien me réfugier dans le passé... quand je le puis... là seulement je trouve quelque calme...

En prononçant ces dernières paroles, l'accent du Maître d'école avait perdu de sa rudesse; cet homme indomptable semblait profondément ému; il ajouta:

—Tiens, vois-tu, la salutaire influence de ces pensées est telle que ma fureur s'apaise... le courage... la force... la volonté me manquent pour te punir... non... ce n'est pas à moi de verser ton sang...

—Bravo, vieux! Vois-tu, la Chouette, que c'était une frime!... cria Tortillard en applaudissant.

—Non, ce n'est pas à moi de verser ton sang, reprit le Maître d'école, ce serait un meurtre... excusable peut-être... mais ce serait toujours un meurtre... et j'ai assez des trois spectres... et puis, qui sait?... tu te repentiras peut-être aussi un jour, toi?

En parlant ainsi, le Maître d'école avait machinalement rendu à la Chouette quelque liberté de mouvement.

Elle en profita pour saisir le stylet qu'elle avait placé dans son corsage après le meurtre de Sarah et pour porter un violent coup de cette arme au bandit, afin de se débarrasser de lui.

Il poussa un cri de douleur perçant.

Les ardeurs féroces de sa haine, de sa vengeance, de sa rase, ses instincts sanguinaires, brusquement réveillés et exaspérés par cette attaque, firent une explosion soudaine, terrible, où s'abîma sa raison, déjà fortement ébranlée par tant de secousses.

—Ah! vipère... J'ai senti ta dent! s'écria-t-il d'une voix tremblante de fureur en étreignant avec force la Chouette, qui avait cru lui échapper; tu rampais dans le caveau... hein? ajouta-t-il de plus en plus égaré; mais je te vais écraser... vipère ou chouette... Tu attendais sans doute la venue des fantômes... Oui, car le sang me bat dans les tempes... mes oreilles tintent... la tête me tourne... comme lorsqu'ils doivent venir... Oui, je ne me trompe pas... Oh! les voilà... du fond des ténèbres, ils s'avancent... ils s'avancent... Comme ils sont pâles... et leur sang, comme il coule, rouge et fumant... Cela t'épouvante... tu te débats... Eh bien! sois tranquille, tu ne les verras pas, les fantômes... non... tu ne les verras pas... j'ai pitié de toi... je vais te rendre aveugle... Tu seras comme moi... sans yeux...

Ici le Maître d'école fit une pause.

La Chouette jeta un cri si horrible que Tortillard épouvanté bondit sur sa marche de pierre et se leva debout.

Les cris effroyables de la Chouette parurent mettre le comble au vertige furieux du Maître d'école.

—Chante..., disait-il à voix basse, chante, la Chouette... chante ton chant de mort... Tu es heureuse, tu ne vois plus les trois fantômes de nos assassinés... le petit vieillard de la rue du Roule... la femme noyée... le marchand de bestiaux... Moi, je les vois... ils approchent... ils me touchent... Oh! qu'ils ont froid... ah!...

La dernière lueur de l'intelligence de ce misérable s'éteignit dans ce cri d'épouvante, dans ce cri de damné.

Dès lors le Maître d'école ne raisonna plus, ne parla plus; il agit et rugit en bête féroce, il n'obéit plus qu'à l'instinct sauvage de la destruction pour la destruction.

Et il se passa quelque chose d'épouvantable dans les ténèbres du caveau.

On entendit un piétinement précipité, interrompu à différents intervalles par un bruit sourd, retentissant comme celui d'une boîte osseuse qui rebondirait sur une pierre contre laquelle on voudrait la briser.

Des plaintes aiguës, convulsives, et un éclat de rire infernal accompagnaient chacun de ces coups.

Puis ce fut un râle... d'agonie...

Puis on n'entendit plus rien.

Rien que le piétinement furieux... rien que les coups sourds et rebondissants qui continuèrent toujours...

Bientôt un bruit lointain de pas et de voix arriva jusqu'aux profondeurs du caveau... De vives lueurs brillèrent à l'extrémité du passage souterrain.

Tortillard, glacé de terreur par la scène ténébreuse à laquelle il venait d'assister sans la voir, aperçut plusieurs personnes portant des lumières descendre rapidement l'escalier. En un moment la cave fut envahie par plusieurs agents de sûreté, à la tête desquels était Narcisse Borel... Des gardes municipaux fermaient la marche.

Tortillard fut saisi sur les premières marches du caveau, tenant encore à la main le cabas de la Chouette.

Narcisse Borel, suivi de quelques-uns des siens, descendit dans le caveau du Maître d'école.

Tous s'arrêtèrent frappés d'un hideux spectacle.

Enchaîné par la jambe à une pierre énorme placée au milieu du caveau, le Maître d'école, horrible, monstrueux, la crinière hérissée, la barbe longue, la bouche écumante, vêtu de haillons ensanglantés, tournait comme une bête fauve autour de son cachot, traînant après lui, par les deux pieds, le cadavre de la Chouette, dont la tête était horriblement mutilée, brisée, écrasée.

Il fallut une lutte violente pour lui arracher les restes sanglants de sa complice et pour parvenir à le garrotter.

Après une vigoureuse résistance, on parvint à le transporter dans la salle basse du cabaret de Bras-Rouge, vaste salle obscure, éclairée par une seule fenêtre.

Là se trouvaient, les menottes aux mains et gardés à vue, Barbillon, Nicolas Martial, sa mère et sa sœur.

Ils venaient d'être arrêtés au moment où ils entraînaient la courtière en diamants pour l'égorger.

Celle-ci reprenait ses sens dans une autre chambre.

Étendu sur le sol et contenu à peine par deux agents, le Maître d'école, légèrement blessé au bras par la Chouette, mais complètement insensé, soufflait, mugissait comme un taureau qu'on abat. Quelquefois il se soulevait tout d'une pièce par un soubresaut convulsif.

Barbillon, la tête baissée, le teint livide, plombé, les lèvres décolorées, l'œil fixe et farouche, ses longs cheveux noirs et plats retombant sur le col de sa blouse bleue déchirée dans la lutte, Barbillon était assis sur un banc; ses poignets, serrés dans les menottes de fer, reposaient sur ses genoux.

L'apparence juvénile de ce misérable (il avait à peine dix-huit ans), la régularité de ses traits imberbes, déjà flétris, dégradés, rendaient plus déplorable encore la hideuse empreinte dont la débauche et le crime avaient marqué cette physionomie.

Impassible, il ne disait pas un mot.

On ne pouvait deviner si cette insensibilité apparente était due à la stupeur ou à une froide énergie; sa respiration était fréquente; de temps à autre, de ses deux mains entravées il essuyait la sueur qui baignait son front pâle.

À côté de lui on voyait Calebasse; son bonnet avait été arraché; sa chevelure jaunâtre, serrée à la nuque par un lacet, pendait derrière sa tête en plusieurs mèches rares et effilées. Plus courroucée qu'abattue, ses joues maigres et bilieuses quelque peu colorées, elle contemplait avec dédain l'accablement de son frère Nicolas, placé sur une chaise en face d'elle.

Prévoyant le sort qui l'attendait, ce bandit, affaissé sur lui-même, la tête pendante, les genoux tremblants et s'entrechoquant, était éperdu de terreur; ses dents claquaient convulsivement, il poussait de sourds gémissements.

Seule entre tous, la mère Martial, la veuve du supplicié, debout, et adossée au mur, n'avait rien perdu de son audace. La tête haute, elle jetait autour d'elle un regard ferme; ce masque d'airain ne trahissait pas la moindre émotion...

Pourtant, à la vue de Bras-Rouge, que l'on ramenait dans la salle basse après l'avoir fait assister à la minutieuse perquisition que le commissaire et son greffier venaient de faire dans toute la maison; pourtant, à la vue de Bras-Rouge, disons-nous, les traits de la veuve se contractèrent malgré elle; ses petits yeux, ordinairement ternes, s'illuminèrent comme ceux d'une vipère en furie; ses lèvres serrées devinrent blafardes, elle roidit ses deux bras garrottés... Puis, comme si elle eût regretté cette muette manifestation de colère et de haine impuissante, elle dompta son émotion et redevint d'un calme glacial.

Pendant que le commissaire verbalisait, assisté de son greffier, Narcisse Borel, se frottant les mains, jetait un regard complaisant sur la capture importante qu'il venait de faire et qui délivrait Paris d'une bande de criminels dangereux; mais, s'avouant de quelle utilité lui avait été Bras-Rouge dans cette expédition, il ne put s'empêcher de lui jeter un regard expressif et reconnaissant.

Le père de Tortillard devait partager jusqu'après leur jugement la prison et le sort de ceux qu'il avait dénoncés; comme eux il portait des menottes; plus qu'eux encore il avait l'air tremblant, consterné, grimaçant de toutes ses forces sa figure de fouine, pour lui donner une expression désespérée, poussant des soupirs lamentables. Il embrassait Tortillard, comme s'il eût cherché quelques consolations dans ses caresses paternelles.

Le petit boiteux se montrait peu sensible à ces preuves de tendresse: il venait d'apprendre qu'il serait jusqu'à nouvel ordre transféré dans la prison des jeunes détenus.

—Quel malheur de quitter mon fils chéri! s'écriait Bras-Rouge en feignant l'attendrissement; c'est nous deux qui sommes les plus malheureux, mère Martial... car on nous sépare de nos enfants.

La veuve ne put garder plus longtemps son sang-froid; ne doutant pas de la trahison de Bras-Rouge, qu'elle avait pressentie, elle s'écria:

—J'étais bien sûre que tu avais vendu mon fils de Toulon... Tiens, Judas!... Et elle lui cracha à la face. Tu vends nos têtes... soit! on verra de belles morts... des morts de vrais Martial!

—Oui... on ne boudera pas devant la Carline, ajouta Calebasse avec une exaltation sauvage.

La veuve, montrant Nicolas d'un coup d'œil de mépris écrasant, dit à sa fille:

—Ce lâche-là nous déshonorera sur l'échafaud!

Quelques moments après, la veuve et Calebasse, accompagnées de deux agents, montaient en fiacre pour se rendre à Saint-Lazare.

Barbillon, Nicolas et Bras-Rouge étaient conduits à la Force.

On transportait le Maître d'école au dépôt de la Conciergerie, où se trouvent des cellules destinées à recevoir temporairement les aliénés.


VIII

Présentation

Le mal que font les méchants sans le savoir est souvent plus cruel que celui qu'ils veulent faire.

    SCHILLER (Wallenstein, acte II)


Quelques jours après le meurtre de Mme Séraphin, la mort de la Chouette et l'arrestation de la bande de malfaiteurs surpris chez Bras-Rouge, Rodolphe se rendit à la maison de la rue du Temple.

Nous l'avons dit, voulant lutter de ruse avec Jacques Ferrand, découvrir ses crimes cachés, l'obliger à les réparer et le punir d'une manière terrible dans le cas où, à force d'adresse et d'hypocrisie, ce misérable réussirait à échapper à la vengeance des lois, Rodolphe avait fait venir d'une prison d'Allemagne une créole métisse, femme indigne du nègre David.

Arrivée la veille, cette créature, aussi belle que pervertie, aussi enchanteresse que dangereuse, avait reçu des instructions détaillées du baron de Graün.

On a vu dans le dernier entretien de Rodolphe avec Mme Pipelet que celle-ci ayant très-adroitement proposé Cecily à Mme Séraphin pour remplacer Louise Morel comme servante du notaire, la femme de charge avait parfaitement accueilli ses ouvertures et promis d'en parler à Jacques Ferrand, ce qu'elle avait fait dans les termes les plus favorables à Cecily, le matin même du jour où elle (Mme Séraphin) avait été noyée à l'île du Ravageur.

Rodolphe venait donc savoir le résultat de la présentation de Cecily.

À son grand étonnement, en entrant dans la loge, il trouva, quoiqu'il fût onze heures du matin, M. Pipelet couché et Anastasie debout auprès de son lit, lui offrant un breuvage.

Alfred, dont le front et les yeux disparaissaient sous un formidable bonnet de coton, ne répondait pas à Anastasie; elle en conclut qu'il dormait et ferma les rideaux du lit; en se retournant, elle aperçut Rodolphe. Aussitôt elle se mit, selon son usage, au port d'arme, le revers de sa main gauche collé à sa perruque.

—Votre servante, mon roi des locataires, vous me voyez bouleversée, ahurie, exténuée. Il y a de fameux tremblements dans la maison... sans compter qu'Alfred est alité depuis hier.

—Et qu'a-t-il donc?

—Est-ce que ça se demande?

—Comment?

—Toujours du même numéro. Le monstre s'acharne de plus en plus après Alfred, il me l'abrutit, que je ne sais plus qu'en faire...

—Encore Cabrion?

—Encore.

—C'est donc le diable?

—Je finirai par le croire, monsieur Rodolphe; car ce gredin-là devine toujours les moments où je suis sortie... À peine ai-je les talons tournés que, crac, il est ici sur le dos de mon vieux chéri, qui n'a pas plus de défense qu'un enfant. Hier encore, pendant que j'étais allée chez M. Ferrand, le notaire... C'est encore là où il y a du nouveau.

—Et Cecily? dit vivement Rodolphe; je venais savoir...

—Tenez, mon roi des locataires, ne m'embrouillez pas; j'ai tant... tant de choses à vous dire... que je m'y perdrai, si vous rompez mon fil.

—Voyons... je vous écoute...

—D'abord, pour ce qui est de la maison, figurez-vous qu'on est venu arrêter la mère Burette.

—La prêteuse sur gages du second?

—Mon Dieu, oui; il paraît qu'elle en avait de drôles de métiers, outre celui de prêteuse! Elle était par là-dessus receleuse, baricandeuse, fondeuse, voleuse, allumeuse, enjôleuse, brocanteuse, fricoteuse, enfin tout ce qui rime à gueuse; le pire, c'est que son vieil amoureux, M. Bras-Rouge, notre principal locataire, est aussi arrêté... Je vous dis que c'est un vrai tremblement dans la maison, quoi!

—Aussi arrêté... Bras-Rouge?

—Oui, dans son cabaret des Champs-Élysées; on a coffré jusqu'à son fils Tortillard, ce méchant petit boiteux... On dit qu'il s'est passé chez lui un tas de massacres; qu'ils étaient là une bande de scélérats; que la Chouette, une des amies de la mère Burette, a été étranglée, et que si on n'était pas venu à temps, ils assassinaient la mère Mathieu, la courtière en pierreries, qui faisait travailler ce pauvre Morel... En voilà-t-il de ces nouvelles!

«Bras-Rouge arrêté! la Chouette morte! se dit Rodolphe avec étonnement; l'horrible vieille a mérité son sort; cette pauvre Fleur-de-Marie est du moins vengée.»

—Voilà donc pour ce qui est d'ici... sans compter la nouvelle infamie de Cabrion, je vas tout de suite en finir avec ce brigand-là... Vous allez voir quel front! Quand on a arrêté la mère Burette, et que nous avons su que Bras-Rouge, notre principal locataire, était aussi pincé, j'ai dit au vieux chéri: «Faut qu'tu trottes tout de suite chez le propriétaire, lui apprendre que M. Bras-Rouge est coffré.» Alfred part. Au bout de deux heures, il m'arrive... mais dans un état... mais dans un état... blanc comme un linge et soufflant comme un bœuf.

—Quoi donc encore?

—Vous allez voir, monsieur Rodolphe: figurez-vous qu'à dix pas d'ici il y a un grand mur blanc; mon vieux chéri, en sortant de la maison, regarde par hasard sur ce mur; qu'est-ce qu'il y voit écrit au charbon en grosses lettres? Pipelet-Cabrion, les deux noms joints par un grand trait d'union (c'est ce trait d'union avec ce scélérat-là qui l'estomaque le plus, mon vieux chéri). Bon, ça commence à le renverser; dix pas plus loin, qu'est-ce qu'il voit sur la grande porte du Temple? encore Pipelet-Cabrion, toujours avec un trait d'union; il va toujours; à chaque pas, monsieur Rodolphe, il voit écrits ces damnés noms sur les murs des maisons, sur les portes, partout Pipelet-Cabrion[5]. Mon vieux chéri commençait à y voir trente-six chandelles; il croyait que tous les passants le regardaient; il enfonçait son chapeau sur son nez, tant il était honteux. Il prend le boulevard, croyant que ce gueux de Cabrion aura borné ses immondices à la rue du Temple. Ah bien! oui... tout le long des boulevards, à chaque endroit où il y avait de quoi écrire, toujours Pipelet-Cabrion à mort!... Enfin le pauvre cher homme est arrivé si bouleversé chez le propriétaire qu'après avoir bredouillé, pataugé, barboté pendant un quart d'heure au vis-à-vis du propriétaire, celui-ci n'a rien compris du tout à ce qu'Alfred venait lui chanter; il l'a renvoyé en l'appelant vieil imbécile, et lui a dit de m'envoyer pour expliquer la chose. Bon! Alfred sort, s'en revient par un autre chemin pour éviter les noms qu'il avait vus écrits sut les murs... Ah bien! oui...

—Encore Pipelet et Cabrion!

—Comme vous dites, mon roi des locataires; de façon que le pauvre cher homme m'est arrivé ici abruti, ahuri, voulant s'exiler. Il me raconte l'histoire, je le calme comme je peux, je le laisse, et je pars avec Mlle Cecily pour aller chez le notaire... avant d'aller chez le propriétaire... Vous croyez que c'est tout? Joliment! À peine avais-je le dos tourné, que ce Cabrion, qui avait guetté ma sortie, eut le front d'envoyer ici deux grandes drôlesses qui se sont mises aux trousses d'Alfred... Tenez, les cheveux m'en dressent sur la tête... je vous dirai cela tout à l'heure... finissons du notaire.

«Je pars donc en fiacre avec Mlle Cecily... comme vous me l'aviez recommandé... Elle avait son joli costume de paysanne allemande, vu qu'elle arrivait et qu'elle n'avait pas eu le temps de s'en faire faire un autre, ainsi que je devais le dire à M. Ferrand.

«Vous me croirez si vous voulez, mon roi des locataires, j'ai vu bien des jolies filles; je me suis vue moi-même dans mon printemps; mais jamais je n'ai vu (moi comprise) une jeunesse qui puisse approcher à cent piques de Cecily. Elle a surtout dans le regard de ses grands scélérats d'yeux noirs... quelque chose... quelque chose... enfin on ne sait pas ce que c'est; mais pour sûr... il y a quelque chose qui vous frappe... Quels yeux!

«Enfin, tenez, Alfred n'est pas suspect; eh bien! la première fois qu'elle l'a regardé, il est devenu rouge comme une carotte, ce pauvre vieux chéri... et pour rien au monde il n'aurait voulu fixer la donzelle une seconde fois... il en a eu pour une heure à se trémousser sur sa chaise, comme s'il avait été assis sur des orties; il m'a dit après qu'il ne savait pas comment ça se faisait, mais que le regard de Cecily lui avait rappelé toutes les histoires de cet effronté de Bradamanti sur les sauvagesses qui le faisaient tant rougir, ma vieille bégueule d'Alfred...

—Mais le notaire? Le notaire?

—M'y voilà, monsieur Rodolphe. Il était environ sept heures du soir quand nous arrivons chez M. Ferrand; je dis au portier d'avertir son maître que c'est Mme Pipelet qui est là avec la bonne dont Mme Séraphin lui a parlé et qu'elle lui a dit d'amener. Là-dessus, le portier pousse un soupir et me demande si je sais ce qui est arrivé à Mme Séraphin. Je lui dis que non... Ah! monsieur Rodolphe, en voilà encore un autre tremblement!

—Quoi donc?

—La Séraphin s'est noyée dans une partie de campagne qu'elle avait été faire avec une de ses parentes.

—Noyée!... Une partie de campagne en hiver!... dit Rodolphe surpris.

—Mon Dieu, oui, monsieur Rodolphe, noyée... Quant à moi, ça m'étonne plus que cela ne m'attriste; car depuis le malheur de cette pauvre Louise, qu'elle avait dénoncée, je la détestais, la Séraphin. Aussi, ma foi, je me dis: «Elle s'est noyée, eh bien! elle s'est noyée, après tout... je n'en mourrai pas...» Voilà mon caractère.

—Et M. Ferrand?

—Le portier me dit d'abord qu'il ne croyait pas que je pourrais voir son maître, et me prie d'attendre dans sa loge; mais au bout d'un moment il revient me chercher; nous traversons la cour et nous entrons dans une chambre au rez-de-chaussée.

«Il n'y avait qu'une mauvaise chandelle pour éclairer. Le notaire était assis au coin d'un feu où fumaillait un restant de tison... Quelle baraque! Je n'avais jamais vu M. Ferrand... Dieu de Dieu, est-il vilain! En voilà encore un qui aurait beau m'offrir le trône de l'Arabie pour faire des traits à Alfred...

—Et le notaire a-t-il paru frappé de la beauté de Cecily?

—Est-ce qu'on peut le savoir avec ses lunettes vertes?... Un vieux sacristain pareil, ça ne doit pas se connaître en femmes. Pourtant, quand nous sommes entrées toutes les deux, il a fait comme un soubresaut sur sa chaise; c'était sans doute l'étonnement de voir le costume alsacien de Cecily; car elle avait (en cent milliards de fois mieux) la tournure d'une de ces marchandes de petits balais, avec ses cotillons courts et ses jolies jambes chaussées de bas bleus à coins rouges: sapristi... quel mollet!... et la cheville si mince!... et le pied si mignon!... Finalement le notaire a eu l'air ahuri en la voyant.

—C'était sans doute la bizarrerie du costume de Cecily qui le frappait?

—Faut croire; mais le moment croustilleux approchait. Heureusement je me suis rappelé la maxime que vous m'avez dite, monsieur Rodolphe; ça a été mon salut.

—Quelle maxime?

—Vous savez: «C'est assez que l'un veuille pour que l'autre ne veuille pas, ou que l'un ne veuille pas pour que l'autre veuille.» Alors je me dis à moi-même: «Il faut que je débarrasse mon roi des locataires de son Allemande, en la colloquant au maître de Louise; hardi! je vas faire une frime»; et voilà que je dis au notaire, sans lui donner le temps de respirer:

«Pardon, monsieur, si ma nièce vient habillée à la mode de son pays; mais elle arrive, elle n'a que ces vêtements-là, et je n'ai pas de quoi lui en faire faire d'autres, d'autant plus que ça ne sera pas la peine; car nous venons seulement pour vous remercier d'avoir dit à Mme Séraphin que vous consentiez à voir Cecily, d'après les bons renseignements que j'avais donnés sur elle; mais je ne crois pas qu'elle puisse convenir à monsieur.»

—Très-bien, madame Pipelet.

«—Pourquoi votre nièce ne me conviendrait-elle pas? dit le notaire, qui s'était remis au coin de son feu, et avait l'air de nous regarder par-dessus ses lunettes.

«—Parce que Cecily commence à avoir le mal du pays, monsieur. Il n'y a pas trois jours qu'elle est ici, et elle veut déjà s'en retourner, quand elle devrait mendier sur la route en vendant de petits balais comme ses payses.

«—Et vous qui êtes sa parente, me dit M. Ferrand, vous souffririez cela?

«—Dame, monsieur, je suis sa parente, c'est vrai; mais elle est orpheline, elle a vingt ans, et elle est maîtresse de ses actions.

«—Bah! bah! maîtresse de ses actions, à cet âge-là on doit obéir à ses parents», reprit-il brusquement.

«Là-dessus voilà Cecily qui se met à pleurnicher et à trembler en se serrant contre moi; c'était le notaire qui lui faisait peur, bien sûr...

—Et Jacques Ferrand?

—Il grommelait toujours en maronnant: «Abandonner une fille à cet âge-là, c'est vouloir la perdre! S'en retourner en Allemagne en mendiant, belle ressource! et vous, sa tante, vous souffrez une telle conduite?...»

«Bien, bien, que je me dis, tu vas tout seul, grigou, je te colloquerai Cecily ou j'y perdrai mon nom.»

«—Je suis sa tante, c'est vrai, que je réponds en grognant, et c'est une malheureuse parenté pour moi; j'ai bien assez de charges; j'aimerais autant que ma nièce s'en aille, que de l'avoir sur les bras. Que le diable emporte les parents qui vous envoient une grande fille comme ça sans seulement l'affranchir!» Pour le coup, voilà Cecily, qui avait l'air d'avoir le mot, qui se met à fondre en larmes... Là-dessus le notaire prend son creux comme un prédicateur et se met à me dire:

«—Vous devez compte à Dieu du dépôt que la Providence a remis entre vos mains; ce serait un crime que d'exposer cette jeune fille à la perdition. Je consens à vous aider dans une œuvre charitable; si votre nièce me promet d'être laborieuse, honnête et pieuse, et surtout de ne jamais, mais jamais sortir de chez moi, j'aurai pitié d'elle, et je la prendrai à mon service.

«—Non, non, j'aime mieux m'en retourner au pays», dit Cecily en pleurant encore.

«Sa dangereuse fausseté ne lui a pas fait défaut..., pensa Rodolphe; la diabolique créature a, je le vois, parfaitement compris les ordres du baron de Graün.» Puis le prince reprit tout haut:

—M. Ferrand paraissait-il contrarié de la résistance de Cecily?

—Oui, monsieur Rodolphe; il maronnait entre ses dents et il lui a dit brusquement:

«—Il ne s'agit pas de ce que vous aimeriez mieux, mademoiselle, mais de ce qui est convenable et décent; le ciel ne vous abandonnera pas si vous menez une bonne conduite et si vous accomplissez vos devoirs religieux. Vous serez ici dans une maison aussi sévère que sainte; si votre tante vous aime réellement, elle profitera de mon offre; vous aurez des gages faibles d'abord; mais, si par votre sagesse et votre zèle vous méritez mieux, plus tard peut-être je les augmenterai.»

«Bon! que je m'écrie à moi-même, enfoncé le notaire! Voilà Cecily colloquée chez toi, vieux fesse-mathieu, vieux sans-cœur! La Séraphin était à ton service depuis des années, et tu n'as pas seulement l'air de te souvenir qu'elle s'est noyée avant-hier...» Et je reprends tout haut:

«—Sans doute, monsieur, la place est avantageuse, mais si cette jeunesse a le mal du pays...

«—Ce mal passera, me répond le notaire; voyons, décidez-vous... est-ce oui ou non? Si vous y consentez, amenez-moi votre nièce demain soir à la même heure, et elle entrera tout de suite à mon service... mon portier la mettra au fait... Quant aux gages je donne, en commençant, vingt francs par mois et vous serez nourrie.

«—Ah! monsieur, vous mettrez bien cinq francs de plus?...

«—Non, plus tard... si je suis content, nous verrons... Mais je dois vous prévenir que votre nièce ne sortira jamais et que personne ne viendra la voir.

«—Eh! mon Dieu, monsieur, qui voulez-vous qui vienne la voir? Elle ne connaît que moi à Paris, et j'ai ma porte à garder; ça m'a assez dérangée d'être obligée de l'accompagner ici; vous ne me verrez plus, elle me sera aussi étrangère que si elle n'était jamais venue de son pays. Quant à ce qu'elle ne sorte pas, il y a un moyen bien simple: laissez-lui le costume de son pays, elle n'osera pas aller habillée comme cela dans les rues.

«—Vous avez raison, me dit le notaire; c'est d'ailleurs respectable de tenir aux vêtements de son pays... Elle restera donc vêtue en Alsacienne.

«—Allons, que je dis à Cecily, qui, la tête basse, pleurnichait toujours, il faut te décider, ma fille; une bonne place dans une honnête maison ne se trouve pas tous les jours; et d'ailleurs, si tu refuses, arrange-toi comme tu voudras, je ne m'en mêle plus.»

«Là-dessus Cecily répond en soupirant, le cœur tout gros, qu'elle consent à rester, mais à condition que si, dans une quinzaine de jours, le mal du pays la tourmente trop, elle pourra s'en aller.

«—Je ne veux pas vous garder de force, dit le notaire, et je ne suis pas embarrassé de trouver des servantes. Voilà votre denier à Dieu: votre tante n'aura qu'à vous ramener ici demain soir.»

«Cecily n'avait pas cessé de pleurnicher. J'ai accepté pour elle le denier à Dieu de quarante sous de ce vieux pingre et nous sommes revenues ici.

—Très-bien, madame Pipelet! Je n'oublie pas ma promesse; voilà ce que je vous ai promis si vous parveniez à me placer cette pauvre fille qui m'embarrassait...

—Attendez à demain, mon roi des locataires, dit Mme Pipelet en refusant l'argent de Rodolphe; car enfin M. Ferrand n'a qu'à se raviser, quand ce soir je vas lui conduire Cecily...

—Je ne crois pas qu'il se ravise; mais où est-elle?

—Dans le cabinet qui dépend de l'appartement du commandant; elle n'en bouge pas d'après vos ordres; elle a l'air résignée comme un mouton, quoiqu'elle ait des yeux... ah! quels yeux!... Mais à propos du commandant, est-il intrigant! Lorsqu'il est venu lui-même surveiller l'emballement de ses meubles, est-ce qu'il ne m'a pas dit que s'il venait ici des lettres adressées à une Mme Vincent, c'était pour lui, et de les lui envoyer rue Mondovi, n° 5? Il se fait écrire sous un nom de femme, ce bel oiseau! Comme c'est malin!... Mais ce n'est pas tout, est-ce qu'il n'a pas eu l'effronterie de me demander ce qu'était devenu son bois!...

«—Votre bois!... Pourquoi donc pas votre forêt tout de suite?» que je lui ai répondu. Tiens, c'est vrai pour deux mauvaises voies... de rien du tout: une de flotté et une de neuf, car il n'avait pas pris tout bois neuf, le grippe-sous... fait-il son embarras! Son bois! «Je l'ai brûlé, votre bois, que je lui dis, pour sauver vos effets de l'humidité: sans cela il aurait poussé des champignons sur votre calotte brodée et sur votre robe de chambre de ver luisant, que vous avez mise joliment souvent pour le roi de Prusse... en attendant cette petite dame qui se moquait de vous.»

Un gémissement sourd et plaintif d'Alfred interrompit Mme Pipelet.

—Voilà le vieux chéri qui rumine, il va s'éveiller... Vous permettez, mon roi des locataires?

—Certainement... j'ai d'ailleurs encore quelques renseignements à vous demander...

—Eh bien! vieux chéri, comment ça va-t-il? demanda Mme Pipelet à son mari, en ouvrant ses rideaux; voilà M. Rodolphe; il sait la nouvelle infamie de Cabrion, il te plaint de tout son cœur.

—Ah! monsieur, dit Alfred en tournant languissamment sa tête vers Rodolphe, cette fois je n'en relèverai pas... le monstre m'a frappé au cœur... Je suis l'objet des brocards de la capitale... mon nom se lit sur tous les murs de Paris... accolé à celui de ce misérable, Pipelet-Cabrion, avec un énorme trait d'union... môssieur... un trait d'union... moi!... uni à cet infernal polisson aux yeux de la capitale de l'Europe!

—M. Rodolphe sait cela... mais ce qu'il ne sait pas, c'est ton aventure d'hier soir avec ces deux grandes drôlesses.

—Ah! monsieur, il avait gardé sa plus monstrueuse infamie pour la dernière; celle-là a passé toutes les bornes, dit Alfred d'une voix dolente.

—Voyons, mon cher monsieur Pipelet... racontez-moi ce nouveau malheur.

—Tout ce qu'il m'a fait jusqu'à présent n'était rien auprès de cela, monsieur... Il est arrivé à ses fins... grâce aux procédés les plus honteux... Je ne sais si je vais avoir la force de vous faire ce narré... la confusion... la pudeur m'entraveront à chaque pas.

M. Pipelet s'étant mis péniblement sur son séant croisa pudiquement les revers de son gilet de laine et commença en ces termes:

—Mon épouse venait de sortir; absorbé dans l'amertume que me causait la nouvelle prostitution de mon nom écrit sur tous les murs de la capitale, je cherchais à me distraire en m'occupant d'un ressemelage d'une botte vingt fois reprise et vingt fois abandonnée, grâce aux opiniâtres persécutions de mon bourreau. J'étais assis devant une table, lorsque je vois la porte de ma loge s'ouvrir et une femme entrer.

«Cette femme était enveloppée d'un manteau à capuchon; je me soulevai honnêtement de mon siège et portai la main à mon chapeau. À ce moment une seconde femme, aussi enveloppée d'un manteau à capuchon, entre dans ma loge et ferme la porte en dedans... Quoique étonné de la familiarité de ce procédé et du silence que gardaient les deux femmes, je me ressoulève de ma chaise, et je reporte la main à mon chapeau... Alors, monsieur... non, non, je ne pourrai jamais... ma pudeur se révolte...

—Voyons, vieille bégueule... nous sommes entre hommes... va donc.

—Alors, reprit Alfred en devenant cramoisi, les manteaux tombent et qu'est-ce que je vois? Deux espèces de sirènes ou de nymphes, sans autres vêtements qu'une tunique de feuillage, la tête aussi couronnée de feuillage; j'étais pétrifié... Alors toutes deux s'avancent vers moi en me tendant leurs bras, comme pour m'engager à m'y précipiter[6]...

—Les coquines!... dit Anastasie.

—Les avances de ces impudiques me révoltèrent, reprit Alfred, animé d'une chaste indignation; et, selon cette habitude qui ne m'abandonne jamais dans les circonstances les plus critiques de ma vie, je restai complètement immobile sur ma chaise; alors, profitant de ma stupeur, les deux sirènes s'approchent avec une espèce de cadence, en faisant des ronds de jambe et en arrondissant les bras... Je m'immobilise de plus en plus. Elles m'atteignent... elles m'enlacent.

—Enlacer un homme d'âge et marié... les gredines! Ah! si j'avais été là... avec mon manche à balai..., s'écria Anastasie, je vous en aurais donné, de la cadence et des ronds de jambe, gourgandines!

—Quand je me sens enlacé, reprit Alfred, mon sang ne fait qu'un tour... j'ai la petite mort... Alors l'une des sirènes... la plus effrontée, une grande blonde, se penche sur mon épaule, m'enlève mon chapeau et me met le chef à nu, toujours en cadence... avec des ronds de jambe et en arrondissant les bras. Alors sa complice, tirant une paire de ciseaux de son feuillage, rassemble en une énorme mèche tout ce qui me restait de cheveux derrière la tête, et me coupe le tout, monsieur, le tout... toujours avec des ronds de jambe; puis elle dit en chantonnant et en cadençant: «C'est pour Cabrion...» Et l'autre impudique de répéter en chœur: «C'est pour Cabrion... c'est pour Cabrion!»

Après une pause accompagnée d'un soupir douloureux, Alfred reprit:

—Pendant cette impudente spoliation... je lève les yeux et je vois collée aux vitres de la loge la figure infernale de Cabrion avec sa barbe et son chapeau pointu... il riait, il riait... il était hideux. Pour échapper à cette vision odieuse, je ferme les yeux... Quand je les ai rouverts, tout avait disparu... je me suis retrouvé sur ma chaise... le chef à nu et complètement dévasté!... Vous le voyez, monsieur, Cabrion est arrivé à ses fins à force de ruse, d'opiniâtreté et d'audace... et par quels moyens, mon Dieu!... Il voulait me faire passer pour son ami!... Il a commencé par afficher ici que nous faisions commerce d'amitié ensemble. Non content de cela... à cette heure mon nom est accolé au sien sur tous les murs de la capitale avec un énorme trait d'union. Il n'y a pas à cette heure un habitant de Paris qui mette en doute mon intimité avec ce misérable; il voulait de mes cheveux, il en a... il les a tous, grâce aux exactions de ces sirènes effrontées. Maintenant, monsieur, vous le voyez, il ne me reste qu'à quitter la France... ma belle France... où je croyais vivre et mourir...

Et Alfred se jeta à la renverse sur son lit en joignant les mains.

—Mais au contraire, vieux chéri, maintenant qu'il a de tes cheveux, il te laissera tranquille.

—Me laisser tranquille! s'écria M. Pipelet avec un soubresaut convulsif; mais tu ne le connais pas, il est insatiable. Maintenant qui sait ce qu'il voudra de moi?

Rigolette, paraissant à l'entrée de la loge, mit un terme aux lamentations de M. Pipelet.

—N'entrez pas, mademoiselle! cria M. Pipelet, fidèle à ses habitudes de chaste susceptibilité. Je suis au lit et en linge.

Ce disant, il tira un de ses draps jusqu'à son menton. Rigolette s'arrêta discrètement au seuil de la porte.

—Justement, ma voisine, j'allais chez vous, lui dit Rodolphe. Veuillez m'attendre un moment. Puis, s'adressant à Anastasie: N'oubliez pas de conduire Cecily ce soir chez M. Ferrand.

—Soyez tranquille, mon roi des locataires, à sept heures, elle y sera installée. Maintenant que la femme Morel peut marcher, je la prierai de garder ma loge, car Alfred ne voudrait pas, pour un empire, rester tout seul.


IX

Voisin et voisine

Les roses du teint de Rigolette pâlissaient de plus en plus; sa charmante figure, jusqu'alors si fraîche, si ronde, commençait à s'allonger un peu; sa piquante physionomie, ordinairement si animée, si vive, était devenue sérieuse et plus triste encore qu'elle ne l'était lors de la dernière entrevue de la grisette et de Fleur-de-Marie à la porte de la prison de Saint-Lazare.

—Combien je suis contente de vous rencontrer mon voisin, dit Rigolette à Rodolphe lorsque celui-ci fut sorti de la loge de Mme Pipelet. J'ai bien des choses à vous dire, allez...

—D'abord, ma voisine, comment vous portez-vous? Voyons, cette jolie figure... est-elle toujours rose et gaie? Hélas! non; je vous trouve pâle... Je suis sûr que vous travaillez trop...

—Oh! non, monsieur Rodolphe, je vous assure que maintenant je suis faite à ce petit surcroît d'ouvrage... Ce qui ne change, c'est tout bonnement le chagrin. Mon Dieu oui, toutes les fois que je vois ce pauvre Germain, je m'attriste de plus en plus.

—Il est donc toujours bien abattu?

—Plus que jamais, monsieur Rodolphe, et ce qui est désolant, c'est que tout ce que je fais pour le consoler tourne contre moi, c'est comme un sort... Et une larme vint voiler les grands yeux noirs de Rigolette.

—Expliquez-moi cela, ma voisine.

—Hier, par exemple, je vais le voir et lui porter un livre qu'il m'avait priée de lui procurer, parce que c'était un roman que nous lisions dans notre bon temps de voisinage. À la vue de ce livre il fond en larmes; cela ne m'étonne pas, c'était bien naturel... Dame!... ce souvenir de nos soirées si tranquilles, si gentilles au coin de mon poêle, dans ma jolie petite chambre, comparer cela à son affreuse vie de prison; pauvre Germain! c'est bien cruel.

—Rassurez-vous, dit Rodolphe à la jeune fille. Lorsque Germain sera hors de prison et que son innocence sera reconnue, il retrouvera sa mère, des amis, et il oubliera bien vite auprès d'eux et de vous ces durs moments d'épreuve.

—Oui; mais jusque-là, monsieur Rodolphe, il va encore se tourmenter davantage. Et puis, ce n'est pas tout...

—Qu'y a-t-il encore?

—Comme il est le seul honnête homme au milieu de ces bandits, ils l'ont en grippe, parce qu'il ne peut pas prendre sur lui de frayer avec eux. Le gardien du parloir, un bien brave homme, m'a dit d'engager Germain, dans son intérêt, à être moins fier... à tâcher de se familiariser avec ces mauvaises gens... mais il ne le peut pas, c'est plus fort que lui, et je tremble qu'un jour ou l'autre on ne lui fasse du mal... Puis, s'interrompant tout à coup et essuyant une larme, Rigolette reprit: Mais, voyez donc, je ne pense qu'à moi, et j'oubliais de vous parler de la Goualeuse.

—De la Goualeuse? dit Rodolphe avec surprise.

—Avant-hier, en allant voir Louise à Saint-Lazare, je l'ai rencontrée.

—La Goualeuse?

—Oui, monsieur Rodolphe.

—À Saint-Lazare?

—Elle en sortait avec une vieille dame.

—C'est impossible!... s'écria Rodolphe stupéfait.

—Je vous assure que c'était bien elle, mon voisin.

—Vous vous serez trompée.

—Non, non; quoiqu'elle fût vêtue en paysanne, je l'ai tout de suite reconnue: elle est toujours bien jolie, quoique pâle, et elle a le même petit air doux et triste qu'autrefois.

—Elle, à Paris... sans que j'en sois instruit! Je ne puis le croire. Et que venait-elle faire à Saint-Lazare?

—Comme moi, voir une prisonnière sans doute; je n'ai pas eu le temps de lui en demander davantage; la vieille dame qui l'accompagnait avait l'air si grognon et si pressé... Ainsi, vous la connaissez aussi, la Goualeuse, monsieur Rodolphe?

—Certainement.

—Alors plus de doute, c'est bien de vous qu'elle m'a parlé.

—De moi?

—Oui, mon voisin. Figurez-vous que je lui racontais le malheur de Louise et de Germain, tous deux si bons et honnêtes et si persécutés par ce vilain M. Jacques Ferrand, me gardant bien de lui apprendre, comme vous me l'aviez défendu, que vous vous intéressiez à eux; alors la Goualeuse m'a dit que si une personne généreuse qu'elle connaissait était instruite du sort malheureux et peu mérité de mes deux pauvres prisonniers, elle viendrait bien sûr à leur secours; je lui ai demandé le nom de cette personne, et elle vous a nommé, monsieur Rodolphe.

—C'est elle, c'est bien elle...

—Vous pensez que nous avons été bien étonnées toutes deux de cette découverte ou de cette ressemblance de nom; aussi nous nous sommes promis de nous écrire si notre Rodolphe était le même... Et il paraît que vous êtes le même, mon voisin.

—Oui, je me suis aussi intéressé à cette pauvre enfant... Mais ce que vous me dites de sa présence à Paris me surprend tellement que si vous ne m'aviez pas donné tant de détails sur votre entrevue avec elle, j'aurais persisté à croire que vous vous trompiez... Mais adieu... ma voisine, ce que vous venez de m'apprendre à propos de la Goualeuse m'oblige de vous quitter... Restez toujours aussi réservée à l'égard de Louise et de Germain sur la protection que des amis inconnus leur manifesteront lorsqu'il en sera temps. Ce secret est plus nécessaire que jamais. À propos, comment va la famille Morel?

—De mieux en mieux, monsieur Rodolphe; la mère est tout à fait sur pied maintenant; les enfants reprennent à vue d'œil. Tout le ménage vous doit la vie, le bonheur... Vous êtes si généreux pour eux!... Et ce pauvre Morel, lui, comment va-t-il?

—Mieux... J'ai eu hier de ses nouvelles; il semble avoir de temps en temps quelques moments lucides; on a bon espoir de le guérir de sa folie... Allons, courage, et à bientôt, ma voisine... Vous n'avez besoin de rien? Le gain de votre travail vous suffit toujours?

—Oh! oui, monsieur Rodolphe; je prends un peu sur mes nuits, et ce n'est guère dommage, allez, car je ne dors presque plus.

—Hélas! ma pauvre petite voisine, je crains bien que papa Crétu et Ramonette ne chantent plus beaucoup s'ils vous attendent pour commencer.

—Vous ne vous trompez pas, monsieur Rodolphe; mes oiseaux et moi nous ne chantons plus, mon Dieu non; mais, tenez, vous allez vous moquer, eh bien! il me semble qu'ils comprennent que je suis triste; oui, au lieu de gazouiller gaiement quand j'arrive, ils font un petit ramage si doux, si plaintif, qu'ils ont l'air de vouloir me consoler. Je suis folle, n'est-ce pas, de croire cela, monsieur Rodolphe?

—Pas du tout; je suis sûr que vos bons amis les oiseaux vous aiment trop pour ne pas s'apercevoir de votre chagrin.

—Au fait, ces pauvres petites bêtes sont si intelligentes! dit naïvement Rigolette, très-contente d'être rassurée sur la sagacité de ses compagnons de solitude.

—Sans doute, rien de plus intelligent que la reconnaissance. Allons, adieu... Bientôt, ma voisine, avant peu, je l'espère, vos jolis yeux seront redevenus bien vifs, vos joues bien roses, et vos chants si gais, si gais, que papa Crétu et Ramonette pourront à peine vous suivre.

—Puissiez-vous dire vrai, monsieur Rodolphe! reprit Rigolette avec un grand soupir. Allons, adieu, mon voisin.

—Adieu, ma voisine, et à bientôt.

Rodolphe, ne pouvant comprendre comment Mme Georges avait, sans l'en prévenir, amené ou envoyé Fleur-de-Marie à Paris, se rendit chez lui pour envoyer un exprès à la ferme de Bouqueval.

Au moment où il rentrait rue Plumet, il vit une voiture de poste s'arrêter devant la porte de l'hôtel: c'était Murph qui revenait de Normandie.

Le squire y était allé, nous l'avons dit, pour déjouer les sinistres projets de la belle-mère de Mme d'Harville et de Bradamanti son complice.


X

Murph et Polidori

La figure de sir Walter Murph était rayonnante.

En descendant de voiture, il remit à un des gens du prince une paire de pistolets, ôta sa longue redingote de voyage et, sans prendre le temps de changer de vêtements, il suivit Rodolphe, qui, impatient, l'avait précédé dans son appartement.

—Bonne nouvelle, monseigneur, bonne nouvelle! s'écria le squire lorsqu'il se trouva seul avec Rodolphe; les misérables sont démasqués, M. d'Orbigny est sauvé... vous m'avez fait partir à temps... Une heure de retard... un nouveau crime était commis!

—Et Mme d'Harville?

—Elle est tout à la joie que lui cause le retour de l'affection de son père, et tout au bonheur d'être arrivée, grâce à vos conseils, assez à temps pour l'arracher à une mort certaine.

—Ainsi, Polidori...

—Était encore cette fois le digne complice de la belle-mère de Mme d'Harville. Mais quel monstre que cette belle-mère!... Quel sang-froid! Quelle audace!... Et ce Polidori!... Ah! monseigneur, vous avez bien voulu quelquefois me remercier de ce que vous appeliez mes preuves de dévouement...

—J'ai toujours dit les preuves de ton amitié, mon bon Murph...

—Eh bien! monseigneur, jamais, non, jamais cette amitié n'a été mise à une plus rude épreuve que dans cette circonstance, dit le squire d'un air moitié sérieux, moitié plaisant.

—Comment cela?

—Les déguisements de charbonnier, les pérégrinations dans la Cité, et tutti quanti, cela n'a rien été, monseigneur, rien absolument, auprès du voyage que je viens de faire avec cet infernal Polidori.

—Que dis-tu? Polidori...

—Je l'ai ramené...

—Avec toi?

—Avec moi... Jugez... quelle compagnie... pendant douze heures côte à côte avec l'homme que je méprise et que je hais le plus au monde. Autant voyager avec un serpent... ma bête d'antipathie.

—Et où est Polidori, maintenant?

—Dans la maison de l'allée des Veuves... sous bonne et sûre garde...

—Il n'a donc fait aucune résistance pour te suivre?

—Aucune... Je lui ai laissé le choix d'être arrêté sur-le-champ par les autorités françaises ou d'être mon prisonnier allée des Veuves: il n'a pas hésité.

—Tu as eu raison, il vaut mieux l'avoir ainsi sous la main. Tu es un homme d'or, mon vieux Murph; mais raconte-moi ton voyage... Je suis impatient de savoir comment cette femme indigne et son indigne complice ont été enfin démasqués.

—Rien de plus simple: je n'ai eu qu'à suivre vos instructions à la lettre pour terrifier et écraser ces infâmes. Dans cette circonstance, monseigneur, vous avez sauvé, comme toujours, des gens de bien, et puni des méchants. Noble providence que vous êtes!...

—Sir Walter, sir Walter, rappelez-vous les flatteries du baron de Graün..., dit Rodolphe en souriant.

—Allons, soit, monseigneur. Je commencerai donc ou plutôt vous voudrez bien lire d'abord cette lettre de Mme la marquise d'Harville, qui vous instruira de tout ce qui s'est passé avant que mon arrivée ait confondu Polidori.

—Une lettre?... Donne vite.

Murph, remettant à Rodolphe la lettre de la marquise, ajouta:

—Ainsi que cela était convenu, au lieu d'accompagner Mme d'Harville chez son père, j'étais descendu à une auberge servant de tournebride, à deux pas du château, où je devais attendre que Mme la marquise me fît demander.

Rodolphe lut ce qui suit avec une tendre et impatiente sollicitude:

«Monseigneur,

«Après tout ce que je vous dois déjà, je vous devrai la vie de mon père!...

«Je laisse parler les faits: ils vous diront mieux que moi quels nouveaux trésors de gratitude envers vous je viens d'amasser dans mon cœur.

«Comprenant toute l'importance des conseils que vous m'avez fait donner par sir Walter Murph, qui m'a rejointe sur la route de Normandie, presque à ma sortie de Paris, je suis arrivée en toute hâte au château des Aubiers.

Je ne sais pourquoi la physionomie des gens qui me reçurent me parut sinistre; je ne vis parmi eux aucun des anciens serviteurs de notre maison: personne ne me connaissait; je fus obligée de me nommer. J'appris que depuis quelques jours mon père était très-souffrant, et que ma belle-mère venait de ramener un médecin de Paris.

«Plus de doute, il s'agissait du docteur Polidori.

«Voulant me faire conduire à l'instant auprès de mon père, je demandai où était un vieux valet de chambre auquel il était très-attaché. Depuis quelque temps cet homme avait quitté le château; ces renseignements m'étaient donnés par un intendant qui m'avait conduite dans mon appartement, disant qu'il allait prévenir ma belle-mère de mon arrivée.

«Était-ce illusion, prévention? il me semblait que ma venue était même importune aux gens de mon père. Tout dans le château me paraissait morne, sinistre. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, on cherche à tirer des inductions des moindres circonstances. Je remarquai partout des marques de désordre, d'incurie, comme si on avait trouvé inutile de soigner une habitation qui devait être bientôt abandonnée...

«Mes inquiétudes, mes angoisses augmentaient à chaque instant. Après avoir établi ma fille et sa gouvernante dans mon appartement, j'allais me rendre chez mon père, lorsque ma belle-mère entra.

«Malgré sa fausseté, malgré l'empire qu'elle possédait ordinairement sur elle-même, elle parut atterrée de ma brusque arrivée.

«—M. d'Orbigny ne s'attend pas a votre visite, madame, me dit-elle. Il est si souffrant qu'une pareille surprise lui serait funeste. Je crois donc convenable de lui laisser ignorer votre présence; il ne pourrait aucunement se l'expliquer, et...

«Je ne la laissai pas achever.

«—Un grand malheur est arrivé, madame, lui dis-je. M. d'Harville est mort... victime d'une funeste imprudence. Après un si déplorable événement, je ne pouvais rester à Paris chez moi, et je viens passer auprès de mon père les premiers temps de mon deuil.

«—Vous êtes veuve!... Ah! c'est un bonheur insolent! s'écria ma belle-mère avec rage.

«D'après ce que vous savez du malheureux mariage que cette femme avait tramé pour se venger de moi, vous comprendrez, monseigneur, l'atrocité de son exclamation.

«—C'est parce que je crains que vous ne vouliez être aussi insolemment heureuse que moi, madame, que je viens ici, lui dis-je, peut-être imprudemment. Je veux voir mon père.

«—Cela est impossible en ce moment, me dit-elle en pâlissant; votre aspect lui causerait une révolution dangereuse.

«—Puisque mon père est si gravement malade, m'écriai-je, comment n'en suis-je pas instruite?

«—Telle a été la volonté de M. d'Orbigny, me répondit ma belle-mère.

«—Je ne vous crois pas, madame, et je vais m'assurer de la vérité, lui dis-je en faisant un pas pour sortir de ma chambre.

«—Je vous répète que votre vue inattendue peut faire un mal horrible à votre père, s'écria-t-elle en se plaçant devant moi pour me barrer le passage. Je ne souffrirai pas que vous entriez chez lui sans que je l'aie prévenu de votre retour avec les ménagements que réclame sa position.

«J'étais dans une cruelle perplexité, monseigneur. Une brusque surprise pouvait, en effet, porter un coup dangereux à mon père; mais cette femme, ordinairement si froide, si maîtresse d'elle-même, me semblait tellement épouvantée de ma présence, j'avais tant de raisons de douter de la sincérité de sa sollicitude pour la santé de celui qu'elle avait épousé par cupidité, enfin la présence du docteur Polidori, le meurtrier de ma mère, me causait une terreur si grande, que, croyant la vie de mon père menacée, je n'hésitai pas entre l'espoir de le sauver et la crainte de lui causer une émotion fâcheuse.

«—Je verrai mon père à l'instant, dis-je à ma belle-mère.

«Et quoique celle-ci m'eût saisie par le bras, je passai outre...

«Perdant complètement l'esprit, cette femme voulut, une seconde fois, presque par force, m'empêcher de sortir de ma chambre... Cette incroyable résistance redoubla ma frayeur, je me dégageai de ses mains. Connaissant l'appartement de mon père, j'y courus rapidement: j'entrai...

«Ô monseigneur! de ma vie je n'oublierai cette scène et le tableau qui s'offrit à ma vue...

«Mon père, presque méconnaissable, pâle, amaigri, la souffrance peinte sur tous les traits, la tête renversée sur un oreiller, était étendu dans un grand fauteuil...

«Au coin de la cheminée, debout auprès de lui, le docteur Polidori s'apprêtait à verser dans une tasse que lui présentait une garde-malade quelques gouttes d'une liqueur contenue dans un petit flacon de cristal qu'il tenait à la main...

«Sa longue barbe rousse donnait une expression plus sinistre encore à sa physionomie. J'entrai si précipitamment qu'il fit un geste de surprise, échangea un regard d'intelligence avec ma belle-mère qui me suivait en hâte, et au lieu de faire prendre à mon père la potion qu'il lui avait préparée, il posa brusquement le flacon sur la cheminée.

«Guidée par un instinct dont il m'est encore impossible de me rendre compte, mon premier mouvement fut de m'emparer de ce flacon.

«Remarquant aussitôt la surprise et la frayeur de ma belle-mère et de Polidori, je me félicitai de mon action. Mon père, stupéfait, semblait irrité de me voir, je m'y attendais. Polidori me lança un coup d'œil féroce; malgré la présence de mon père et celle de la garde-malade, je craignis que ce misérable, voyant son crime presque découvert, ne se portât contre moi à quelque extrémité.

«Je sentis le besoin d'un appui dans ce moment décisif, je sonnai: un des gens de mon père accourut; je le priai de dire à mon valet de chambre (il était prévenu) d'aller chercher quelques objets que j'avais laissés au tournebride; sir Walter Murph savait que, pour ne pas éveiller les soupçons de ma belle-mère dans le cas où je serais obligée de donner mes ordres devant elle, j'emploierais ce moyen pour le mander auprès de moi...

«La surprise de mon père, de ma belle-mère, était telle que le domestique sortit avant qu'ils eussent pu dire un mot: je fus rassurée; au bout de quelques instants sir Walter Murph serait auprès de moi...

«—Qu'est-ce que cela signifie? me dit enfin mon père d'une voix faible, mais impérieuse et courroucée. Vous ici, Clémence... sans que je vous y aie appelée?... Puis à peine arrivée vous vous emparez du flacon qui contient la potion que le docteur allait me donner... M'expliquerez-vous cette folie?

«—Sortez, dit ma belle-mère à la garde-malade.

«Cette femme obéit.

«—Calmez-vous, mon ami, reprit ma belle-mère en s'adressant à mon père; vous le savez, la moindre émotion pourrait vous être nuisible. Puisque votre fille vient ici malgré vous, et que sa présence vous est désagréable, donnez-moi votre bras, je vous conduirai dans le petit salon; pendant ce temps-là notre bon docteur fera comprendre à Mme d'Harville ce qu'il y a d'imprudent, pour ne pas dire plus, dans sa conduite...

«Et elle jeta un regard significatif à son complice.

«Je compris le dessein de ma belle-mère. Elle voulait emmener mon père et me laisser seule avec Polidori, qui, dans ce cas extrême, aurait sans doute employé la violence pour m'arracher le flacon qui pouvait fournir une preuve évidente de ses projets criminels.

«—Vous avez raison, dit mon père à ma belle-mère. Puisqu'on vient me poursuivre jusque chez moi, sans respect pour mes volontés, je laisserai la place libre aux importuns...

«Et se levant avec peine il accepta le bras que lui offrait ma belle-mère et fit quelques pas vers le petit salon.

«À ce moment, Polidori s'avança vers moi; mais, me rapprochant aussitôt de mon père, je lui dis:

«—Je vais vous expliquer ce qu'il y a d'imprévu dans mon arrivée et d'étrange dans ma conduite... Depuis hier je suis veuve... Depuis hier je sais que vos jours sont menacés, mon père.

«Il marchait péniblement courbé. À ces mots, il s'arrêta, se redressa vivement et, me regardant avec un étonnement profond, il s'écria:

«—Vous êtes veuve... mes jours sont menacés!... Qu'est-ce que cela signifie?

«—Et qui ose menacer les jours de M. d'Orbigny, madame? me demanda audacieusement ma belle-mère.

«—Oui, qui les menace?... ajouta Polidori.

«—Vous, monsieur; vous, madame, répondis-je.

«—Quelle horreur!... s'écria ma belle-mère en faisant un pas vers moi.

«—Ce que je dis, je le prouverai, madame, lui répondis-je.

«—Mais une telle accusation est épouvantable! s'écria mon père.

«—Je quitte à l'instant cette maison, puisque j'y suis exposé à de si atroces calomnies! dit le docteur Polidori avec l'indignation apparente d'un homme outragé dans son honneur. Commençant à sentir le danger de sa position, il voulait fuir sans doute.

«Au moment où il ouvrait la porte, il se trouva face à face avec sir Walter Murph...

Rodolphe, s'interrompant de lire, tendit la main au squire et lui dit:

—Très-bien, mon vieil ami, ta présence a dû foudroyer ce misérable.

—C'est le mot, monseigneur... Il est devenu livide... et a fait deux pas en arrière en me regardant avec stupeur; il semblait anéanti... Me retrouver au fond de la Normandie, dans un moment pareil!... Il croyait faire un mauvais rêve... Mais continuez, monseigneur, vous allez voir que cette infernale comtesse d'Orbigny a eu aussi son tour de foudroiement, grâce à ce que vous m'aviez appris de sa visite au charlatan Bradamanti-Polidori dans la maison de la rue du Temple... Car, après tout, c'est vous qui agissiez... ou plutôt je n'étais que l'instrument de votre pensée... aussi, jamais, je vous le jure, vous ne vous êtes plus heureusement et plus justement substitué à l'indolente Providence que dans cette occasion.

Rodolphe sourit et continua la lecture de la lettre de Mme d'Harville:

«À la vue de sir Walter Murph, Polidori resta pétrifié; ma belle-mère tombait de surprise en surprise; mon père, ému de cette scène, affaibli par la maladie, fut obligé de s'asseoir dans un fauteuil. Sir Walter ferma à double tour la porte par laquelle il était entré; et se plaçant devant celle qui conduisait à un autre appartement, afin que le docteur Polidori ne pût s'échapper, il dit à mon pauvre père avec l'accent du plus profond respect:

«—Mille pardons, monsieur le comte, de la licence que je prends; mais une impérieuse nécessité, dictée par votre seul intérêt (et vous allez bientôt le reconnaître), m'oblige à agir ainsi... Je me nomme sir Walter Murph, ainsi que peut vous l'affirmer ce misérable, qui à ma vue tremble de tous ses membres: je suis le conseiller intime de S. A. R. monseigneur le grand-duc régnant de Gerolstein.

«—Cela est vrai, dit le docteur Polidori en balbutiant, éperdu de frayeur.

«—Mais alors, monsieur... que venez-vous faire ici? Que voulez-vous?

«—Sir Walter Murph, repris-je en m'adressant à mon père, vient se joindre à moi pour démasquer les misérables dont vous avez failli être victime.

«Puis, remettant à sir Walter le flacon de cristal, j'ajoutai:—J'ai été assez bien inspirée pour m'emparer de ce flacon au moment où le docteur Polidori allait verser quelques gouttes de la liqueur qu'il contient dans une potion qu'il offrait à mon père.

«—Un praticien de la ville voisine analysera devant vous le contenu de ce flacon; et s'il est prouvé qu'il renferme un poison lent et sûr, dit Walter Murph à mon père, il ne pourra plus vous rester de doute sur les dangers que vous couriez, et que la tendresse de madame votre fille a heureusement prévenus.

«Mon pauvre père regardait tour à tour sa femme, le docteur Polidori, moi et sir Walter d'un air égaré; ses traits exprimaient une angoisse indéfinissable. Je lisais sur son visage navré la lutte violente qui déchirait son cœur. Sans doute il résistait de tout son pouvoir à de croissants et terribles soupçons, craignant d'être obligé de reconnaître la scélératesse de ma belle-mère; enfin, cachant sa tête dans ses mains, il s'écria:

«—Ô mon Dieu, mon Dieu!... tout cela est horrible... impossible. Est-ce un rêve que je fais?

«—Non, ce n'est pas un rêve..., s'écria audacieusement ma belle-mère, rien de plus réel que cette atroce calomnie concertée d'avance pour perdre une malheureuse femme dont le seul crime a été de vous consacrer sa vie. Venez, venez, mon ami, ne restons pas une seconde de plus ici, ajouta-t-elle en s'adressant à mon père; peut-être votre fille n'aura-t-elle pas l'insolence de vous retenir malgré vous...

«—Oui, oui, sortons, dit mon père hors de lui, tout cela n'est pas vrai, ne peut pas être vrai, je ne veux pas entendre davantage, ma raison n'y résisterait pas... d'épouvantables méfiances s'élèveraient dans mon cœur, empoisonneraient le peu de jours qui me restent à vivre, et rien ne pourrait me consoler d'une si abominable découverte.

«Mon père semblait si souffrant, si désespéré, qu'à tout prix j'aurais voulu mettre fin à cette scène, si cruelle pour lui. Sir Walter devina ma pensée; mais, voulant faire pleine et entière justice, il répondit à mon père:

«—Encore quelques mots, monsieur le comte; vous allez avoir le chagrin, sans doute bien pénible, de reconnaître qu'une femme que vous vous croyiez attachée par la reconnaissance a toujours été un monstre hypocrite; mais vous trouverez des consolations certaines dans l'affection de votre fille, qui ne vous a jamais manqué.

«—Cela passe toutes les bornes! s'écria ma belle-mère avec rage; et de quel droit, monsieur, et sur quelles preuves osez-vous baser de si effroyables calomnies? Vous dites que ce flacon contient du poison?... Je le nie, monsieur, et je le nierai jusqu'à preuve du contraire; et lors même que le docteur Polidori aurait, par méprise, confondu un médicament avec un autre, est-ce une raison pour m'accuser d'avoir voulu... de complicité avec lui... Oh! non, non, je n'achèverai pas... Une idée si horrible est déjà un crime; encore une fois, monsieur, je vous défie de dire sur quelles preuves, vous et madame, osez appuyer cette affreuse calomnie..., dit ma belle-mère avec une audace incroyable.

«—Oui, sur quelles preuves? s'écria mon malheureux père. Il faut que la torture que l'on m'impose ait un terme.

«—Je ne suis pas venu ici sans preuves, monsieur le comte, dit sir Walter; et ces preuves, les réponses de ce misérable vous les fourniront tout à l'heure. Puis sir Walter adressa la parole en allemand au docteur Polidori, qui semblait avoir repris un peu d'assurance, mais qui la perdit aussitôt.

—Que lui as-tu dit? demanda Rodolphe au squire en s'interrompant de lire.

—Quelques mots significatifs, monseigneur; à peu près ceux-ci: «Tu as échappé par la fuite à la condamnation dont tu avais été frappé par la justice du grand-duché; tu demeures rue du Temple, sous le faux nom de Bradamanti; on sait à quel abominable métier tu te livres; tu as empoisonné la première femme du comte; il y a trois jours, Mme d'Orbigny est allée te chercher pour t'emmener ici empoisonner son mari; S. A. R. est à Paris, elle a les preuves de tout ce que j'avance. Si tu avoues la vérité, afin de confondre cette misérable femme, tu peux espérer, non ta grâce, mais un adoucissement au châtiment que tu mérites; tu me suivras à Paris, où je te déposerai en lieu sûr jusqu'à ce que S. A. ait décidé de toi. Sinon, de deux choses l'une, ou S. A. R. fait demander et obtient ton extradition, ou bien à l'instant même j'envoie chercher à la ville voisine un magistrat; ce flacon renfermant du poison lui sera remis, on t'arrêtera sur-le-champ, on fera des perquisitions chez toi, rue du Temple; tu sais combien elles te compromettront, et la justice française suivra son cours... Choisis donc...»

«Ces révélations, ces accusations, ces menaces qu'il savait fondées, se succédant coup sur coup, accablèrent cet infâme, qui ne s'attendait pas à me voir si bien instruit. Dans l'espoir d'adoucir la position qui l'attendait, il n'hésita pas a sacrifier sa complice, et me répondit: «Interrogez-moi, je dirai la vérité en ce qui concerne cette femme.»

—Bien, bien, mon digne Murph, je n'attendais pas moins de toi.

—Pendant mon entretien avec Polidori, les traits de la belle-mère de Mme d'Harville se décomposaient d'une manière effrayante, quoiqu'elle ne comprît pas l'allemand. Elle voyait, à l'abattement croissant de son complice, à son attitude suppliante, que je le dominais. Dans une anxiété terrible, elle cherchait à rencontrer les yeux de Polidori, afin de lui donner du courage ou d'implorer sa discrétion, mais il évitait constamment son regard.

—Et le comte?

—Son émotion était inexprimable; de ses doigts crispés, il serrait convulsivement les bras de son fauteuil, la sueur baignait son front, il respirait à peine, ses yeux ardents, fixes, ne quittaient pas les miens. Ses angoisses égalaient celles de sa femme. La suite de la lettre de Mme d'Harville vous dira la fin de cette scène pénible, monseigneur.