The Project Gutenberg EBook of Les mystères de Paris, Tome I, by Eugène Sue
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Title: Les mystères de Paris, Tome I
Author: Eugène Sue
Release Date: July 27, 2006 [EBook #18921]
[Last updated on January 8, 2007]
Language: French
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Eugène Sue
LES MYSTÈRES DE PARIS
Tome I
(1842—1843)
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE.
I | — Le tapis-franc. |
II | — L'ogresse. |
III | — Histoire de la Goualeuse. |
IV | — Histoire du Chourineur. |
V | — L'arrestation. |
VI | — Thomas Seyton et la comtesse Sarah. |
VII | — La bourse ou la vie. |
VIII | — Promenade. |
IX | — La surprise. |
X | — La ferme. |
XI | — Les souhaits. |
XII | — La ferme. |
XIII | — Murph et Rodolphe. |
XIV | — Les adieux. |
XV | — Le rendez-vous. |
XVI | — Préparatifs. |
XVII | — Le Cœur-Saignant |
XVIII | — Le caveau. |
XIX | — Le garde-malade. |
XX | — Récit du Chourineur. |
XXI | — La punition. |
DEUXIÈME PARTIE.
PREMIÈRE PARTIE
I
Le tapis-franc..
Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage.
Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s'appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s'appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le rebut de la population parisienne; forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent.
Un crime a-t-il été commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans cette fange; presque toujours elle y prend les coupables.
Ce début annonce au lecteur qu'il doit assister à de sinistres scènes; s'il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais.
Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l'aide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis.
On a frémi pour les colons et pour les habitants des villes, en songeant que si près d'eux vivaient et rôdaient ces tribus barbares, que leurs habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation.
Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d'autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper.
Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires où ils vivent, où ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dépouilles de leurs victimes.
Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à eux, langage mystérieux, rempli d'images funestes, de métaphores dégouttantes de sang.
Comme les sauvages, enfin, ces gens s'appellent généralement entre eux par des surnoms empruntés à leur énergie, à leur cruauté, à certains avantages ou à certaines difformités physiques.
Nous abordons avec une double défiance quelques-unes des scènes de ce récit.
Nous craignons d'abord qu'on ne nous accuse de rechercher des épisodes repoussants, et, une fois même cette licence admise, qu'on ne nous trouve au-dessous de la tâche qu'impose la reproduction fidèle, vigoureuse, hardie, de ces mœurs excentriques.
En écrivant ces passages dont nous sommes presque effrayé, nous n'avons pu échapper à une sorte de serrement de cœur... nous n'oserions dire de douloureuse anxiété... de peur de prétention ridicule.
En songeant que peut-être nos lecteurs éprouveraient le même ressentiment, nous nous sommes demandé s'il fallait nous arrêter ou persévérer dans la voie où nous nous engagions, si de pareils tableaux devaient être mis sous les yeux du lecteur.
Nous sommes presque resté dans le doute; sans l'impérieuse exigence de la narration, nous regretterions d'avoir placé en si horrible lieu l'explosion du récit qu'on va lire. Pourtant nous comptons un peu sur l'espèce de curiosité craintive qu'excitent quelquefois les spectacles terribles.
Et puis encore nous croyons à la puissance des contrastes.
Sous ce point de vue de l'art, il est peut-être bon de reproduire certains caractères, certaines existences, certaines figures, dont les couleurs sombre, énergiques, peut-être même crues, serviront de repoussoir, d'opposition à des scènes d'un tout autre genre.
Le lecteur, prévenu de l'excursion que nous lui proposons d'entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds... le lecteur voudra peut-être bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui; hâtons-nous de l'avertir d'abord que, s'il pose d'abord le pied sur le dernier échelon de l'échelle sociale, à mesure que le récit marchera, l'atmosphère s'épurera de plus en plus.
Le 13 décembre 1838, par une soirée pluvieuse et froide, un homme d'une taille athlétique, vêtu d'une mauvaise blouse, traversa le pont au Change et s'enfonça dans la Cité, dédale de rues obscures, étroites, tortueuses, qui s'étend depuis le Palais de Justice jusqu'à Notre-Dame.
Le quartier du Palais de Justice, très-circonscrit, très-surveillé, sert pourtant d'asile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. N'est-il pas étrange, ou plutôt fatal, qu'une irrésistible attraction fasse toujours graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne à la prison, au bagne, à l'échafaud!
Cette nuit-là, donc, le vent s'engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de ce lugubre quartier; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d'eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux.
Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d'infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires, que l'on pouvait à peine les gravir à l'aide d'une corde à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer.
Le rez-de-chaussée de quelques-unes de ces maisons était occupé par des étalages de charbonniers, de tripiers ou de revendeurs de mauvaises viandes.
Malgré le peu de valeur de ces denrées, la devanture de presque toutes ces misérables boutiques était grillagée de fer, tant les marchands redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.
L'homme dont nous parlons, en entrant dans la rue aux Fèves, située au centre de la Cité, ralentit beaucoup sa marche: il se sentait sur son terrain.
La nuit était profonde, l'eau tombait à torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.
Dix heures sonnaient dans le lointain à l'horloge du Palais de Justice.
Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires.
Une de ces créatures était sans doute connue de l'homme dont nous parlons; car, s'arrêtant brusquement devant elle, il la saisit par le bras.
—Bonsoir, Chourineur[1].
Cet homme, repris de justice, avait été ainsi surnommé au bagne.
—C'est toi, la Goualeuse[2], dit l'homme en blouse; tu vas me payer l'eau d'aff[3], ou je te fais danser sans violons!
—Je n'ai pas d'argent, répondit la femme en tremblant; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.
—Si ta filoche est à jeun[4], l'ogresse du tapis-franc te fera crédit sur ta bonne mine.
—Mon Dieu! je lui dois le loyer des vêtements que je porte...
—Ah! tu raisonnes? s'écria le Chourineur. Et il donna dans l'ombre et au hasard un si violent coup de poing à cette malheureuse, qu'elle poussa un cri de douleur aigu.
—Ça n'est rien que ça, ma fille; c'est pour t'avertir...
À peine le brigand avait-il dit ces mots, qu'il s'écria avec un effroyable jurement:
—Je suis piqué à l'aileron; tu m'as égratigné avec tes ciseaux. Et furieux, il se précipita à la poursuite de la Goualeuse dans l'allée noire.
—N'approche pas, ou je te crève les ardents avec mes fauchants [5], dit-elle d'un ton décidé. Je ne t'avais rien fait, pourquoi m'as-tu battue?
—Je vais te dire ça, s'écria le bandit en s'avançant toujours dans l'obscurité. Ah! je te tiens! et tu vas la danser! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frêle.
—C'est toi qui vas danser! dit une voix mâle.
—Un homme! Est-ce toi, Bras-Rouge? réponds donc et ne serre pas si fort... j'entre dans l'allée de ta maison... ça peut bien être toi...
—Ça n'est pas Bras-Rouge, dit la voix.
—Bon, puisque ça n'est pas un ami, il va y avoir du raisiné[6] par terre, s'écria le Chourineur. Mais à qui donc la petite patte que je tiens là?
—C'est la pareille de celle-ci.
Sous la peau délicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement à la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles d'acier.
La Goualeuse, réfugiée au fond de l'allée, avait lestement grimpé plusieurs marches; elle s'arrêta un moment, et s'écria en s'adressant à son défenseur inconnu:
—Oh! merci, monsieur, d'avoir pris mon parti. Le Chourineur m'a battue parce que je ne voulais pas lui payer d'eau-de-vie. Je me suis revengée, mais je n'ai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je suis en sûreté, laissez-le; prenez bien garde à vous, c'est le Chourineur.
L'effroi qu'inspirait cet homme était bien grand.
—Mais vous ne m'entendez donc pas? Je vous dis que c'est le Chourineur! répéta la Goualeuse.
—Et moi je suis un ferlampier qui n'est pas frileux[7], dit l'inconnu.
Puis tout se tut.
On entendit pendant quelques secondes le bruit d'une lutte acharnée.
—Mais tu veux donc que je t'escarpe[8]? s'écria le bandit en faisant un violent effort pour se débarrasser de son adversaire, qu'il trouvait d'une vigueur extraordinaire. Bon, bon, tu vas payer pour la Goualeuse et pour toi, ajouta-t-il en grinçant les dents.
—Payer en monnaie de coups de poing, oui, répondit l'inconnu.
—Si tu ne lâches pas ma cravate, je te mange le nez, murmura le Chourineur d'une voix étouffée.
—J'ai le nez trop petit, mon homme, et tu n'y vois pas clair!
—Alors, viens sous le pendu glacé[9].
—Viens, reprit l'inconnu, nous nous y regarderons le blanc des yeux.
Et, se précipitant sur le Chourineur, qu'il tenait toujours au collet, il le fit reculer jusqu'à la porte de l'allée et le poussa violemment dans la rue, à peine éclairée par la lueur du réverbère.
Le bandit trébucha; mais, se raffermissant aussitôt, il s'élança avec furie contre l'inconnu, dont la taille très-svelte et très-mince ne semblait pas annoncer la force incroyable qu'il déployait.
Le Chourineur, quoique d'une constitution athlétique et de première habileté dans une sorte de pugilat appelé vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son maître.
L'inconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextérité merveilleuse, et le renversa deux fois.
Ne voulant pas encore reconnaître la supériorité de son adversaire, le Chourineur revint à la charge en rugissant de colère.
Alors le défenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de méthode, fit pleuvoir sur la tête du bandit une grêle de coups de poing aussi rudement assenés qu'avec un gantelet de fer.
Ces coups de poing, dignes de l'envie et de l'admiration de Jack Turner, l'un des plus fameux boxeurs de Londres, étaient d'ailleurs si en dehors des règles de la savate, que le Chourineur en fut doublement étourdi; pour la troisième fois le brigand tomba comme un bœuf sur le pavé en murmurant:
—Mon linge est lavé[10].
—S'il renonce, ne l'achevez pas, ayez pitié de lui! dit la Goualeuse, qui pendant cette rixe s'était hasardée sur le seuil de l'allée de la maison de Bras-Rouge. Puis elle ajouta avec étonnement: Mais qui êtes-vous donc? Excepté le Maître d'école, il n'y a personne, depuis la rue Saint-Éloi jusqu'à Notre-Dame, capable de battre le Chourineur. Je vous remercie bien, monsieur; hélas! sans vous il m'assommait.
L'inconnu, au lieu de répondre à cette femme, écoutait attentivement sa voix.
Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne s'était fait entendre à son oreille; il tâcha de distinguer les traits de la Goualeuse: il ne put y parvenir, la nuit était trop sombre, la clarté du réverbère était trop pâle.
Après être resté quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remua la jambe, les bras, et enfin se leva sur son séant.
—Prenez garde! s'écria la Goualeuse en se réfugiant de nouveau dans l'allée et en tirant son protecteur par le bras, prenez garde, il va peut-être vouloir se revenger!
—Sois tranquille, ma fille, s'il en veut encore, j'ai de quoi le servir.
Le brigand entendit ces mots.
—J'ai la coloquinte en bringues, dit-il à l'inconnu. Pour aujourd'hui j'en ai assez, je n'en mangerai plus; une autre fois je ne dis pas, si je te retrouve.
—Est-ce que tu n'es pas content? est-ce que tu te plains? s'écria l'inconnu d'un ton menaçant. Est-ce que j'ai macarone[11]?
—Non, non, je ne me plains pas: tu es un cadet qui a de l'atout, dit le brigand d'un ton bourru, mais avec cette sorte de considération respectueuse que la force physique impose toujours aux gens de cette espèce. Tu m'as rincé; et, excepté le Maître d'école, qui mangerait trois Alcides à son déjeuner, personne jusqu'à cette heure ne peut se vanter de me mettre le pied sur la tête.
—Eh bien! après?
—Après?... j'ai trouvé mon maître, voilà tout. Tu auras le tien un jour ou l'autre, tôt ou tard... tout le monde trouve le sien... À défaut d'hommes, il y a toujours bien le meg des megs[12], comme disent les sangliers[13]. Ce qui est sûr, c'est que, maintenant que tu as mis le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatre cents coups dans la Cité. Toutes les filles d'amour seront tes esclaves: ogres et ogresses n'oseront pas refuser de te faire crédit. Ah çà! mais qui es-tu donc?... tu dévides le jars[14] comme père et mère! Si tu es grinche[15], je ne suis pas ton homme. J'ai chouriné[16], c'est vrai; parce que, quand le sang me monte aux yeux, j'y vois rouge, et il faut que je frappe... mais j'ai payé mes chourinades en allant quinze ans au pré[17]. Mon temps est fini, je ne dois rien aux curieux[18], et je n'ai jamais grinché[19]: demande à la Goualeuse.
—C'est vrai, ce n'est pas un voleur, dit celle-ci.
—Alors, viens boire un verre d'eau d'aff, et tu me connaîtras, dit l'inconnu; allons, sans rancune.
—C'est honnête de ta part... Tu es mon maître, je le reconnais, tu sais rudement jouer des poignets... il y a eu surtout la grêle de coups de poing de la fin... Tonnerre! comme ça me pleuvait sur la boule! je n'ai jamais rien vu de pareil... comme c'était festonné! ça allait comme un marteau de forge. C'est un nouveau jeu... faudra me l'apprendre.
—Je recommencerai quand tu voudras.
—Pas sur moi, toujours, dis donc; eh! pas sur moi. J'en ai encore des éblouissements. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu étais dans l'allée de sa maison?
—Bras-Rouge! dit l'inconnu surpris de cette question; je ne sais pas ce que tu veux dire; il n'y a pas que Bras-Rouge qui habite cette maison, sans doute?
—Si fait, mon homme... Bras-Rouge a ses raisons pour ne pas aimer les voisins, dit le Chourineur en souriant d'un air singulier.
—Eh bien! tant mieux pour lui, reprit l'inconnu, qui semblait ne pas vouloir continuer la conversation à ce sujet. Je ne connais pas plus Bras-Rouge que Bras-Noir; il pleuvait, j'étais entré un moment dans cette allée pour me mettre à l'abri: tu as voulu battre cette pauvre fille, je t'ai battu, voilà tout.
—C'est juste: d'ailleurs tes affaires ne me regardent pas; tous ceux qui ont besoin de Bras-Rouge ne vont pas le dire à Rome. N'en parlons plus.
Puis, s'adressant à la Goualeuse:
—Foi d'homme, tu es une bonne fille; je t'ai donné une calotte, tu m'as rendu un coup de ciseaux, c'était de jeu; mais, ce qui est gentil de ta part, c'est que tu n'as pas aguiché cet enragé-là contre moi, quand je n'en voulais plus. Tu viendras boire avec nous! c'est monsieur qui paye. À propos de ça, mon brave, dit-il à l'inconnu, si, au lieu d'aller pitancher[20] de l'eau d'aff, nous allions nous refaire de sorgue [21] chez l'ogresse du Lapin-Blanc: c'est un tapis-franc.
—Tope, je paye à souper. Veux-tu venir, la Goualeuse? dit l'inconnu.
—Oh! j'avais bien faim, répondit-elle: mais de voir des batteries ça m'écœure, je n'ai plus d'appétit.
—Bah! bah! ça te viendra en mangeant, dit le Chourineur; et la cuisine est fameuse au Lapin-Blanc.
Les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigèrent vers la taverne.
Pendant la lutte du Chourineur et de l'inconnu, un charbonnier d'une taille colossale, embusqué dans une autre allée, avait observé avec anxiété les chances du combat, sans toutefois, ainsi qu'on l'a vu, prêter le moindre secours à l'un des deux adversaires.
Lorsque l'inconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigèrent vers la taverne, le charbonnier les suivit.
Le bandit et la Goualeuse entrèrent les premiers dans le tapis-franc; l'inconnu les suivait, lorsque le charbonnier s'approcha et lui dit tout bas en anglais et d'un ton de respectueuse remontrance:
—Monseigneur, prenez bien garde!
L'inconnu haussa les épaules et rejoignit ses compagnons. Le charbonnier ne s'éloigna pas de la porte du cabaret; prêtant l'oreille avec attention, il regardait de temps à autre au travers d'un petit jour pratiqué dans l'épaisse couche de blanc d'Espagne dont les vitres de ces repaires sont toujours enduites intérieurement.
II
L'ogresse.
Le cabaret du Lapin-Blanc est situé vers le milieu de la rue aux Fèves. Cette taverne occupe le rez-de-chaussée d'une haute maison dont la façade se compose de deux fenêtres dites à guillotine.
Au-dessus de la porte d'une sombre allée voûtée se balance une lanterne oblongue dont la vitre fêlée porte ces mots écrits en lettres rouges: «Ici on loge à la nuit.»
Le Chourineur, l'inconnu et la Goualeuse entrèrent dans la taverne.
C'est une vaste salle basse, au plafond enfumé, rayé de solives noires, éclairée par la lumière rougeâtre d'un mauvais quinquet. Les murs, recrépis à la chaux, sont couverts çà et là de dessins grossiers ou de sentences en termes d'argot.
Le sol battu, salpêtré, est imprégné de boue: une brassée de paille est déposée, en guise de tapis, au pied du comptoir de l'ogresse, situé à droite de la porte et au-dessous du quinquet.
De chaque côté de cette salle, il y a six tables; d'un bout elles sont scellées au mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une porte donne dans une cuisine; à droite, près du comptoir, existe une sortie sur l'allée qui conduit aux taudis où l'on couche à trois sous la nuit.
Maintenant quelques mots de l'ogresse et de ses hôtes.
L'ogresse s'appelle la mère Ponisse; sa triple profession consiste à loger, à tenir un cabaret, et à louer des vêtements aux misérables créatures qui pullulent dans ces rues immondes.
L'ogresse a quarante ans environ. Elle est grande, robuste, corpulente, haute en couleur et quelque peu barbue. Sa voix rauque, virile, ses gros bras, ses larges mains, annoncent une force peu commune; elle porte sur son bonnet un vieux foulard rouge et jaune; un châle de poil de lapin se croise sur sa poitrine et se noue derrière son dos; sa robe de laine verte laisse voir des sabots noirs souvent incendiés par sa chaufferette; enfin le teint de l'ogresse est cuivré, enflammé par l'abus des liqueurs fortes.
Le comptoir, plaqué de plomb, est garni de brocs cerclés de fer et de différentes mesures d'étain; sur une tablette attachée au mur, on voit plusieurs flacons de verre façonnés de manière à représenter la figure en pied de l'empereur.
Ces bouteilles renferment des breuvages frelatés de couleur rose et verte, connus sous le nom de parfait-amour et de consolation.
Enfin, un gros chat noir à prunelles jaunes, accroupi près de l'ogresse, semble le démon familier de ce lieu.
Par un contraste qui semblerait impossible si l'on ne savait que l'âme humaine est un abîme impénétrable... une sainte branche de buis de Pâques, achetée à l'église par l'ogresse, était placée derrière la boîte d'une ancienne pendule à coucou.
Deux hommes à figure sinistre, à barbe hérissée, vêtus presque de haillons, touchaient à peine au broc de vin qu'on leur avait servi, ils parlaient à voix basse d'un air inquiet.
L'un d'eux surtout, très-pâle, presque livide, rabattait souvent jusque sur ses sourcils un mauvais bonnet grec dont il était coiffé; il tenait sa main gauche presque toujours cachée, ayant soin de la dissimuler, autant que possible, lorsqu'il était obligé de s'en servir.
Plus loin s'attablait un jeune homme de seize ans à peine, à la figure imberbe, hâve, creuse, plombée, au regard éteint; ses longs cheveux noirs flottaient autour de son cou; cet adolescent, type du vice précoce, fumait une courte pipe blanche. Le dos appuyé au mur, les deux mains dans les poches de sa blouse, les jambes étendues sur le banc, il ne quittait sa pipe que pour boire à même d'une canette d'eau-de-vie placée devant lui.
Les autres habitués du tapis-franc, hommes ou femmes, n'offraient rien de remarquable, leurs physionomies étaient féroces ou abruties, leur gaieté grossière ou licencieuse, leur silence sombre ou stupide.
Tels étaient les hôtes du tapis-franc lorsque l'inconnu, le Chourineur et la Goualeuse y entrèrent.
Ces trois derniers personnages jouent un rôle trop important dans ce récit, leurs figures sont trop caractérisées, pour que nous ne les mettions pas en relief.
Le Chourineur, homme de haute taille et de constitution athlétique, a des cheveux d'un blond pâle tirant sur le blanc, des sourcils épais et d'énormes favoris d'un roux ardent.
Le hâle, la misère, les rudes labeurs du bagne ont bronzé son teint de cette couleur sombre, olivâtre, pour ainsi dire, particulière aux forçats.
Malgré son terrible surnom, les traits de cet homme expriment plutôt une sorte d'audace brutale que la férocité; quoique la partie postérieure de son crâne, singulièrement développée, annonce la prédominance des appétits meurtriers et charnels.
Le Chourineur porte une mauvaise blouse bleue, un pantalon de gros velours primitivement vert, et dont on ne peut distinguer la couleur sous l'épaisse couche de boue qui le couvre.
Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise au front de quelques êtres privilégiés.
La Goualeuse avait seize ans et demi.
Le front le plus pur, le plus blanc, surmontait son visage d'un ovale parfait; une frange de cils, tellement longs qu'ils frisaient un peu, voilait à demi ses grands yeux bleus. Le duvet de la première jeunesse veloutait ses joues rondes et vermeilles. Sa petite bouche purpurine, son nez fin et droit, son menton à fossette, étaient d'une adorable suavité de lignes. De chaque côté de ses tempes satinées, une natte de cheveux d'un blond cendré magnifique descendait en s'arrondissant jusqu'au milieu de la joue, remontait derrière l'oreille dont on apercevait le lobe d'ivoire rosé, puis disparaissait sous les plis serrés d'un grand mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, et noué, comme on dit vulgairement, en marmotte.
Un collier de grains de corail entourait son cou d'une beauté et d'une blancheur éblouissantes. Sa robe d'alépine brune, beaucoup trop large, laissait deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc. Un mauvais petit châle orange, à franges vertes, se croisait sur son sein.
Le charme de la voix de la Goualeuse avait frappé son défenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrésistible, que la tourbe de scélérats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette jeune fille la suppliaient souvent de chanter, l'écoutaient avec ravissement et l'avaient surnommée la Goualeuse (la chanteuse).
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur virginale de ses traits...
On l'appelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression, lorsqu'au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses qu'ils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette métaphore d'une poésie si douce, si tendrement pieuse: Fleur-de-Marie?
Ne dirait-on pas un beau lis élevant la neige odorante de son calice immaculé au milieu d'un champ de carnage?
Bizarre contraste, étrange hasard! Les inventeurs de cette épouvantable langue se sont ainsi élevés jusqu'à une sainte poésie! Ils ont prêté un charme de plus à la chaste pensée qu'ils voulaient exprimer!
Ces réflexions n'amènent-elles pas à croire, en songeant ainsi à d'autres contrastes qui rompent souvent l'horrible monotonie des existences les plus criminelles, que certains principes de moralité, de piété, pour ainsi dire innés, jettent encore quelquefois çà et là de vives lueurs dans les âmes les plus ténébreuses? Les scélérats tout d'une pièce sont des phénomènes assez rares.
Le défenseur de la Goualeuse (nous nommerons cet inconnu Rodolphe) paraissait âgé de trente à trente-six ans; sa taille moyenne, svelte, parfaitement proportionnée, ne semblait pas annoncer la vigueur surprenante que cet homme venait de déployer dans sa lutte avec l'athlétique Chourineur.
Il eût été très-difficile d'assigner un caractère certain à la physionomie de Rodolphe; elle réunissait les contrastes les plus bizarres.
Ses traits étaient régulièrement beaux, trop beaux peut-être pour un homme.
Son teint d'une pâleur délicate, ses grands yeux d'un brun orangé, presque toujours à demi fermés et entourés d'une légère auréole d'azur, sa démarche nonchalante, son regard distrait, son sourire ironique, semblaient annoncer un homme blasé, dont la constitution était sinon délabrée, du moins affaiblie par les aristocratiques excès d'une vie opulente.
Et pourtant, de sa main élégante et blanche, Rodolphe venait de terrasser un des bandits les plus robustes, les plus redoutés de ce quartier de bandits.
Nous disons aristocratiques excès, parce que l'ivresse d'un vin généreux diffère complètement de l'ivresse d'un affreux breuvage frelaté; parce qu'en un mot, aux yeux de l'observateur, les excès diffèrent de symptômes comme ils diffèrent de nature et d'espèce.
Certains plis du front de Rodolphe révélaient le penseur profond, l'homme essentiellement contemplatif... et pourtant la fermeté des contours de sa bouche, son port de tête quelquefois impérieux et hardi, décelaient alors l'homme d'action dont la force physique, dont l'audace, exercent toujours sur la foule un irrésistible ascendant.
Souvent son regard se chargeait d'une triste mélancolie, et tout ce que la commisération a de plus secourable, tout ce que la pitié a de plus touchant, se peignait sur son visage. D'autres fois, au contraire, le regard de Rodolphe devenait dur, méchant; ses traits exprimaient tant de dédain et de cruauté qu'on ne pouvait le croire capable de ressentir aucune émotion douce.
La suite de ce récit montrera quel ordre de faits ou d'idées excitait chez lui des passions si contraires.
Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe n'avait témoigné ni colère ni haine contre cet adversaire indigne de lui. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilité, il n'avait eu qu'un mépris railleur pour l'espèce de bête brute qu'il venait de terrasser.
Pour achever le portrait de Rodolphe, nous dirons que ses cheveux étaient châtain clair, de la même nuance que ses sourcils noblement arqués et que sa petite moustache fine et soyeuse; son menton un peu saillant était soigneusement rasé.
Du reste, les manières et le langage qu'il affectait avec une incroyable aisance donnaient à Rodolphe une complète ressemblance avec les hôtes de l'ogresse. Son cou svelte, aussi élégamment modelé que celui du Bacchus indien, était entouré d'une cravate noire nouée négligemment, et dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue, d'une nuance blanchâtre annonçant la vétusté. Une double rangée de clous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains d'une distinction rare, rien ne le distinguait matériellement des hôtes du tapis-franc; tandis que son air de résolution, et, pour ainsi dire, d'audacieuse sérénité, mettait entre eux et lui une distance énorme.
En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses larges mains velues sur l'épaule de Rodolphe, s'écria:
—Salut au maître du Chourineur!... Oui, les amis, ce cadet-là vient de me rincer... Avis aux amateurs qui auraient l'idée de se faire casser les reins ou crever la sorbonne[22], en comptant le Maître d'école qui, cette fois-ci, trouvera son maître... J'en réponds et je le parie!
À ces mots, depuis l'ogresse jusqu'au dernier des habitués du tapis-franc, tous regardèrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif.
Les uns reculèrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table qu'ils occupaient, s'empressant de faire une place à Rodolphe, dans le cas où il aurait voulu se placer à côté d'eux; d'autres s'approchèrent du Chourineur pour lui demander à voix basse quelques détails sur cet inconnu qui débutait si victorieusement dans le monde.
L'ogresse, enfin, avait adressé à Rodolphe l'un de ses plus gracieux sourires. Chose inouïe, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, elle s'était levée de son comptoir pour venir prendre les ordres de Rodolphe et savoir ce qu'il fallait servir à sa société, attention que l'ogresse n'avait jamais eue pour le fameux Maître d'école, terrible scélérat qui faisait trembler le Chourineur lui-même.
Un des deux hommes à figure sinistre que nous avons signalés (celui qui, très-pâle, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers l'ogresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit d'une voix enrouée:
—Le Maître d'école n'est pas venu aujourd'hui?
—Non, dit la mère Ponisse.
—Et hier?
—Il est venu.
—Avec sa nouvelle largue[23]?
—Ah ça! est-ce que tu me prends pour un raille[24], avec des drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur l'orgue[25]? dit l'ogresse d'une voix brutale.
—J'ai rendez-vous ce soir avec le Maître d'école, répéta le brigand, nous avons des affaires ensemble.
—Ça doit être du propre, vos affaires, tas d'escarpes[26] que vous êtes!
—Escarpes! répéta le bandit d'un air irrité, c'est les escarpes qui te font vivre!
—Ah çà! vas-tu me donner la paix! s'écria l'ogresse d'un air menaçant, en levant sur le questionneur le broc qu'elle tenait à la main.
L'homme se remit à sa place en grommelant.
Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de l'ogresse sur les pas du Chourineur, avait échangé un signe de tête amical avec l'adolescent à figure flétrie.
Le Chourineur dit à ce dernier:
—Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l'eau d'aff[27]?
—Toujours! j'aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d'être sans eau d'aff dans l'avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde[28], dit le jeune homme d'une voix cassée, sans changer de position et en lançant d'énormes bouffées de tabac.
—Bonsoir, mère Ponisse, dit la Goualeuse.
—Bonsoir, Fleur-de-Marie, répondit l'ogresse en s'approchant de la jeune fille pour inspecter les vêtements qui couvraient la malheureuse et qu'elle lui avait loués.
Après cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:
—C'est un plaisir de te louer des effets, à toi... tu es propre comme une petite chatte... aussi je n'aurais pas confié ce joli châle orange à des canailles comme la Tourneuse ou la Tête-de-Mort. Mais aussi c'est moi qui t'ai éduquée depuis ta sortie de prison... et il faut être juste, il n'y a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cité.
La Goualeuse baissa la tête et ne parut nullement fière des louanges de l'ogresse.
—Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bénit sur votre coucou, la mère?
Et il montra du doigt le saint rameau placé derrière la vielle horloge.
—Eh bien, faut-il pas vivre comme des païens! répondit naïvement l'horrible femme.
Puis, s'adressant à Fleur-de-Marie, elle ajouta:
—Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes[29]?
—Après souper, mère Ponisse, dit le Chourineur.
—Qu'est-ce que je vais vous servir, mon brave? dit l'ogresse à Rodolphe, dont elle voulait se faire bien venir et peut-être au besoin acheter le soutien.
—Demandez au Chourineur, la mère; il régale; moi, je paye.
—Eh bien! dit l'ogresse en se tournant vers le bandit, qu'est-ce que tu veux à souper, mauvais chien?
—Deux doubles cholettes de tortu à douze, un arlequin et trois croûtons de lartif bien tendre (deux litres de vin à douze sous, trois croûtons de pain très-tendre) et un arlequin[30], dit le Chourineur, après avoir un moment médité sur la composition de ce menu.
—Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une passion pour les arlequins.
—Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?
—Non, Chourineur.
—Veux-tu autre chose qu'un arlequin, ma fille? dit Rodolphe.
—Oh! non... ma faim a passé...
—Mais regarde donc mon maître... ma fille! dit le Chourineur en riant d'un gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu n'oses pas le reluquer?
La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans répondre.
Au bout de quelques moments, l'ogresse vint elle-même placer sur la table de Rodolphe un broc de vin, un pain et l'arlequin, dont nous n'essayerons pas de donner une idée au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son goût, car il s'écria:
—Quel plat! Dieu de Dieu!... quel plat! C'est comme un omnibus! Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre... Des pilons de volaille, des queues de poisson, des os de côtelette, des croûtes de pâté, de la friture, du fromage, des légumes, des têtes de bécasse, du biscuit et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse... c'est du soigné... Est-ce que tu as nocé aujourd'hui?
—Nocé! ah bien oui! J'ai mangé ce matin comme toujours, mon sou de lait et mon sou de pain.
L'entrée d'un nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les têtes.
C'était un homme entre les deux âges, alerte et robuste, portant veste et casquette, parfaitement au fait des usages du tapis-franc; il employa le langage familier à ses hôtes pour demander à souper.
Quoique cet étranger ne fût pas un des habitués du tapis-franc, on ne fit bientôt plus attention à lui: il était jugé.
Pour reconnaître leurs pareils, les bandits, comme les honnêtes gens, ont un coup d'œil sûr.
Ce nouvel arrivant s'était placé de façon à pouvoir observer les deux individus à figure sinistre dont l'un avait demandé le Maître d'école. Il ne les quittait pas du regard; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient s'apercevoir de la surveillance dont ils étaient l'objet.
Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgré son audace, le Chourineur témoignait une sorte de déférence à Rodolphe; il n'osait pas le tutoyer.
Cet homme ne respectait pas les lois, mais il respectait la force.
—Foi d'homme! dit-il à Rodolphe, quoique j'aie eu ma danse, je suis tout de même flatté de vous avoir rencontré.
—Parce que tu trouves l'arlequin de ton goût?
—D'abord... et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Maître d'école, lui qui m'a toujours rincé... le voir rincé à son tour... ça me flattera...
—Ah çà, est-ce que tu crois que pour t'amuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Maître d'école?
—Non, mais il sautera sur vous dès qu'il entendra dire que vous êtes plus fort que lui, répondit le Chourineur en se frottant les mains.
—J'ai encore assez de monnaie pour lui donner sa paye! dit nonchalamment Rodolphe; puis il reprit: Ah çà, il fait un temps de chien... si nous demandions un pot d'eau d'aff avec du sucre, ça mettrait peut-être la Goualeuse en train de chanter...
—Ça me va, dit le Chourineur.
—Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes, ajouta Rodolphe.
—L'Albinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forçat libéré), débardeur de bois flotté au quai Saint-Paul, gelé pendant l'hiver, rôti pendant l'été, voilà mon caractère, dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. Ah çà, ajouta-t-il, et vous, mon maître, c'est la première fois qu'on vous voit dans la Cité... C'est pas pour vous le reprocher, mais vous y êtes entré crânement sur mon crâne et tambour battant sur ma peau. Nom d'un nom, quel roulement!... surtout les coups de poing de la fin... J'en reviens toujours là, comme c'était fignolé!... Mais vous avez un autre métier que de rincer le Chourineur?
—Je suis peintre en éventails! et je m'appelle Rodolphe.
—Peintre en éventails! C'est donc ça que vous avez les mains si blanches, dit le Chourineur. C'est égal, si tous vos camarades sont comme vous, il paraît qu'il faut être pas mal fort pour faire cet état-là... Mais puisque vous êtes ouvrier, et sans doute un honnête ouvrier... pourquoi venez-vous dans un tapis-franc, où il n'y a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, et qui ne peuvent aller ailleurs?
—Je viens ici, parce que j'aime la bonne société.
—Hum!... hum!... dit le Chourineur en secouant la tête d'un air de doute. Je vous ai trouvé dans l'allée de Bras-Rouge; enfin... suffit... Vous dites que vous ne le connaissez pas?
—Est-ce que tu vas m'ennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que l'enfer confonde... si ça plaît à Lucifer!...
—Tenez, mon maître, vous vous défiez peut-être de moi, et vous n'avez pas tort... Mais, si vous voulez, je vous raconterai mon histoire... à condition que vous m'apprendrez à donner les coups de poing qui ont été le bouquet de ma raclée... j'y tiens.
—J'y consens, Chourineur, tu me diras ton histoire... et la Goualeuse dira aussi la sienne.
—Ça va, reprit le Chourineur... Il fait un temps à ne pas mettre un sergent de ville dehors... ça nous amusera... Veux-tu, la Goualeuse?
—Je veux bien; mais ça ne sera pas long, dit Fleur-de-Marie...
—Et vous nous direz la vôtre, camarade Rodolphe? ajouta le Chourineur.
—Oui, je commencerai...
—Peintre d'éventails, dit la Goualeuse, c'est un bien joli métier.
—Et combien gagnez-vous, à vous éreinter à ça? dit le Chourineur.
—Je suis à ma tâche, répondit Rodolphe; mes bonnes journées vont à quatre francs, quelquefois à cinq, mais dans l'été, parce que les jours sont longs.
—Et vous flânez souvent, gueusard?
—Oui, tant que j'ai de l'argent: d'abord six sous pour ma nuit dans mon garni.
—Excusez, monseigneur... vous couchez à six sous, vous! dit le Chourineur en portant la main à son bonnet...
Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit:
—Oh! je tiens à mes aises et à la propreté.
—En voilà un pair de France! un banquier! un riche! s'écria le Chourineur, il couche à six.
—Avec ça, continua Rodolphe, quatre sous de tabac, ça fait dix; quatre sous à déjeuner, quatorze; quinze sous à dîner; un ou deux sous d'eau-de-vie, ça me fait dans les environs de trente ronds (sous) par jour. Je n'ai pas besoin de travailler toute la semaine; le reste du temps je fais la noce.
—Et votre famille? dit la Goualeuse.
—Le choléra l'a mangée, reprit Rodolphe.
—Qu'est-ce qu'ils étaient, vos parents? demanda la Goualeuse.
—Fripiers sous les piliers des Halles, négociants en vieux chiffons.
—Et combien que vous avez vendu leur fonds? dit le Chourineur.
—J'étais trop jeune, c'est mon tuteur, qui l'a vendu; quand j'ai été major, je lui ai redû trente francs... Voilà mon héritage.
—Et votre maître fabricant, à cette heure? demanda le Chourineur.
—Mon singe[31]? Il s'appelle M. Borel, rue des Bourdonnais, bête... mais brutal:... voleur... mais avare; il aime autant se faire crever un œil que faire la paye aux ouvriers. Voilà son signalement; s'il s'égare, laissez-le se perdre, ne le ramenez pas à sa fabrique. J'ai été apprenti chez lui depuis l'âge de quinze ans, j'ai eu un bon numéro à la conscription; je demeure rue de la Juiverie, au quatrième sur le devant; je m'appelle Rodolphe Durand... Voilà mon histoire.
—Maintenant, à ton tour, la Goualeuse, dit le Chourineur; je garde mon histoire pour la bonne bouche.
III
Histoire de la Goualeuse.
—Commençons d'abord par le commencement, dit le Chourineur.
—Oui... tes parents? reprit Rodolphe.
—Je ne les connais pas, dit Fleur-de-Marie.
—Ah! bah! fit le Chourineur.
—Ni vus, ni connus; née sous un chou, comme on dit aux enfants.
—Tiens, c'est drôle, la Goualeuse!... nous sommes de la même famille...
—Toi aussi, Chourineur?
—Orphelin du pavé de Paris, tout comme toi, ma fille.
—Et qu'est-ce qui t'a élevée, la Goualeuse? demanda Rodolphe.
—Je ne sais pas... Du plus loin qu'il m'en souvient, je crois, sept à huit ans, j'étais avec une vieille borgnesse qu'on appelait la Chouette... parce qu'elle avait un nez crochu, un œil vert tout rond, et qu'elle ressemblait à une chouette qui aurait un œil crevé.
—Ah!... ah!... Ah!... Je la vois d'ici, la Chouette! s'écria le Chourineur en riant.
—La borgnesse, reprit Fleur-de-Marie, me faisait vendre, le soir, du sucre d'orge sur le Pont-Neuf; manière de demander l'aumône... Quand je n'apportais pas au moins dix sous en rentrant, la Chouette me battait au lieu de me donner à souper.
—Je comprends, ma fille, dit le Chourineur, un coup de pied en guise de pain, avec des calottes pour mettre dessus.
—Oh! mon Dieu, oui...
—Et tu es sûre que cette femme n'était pas ta mère? demanda Rodolphe.
—J'en suis sûre, la Chouette me l'a assez reproché, d'être sans père et mère; elle me disait toujours qu'elle m'avait ramassée dans la rue.
—Ainsi, reprit le Chourineur, tu avais une danse pour fricot, quand tu ne faisais pas une recette de dix sous?
—Un verre d'eau par là-dessus, et j'allais grelotter toute la nuit dans une paillasse étendue par terre et où la borgnesse avait fait un trou pour me fourrer... Tenez, on croit comme ça que la paille est chaude; eh bien on se trompe.
—La plume de Beauce[32]! s'écria le Chourineur, tu as raison, ma fille, c'est une vraie gelée; le fumier vaudrait cent fois mieux! Mais on fait sa tête, on dit: C'est canaille... ç'a été porté!
Cette plaisanterie fit sourire Fleur-de-Marie qui continua:
—Le lendemain matin la borgnesse me donnait la même ration pour déjeuner que pour souper, et je m'en allais à Montfaucon chercher des vers de terre pour amorcer le poisson; car dans le jour la Chouette tenait sa boutique de lignes à pêcher sous le pont Notre-Dame... Pour un enfant de sept ans qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez... de la rue de la Mortellerie à Montfaucon.
—L'exercice t'a fait pousser droite comme un jonc, ma fille; faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur battant le briquet pour allumer sa pipe.
—Enfin, je revenais éreintée avec un plein panier de vers. Alors, sur le midi, la Chouette me donnait un bon morceau de pain, et je ne laissais pas la mie, je t'en réponds.
—De ne pas manger, ça t'a rendu la taille fine comme une guêpe, ma fille: faut pas te plaindre de ça, dit le Chourineur en aspirant bruyamment quelques bouffées de tabac. Mais qu'est-ce que vous avez donc, camarade? Non, je veux dire maître Rodolphe? Vous avez l'air tout chose... Est-ce parce que c'te jeunesse a eu de la misère? Tiens... nous en avons tous eu de la misère!
—Oh! je te défie bien d'avoir été aussi malheureux que moi, Chourineur, dit Fleur-de-Marie.
—Moi, la Goualeuse!... Mais figure-toi donc, ma fille, que t'étais comme une reine auprès de moi! Au moins, quand tu étais petite, tu couchais sur de la paille et tu mangeais du pain... Moi, je couchais les bonnes nuits dans les fours à plâtre de Clichy, en vrai gouépeur (vagabond), et je me restaurais avec des feuilles de chou que je ramassais au coin des bornes; mais, le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller aux fours à plâtre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je me couchais sous les grosses pierres du Louvre... et l'hiver j'avais des draps blancs... quand il tombait de la neige.
—Tiens, un homme, c'est bien plus dur; mais une pauvre petite fille, dit Fleur-de-Marie; avec ça, j'étais grosse comme une mauviette.
—Tu te rappelles ça, toi?
—Je crois bien: quand la Chouette me battait, je tombais toujours du premier coup; alors elle se mettait à trépigner sur moi en criant: «Cette petite gueuse-là! elle n'a pas pour deux liards de force: ça ne peut pas seulement supporter deux calottes.» Et puis elle m'appelait la Pégriotte; j'ai pas eu d'autre nom, ç'a été mon baptême.
—C'est comme moi, j'ai eu le baptême des chiens perdus: on m'appelait chose... machin... ou l'Albinos. C'est étonnant, comme nous nous ressemblons, ma fille, dit le Chourineur.
—C'est vrai, dit Fleur-de-Marie, qui s'adressait presque toujours à cet homme; ressentant malgré elle une sorte de honte en présence de Rodolphe, elle osait à peine lever les yeux, quoiqu'il parût appartenir à l'espèce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.
—Et quand tu avais été chercher des vers pour la Chouette, qu'est-ce que tu faisais? demanda le Chourineur.
—La borgnesse m'envoyait mendier autour d'elle jusqu'à la nuit; car le soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame! à cette heure-là, mon morceau de pain était bien loin: mais si j'avais le malheur de demander à manger à la Chouette, elle me battait en me disant: «Fais dix sous d'aumône, Pégriotte, et tu auras à souper!» Alors, moi, comme j'avais bien faim, et qu'elle me faisait mal, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La borgnesse me passait mon petit éventaire de sucre d'orge au cou, et elle me plantait sur le Pont-Neuf. Comme je sanglotais! et que je grelottais de froid et de faim!...
—Toujours comme toi, ma fille, dit le Chourineur en interrompant la Goualeuse; on ne croirait pas ça... mais la faim fait grelotter autant que le froid.
—Enfin, je restais sur le Pont-Neuf jusqu'à onze heures du soir, ma boutique de sucre d'orge au cou et pleurant bien fort. De me voir pleurer... souvent ça touchait les passants, et quelquefois on me donnait jusqu'à dix, jusqu'à quinze sous, que je rendais à la Chouette.
—Fameuse soirée pour une mauviette!
—Mais voilà-t-il pas que la borgnesse, qui voyait ça...
—D'un œil, dit le Chourineur en riant.
—D'un œil, si tu veux, puisqu'elle n'en avait qu'un; ne voilà-t-il pas que la borgnesse prend le pli de me donner toujours des coups avant de me mettre en faction sur le Pont-Neuf, afin de me faire pleurer devant les passants et d'augmenter ainsi ma recette.
—Ce n'était pas déjà si bête!
—Oui, tu crois ça, toi, Chourineur? J'ai fini par m'endurcir aux coups; je voyais que la Chouette rageait quand je ne pleurais pas: alors, pour me venger d'elle, plus elle me faisait de mal, plus je riais; et le soir, au lieu de sangloter en vendant mes sucres d'orge, je chantais comme une alouette, quoique je n'en eusse guère envie... de chanter.
—Dis donc... des sucres d'orge... c'est ça qui devait te faire envie, ma pauvre Goualeuse!
—Oh! je crois bien, Chourineur; mais je n'en avais jamais goûté; c'était mon ambition... et c'est cette ambition qui m'a perdue, tu vas voir comment. Un jour, en revenant de mes vers, des gamins m'avaient battue et volé mon panier. Je rentre, je savais ce qui m'attendait, je reçois ma paye et pas de pain. Le soir, avant d'aller au pont, la borgnesse, furieuse de ce que je n'avais pas étrenné la veille, au lieu de me donner des coups comme d'habitude pour me mettre en train de pleurer, me martyrise jusqu'au sang en m'arrachant des cheveux du côté des tempes, où c'est le plus sensible.
—Tonnerre! ça c'est trop fort! s'écria le bandit en frappant du poing sur la table et en fronçant les sourcils. Battre un enfant, bon... mais le martyriser, c'est trop fort!
Rodolphe avait attentivement écouté le récit de Fleur-de-Marie; il regarda le Chourineur avec étonnement. Cet éclair de sensibilité le surprenait.
—Qu'as-tu donc, Chourineur? lui dit-il.
—Ce que j'ai! Comment! ça ne vous fait rien, à vous? Ce monstre de Chouette qui martyrise cet enfant! Vous êtes donc aussi dur que vos poings!
—Continue, ma fille, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, sans répondre à l'interpellation du Chourineur.
—Je vous disais donc que la Chouette me martyrisait pour me faire pleurer: moi, ça me butte; pour la faire endêver, je me mets à rire, et je m'en vas au pont avec mes sucres d'orge. La borgnesse était à sa poêle... De temps en temps, elle me montrait le poing. Alors, au lieu de pleurer, je chantais plus fort: avec tout ça, j'avais une faim, une faim! Depuis six mois que je portais des sucres d'orge, je n'en avais jamais goûté un... Ma foi! ce jour-là, je n'y tiens pas... Autant par faim que pour faire enrager la Chouette, je prends un sucre d'orge et je le mange.
—Bravo, ma fille!
—J'en mange deux.
—Bravo! Vive la charte!!!
—Dame! je trouvais ça bon, mais ne voilà-t-il pas une marchande d'oranges qui se met à crier à la borgnesse: «Dis donc, la Chouette... Pégriotte mange ton fonds.»
—Oh! tonnerre! ça va chauffer... ça va chauffer, dit le Chourineur singulièrement intéressé. Pauvre petit rat! quel tremblement quand la Chouette s'est aperçue de ça, hein!
—Comment t'es-tu tirée de là, ma pauvre Goualeuse? dit Rodolphe aussi intéressé que le Chourineur.
—Ah! dame! ç'a été dur; seulement, ce qu'il y avait de drôle, ajouta Fleur-de-Marie en riant, c'est que la borgnesse, tout en enrageant de me voir manger ses sucres d'orge, ne pouvait pas quitter sa poêle, car sa friture était bouillante.
—Ah!... ah!... ah!... c'est vrai. En voilà une position difficile! s'écria le Chourineur en riant aux éclats.
Après avoir partagé l'hilarité du bandit, Fleur-de-Marie reprit:
—Ma foi! moi, en pensant aux coups qui m'attendaient, je me dis: Tant pis! je ne serai pas plus battue pour trois que pour un. Je prends un troisième bâton, et avant de le manger, comme la Chouette me menaçait encore de loin avec sa grande fourchette de fer... aussi vrai que voilà une assiette, je lui montre le sucre d'orge et je le croque à son nez.
—Bravo! ma fille!... Ça m'explique ton coup de ciseaux de tout à l'heure... Allons... allons, je te l'ai dit, tu as de l'atout (du courage). Mais la Chouette a dû t'écorcher vive après ce coup-là?
—Sa friture finie, elle vient à moi... On m'avait donné trois sous d'aumône et j'avais mangé pour six... Quand la borgnesse m'a prise par la main pour m'emmener, j'ai cru que j'allais tomber sur la place, tant j'avais peur, je me rappelle ça comme si j'y étais... car justement c'était dans le temps du jour de l'an. Tu sais, il y a toujours des boutiques de joujoux sur le Pont-Neuf: toute la soirée j'en avais eu des éblouissements... rien qu'à regarder toutes ces belles poupées, tous ces beaux petits ménages... tu penses, pour un enfant...
—Et tu n'avais jamais eu de joujoux, Goualeuse? dit le Chourineur.
—Moi! es-tu bête, va... Qui est-ce qui m'en aurait donné? Enfin, la soirée finit: quoiqu'en plein hiver, je n'avais qu'une mauvaise guenille de robe de toile, ni bas, ni chemise, et des sabots aux pieds! il n'y avait pas de quoi étouffer, n'est-ce pas? Eh bien, quand ma borgnesse m'a pris la main, je suis devenue tout en nage. Ce qui m'effrayait le plus, c'est qu'au lieu de jurer, de tempêter, sa Chouette ne faisait que marronner tout le long du chemin entre ses dents... Seulement, elle ne me lâchait pas, et me faisait marcher si vite, si vite, qu'avec mes petites jambes j'étais obligée de courir pour la suivre. En courant, j'avais perdu un de mes sabots: je n'osais pas le lui dire; je l'ai suivie tout de même avec un pied nu... En arrivant, je l'avais tout en sang.
—La mauvaise chienne de borgnesse! s'écria le Chourineur en frappant de nouveau sur la table avec colère; ça me fait un drôle d'effet de penser à cette enfant qui trotte après cette vieille voleuse, avec son pauvre petit pied tout saignant.
—Nous perchions dans un grenier de la rue de la Mortellerie: à côté de la porte de l'allée, il y avait un rogomiste: la Chouette y entra en me tenant toujours par la main. Là, elle but une demi-chopine d'eau-de-vie sur le comptoir.
—Morbleu! je ne la boirais pas, moi, sans être soûl comme une grive.
—C'était la ration de la borgnesse; aussi elle se couchait toujours dans les bringues-zingues. C'est peut-être pour cela qu'elle me battait tant. Enfin, nous montons chez nous; je n'étais pas à la noce, je t'en réponds. Nous arrivons: la Chouette ferme la porte à double tour; je me jette à ses genoux en lui demandant bien pardon d'avoir mangé ses sucres d'orge. Elle ne répond pas, et je l'entends marmotter en marchant dans la chambre: «Qu'est-ce donc que je vas lui faire ce soir, à cette Pégriotte, à cette voleuse de sucre d'orge?... Voyons, qu'est-ce donc que je vas lui faire?» Et elle s'arrêtait pour me regarder en roulant son œil vert. Moi, j'étais toujours à genoux. Tout d'un coup, la borgnesse va à une planche et y prend une paire de tenailles.
—Des tenailles! s'écria le Chourineur.
—Oui, des tenailles.
—Et pour quoi faire?
—Pour te frapper? dit Rodolphe.
—Pour te pincer? dit le Chourineur.
—Ah bien, oui!
—Pour t'arracher les cheveux?
—Vous n'y êtes pas: donnez-vous votre langue aux chiens?
—Je la donne.
—Nous la donnons.
—Eh bien, c'était pour m'arracher une dent[33]!
Le Chourineur poussa un tel blasphème, et l'accompagna d'imprécations si furieuses, que tous les hôtes du tapis-franc se retournèrent avec étonnement.
—Eh bien, qu'est-ce qu'il a donc? dit la Goualeuse.
—Ce que j'ai?... Mais je l'escarperais[34] si je la tenais, la borgnesse!... Où est-elle? dis-le moi. Où est-elle? Si je la trouve, je la refroidis[35]!
Et le regard du bandit s'injecta de sang.
Rodolphe avait partagé l'horreur du Chourineur pour la cruauté de la borgnesse; mais il se demandait par quel phénomène un assassin entrait en fureur en entendant raconter qu'une méchante vieille femme avait voulu, par méchanceté, arracher une dent à un enfant.
Nous croyons ce sentiment de pitié possible, même probable, chez une nature pourtant féroce.
—Et elle te l'a arrachée ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misérable? demanda Rodolphe.
—Je crois bien, qu'elle me l'a arrachée!... et pas du premier coup encore! Mon Dieu! y a-t-elle travaillé! Elle me tenait la tête entre les genoux comme dans un étau. Enfin, moitié avec les tenailles, moitié avec ses doigts, elle m'a tiré cette dent: et puis elle m'a dit, pour m'effrayer, bien sûr: «Maintenant, je t'en arracherai une comme ça tous les jours, Pégriotte; et, quand tu n'auras plus de dents, je te ficherai à l'eau: tu seras mangée par les poissons; y se revengeront sur toi de ce que tu as été chercher des vers pour les prendre.» Je me souviens de ça, parce que ça me paraissait injuste... Tiens, comme si c'était pour mon plaisir que j'allais aux vers!
—Ah! la gueuse! casser, arracher les dents à une pauvre petite enfant! s'écria le Chourineur avec un redoublement de fureur.
—Eh bien, après? Est-ce qu'il y paraît maintenant, voyons? dit Fleur-de-Marie.
Et elle entr'ouvrit en souriant une de ses lèvres roses, en montrant deux rangées de petites dents blanches comme des perles.
Était-ce insouciance, oubli, générosité instinctive de la part de cette malheureuse créature? Rodolphe remarqua qu'il n'y eut pas dans son récit un seul mot de haine contre la femme atroce qui l'avait martyrisée.
—Eh bien, après, qu'as-tu fait? reprit le Chourineur.
—Ma foi, j'en ai eu assez comme ça. Le lendemain, au lieu d'aller aux vers, je me suis sauvée du côté du Panthéon. J'ai marché toute la journée de ce côté-là, tant j'avais peur de la Chouette. J'aurais été au bout du monde plutôt que de retomber dans ses griffes.
«Comme je me trouvais dans des quartiers perdus, je n'avais rencontré personne à qui demander l'aumône, et puis je n'aurais pas osé. Pendant la nuit, j'avais couché dans un chantier, sous des piles de bois. J'étais grosse comme un rat; en me glissant sous une vieille porte, je m'étais nichée au milieu d'un tas d'écorces. La faim me dévorait: j'essayai de mâcher un peu de pelure de bois pour tromper ma fringale, mais je ne pouvais pas: je n'ai pu mordre un peu que sur l'écorce de bouleau: c'était plus tendre. Par là-dessus je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je me suis encore plus enfoncée sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud, comme dans une cave. Si j'avais eu à manger, je n'aurais jamais mieux été de l'hiver.
—C'était comme moi dans un four à plâtre.
—Je n'osais pas sortir du chantier, je me figurais que la Chouette me cherchait partout pour m'arracher les dents et me jeter aux poissons, et qu'elle saurait bien me rattraper si je bougeais de là.
—Tiens, ne m'en parle plus de cette vieille gueuse-là, tu me fais monter le sang aux yeux!
—Enfin, le deuxième jour, j'avais encore mâché un peu d'écorce de bouleau et je commençais à m'endormir, lorsque j'entends aboyer un gros chien. Ça me réveille en sursaut. J'écoute... Le chien aboyait toujours en se rapprochant de la pile de bois. Voilà une autre frayeur qui me galope: heureusement le chien, je ne sais pourquoi, n'osait pas avancer... mais tu vas rire, Chourineur.
—Avec toi, il y a toujours à rire... tu es une brave fille, tout de même. Tiens, vois-tu, maintenant, foi d'homme, je suis fâché de t'avoir battue.
—Pourquoi ne m'aurais-tu pas battue? je n'ai personne pour me défendre...
—Et moi? dit Rodolphe.
—Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, mais le Chourineur ne savait pas que vous seriez là... ni moi non plus...
—C'est égal, j'en suis pour ce que j'ai dit... je suis fâché de t'avoir battue, reprit le Chourineur.
—Continue ton histoire, mon enfant, reprit Rodolphe.
—J'étais blottie sous la pile de bois, lorsque j'entends un chien aboyer. Pendant que le chien jappait, une grosse voix se met à dire: «Mon chien aboie! il y a quelqu'un de caché dans ce chantier.» «C'est des voleurs», reprend une autre voix... Et «kiss! kiss!» les voilà à agacer leur chien en lui criant: «Pille! pille!»
«Le chien accourt sur moi, j'ai peur d'être mordue, et je me mets à crier de toutes mes forces. «Tiens! dit la voix, on dirait les cris d'un enfant...» On rappelle le chien, on va chercher une lanterne; je sors de mon trou, je me trouve en face d'un gros homme et d'un garçon en blouse. «Qu'est-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse?» me dit ce gros homme d'un air menaçant. «Mon bon monsieur, je n'ai pas mangé depuis deux jours; je me suis sauvée de chez la Chouette, qui m'a arraché une dent et voulait me jeter aux poissons; ne sachant où coucher, j'ai passé par-dessous votre porte, j'ai dormi la nuit dans vos écorces, sous vos piles de bois, ne croyant faire de mal à personne.»
«Voilà-t-il pas le marchand qui se met à dire à son garçon: «—Je ne suis pas dupe de ça, c'est une petite voleuse, elle vient me voler mes bûches.»
—Ah! le vieux panné! le vieux plâtras! s'écria le Chourineur. Voler ses bûches; et t'avais huit ans!
—C'était une bêtise... car son garçon lui répondit: «Voler vos bûches, bourgeois? Et comment donc qu'elle ferait? Elle n'est pas tant si grosse que la plus petite de vos bûches.»
«—T'as raison, dit le marchand de bois; mais si elle ne vient pas pour son compte, c'est tout de même. Les voleurs ont comme ça des enfants qu'ils envoient espionner et se cacher, pour ouvrir la porte aux autres. Il faut la mener chez le commissaire.»
—Ah! la fichue bête de marchand de bois...
—On me mène chez le commissaire. Je défile mon chapelet; je m'accuse d'être vagabonde; on m'envoie en prison; je suis citée à la correctionnelle; condamnée, toujours comme vagabonde, à rester jusqu'à seize ans dans une maison de correction. Je remercie bien les juges de leur bonté... Dame!... tu penses, dans la prison... j'avais à manger; on ne me battait pas, c'était pour moi un paradis auprès du grenier de la Chouette. De plus, en prison, j'ai appris à coudre. Mais voilà le malheur! j'étais paresseuse et flâneuse; j'aimais mieux chanter que travailler, surtout quand je voyais le soleil... Oh! quand il faisait bien beau dans la cour de la geôle, je ne pouvais pas me retenir de chanter... et alors... comme c'est drôle... à force de chanter, il me semblait que je n'étais plus prisonnière.
—C'est-à-dire, ma fille, que tu es un vrai rossignol de naissance, dit Rodolphe en souriant.
—Vous êtes bien honnête, monsieur Rodolphe; c'est depuis ce temps-là qu'on m'a appelée la Goualeuse au lieu de la Pégriotte. Enfin j'attrape mes seize ans, je sors de prison... Voilà qu'à la porte je trouve l'ogresse d'ici et deux ou trois vieilles femmes qui étaient quelquefois venues voir mes camarades prisonnières, et qui m'avaient toujours dit que, le jour de ma sortie, elles auraient de l'ouvrage à me donner.
—Ah! bon! bon! j'y suis, dit le Chourineur.
—«Mon dauphin, mon bel ange, ma belle petite, me dirent l'ogresse et les vieilles... voulez-vous venir loger chez nous? Nous vous donnerons de belles robes, et vous n'aurez qu'à vous amuser.»
—Tu sens bien, Chourineur, qu'on n'a pas été huit ans en prison sans savoir ce que parler veut dire. Je les envoie promener, ces vieilles embaucheuses. Je me dis: «Je sais bien coudre, j'ai trois cents francs devant moi, de la jeunesse...»
—Et de la jolie jeunesse... ma fille! dit le Chourineur.
—Voilà huit ans que je suis en prison, je vas jouir un peu de la vie, ça ne fait de mal à personne; l'ouvrage viendra quand l'argent me manquera... Et je me mets à faire danser mes trois cents francs. Ç'a été mon grand tort, ajouta Fleur-de-Marie avec un soupir; j'aurais dû, avant tout, m'assurer de l'ouvrage... mais je n'avais personne pour me conseiller... Enfin, ce qui est fait est fait... Je me mets donc à dépenser mon argent. D'abord j'achète des fleurs pour mettre tout plein ma chambre; j'aime tant les fleurs! et puis j'achète une robe, un beau châle, et je vais me promener au bois de Boulogne à âne, à Saint-Germain aussi à âne.
—Avec un amoureux, ma fille? dit le Chourineur.
—Ma foi, non: je voulais être ma maîtresse. Je faisais mes parties avec une de mes camarades de prison qui avait été aux Enfants-Trouvés, une bien bonne fille; on l'appelait Rigolette, parce qu'elle riait toujours.
—Rigolette! Rigolette! je ne connais pas ça, dit le Chourineur, en ayant l'air d'interroger ses souvenirs.
—Je crois bien que tu ne la connais pas! Elle est bien honnête, Rigolette; c'est une très-bonne ouvrière; maintenant elle gagne au moins vingt-cinq sous par jour; elle a un petit ménage à elle... Aussi je n'ai jamais osé la revoir. Enfin, à force de faire danser mon argent, il ne me restait plus que quarante-trois francs.
—Il fallait acheter un fonds de bijouterie avec ça, dit le Chourineur.
—Ma foi! j'ai mieux fait que ça... J'avais pour blanchisseuse une femme appelée la Lorraine, la brebis du bon Dieu; elle était alors grosse à pleine ceinture, avec ça toujours les pieds et les mains dans l'eau à son bateau! Tu juges! Ne pouvant plus travailler, elle avait demandé à entrer à la Bourbe; il n'y avait plus de place, on l'avait refusée, elle ne gagnait plus rien. La voilà près d'accoucher, n'ayant pas seulement de quoi payer un lit dans un garni! Heureusement elle rencontra par hasard, un soir, au coin du pont Notre-Dame, la femme à Goubin, qui se cachait depuis quatre jours dans la cave d'une maison qu'on démolissait derrière l'Hôtel-Dieu.
—Eh! pourquoi donc qu'elle se cachait dans le jour, la femme à Goubin?
—Pour se sauver de son homme, qui voulait la tuer! Elle ne sortait qu'à la nuit pour aller acheter son pain. C'est comme ça qu'elle avait rencontré la pauvre Lorraine, qui ne savait plus où donner de la tête, car elle s'attendait à accoucher d'un moment à l'autre... Voyant ça, la femme Goubin l'avait emmenée dans la cave où elle se cachait. C'était toujours un asile.
—Attends donc, attends donc, la femme à Goubin, c'est Helmina? dit le Chourineur.
—Oui, une brave fille, répondit la Goualeuse... une couturière qui avait travaillé pour moi et pour Rigolette... Dame, elle a fait ce qu'elle a pu en donnant la moitié de sa cave, de sa paille et de son pain à la Lorraine, qui est accouchée d'un pauvre petit enfant; et pas seulement une couverture, rien que de la paille!... Voyant ça, la femme à Goubin n'y tient pas; au risque de se faire assassiner par son homme qui la cherchait partout, elle sort en plein jour de sa cave et elle vient me trouver. Elle savait que j'avais encore un petit peu d'argent, et que je n'étais pas méchante; justement j'allais monter en milord [36] avec Rigolette; nous voulions finir mes quarante-trois francs, nous faire mener à la campagne, dans les champs... j'aime tant les champs, les arbres... les prés... Mais, bah! quand Helmina me raconte le malheur de la Lorraine, je renvoie le milord, je cours à ma chambre prendre ce que j'avais de linge, mon matelas, ma couverture, je fais mettre ça sur le dos d'un commissionnaire, et je trotte à la cave avec la femme à Goubin... Ah! fallait voir comme elle était contente, la pauvre Lorraine! Nous l'avions veillée nous deux, Helmina; quand elle a pu se lever, je l'ai aidée du reste de mon argent jusqu'à ce qu'elle ait pu se remettre à son bateau. Maintenant elle gagne sa vie; mais je ne puis pas venir à bout de lui faire donner ma note de blanchissage! Je vois bien qu'elle veut s'acquitter comme ça! D'abord... si ça continue, je lui ôterai ma pratique..., dit la Goualeuse d'un air important.
—Et la femme à Goubin? demanda le Chourineur.
—Comment! tu ne sais pas? dit la Goualeuse.
—Non, quoi donc?
—Ah! la malheureuse!... Goubin ne l'a pas manquée! Trois coups de couteau entre les deux épaules! On lui avait dit qu'elle rôdait du côté de l'Hôtel-Dieu; et un soir, comme elle sortait de sa cave pour aller chercher du lait pour la Lorraine, il l'a tuée.
—C'est donc pour ça qu'il a une fièvre cérébrale[37], et qu'il sera, dit-on, fauché[38] dans huit jours? dit le Chourineur.
—Justement, dit la Goualeuse.
—Et quand tu as eu donné ton argent à la Lorraine, qu'as-tu fait, ma fille? dit Rodolphe.
—Dame, alors j'ai cherché de l'ouvrage. Je savais très-bien coudre; j'avais bon courage, je n'étais pas embarrassée; j'entre dans une boutique de lingère de la rue Saint-Martin. Pour ne tromper personne, je dis que je sors de prison depuis deux mois, et que j'ai bonne envie de travailler: on me montre la porte. Je demande de l'ouvrage à emporter; on me dit que je me moque du monde en demandant qu'on me confie seulement une chemise. Comme je m'en retournais bien triste... j'ai rencontré l'ogresse et une des vieilles qui étaient toujours après moi depuis ma sortie de prison... Je ne savais plus comment vivre... Elles m'ont emmenée... elles m'ont fait boire de l'eau-de-vie... Et voilà...
—Je comprends, dit le Chourineur: je te connais maintenant comme si j'étais tes père et mère et que tu n'aurais jamais quitté mon giron. Eh bien! voilà, j'espère, une confession.
—On dirait que ça t'attriste, ma fille, d'avoir raconté ta vie, dit Rodolphe.
—Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi; depuis mon enfance, c'est la première fois qu'il m'arrive de me rappeler toutes ces choses-là à la fois... et ça n'est pas gai... n'est-ce pas, Chourineur?
—C'est ça, dit celui-ci avec ironie, tu regrettes peut-être d'avoir pas été fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles bêtes à soigner les leurs?
—C'est égal... ça doit être bon d'être honnête..., dit Fleur-de-Marie avec un soupir.
—Honnête! oh!... c'te bête!... s'écria le bandit avec un bruyant éclat de rire. Honnête!... Et pourquoi pas rosière tout de suite, pour honorer tes père et mère que tu ne connais pas?
La figure de la jeune fille avait perdu depuis quelques moments l'expression d'insouciance qui la caractérisait. Elle dit au Chourineur:
—Tiens, Chourineur, je ne suis pas pleurnicheuse... Mon père ou ma mère m'ont jetée au coin de la borne comme un petit chien qu'on a de trop; je ne leur en veux pas; ils n'avaient pas sans doute de quoi se nourrir eux-mêmes! Ça n'empêche pas, vois-tu, Chourineur, qu'il y a des sorts plus heureux que le mien.
—Toi? mais qu'est-ce donc qu'il te faut? T'es flambante comme une Vénus; t'as pas dix-sept ans; tu chantes comme un rossignol; tu as l'air d'une vierge, on t'appelle Fleur-de-Marie, et tu te plains! Mais qu'est-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferette sous les arpions[39], et une teignasse en chinchilla, comme voilà l'ogresse!
—Oh! je ne viendrai jamais à cet âge-là.
—Peut-être que tu auras un brevet d'invention pour ne pas bivarder [40]!
—Non, mais je n'aurai pas la vie si dure! j'ai déjà une mauvaise toux!
—Ah! bon! je te vois d'ici dans le mannequin du trimbaleur des refroidis[41]. Es-tu bête... va!
—Est-ce que ça te prend souvent, ces idées-là, Goualeuse? dit Rodolphe.
—Quelquefois... Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprenez peut-être ça, vous: le matin, quand je vais acheter mon sou de lait à la laitière au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que je la vois s'en retourner dans sa petite charrette avec son âne, elle me fait bien souvent envie, allez... Je me dis: Elle s'en va dans la campagne, au bon air, dans sa maison, dans sa famille... et moi je remonte toute seule dans le chenil de l'ogresse, où on ne voit pas clair en plein midi.
—Eh bien! sois honnête, ma fille, fais-en la farce... sois honnête dit le Chourineur.
—Honnête! mon Dieu! et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête! Les habits que je porte appartiennent à l'ogresse; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture... je ne puis bouger d'ici... elle me ferait arrêter comme voleuse... Je lui appartiens... il faut que je m'acquitte...
En prononçant ces dernières et horribles paroles, la malheureuse ne put s'empêcher de frissonner.
—Alors reste comme tu es, et ne te compare plus à une campagnarde, dit le Chourineur. Est-ce que tu deviens folle? Mais songe donc que toi tu brilles dans la capitale, tandis que la laitière s'en va faire la bouillie à ses moutards, traire ses vaches, chercher de l'herbe pour ses lapins, et recevoir une raclée de son mari quand il sort du cabaret. En voilà une de ces destinées qui peut se vanter d'être... flatteuse!
—À boire, Chourineur, dit brusquement Fleur-de-Marie après un assez long silence; et elle tendit son verre. Non, pas de vin, de l'eau-de-vie... c'est plus fort, dit-elle de sa voix douce, en écartant le broc de vin que le Chourineur approchait de son verre.
—De l'eau-de-vie! à la bonne heure! Voilà comme je t'aime, ma fille; t'es crâne! dit cet homme, sans comprendre le mouvement de la jeune fille et sans remarquer une larme qui vint trembler au bout des cils de la Goualeuse.
—C'est dommage que l'eau-de-vie soit si mauvaise à boire... car ça étourdit bien..., dit Fleur-de-Marie en remettant son verre sur la table après avoir bu avec autant de répugnance que de dégoût.
Rodolphe avait écouté ce récit d'une triste naïveté avec un intérêt croissant. La misère, l'abandon, plus que ses mauvais penchants, avaient perdu cette misérable jeune fille.
IV
Histoire du Chourineur.
Le lecteur n'a pas oublié que deux des hôtes du tapis-franc étaient attentivement observés par un troisième personnage récemment arrivé dans le cabaret.
L'un de ces deux hommes, on l'a dit, portait un bonnet grec, cachait toujours sa main gauche, et avait instamment demandé à l'ogresse si le Maître d'école n'était pas encore venu.
Pendant le récit de la Goualeuse, qu'ils ne pouvaient entendre, ces deux hommes s'étaient plusieurs fois parlé à voix basse, en regardant du côté de la porte avec anxiété.
Celui qui portait un bonnet grec dit à son camarade:
—Le Maître d'école n'aboute pas[42]; pourvu que le zig[43] ne l'ait pas escarpé à la capahut[44].
—Ça serait flambant pour nous qui avons nourri le poupard[45]! reprit l'autre.
Le nouveau venu, qui observait ces deux hommes, était placé trop loin d'eux pour que leurs dernières paroles arrivassent jusqu'à lui; après avoir plusieurs fois très-adroitement consulté un petit papier caché dans le fond de sa casquette, il parut satisfait de ses remarques, se leva de table et dit à l'ogresse, qui sommeillait dans son comptoir, les pieds sur sa chaufferette, son gros chat noir sur ses genoux:
—Dis donc, mère Ponisse, je vais rentrer tout de suite; veille à mon broc et à mon assiette... car il faut se défier des francs licheurs.
—Sois tranquille, mon homme, dit la mère Ponisse, si ton assiette est vide et ton broc aussi, on n'y touchera pas.
L'homme se prit à rire de la plaisanterie de l'ogresse et disparut sans que son départ fût remarqué.
Au moment où cet homme sortit, Rodolphe aperçut dans la rue le charbonnier à figure noire et à taille colossale dont nous avons parlé; avant que la porte fût refermée, Rodolphe eut le temps de manifester par un geste d'impatience combien lui était importune l'espèce de surveillance protectrice du charbonnier; mais ce dernier, sans tenir compte de la contrariété de Rodolphe, ne quitta pas les abords du tapis-franc.
Malgré le verre d'eau-de-vie qu'elle avait bu, la Goualeuse ne retrouvait pas sa gaieté; sous l'influence de cet excitant, sa physionomie devenait au contraire de plus en plus triste: le dos appuyé au mur, la tête baissée sur sa poitrine, ses grands yeux bleus errant machinalement autour d'elle, la malheureuse créature semblait accablée des plus sombres pensées.
Deux ou trois fois Fleur-de-Marie, rencontrant le regard fixe de Rodolphe, avait détourné la vue; elle ne se rendait pas compte de l'impression que lui causait cet inconnu. Gênée, oppressée par sa présence, elle se reprochait de se montrer si peu reconnaissante envers celui qui l'avait arrachée des mains du Chourineur; elle regrettait presque d'avoir si sincèrement raconté sa vie devant Rodolphe.
Le Chourineur, au contraire, se trouvait fort en gaieté; à lui seul il avait dévoré l'arlequin; le vin et l'eau-de-vie le rendaient très-communicatif; la honte d'avoir trouvé son maître, comme il disait, s'était effacée devant les généreux procédés de Rodolphe, et il lui reconnaissait d'ailleurs une si grande supériorité que son humiliation avait fait place à un sentiment qui tenait de l'admiration, de la crainte et du respect.
Cette absence de rancune, la sauvage franchise avec laquelle il avouait avoir tué et avoir été justement puni, l'orgueil féroce avec lequel il se défendait d'avoir jamais volé, prouvaient au moins que, malgré ses crimes, le Chourineur n'était pas un être complètement endurci.
Cette nuance n'avait pas échappé à la sagacité de Rodolphe; il attendait curieusement le récit du Chourineur.
L'ambition de l'homme est si insatiable, si bizarre dans ses prétentions infinies, que Rodolphe désirait l'arrivée du Maître d'école, de ce brigand terrible qu'il venait presque de détrôner. Il engagea donc le Chourineur à tromper son impatience par la narration de ses aventures.
—Allons... mon garçon, lui dit-il, nous t'écoutons.
Le Chourineur vida son verre et commença ainsi:
—Toi, ma pauvre Goualeuse, t'as au moins été recueillie par la Chouette, que l'enfer confonde! tu as eu un gîte jusqu'au moment où l'on t'a emprisonnée comme vagabonde... Moi, je ne me rappelle pas avoir couché dans ce qui s'appelle un lit avant dix-neuf ans... bel âge où je me suis fait troupier.
—Tu as servi, Chourineur? dit Rodolphe.
—Trois ans; mais ça viendra tout à l'heure. Les pierres du Louvre, les fours à plâtre de Clichy et les carrières de Montrouge, voilà les hôtels de ma jeunesse. Vous voyez, j'avais maison à Paris et à la campagne, rien que ça.
—Et quel métier faisais-tu?
—Ma foi, mon maître... j'ai comme un brouillard d'avoir gouépé[46] dans mon enfance avec un vieux chiffonnier qui m'assommait de coups de croc. Faut que ça soit vrai, car je n'ai jamais pu rencontrer un de ces cupidons à carquois d'osier sans avoir envie de tomber dessus: preuve qu'ils avaient dû me battre dans mon enfance. Mon premier métier a été d'aider les équarisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon... J'avais dix ou douze ans. Quand j'ai commencé à chouriner ces pauvres vieilles bêtes, ça me faisait une espèce d'effet: au bout d'un mois, je n'y pensais plus; au contraire, je prenais goût à mon état. Il n'y avait personne pour avoir des couteaux affilés et aiguisés comme les miens... Ça donnait envie de s'en servir, quoi! Quand j'avais égorgé mes bêtes, on me jetait pour ma peine un morceau de la culotte d'un cheval mort de maladie, car ceux qu'on abattait se vendaient aux fricoteurs du quartier de l'École-de-Médecine, qui en faisaient du bœuf, du mouton, du veau, du gibier, au goût des personnes... Ah! mais c'est que, lorsque j'avais attrapé mon lopin de chair de cheval, le roi n'était pas mon maître, au moins! Je m'ensauvais avec ça dans mon four à plâtre, comme un loup dans sa tanière; et là, avec la permission des chaufourniers, je faisais sur les charbons, une grillade soignée. Quand les chaufourniers ne travaillaient pas, j'allais ramasser du bois sec à Romainville, je battais le briquet, et je faisais mon rôti au coin d'un des murs du charnier. Dame! c'était saignant et presque cru: mais de cette manière-là, je ne mangeais pas toujours la même chose.
—Et ton nom? Comment t'appelait-on? dit Rodolphe.
—J'avais les cheveux encore plus couleur de filasse que maintenant, le sang me portait toujours aux yeux; eu égard à ça, on m'appelait l'Albinos. Les Albinos sont les lapins blancs des hommes, et ils ont les yeux rouges, ajouta gravement le Chourineur, en manière de parenthèse physiologique.
—Et tes parents, ta famille?
—Mes parents? Logés au même numéro que ceux de la Goualeuse... Lieu de ma naissance? Le premier coin de n'importe quelle rue, la borne à gauche ou à droite, en descendant ou en remontant vers le ruisseau.
—Tu as maudit ton père et ta mère de t'avoir abandonné?
—Ça m'aurait fait une belle jambe!... Mais c'est égal, ils m'ont joué une vilaine farce en me mettant au monde... Je ne m'en plaindrais pas, si encore ils m'avaient fait comme le meg des megs[47] devrait faire les gueux, c'est-à-dire sans froid, ni faim, ni soif; ça ne lui coûterait rien, et ça coûterait pas tant aux gueux d'être honnêtes.
—Tu as eu faim, tu as eu froid, et tu n'as pas volé, Chourineur?
—Non! et pourtant j'ai eu bien de la misère, allez... J'ai fait la tortue[48] quelquefois pendant deux jours, et plus souvent qu'à mon tour... Eh bien! je n'ai pas volé.
—Par peur de la prison?
—Oh! c'te garce! dit le Chourineur en haussant les épaules et riant aux éclats. J'aurais donc pas volé du pain par peur d'avoir du pain?... Honnête, je crevais de faim; voleur on m'aurait nourri en prison!... Non, je n'ai pas volé parce que... parce que... enfin parce que ce n'est pas dans mon idée de voler.
Cette réponse véritablement belle, et dont le Chourineur ne comprit pas la portée, étonna profondément Rodolphe.
Il sentit que le pauvre qui restait honnête au milieu des plus cruelles privations était doublement respectable, puisque la punition du crime pouvait devenir pour lui une ressource assurée.
Rodolphe tendit la main à ce malheureux sauvage de la civilisation, que la misère n'avait pas absolument perdu.
Le Chourineur regarda son amphitryon avec étonnement, presque avec respect; à peine il osa toucher la main qu'on lui offrait. Il pressentit qu'entre lui et Rodolphe il y avait un abîme.
—Bien, bien! lui dit Rodolphe, tu as encore du cœur et de l'honneur...
—Ma foi! je n'en sais rien, dit le Chourineur tout ému; mais ce que vous me dites là... voyez-vous... jamais je n'avais rien senti de pareil... Ce qu'il y a de sûr, c'est que ça... et les coups de poing de la fin de ma raclée... qui étaient si bien festonnés, et qui auraient pu ne finir que demain, tandis qu'au contraire vous me payez à souper... et vous me dites des choses... Enfin suffit, c'est à la vie et à la mort, vous pouvez compter sur le Chourineur.
Rodolphe reprit plus froidement, ne voulant pas laisser deviner l'émotion qu'il ressentait:
—Es-tu resté longtemps aide-équarisseur?
—Je crois bien... D'abord ça avait commencé par m'écœurer d'égorger ces pauvres vieilles bêtes... après, ça m'avait amusé; mais quand j'ai eu dans les environs de seize ans et que ma voix a mué, est-ce que ça n'est pas devenu pour moi une rage, une passion que de chouriner! J'en perdais le boire et le manger... je ne pensais qu'à ça!... Il fallait me voir au milieu de l'ouvrage: à part un vieux pantalon de toile, j'étais tout nu. Quand, mon grand couteau bien aiguisé à la main, j'avais autour de moi (je ne me vante pas) jusqu'à quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leur tour... tonnerre! quand je me mettais à les égorger, je ne sais pas ce qui me prenait... c'était comme une furie; les oreilles me bourdonnaient! je voyais rouge, tout rouge, et je chourinais... et je chourinais... et je chourinais jusqu'à ce que le couteau me fût tombé des mains! Tonnerre! c'était une jouissance! J'aurais été millionnaire que j'aurais payé pour faire ce métier-là...
—C'est ce qui t'aura donné l'habitude de chouriner, dit Rodolphe.
—Ça se peut bien; mais, quand j'ai eu seize ans, cette rage-là a fini par devenir si forte qu'une fois en train de chouriner je devenais comme fou, et je gâtais l'ouvrage... Oui, j'abîmais les peaux à force d'y donner des coups de couteau à tort et à travers. Finalement, on m'a mis à la porte du charnier. J'ai voulu m'employer chez les bouchers: j'ai toujours eu du goût pour cet état-là... Ah bien, oui! ils ont fait les fiers! ils m'ont méprisé comme des bottiers mépriseraient des savetiers. Voyant ça, et d'ailleurs ma rage de chouriner s'étant passée avec mes seize ans, j'ai cherché mon pain ailleurs... et je ne l'ai pas trouvé tout de suite; alors souvent j'ai fait la tortue. Enfin, j'ai travaillé dans les carrières de Montrouge. Mais au bout de deux ans ça m'a scié de faire toujours l'écureuil dans les grandes roues pour tirer la pierre, moyennant vingt sous par jour. J'étais grand et fort, je me suis engagé dans un régiment. On m'a demandé mon nom, mon âge et mes papiers. Mon nom? l'Albinos; mon âge? voyez ma barbe; mes papiers? voilà le certificat de mon maître carrier. Je pouvais faire un grenadier soigné, on m'a enrôlé.
—Avec ta force, ton courage et ta manie de chouriner, s'il y avait eu la guerre, dans ce temps-là, tu serais peut-être devenu officier.
—Tonnerre! à qui le dites-vous. Chouriner des Anglais ou des Prussiens, ça m'aurait bien autrement flatté que de chouriner des rosses... Mais voilà le malheur, il n'y avait pas de guerre, et il y avait la discipline. Un apprenti essaye de communiquer une raclée à son bourgeois, c'est bien: s'il est le plus faible, il la reçoit; s'il est le plus fort, il la donne: on le met à la porte, quelquefois au violon, il n'en est que ça. Dans le militaire, c'est autre chose. Un jour mon sergent me bouscule pour me faire obéir plus vite; il avait raison, car je faisais le clampin: ça m'embête, je regimbe; il me pousse, je le pousse; il me prend au collet, je lui envoie un coup de poing. On tombe sur moi; alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, j'y vois rouge... j'avais mon couteau à la main, j'étais de cuisine, et allez donc! je me mets à chouriner... à chouriner... comme à l'abattoir. J'entaille[49] le sergent, je blesse deux soldats!... une vraie boucherie! onze coups de couteau à eux trois, oui, onze!... du sang, du sang comme dans un charnier!
Le brigand baissa la tête d'un air sombre, hagard, et resta un moment silencieux.
—À quoi penses-tu, Chourineur? dit Rodolphe l'observant avec intérêt.
—À rien, à rien, reprit-il brusquement. Puis il reprit avec sa brutale insouciance: Enfin on m'empoigne, on me met sur la planche au pain, et j'ai une fièvre cérébrale.[50].
—Tu t'es donc sauvé?
—Non, mais j'ai été quinze ans au pré au lieu d'être fauché[51]. J'ai oublié de vous dire qu'au régiment j'avais repêché deux camarades qui se noyaient dans la Seine; nous étions en garnison à Melun. Une autre fois, vous allez rire et dire que je suis un amphibie au feu et à l'eau, sauveur pour hommes et pour femmes! une autre fois, étant en garnison à Rouen, toutes maisons de bois, de vraies cassines, le feu prend à un quartier; ça brûlait comme des allumettes; je suis de corvée pour l'incendie; nous arrivons au feu; on me crie qu'il y a une vieille femme, qui ne peut pas descendre de sa chambre qui commençait à chauffer: j'y cours. Tonnerre! oui, ça chauffait... car ça me rappelait mes fours à plâtre dans les bons jours; finalement je sauve la vieille. Mon rat de prison[52] s'est tant tortillé des quatre pattes et de la langue qu'il a fait changer ma peine; au lieu d'aller à l'abbaye de Monte-à-regret[53], j'en ai eu pour quinze années de pré. Quand j'ai vu que je ne serais pas tué, mon premier mouvement a été de sauter sur mon bavard pour l'étrangler. Vous comprenez ça, mon maître?
—Tu regrettais de voir ta peine commuée?
—Oui... à ceux qui jouent du couteau, le couteau de Charlot[54], c'est juste; à ceux qui volent, des fers aux pattes, chacun son lot. Mais vous forcer à vivre quand on a assassiné, tenez, les curieux[55] ne savent pas la chose que ça vous fait dans les premiers temps.
—Tu as donc eu des remords, Chourineur?
—Des remords! Non, puisque j'ai fait mon temps, dit le sauvage; mais autrement il ne se passait presque pas de nuit où je ne visse, en manière de cauchemar, le sergent et les soldats que j'ai chourinés, c'est-à-dire ils n'étaient pas seuls, ajouta le brigand avec une sorte de terreur; ils étaient des dizaines, des centaines, des milliers à attendre leur tour dans une espèce d'abattoir, comme les chevaux que j'égorgeais à Montfaucon attendaient leur tour aussi. Alors je voyais rouge, et je commençais à chouriner... à chouriner sur ces hommes, comme autrefois sur les chevaux. Mais, plus je chourinais de soldats, plus il en revenait. Et en mourant ils me regardaient d'un air si doux, si doux que je me maudissais de les tuer; mais je ne pouvais pas m'en empêcher. Ce n'était pas tout... je n'ai jamais eu de frère, et il se faisait que tous ces gens que j'égorgeais étaient mes frères... et des frères pour qui je me serais mis au feu. À la fin, quand je n'en pouvais plus, je m'éveillais tout trempé d'une sueur aussi froide que de la neige fondue.
—C'était un vilain rêve, Chourineur.
—Oh! oui, allez. Eh bien! dans les premiers temps que j'étais au pré, toutes les nuits je l'avais... ce rêve-là. Voyez-vous, c'était à en devenir fou ou enragé. Aussi deux fois j'ai essayé de me tuer, une fois en avalant du vert-de-gris, l'autre fois en voulant m'étrangler avec une chaîne; mais je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris m'a donné soif, voilà tout. Quant au tour de chaîne que je m'étais passé au cou, ça m'a fait une cravate bleue naturelle. Après cela, l'habitude de vivre a repris le dessus, mes cauchemars sont devenus plus rares, et j'ai fait comme les autres.
—Tu étais à bonne école pour apprendre à voler.
—Oui, mais le goût n'y était pas. Les autres fagots[56] me blaguaient là-dessus, mais je les assommais à coups de chaîne. C'est comme ça que j'ai connu le Maître d'école... mais pour celui-là respect aux poignets! il m'a donné ma paye comme vous me l'avez donnée tout à l'heure.
—C'est donc un forçat libéré?
—C'est-à-dire, il était fagot à perte de vue[57], mais il s'est libéré lui-même.
—Il est évadé? On ne le dénonce pas?
—Ce n'est pas moi qui le dénoncerai, toujours, j'aurais l'air de le craindre.
—Comment la police ne le découvre-t-elle pas? Est-ce qu'on n'a pas son signalement?
—Son signalement! Ah bien, oui! il y a longtemps qu'il a effacé de sa frimousse celui que le meg des megs[58] y avait mis. Maintenant, il n'y a que le boulanger qui met les âmes au four[59] qui pourrait le reconnaître, le Maître d'école.
—De quelle manière s'y est-il pris?
—Il a commencé par se rogner le nez, qu'il avait long d'une aune; par là-dessus il s'est débarbouillé avec du vitriol.
—Tu plaisantes?
—S'il vient ce soir, vous le verrez; il avait un grand nez de perroquet, maintenant il est aussi camard... que la carline[60], sans compter qu'il a des lèvres grosses comme le poing, et un visage olive aussi couturé que la veste d'un chiffonnier.
—Il est à ce point méconnaissable!
—Depuis six mois qu'il s'est échappé de Rochefort, les railles[61] l'ont cent fois rencontré sans le reconnaître.
—Pourquoi était-il au bagne?
—Pour avoir été faussaire, voleur et assassin. On l'appelle le Maître d'école parce qu'il a une écriture superbe et qu'il est très-savant.
—Et il est redouté?
—Il ne le sera plus quand vous l'aurez rincé comme vous m'avez rincé. Et, tonnerre!!! je serais curieux de voir ça!
—Que fait-il pour vivre?
—On dit qu'il s'est vanté d'avoir tué et dévalisé, il y a trois semaines, un marchand de bœufs sur la route de Poissy.
—On l'arrêtera tôt ou tard.
—Il faudra qu'on soit plus de deux pour ça, car il porte toujours sous sa blouse, deux pistolets chargés et un poignard. Charlot l'attend, il ne sera fauché qu'une fois. Il tuera tout ce qu'il pourra tuer pour s'échapper. Oh! il ne s'en cache pas; et, comme il est deux fois fort comme vous et moi, on aura du mal à l'abattre.
—Et en sortant du bagne qu'as-tu fait, Chourineur?
—J'ai été me proposer au maître débardeur du quai Saint-Paul, et j'y gagne ma vie.
—Mais, puisque, après tout, tu n'es pas grinche[62], pourquoi vis-tu dans la Cité?
—Et où voulez-vous que je vive? Qui est-ce qui voudrait fréquenter un repris de justice? Et puis je m'ennuie tout seul, moi; j'aime la société, et ici je vis avec mes pareils. Je me cogne quelquefois... On me craint comme le feu dans la Cité, et le quart d'œil[63] n'a rien à me dire, sauf pour les batteries, qui me valent quelquefois vingt-quatre heures de violon.
—Et qu'est-ce que tu gagnes par jour?
—Trente-cinq sous. Ça durera tant que j'aurai des bras; quand je n'en aurai plus, je prendrai un crochet et un carquois d'osier, comme le vieux chiffonnier que je vois dans les brouillards de mon enfance.
—Avec tout ça tu n'es pas malheureux?
—Il y en a des pires que moi, bien sûr; sans mes rêves du sergent et des soldats égorgés, rêves que j'ai encore souvent, je pourrais tranquillement crever comme un autre au coin d'une borne ou à l'hôpital; mais ce rêve... Tenez... nom de nom! je n'aime pas à penser à ça, dit le Chourineur.
Et il vida sur un coin de la table le fourneau de sa pipe.
La Goualeuse avait écouté le Chourineur avec distraction, elle semblait absorbée dans une rêverie douloureuse.
Rodolphe lui-même restait pensif.
Les deux récits qu'il venait d'entendre éveillaient en lui des idées nouvelles.
Un incident tragique vint rappeler à ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.
V
L'arrestation.
L'homme qui était sorti un moment, après avoir recommandé à l'ogresse son broc et son assiette, revint bientôt, accompagné d'un autre personnage à larges épaules, à figure énergique.
Il lui dit:
—Voilà un hasard de se rencontrer comme ça, Borel! Entre donc, nous boirons un verre de vin.
Le Chourineur dit tout bas à Rodolphe et à la Goualeuse, en leur montrant le nouveau venu:
—Il va y avoir de la grêle... c'est un raille. Attention!
Les deux bandits, dont l'un, coiffé d'un bonnet grec enfoncé jusque sur ses sourcils, avait demandé plusieurs fois le Maître d'école, échangèrent un coup d'œil rapide, se levèrent simultanément de table et se dirigèrent vers la porte; mais les deux agents se jetèrent sur eux en poussant un cri particulier.
Une lutte terrible s'engagea.
La porte de la taverne s'ouvrit; d'autres agents se précipitèrent dans la salle, et l'on vit briller au dehors les fusils des gendarmes.
Profitant du tumulte, le charbonnier dont nous avons parlé s'avança jusqu'au seuil du tapis-franc, et, rencontrant par hasard le regard de Rodolphe, il porta à ses lèvres l'index de la main droite.
Rodolphe, d'un geste aussi rapide qu'impérieux, lui ordonna de s'éloigner; puis il continua d'observer ce qui se passait dans la taverne.
L'homme au bonnet grec poussait des hurlements de rage; à demi étendu sur la table, il faisait des soubresauts si désespérés que trois hommes le contenaient à peine.
Anéanti, morne, la figure livide, les lèvres blanches, la mâchoire inférieure tombante et convulsivement agitée, son compagnon ne fit aucune résistance, il tendit de lui-même ses mains aux menottes.
L'ogresse, assise dans son comptoir et habituée à de pareilles scènes, restait impassible, les mains dans les poches de son tablier.
—Qu'est-ce qu'ils ont donc fait, ces deux hommes, mon bon monsieur Borel? demanda-t-elle à un des agents qu'elle connaissait.
—Ils ont assassiné hier une vieille femme dans la rue Saint-Christophe, pour dévaliser sa chambre. Avant de mourir, la malheureuse a dit qu'elle avait mordu l'un des meurtriers à la main. On avait l'œil sur ces deux scélérats; mon camarade est venu tout à l'heure s'assurer de leur identité, et les voilà pincés.
—Heureusement qu'ils m'ont payé d'avance leur chopine, dit l'ogresse. Vous ne voulez rien prendre, monsieur Borel? un verre de parfait-amour, de consolation?
—Merci, mère Ponisse; il faut que j'enfourne ces brigands-là. En voilà un qui regimbe encore!...
En effet, l'assassin au bonnet grec se débattait avec rage. Lorsqu'il s'agit de le mettre dans un fiacre qui attendait dans la rue, il se défendit tellement qu'il fallut le porter.
Son complice, saisi d'un tremblement nerveux, pouvait à peine se soutenir: ses lèvres violettes remuaient comme s'il eût parlé... On jeta cette masse inerte dans la voiture.
—Ah çà! mère Ponisse, dit l'agent, défiez-vous de Bras-Rouge; il est malin, il pourrait vous compromettre.
—Bras-Rouge! il y a des semaines qu'on ne l'a vu dans le quartier, monsieur Borel.
—C'est toujours quand il est quelque part... qu'on ne l'y voit pas, vous savez bien ça... Mais n'acceptez de lui en garde ou en consignation aucun paquet, aucun ballot: ce serait du recel.
—Soyez tranquille, monsieur Borel, j'ai aussi peur de Bras-Rouge que du diable. On ne sait jamais où il va ni d'où il vient. La dernière fois que je l'ai vu, il m'a dit qu'il arrivait d'Allemagne.
—Enfin, je vous préviens... faites-y attention.
Avant de quitter le tapis-franc, l'agent regarda attentivement les autres buveurs, et il dit au Chourineur, d'un ton presque affectueux:
—Te voilà, mauvais sujet? il y a longtemps qu'on n'a entendu parler de toi! Tu n'as pas eu de batteries? Tu deviens donc sage?
—Sage comme une image, monsieur Borel; vous savez que je ne casse guère la tête qu'à ceux qui me le demandent.
—Il ne te manquerait plus que cela, de provoquer les autres, fort comme tu es!
—Voilà pourtant mon maître, monsieur Borel, dit le Chourineur en mettant la main sur l'épaule de Rodolphe.
—Tiens! je ne le connais pas, celui-là, dit l'agent, en examinant Rodolphe.
—Et nous ne ferons pas connaissance, mon camarade, répondit celui-ci.
—Je le désire pour vous, mon garçon, dit l'agent. Puis, s'adressant à l'ogresse: Bonsoir, mère Ponisse: c'est une vraie souricière que votre tapis-franc, voilà le troisième assassin que j'y prends.
—Et j'espère bien que ce ne sera pas le dernier, monsieur Borel; c'est bien à votre service..., dit gracieusement l'ogresse en s'inclinant avec déférence.
Après le départ de l'agent de police, le jeune homme à figure plombée, qui fumait en buvant de l'eau-de-vie, rechargea sa pipe, et dit, d'une voix enrouée, au Chourineur:
—Est-ce que tu n'as pas reconnu le bonnet grec? c'est l'homme à la Boulotte, c'est Vélu. Quand j'ai vu entrer les agents, j'ai dit: «Il y a quelque chose»; avec ça que Vélu cachait toujours sa main sous la table.
—C'est tout de même heureux pour le Maître d'école qu'il ne se soit pas trouvé là, reprit l'ogresse. Le bonnet grec l'a demandé plusieurs fois pour des affaires qu'ils ont ensemble... Mais je ne mangerai jamais mes pratiques. Qu'on les arrête, bon... chacun son métier... mais je ne les vends pas... Tiens, quand on parle du loup on en voit la queue, ajouta l'ogresse au moment où un homme et une femme entraient dans le cabaret; voilà justement le Maître d'école et sa largue (sa femme).
Une sorte de frémissement de terreur courut parmi les hôtes du tapis-franc.
Rodolphe lui-même, malgré son intrépidité naturelle, ne put vaincre une légère émotion à la vue de ce redoutable brigand, qu'il contempla pendant quelques instants avec une curiosité mêlée d'horreur.
Le Chourineur avait dit vrai, le Maître d'école s'était affreusement mutilé.
On ne pouvait voir quelque chose de plus épouvantable que le visage de ce brigand. Sa figure était sillonnée en tous sens de cicatrices profondes, livides; l'action corrosive du vitriol avait boursouflé ses lèvres; les cartilages du nez ayant été coupés, deux trous difformes remplaçaient les narines. Ses yeux gris, très-clairs, très-petits, très-ronds, étincelaient de férocité; son front, aplati comme celui d'un tigre, disparaissait à demi sous une casquette de fourrure à longs poils fauves... on eût dit la crinière du monstre.
Le Maître d'école n'avait guère plus de cinq pieds deux ou trois pouces; sa tête, démesurément grosse, était enfoncée entre ses deux épaules larges, élevées, puissantes, charnues, qui se dessinaient même sous les plis flottants de sa blouse de toile écrue; il avait les bras longs, musculeux; les mains courtes, grosses et velues jusqu'à l'extrémité des doigts; ses jambes étaient un peu arquées, mais leurs mollets énormes annonçaient une force athlétique.
Cet homme offrait, en un mot, l'exagération de ce qu'il y a de court, de trapu, de ramassé dans le type de l'Hercule Farnèse.
Quant à l'expression de férocité qui éclatait sur ce masque affreux, quant à ce regard inquiet, mobile, ardent comme celui d'une bête sauvage, il faut renoncer à les peindre.
La femme qui accompagnait le Maître d'école était vieille, assez proprement vêtue d'une robe brune, d'un tartan à carreaux rouges et noirs, et d'un bonnet blanc.
Rodolphe la voyait de profil; son œil vert et rond, son nez crochu, ses lèvres minces, son menton saillant, sa physionomie à la fois méchante et rusée, lui rappelèrent la Chouette.
Il allait faire part de cette observation à la Goualeuse, lorsqu'en levant les yeux sur la jeune fille il la vit pâlir; elle regardait avec une terreur muette la hideuse compagne du Maître d'école; enfin, saisissant le bras de Rodolphe, d'une main tremblante, Fleur-de-Marie lui dit à voix basse:
—La Chouette! mon Dieu!... la Chouette... la borgnesse!
À ce moment, le Maître d'école, échangeant quelques paroles à voix basse avec un des habitués du tapis-franc, s'avança lentement vers la table où s'attablaient Rodolphe, la Goualeuse et le Chourineur.
Alors, s'adressant à Fleur-de-Marie, d'une voix rauque et creuse comme le rugissement d'un tigre:
—Eh! dis donc, la belle blonde, tu vas quitter ces deux mufles et t'en venir avec moi...
La Goualeuse ne répondit rien, se serra contre Rodolphe; ses dents se choquaient d'effroi.
—Et moi... je ne serai pas jalouse, dit l'horrible Chouette en riant aux éclats.
Elle ne reconnaissait pas encore dans la Goualeuse la Pégriotte, sa victime.
—Ah çà, petite, est-ce que tu ne m'entends pas? dit le monstre en s'avançant. Si tu ne viens pas, je t'éborgne pour faire le pendant de la Chouette. Et toi, l'homme à moustache... (il s'adressait à Rodolphe), si tu ne me jettes pas cette blonde par-dessus la table... je te crève...
—Mon Dieu, mon Dieu! défendez-moi! s'écria la Goualeuse à Rodolphe, en joignant les mains. Puis, réfléchissant qu'elle allait l'exposer à un grand danger, elle reprit à voix basse: Non, non, ne bougez pas, monsieur Rodolphe; s'il approche, je crierai au secours, et, de peur d'un esclandre qui attirerait la police, l'ogresse prendra mon parti.
—Sois tranquille, ma fille, dit Rodolphe en regardant intrépidement le Maître d'école. Tu es à côté de moi, tu n'en bougeras pas; et comme ce hideux animal te fait mal au cœur et à moi aussi, je vais le porter dans la rue...
—Toi? dit le Maître d'école.
—Moi!!!... reprit Rodolphe.
Et malgré les efforts de la Goualeuse, il se leva de table.
Le Maître d'école recula d'un pas au terrible aspect de la physionomie de Rodolphe. Fleur-de-Marie et le Chourineur furent aussi frappés de l'expression de méchanceté, de rage diabolique qui, en ce moment, contracta la noble figure de leur compagnon: il devint méconnaissable. Dans sa lutte contre le Chourineur, il s'était montré dédaigneux et railleur; mais face à face avec le Maître d'école, il semblait possédé d'une haine féroce: ses pupilles, dilatées par la fureur, luisaient d'un éclat étrange.
Certains regards ont une puissance magnétique irrésistible: quelques duellistes célèbres doivent, dit-on, leurs sanglants triomphes à cette action fascinatrice de leur regard, qui démoralise, qui atterre leurs adversaires.
Rodolphe était doué de cet effrayant coup d'œil fixe, perçant, qui épouvante, et que ceux qu'il obsède ne peuvent éviter... Ce regard les trouble, les domine; ils le ressentent presque physiquement, et, malgré eux, ils le recherchent... ils ne peuvent en détacher leur vue.
Le Maître d'école tressaillit, recula encore d'un pas, et, ne se fiant plus à sa force prodigieuse, il chercha sous sa blouse le manche de son poignard.
Un meurtre eût peut-être ensanglanté le tapis-franc si la Chouette, saisissant le Maître d'école par le bras, ne se fût écriée:
—Minute... minute... Fourline[64], laisse-moi dire un mot... Tu mangeras ces deux mufles tout à l'heure, ils ne t'échapperont pas...
Le Maître d'école regarda la borgnesse avec étonnement.
Depuis quelques minutes la Chouette observait Fleur-de-Marie avec une attention croissante, cherchant à rassembler ses souvenirs.
Enfin elle ne conserva plus le moindre doute: elle reconnut la Goualeuse.
—Est-il possible! s'écria la borgnesse en joignant les mains avec étonnement, c'est la Pégriotte, la voleuse de sucres d'orge. Mais d'où donc que tu sors? c'est donc le boulanger[65] qui t'envoie! ajouta-t-elle en montrant le poing à la jeune fille. Tu retomberas donc toujours sous ma griffe? Sois tranquille, si je ne t'arrache plus de dents, je t'arracherai toutes les larmes de ton corps. Ah! vas-tu rager! Tu ne sais donc pas? je connais tes parents... Le Maître d'école a vu au pré l'homme qui t'avait donnée à moi quand tu étais toute petite... Il lui a dit le nom de ta mère... C'est des daims huppés[66], tes parents...
—Mes parents! vous les connaissez?... s'écria Fleur-de-Marie.
—Oui, mon homme sait le nom de ta mère... mais je lui arracherai plutôt la langue que de le laisser te le dire... Il a encore vu hier celui qui t'a amenée dans mon chenil, parce qu'on ne payait plus sa femme, qui t'avait nourrie... car elle ne tenait guère à toi, ta mère, elle aurait autant aimé te savoir crevée, bien sûr... Mais c'est égal, si tu savais son nom maintenant, tu pourrais joliment la rançonner, ma petite bâtarde... L'homme que je te dis a des papiers... oui, Pégriotte, il a des lettres de ta mère... et s'il ne s'en sert pas, c'est qu'il a des raisons pour ça... Hein! tu rages... tu pleures, Pégriotte... Eh bien, non, tu ne la connaîtras pas, ta mère... Tu ne la connaîtras pas.
—J'aime autant qu'elle me croie morte..., dit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.
Rodolphe, oubliant le Maître d'école, avait attentivement écouté la Chouette, dont le récit l'intéressait.
Pendant ce temps, le brigand n'étant plus sous l'influence du regard de Rodolphe avait repris courage; il ne pouvait croire que ce jeune homme, de taille moyenne et svelte, fût en état de se mesurer avec lui; sûr de sa force herculéenne, il s'approcha du défenseur de la Goualeuse et dit à la Chouette avec autorité:
—Assez bavardé comme ça... Je veux dévisager ce beau mufle-là et lui défoncer la frimousse... pour que la belle blonde me trouve plus gentil que lui.
D'un bond Rodolphe sauta par-dessus la table.
—Prenez garde à mes assiettes! répéta l'ogresse.
Et le Maître d'école se mit en défense, les deux mains en avant, le haut du corps en arrière, bien campé sur ses robustes reins, et pour ainsi dire arc-bouté sur une de ses jambes énormes... qui ressemblait à un balustre de pierre.
Au moment où Rodolphe s'élançait sur lui, la porte du tapis-franc s'ouvrit violemment; le charbonnier dont nous avons parlé, et qui avait presque six pieds de haut, se précipita dans la salle, écarta rudement le Maître d'école, s'approcha de Rodolphe et lui dit en anglais à l'oreille:
—Monsieur, Tom et Sarah... ils sont au bout de la rue.
À ces mots mystérieux, Rodolphe fit un mouvement de colère, jeta un louis sur le comptoir de l'ogresse et courut vers la porte.
Le Maître d'école tenta de s'opposer au passage de Rodolphe; mais celui-ci, se retournant, lui détacha au milieu du visage deux coups de poing si rudement assenés que le taureau chancela tout étourdi et tomba pesamment à demi renversé sur une table.
—Vive la Charte! je reconnais là mes coups de poing de la fin, s'écria le Chourineur. Encore quelques leçons comme ça, et je les saurai...
Revenu à lui au bout de quelques secondes, le Maître d'école s'élança à la poursuite de Rodolphe.
Ce dernier avait disparu avec le charbonnier dans le sombre dédale des rues de la Cité; il était impossible de le rejoindre.
Au moment où le Maître d'école rentrait écumant de rage, deux hommes, accourant du côté opposé à celui par lequel Rodolphe avait disparu, se précipitèrent dans le tapis-franc, essoufflés, comme s'ils eussent fait rapidement une longue course.
Leur premier mouvement fut de jeter les yeux de côté et d'autre dans la taverne.
—Malheur sur moi! dit l'un, il nous échappe encore!...
—Patience!... les jours ont vingt-quatre heures, et la vie est longue, répondit l'autre personnage.
Ces deux nouveaux venus s'exprimaient en anglais.
VI
Thomas Seyton et la comtesse Sarah.
Les deux personnages qui venaient d'entrer dans le tapis-franc appartenaient à une classe beaucoup plus élevée que celle des habitués de cette taverne.
L'un, grand, élancé, avait des cheveux presque blanc, les sourcils et les favoris noirs, une figure osseuse et brune, l'air dur, sévère. À son chapeau rond on voyait un crêpe; sa longue redingote noire se boutonnait jusqu'au cou; il portait, par-dessus son pantalon de drap gris collant, des bottes autrefois appelées à la Suwarow.
Son compagnon, de très-petite taille, aussi vêtu de deuil, était pâle et beau. Ses longs cheveux, ses sourcils et ses yeux d'un noir foncé faisaient ressortir la blancheur mate de son visage; à sa démarche, à sa taille, à la délicatesse de ses traits, il était facile de reconnaître dans ce personnage une femme déguisée en homme.
—Tom, demandez à boire, et interrogez ces gens-là sur lui, dit Sarah, toujours en anglais.
—Oui, Sarah, répondit l'homme à cheveux blancs et à sourcils noirs.
S'asseyant à une table pendant que Sarah s'essuyait le front, il dit à l'ogresse en très-bon français et presque sans aucun accent:
—Madame, faites-nous donner quelque chose à boire, s'il vous plaît.
L'entrée de ces deux personnes dans le tapis-franc avait vivement excité l'attention; leurs costumes, leurs manières, annonçaient qu'ils ne fréquentaient jamais ces ignobles tavernes. À leur physionomie inquiète, affairée, on devinait que des motifs importants les amenaient dans ce quartier.
Le Chourineur, le Maître d'école et la Chouette les considéraient avec une avide curiosité.
La Goualeuse, épouvantée de sa rencontre avec la borgnesse, redoutant les menaces du Maître d'école, qui voulait l'emmener avec lui, profita de l'inattention de ces deux misérables, se glissa par la porte restée entr'ouverte et sortit du cabaret.
Le Chourineur et le Maître d'école, dans leur position respective, n'avaient aucun intérêt à élever de nouvelles rixes.
Surprise de l'apparition d'hôtes si nouveaux, l'ogresse partageait l'attention générale. Tom lui dit une seconde fois avec impatience:
—Nous avons demandé quelque chose à boire, madame; ayez la bonté de nous servir.
La mère Ponisse, flattée de cette courtoisie, se leva de son comptoir, vint gracieusement s'appuyer à la table de Tom, et lui dit:
—Voulez-vous un litre de vin ou une bouteille cachetée?
—Donnez-nous une bouteille de vin, des verres et de l'eau.
L'ogresse servit; Tom lui jeta cent sous, et, refusant la monnaie qu'elle voulait lui rendre:
—Gardez cela pour vous, notre hôtesse, et acceptez un verre de vin avec nous.
—Vous êtes bien honnête, monsieur, dit la mère Ponisse en regardant Tom avec plus d'étonnement que de reconnaissance.
—Mais dites-moi, reprit celui-ci, nous avions donné rendez-vous à un de nos camarades dans un cabaret de cette rue; nous nous sommes peut-être trompés.
—C'est ici le Lapin-Blanc, pour vous servir, monsieur.
—C'est bien cela, dit Tom en faisant un signe d'intelligence à Sarah. Oui, c'est bien au Lapin-Blanc qu'il devait nous attendre.
—Et il n'y a pas deux Lapin-Blanc dans la rue, dit orgueilleusement l'ogresse. Mais comment était-il, votre camarade?
—Grand et mince, cheveux et moustaches châtain clair, dit Tom.
—Attendez donc, attendez donc, c'est mon homme de tout à l'heure; un charbonnier d'une très-grande taille est venu le chercher, et ils sont partis ensemble.
—Ce sont eux, dit Tom.
—Et ils étaient seuls ici? demanda Sarah.
—C'est-à-dire, le charbonnier n'est venu qu'un moment, votre autre camarade a soupé ici avec la Goualeuse et le Chourineur; et du regard l'ogresse désigna celui des convives de Rodolphe qui était resté dans le cabaret.
Tom et Sarah se retournèrent vers le Chourineur.
Après quelques minutes d'examen, Sarah dit en anglais à son compagnon:
—Connaissez-vous cet homme?
—Non, Karl avait perdu les traces de Rodolphe à l'entrée de ces rues obscures. Voyant Murph, déguisé en charbonnier, rôder autour de ce cabaret et venir sans cesse regarder au travers des vitres, il s'est douté de quelque chose et il est venu nous avertir.
Pendant cette conversation, tenue à voix basse et en langue étrangère, le Maître d'école disait tout bas à la Chouette en regardant Tom et Sarah:
—Le grand maigre a dégainé cent sous à l'ogresse. Il est bientôt minuit; il pleut, il vente: quand ils vont sortir, nous les suivrons; j'étourdirai le grand et je lui prendrai son argent. Il est avec une femme, il n'osera pas souffler.
—Si la petite crie à la garde, j'ai mon vitriol dans ma poche, je lui casserai la bouteille sur la figure, dit la borgnesse; il faut toujours donner à boire aux enfants pour les empêcher de crier. Puis elle ajouta: Dis donc, Fourline, la première fois que nous trouverons la Pégriotte, faudra l'emmener d'autor[67]. Une fois que nous la tiendrons chez nous, nous lui frotterons le museau avec mon vitriol, ça fait qu'elle ne fera plus la fière avec sa jolie frimousse...
—Tiens, la Chouette, je finirai par t'épouser, dit le Maître d'école; tu n'as pas ta pareille pour l'adresse et le courage... La nuit du marchand de bœufs, je t'ai jugée... j'ai dit: «Voilà ma femme: elle travaillera mieux qu'un homme.»
Après avoir réfléchi un moment, Sarah dit à Tom en lui indiquant le Chourineur:
—Si nous interrogions cet homme sur Rodolphe, peut-être saurions-nous ce qui l'amène ici.
—Essayons, dit Tom. Puis, s'adressant au Chourineur:—Camarade, nous devions retrouver dans ce cabaret un de nos amis; il y a soupé avec vous; puisque vous le connaissez, dites-nous si vous savez où il est allé.
—Je le connais parce qu'il m'a rincé il y a deux heures en défendant la Goualeuse.
—Et vous ne l'aviez jamais vu?
—Jamais... Nous nous sommes rencontrés dans l'allée de la maison de Bras-Rouge.
—L'hôtesse! encore une bouteille cachetée, et du meilleur, dit Tom.
Sarah et lui avaient à peine trempé leurs lèvres dans leurs verres encore pleins; la mère Ponisse, pour faire honneur sans doute à sa propre cave, avait plusieurs fois vidé le sien.
—Et vous nous servirez sur la table de monsieur, s'il veut bien le permettre, ajouta Tom en allant se mettre avec Sarah à côté du Chourineur, aussi étonné que flatté de cette politesse.
Le Maître d'école et la Chouette causaient toujours à voix basse de leurs sinistres projets.
La bouteille servie, Tom et Sarah attablés avec le Chourineur et l'ogresse, qui avait regardé une seconde invitation comme superflue, l'entretien continua.
—Vous nous disiez donc, mon brave, que vous aviez rencontré notre camarade Rodolphe dans la maison de Bras-Rouge? dit Tom en trinquant avec le Chourineur.
—Oui, mon brave, répondit celui-ci en vidant lestement son verre.
—Voilà un singulier nom... Bras-Rouge! Qu'est-ce que c'est que ce Bras-Rouge?
—Il pastique la maltouze, dit négligemment le Chourineur; puis il ajouta: Voilà de fameux vin, mère Ponisse!
—C'est pour ça qu'il ne faut pas laisser votre verre vide, mon brave, reprit Tom en versant de nouveau à boire au Chourineur.
—À votre santé, dit celui-ci, et à celle de votre petit ami qui... enfin suffit... Si ma tante était un homme, ça serait mon oncle, comme dit le proverbe... Allons donc, farceur, je m'entends!
Sarah rougit imperceptiblement.
Tom continua:—Je n'ai pas bien compris ce que vous m'avez dit sur ce Bras-Rouge. Rodolphe sortait de chez lui, sans doute?
—Je vous ai dit que Bras-Rouge pastiquait la maltouze. Tom regarda le Chourineur avec surprise.
—Qu'est-ce que ça veut dire, pastiquer la mal... Comment dites-vous cela?
—Pastiquer la maltouze, faire la contrebande, donc! Il paraît que vous ne dévidez pas le jars[68]?
—Mon brave, je ne vous comprends plus.
—Je vous dis: Vous ne parlez donc pas argot comme monsieur Rodolphe?
—Argot? dit Tom en regardant Sarah d'un air surpris.
—Allons, vous êtes des sinves[69] ...mais le camarade Rodolphe est un fameux zig[70], lui: tout peintre en éventails qu'il est, il m'en remontrerait à moi-même pour l'argot... Eh bien, puisque vous ne parlez pas ce beau langage-là, je vous dis en bon français que le Bras-Rouge est contrebandier: je le dis sans traîtrise... car il ne s'en cache pas, il s'en vante au nez des gabelous: mais cherche, et attrape si tu peux, car Bras-Rouge est malin.
—Et qu'est-ce que Rodolphe allait faire chez cet homme? demanda Sarah.
—Ma foi, monsieur... ou madame, à votre choix, je n'en sais rien de rien, aussi vrai que je bois ce verre de vin. Ce soir, je voulais battre la Goualeuse; j'avais tort: c'était une bonne fille; elle s'enfonce dans l'allée de la maison de Bras-Rouge, je la poursuis... c'était noir comme le diable; au lieu d'empoigner la Goualeuse, je tombe sur maître Rodolphe, qui me donne ma paye, et d'une fière force... oh! oui... il y avait surtout les coups de poing de la fin... tonnerre! c'était-il bien festonné! il m'a promis de me montrer ce coup-là.
—Et Bras-Rouge, quel homme est-ce? demanda Tom. Quelle espèce de marchandises vend-il?
—Bras-Rouge? dame! il vend tout ce qu'il est défendu de vendre, il fait tout ce qu'il est défendu de faire. Voilà sa partie et son négoce. N'est-ce pas, mère Ponisse?
—Oh! c'est un cadet qui a le fil, dit l'ogresse.
—Eh il met les gabelous joliment dedans, reprit le Chourineur. On a descendu plus de vingt fois dans sa cassine, jamais on n'a rien trouvé, pourtant il en sort souvent avec ses ballots.
—C'est malin! dit l'ogresse; on dit qu'il a chez lui une cachette qui descend à un puits qui mène aux catacombes.
—Ça n'empêche pas qu'on ne l'a jamais trouvée, sa cachette; il faudra démolir sa cassine pour en venir à bout, dit le Chourineur.
—Et quel est le numéro de la maison de Bras-Rouge?
—N° 13, rue des Fèves: Bras-Rouge, marchand de tout ce qu'on veut... C'est connu dans la Cité, dit le Chourineur.
—Je vais écrire cette adresse sur mon carnet; si nous ne trouvons pas Rodolphe, je tâcherai d'avoir des informations sur lui chez M. Bras-Rouge, reprit Tom. Et il inscrivit le nom de la rue et le numéro du contrebandier.
—Et vous pouvez vous vanter d'avoir, dans maître Rodolphe, un ami solide..., dit le Chourineur, et un bon enfant... Sans le charbonnier il allait se donner un coup de peigne avec le Maître d'école qui est là-bas dans son coin avec la Chouette... Tonnerre! faut que je me tienne à quatre pour ne pas l'exterminer, cette vieille sorcière, quand je pense à ce qu'elle a fait à la Goualeuse... Mais patience... un coup de poing n'est jamais perdu, comme dit c't'autre.
—Rodolphe vous a battu? vous devez le haïr! dit Sarah.
—Moi, haïr un homme qui se déploie comme ça! plus souvent! Au fait, c'est drôle... Tenez, v'là le Maître d'école qui m'a battu, et ça me réjouirait de le voir étrangler... M. Rodolphe, qui m'a battu et même plus fort... c'est tout le contraire: je ne lui veux que du bien. Enfin, il me semble que je me mettrais au feu pour lui, et je ne le connais que de ce soir.
—Vous dites ça parce que nous sommes ses amis, mon brave.
—Non, tonnerre! non, foi d'homme!... Voyez-vous, il a pour lui les coups de poing de la fin... dont il n'est pas plus fier qu'un enfant: il n'y a pas là à dire... c'est un maître, un maître fini... Et puis il vous dit des mots... des choses qui vous remettent le cœur au ventre: puis enfin, quand il vous regarde... il a dans les yeux quelques chose... Tenez, j'ai été troupier... avec un chef pareil... voyez-vous, on mangeait la lune et les étoiles.
Tom et Sarah se regardèrent en silence.
—Cette incroyable puissance de domination le suivrait-elle donc partout et toujours? dit amèrement Sarah.
—Oui... jusqu'à ce que nous ayons conjuré le charme..., reprit Tom.
—Oui, et quoi qu'il arrive, il le faut, il le faut, dit Sarah en passant sa main sur son front comme pour chasser un souvenir pénible.
Minuit sonna à l'Hôtel de Ville.
Le quinquet de la taverne ne jetait plus qu'une lueur douteuse.
À l'exception du Chourineur et de ses deux convives, du Maître d'école et de la Chouette, tous les habitués du tapis-franc s'étaient peu à peu retirés.
Le Maître d'école dit tout bas à la Chouette:
—Nous allons nous cacher dans l'allée en face, nous verrons sortir les messières[71], et nous les suivrons. S'ils vont à gauche, nous les attendrons dans le recoin de la rue Saint-Éloi: s'ils vont à droite, nous les attendrons dans les démolitions, du côté de la triperie, il y a là un grand trou: j'ai mon idée.
Et le Maître d'école et la Chouette se dirigèrent vers la porte.
—Vous ne pitanchez donc rien ce soir? leur dit l'ogresse.
—Non, mère Ponisse... Nous étions entrés pour nous mettre à l'abri, dit le Maître d'école. Et il sortit avec la Chouette.
VII
La bourse ou la vie.
Au bruit que fit la porte en se fermant, Tom et Sarah sortirent de leur rêverie; ils se levèrent et remercièrent le Chourineur des renseignements qu'il leur avait donnés: celui-ci leur inspirait moins de confiance depuis qu'il avait vulgairement, mais sincèrement exprimé sa grossière admiration pour Rodolphe.
Au moment où le Chourineur sortit, le vent redoublait de violence, la pluie tombait à torrents.
Le Maître d'école et la Chouette, embusqués dans une allée qui faisait face au tapis-franc, virent le Chourineur s'éloigner du côté de la rue où se trouvait une maison en démolition. Bientôt ses pas, un peu alourdis par ses fréquentes libations de la soirée, se perdirent au milieu des sifflements du vent et du bruit de la pluie qui fouettait les murailles.
Tom et Sarah sortirent de la taverne malgré la tourmente, et prirent une direction opposée à celle du Chourineur.
—Ils sont enflaqués[72], dit tout bas le Maître d'école à la Chouette; débouche ton vitriol: attention!
—Otons nos souliers, ils ne nous entendront pas marcher derrière eux, dit la Chouette.
—Tu as raison, la Chouette, toujours raison, je n'aurais pas pensé à ça: faisons patte de velours.
Le hideux couple ôta ses chaussures et se glissa dans l'ombre en rasant les maisons...
Grâce à ce stratagème, le bruit des pas de la Chouette et du Maître d'école fut tellement amorti qu'ils suivirent Tom et Sarah presque à les toucher sans que ceux-ci les entendissent.
—Heureusement notre fiacre est au coin de la rue, dit Tom; car la pluie va nous tremper. N'avez-vous pas froid, Sarah?
—Peut-être apprendrons-nous quelque chose par le contrebandier, par ce Bras-Rouge, dit Sarah pensive sans répondre à la question de Tom.
Tout à coup celui-ci s'arrêta.
Ils n'étaient qu'à une petite distance de l'endroit désigné par le Maître d'école pour commettre son crime.
—Je me suis trompé de rue, dit Tom, il fallait prendre à gauche en sortant du cabaret; nous devons passer devant une maison en démolition pour retrouver notre fiacre. Retournons sur nos pas.
Le Maître d'école et la Chouette se jetèrent dans l'embrasure d'une porte pour n'être pas aperçus de Tom et de Sarah, qui les coudoyèrent presque.
—Au fait j'aime mieux qu'ils aillent du côté des décombres, dit tout bas le Maître d'école; si le messière regimbe... j'ai mon idée.
Tom et Sarah, après avoir de nouveau passé devant le tapis-franc, arrivèrent près d'une maison en ruine.
Cette masure étant à moitié démolie, ses caves découvertes formaient une espèce de gouffre le long duquel la rue se prolongeait en cet endroit.
Le Maître d'école bondit avec la vigueur et la souplesse d'un tigre; d'une de ses larges mains il saisit Tom à la gorge et lui dit:
—Ton argent ou je te jette dans ce trou.
Et le brigand, repoussant Tom en arrière, lui fit perdre l'équilibre, d'une main le retint pour ainsi dire suspendu au-dessus de la profonde excavation, tandis que de l'autre main il saisit le bras de Sarah comme dans un étau.
Avant que Tom eût fait un mouvement, la Chouette le dévalisa avec une dextérité merveilleuse.
Sarah ne cria pas, ne chercha pas à se débattre; elle dit d'une voix calme:
—Donnez-leur votre bourse, Tom. Et s'adressant au brigand: Nous ne crierons pas, ne nous faites pas de mal.
La Chouette, après avoir scrupuleusement fouillé les poches des deux victimes de ce guet-apens, dit à Sarah:
—Voyons tes mains, s'il y a des bagues. Non, dit la vieille femme en grommelant. Tu n'as donc personne pour te donner des anneaux?... quelle misère!
Le sang-froid de Tom ne se démentit pas pendant cette scène aussi rapide qu'imprévue.
—Voulez-vous faire un marché? Mon portefeuille contient des papiers qui vous seront inutiles; rapportez-le-moi, et demain je vous donne vingt-cinq louis, dit Tom au Maître d'école, dont la main l'étreignait moins rudement.
—Oui, pour nous tendre une souricière! répondit le brigand. Allons, file sans regarder derrière toi. Tu as du bonheur d'en être quitte pour si peu.
—Un moment, dit la Chouette; s'il est gentil, il aura son portefeuille; il y a un moyen. Puis s'adressant à Tom: Vous connaissez la plaine Saint-Denis?
—Oui.
—Savez-vous où est Saint-Ouen?
—Oui.
—En face de Saint-Ouen, au bout du chemin de la Révolte, la plaine est plate; à travers champs, on y voit de loin; venez-y demain matin tout seul, aboulez l'argent, vous m'y trouverez avec le portefeuille, donnant, donnant, je vous le rendrai.
—Mais il te fera pincer, la Chouette!
—Pas si bête! il n'y a pas mèche... on voit de trop loin. Je n'ai qu'un œil... mais il est bon: si le messière vient avec quelqu'un, il ne trouvera plus personne, j'aurai déménagé.
Sarah parut frappée d'une idée subite; elle dit au brigand:
—Veux-tu gagner de l'argent?
—Oui.
—As-tu vu dans le cabaret d'où nous sortons, car maintenant je te reconnais, as-tu vu l'homme que le charbonnier est venu chercher?
—Un mince à moustaches? Oui, j'allais manger un morceau de ce mufle-là; mais il ne m'a pas donné le temps... il m'a étourdi de deux coups de poing et m'a renversé sur une table... C'est la première fois que cela m'arrive... Oh! je m'en vengerai!
—Eh bien! il s'agit de lui, dit Sarah.
—De lui? s'écria le Maître d'école. Donnez-moi mille francs, je vous le tue...
—Sarah! s'écria Tom avec épouvante.
—Misérable! il ne s'agit pas de le tuer..., dit Sarah au Maître d'école.
—De quoi donc, alors?
—Venez demain à la plaine Saint-Denis, vous y trouverez mon compagnon, reprit-elle; vous verrez bien qu'il est seul; il vous dira ce qu'il faut faire. Ce n'est pas mille francs, mais deux mille francs que je vous donnerai... si vous réussissez.
—Fourline, dit tout bas la Chouette au Maître d'école, il y a de l'argent à gagner; c'est des daims huppés qui veulent monter un coup à un ennemi; cet ennemi, c'est ce gueux que tu voulais crever... Faut y aller: j'irais, moi, à ta place... Deux mille balles! mon homme, ça en vaut la peine.
—Eh bien! ma femme ira, dit le Maître d'école; vous lui direz ce qu'il y a à faire, et je verrai.
—Soit, demain à une heure.
—À une heure.
—Dans la plaine Saint-Denis.
—Dans la plaine Saint-Denis.
—Entre Saint-Ouen et le chemin de la Révolte, au bout de la route.
—C'est dit.
—Et je vous rapporterai votre portefeuille.
—Et vous aurez les cinq cents francs promis, et un à-compte sur l'autre affaire si vous êtes raisonnable.
—Maintenant allez à droite, nous à gauche; ne nous suivez pas, sinon...
Et le Maître d'école et la Chouette s'éloignèrent rapidement.
—Le démon nous est venu en aide, dit Sarah; ce bandit peut nous servir.
—Sarah, maintenant j'ai peur..., dit Tom.
—Moi, je n'ai pas peur. J'espère, au contraire... Mais, venez, venez, je me reconnais; le fiacre ne doit pas être loin.
Et les deux personnages se dirigèrent à grands pas vers le parvis Notre-Dame.
Un témoin invisible avait assisté à cette scène. C'était le Chourineur, qui s'était tapi dans les décombres pour se mettre à l'abri de la pluie.
La proposition que fit Sarah au brigand, relativement à Rodolphe, intéressa vivement le Chourineur; effrayé des périls qui menaçaient son nouvel ami, il regretta de ne pouvoir l'en garantir. Sa haine contre le Maître d'école et contre la Chouette fut peut-être pour quelque chose dans ce bon sentiment.
Le Chourineur se résolut d'avertir Rodolphe du danger qu'il courait; mais comment y parvenir? Il avait oublié l'adresse du soi-disant peintre en éventails. Peut-être Rodolphe ne reviendrait-il pas au tapis-franc; comment le trouver?
En faisant ces réflexions, le Chourineur avait machinalement suivi Tom et Sarah; il les vit monter dans un fiacre qui les attendait devant le parvis Notre-Dame.
Le fiacre partit.
Une idée lumineuse vint au Chourineur; il monta derrière cette voiture.
À une heure du matin, ce fiacre s'arrêta sur le boulevard de l'Observatoire, et Tom et Sarah disparurent dans une des ruelles qui aboutissent à cet endroit.
La nuit était noire, le Chourineur ne put signaler aucun indice qui lui servît à reconnaître plus précisément, le lendemain, les lieux où il se trouvait. Alors, avec une sagacité de sauvage, il tira son couteau de sa poche, fit une large et profonde entaille à un des arbres auprès desquels s'était arrêtée la voiture. Puis il regagna son gîte, dont il s'était considérablement éloigné.
Pour la première fois depuis longtemps le Chourineur goûta dans son taudis un sommeil profond, qui ne fut pas interrompu par l'horrible vision de l'abattoir aux sergents, comme il disait dans son rude langage.
VIII
Promenade.
Le lendemain de la soirée où s'étaient passés les différents événements que nous venons de raconter, un radieux soleil d'automne brillait au milieu d'un ciel pur; la tourmente de la nuit avait cessé. Quoique toujours obscurci par la hauteur des maisons, le hideux quartier où le lecteur nous a suivi semblait moins horrible, vu à la clarté d'un beau jour.
Soit que Rodolphe ne craignît plus la rencontre des deux personnes qu'il avait évitées la veille, soit qu'il la bravât, vers les onze heures du matin il entra dans la rue aux Fèves, et se dirigea vers la taverne de l'ogresse.
Rodolphe était toujours habillé en ouvrier, mais on remarquait dans ses vêtements une certaine recherche; sa blouse neuve, ouverte sur la poitrine, laissait voir sa chemise de laine rouge, fermée par plusieurs boutons d'argent; le col d'une autre chemise de toile blanche se rabattait sur sa cravate de soie noire, négligemment nouée autour de son cou; de sa casquette de velours bleu de ciel, à visière vernie, s'échappaient quelques boucles de cheveux châtains; des bottes parfaitement cirées, remplaçant les gros souliers ferrés de la veille, mettaient en valeur un pied charmant, qui paraissait d'autant plus petit qu'il sortait d'un large pantalon de velours olive.
Ce costume ne nuisait en rien à l'élégance de la tournure de Rodolphe, rare mélange de grâce, de souplesse et de force.
Nos habits sont tellement laids qu'on ne peut que gagner à les quitter, même pour les vêtements les plus vulgaires.
L'ogresse se prélassait sur le seuil du tapis-franc lorsque Rodolphe s'y présenta.
—Votre servante, jeune homme! Vous venez sans doute chercher la monnaie de vos vingt francs! dit-elle avec une sorte de déférence, n'osant pas oublier que la veille le vainqueur du Chourineur lui avait jeté un louis sur son comptoir; il vous revient dix-sept livres dix sous... Ça n'est pas tout... On est venu vous demander hier: un grand monsieur, bien couvert; il avait aux jambes des bottes à cœur, comme un tambour-major en bourgeois, et au bras une petite femme déguisée en homme. Ils ont bu du cacheté avec le Chourineur.
—Ah! ils ont bu avec le Chourineur! Et que lui ont-ils dit?
—Quand je dis qu'ils ont bu, je me trompe, ils n'ont fait que tremper leurs lèvres dans leurs verres; et...
—Je te demande ce qu'ils ont dit au Chourineur?
—Ils lui ont parlé de choses et d'autres, quoi! De Bras-Rouge, de la pluie et du beau temps.
—Ils connaissent Bras-Rouge?
—Au contraire, le Chourineur leur a expliqué qui c'était... et comment vous l'aviez battu.
—C'est bon, il ne s'agit pas de ça.
—Vous demandez votre monnaie?
—Oui... et j'emmènerai la Goualeuse passer la journée à la campagne.
—Oh! impossible, ça, mon garçon.
—Pourquoi?
—Elle n'a qu'à ne pas revenir? Ses nippes sont à moi, sans compter qu'elle me doit encore deux cent vingt francs pour finir de s'acquitter de sa nourriture et de son logement, depuis que je l'ai prise chez moi; si elle n'était pas honnête comme elle l'est, je ne la laisserais pas aller plus loin que le coin de la rue, au moins.
—La Goualeuse te doit deux cent vingt francs?
—Deux cent vingt francs dix sous... Mais qu'est-ce que ça vous fait, mon garçon? Ne dirait-on pas que vous allez les payer? Faites donc le milord!
—Tiens, dit Rodolphe en jetant onze louis sur l'étain du comptoir de l'ogresse. Maintenant, combien vaut la défroque que tu lui loues?
La vieille, ébahie, examinait les louis l'un après l'autre d'un air de doute et de défiance.
—Ah çà, crois-tu que je te donne de la fausse monnaie? Envoie changer cet or, et finissons... Combien vaut la défroque que tu loues à cette malheureuse?
L'ogresse, partagée entre le désir de faire une bonne affaire, l'étonnement de voir un ouvrier posséder autant d'argent, la crainte d'être dupée, et l'espoir de gagner davantage encore, l'ogresse garda un moment le silence, puis elle reprit:
—Ses hardes valent au moins... cent francs.
—De pareilles guenilles! allons donc! Tu garderas la monnaie d'hier et je te donnerai encore un louis, rien de plus. Se laisser rançonner par toi, c'est voler les pauvres qui ont droit à des aumônes.
—Eh bien! mon garçon, je garde mes hardes: la Goualeuse ne sortira pas d'ici: je suis libre de vendre mes effets ce que je veux.
—Que Lucifer te brûle un jour selon tes mérites! Voilà ton argent, va me chercher la Goualeuse.
L'ogresse empocha l'or, pensant que l'ouvrier avait commis un vol ou fait un héritage, et lui dit, avec un ignoble sourire:
—Pourquoi, mon fils, ne monteriez-vous pas chercher vous-même la Goualeuse!... Cela lui ferait plaisir... car, foi de mère Ponisse, hier elle vous reluquait joliment!
—Va la chercher et dis-lui que je l'emmènerai à la campagne... rien de plus. Surtout qu'elle ne sache pas que je t'ai payé sa dette.
—Pourquoi donc?
—Que t'importe?
—Au fait, ça m'est égal, j'aime mieux qu'elle se croie encore sous ma coupe.
—Te tairas-tu! Monteras-tu!...
—Oh! quel air méchant! Je plains ceux à qui vous en voulez... Allons, j'y vais... j'y vais...
Et l'ogresse monta.
Quelques minutes après, elle redescendit.
—La Goualeuse ne voulait pas me croire; elle est devenue cramoisie quand elle a su que vous étiez là... Mais quand je lui ai dit que je lui permettais de passer la journée à la campagne, j'ai cru qu'elle devenait folle; pour la première fois de sa vie, elle a eu envie de me sauter au cou.
—C'était la joie de te quitter.
Fleur-de-Marie entra dans ce moment, vêtue comme la veille: robe d'alépine brune, châle orangé noué derrière le dos, marmotte à carreaux rouges laissant voir seulement deux grosses nattes de cheveux blonds.
Elle rougit en reconnaissant Rodolphe, et baissa les yeux d'un air confus.
—Voulez-vous venir passer la journée à la campagne avec moi, mon enfant? dit Rodolphe.
—Bien volontiers, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse, puisque madame le permet.
—Je t'y autorise, ma petite chatte, par rapport à ta bonne conduite... dont tu fais l'ornement... Allons, viens m'embrasser.
Et la mégère tendit à Fleur-de-Marie son visage couperosé.
La malheureuse, surmontant sa répugnance, approcha son front des lèvres de l'ogresse; mais d'un violent coup de coude Rodolphe repoussa la vieille dans son comptoir, prit le bras de Fleur-de-Marie et sortit du tapis-franc au bruit des malédictions de la mère Ponisse.
—Prenez garde, monsieur Rodolphe, dit la Goualeuse, l'ogresse va vous jeter quelque chose à la tête, elle est si méchante!
—Rassurez-vous, mon enfant. Mais qu'avez-vous? Vous semblez embarrassée... triste? Êtes-vous fâchée de venir avec moi?
—Au contraire... mais... mais vous me donnez le bras.
—Eh bien?
—Vous êtes ouvrier... quelqu'un peut dire à votre bourgeois qu'on vous a rencontré avec moi... ça vous fera du tort. Les maîtres n'aiment pas que leurs ouvriers se dérangent.
Et la Goualeuse dégagea doucement son bras de celui de Rodolphe, en ajoutant:
—Allez tout seul... je vous suivrai jusqu'à la barrière. Une fois dans les champs, je reviendrai auprès de vous.
—Ne craignez rien, dit Rodolphe, touché de cette délicatesse, et, reprenant le bras de Fleur-de-Marie: Mon bourgeois ne demeure pas dans le quartier, et puis d'ailleurs nous allons trouver un fiacre sur le quai aux Fleurs.
—Comme vous voudrez, monsieur Rodolphe; je vous disais cela pour ne pas vous faire arriver de la peine...
—Je le crois, et je vous en remercie. Mais, franchement, vous est-il égal d'aller à la campagne dans un endroit ou dans un autre?
—Ça m'est égal, monsieur Rodolphe, pourvu que ce soit à la campagne... Il fait si beau... le grand air est si bon à respirer! Savez-vous que voilà cinq mois que je n'ai pas été plus loin que le marché aux Fleurs? Et encore, si l'ogresse me permettait de sortir de la Cité, c'est qu'elle avait confiance en moi.
—Et quand vous veniez à ce marché, c'était pour acheter des fleurs?
—Oh! non; je n'avais pas d'argent; je venais seulement les voir, respirer leur bonne odeur... Pendant la demi-heure que l'ogresse me laissait passer sur le quai les jours de marché, j'étais si contente que j'oubliais tout.
—Et en rentrant chez l'ogresse... dans ces vilaines rues?
—Je revenais plus triste que je n'étais partie... et je renfonçais mes larmes pour ne pas être battue! Tenez... au marché... ce qui me faisait envie, oh! bien envie, c'était de voir des petites ouvrières bien proprettes, qui s'en allaient toutes gaies, avec un beau pot de fleurs dans leurs bras.
—Je suis sûr que si vous aviez eu seulement quelques fleurs sur votre fenêtre, cela vous aurait tenu compagnie?
—C'est bien vrai ce que vous dites là, monsieur Rodolphe! Figurez-vous qu'un jour l'ogresse, à sa fête, sachant mon goût, m'avait donné un petit rosier. Si vous saviez comme j'étais heureuse! Je ne m'ennuyais plus, allez! Je ne faisais que regarder mon rosier... Je m'amusais à compter ses feuilles, ses fleurs... Mais l'air est si mauvais dans la Cité qu'au bout de deux jours, il a commencé à jaunir Alors... Mais vous allez vous moquer de moi, monsieur Rodolphe.
—Non, non, continuez.
—Eh bien! alors, j'ai demandé à l'ogresse la permission de sortir et d'aller promener mon rosier... oui... comme j'aurais promené un enfant. Je l'emportais au quai, je me figurais que d'être avec les autres fleurs, dans ce bon air frais et embaumé, ça lui faisait du bien; je trempais ses pauvres feuilles flétries dans la belle eau de la fontaine, et puis, pour le ressuyer, je le mettais un bon quart d'heure au soleil... Cher petit rosier, il n'en voyait jamais de soleil, dans la Cité, car dans notre rue il ne descend pas plus bas que le toit... Enfin je rentrais... Eh bien! je vous assure, monsieur Rodolphe, que, grâce à ces promenades, mon rosier a peut-être vécu dix jours de plus qu'il n'aurait vécu sans cela.
—Je vous crois; mais quand il est mort, ç'a été une grande perte pour vous?
—Je l'ai pleuré, ç'a été un vrai chagrin... Et tenez, monsieur Rodolphe, puisque vous comprenez qu'on aime les fleurs, je peux bien vous dire ça. Eh bien! je lui avais aussi comme de la reconnaissance... de... Ah! pour cette fois vous allez vous moquer de moi...
—Non, non! j'aime... j'adore les fleurs; ainsi je comprends toutes les folies qu'elles font faire ou qu'elles inspirent.
—Eh bien! je lui étais reconnaissante, à ce pauvre rosier, de fleurir si gentiment pour moi... quoique... enfin... malgré ce que j'étais.
Et la Goualeuse baissa la tête et devint pourpre de honte...
—Malheureuse enfant! Avec cette conscience de votre horrible position, vous avez dû souvent...
—Avoir envie d'en finir, n'est-ce pas, monsieur Rodolphe? dit la Goualeuse en interrompant son compagnon; oh! oui, allez, plus d'une fois j'ai regardé la Seine par-dessus le parapet... mais après je regardais les fleurs, le soleil... Alors je me disais: «La rivière sera toujours là; je n'ai pas dix-sept ans... qui sait?»
—Quand vous disiez Qui sait?... vous espériez?
—Oui.
—Et qu'espériez-vous?
—Je ne sais pas... j'espérais... oui, j'espérais presque malgré moi... Dans ces moments-là, il me semblait que mon sort n'était pas mérité, qu'il y avait en moi quelque chose de bon. Je me disais: «On m'a bien tourmentée; mais au moins, je n'ai jamais fait de mal à personne... Si j'avais eu quelqu'un pour me conseiller, je ne serais pas où j'en suis!...» Alors, ça chassait un peu ma tristesse... Après, il faut dire que ces pensées-là m'étaient surtout venues à la suite de la perte de mon rosier, ajouta la Goualeuse d'un air solennel qui fit sourire Rodolphe.
—Toujours ce grand chagrin...
—Oui... tenez, le voilà.
Et la Goualeuse tira de sa poche un petit paquet de bois soigneusement coupé et attaché avec une faveur rose.
—Vous l'avez conservé?
—Je le crois bien... c'est tout ce que je possède au monde.
—Comment! vous n'avez rien à vous?
—Rien.
—Mais ce collier de corail?
—C'est à l'ogresse.
—Comment! vous ne possédez pas un chiffon, un bonnet, un mouchoir?
—Non, rien... rien... que les branches sèches de mon pauvre rosier. C'est pour cela que j'y tiens tant...
À chaque mot, l'étonnement de Rodolphe redoublait; il ne pouvait comprendre cet épouvantable esclavage, cette horrible vente du corps et de l'âme pour un abri sordide, quelques haillons et une nourriture immonde[73].
Rodolphe et la Goualeuse arrivèrent au quai aux Fleurs: un fiacre les attendait. Rodolphe y fit monter la Goualeuse; il monta après elle et dit au cocher:
—À Saint-Denis... Je dirai plus tard le chemin qu'il faudra prendre.
La voiture partit: le soleil était radieux, le ciel sans nuages, le froid un peu piquant; l'air circulait vif et frais à travers l'ouverture des glaces baissées.
—Tiens! un manteau de femme! dit la Goualeuse en remarquant qu'elle s'était assise sur ce vêtement qu'elle n'avait pas aperçu.
—Oui, c'est pour vous, mon enfant: je l'ai pris dans la crainte que vous n'ayez froid; enveloppez-vous bien.
Peu habituée à ces prévenances, la pauvre fille regarda Rodolphe avec surprise. L'espèce d'intimidation que ce dernier lui causait augmentait encore, ainsi qu'une tristesse vague, dont elle ne se rendait plus compte.
—Mon Dieu! Monsieur Rodolphe, comme vous êtes bon! Ça me rend honteuse.
—Parce que je suis bon?
—Non; mais... il me semble que vous ne parlez plus maintenant comme hier, que vous êtes tout autre...
—Voyons, Fleur-de-Marie, qu'aimez-vous mieux, que je sois le Rodolphe d'hier, ou le Rodolphe d'aujourd'hui?
—Je vous aime bien mieux comme maintenant... Pourtant, hier il me semblait que j'étais plus votre égale...
Puis, se reprenant aussitôt, craignant d'avoir humilié Rodolphe, elle reprit:
—Quand je dis votre égale... monsieur Rodolphe, je sais bien que cela ne peut pas être...
—Il y a une chose qui m'étonne en vous, Fleur-de-Marie.
—Quoi donc, monsieur Rodolphe?
—Vous semblez oublier ce que la Chouette vous a dit hier de vos parents... qu'elle connaissait votre mère...
—Oh! je n'ai pas oublié cela... J'y ai pensé cette nuit... et j'ai bien pleuré... mais je suis sûre que cela n'est pas vrai... la borgnesse aura inventé cette histoire pour me faire de la peine...
—Il se peut que la Chouette soit mieux instruite que vous ne le croyez. Si cela était, ne seriez-vous pas heureuse de retrouver votre mère?
—Hélas! monsieur Rodolphe! Si ma mère ne m'a jamais aimée... à quoi bon la retrouver?... Elle ne voudra pas seulement me voir... Si elle m'a aimée... quelle honte je lui ferais!... Elle en mourrait peut-être.
—Si votre mère vous a aimée, Fleur-de-Marie, elle vous plaindra, elle vous pardonnera, elle vous aimera encore... Si elle vous a délaissée... en voyant à quel sort affreux son abandon vous a réduite... sa honte vous vengera.
—À quoi ça sert-il de se venger? Et puis, si je me vengeais, il me semble que je n'aurais plus le droit de me trouver malheureuse... Et souvent cela me console...
—Vous avez peut-être raison... N'en parlons plus...
À ce moment, la voiture arrivait près de Saint-Ouen, à l'embranchement de la route de Saint-Denis et du chemin de la Révolte.
Malgré la monotonie du paysage, Fleur-de-Marie fut si transportée de voir des champs, comme elle disait, qu'oubliant les tristes pensées que le souvenir de la Chouette venait d'éveiller en elle, son charmant visage s'épanouit. Elle se pencha à la portière en battant des mains et s'écria:
—Monsieur Rodolphe, quel bonheur!... de l'herbe! des champs! Si vous vouliez me permettre de descendre... il fait si beau!... J'aimerais tant à courir dans ces prairies...
—Courons, mon enfant... Cocher, arrête!
—Comment! Vous aussi, monsieur Rodolphe?
—Moi aussi... Je m'en fais une fête.
—Quel bonheur!! monsieur Rodolphe!!
Et Rodolphe et la Goualeuse de se prendre par la main et de courir à perdre haleine dans une vaste pièce de regain tardif, récemment fauché.
Dire les bonds, les petits cris joyeux, le ravissement de Fleur-de-Marie, serait impossible. Pauvre gazelle si longtemps prisonnière, elle aspirait le grand air avec ivresse. Elle allait, venait, s'arrêtait, repartait avec de nouveaux transports.
À la vue de plusieurs touffes de pâquerettes et de quelques boutons d'or épargnés par les premières gelées blanches, la Goualeuse ne put retenir de nouvelles exclamations de plaisir; elle ne laissa pas une de ces petites fleurs, et glana tout le pré.
Après avoir ainsi couru au milieu des champs, lassée vite, car elle avait perdu l'habitude de l'exercice, la jeune fille, s'arrêtant pour reprendre haleine, s'assit sur un tronc d'arbre renversé au bord d'un fossé profond.
Le teint transparent et blanc de Fleur-de-Marie, ordinairement un peu pâle, se nuançait des plus vives couleurs. Ses grands yeux bleus brillaient doucement; sa bouche vermeille, haletante, laissait voir deux rangées de perles humides, son sein battait sous son vieux petit châle orange; elle appuyait une de ses mains sur son cœur pour en comprimer les pulsations, tandis que, de l'autre main, elle tendait à Rodolphe le bouquet de fleurs des champs qu'elle avait cueilli.
Rien de plus charmant que l'expression de joie innocente et pure qui rayonnait sur cette physionomie candide.
Lorsque Fleur-de-Marie put parler, elle dit à Rodolphe, avec un accent de félicité profonde, de reconnaissance presque religieuse:
—Que le bon Dieu est bon de nous donner un si beau jour!
Une larme vint aux yeux de Rodolphe en entendant cette pauvre créature abandonnée, méprisée, perdue, sans asile et sans pain, jeter un cri de bonheur et de gratitude ineffable envers le Créateur, parce qu'elle jouissait d'un rayon de soleil et de la vue d'une prairie.
Rodolphe fut tiré de sa contemplation par un incident imprévu.