Aurélie Filippetti
Samedi 29 janvier 2011, 21 h 30, La Rotonde est bondée. Sourire charmeur, Aurélie Filippetti, 38 ans, s’installe à notre table. Elle n’a plus trop de souvenirs précis de cette année 2009, qui a viré au cauchemar. Mais, au fur et à mesure de la conversation, elle se rappelle. Honte, désespoir, fureur, tout s’entremêle… Eva Joly vient de s’installer derrière nous, c’est sa cantine, à elle aussi. Toute à son récit, Aurélie Filippetti la remarque à peine. La députée de Moselle est concentrée sur son objectif, Nicolas Sarkozy, et sa cohorte de « flingueurs », à qui elle doit l’un des pires moments de sa vie…
Comme souvent, tout avait débuté par un coup de fil, au cœur de l’hiver 2009. L’interlocuteur était digne de foi, implanté dans le système UMP, proche de l’Élysée et de la police. L’un de ces informateurs que l’on soigne, tout en s’en méfiant. Un rendez-vous avait suivi. « Regarde, j’ai un truc qui va bien emmerder Ségolène… », lâche l’homme, rigolard. Sur la table, le résumé d’une plainte, pour violences volontaires, déposée par la députée Aurélie Filippetti, conseillère à l’époque de Ségolène Royal, contre son ancien compagnon, l’économiste de renom Thomas Piketty, lui aussi membre du cercle fermé des proches de la rivale de Sarkozy, en 2007. Coups, haine, scènes d’une vie commune en décrépitude. Le genre de document qui ne circule pas, d’habitude. À moins de vouloir déstabiliser deux cibles privilégiées. Au Monde, on ne donne pas suite. Il est des informations que l’on s’honore à ne pas publier.
Le Figaro n’eut pas cette pudeur. Le 3 mars 2009, un entrefilet, non signé, s’affiche en tête de la rubrique des « Confidentiels » – l’une des plus lues. Voici ce que rapporte l’articulet : « Rien ne va plus entre Aurélie Filippetti, députée socialiste proche de Ségolène Royal, et Thomas Piketty, un des économistes les plus écoutés au PS. Le 6 février dernier, elle a déposé plainte à Paris contre son compagnon pour “violences entre conjoints”. L’enquête préliminaire a été confiée à la brigade de répression de la délinquance contre la personne. » Ces quelques lignes vont avoir un effet dévastateur sur la jeune femme. D’un coup, le microcosme sait tout de sa vie, de ses amours, de ses emmerdes. Le grand public s’invite dans sa chambre à coucher, avec l’autorisation express de l’Élysée. « Il faut être pervers pour faire ça et en tirer une jouissance, estime Aurélie Filippetti. Ce sont des méthodes de voyous. Mais c’est la marque d’un pouvoir médiocre, quand on ne peut agir sur les grandes choses, on se contente des petites. » Elle a mis longtemps à s’en remettre. Pas sûr qu’elle soit guérie, d’ailleurs. Mais elle se rappelle, maintenant…
Février 2009, c’est d’abord une époque de grande colère pour Aurélie Filippetti. Cette fille d’un mineur communiste, députée d’une circonscription pauvre, la Moselle ouvrière, ne digère pas l’épisode Gandrange. Un an plus tôt, le 4 février 2008, à l’issue d’une visite très médiatisée, Nicolas Sarkozy s’est engagé à faire prendre en charge par l’État « tout ou partie des investissements nécessaires » pour maintenir le site d’ArcelorMittal en activité en Moselle. Douze mois plus tard, les ouvriers attendent toujours. Sur Canal +, le 6 février 2009, la jeune femme se fâche : « À Gandrange, l’année dernière, Nicolas Sarkozy avait promis que l’État allait mettre de l’argent pour sauver l’aciérie, pour sauver les emplois. Un an après, rien n’a été fait », accuse-t-elle, en reprochant au président de la République d’avoir « trahi sa parole ». Elle insiste : « Il a fait des effets de manches, il a donné des coups de menton d’adjudant-chef, et puis ensuite il n’y a pas eu les actes à la hauteur de ses promesses. Il faudrait qu’il revienne à Gandrange […]. Aujourd’hui, les salariés l’attendent non pas avec des grains de riz, comme l’année dernière pour son voyage de noces, mais […] avec des boulons. »
Cet épisode est gênant pour l’Élysée. Coincer Sarkozy sur une promesse non tenue, qui plus est vis-à-vis de la classe ouvrière, c’est mettre à mal son électorat, entacher sa réputation, raboter sa popularité déjà déclinante. Ce 6 février 2009, Aurélie Filippetti doit aussi composer avec le tumulte d’une vie privée bien compliquée. Sa relation avec Thomas Piketty s’étiole. Jalousie, rancœurs, tout cela vire au mauvais drame. Au point de pousser la jeune femme à consulter l’avocat Tony Dreyfus, par ailleurs député socialiste. Elle porte les stigmates de ces disputes d’une extrême violence. Surtout la dernière en date, dans la nuit du 1er au 2 février. Une plainte pour coups et blessures volontaires est envisagée. « J’hésitais, se souvient-elle, je ne voulais pas que cette affaire sorte, qu’elle soit exploitée. Il nous fallait des garanties de confidentialité. » Elle est mère d’une petite fille, il faut aussi songer à la protéger. La plainte pour « violences volontaires aggravées » est rédigée, et remise en mains propres au procureur de Paris, Jean-Claude Marin. Celui-ci transmet le dossier, en prenant le maximum de précautions, à un service de police, la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP). Le magistrat prévient sa hiérarchie, mais a minima. Surtout, éviter les fuites. « Longtemps, j’ai attendu pour être convoquée, mais je ne voyais rien venir. J’avais peur que ma plainte ne soit ignorée, ou pire, utilisée. » Sans nouvelles des policiers, elle se résout à partir en vacances au ski. Où elle reçoit un coup de téléphone, finalement. Rendez-vous est pris à la BRDP pour le 2 mars. Elle revient de vacances, quand un journaliste l’appelle. Et lui parle de sa plainte. Effroi. « J’étais effondrée, je voulais tout arrêter, je regrettais mon acte, je n’étais pas en mesure d’affronter ça. » Heureusement, le journaliste ne publie pas l’information.
« J’étais une cible intéressante, se souvient Aurélie Filippetti, porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, très en pointe dans l’affaire Gandrange où je mets directement en cause Sarko. J’étais encore aux côtés de Ségolène Royal, notre motion avait failli l’emporter au congrès de Reims. À travers moi, c’est à elle qu’ils ont voulu s’en prendre… » Ce qu’elle ne dit pas, par excès de modestie, c’est qu’elle est aussi l’une des rares à oser s’attaquer directement au pouvoir, à ne pas mâcher ses mots, quand elle s’exprime au Palais-Bourbon…
Le 2 mars, quand elle se déplace rue du Château-des-Rentiers, dans le XIIIe arrondissement de Paris, c’est le patron du service en personne qui vient l’accueillir. Un commissaire divisionnaire extrêmement chaleureux qui lui jure, sincère semble-t-il, que rien ne sortira de son service. Pendant plus de trois heures, elle se confie aux policiers. C’est le même commissaire qui la raccompagne en voiture chez elle, lui donne son numéro de portable, et tente de la rassurer : « Il n’y aura pas de fuites, vous avez été prise en mains par la cellule VIP, on est habitués… » Quelques heures plus tard, l’information est pourtant ébruitée par Le Figaro… Aurélie Filippetti est au siège du PS, à Paris. Elle est assaillie de textos. Elle se réfugie dans une pièce, s’effondre, en larmes. Le soir même, elle doit répondre aux questions de Jean-Michel Aphatie, au « Grand Journal » de Canal +. Ségolène Royal lui déconseille de s’y rendre. Trop fragile. « Je me suis dit que j’avais fait une énorme connerie. Et j’ai tout de suite pensé à une manipulation de l’Élysée. Ils avaient attendu le lendemain de mon audition pour publier l’info ! J’ai voulu retirer ma plainte, mais il était trop tard. » Elle appelle le patron de la BRDP. Qui lui assure que la fuite doit provenir du parquet. Mauvaise piste. Elle se renseigne. Apprend que, chaque jour, le préfet de police fait au ministre de l’Intérieur un compte rendu des événements marquants des dernières heures. Elle a compris, maintenant. Elle a remisé ses illusions.
Mais les dégâts sont considérables. Le Figaro n’a même pas pris la peine de l’appeler. « J’ai ressenti un sentiment de viol, d’humiliation. Piketty m’a laissé un message d’insultes. Tout cela par la faute d’un cabinet noir, d’une machine à fabriquer des affaires. Ainsi, tout ce que l’on racontait était vrai, Sarko rabaisse la politique vers le bas. Le pire, c’est que ces gens t’amènent à raisonner comme eux, ils font appel aux plus bas instincts. » Ce jour-là, elle tient quand même à honorer son invitation au « Grand Journal ». Où on ne lui pose aucune question sur sa vie privée.
Six mois plus tard, Jean-Claude Marin revoit Tony Dreyfus. L’enquête est terminée. Un renvoi devant le tribunal correctionnel est envisageable. Mais qui dit procès dit déballage de linge sale en public. Aurélie Filippetti n’a pas envie que sa vie soit examinée, décortiquée. Elle aimerait transiger. Les avocats des deux parties se rencontrent en terrain neutre, au cabinet de Jean-Pierre Mignard, un avocat réputé pour sa finesse et proche, à l’époque, de Ségolène Royal. Piketty, lui aussi sérieusement affecté par les répercussions médiatiques de l’affaire, accepte de signer une reconnaissance de culpabilité. Aurélie Filippetti retire sa plainte. L’économiste s’en sort avec un rappel à la loi, qui lui est signifié le 6 septembre 2009. « Compte tenu des circonstances, écrit le procureur, j’ai décidé de ne pas exercer dans l’immédiat des poursuites à votre encontre. Néanmoins, cette décision est révocable à tout moment. Elle constitue à votre égard un avertissement… »
Depuis, Aurélie Filippetti tente de se reconstruire. Elle fait face. S’apprête à entrer dans la bataille présidentielle. Elle a intégré le staff de campagne de François Hollande. Ce seront des temps d’une grande dureté, les coups bas vont pleuvoir. La jeune femme sait maintenant que l’équipe au pouvoir est prête à tout pour s’y maintenir. Au début de l’été 2011, elle dénonce une manipulation médiatico-politique visant à l’impliquer, en compagnie de François Hollande, dans l’affaire DSK/Banon. Elle est écœurée, aussi – mais guère surprise –, de découvrir que Martine Aubry est attaquée sur sa vie privée. Des rumeurs d’abord propagées sur le Net, puis relayées dans la presse papier, jusqu’à s’étaler en une du Journal du Dimanche, le 10 juillet. La première secrétaire du PS, scandalisée, désigne clairement l’entourage de Nicolas Sarkozy, selon elle à l’origine de cette campagne de dénigrement fondée sur des ragots particulièrement abjects. De fait, depuis plusieurs semaines, des journalistes politiques, dans différents médias, sont alimentés par des proches du chef de l’État en « tuyaux », tous plus glauques les uns que les autres, destinés à discréditer la leader socialiste. Les mêmes qui, quelques mois plus tôt, distillaient aux journalistes – y compris aux auteurs – des « informations » compromettantes portant sur la vie privée de Dominique Strauss-Kahn, dont la vie intime n’avait, grâce à la diligence de certains services de police, pas de secret pour le Château. Finalement, ce dispositif se révéla inutile : l’obscure affaire du Sofitel de New York suffit à éliminer DSK de la course…
Quelle que soit l’issue de la présidentielle, ensuite, inévitablement, il y aura des élections législatives. Le dernier redécoupage des circonscriptions n’a pas été favorable à Aurélie Filippetti. Un coup dur de plus. Ce n’est pas le fruit du hasard. Elle s’en doute. La naïveté ne fait plus partie de son catalogue. Et puis, en 2007, elle l’avait emporté de quelques voix, dans un secteur dévolu à la droite. Rien n’est jamais définitivement perdu, en politique. Sauf l’innocence.