CHAPITRE XIV
C’est de cette façon que débuta notre vie sur le « Champ du Gitan ». N’ayant pas trouvé d’autre nom pour notre propriété, l’incident de la première soirée décida pour nous.
— Nous l’appellerons ainsi, avait décrété Ellie, juste pour leur montrer qu’à présent, ce champ est à nous et que nous nous moquons des prophéties d’une bohémienne.
Le lendemain, ma compagne redevenue gaie et active, nous décidâmes d’aller explorer Kingston Bishop et de nous familiariser avec nos voisins. Nous voulions également voir la vieille bohémienne et je souhaitais la surprendre dans son jardin, afin qu’Ellie, la voyant occupée à des travaux très prosaïques, ne lui attribue plus des pouvoirs surnaturels. Mais la maison était fermée.
Nous interrogeâmes sa voisine qui nous dit :
— Mrs. Lee disparaît de temps à autre. Elle a bien du sang de bohémien, allez ! Elle ne peut jamais rester en place ! À mon avis, elle n’a plus toute sa tête la pauvre ! Vous venez de la nouvelle maison, n’est-ce pas ? Celle qui est perchée tout en haut de la colline ?
— En effet. Nous avons emménagé hier soir.
— Quelle belle bâtisse ! Nous nous sommes tous rendus sur place pendant qu’on la construisait. Ça change des ruines et des arbres qui envahissaient le terrain. — Se tournant vers Ellie, elle demanda timidement : — Vous êtes américaine, à ce qu’il paraît ?
— D’origine. Maintenant que j’ai épousé un Anglais, j’ai la nationalité de mon mari.
— Et vous avez l’intention de vivre là-haut toute l’année ?
— Oui.
D’un ton qui manquait de conviction, elle reprit :
— Je suis sûre que vous vous y plairez.
— Pourquoi ne nous y plairions-nous pas ?
— C’est un coin isolé et, généralement, les jeunes n’aiment pas vivre à l’écart, en la seule compagnie des arbres.
— Le « Champ du Gitan », murmura Ellie.
— Ah !… vous connaissez le nom que nous lui donnons ? La maison en ruine s’appelait pourtant « Les Tours », bien que je n’aie jamais remarqué de tours à l’époque où elle tenait encore debout, ce qui remonte déjà à un bon bout de temps.
Ellie l’interrompit vivement :
— Je trouvais ce nom ridicule et nous avons décidé de reprendre celui qui l’a toujours désignée.
Je remarquai :
— Nous devrons en informer la poste, sinon nous ne recevrons jamais notre courrier. Quoique, après tout, ce ne serait pas pour me déplaire.
— Songez aux complications qu’il en résulterait ! Nous ne pourrions même pas payer nos factures.
— Merveilleux, non ?
— Vous ne penseriez pas ainsi le jour où les huissiers viendraient frapper à votre porte. De toute manière, je tiendrais à avoir des nouvelles de Greta.
— Oubliez Greta et venez contempler le paysage.
Nous prîmes congé de la villageoise et quittâmes cet aimable bourg où tout le monde respirait la bonhomie et la gentillesse. Nos domestiques, arrivés dans la matinée ne nous avaient pas caché leur manque d’enthousiasme à la perspective d’habiter le « Champ du Gitan », non pas à cause de la superstition, mais parce que nous nous trouvions vraiment isolés. Nous avions décidé de louer une voiture qui viendrait les chercher le jour où ils seraient de congé et qui les mènerait à la station estivale voisine ou à Market Chadwell. Je fis remarquer à Ellie que personne ne pouvait dire que notre maison soit hantée, puisqu’elle venait à peine d’être bâtie.
Elle approuva :
— Je sais. C’est ce qui l’entoure qui m’inquiète, la route qui serpente entre les sapins et l’endroit où Mrs Lee est apparue pour m’effrayer…
— L’année prochaine, nous abattrons tous les arbres et les remplacerons par des massifs de rhododendrons.
Greta passa un week-end avec nous. Elle admira beaucoup la maison et nous complimenta sur notre choix de tableaux et de meubles et approuva la manière dont Santonix avait disposé le tout. Le dimanche soir, elle retourna à Londres où la rappelait son travail.
Ellie avait été heureuse de la voir et je devinai à quel point elle lui était attachée. Pour ma part, je m’étais efforcé d’afficher une attitude détendue et aimable. Je fus toutefois soulagé lorsque le taxi eut disparu en emportant l’Allemande.
Deux semaines plus tard, nous étions admis dans les cercles bourgeois de Kingston Bishop, et cela dès le jour où nous reçûmes la visite du personnage le plus respecté du pays. Il se présenta chez nous un après-midi, alors qu’Ellie et moi discutions de l’emplacement d’une plate-bande fleurie. En lisant le nom sur la carte que nous remettait notre valet, je soufflai à l’oreille de ma femme :
— C’est Dieu le Père !
Devant sa mine stupéfaite, je lui expliquai que le major Phillpot jouissait d’une considération exceptionnelle dans le coin.
Avec son poil grisonnant, sa petite moustache, son air avenant et ses vêtements fatigués, le visiteur qui nous attendait au salon devait avoir la soixantaine. Il s’excusa de l’absence de sa femme qui, à moitié impotente, ne pouvait guère sortir. Nous prîmes le thé ensemble et sa conversation, bien que dénuée de toute originalité, se révéla agréable. Il donna quelques conseils à Ellie sur les plantes qui réussissent le mieux dans la région, puis nous parlâmes courses. Il découvrit que, bien que n’appréciant pas les plaisirs du turf, Ellie adorait monter à cheval. Il lui indiqua, si elle se décidait à acheter une pouliche, un sentier menant à la lande où elle pourrait faire galoper sa monture en toute liberté. Ensuite, nous bavardâmes au sujet de la maison. Le major déclara :
— J’imagine que vous connaissez déjà le nom que portait la propriété et les superstitions qui s’y rattachent ?
— Ces superstitions sont nombreuses et je dois confesser que c’est Mrs. Lee qui a éveillé notre curiosité à leur sujet.
— Pauvre vieille Esther. Vous aurait-elle importunés ?
— Elle est un peu folle, il me semble ?
— Moins qu’elle n’en a l’air. Je m’occupe d’elle, mais elle ne me manifeste jamais la moindre reconnaissance. Elle est parfois bien embêtante.
— Parce qu’elle prédit l’avenir ?
— Oh ! ça… Vous aurait-elle proposé ses services ?
Ellie intervint :
— Oui, et je préciserai qu’elle nous a mis en garde contre l’avenir, au cas où nous nous entêterions à demeurer sur le « Champ du Gitan ».
— Vous me surprenez ! Habituellement, elle se contente de prophétiser des événements favorables. Une bande de romanichels campa sur votre propriété lorsque j’étais écolier, et j’ai souvent eu l’occasion de goûter à leurs ragoûts. Ma famille, d’autre part, doit beaucoup à Mrs. Lee, puisque vers la même époque elle tira mon jeune frère d’une pièce d’eau sur laquelle il patinait et dont la glace se rompit sous son poids.
Un mouvement maladroit me fit heurter un verre qui tomba en se brisant. Le major m’aida à chercher les morceaux, tandis que ma femme remarquait :
— Ce que vous venez de nous raconter démontre que Mrs. Lee n’est pas une méchante créature, et j’ai eu tort de la craindre.
— Vous aurait-elle effrayée ?
Je répondis à la place d’Ellie.
— Elle a presque proféré des menaces et le soir de notre installation, il s’est produit un fait qui nous incite à prendre les avertissements de Mrs. Lee au sérieux.
Je lui racontai l’histoire de la pierre lancée dans la fenêtre, ce qui consterna le brave homme.
— Nous ne comptons pas beaucoup de voyous dans le pays. Je suis vraiment navré que vous ayez subi une telle vexation, madame.
— Je me suis vite remise de cette émotion, mais un autre incident s’est produit peu après. Mike, racontez-le pour moi.
J’informai donc le major qu’un matin, nous avions trouvé devant notre porte un oiseau, percé d’un couteau et un chiffon de papier sur lequel nous avions déchiffré ces mots tracés d’une écriture grossière : « Si vous connaissez votre intérêt, partez vite d’ici. »
— Et vous n’en avez pas informé la police ?
— Si nous avions agi de la sorte, nous risquions de nous attirer la colère du plaisantin.
— Il faut éclaircir cette affaire au plus vite, sinon elle pourrait avoir des suites fâcheuses. C’est plus qu’une plaisanterie, à mon sens, et il ne saurait s’agir d’une vengeance personnelle, puisque personne ne vous connaît par ici.
— Évidemment, il reste que nous sommes étrangers à la région.
— Permettez-moi de procéder à une petite enquête.
Il se leva pour prendre congé et jeta un coup d’œil autour de lui.
— J’aime beaucoup votre maison, bien que je préfère le style traditionnel, par habitude. L’architecte que vous avez employé a certainement de hautes qualités.
Je lui parlai de Santonix. Il déclara avoir remarqué certains de ses travaux dans « Maisons et Jardins ». Sur le point de partir, il nous proposa de fixer une date pour aller déjeuner chez lui.
— Vous me direz alors, à votre tour, ce que vous pensez de ma maison.
— Est-elle ancienne ?
— Elle date de 1720, une belle époque ! La bâtisse originale qui avait été construite cent ans plus tôt a disparu dans un incendie, et l’actuelle repose sur les mêmes fondations que la précédente.
— Votre famille a toujours habité la région ?
— Toujours. Les bouleversements économiques nous ont parfois forcés à vendre des parcelles de nos terres, que nous rachetions dès que la situation se stabilisait à nouveau. Je serais heureux de vous montrer mon domaine un de ces jours.
Un épagneul attendait le major dans sa voiture à la carrosserie écaillée. Pourtant, malgré son vêtement râpé et sa vieille guimbarde, je n’avais aucun mal à comprendre le respect qu’inspirait Phillpot. Nous lui avions plu, surtout Ellie. En ce qui me concernait, j’avais surpris à plusieurs reprises son regard inquisiteur posé sur moi.
Regagnant le salon après avoir raccompagné notre visiteur, je trouvai Ellie occupée à placer les derniers morceaux de verre brisé dans la corbeille à papiers. À mon arrivée, elle annonça tristement :
— Je regrette que ce cristal soit brisé, il me plaisait.
— Il nous sera facile de le remplacer.
— Je sais. Qu’est-ce qui vous a rendu si maladroit, Mike ?
Je réfléchis un moment.
— Une remarque de Phillpot qui m’a rappelé un incident survenu dans mon école… J’étais allé patiner sur un lac gelé avec un camarade et avant que je n’aie pu intervenir, la glace s’est rompue sous son pied et il s’est noyé.
— C’est affreux !
— J’avais complètement oublié cet accident, jusqu’au moment où Phillpot nous relata celui dont son frère fut sauvé.
— Le major m’est très sympathique. Que pensez-vous de lui ?
— Il est sans aucun doute un brave homme.
Au début de la semaine suivante, nous nous rendîmes chez les Phillpot. L’extérieur de leur maison, de style très ancien, ne me plut pas du tout. Il est vrai que seule l’architecture moderne m’intéresse. Cependant, l’intérieur, bien que dépourvu de luxe, était confortable. Les murs de la longue salle à manger disparaissaient sous une rangée de portraits. Les ancêtres de la famille sans doute. Certains avaient beaucoup d’allure, bien qu’un expert eût pris grand plaisir à les nettoyer. Je m’arrêtai devant un visage de jeune fille blonde, et mon expression fascinée amena un sourire sur les lèvres de notre hôte.
— Vous avez du goût. C’est là un très bon Gainsborough, quoique le modèle ait joui d’une réputation assez troublante. Elle fut soupçonnée d’avoir empoisonné son mari, Gervaise Phillpot, qui l’avait ramenée d’un de ses voyages. Sa qualité d’étrangère ne disposa guère les juges en sa faveur.
Quelques voisins avaient été invités en même temps que nous : le docteur Shaw, un sexagénaire aux manières affables – il dut se retirer avant la fin du repas, appelé au chevet d’un malade –, le « vicaire » enthousiaste, sympathique et une dame sans âge, à la voix de ténor, qui nous apprit qu’elle élevait des « corgis ». Il y avait aussi une belle jeune femme, Claudia Hardcastle qui ne s’intéressait qu’aux chevaux. Avec Ellie, elles parlèrent équitation et se découvrirent la même allergie, une sorte de rhume des foins, qui les prenait chaque fois qu’elles approchaient d’un animal.
J’entendis ma femme confier à sa nouvelle amie :
— Un médecin américain m’a récemment donné des pilules orange, qui combattent à merveille cette indisposition. Il faut absolument que vous les essayiez. J’en prends une avant de monter à cheval et je n’éprouve pas le moindre malaise.
Je me trouvai placé auprès de notre hôtesse qui se plaignait de sa santé, tout en mangeant de bon appétit. Avec l’éleveuse de corgis – dont j’ai oublié le nom – elles se relayèrent pour me poser des questions sur mon existence antérieure. J’avais assez roulé ma bosse pour détourner habilement leur intérêt d’un sujet sur lequel je n’avais pas l’intention de les renseigner.
La réunion fut agréable, bien qu’un peu monotone. Plus tard, alors que nous visitions le jardin et que je suivais seul une allée, Claudia Hardcastle me rejoignit pour m’annoncer :
— Mon frère m’a parlé de vous.
— Êtes-vous sûre qu’il s’agissait de moi ?
— Oui, car c’est lui qui a construit votre maison.
— Santonix est votre frère !
— Demi-frère. Nous nous voyons très peu. Je me tiens au courant de ses succès, dans les magazines.
— Il est merveilleux.
— Beaucoup le pensent, en effet.
— Pas vous ?…
— Je ne sais pas. Il y a en lui deux aspects contradictoires. À une certaine époque, personne ne voulait en entendre parler, et brusquement ses affaires se sont arrangées. Il est très connu, maintenant.
— Avez-vous vu notre maison ?
— Pas depuis qu’elle est terminée.
— Nous serions heureux de vous la faire visiter.
— Je vous préviens qu’elle ne me plaira pas. Les maisons modernes me laissent indifférente ; et mon époque préférée est celle de la reine Anne. Votre femme et moi, nous nous verrons souvent. Je me propose de la faire inscrire au club de golf et nous irons chevaucher ensemble. Elle m’a dit vouloir acheter un cheval.
Le major s’avança vers nous et me proposa de jeter un coup d’œil sur son écurie. Une fois seuls, il me confia :
— Claudia est une bonne cavalière. Dommage qu’elle ait gâché sa vie.
— Comment cela ?
— Elle avait épousé un Américain du nom de Lloyd, extrêmement riche et beaucoup plus âgé qu’elle. Ils ont divorcé très vite. Depuis, elle en veut à tous les hommes et vit en recluse. Je ne crois pas qu’elle se remarie jamais.
Nous prîmes bientôt congé de nos hôtes. Sur la route du retour, Ellie résuma :
— Des gens ennuyeux, mais charmants. Nous allons être heureux ici, n’est-ce pas, Mike ?
— Bien sûr, chérie.
Je la déposai devant le perron et allai ranger la voiture dans le garage. En revenant vers la maison, je perçus quelques notes de musique. Ellie s’accompagnait sur sa vieille guitare espagnole, tout en fredonnant d’une voix douce et plaintive, quelque ballade écossaise ou irlandaise dont je n’avais jamais entendu parler.
Je contournai silencieusement le bâtiment et m’arrêtai sur le seuil du salon dont la porte-fenêtre était entrouverte.
Ellie chantait maintenant une de mes complaintes préférées. J’en ignorais le titre, mais elle me remuait profondément :
« Man was made for Joy and Wœ
« And when this we rightly know
« Thro’the World we safely go…
« Every Night and every Morn
« Some to Misery are born
« Every Morn and every Night
« Some are born to Sweet Delight
« Some are born to Endless Night…[1]
Elle leva la tête et m’aperçut :
— Pourquoi me regardez-vous ainsi, Mike ?
— Comment est-ce que je vous regarde ?
— Comme si vous m’aimiez…
— Mais je vous aime, chérie ! De quelle autre manière devrais-je donc vous regarder ?
— À quoi pensiez-vous exactement en me contemplant ainsi ?
— Je me rappelais le moment où je vous aperçus pour la première fois… à l’ombre d’un sapin.
C’était vrai. Son apparition, ce jour-là m’avait causé une émotion profonde.
Elle me sourit et fredonna à nouveau le refrain de la complainte :
« Every Morn and every Night
« Some are born to Sweet Delight
« Some are born to Sweet Delight
« Some are born to Endless Night.
On ne prend conscience des moments importants dans la vie que lorsqu’il est trop tard. Ce soir-là, après notre visite aux Phillpot et alors que nous nous retrouvions chez nous nous vivions un de ces moments. Je ne devais m’en rendre compte que longtemps après.
— Chantez-moi la chanson de la mouche, Ellie.
Elle accorda l’instrument et entonna sur quelques notes gaies :
« Little Fly[2]
« Thy Summer’s play
« My thoughtless hand
« Has brushed away
« Am not I
« A fly like thee ?
« Or art not thou
« A man like me ?
« For I dance
« And drink, and sing
« Till some blind hand
« Shall brush my wing.