CHAPITRE DOUZE

 

Deux articles attiraient l’attention à la première page du Daily Fluxion, dans l’édition du mardi matin. L’un relatait la disparition d’un poignard en or, dont le manche ciselé était attribué à Benvenuto Cellini, du musée des Beaux-Arts. Bien que son absence ait été signalée par un gardien, une semaine plus tôt, soulignait-on, l’affaire n’avait pas été rapportée à la police avant qu’un reporter du Fluxion n’eût découvert que cet objet précieux manquait dans la salle florentine. Les représentants officiels du musée n’avaient pu fournir d’explications satisfaisantes sur la lenteur de ce délai.

L’autre article rendait compte de l’accident fatal survenu la veille :

Un artiste a fait une chute mortelle dans la nuit de lundi, à l’École Penniman des Beaux-Arts, au cours d’une soirée intitulée « Événement ». La victime est un jeune sculpteur connu sous le pseudonyme de SIX-O DEUX QUATRE SIX HUIT CINQ et dont le véritable nom est Joseph Hibber.

L’artiste était perché en haut d’un échafaudage dans une pièce plongée dans l’obscurité, quand les mouvements de la foule, en dessous, déséquilibrèrent l’une des sculptures métalliques présentées. Des témoins racontent que Hibber tenta d’empêcher l’objet de tomber sur les spectateurs. Dans ses efforts, il perdit pied et s’écrasa sur le sol, neuf mètres plus bas.

Mrs Sadie Buchwalter, épouse de Franz Buchwalter, professeur à l’École Penniman, a été blessée par une poignée de porte qui s’est détachée de la sculpture où elle était fixée. L’état de Mrs Buchwalter n’inspire pas d’inquiétude.

Quelque trois cents personnes, étudiants, professeurs et invités ont assisté, impuissants, à ce malheureux accident.

Qwilleran jeta le journal sur le bar du Club de la Presse, quand Arch Riker vint l’y retrouver, ce soir-là, vers cinq heures et demie.

— Accident ? lui lança Qwilleran en haussant les épaules, ou bien quelqu’un l’a-t-il poussé ?

— Vous avez un esprit bien tortueux. Est-ce qu’un crime dans votre secteur ne vous suffit pas ?

— Vous ne savez pas ce que je sais.

— Allez-y. Qui était ce phénomène ?

— Un beatnik qui aimait Zoé Lambreth. De son côté, elle avait un faible pour lui, ce qui est assez difficilement concevable, quand on connaissait le type : un garçon primaire sorti tout droit des bas quartiers de la ville.

— Les femmes sont imprévisibles.

— Cependant je dois reconnaître que dans son genre, c’était un bel animal.

— Et qui l’aurait poussé, selon vous ?

— Eh bien, cette femme sculpteur nommée Butchy Bolton se trouvait à côté de lui. De notoriété publique, elle ne l’aimait pas. Je pense qu’elle était jalouse, à la fois de l’amitié de Zoé pour ce garçon et du succès qu’il remportait sur le plan professionnel. En outre, Butchy éprouve une sorte d’amitié particulière pour Zoé.

— Elle a bien le genre à ça.

— Zoé essayait de l’écarter, subtilement, mais Butchy a la subtilité d’un bull-dog. Il y a autre chose encore, Butchy et Ciseau, la malheureuse victime, nourrissaient tous deux une rancune tenace à l’égard d’Earl Lambreth. Supposez que l’un d’eux l’ait tué. Butchy n’aurait-elle pas considéré Ciseau comme un rival susceptible de lui ravir l’affection de Zoé ? Elle aurait eu, hier soir, mie magnifique occasion de se débarrasser de lui, sans être incriminée.

— Vous semblez en savoir plus long que la police.

— Je n’ai aucune certitude, seulement des hypothèses. En voici une autre : qui a volé le tableau représentant une ballerine dans le bureau d’Earl Lambreth, la semaine dernière ? Je me suis soudain avisé de la disparition de cette toile, la nuit du crime. Je l’ai dit à Zoé qui en a fait part à la police.

— Je vois que vous avez été très occupé. Je ne m’étonne plus que vous n’ayez pas encore terminé ce « profil » de Halapay.

— Une dernière question : qui a dérobé le poignard au musée et pourquoi les autorités sont-elles montrées si réticentes à ce sujet ?

— Avez-vous d’autres hypothèses à me soumettre ou puis-je rentrer chez moi retrouver ma femme et mes enfants ?

— Allez-vous-en, vous constituez un mauvais auditoire, de toute façon. Voici venir des gens plus intéressés par l’énigme.

Odd Bunsen et Lodge Kendall venaient d’apparaître.

— Eh ! Jim, dit Odd, avez-vous fait passer cette information sur le poignard volé au musée ?

— Oui, dans le numéro de ce matin.

— L’arme a été retrouvée. Je suis allé prendre des photographies, après tout le tintouin que vous avez provoqué.

— Où était le poignard ?

— Dans le coffre du musée. L’un des professeurs prépare un article sur l’art florentin, pour un magazine et il a sorti le poignard de la vitrine, afin de l’examiner. Puis, il a été appelé pour une conférence et il l’a placé dans le coffre.

— Oh ! s’exclama Qwilleran, dont la moustache s’affaissa tristement.

— Voilà qui résoud vos problèmes, lui dit Arch. Rien de nouveau dans l’affaire Lambreth ? ajouta-t-il, en se tournant vers le reporter criminel.

— Une piste vient de s’effondrer, annonça Kendall. La police a retrouvé une peinture de valeur dont la femme de Lambreth avait signalé la disparition.

— Où l’a-t-on retrouvée ? demanda Qwilleran.

— Dans la réserve de la galerie Lambreth.

— Oh ! fit encore Qwilleran.

Arch Riker lui administra une tape amicale sur le dos, en déclarant :

— Comme détective, Jim, vous êtes un grand critique d’art ! Pourquoi ne vous en tenez-vous pas à ce « profil » de Halapay et ne laissez-vous pas la police résoudre les crimes ? Décidément, je rentre chez moi.

Il quitta le bar, bientôt suivi par Bunsen et Lodge Kendall, tandis que Qwilleran méditait sur son jus de tomate.

Bruno se pencha sur le bar et proposa, avec un sourire complice :

— Voulez-vous que je vous serve un autre bloody mary sans vodka, sans zeste, ni Worcestershire, ni Tabasco ?

— Non, dit sèchement le journaliste.

Le barman s’attarda en essuyant le dessus du bar. Il tendit une autre serviette en papier à Qwilleran. Finalement, il proposa :

— Voulez-vous que je vous montre deux de mes portraits de présidents des États-Unis ?

Qwilleran lui jeta un regard de travers.

— J’ai terminé celui de Van Buren, dit Bruno, et j’ai son portrait ainsi que celui de John Quincy Adams sous le bar.

— Pas ce soir, grommela Qwilleran, je ne suis pas d’humeur à m’intéresser à l’art.

— Je ne connais personne d’autre qui fasse des portraits tirés d’étiquettes de bouteilles de whisky, insista Bruno.

— Écoutez, je me soucie peu que vous fassiez des portraits en mosaïque, à base de noyaux d’olives. Je ne veux pas les voir ce soir !

— Vous commencez à ressembler à Mountclemens, déclara Bruno qui essuya deux verres et sursauta quand Qwilleran l’apostropha :

— J’ai changé d’avis pour ce verre, servez-moi un scotch sec. Et pressez-vous un peu.

Bruno haussa les épaules et s’exécuta, sans hâte. Au même moment un murmure indistinct s’éleva dans le haut-parleur.

— Mr Qwilleran, dit Bruno, je crois que l’on vous demande.

Après avoir écouté l’annonce, le journaliste essuya sa moustache et se leva de mauvaise grâce pour aller répondre au téléphone.

— J’espère que je ne vous dérange pas, dit une voix douce. Avez-vous des projets pour ce soir ?

— Non. Aucun.

— Voulez-vous venir dîner avec moi ? Je suis si seule. J’ai besoin de bavarder avec quelqu’un qui me comprenne. Je vous promets de ne pas m’appesantir sur mes ennuis. Nous parlerons de choses agréables.

— Je prends un taxi et j’arrive !

Avant de partir, il jeta un dollar à Bruno, en disant :

— Vous pouvez boire le scotch !

Quand il retourna chez lui après avoir quitté Zoé, à minuit passé, Qwilleran était d’humeur joyeuse. Malgré le froid intense, il avait chaud. Il lança une pièce de monnaie à un clochard à demi frigorifié qui errait place Blenheim et il sifflotait gaiement, en mettant la clef dans la serrure du n° 26.

Avant même d’avoir ouvert la seconde porte, il entendit miauler Koko dans le hall.

— Ah ! te voilà, ami des beaux jours, dit-il au chat. Tu m’as snobé, hier, ne compte pas sur une partie de moineau-voie, ce soir, mon garçon.

Très droit, Koko était assis sur la dernière marche de l’escalier. Il ne se livra à aucune manifestation amicale ou joyeuse. Il affichait le plus grand sérieux. Avec insistance, il prononça un nouveau miaulement. Qwilleran consulta sa montre. À cette heure tardive, le chat aurait dû être couché sur son coussin, en haut du réfrigérateur, dans l’appartement de Mountclemens. Mais il était là, bien éveillé, s’exprimant à haute et intelligible voix. Ce n’était pas le ton de reproche, qu’il émettait quand son repas était en retard, ni les vives récriminations proclamées lorsqu’il estimait qu’on l’avait oublié. C’était un long cri de désespoir.

— Sois sage, Koko, tu vas réveiller tout le voisinage, lui ordonna Qwilleran à voix basse.

Koko baissa le ton mais insista sur l’urgence de son message. Il fit quelques pas en se frottant à la rampe.

— Qu’y a-t-il ? Qu’essaies-tu de me dire ?

Qwilleran se baissa pour le caresser et fut frappé de constater combien sa fourrure était devenue étrangement rêche. Au contact de sa main, le chat bondit en avant et grimpa cinq ou six marches, puis il baissa la tête et se frotta les oreilles contre la marche supérieure.

— Es-tu enfermé dehors, Koko ? Allons voir.

Aussitôt, le chat s’élança en haut de l’escalier, suivi par le journaliste.

— La porte est ouverte, chuchota Qwilleran, rentre, va dormir.

Le chat se glissa dans l’entrebâillement de la porte et Qwilleran était à moitié redescendu lorsqu’un miaulement déchirant retentit. Koko reparut et se frotta vigoureusement la tête contre le chambranle.

— Tu ne vas pas continuer cette comédie toute la nuit. Viens chez moi, je te trouverai un endroit confortable pour dormir.

Prenant le chat sous le ventre, il l’emporta dans son propre appartement, mais à peine l’eut-il posé sur le divan que Koko s’élança à toute allure dans le hall pour gravir l’escalier en miaulant désespérément.

Au même instant la moustache de Qwilleran frémit imperceptiblement. Que signifiait tout cela ? Sans plus tergiverser, il suivit le chat au premier étage. Il frappa d’abord à la porte et n’obtenant pas de réponse, il entra.

Le salon était plongé dans l’obscurité. Quand il appuya sur l’interrupteur, la lumière douce éclaira les tableaux et les objets d’art. Koko était calmé, maintenant. Il suivait les mouvements du journaliste qui traversait la pièce, pénétrait dans la petite salle à manger et revenait sur ses pus. Comme il hésitait, Koko bondit dans le couloir menant à la cuisine. Qwilleran le suivit. Les portes de la chambre et de la salle de bains étaient ouvertes. Il éclaira la cuisine.

— Que veux-tu donc, petit démon ?

Le chat se dressa contre la porte, ouvrant sur l’escalier de service.

— Si tu m’as fait venir jusque-là parce que tu as envie d’aller te promener dehors, je te tords le cou !

Debout sur ses pattes de derrière, le chat se mit à gratter la poignée de la porte.

— Non, je ne vais pas t’ouvrir. Où est le maître de ces lieux ? C’est à lui de te sortir. D’ailleurs, il fait beaucoup trop froid dehors pour un chat siamois.

Il éteignit la lumière et se dirigea vers le corridor. Aussitôt, Koko poussa un grognement et courut après lui en se jetant dans ses jambes.

La moustache de Qwilleran frémit à nouveau.

Il retourna dans la cuisine, alluma, prit la torche électrique dans le débarras et ouvrit la porte de service qui n’était pas fermée à clef, ce qui lui parut bizarre.

Un vent violent le frappa au visage. L’ampoule extérieure donnait une faible lueur jaune. Qwilleran se servit de la torche qu’il promena sur le patio, explorant les trois murs de son puissant faisceau. Passant rapidement sur la grille fermée, il s’immobilisa soudain devant un corps étendu sans mouvement.

Avec précaution, Qwilleran descendit les marches gelées aussi vite qu’il le put. Il se pencha sur le corps, éclaira le visage et reconnut George Bonifield Mountclemens. Aucun doute n’était possible : il était mort.

Tout était silencieux. Dans la nuit tranquille Huilait un léger parfum de citronnelle. Près du Journaliste, une ombre pâle se mouvait lentement, dessinant des cercles autour du corps étendu. C’était le siamois accomplissant une sorte d’étrange rituel, le dos arqué, la queue gonflée, les oreilles couchées en arrière. Kao K’O Kung tournait, tournait, tournait...

Prenant le chat dans ses bras, Qwilleran remonta les marches glissantes. Au téléphone, son doigt hésita un instant, mais il appela d’abord la police, puis le reporter de garde au Daily Fluxion. Ensuite, il s’assit pour attendre, composant déjà dans sa tête sa propre version des faits pour l’édition du matin.

Les premiers à arriver furent deux officiers de police dans une voiture de patrouille.

— Vous ne pouvez entrer dans le patio par le devant de la maison, leur expliqua Qwilleran. Il faut monter au premier étage et prendre l’escalier de service. La porte qui se trouve de l’autre côté de la maison dans l’allée, est fermée à clef.

— Qui habite l’appartement de derrière, au rez-de-chaussée ? demanda l’un des policiers.

— Personne.

Les deux hommes suivirent Qwilleran au premier étage.

— J’ai d’abord cru qu’il avait pu glisser dans l’escalier, leur dit-il, les marches sont traîtres, mais c’est impossible, le corps est trop loin.

— On dirait qu’il a reçu un coup de couteau, constata l’un des policiers, en se relevant.

En haut dans la cuisine, faisant toujours le gros dos, dressé sur ses pattes, le chat se remit à tourner en formant des cercles de plus en plus petits.