Chapitre 5

 

Une odeur de café réconforta Maud Graham lorsqu’elle gagna son bureau après avoir suspendu son manteau. Elle frissonnait depuis son réveil et redoutait d’avoir attrapé la grippe de Maxime. Elle goûtait maintenant à toutes les joies que réserve la vie familiale. « On partage nos rhumes ! » avait ironisé Léa. La détective avait avalé deux cachets d’aspirine, avait revêtu le chandail bleu canard que lui avait offert Alain, mais elle avait toujours froid. Elle bénit Armand Marsolais d’avoir préparé du café. Cet homme était vraiment aimable. Il réussirait même à supporter Moreau si ce dernier reprenait du service. En attendant, elle continuait à travailler avec lui malgré le retour de Rouaix. La ville était calme et le meurtre de Breton agaçait assez Robert Fecteau pour qu’il ait ordonné à Graham d’en faire sa priorité. Il pouvait même lui adjoindre un homme de plus pour mener son enquête si elle le jugeait nécessaire.

Elle n’avait pas été surprise par cette subite générosité. Son patron avait eu un appel d’un journaliste qui s’intéressait de nouveau à leur enquête.

— Qui vous a téléphoné ? Le Soleil ou Le Journal de Québec ?

Fecteau éluda la question. Ce qui comptait, c’était d’arrêter le coupable. On ne commencerait pas à se tuer sans raison dans la capitale.

— On n’est pas aux States ! As-tu entendu parler du dernier carnage dans une école du Wisconsin ou du Montana ? Ils sont malades !

— On fournit des armes aux gens et on voudrait qu’ils se contentent de les astiquer… J’ai vu un film de Michael Moore : il y a une banque où on vous offre un fusil au moment où vous ouvrez votre compte. Ils fournissent l’arme avec laquelle ils pourraient être braqués le lendemain !

— Ils sont encore plus fous que je ne le pensais, avait marmonné Fecteau. Trouvez-moi le gars qui a tiré sur Breton. Avancez-vous, au moins ? Le Montréalais a l’air motivé, hein ?

— Oui, renchérit Graham, Marsolais ne compte pas ses heures.

En déposant son arme dans le tiroir de son bureau, la détective songea qu’elle avait de la chance de travailler avec le Montréalais sur cette enquête. Elle aurait pu parier qu’il ne protesterait pas quand elle le prierait de convoquer de nouveau tous les collègues de Mario Breton. Il était toujours prêt à en faire davantage, à multiplier les appels pour dénicher un indice. Il lui ressemblait. Ou plutôt, il ressemblait à celle qu’elle était avant de se charger de Maxime. Maintenant, elle avait hâte de rentrer à la maison, même si elle s’interrogeait chaque jour sur son attitude envers son protégé. Était-elle trop permissive ou trop sévère, trop curieuse ou pas assez ? Lorsqu’elle avait parlé de la tuerie aux États-Unis, de la frustration qui avait poussé les jeunes criminels à agir, Maxime avait semblé anxieux et elle l’avait interrogé : était-il malmené à l’école ? Il avait nié, nommé Max et Julien. Lui, il avait des copains, il aimait le sport. Qui n’avait pas de copains ? avait-elle demandé aussi vite. Pascal ?

Maxime avait changé de sujet : est-ce qu’il fêterait Noël avec elle ou avec son père ? Elle avait répondu qu’ils avaient plusieurs semaines pour y songer, mais elle s’était promis de mentionner le comportement évasif de Maxime à Bruno Desrosiers. Maxime serait peut-être plus loquace avec son père.

— Graham ? Tu rêves ?

Rouaix lui tendait un relevé téléphonique : Breton avait appelé à Toronto au cours du mois d’août.

— Donald Johnson. Un ancien ami. Ami ? J’exagère. Ils ont fait les vendanges ensemble en France quand ils étaient jeunes. Mario revenait d’un voyage en Inde, Johnson, du Maroc. Ils ont passé l’automne en Bourgogne, puis sont rentrés au pays. Johnson s’est installé à Toronto, Mario est resté au Québec. Ils s’appelaient deux ou trois fois par année. Johnson a eu l’air secoué d’apprendre sa mort. Il ne lit pas les journaux francophones. Il m’a dit que Mario n’était pas chanceux, qu’il avait été attaqué en Inde, même si ce n’était pas le genre de gars à chercher les ennuis. Il était discret, tranquille.

— Ça correspond au portrait que nous ont dressé ses collègues. Et à son appartement. C’est d’une austérité… non, d’une vacuité. Ça n’a pas la sobriété de la cellule d’un moine qui veut se recueillir, c’est impersonnel et froid comme ces appartements témoins qu’on vous fait visiter quand vous voulez acheter une maison. Ils ont beau mettre des fleurs de soie dans un vase sur la table de la cuisine, ça paraît toujours vide.

— Breton a pourtant existé, vécu, mangé, dormi, ri, pleuré comme tout le monde, dit Rouaix.

— En tout cas, il a l’air d’avoir conservé son nom.

— Son nom ?

— Une théorie de Grégoire. Il y a des hommes qui changent de nom pour fuir leur famille, leur femme, mais il faudrait que Breton ait changé de nom très jeune. Qu’est-ce qui pousserait un gars dans la vingtaine à cacher son identité ?

Marsolais s’approcha d’eux, claquant des doigts.

— Il voulait changer de sexe !

— On l’aurait su par l’autopsie. Et on n’a pas découvert d’hormones ou de médicaments chez lui. Ni rien qui concerne la transsexualité.

— Et les modèles réduits ? Où en est-on avec les modèles réduits ? As-tu rencontré ton amateur, Marsolais ?

— Boucher a reporté le rendez-vous. On se rencontre ce soir. Et si Breton avait changé d’idée après avoir modifié son nom ? S’il avait eu peur de l’opération ? Moi, juste à imaginer qu’on me couperait le… la… enfin, vous comprenez ?

— Et s’il avait plutôt commis une grosse bêtise dans son passé ? suggéra Graham.

— Il n’y a rien de tel dans les dossiers informatiques, dit Rouaix.

— On finira bien par apprendre quelque chose sur l’ancre de bateau tatouée sur son épaule, même si elle est à moitié brûlée.

— Aucun tatoueur n’a reconnu son travail. Mais il faut continuer à chercher, voir aux États-Unis.

— Je m’en charge, s’écria Marsolais.

Il n’était pas question que Maud Graham ou André Rouaix apprennent ce qu’il avait compris la veille ! Il avait un pressentiment depuis qu’il avait vu le tatouage de Breton, mais le déclic ne s’était fait que la nuit précédente. Et quel déclic ! Mario Breton était le nom qu’avait emprunté Daniel Darveau pour échapper aux hommes de Gary Chouinard. Et ce que Graham prenait pour la représentation d’une ancre de bateau était un ulu. Si Darveau n’avait pas tenté d’effacer son tatouage au chalumeau, Graham aurait su très vite que le dessin représentait un couteau inuit. Daniel Darveau n’avait jamais été marin ni amateur de pêche, mais il avait eu une maîtresse inuite et il s’était fait tatouer ce symbole sur l’épaule lors d’un voyage éclair dans le Grand Nord, pour s’évanouir ensuite dans la nature, après avoir arnaqué son patron. Gary Chouinard l’avait engagé, malgré son jeune âge, pour ses talents à falsifier une comptabilité, à dissimuler les entrées d’argent, à les faire disparaître des livres, à les soustraire à l’impôt. Mais il avait regretté d’avoir accordé sa confiance au petit génie des chiffres. Celui-ci l’avait volé. De cent mille dollars. Ou davantage ? En prison, des hommes de Chouinard avaient parlé d’un quart de million. À combien s’élevait le contrat pour descendre Darveau ? Qu’était devenu ce Richard « One » Buissière à qui Chouinard avait confié ce travail ? Était-il vraiment le meilleur tueur à gages de l’époque ?

Marsolais s’était souvenu de cette histoire en examinant pour la vingtième fois les photos du corps de Breton, son tatouage rongé à l’épaule. Il s’était remémoré sa première enquête avec Descôteaux, l’arrestation d’un motard qui leur avait proposé de leur vendre Richard Buissière en échange de sa liberté. Et qui leur avait parlé de Darveau, mêlé selon lui à des histoires sordides. « Buissière ne descend pas des enfants de chœur. » Descôteaux avait accepté le marché, mais il n’avait jamais attrapé le tueur à gages, le délateur étant mort égorgé avant d’avoir pu livrer l’information.

Descôteaux… Ce serait merveilleux s’il pouvait appeler son ancien partenaire et lui demander de se rappeler les propos du motard entendus à l’époque, mais Descôteaux s’interrogerait sur l’intérêt de Marsolais pour une aussi vieille affaire. Personne ne devait se douter qu’il voulait en apprendre davantage sur Buissière et Darveau. Heureusement, il se souvenait de détails importants : Darveau adorait les avions et il avait un tatouage à l’épaule gauche. « Une sorte de demi-cercle avec une barre. Il s’est fait faire ça avec son Indienne, dans le Nord. Ils vivent comme des sauvages. Je ne me serais jamais fait tatouer là-bas, j’aurais eu trop peur d’attraper quelque chose. Le scorbut, ou je ne sais pas quelle maudite maladie ! »

Marsolais se remémorait les paroles de Descôteaux, se félicitant de les avoir si bien enregistrées. Il les aurait probablement oubliées si l’enquête, ayant mené à l’arrestation du motard, n’avait pas été sa toute première. Il buvait les paroles de Descôteaux, totalement perméable, avide d’apprendre toutes les ficelles, tous les trucs du métier, désireux de devenir le meilleur détective de Montréal, de grimper les échelons jusqu’à la direction, de frayer avec les politiciens et les hommes d’affaires, de goûter au pouvoir. Il se souvenait de l’évocation du scorbut, des horribles descriptions qu’on en faisait dans les manuels d’histoire du Canada. Descôteaux pensait que Darveau s’était sauvé aux États-Unis. « Il faudrait être fou pour aller vivre dans le Grand Nord quand on peut se dorer la couenne en Floride. » Ils l’avaient recherché, mais n’ayant rien de précis à lui reprocher, ils l’avaient délaissé. Puis il y avait eu d’autres enquêtes. Puis le meurtre d’Hélène, son mariage avec Judith. Et son désir constant de s’en débarrasser. Et une collègue du pseudo Mario Breton qui parlait de son engouement pour les modèles réduits… les modèles d’avion. Quand Darveau avait-il usurpé l’identité de Breton ? L’avait-il rencontré en voyage ? L’avait-il tué pour prendre sa place ? Comment s’était-il assuré qu’aucun membre de la famille ni aucun ami ne chercherait à le revoir ? Il semblait s’être bien débrouillé… jusqu’à tout récemment.

Est-ce que Richard « One » Buissière traquait encore Breton après tout ce temps ? À l’époque, Descôteaux décrivait le tueur à gages comme un bull-terrier. Acharné et orgueilleux. S’il pouvait le retrouver ? Le contraindre à tuer Judith ? Il devrait remonter jusqu’à Gary Chouinard, savoir s’il avait engagé d’autres tueurs pour lui ramener la tête de Breton. Dénicher Buissière… et réussir à contrôler ce chien enragé ? Il n’était pas du tout certain que cette solution soit la bonne, mais il n’était certain de rien. Il attendrait encore un moment avant de parler de ses découvertes à Maud Graham. Il dirait qu’il s’était tu jusque-là parce qu’il doutait de ses théories. Graham lui en voudrait un peu pour son silence, mais elle serait tout de même contente qu’il lui fournisse une piste si intéressante. Elle ne pourrait pas nier qu’il était un excellent enquêteur.

Mais pourquoi se souciait-il de l’opinion de cette femme ? Il quitterait la police dans quelques mois. Dès qu’il aurait hérité de Judith.

Parier sur un tueur à gages ? Continuer à chercher l’arme du crime en prévision d’une utilisation ultérieure ? Ou suivre son plan le plus fou… Miser sur la rage d’un élève ? Cette option présentait deux formidables avantages : la mort de Judith serait considérée comme un accident tragique et il lui serait plus facile de se débarrasser d’un gamin que d’un tueur professionnel, une fois le meurtre accompli.

Parviendrait-il à avoir assez d’ascendant sur un jeune pour le diriger tel un missile téléguidé vers son épouse ?

Perdait-il la tête ?

Oui. Non. Oui. Il était hanté par le visage, le corps de Nadine. Elle ne devait pas lui échapper. Tout sauf ça.

— Breton a pu être tué sans raison, déclara Rouaix. Eh ? Tu nous écoutes, Marsolais ?

— Sans raison ? C’est possible. Et de plus en plus fréquent, aujourd’hui. On a eu des cas à Montréal.

Si Graham et Rouaix pouvaient se convaincre de cette théorie, tout serait plus simple !

— Et la lettre anonyme ? Le labo ne nous a rien appris, mais il faut tout de même en tenir compte. La lettre faisait référence à l’affaire Breton.

— Il y a toujours des malades qui veulent se donner des frissons, fit Marsolais. Il y en a un qui a eu envie de s’amuser en nous menaçant.

— Sans rapport avec notre meurtrier, peut-être, continua Rouaix. Notre type peut n’avoir tué qu’une fois… ou se remettre à tirer sur n’importe qui. Comme ces gamins dans le Wisconsin…

— Ils n’ont pas descendu des inconnus, corrigea Maud Graham. Les gamins connaissaient très bien leurs victimes. Trop bien.

Marsolais soupira avant d’interroger ses collègues ; avaient-ils déjà rencontré les élèves dans les établissements scolaires pour discuter du taxage ?

— Il y a un policier qui a fait ça à Longueuil. Il a eu un très bon accueil. On devrait peut-être y songer…

L’enquêteur fit mine de réfléchir avant de reprendre.

— On pourrait offrir nos services aux enseignants. Les jeunes ne savent pas qu’ils peuvent être punis s’ils taxent un autre gamin. Et qu’ils ont le devoir d’intervenir s’ils voient des copains en malmener un autre. Trop de gens ferment les yeux. J’en ai parlé avec Judith et ce n’est pas encourageant. Si on baisse les bras, on aura des ados puis des adultes mal dans leur peau, prêts à faire des conneries.

— Tu voudrais qu’on rende visite aux élèves ?

— On pourrait toujours essayer. Si on allait à l’école où enseigne Judith ? Elle pourrait parler de notre projet au directeur.

Graham était séduite par la proposition ; on ne perdait rien à essayer. À condition de faire preuve de souplesse, de modération dans les exposés.

— De modération ?

— On ne doit pas aborder les adolescents de front… Ceux qui sont frustrés, haineux nous écouteront encore moins. Nous représentons cette autorité qu’ils détestent. La plupart des élèves meurtriers aux États-Unis occupaient leurs loisirs à regarder des vidéos, des films violents. C’est rare que les policiers ont le beau rôle dans ces productions. Mais je ne pourrai pas t’accompagner à l’école, Marsolais. Maxime m’en voudrait trop.

— T’en voudrait ?

Rouaix expliqua à Marsolais que son fils Martin avait souvent essayé de cacher sa profession à ses amis.

— Tout petit, il était très fier que je sois policier, mais au secondaire, ça l’ennuyait. Il avait peur qu’on ne lui fasse jamais confiance, qu’on croie qu’il allait tout me répéter si quelqu’un faisait une bêtise. Graham a raison. Maxime pourrait être embêté.

— Je comprends, fit Marsolais. Moi, c’est ma femme qui est à l’école. Ça ne la gênera pas. Si on peut sensibiliser les jeunes au problème du taxage…

— Et de l’intimidation. Dans toutes les écoles, des gamins sont maltraités, dénigrés sans qu’on leur prenne leurs affaires. Tu devrais traiter davantage de la différence entre la délation et le devoir d’avertir un adulte plutôt que des peines encourues par les coupables. Plus de conseils, moins de menaces…

— Tu as raison, renchérit Rouaix. Combien de fois Martin m’a-t-il répété qu’il n’était pas un stool ?

— Je vais faire preuve de diplomatie…

Maud Graham lui sourit, hésita à lui demander d’essayer de savoir si Maxime était victime ou non d’intimidation. Ses notes en mathématiques avaient baissé, alors qu’il aimait bien cette matière. Avait-il moins travaillé ou était-il plus distrait en classe ? Préoccupé ?

— Parlant de diplomatie, as-tu réussi à calmer Fecteau ? s’informa Rouaix.

— Non. Et je ne peux pas le blâmer. On n’a rien. Il faut qu’on revoie tous les collègues de Breton. On n’a toujours pas récupéré l’arme… Le tueur l’a-t-il encore en sa possession ? Pour tirer sur qui, cette fois-ci ? Il faut qu’il y ait un lien entre Breton et lui, sinon…

Marsolais promit à Graham qu’il réunirait tous les collègues de Breton avant midi.

À onze heures, les détectives rencontraient Ghislaine Lapointe, une informaticienne, qui leur répétait ce qu’elle leur avait dit le lendemain du meurtre : le comptable était ponctuel, calme, réservé. Elle n’avait pas réussi à savoir s’il avait une amie, s’il avait été marié. Puis elle s’était dit qu’il était gay.

— Il était trop discret sur sa vie privée. J’ai mentionné devant lui mon cousin qui est homo pour lui montrer que j’ai l’esprit large. Au cas où… même s’il n’était pas efféminé. Il semblait surtout s’ennuyer dans la vie. Il riait de nos farces, mais pas longtemps. Comme s’il se forçait un peu. Mario n’était pas très… relax.

— Vous dîniez souvent avec lui ?

— Non. Il n’était pas très jasant. Sauf s’il s’agissait d’avions, de modèles réduits. Comme je l’ai déjà dit à votre collègue.

— Est-ce qu’il aurait pu s’agir de vrais avions ? suggéra Graham. Peut-être prenait-il des cours de pilotage ?

La femme fit la moue. Breton ? Piloter ? Peut-être. Il aimait vraiment les avions.

— Mais il n’a jamais parlé de voyages. Il n’a jamais manqué un seul jour de travail. S’il a pris l’avion, il ne s’est pas rendu très loin.

— Était-il gentil ?

— Gentil ? Mario était ailleurs… S’il se réincarne, ce sera en imperméable. Tout glissait sur lui. Je me demande même s’il transpirait comme nous autres ! Il était correct avec tout le monde, mais il ne nous questionnait jamais sur notre vie, notre famille. Peut-être qu’il avait peur qu’on l’interroge à notre tour. Qu’est-ce qu’il nous cachait ? L’avez-vous découvert ?

— Non. On est ici pour ça.

Un vent chaud surprit Maud Graham quand elle et Marsolais sortirent de la tour où ils avaient interrogé huit personnes. L’air s’était tellement radouci qu’elle rêva un instant de s’asseoir à une terrasse, en compagnie d’Alain, pour boire un café et oublier Mario Breton. Elle aurait choisi une petite table, dans un angle, pour lire L’allée du roi, réfléchir au charisme de Mme de Maintenon qui avait échappé à son humble condition pour épouser Louis XIV. Par quel tour de force avait-elle réussi à survivre à toutes les intrigues qui tissaient la vie à la cour de France ? Comment avait-elle échappé aux malveillances ? Combien de personnages avaient cherché à la corrompre, à la compromettre ? Elle avait su durer. Rester dans l’ombre et se montrer néanmoins indispensable.

Qu’est-ce qui poussait Mario Breton à être si discret ?

 

*    *    *

 

Maxime courait depuis que Maud Graham l’avait déposé devant l’entrée de l’école. Ils s’étaient levés en retard et il avait eu juste le temps de s’habiller, tandis que Biscuit glissait un muffin aux carottes dans son sac à dos avant de lui tendre cinq dollars pour manger à la cantine. Il lui avait dit qu’ils arriveraient à l’heure si elle brûlait les feux rouges, mais elle avait refusé.

— Le gyrophare n’est pas un jouet, Maxime. Mange ton muffin. Ton réveil n’a pas sonné ?

— Je ne sais pas.

— Tu dors comme un ours.

— Je ressemble à mon père. La fin de semaine dernière, je l’ai réveillé trois fois.

— Est-ce que ça va bien pour lui au Saguenay ?

— Oui. Les gens sont gentils et il aime enseigner la musique. Il avait mon âge quand il a commencé à jouer.

— Ça fait longtemps que je ne t’ai pas entendu jouer du saxophone. Tu aimais ça, non ?

— Je joue avec mon père. On fait des duos, c’est cool. Tu ne veux vraiment pas utiliser le gyrophare ?

— Non. J’ai écrit un mot pour ta prof. Tu lui diras que ça ne se reproduira plus.

Maxime haussa les épaules. Il se contenterait de donner le billet que Graham avait écrit à Judith Pagé pour justifier son retard. Pourquoi fallait-il que les vestiaires soient si loin de sa salle de cours ? Il s’élança hors de la voiture et se mit à courir, puis ralentit : à quoi bon ? Il était en retard, de toute manière… Ça ne changerait rien s’il se présentait en classe dans dix minutes au lieu de trois. Il n’était pas si pressé d’assister au cours de français.

Le couloir qui menait aux vestiaires lui parut encore plus sombre qu’à l’accoutumée. Était-ce parce qu’il était désert ou avait-on éteint des lumières ? Maxime détestait les lieux, leurs coins, leurs dédales, leurs mille pièges. Il savait combien il était aisé d’y surprendre quelqu’un, de lui faire peur. Tout pouvait se dérouler sans que personne intervienne. On pouvait enfermer un élève dans une case, ça prendrait du temps avant qu’on le délivre.

Il aurait voulu aider Pascal, mais il ne pouvait pas l’accompagner chaque matin à sa case sans avoir d’ennuis à son tour. Benoit semblait l’avoir oublié depuis que Max et Julien avaient vanté ses mérites sportifs, mais s’il le croisait trop souvent avec Pascal, il recommencerait à le harceler.

Un bruit fit sursauter Maxime qui s’immobilisa. Il entendit des voix, reconnut celle de Mathieu, puis celle de Jocelyn.

— On ne peut plus rester ici. On est en retard !

Était-ce lui qu’ils guettaient ? Maxime retint sa respiration, mais il avait l’impression que Mathieu et Jocelyn pouvaient l’entendre.

— Maudit Crapaud ! Par où est-il entré ? On l’a guetté aux deux portes.

— Il n’est pas venu à l’école.

— Ou à sa case. Il a dû expliquer à son prof pourquoi il se pointe aux cours avec son manteau et ses bottes.

— Il est peut-être malade, Joss.

— Crisse d’hostie, il s’arrange toujours pour nous énerver. Il fait chier tout le monde. C’est de sa faute si on l’écœure !

— Envoye, come on. Dubois nous fera payer notre retard. Il est vache !

— Dumont ne perd rien pour attendre. Je lui prépare une belle surprise ! J’ai promis à Ben qu’il rirait pendant une semaine. Je te jure que le petit Crapaud va badtripper !

Maxime souffla doucement quand les adolescents s’éloignèrent à grands pas dans le corridor. Ils ne l’avaient pas vu. Ils s’en seraient peut-être pris à lui par dépit. Quel sort réservaient-ils à Pascal ? Il devait l’avertir. Quand tout cela cesserait-il enfin ? À Noël ? À Pâques ? En juin ? Est-ce que c’était vrai que, l’été dernier, Benoit avait cassé le bras d’un autre gars ? Et qu’il cachait un poignard dans sa botte ? Et est-ce que Joss pouvait faire vraiment n’importe quoi pour un joint ?

Devait-il révéler à Maud Graham que Benoit vendait de la dope ? Le faire expulser de l’école ? Mais si on apprenait que c’était lui qui était derrière ce renvoi, Ben saurait où le retrouver. Il avait de plus en plus de mal à s’endormir, le soir. Même Grégoire ne lui était pas d’un grand secours.

En entrant dans la classe, Maxime fut surpris de découvrir Armand Marsolais devant le tableau noir et Judith Pagé assise au premier rang. Il ne manquait plus que ça ! Il allait lui sourire, l’appeler par son prénom devant ses camarades.

— Bonjour, tu es en retard, dit simplement Armand Marsolais.

Maxime s’approcha, lui tendit le billet signé par Graham.

— Non, donne-le à Judith. Je m’appelle Armand Marsolais et je suis policier. Enquêteur. Je suis avec vous, ce matin, pour discuter de l’intimidation entre élèves.

Maxime se mordit les lèvres : Marsolais était cool ! Et Judith était moins pire qu’il ne le pensait de s’être tue. Personne ne saurait qu’il habitait chez une policière.

Il oublia ses inquiétudes, captivé par les propos du détective. Est-ce qu’il irait dans toutes les classes ? En troisième secondaire ? Est-ce que Benoit et sa gang réfléchiraient à leur attitude en apprenant qu’ils pouvaient être poursuivis en justice ? Maxime n’osait bouger de peur de croiser le regard de Pascal : dans quel état était-il en entendant Armand Marsolais décrire ces sévices si familiers et en sachant que tous les élèves voyaient qu’il correspondait parfaitement au portrait brossé par le détective ?

— La délation, continuait Marsolais, ce n’est pas de signaler à un enseignant, au directeur de l’école ou à l’orienteur des mauvais traitements infligés à un de vos camarades. Car ça ne vous rapporte rien de faire ça. La délation suppose un but, une récompense en échange de révélations. Si vous dénoncez des agresseurs ou une situation, vous ne faites que votre devoir. Vous aimeriez qu’on vous aide si vous aviez des problèmes ?

Les élèves acquiescèrent.

— Avez-vous des questions ?

Non, ils n’en avaient pas. Ils se demandaient tous si l’un d’entre eux allait parler de Pascal à Judith, pour qu’elle raconte tout à son mari ensuite.

— Si vous êtes trop gênés pour discuter avec moi, vous pouvez m’écrire. J’inscris au tableau mon adresse au poste de police. Et mon adresse électronique. Est-ce que certains parmi vous naviguent sur Internet à la maison ?

Plusieurs mains se levèrent. Armand Marsolais mentionna quelques jeux à la mode, parla de son propre score au NHL 2003, puis il mit les élèves en garde contre les mauvaises rencontres sur le Net.

— Vous n’êtes plus des bébés. Je dois vous mentionner les réseaux de pédophilie.

Il se tourna vers sa femme.

— S’il y a des choses que vous ne comprenez pas, stipula Judith, on pourra en discuter plus tard.

Armand Marsolais quitta la classe accompagné de Judith qui l’emmena au bureau du directeur adjoint. Ce dernier tenait à le remercier, même s’il n’imaginait pas qu’il y ait de réels problèmes d’intimidation dans son établissement.

— Les enfants se bousculent parfois, ils se taquinent, c’est de leur âge. Il faut qu’ils apprennent à réagir, à se défendre. Moi, ce sont plus les problèmes de drogue qui m’inquiètent. Rencontrerez-vous tous les étudiants aujourd’hui ?

Armand Marsolais hocha la tête ; il devait tous les voir pour trouver la proie idéale. Le petit Pascal était trop timoré pour se révolter ; il était pourtant rejeté. Il avait noté les efforts des élèves pour ne pas tourner la tête dans sa direction lorsqu’il avait prononcé le mot « reject ». Mais Pascal était trop englué dans le mépris, dans sa propre honte pour réagir. Il fallait découvrir une victime plus combative. C’était si aléatoire ! Si insensé ! Comment contrôler un adolescent ? Par définition, ils sont imprévisibles… et voilà qu’il était assez fou pour s’imaginer qu’il pourrait armer un de ces enfants et le diriger contre Judith.

Mais c’était tout ce qu’il avait trouvé pour qu’on croie à un accident. La patience de Nadine avait ses limites. Heureusement, il avait des photos du chalet, du domaine de Fossambault à lui montrer. Elle comprendrait qu’il était sincère. La location lui coûtait une fortune, mais il pouvait bien puiser dans ses économies personnelles. Il serait bientôt assez riche pour acheter la bicoque et se prélasser dans la piscine intérieure, oublier enfin Judith et ces six années de morosité et de soumission.

— Armand ?

— Oui, ma chérie ?

— Tu étais très sympathique avec mes élèves. Il faudrait cependant que tu surveilles un peu ton langage. Tu as dit « maudit » quatre ou cinq fois. Je sais que c’est pour paraître dans le coup, mais on peut s’exprimer correctement en toutes circonstances.

Toujours prête à donner une leçon ! Il regretterait qu’elle périsse si vite. Elle méritait plus qu’une balle dans la tête. Non, elle serait probablement atteinte de plusieurs projectiles : un ado ne pourrait viser aussi bien du premier coup. Il paniquerait. Et s’il ratait la cible ? S’il la blessait sans la tuer, il écoperait d’une épouse handicapée à vie et l’héritage lui échapperait.

Devait-il renoncer, faire marche arrière ?

— Tu verras les deuxième et troisième secondaires, mentionna Judith en l’entraînant vers l’étage supérieur. Voici Anne Gendron, ma collègue.

La jeune femme tendit sa main au détective, le prévint de l’attitude de ses élèves.

— Ils manquent de motivation, de curiosité. Ils sont mous. Ils n’ont pas réagi à l’annonce de votre visite, sauf deux ou trois qui ont ricané, bien entendu.

— Bien entendu ?

— Benoit et sa cour qui se croient supérieurs. C’est dommage. Benoit est un garçon qui a du charisme, mais il est persuadé que sa beauté lui pardonne tout. Je ne suis pas dupe.

— Dupe ?

— Il n’est pas aussi sage qu’il en a l’air. Il est très adroit, très doué pour faire faire ses coups par d’autres. Ça ne me surprendrait pas qu’il touche à la drogue. Je n’ai pas de preuves pour l’instant…

— On s’en reparlera si vous voulez.

— Je ne comprends pas pourquoi des gamins l’idolâtrent, dit Judith.

— Pour les filles de l’école, c’est un demi-dieu. Elles boivent ses paroles. Si Betty n’était pas aussi riche, elle aurait perdu sa place auprès de lui.

— Betty ?

— Une gamine remarquablement intelligente. Et très paumée. Ses parents la traitent en adulte. J’ai informé sa mère des retards de Betty. Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? « Betty s’achètera un nouveau réveille-matin, cette semaine. » Pas une question… Moi, je veux qu’elle rencontre le psy de l’école. Elle n’est pas équilibrée, elle pique des colères pour des riens. Je l’ai mentionné à sa mère qui a dit qu’elle en discuterait avec son mari. J’ai l’impression que cette femme n’est pas autonome, que c’est M. Désilets qui décide de tout. Si Betty ne réussissait pas si bien en classe, il s’inquiéterait peut-être un peu plus pour elle…

La cloche sonna. Judith s’éloigna tandis qu’Anne précédait Armand Marsolais, ouvrait la porte de sa classe. Le détective repéra très rapidement Benoit et Betty, même si Anne les avait placés dans des coins opposés.

Benoit pourrait-il lui être utile ? Ou Betty ?

Et si c’était eux qui pressaient sur la détente ?

Non, ils voudraient se débarrasser d’Anne, pas de Judith. Armand Marsolais croisa le regard de Benoit quelques fois ; il y lisait un défi plein de mépris, cette violence qu’il recherchait. Comment pouvait-il s’en servir ?

Et Betty ? Elle se tenait très droite sur sa chaise, trop. Se croyant provocante, alors qu’elle était pitoyable avec sa jupe trop courte, son chandail trop moulant. Pour suivre une mode hypersexuée, il fallait un corps superbe. Betty n’avait pas la taille requise. Et son maquillage ne parvenait pas à faire oublier un nez trop long, un front fuyant. Seuls ses cheveux blonds, très épais, bouclés, pouvaient lui conférer quelque attrait. Était-ce suffisant pour que Benoit s’intéresse à elle ? Elle souriait au détective chaque fois qu’il se tournait dans sa direction, mais adressait ensuite un clin d’œil complice à Benoit.

Il y eut un silence après l’exposé d’Armand Marsolais, puis Benoit leva la main.

— Si un prof est toujours sur notre dos, est-ce qu’on peut se plaindre ? Je suis une pauvre victime, monsieur le policier.

Armand Marsolais adressa un large sourire à l’adolescent.

— Je serais très heureux de t’écouter. Je serai d’ailleurs à la cantine, ce midi.

— Vous voulez goûter à leurs beignes ? demanda Betty en souriant à son tour.

— Tu as tout compris. Tu es vraiment intelligente.

Betty le dévisagea un long moment en continuant de sourire. Le détective nota cette arrogance avec intérêt. Cette fille avait l’habitude de provoquer les adultes. Avait-elle toujours le dernier mot ?

Il remercia la titulaire de l’avoir accueilli et répéta qu’il serait tout disposé à rencontrer les jeunes à la cantine. Ou à leur parler au téléphone, s’ils le souhaitaient. Il écrivit le numéro de son bureau au tableau et se dirigea vers la porte, revint pour ajouter son numéro de cellulaire.

— Eh ! Monsieur le détective ?

— Oui, Betty ?

— On n’est pas si jeunes que ça…

— Merci de me le rappeler.

Merci de me fournir l’occasion de t’examiner de nouveau. De revoir ton visage sans grâce et de croire qu’un Benoit si beau, si séduisant ne sort pas avec toi sans raison. Et que tu dois être assez intelligente pour t’en douter, même si tu joues à l’autruche.

Armand Marsolais rencontra trois autres groupes d’élèves, repéra un garçon, Thibault, qui lui parut très agité ; quelle drogue avait-il consommée avant de se rendre à l’école ? Qui la lui procurait ? Benoit était-il mêlé à un trafic de drogue, comme Anne Gendron le prétendait ? Combien avait-il de clients dans l’établissement ? Betty et lui partageaient-ils des petites pilules, des joints ?

Est-ce que la toxicomanie de ces jeunes pouvait lui être utile ?

En rentrant au bureau, il repensait à Nadine, au chalet qu’il avait loué, aux heures qu’ils y vivraient ensemble durant l’hiver. Elle serait épatée par la baignoire en marbre et la superbe cheminée, les boiseries d’acajou, les canapés en cuir de Russie, le somptueux hall d’entrée, la cuisine ultra-moderne, la cave à vins. Si elle aimait ce bijou niché au cœur de la forêt, il tenterait de convaincre le propriétaire de le lui vendre lorsqu’il aurait hérité de sa femme. À moins qu’il n’achète une demeure plus près de Montréal ?

Ou ailleurs ? Ou nulle part ? Pourquoi s’attacher à un lieu ? Lui et Nadine se promèneraient partout dans le monde. Il oublierait Québec, ses collègues, son travail.

— Et puis, Marsolais ?

— Tout s’est bien déroulé. J’ignore si des élèves parleront, dénonceront ceux qui sont coupables d’intimidation, mais j’ai fait ce que j’ai pu.

— C’est déjà beaucoup, dit Graham. Et Maxime ?

— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas montré que je le connaissais.

Il n’allait pas dire à l’enquêtrice qu’il avait trouvé Maxime très attentif à ses propos. Il ne fallait surtout pas qu’elle s’intéresse à ce qui se passait à l’école.

— Avez-vous du nouveau sur Breton ?

— Non, affirma Rouaix. J’ai reparlé à Johnson. Il m’a répété que son copain Mario était un gars discret. Qu’il ne savait pas grand-chose sur lui hormis qu’il détestait l’Inde.

— L’Inde ?

— Il jurait qu’il n’y remettrait jamais les pieds. Il a peut-être vécu un drame, quand il était là-bas.

— À quoi penses-tu, Rouaix ? interrogea Marsolais.

— Si Mario avait été acteur ou témoin d’un incident ? Si son assassinat découlait de cette tragédie ?

— Il aurait vu un meurtre ? Ou il aurait lui-même tué quelqu’un ? émit Graham.

Elle soupira en balayant son bureau d’un geste las.

— Tout est dans les dossiers informatiques. Ou dans les archives. On n’a jamais entendu parler de Breton avant sa mort. Ses empreintes digitales n’apparaissent dans aucune autre affaire criminelle. Résolue ou non. Mais à l’étranger…

— Je m’occupe de communiquer avec Interpol, promit Marsolais.

— Fichu fantôme, marmonna Rouaix.

— Je ne crois pas aux fantômes, lâcha Graham. Je vais relire tout le dossier du début à la fin. Et revoir les lieux du crime. Et les photos.

— On devrait faire tourner les tables pour parler aux esprits, plaisanta Marsolais. Peut-être que Breton pourrait nous dire qui il était ?

— Ne me tente pas, répliqua Graham. Je suis prête à tout !

Marsolais frémit. Il ne doutait pas de sa détermination. Il ne devrait accomplir aucun mouvement sans penser à elle.