Chapitre 12

 

Il y avait une couche dans ma case, aujourd’hui. Une couche pour bébé. J’ai essayé de la cacher. Laetitia l’a vue. Elle va en parler à tout le monde. Je devrai acheter un autre cadenas puisqu’ils l’ont arraché. Betty a promis de le payer pour que ma mère ne se plaigne pas au directeur, en disant que Judith Pagé aurait dû faire attention quand elle parlait de moi avec Anne Gendron. J’aimerais mieux être mort. Je n’en peux plus de me faire dévisager avec des airs de pitié ou de mépris.

Betty me comprend. Elle voudrait rester enfermée chez elle. Les filles de sa classe racontent dans son dos qu’elle couche avec Frank Gagné, un gars du cinquième secondaire qui a redoublé. Betty me jure qu’elle s’en fout, mais elle est mal à l’aise. Pourquoi ne peut-on pas avoir la paix ? À la cantine, j’ai quitté ma place pour aller chercher une fourchette et quand je suis revenu, il y avait du ketchup dans toute mon assiette. On aurait dit du sang. Ils ont fait ça pendant que le surveillant était à l’autre bout de la salle. Betty a raison, ce sont tous des lâches.

Et Judith Pagé est aussi hypocrite que Ben et Mathieu. Elle m’a fait un beau sourire en me remettant mon travail. « C’est une belle rédaction. » Si elle pense qu’elle n’a qu’à me donner une bonne note pour que j’oublie tout, elle se trompe.

J’ai jeté la couche, mais j’aurais voulu la faire avaler à Judith Pagé, pour qu’elle s’étouffe avec, pour qu’elle soit muette.

 

*    *    *

 

Grégoire avait envie d’allumer une cigarette, mais il ne pouvait pas se le permettre : il attirerait l’attention de Pascal et tout serait gâché. Il avait décidé de le suivre pour faire plaisir à Maxime, pour montrer qu’il s’intéressait à lui, qu’il l’avait écouté attentivement et qu’il se désolait que Pascal l’ait rejeté, même s’il pensait que ce garçon n’était qu’un paquet de problèmes. Maxime avait répété trois fois qu’il ne comprenait pas que Pascal soit l’ami de Betty, puisqu’elle l’avait harcelé jusqu’à Noël. Avait-il la mémoire si courte ? L’énigme était restée gravée dans l’esprit de Grégoire. Pourquoi Betty s’intéressait-elle au petit Pascal ? D’après la description que Maxime avait fait de Pascal, aucun lien ne pouvait exister entre elle et lui.

Grégoire avait jonglé avec ce mystère toute la journée. Il détestait ne pas comprendre. Et il voulait savoir pourquoi Pascal se permettait de repousser Maxime, qui l’avait si souvent protégé. Il ignorait ce qu’il lui dirait quand il le verrait. Il avait obéi à une impulsion et il attendait maintenant que Pascal sorte de l’école. Il le rejoindrait à l’arrêt du bus.

Grégoire tapota son paquet de Player’s dans la poche de sa veste de cuir ; il se sentait subitement idiot. Que faisait-il là, à guetter ce gamin ? Il repéra pourtant Pascal et oublia son malaise en constatant qu’il s’éloignait en direction opposée à l’arrêt de l’autobus. Autant le suivre puisqu’il était là. Pascal poussa la porte d’une pharmacie. Grégoire entra derrière lui, le vit traîner dans les allées, soulever des objets, les reposer délicatement, feuilleter un magazine, consulter sa montre une fois, puis deux, trois, quatre fois, retourner au rayon des friandises et n’en plus bouger.

Betty l’y rejoignait quelques minutes plus tard et ils ressortaient ensemble comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde. Elle l’entraînait vers un café et Grégoire les voyait s’attabler derrière les vitres givrées.

Il alluma sa cigarette, inspira profondément. Comment Biscuit avait-elle réussi à cesser de fumer ? C’était si bon ! Il fallait qu’elle aime vraiment Alain pour y être parvenue de nouveau… Lui ne ferait jamais une telle chose par amour. D’ailleurs, il ne tomberait pas amoureux. Pas question qu’il perde sa liberté. Biscuit jurait qu’elle conservait toute son indépendance, qu’Alain n’avait aucun pouvoir sur elle, ni elle sur lui, mais on avait trop cherché à le dominer pour qu’il tente l’expérience. Et il ne voulait pas changer. Biscuit était différente depuis qu’elle partageait sa vie avec Alain et Maxime. Encore plus sensible, plus émotive. Il n’était pas question de lui ressembler.

Il prit une dernière bouffée, jeta sa cigarette dans la neige ; est-ce qu’on distribuerait un jour des amendes aux fumeurs qui écrasaient leurs mégots sur la chaussée ? Et si Biscuit lui interdisait un jour de fumer chez elle ? Non. Il espérait que non. S’il essayait de modérer sa consommation lorsqu’il allait rue Holland, c’était pour donner l’exemple à Maxime, non parce qu’il sentait qu’il gênait Biscuit.

Il remontait le col de sa veste quand Betty et Pascal sortirent du café. Il les suivit jusqu’à l’arrêt. Il vit Pascal monter à bord de l’autobus, mais Betty revint sur ses pas ; retournait-elle au café ? Grégoire avait froid, il entrerait à l’intérieur. Elle avait sorti un téléphone cellulaire de son sac à dos et parlait avec animation. À qui s’adressait-elle ? Il ne pouvait distinguer son expression, mais il lui sembla qu’elle poussait la porte du café d’un geste trop brusque. Était-elle contrariée ? Il attrapa un journal à l’entrée du café et s’assit non loin d’elle. Elle termina son appel, déposa le téléphone sur la table et commanda un chocolat chaud. Il l’imita, pensa à Maxime qui adorait cette boisson onctueuse. Il nota que Betty gardait la main droite près du téléphone. Elle saisit l’appareil dès le début de la sonnerie, sourit, échangea quelques mots avec son interlocuteur et rangea le téléphone dans son sac. Elle regarda alors les clients du café, mais parut rassurée. Elle compara l’heure inscrite à sa montre à celle de l’horloge murale et but son chocolat chaud lentement. Puis elle jeta un nouveau coup d’œil à sa montre, mit son manteau, paya sa consommation et sortit. Grégoire s’apprêtait à lui emboîter le pas, mais Betty demeura sans bouger devant le café. Qui attendait-elle ?

Grégoire restait près de la porte pour voir qui venait chercher Betty, sans que celle-ci remarque sa présence. Une voiture ralentit à la hauteur de l’adolescente, une portière s’ouvrit, un homme se pencha pour débarrasser le siège avant. Un bel homme dans la mi-trentaine qui souriait à Betty comme si elle était la huitième merveille du monde. Il s’empara de sa main pour la baiser. Betty s’engouffra dans la voiture qui démarra aussitôt.

Grégoire ferma les yeux pour se concentrer : il avait déjà vu cet homme. Mais où ?

Où ?

Au centre commercial ? Rue d’Aiguillon, rue Saint-Denis ? Était-ce un client ? Lorsqu’il avait commencé à se prostituer, il avait été surpris par la beauté de certains demandeurs : il avait cru que les hommes qui feraient appel à ses services seraient laids, qu’ils n’auraient pas d’autre choix que de payer pour avoir une relation sexuelle. Il était naïf… Il n’y avait aucune règle en ce qui concernait la clientèle : des gros, des minces, des grands, des petits, des beaux, des laids, des moyens. Des vieux, des jeunes. Non, il n’avait pas souvent satisfait de jeunes hommes, mais l’inconnu qui avait fait monter Betty à bord de sa voiture avait trente-cinq, trente-six ans. Peut-être était-il aussi intéressé par les filles que par les garçons ?

L’avait-il ou non croisé dans les toilettes d’un centre commercial ?

Maxime avait affirmé que Betty avait beaucoup d’argent. Et si ce fric ne lui venait pas de ses parents, comme l’adolescent le croyait, mais d’un travail illégal après l’école… Elle s’habillait d’une manière assez provocante, se maquillait sans discrétion. Mais nombre de filles lui ressemblaient, la mode était très sexy. Il se réjouit que Maxime soit un garçon, il aurait moins d’ennuis.

Il devrait attendre au surlendemain pour lui rapporter sa filature, car il ne sortait pas du restaurant avant la fin de la soirée. Il avait pourtant l’impression que le temps passait très vite quand il retrouvait l’équipe du Laurie Raphaël, quand il poussait la porte de la cuisine. Il avait le sentiment de participer à une célébration : chacun des personnages avait un rôle précis à jouer, mais tous étaient attentifs à ce que leurs collègues faisaient. Une sorte de ballet parfaitement orchestré, des gestes souples, vifs, une manière de louvoyer derrière les grands comptoirs et les fours sans jamais se heurter, une capacité à supporter la chaleur sans perdre sa concentration. Puis le miracle, le plat achevé, ce plat auquel plusieurs avaient participé, une symphonie de thon ou un gâteau de crabe, un flétan au jus d’agrumes ou un cassoulet de cailles aux figues, quittait les cuisines pour émerveiller les clients. Grégoire traînait de moins en moins dans les rues, conscient qu’il devait être en pleine forme pour faire son travail. Il était dorénavant trop familier avec des parfums heureux, des parfums de romarin, de beurre, de mer, de fraises écrasées, de yuzu, d’huile d’olive, de sucs de viande caramélisés, de chocolat fondu, de beignets frits, de bourgogne ou de jus de tomates fraîchement pressées, il était trop attaché à ces odeurs pour supporter celles de la rue, des toilettes des centres commerciaux ou des gares, ces odeurs âcres, amères, agressives ou fades, abrasives des savons industriels, du tabac, du cuir des ceintures, des peaux moites, du détergent. Aux antipodes des arômes bien ronds, hospitaliers, accueillants d’une grande cuisine. Grégoire avait même rêvé qu’il travaillait dans une ruche embaumant le trèfle et la framboise et avait été tout étonné à son réveil de ne plus avoir deux paires d’ailes. Et d’avoir fait un si joli rêve. Il était plus habitué aux cauchemars.

La neige qui tombait était si douce, si moelleuse quand Grégoire se rendit chez Maud Graham qu’il attendit l’autobus au lieu de héler un taxi. Les flocons s’évanouissaient sur la boîte de carton contenant une tarte aux pommes sans que Grégoire songe à les balayer ; ils étaient trop fins, trop fragiles pour abîmer le carton. Le ciel gris perle, lumineux, repoussait la nuit dans une autre galaxie et Grégoire regretta que Maxime soit confiné à l’intérieur ; il aurait joué avec Max et Julien, se serait battu dans la neige en poussant des hurlements de joie. Il devait avoir hâte qu’on lui retire son plâtre.

Grégoire attendit que Maud Graham descende dans son bureau pour narrer sa filature à Maxime.

— Betty ? Betty Désilets s’est assise dans un café avec Pascal ?

— Sûr et certain. Pascal parlait et Betty l’écoutait. J’ai eu peur qu’elle me remarque, parce qu’elle regardait souvent autour d’elle comme si elle craignait qu’on la surveille.

— Elle avait peur qu’on rie d’elle parce qu’elle se tient avec Pascal. Il y en a qui ont commencé à l’école. Mais Betty n’était pas reject avant. C’est depuis que Ben l’a laissée pour Cynthia. Elle ne l’a quand même pas remplacé par Pascal ! Je ne sais pas ce qu’elle lui veut…

— Ça te dérange ?

— D’un côté, je me dis que ce n’est pas de mes affaires et que j’ai la paix puisque Pascal ne me colle plus après. D’un autre côté, c’est trop bizarre, ça m’inquiète. Je suis certain que Betty est méchante. Elle était là, à l’Halloween, lorsque Ben et sa gang ont attaqué Pascal et son cousin. Elle les observait avec un sourire si… si effrayant. Je l’ai trouvée plus apeurante que Ben ou que Mathieu.

— Les filles peuvent être aussi dangereuses que les hommes.

— Je le sais. Mme Poissant a failli tuer Kevin[4].

— Ce n’est pas tout, poursuivit Grégoire. Écoute ça…

Maxime eut un hoquet de surprise : Betty Désilets avec un homme ? Ça devait être son père.

— Non, il n’avait pas l’air d’un père.

— Mon père non plus n’a pas l’air d’un père.

— Son sourire était trop… caressant. Elle était nerveuse quand elle l’attendait. Elle a ressorti son miroir deux fois pour vérifier son maquillage. On ne se maquille pas pour un père.

— Es-tu nerveux quand tu attends un client ?

Non. Indifférent.

— Elle est bizarre, ta Betty.

Maxime se rebiffa : ce n’était pas sa Betty.

— Tu devrais parler d’elle avec Pascal, proposa Grégoire.

— Es-tu fou ? Pour avoir des problèmes ? C’est seulement que ça m’énerve de ne pas comprendre ce que trafique Betty avec Pascal. Elle n’est pas gentille gratuitement. C’est comme une chanson qui nous trotte dans la tête, on n’est pas capable de s’en débarrasser. Je suppose que c’est parce que j’ai le temps d’y penser. Si je jouais au hockey, je…

Maxime soupira. Grégoire lui tapota l’épaule, proposa qu’ils aillent au cinéma durant la fin de semaine.

— T’es cool, Greg. Je n’imaginais pas que tu suivrais Pascal.

— Il est cheap avec toi.

— On s’en fout, ok ? De lui, de Betty. Alain a promis de nous emmener dans un grand restaurant à Montréal. Je vais choisir juste des mets que je n’ai jamais goûtés. As-tu déjà mangé de la pieuvre ? Ça doit être bizarre, hein ?

— On s’habitue.

— Quel film veux-tu voir ?

Il boitillait jusqu’à la table du salon, s’emparait du Soleil.

— Les nouveaux films arrivent en salle demain. Je retournerais voir Les deux tours. Biscuit ne doit pas se souvenir de la moitié du film. Elle était toujours dans la lune. Pourtant, c’est vraiment un très bon film.

— Son enquête doit être compliquée.

— Est-ce qu’elle s’enfermera encore longtemps dans son bureau ? C’est sûr que j’ai la paix pour regarder mes émissions…

— Elle va trouver le coupable. Elle trouve toujours.

 

*    *    *

 

Maud Graham regardait le ciel étoilé en songeant à Charles Lanctôt qui vivait huit mois par an à Iqaluit : il devait y avoir des aurores boréales dans les interminables nuits du Nord. Était-ce aussi beau, aussi féerique qu’on le disait ? Alain lui avait décrit des rubans lumineux valsant dans une obscurité de velours noir, des arabesques céladon, gracieuses et mouvantes, emplissant le ciel, descendant vers leurs admirateurs pour les caresser avant de se fondre dans l’univers. Il en avait vu à Kujjuak, quelques années auparavant.

— On ira ensemble un jour.

— Tu veux aller partout…

— Avec toi, avait précisé Alain. Partout avec toi.

Graham avait lu et relu le dossier que lui avait remis Marsolais. Si elle pouvait accepter la thèse d’un tueur professionnel assez acharné pour poursuivre sa proie dix, quinze ans après qu’elle lui eut été désignée, elle ne comprenait toujours pas pourquoi Daniel Darveau avait été abattu à Charlesbourg plutôt qu’à Cap-Rouge. Parce qu’il était plus méfiant quand il entrait ou sortait de chez lui ?

Pourquoi Darveau avait-il gâché sa vie en se contentant d’emplois pépères, alors qu’il était si doué pour les chiffres qu’il pouvait prétendre à un travail plus ambitieux ? Quand elle avait appelé Raymond Gingras pour lui parler de Daniel Darveau, il s’était exclamé : c’était bien ce nom qu’il cherchait, c’était bien ce jeune garçon qui avait fait équipe avec Breton dans les cours de sciences. Il était mignon, mais il n’était pas resté assez longtemps à l’école pour avoir une blonde.

— Pourquoi Darveau est-il parti au beau milieu d’une année scolaire ?

— Si je m’en souviens bien, ses parents ont divorcé. Sa mère doit avoir quitté Laval et il l’aura suivie.

— Ou il est parti vivre avec son père.

— C’était plutôt rare, dans ce temps-là. Et même aujourd’hui.

Oui, elle avait eu de la chance que Bruno Desrosiers garde Maxime avec lui. Elle rougit à cette pensée ; Maxime aurait été plus heureux si ses parents avaient vécu ensemble. Elle ne l’aurait jamais connu, elle n’aurait donc pas eu de regrets. Peut-on avoir le regret de ce qu’on ignore ?

Oui. On peut éprouver un manque. Un sentiment de vide.

Maxime était là, dans la chambre au bout du couloir, et Léo dormait à ses côtés. Maud Graham résista à l’envie de se relever pour aller voir l’adolescent. Elle devait se reposer, être en forme le lendemain, avoir les idées claires : non seulement devait-elle surveiller constamment ses propos avec Marsolais, mais le carnaval était commencé et tout se compliquerait à Québec dans les prochains jours. Les festivités étaient heureusement plus familiales depuis quelques années. Malgré tout, la parade de la haute ville monopolisait beaucoup d’effectifs. Les policiers additionnaient, multipliaient leurs heures de travail pour tenter de limiter les dégâts causés par les fêtards. Graham formulait des vœux chaque mois de février pour qu’aucune tragédie n’ait lieu durant cette fin de semaine où on vendait des centaines de cannes en plastique à des dizaines de touristes, à des dizaines de Québécois qui les rempliraient de vodka, de gin ou de caribou, qui croiraient se réchauffer en buvant de l’alcool. Alain lui avait dit d’arrêter de râler : le carnaval avait beaucoup changé, les activités sportives étaient mises à l’honneur. Elle redoutait pourtant la catastrophe.

— Tu es une vraie Cassandre !

— Tu connais Cassandre ? s’était étonné Maxime.

— Cassandre ?

— Elle est dans ma classe. Elle est bébé !

Alain Gagnon avait paru étonné qu’un enfant porte ce prénom chargé de malheur : la première Cassandre de l’histoire était une femme qui avait le don de prophétie, mais personne ne tenait compte de ses prédictions.

— Tant pis pour eux si elle avertissait les gens et s’ils ne la croyaient pas, avait marmonné Maxime. Ce n’était pas sa faute à elle.

Graham repensa à Maxime, à son bon sens salvateur : réussirait-il à la transformer un peu ? Aurait-elle toujours autant de joie à l’observer, à l’écouter, à l’aimer ? Elle était obsédée par sa visite à Mme Charbonneau, par toutes ces années où cette mère s’était inquiétée pour son fils, par sa fin sordide en face de chez elle. Elle se rappelait la lueur de fierté dans son regard quand elles avaient discuté du talent inouï de Daniel Darveau pour les mathématiques.

— Daniel était-il si doué avec les chiffres ? avait demandé Graham.

— Oui. Ils n’avaient pas de secret pour lui, ils l’amusaient. Il aurait pu avoir un vrai travail, une vie normale, se marier, avoir des enfants. Mais tout a dérapé quand on a déménagé. Il n’avait pas d’amis, il traînait dans les rues. Moi, je devais travailler pour nous deux, mon ex n’a pas été correct avec la pension. Je ne pouvais pas surveiller Daniel sans arrêt.

— Il ne revoyait jamais ses anciens amis ? Il étudiait avec Mario Breton, non ? Son professeur nous l’a dit.

— Son professeur ?

— Monsieur Gingras. Raymond Gingras.

— Le prof de sciences. Je me souviens de lui. Il disait que Daniel était un des meilleurs élèves qu’il avait eus.

— Il m’a apporté le bottin de l’école, avec les photos des élèves. Daniel s’est fait passer pour Mario. Pourquoi ?

Mme Charbonneau soupira, hésita, se leva pour faire du thé.

— Mario était toujours chez nous quand on demeurait à Laval. Sa mère était souvent malade. Il venait jouer avec Daniel. C’était aussi difficile pour Mario que pour Daniel qu’on déménage. Je n’avais pas le choix. Je suis allée là où il y avait du travail pour moi. Au début, ils s’écrivaient, mais les gars ne sont pas forts sur la correspondance… Quand Mario téléphonait, Daniel n’était jamais à la maison. Il oubliait son ami, il était trop occupé à dépenser son argent.

— Son argent ? Il était jeune.

— Oui, trop. Je devinais qu’il n’avait pas gagné tous ces dollars de façon honnête. Mais est-ce que je devais le dénoncer à la police ? Avez-vous des enfants ?

— Oui.

Graham évoqua Maxime, Grégoire.

— Vous ne les trahiriez pas s’ils faisaient quelque chose de… même si vous êtes une policière. J’espérais que tout s’arrange pour Daniel, qu’il changerait d’amis, rencontrerait une fille qui le remettrait dans le bon chemin. Mes vœux n’ont pas été exaucés. Daniel est rentré un jour à la maison avec un billet d’avion pour l’Inde. L’Inde ! Il était très excité, très pressé de partir. Je me suis dit qu’il se rendait loin pour un premier voyage en dehors du pays. Il était allé souvent à Toronto, mais l’Inde ! Il m’a appris que Mario partait et qu’il l’accompagnait. J’étais contente, Mario était un bon petit gars. Et je trouvais qu’ils étaient mieux d’être deux pour voyager dans des endroits comme ça.

— Où tout peut arriver ?

Mme Charbonneau hocha la tête, versa le thé dans les tasses. Une odeur d’été emplit la pièce.

— C’est du thé à la fleur d’oranger. C’est Mme Dubois, ma voisine, qui me l’a offert. C’est bon. Il paraît que ça calme.

— Vous avez besoin d’être apaisée ?

— J’ai la paix, maintenant.

— À part moi qui viens vous déranger.

— Vous finirez par partir. Quand je vous aurai dit tout ce que je sais.

Graham acquiesça, but une gorgée de thé, s’étonna du goût parfumé.

— Je bois beaucoup de thé, reprit Mme Charbonneau. Il paraît que le thé vert est bon contre le vieillissement.

— C’est un antioxydant.

Laure Charbonneau souleva la peau de sa main droite en la pinçant entre son index et son pouce gauches, la laissa retomber.

— Ça n’a pas marché. Je n’ai pas assez dormi dans ma vie. Ça use, l’insomnie.

Maud Graham but une nouvelle gorgée de thé.

— Vous vous êtes inquiétée pour Daniel durant toutes ces années.

— Il avait déjà changé après le déménagement, mais quand il est revenu de voyage, c’était encore pire. Il était… épouvanté. Il m’a raconté que Mario avait été tué devant lui par des bandits qui voulaient les voler. Lui, il avait réussi à leur échapper. Il avait perdu ses papiers, alors il était retourné vers le corps de Mario et avait pris les siens. C’est comme ça qu’il a commencé à se faire appeler Mario.

— Et la famille de Mario ?

— Sa mère était morte. Personne ne réclamait Mario. Je me suis dit que Daniel voulait garder son nom pour lui… pour ne pas l’oublier. C’était bizarre. Mon fils était très bizarre en revenant de là-bas. J’ai toujours pensé qu’il avait consommé des drogues qui l’avaient changé et qu’il avait trempé dans des affaires pas trop catholiques pour obtenir ses doses. Je ne connais rien à ça, mais je lis les journaux. Daniel disait qu’il avait des ennemis qui voulaient le tuer. Il était là à me raconter qu’on allait l’assassiner pendant que j’empotais mes confitures.

— Qui le poursuivait ?

— J’étais sûre que c’était vous autres. À cause de la drogue. Il avait de l’argent, il me faisait de beaux cadeaux, alors j’ai cru que…

Maud Graham reposa sa tasse de thé, expliqua à cette femme que son fils avait gagné honnêtement sa vie avant de mourir.

— Son patron était très content de lui. Il était un employé modèle.

Les larmes jaillirent si soudainement dans les yeux de Mme Charbonneau qu’elle-même en fut étonnée. Elle cacha sa tête dans ses mains et tenta d’étouffer ses sanglots. Maud Graham s’approcha d’elle et lui frotta doucement le dos en lui murmurant qu’elle avait le droit de pleurer son fils.

Quand Maud Graham se détacha d’elle, Laure Charbonneau était épuisée mais presque sereine. Elle tint absolument à donner un peu de thé à la fleur d’oranger à la détective. En repliant le sachet de plastique, elle promit de la rappeler si certains détails lui revenaient à l’esprit.

— Mon fils avait peur de qui ? Il n’a prononcé aucun nom devant moi. Quand il venait ici, on parlait de choses banales pour faire comme si tout était normal. Il ne s’arrêtait jamais ici avant une heure du matin. Il me montrait des photos de la rue où il habitait. J’y suis allée une fois, en autobus. Pendant que Daniel était au bureau. Je ne le lui ai pas dit. C’est une belle rue tranquille. Il faisait ses courses aux Halles de Sainte-Foy. Je lui ai proposé un jour qu’on prenne un café ensemble, mais c’était trop dangereux. Je croyais toujours qu’il exagérait. J’ai même eu peur qu’il soit un peu dérangé, paranoïaque. Mais il avait raison d’avoir aussi peur.

 

*    *    *

 

Chantal Parent arriva en même temps que Maud Graham au bureau, s’effaça pour la laisser entrer la première.

— L’âge avant la beauté, ironisa Graham.

— Non, on ne dit pas l’âge, on dit l’expérience. C’est plus politically correct.

— Ce n’est pas ton genre, d’être politically correct. Je me trompe ?

— Non. Les aveugles sont des aveugles et les handicapés, des handicapés. Ce n’est pas en changeant les mots qu’on améliorera leur sort, mais en votant des budgets. Combien y a-t-il de restaurants à Québec où il n’y a pas d’accès pour les fauteuils roulants ?

— Trop.

— Encore plus. Je sais de quoi je parle, mon frère a eu un accident de moto.

— Je suis désolée.

— Pas autant que lui.

Maud Graham croisa les doigts ; elle espérait que Maxime n’ait jamais l’idée de monter sur une Yamaha, comme elle-même l’avait fait avec Yves. Elle ne pourrait le voir enfourcher un de ces engins sans imaginer le pire. C’était le prix à payer pour aimer ; l’inquiétude pour Alain, pour Maxime, pour Léa, pour Grégoire, toujours présente, entière, teintant de gris les sentiments de plénitude, de joie. Rien n’est absolument parfait.

Graham suspendait son manteau quand Rouaix lui annonça que Marsolais avait téléphoné cinq minutes plus tôt. Il se préparait à partir pour Montréal.

— Montréal ?

Il veut discuter en personne du cas Darveau avec son ancien partenaire. Il veut que tu le rappelles.

En composant le numéro de Marsolais, elle était décidée à le remercier de se rendre jusqu’à Montréal.

— Je rentrerai demain, promit Marsolais.

— Prends ton temps. Rencontre tout le monde qu’il faut.

— On manque d’effectifs avec le carnaval…

— Ça ira, c’est la première semaine.

— Je serai là demain après-midi au plus tard. Et je vous appellerai s’il y a du nouveau.

Elle réussit à le taquiner, affirmant qu’il fuyait le carnaval. Il protesta en riant, détendu. Elle était calme en raccrochant. Elle leva un pouce en l’air pour signifier à Rouaix que tout se déroulait comme elle le souhaitait.

— On a la paix jusqu’à demain.

— Façon de parler : je n’ai rien de plus sur lui que ce que m’a dit Boudreault.

— Il trouve aussi que c’est bizarre que Marsolais ait épousé la sœur d’une femme très riche chez qui il a enquêté quelques mois avant qu’elle meure. Et pas d’une mort naturelle…

Rouaix acquiesça ; il y avait trop de coïncidences dans cette histoire. Boudreault lui avait rapporté que la fortune d’Hélène Pagé était évaluée à plusieurs millions de dollars. Si Judith en avait hérité, elle se montrait très discrète dans son utilisation. Ce qui était aussi étrange.

— Continue à fouiller. Moi, je relis toutes les notes de Marsolais. Depuis le début de l’enquête.

— On devrait bien finir par recevoir d’autres infos sur le tatouage de Darveau puisqu’on a identifié ce qu’il devait symboliser.

— N’y crois pas trop. S’il l’a fait faire dans le Nord, on ne trouvera jamais l’artiste.

Graham et Rouaix travaillèrent toute la matinée, ne quittant le bureau que pour aller chercher un café.

— On devra acheter une machine à espresso si Marsolais…

— Est renvoyé ? fit Graham. Tu es sûr de sa culpabilité ? Marsolais et sa femme ne mènent pas un grand train de vie.

— Justement, si Judith est trop pingre pour dépenser, Marsolais doit être très frustré.

— Finalement, tu n’aimes pas plus que moi qu’on te mente.

— C’est vrai, admit Rouaix. C’est la chose sur laquelle j’ai le plus insisté avec Martin : qu’il ne nous raconte pas de pipes. Ni à moi ni à Nicole.

— Si tu t’étais séparé de Nicole, est-ce que tu te serais battu pour garder ton fils ?

— Drôle de question…

— Réponds-moi.

— J’aurais voulu la garde partagée. Je n’aurais pas accepté de ne passer avec Martin qu’un week-end ou deux par mois. Ce n’est pas assez.

— Pourquoi y a-t-il tant d’hommes qui s’en contentent ?

— Parce que c’est moins compliqué, j’imagine.

Est-ce que Daniel Darveau avait vu souvent son père après le divorce ?

— C’est peut-être pour ça qu’il a mal tourné, reprit Graham. Il a manqué d’autorité chez lui. Il était adolescent, c’était une période difficile pour lui. Il était obligé de déménager avec sa mère, de changer de quartier. Il a dû lui en vouloir et faire des bêtises. Puis c’est l’engrenage…

— Ma foi du bon Dieu, tu l’excuses ! ok, c’est la victime, mais Darveau n’était pas un saint. Il est même probable qu’il ait tué le vrai Mario Breton pour prendre son identité. On ignore comment il est mort : maladie, accident durant son voyage ou meurtre ? Plusieurs jeunes ont choisi l’Asie comme destination pour la drogue… Darveau a pu entraîner Breton, le coincer dans une sale combine : Breton sert de bouc émissaire. Il se fait tuer et Darveau, sous une nouvelle identité, peut rentrer au pays sans être inquiété par les hommes de Chouinard.

— Et il se tient tranquille à son retour.

— Il a eu sa leçon : voler un type qui fait partie de la mafia. Il faut être vraiment inconscient pour commettre une telle bêtise ! Darveau n’était pourtant pas idiot, Raymond Gingras est clair là-dessus : c’était un élève brillant en sciences.

— D’excellentes notes ne garantissent pas d’avoir du jugement. C’est l’inverse avec Maxime. Du gros bon sens mais des résultats moyens… Il est un peu paresseux. Il faut que je lui pousse dans le dos, sa force d’inertie est redoutable. Je lui tape sur les nerfs.

— Laisse-lui le temps.

— Tu étais très exigeant avec Martin, rappelle-toi.

Rouaix se contenta de soupirer.

— Est-ce qu’un tueur professionnel peut s’entêter à remplir un contrat après tant d’années ? Il a fallu qu’il découvre que Darveau a pris l’identité de Breton. Qu’il le retrouve.

— Darveau a dû tremper dans d’autres combines, conclut Rouaix. D’après les témoignages de ses collègues, il menait une vie rangée, mais il pouvait être sage au bureau et délinquant ailleurs. Il a pu gêner quelqu’un qui aura réussi là où le tueur engagé par Chouinard avait échoué des années plus tôt.

Maud Graham prit les notes de Marsolais, les feuilleta : Descôteaux lui avait mentionné que Chouinard n’oubliait jamais rien, qu’il n’aurait sûrement pas renoncé à se venger de Darveau, même s’il avait affirmé qu’il se fichait de lui quand Descôteaux l’avait interrogé après son arrestation.

— Chouinard est en prison depuis quelques années.

— Ça ne l’empêche pas d’agir. Il a des hommes partout.

— J’espère que c’est lui qui tire les ficelles. Que c’est un règlement de comptes et qu’on peut oublier la thèse du psychopathe. Ce que m’a appris Mme Charbonneau confirme nos suppositions. Son fils trempait dans des histoires glauques. Quelle épreuve pour cette pauvre femme…

Graham revoyait la chaussée mouillée où le sang s’était mêlé à la pluie, à la boue, le corps blême de Darveau dans un matin blafard et triste d’un début d’automne. Quelques feuilles s’étaient collées à la peau du cadavre, comme si la nature avait voulu le préserver des regards des curieux. Elle se souvenait de son agacement en remarquant autant de voitures garées dans cette rue si tranquille, tant de badauds qui avaient fait un détour pour renifler la tragédie, pour voir un cadavre, du sang, pour être filmés par les caméras de télévision. Les policiers avaient réussi à repousser les intrus, mais ils étaient encore nombreux autour du corps de Darveau quand elle et Marsolais étaient arrivés sur les lieux. Pourquoi les êtres humains étaient-ils si attirés par le drame ? Pour le sentiment d’avoir été épargnés ? Parce qu’une autre proie avait distrait la grande Faucheuse, l’avait empêchée de s’approcher d’eux ? Ou flairaient-ils l’odeur du sang comme les charognards ?