22.

Isabeau de Limeuil reprit conscience, allongée sur son lit. Sa femme de chambre était près d’elle et son médecin venait de lui faire respirer des sels.

— Vous nous avez fait peur, madame, lui reprocha Cassandre en lui tenant affectueusement les mains.

— Je suis si désolée… Tout me revient, murmura Isabeau dans un souffle.

Elle se redressa et s’assit avant de poursuivre d’une voix plus assurée :

— J’aurais aimé que monsieur Hauteville entende ce que j’ai à dire.

— Il est à Garde-Épée, madame, mais dans votre état, vous ne pouvez y aller… dit le père de Cassandre.

— Vous croyez ? demanda Mme Sardini, en se levant. J’ai connu pires choses, monsieur de Mornay, et je suis plus forte que vous ne croyez. Le médaillon de Cassandre m’a bouleversée, mais j’ai maintenant repris mes sens et je puis tout affronter, car ma quête est terminée.

— Vous devriez vous reposer, madame, intervint le médecin.

— Je ne fais que me reposer depuis deux mois, monsieur ! répliqua Isabeau, avec une pointe d’agacement. Ce que j’ai à dire concerne Cassandre, et je crois l’avoir deviné – elle sourit tristement –, monsieur Hauteville. Je puis monter à cheval, partons pour Garde-Épée sur-le-champ.

Moins d’une heure plus tard, M. de Mornay, Isabeau et Cassandre, escortés de Caudebec, d’Antoine, de Hans et de Rudolf arrivèrent à la maison forte.

Nicolas Poulain vint ouvrir. Il était dans l’échauguette devant le chemin de Saint-Brice et les avait vus arriver. Surpris de cette visite inattendue, il conduisit tout le monde dans la cuisine, la seule pièce chauffée.

En passant dans la grande salle, Isabeau remarqua les traces de sang partout. Rien n’avait été nettoyé. En revanche, il n’y avait plus d’odeur, la maison étant restée ouverte tout le dimanche.

Olivier, qui se trouvait dans une autre échauguette, les rejoignit rapidement, tout heureux de voir Cassandre. Quant à Il Magnifichino, le moins concerné par tout ce qui se passait, ils le trouvèrent devant la cheminée, jouant placidement d’un luth acheté à un soldat de Navarre.

— J’ai une révélation à vous faire, Olivier, ainsi qu’à Cassandre et à M. de Mornay, expliqua Isabeau de Limeuil qui resta debout.

Nicolas Poulain comprit qu’elle souhaitait être seule avec eux et lui proposa la chambre qu’avait utilisée la duchesse de Montpensier. Ils s’y rendirent. Le lit ne contenait plus que la paillasse. Les lansquenets avaient tout emporté, sauf un gros coffre vermoulu. Mme Sardini s’assit sur le lit et Cassandre sur le coffre.

— Ce que j’ai à vous dire, commença Mme Sardini, vous déciderez de le rendre public ou non. Cela vous fera du tort, je le sais, mais vous devez connaître la vérité…

Elle frottait ses mains nerveusement, ne sachant comment commencer tant ces souvenirs anciens lui étaient pénibles.

— … Vous n’ignorez pas que la reine, qui est aussi ma parente, m’avait demandé de séduire le prince de Condé, le père du prince actuel. Elle m’avait confié un breuvage préparé par Ruggieri pour faciliter la chose, mais il ne fut pas nécessaire. Le petit homme, comme on l’appelait, m’aima au premier regard, et moi de même.

» Hélas, je fus grosse et accouchai à Dijon, alors que la Cour s’y trouvait. La reine me fit enfermer, tandis qu’on prenait mon fils. On l’envoya au prince dans un panier pour chien, et le pauvre enfant resta sans soins si longtemps qu’il mourut quelques mois plus tard.

» J’avais beaucoup d’ennemis à la Cour, car j’avais toujours repoussé vertement les hommages que je ne souhaitais pas entendre, mais étant affaiblie, on voulut se venger de moi, à moins qu’on eût aussi voulu compromettre le prince de Condé dans une méchante affaire. Quoi qu’il fût, M. de Maulévrier, qui me détestait pour je-ne-sais-quoi, m’accusa d’avoir tenté d’empoisonner M. de La Roche-sur-Yon. C’était une accusation infâme lancée par un homme jaloux et méprisable. On me transféra au monastère des cordelières d’Auxonne pour m’interroger, puis à Mâcon, à Lyon et à Vienne. Le prince ignorait où je me trouvais. J’étais démunie de tout. La reine m’avait abandonnée. Je n’avais pas d’habits, pas de linge, une seule robe, j’étais persuadée qu’on m’enfermerait au fond de quelque cellule de religieuse d’où je ne sortirais jamais. Pourtant, une geôlière eut pitié de moi et me laissa écrire, me promettant de faire parvenir ma lettre au prince.

» Je me suis toujours souvenue de cette lettre, dans laquelle je mettais tous mes espoirs.

Elle les regarda à tour de rôle avant de dire :

— Mon cœur, si jamais vous m’avez fait cet honneur de m’aimer, il faut que vous me le montriez à cette heure, car si vous n’avez pitié de moi, je me vois la plus malheureuse créature du monde…

Cassandre blêmit et M. de Mornay comprit immédiatement. Seul Olivier resta incertain, ne devinant pas encore vraiment ce qui allait suivre.

— Je suppliais ainsi le prince de me délivrer de ma prison. Je lui disais que je n’avais d’espérance qu’en lui et en Dieu, et le priais de n’être point parjure[78] puisqu’il m’avait promis son amour.

» Il reçut ma lettre et envoya des gens me libérer. Nous fûmes heureux quelques mois dans son château de Valéry. Sa femme venait de mourir et il me promit que je deviendrais son épouse. En janvier 1565, je fus à nouveau grosse et j’accouchai en octobre… d’une fille dont je ne connus jamais le prénom.

Elle planta ses yeux dans ceux de Cassandre, sans rien ajouter. Alors Olivier comprit à son tour.

En un tourbillon vertigineux, la vérité lui apparut, terrifiante. Il chancela sous cet effroyable coup du destin et crut même pendant quelques instants que son cœur s’arrêtait de battre. Cassandre était la fille du prince de Condé ! C’était une Bourbon, la sœur du prince actuel, la cousine du roi de Navarre, du prochain roi de France !

Il inspira, pour éviter de se trouver mal devant elle. Il venait de la perdre aussi définitivement que si Mme de Montpensier l’avait emprisonnée en Lorraine.

Une cousine du roi n’épouserait jamais un roturier bourgeois de Paris.

Isabeau poursuivit, mais il n’entendait plus.

— Je t’ai adorée cinq jours, Cassandre, mais, dans l’ombre, les amis du prince s’opposaient à mon mariage. J’étais catholique, poursuivie comme empoisonneuse, garce pour beaucoup. Ils firent le siège du prince et le convainquirent d’épouser mademoiselle de Longueville. Ensuite, tout alla très vite. On t’enleva de mes bras, puis on me chassa. Louis se remaria en novembre et me ferma sa porte. J’avais choisi que tu t’appellerais Louise, comme ton père. Ces huguenots-là t’ont volé ta mère, ton nom et ton prénom.

» La suite, c’est M. de Bezon qui me l’a racontée. La reine voulut savoir ce qu’était devenu mon enfant et il avait conduit une enquête. La grand-mère de la première épouse du prince était la sœur du connétable Anne de Montmorency. Le prince, ou son entourage, te confièrent à des serviteurs des Montmorency, les Ambrière, des protestants qui habitaient près de Dieppe, pour que tu sois élevée dans cette religion. Ils ont été tués à la Saint-Barthélemy, et finalement c’est M. de Mornay qui t’a retrouvée.

Elle se leva en souriant timidement à sa fille, fit quelques pas vers elle et prit ses mains glacées.

— Tu comprends pourquoi tu es si brave et si vaillante, ma fille ? Ton père disait que les Condé n’avaient jamais été malades de la fièvre poltronne.

Ayant dit ces mots, elle se tourna vers Olivier.

— C’est pour retrouver ma fille que j’ai accepté d’entreprendre ce voyage. La reine m’avait promis de me dire ce qu’elle savait, si j’acceptais de faire boire un philtre à Henri de Navarre. Hélas ! le roi son fils l’apprit et m’envoya un ordre pour rentrer à Paris. Ma fille comptait plus que cet ordre, et au demeurant je n’aurais jamais empoisonné Navarre. J’aurais trouvé un moyen. Bref, je restai à la Cour où un sbire du roi me tira dessus pour m’écarter. Je sais que vous le connaissez, Olivier, même si M. Poulain n’a pas voulu le nommer. Mais peu importe, je lui pardonne, car c’est grâce à lui que je me suis approchée de la vérité. En effet, après m’avoir soignée et sauvée, M. de Bezon me fit le récit de ce qu’il avait découvert.

» Quand il me parla de Dieppe, je fus convaincue que tu étais ma fille, Cassandre. Déjà, quand tu étais arrivée chez moi, j’avais ressenti une étrange impression que je ne comprenais pas. J’avais besoin de m’intéresser à toi. Je t’avais interrogée et tu m’avais appris que tu étais orpheline, qu’on t’avait trouvée à Dieppe.

» Une telle coïncidence était impossible ! Dès lors, je ne pouvais plus quitter la Cour. Non pour voir le roi de Navarre, mais pour chercher à vous rencontrer, monsieur de Mornay. J’avais besoin de savoir comment vous aviez trouvé Cassandre. Enfin, aujourd’hui, il y a ces preuves. Ce médaillon, qui appartenait à Louis, et ces mots de ma lettre.

» À vous de décider si ceci doit être connu du roi de Navarre et du prince de Condé. Cacher cette vérité, c’est assurer votre bonheur. La dévoiler, c’est faire de ma fille la cousine du prochain roi de France et la sœur du prince. Les Bourbon n’accepteront jamais votre mariage. Vous ne devez pas vous faire d’illusions…

Avant que Cassandre n’ait pu intervenir, Olivier prit la parole.

— S’il le faut, je leur annoncerai moi-même la vérité, madame. Cassandre doit être fière de son nom et de son sang. Je ne compte pas. Ce sera à moi de monter à son rang, décida-t-il.

Cassandre allait intervenir, s’insurger sans doute, quand M. de Mornay l’empêcha de se lever en lui mettant une main sur l’épaule.

— Il a raison, mon enfant ! Tu ne pourrais vivre en cachant que tu es une arrière-petite-fille de Saint Louis.

Le silence tomba dans la pièce. Tous les regards se tournèrent vers la jeune femme.

Cassandre était restée pétrifiée en apprenant qu’elle était la fille du prince de Condé et d’Isabeau de Limeuil qu’elle aimait sans comprendre pourquoi. Toute sa vie venait de basculer. Elle regarda son père adoptif, puis Olivier, et enfin… sa mère qui lui tenait toujours les mains. Ce contact l’avait un instant apaisée et lui avait permis de supporter cette incroyable révélation, mais elle ne put se maîtriser plus longtemps. Les sanglots lui gonflaient la gorge, l’étouffaient. En pleine confusion, elle se leva pour se jeter dans les bras de sa mère.

Les deux femmes s’étreignirent en mêlant leurs larmes et leurs baisers. Le flot d’émotion qu’elles avaient retenu si longtemps brisait toute réserve. Vaincue, Cassandre s’abandonna comme l’enfantelet qu’elle avait été et qu’on avait arraché à sa mère. Quant à Mme de Limeuil, elle aurait voulu garder éternellement contre elle cette fille qui n’avait jamais quitté son cœur, la serrer pour toujours contre son sein.

Submergés aussi par l’émotion, les deux hommes restaient silencieux. Mme Sardini fut la première à retrouver le contrôle de ses sens.

— Tu m’as tant manqué, ma fille ! murmura-t-elle en interrompant leur étreinte.

Cassandre sécha à son tour ses larmes avec la manche de sa robe, ne sachant plus si elle était accablée de bonheur ou de douleur. Gardant une main dans celle de sa mère, elle attira à elle Olivier.

— Je pourrais tout quitter pour toi, Olivier, mais je me plierai à ton souhait. Je refuse cette destinée que l’on veut m’imposer et je sais que tu sauras me conquérir, dit-elle solennellement. Rassure-toi, je serai patiente tant mon amour est fort.

— Ayez de la force et du courage, ma fille, murmura M. de Mornay.

— Monsieur de Mornay, demanda Olivier, en gardant serrée la main de Cassandre, ce que nous venons d’apprendre ne change rien à votre promesse de me garder près de vous ?

— Non, répondit tristement le père adoptif de Cassandre, mais ce sera encore plus difficile à supporter pour vous… pour vous deux.

— Si Cassandre est assez forte pour l’endurer, je le serai aussi, répliqua-t-il. Que puis-je dire à Nicolas, madame ? demanda-t-il ensuite à Mme Sardini.

— La vérité, puisque c’est ce que vous avez choisi. Va-t-il rentrer à Paris ?

— Oui, madame. La reine ne le reprendra pas à son service et il lui tarde de revoir sa femme et ses enfants.

— Monsieur de Mornay, restez-vous à Jarnac ? demanda Mme Sardini.

— Tant que monseigneur de Navarre y sera, mais je crois que les conférences vont se terminer sur un échec. Avec Cassandre et Olivier, nous partirons ensuite pour Montauban.

— Monseigneur de Bourbon pourrait souhaiter que Cassandre reste auprès de lui… Quand lui parlerez-vous ?

— Je resterai auprès de M. de Mornay, décida Cassandre. Dans mon cœur, il est toujours mon père.

— Je verrai le roi de Navarre ce soir, décida Mornay, et j’insisterai auprès de lui pour que rien ne change dans la vie de ma fille. Nous partirons aussitôt que possible.

— Je resterai avec vous… avec elle, tant que vous serez là, dit alors Mme Sardini, mais je n’ai plus rien à faire à la Cour, aussi je me joindrai volontiers à monsieur quand il rentrera à Paris, s’il veut de moi.

— Il sera certainement honoré. Comme compagnon de voyage, vous aurez aussi M. Venetianelli, le comédien des Gelosi qui était avec nous. Mon commis Le Bègue pourrait se joindre à vous.

— On n’aura plus besoin de lui à la Cour ?

— Peut-être, mais tout homme est remplaçable, et par sûreté je préférerais qu’il reste avec Nicolas. De surcroît, il doit s’occuper de ma maison à Paris.

Mme Sardini rentra au château de Saint-Brice pour préparer son départ et prévenir Le Bègue. Il fut ensuite convenu qu’elle irait à Jarnac pour rester avec sa fille le plus longtemps possible.

La reine ne se jugeant pas en sécurité à Saint-Brice avait demandé que la troisième conférence ait lieu à Cognac, au château de François Ier. De très bon matin, Turenne s’y rendit le premier, à la demande de Navarre, afin d’y laisser des troupes pour assurer la sécurité de son maître.

Le vicomte eut une brève entrevue avec la reine où il exigea une longue trêve pour que se poursuivent les négociations. Il parla d’un ton fort dur, car il souhaitait la guerre et n’avait aucune envie de ménager celle qu’il considérait comme son ennemie.

Cassante, Catherine de Médicis lui répliqua qu’elle accorderait la trêve seulement si le roi de Navarre promettait de retourner en l’église catholique. Et elle ajouta, menaçante, que le roi ne voulait qu’une religion en France.

— Nous le voulons aussi, madame, mais que ce soit la nôtre, autrement nous nous battrons bien ! lui répliqua-t-il avec insolence.

Ce faisant, il lui fit une courte révérence et se retira sans rien dire de plus. Il repartit immédiatement pour Jarnac, afin de raconter au roi ce qui s’était passé.

Déjà en route pour Cognac sur le chemin qui longeait la Charente, le Béarnais fut arrêté un peu avant Saint-Brice, car la route avait été emportée par les flots. Certes, la rivière était grosse depuis des semaines, mais personne n’aurait pensé que le chemin puisse ainsi s’effondrer. Tandis que M. de Mornay paraissait fort préoccupé en contemplant les flots mugissants à l’endroit où passait la route la veille, l’un des officiers du roi lui fit remarquer en riant :

— Une mine ou une explosion n’aurait pas fait mieux, monsieur !

Cet incident inattendu déplaisait fort à M. de Mornay, qui serait bien resté pour en savoir plus mais Turenne arrivant, le roi le manda près de lui pendant que le vicomte faisait un compte-rendu de sa conversation avec la reine mère. Après l’avoir écouté, Condé conseilla que l’on rebrousse chemin, mais Navarre se résolut à donner une dernière chance à Catherine de Médicis.

L’escorte prit donc un autre chemin qui les ramena vers la seconde route, celle qui passait devant Garde-Épée. Vaguement inquiet, Mornay décida alors de rester à tout instant au plus près du roi.

Un peu plus tard, un paysan venu examiner l’endroit où le chemin s’était effondré découvrit quatre cadavres flottant dans l’eau. Ce n’étaient pas des gens du pays. On les transporta à l’église de Bourg-Charente.

La veille, M. de Mornay avait demandé un entretien privé à Henri de Navarre et à son cousin le prince de Condé. Accompagné de Cassandre, il leur avait raconté comment Mme Sardini avait perdu sa fille après sa rupture avec le père du prince, et à quelle occasion il avait recueilli Cassandre après la Saint-Barthélemy.

Henri de Condé avait éclaté de rire.

— Monsieur de Mornay ? Croyez-vous vraiment à cette fable ?

— Pour ma part, oui, monseigneur, et je ne cherche pas à vous en convaincre. Je voulais juste vous informer. Si vous ne me croyez pas, tant mieux ! Ma fille – il insista sur ce mot – sera plus heureuse si elle reste simplement ma fille.

— Elle peut le rester ! avait lâché dédaigneusement Condé. Que ferais-je d’une sœur bâtarde ?

Cassandre, devenue livide, était parvenue à se contenir, tandis que Navarre avait arrêté son cousin d’un geste.

— Ne prenons pas de décisions hâtives, Henri. Que tu le veuilles ou non, mademoiselle de Mornay est peut-être une Bourbon. Cela demande qu’on s’y arrête. Après la conférence, nous réunirons un tribunal d’honneur et nous interrogerons Mme Sardini. Cela vous convient-il, mes amis ?

À Cognac, lors de la troisième entrevue, la reine demanda à nouveau à Navarre l’abandon de la religion protestante en insistant sur la volonté du roi. Devant son nouveau refus, elle accepta le principe d’une longue trêve entre les armées du roi et les groupes protestants, à condition que son gendre contremande l’armée étrangère des reîtres. Le roi de Navarre lui répondit qu’il ne voulait pas d’une longue trêve, mais plutôt d’une bonne paix, sans rien promettre sur l’armée étrangère.

Les conseillers de Catherine prirent cette fois la parole, s’efforçant de séduire Henri par la perspective des bonnes grâces royales, dont il tirerait de grands avantages. Mais les promesses de ces bénéfices – bien incertains – n’ébranlèrent nullement le Béarnais.

Le duc de Nevers eut alors la hardiesse de lui faire remarquer, sur un ton moqueur :

— Sire, vous seriez mieux à faire la cour au roi de France qu’au maire de La Rochelle où vous n’avez pas les moyens d’imposer un sou !

— Nous n’entendons rien aux impositions, car il n’y a pas d’Italien parmi nous, plaisanta Navarre, en faisant allusion aux financiers italiens de Paris qui affermaient les impôts.

L’assistance ayant ri, il ajouta, plus sérieux :

— Je fais à La Rochelle ce que je veux… n’y voulant que ce que je dois.

Catherine suggéra alors de suspendre, pour une année, l’exercice de la religion réformée, et de conclure en même temps une trêve afin d’assembler les États généraux auxquels on soumettrait les conditions d’un accommodement.

Henri de Navarre et le prince de Condé proposèrent plutôt une trêve pendant laquelle ils manderaient les députés protestants des provinces pour connaître leur sentiment. À son tour, Catherine refusa, si bien qu’il ne fut décidé qu’une trêve de douze jours, le temps de rendre compte au roi et d’attendre ses ordres.

Navarre quitta Cognac avec la conviction que la paix ne serait pas possible, mais satisfait tout de même d’avoir gagné du temps. Tandis que sa troupe traversait Saint-Brice, il découvrit une foule massée le long du chemin. C’étaient des gens venus de fort loin pour voir ce roi de Navarre qu’ils voulaient acclamer, car la plupart étaient de la religion réformée.

L’escorte peinait à se frayer un passage au milieu de cette joyeuse cohue. Navarre, tout en blanc, avec un chapeau droit à panache blanc, souriait et envoyait des baisers à la foule, mesurant ainsi l’aune de sa popularité. À la sortie du village, les badauds étaient moins nombreux, mais on en comptait encore des dizaines et des dizaines jusqu’à Garde-Épée. Au pied de l’enceinte de la maison forte, une centaine de fermiers, de laboureurs et de bourgeois venus depuis Bourg-Charente attendaient en criant leur joie.

Le cortège de Navarre approchait. Pour qu’on le voie mieux, le Béarnais s’était placé en tête. Sa mauvaise humeur devant l’échec de la conférence s’était dissipée à la vue de ce bon peuple qui l’aimait tant. Rien que pour ce jour de fête, il ne regrettait pas d’être venu.

Olivier Hauteville, Il Magnifichino et Nicolas Poulain étaient sur le chemin de ronde du mur de Garde-Épée, penchés vers la route, car eux aussi voulaient voir le roi. C’est alors qu’Olivier remarqua en bas de l’enceinte un homme accroupi entouré de deux compagnons dont il ne voyait que les chapeaux. Intrigué, il ne le quitta pas des yeux. Il le vit se relever et s’aperçut qu’il avait un bras raide. De façon inattendue, car le roi était maintenant à cinquante pas, cet individu s’éloigna en claudiquant, suivi de ses compagnons.

Olivier comprit aussitôt. Il se précipita vers l’escalier qu’il dévala. Dans la cour, il se rua sur la porte qu’il ouvrit fébrilement. Les vivats retentissaient. En courant, il tourna l’angle du bâtiment. Le roi était à vingt pas. Il hurla :

— Fuyez ! Fuyez tous ! Il y a une mine ! Tout va exploser !

En même temps, il faisait de grands moulinets avec les bras, comme un forcené. Interloquée, la foule se retourna vers le furieux qui criait ainsi et le cortège royal s’arrêta.

— Fuyez, tout va exploser !

Les premiers badauds s’éloignaient déjà en courant et, très vite, ce fut la débandade.

Et l’explosion retentit.

Elle fut terrifiante. Tout le chemin se souleva, expédiant des monceaux de terre jusque dans la cour de Garde-Épée.

Nicolas Poulain, qui était resté sur la muraille, ne comprenant pas pourquoi Olivier était parti, vit le cheval du roi de Navarre se cabrer, se relever et s’écrouler en arrière. Henri fut écrasé par la bête.

Les débris retombèrent, et un silence effroyable s’étendit. Tandis que Poulain et Il Magnifichino descendaient du chemin de ronde aussi vite qu’ils le pouvaient, Olivier tenta de s’approcher du roi, étendu sans connaissance. Avec horreur, au milieu des fumées et des poussières, il le découvrit jetant le sang par le nez et par la bouche[79]. Sa barbe était ensanglantée, puis il disparut à sa vue, entouré de dizaines de serviteurs et de gentilshommes.

Un sanglot l’étouffa. Il était arrivé trop tard !

Soudain, on le saisit. C’était M. de Mornay, livide comme de la craie.

— Monsieur Hauteville, que s’est-il passé ? interrogea-t-il d’une voie aiguë, affolée.

La confusion était totale. Personne n’avait prévu un tel attentat et les officiers de Navarre lançaient des ordres contradictoires. Quelques-uns relevaient le corps du roi pour le porter à l’abri.

— Maurevert ! C’était Maurevert. Mais nous pouvons encore venger monseigneur ! Ils étaient trois, ils sont partis par là, vers la Charente !

Mornay regarda à nouveau le roi qu’on éloignait du lieu de l’attentat. Il hésita à partir, mais Henri paraissait mort. Il n’y avait plus rien à faire sur place.

— Que s’est-il passé ? cria quelqu’un qui les rejoignait.

C’était Poulain, suivi un peu plus loin de Il Magnifichino.

— C’était Maurevert ! Venez tous !

Épée en main, ils s’élancèrent dans les taillis qui longeaient la route. Des cris retentirent dans leur dos. Poulain se retourna. Des soldats, des hommes d’armes, venaient de saisir Venetianelli, ne reconnaissant pas cet homme qui tenait une épée, pensant même qu’il était la cause de l’explosion.

Il n’avait pas le temps d’intervenir et il poursuivit sa course pour rattraper les deux autres, espérant qu’on ne pendrait pas trop vite le comédien.

En courant, Olivier expliquait à M. de Mornay ce qu’il avait vu.

— Ils n’ont pu aller bien vite, car Maurevert boitait, conclut-il. Sans doute a-t-il prévu quelque barque. Il faut les rattraper avant qu’ils ne traversent la rivière !

Les branches les fouettaient et les giflaient, mais ils n’y prenaient garde. Maintenant, c’est Poulain qui avait pris la tête. Épée en main, il taillait un chemin devant lui, à grands coups de lame.

Ils arrivèrent aux berges. Personne !

— Ils peuvent être plus haut ou plus bas, haleta Nicolas Poulain, désemparé.

— Là-bas ! cria Olivier qui venait de voir bouger des buissons.

Trois hommes poussaient difficilement une barque à fond plat qu’ils avaient dissimulée sur la rive.

C’est Maurevert qui les vit arriver le premier. Il abandonna la barque, tira son épée et les salua avec ironie. Ses deux compagnons, les spadassins italiens, firent de même.

Poulain était le plus vigoureux et avait l’habitude de ce genre de poursuite, il restait en tête, tandis que Mornay, essoufflé, était à la traîne, aussi le pape des huguenots cria-t-il :

— Monsieur Poulain, je vous en prie, laissez-moi Maurevert !

— Je vous attends, monsieur de Mornay ! persifla Maurevert, nullement inquiet. Après avoir tué le maître, je me dois d’occire le serviteur !

En gentilhomme, il se mit en garde basse, tenant sa brette de sa main valide.

Le maestro Jacopo avait roulé son manteau autour de son avant-bras gauche dont la main tenait une dague de miséricorde. Poulain croisa immédiatement le fer avec lui. Olivier engagea donc le combat avec le valet, lui aussi utilisant une dague.

La rencontre était inégale. Maurevert était un fin escrimeur et Mornay bien moins fort que lui. Mais le pape des huguenots avait ses deux bras, de bonnes jambes et le bénéfice de l’âge. Lui aussi tenait sa dague de la main gauche, croisant habillement ses deux lames pour empêcher Maurevert de le dominer.

Dans la rencontre, le seul avantage qu’avait Nicolas Poulain était que maestro Jacopo ne pouvait donner toute sa science sur la berge boueuse de la rivière, car les pieds des duellistes collaient dans la vase. En revanche, bien campé sur ses jambes, le prévôt utilisait son épée comme une cognée et, avec sa force, il assenait des coups de taille d’une violence extrême au spadassin italien qui recula plusieurs fois.

Malgré tout, par une succession de savantes parades de tierce et de prime, le maître d’armes égratigna deux fois son adversaire au bras et un filet de sang commença à suinter le long de la manche de Nicolas qui, affaibli, commença à rompre.

Quant à Olivier, il ne faisait que reculer. Les parades de coups de pointe se succédaient aux parades de coups de tranchant. Le jeune Hauteville n’avait qu’une expérience d’un an en salle d’armes quand son adversaire était le valet d’un maître qui connaissait tout de la scienza cavalleresca.

Pendant un moment, on n’entendit que les chocs et les froissements des lames ponctués par les flocs des bottes dans la boue.

Mornay reculait, rompait, esquivait continuellement, et un sourire de satisfaction apparut sur les lèvres de Maurevert. Pourtant, brusquement, le pape des huguenots se dégagea et, bloquant une seconde l’épée de son adversaire avec la poignée de sa dague, il donna un foudroyant coup de revers dans le jarret de Maurevert. La surprise, puis la douleur, envahit le visage du tueur des rois qui s’écroula.

M. de Mornay venait de porter la fameuse botte secrète par laquelle Jarnac avait tué La Châtaigneraie.

À peu près au même moment, Poulain avait tellement reculé qu’il se trouva le dos à un saule. Sentant une branche derrière lui, il continua à rompre, esquivant au mieux les coups tout en compressant la branche qui pliait derrière lui. Il s’écarta soudain d’un saut latéral.

La branche tendue à l’extrême revint en avant comme un fouet et atteignit le spadassin en pleine face. À cette époque, les duels n’étaient pas encore codifiés comme d’élégantes rencontres d’honneur. C’étaient des boucheries où tous les coups étaient permis. Comme son adversaire était étourdi par la branche, d’un revers, Poulain écarta sa lame et, de son autre main, lui enfonça la miséricorde dans la joue jusqu’au crâne.

À quelques pas de lui, le jarret sectionné, baignant dans une mare de sang, Maurevert agonisait.

Olivier, lui, était dans une situation désespérée et ne faisait que parer. Reculant sans cesse, il heurta une souche et trébucha. Nicolas Poulain l’aperçut, glissant par terre, mais fut incapable d’arriver à temps pour le sauver. Il vit avec effroi le valet du maestro Jacopo sur le point d’enfoncer son épée dans la poitrine de son ami.

Le coup de feu retentit quand l’épée allait le toucher. Le visage du valet explosa dans une mare de sang.

Un groupe de cavaliers arrivait. C’était Caudebec qui avait tiré avec une arquebuse à rouet.

Il y avait là une dizaine de gentilshommes parmi lesquels Poulain reconnut M. de Dangeau le baron de Jarnac et Il Magnifichino en croupe derrière M. de Dangeau.

— À temps, monsieur Hauteville ! lança Caudebec dans un éclat de rire.

Olivier se relevait, couvert de boue, haletant. Ne comprenant pas comment il pouvait être encore vivant.

Déjà Mornay et Poulain s’avançaient vers les cavaliers qui sautaient au sol. Le premier mot de Mornay fut au baron de Jarnac :

— Le roi ?

— Inconscient, j’ai vu qu’on le transportait dans une charrette. Qui sont ceux-là ?

Il désignait les corps.

— Les assassins aux ordres de Mme de Montpensier, répondit Mornay. Ils avaient creusé une mine sous le chemin. Voilà à quoi servaient les tonnelets de poudre qu’ils avaient pris. Ils ont aussi fait sauter la route ce matin, pour nous obliger à prendre le chemin devant Garde-Épée.

— Que faisons-nous d’eux ? demanda Dangeau. Le barbu est encore vivant…

Si Maurevert avait les yeux ouverts, son regard était déjà vitreux, car il était en train de mourir, l’artère ayant été sectionnée.

— Jetez-les dans la Charente ! décida Mornay avec dégoût.

Les gentilshommes qui avaient accompagné Dangeau se saisirent des corps par les pieds et les mains et les lancèrent à l’eau. Maurevert fut le dernier, il disparut vite, emporté par les flots. Tout le monde le regarda couler, mais seul Mornay et ses proches savaient que disparaissait ainsi celui qui avait provoqué la Saint-Barthélemy.

— Monsieur Chabot, dit ensuite Mornay, je ne vous remercierai jamais assez pour m’avoir appris la botte de votre père. J’ai bien cru que ma dernière heure était venue avec ce démon. Je n’avais jamais croisé un duelliste pareil !

— C’est un plaisir pour moi de vous l’avoir enseignée, car en effet peu de gens arrivent à la parer si elle est bien amenée avec la dague.

— Quant à moi, monsieur Caudebec, je vous dois tout ! dit Olivier en l’accolant.

— Vous devez tout à M. Venetianelli ! le contraria Caudebec. Il a été attrapé par des gardes en tentant de vous rejoindre et se débattait comme un diable quand M. Dangeau l’a reconnu. Il parvenait à s’expliquer quand je suis arrivé. Je cherchais M. de Mornay, qui était près du roi, craignant qu’il ait aussi été atteint. On a rassemblé nos amis, et on est partis à votre poursuite. Mais vous n’auriez pas dû y aller seuls, vous avez failli être tués !

— Nous aurions attendu, ils se seraient enfuis, répondit sobrement Olivier.

— Je crois que nous pouvons rentrer, décida Mornay. Allons voir comment est le roi.

Ils revinrent à Jarnac. M. Léonord Chabot les conduisit directement à Henri de Navarre qui venait d’arriver, transporté dans une charrette. Le roi, couché, avait repris conscience. Ils furent tous reçus dans sa chambre, en présence de deux de ses médecins, du prince de Condé, de François de La Rochefoucauld, du baron de Rosny et de M. de Turenne.

— C’est la chute du cheval qui a provoqué les saignements, expliqua un médecin. Aucune partie vitale n’a été touchée.

— Que le secret soit gardé sur cet attentat ! gronda Condé. Cela pourrait donner à d’autres de funestes idées. Tous ceux qui étaient là ont été prévenus : il s’agit d’un accident. Quant aux autres, il sera raconté que le cheval de mon cousin a eu peur d’une bande de cochons sauvages[80].

Mornay approuva avant de s’agenouiller devant le roi.

— Sire, c’est M. Hauteville qui vous a prévenu.

— Ventre-saint-gris ! Il m’avait semblé vous reconnaître, monsieur, remuant les bras et hurlant comme un fou ! Racontez-moi tout !

— J’étais en haut du mur de Garde-Épée, sire, lorsque j’ai vu un homme accroupi se lever et s’éloigner à toute allure. Cette attitude n’avait pas de sens, puisqu’au contraire on se pressait pour vous voir. En un éclair, j’ai compris qu’il avait allumé une mèche et je me suis précipité. Malheureusement trop tard.

— Pas trop tard ! Vous auriez pu être tué par l’explosion, dit Turenne, ému par le courage du jeune homme.

— Et ensuite ?

— Avec mon ami, Nicolas, nous nous sommes élancés à sa poursuite. M. de Mornay nous a rejoints. On a retrouvé notre homme et deux de ses complices au bord de la Charente. Nous nous sommes battus, et je dois avouer, à ma grande honte, que je suis le seul à avoir été vaincu.

— Nous avions affaire à trois fins escrimeurs, sire, plaida Mornay, et Olivier n’était guère entraîné. Moi-même n’ai pu tuer mon adversaire que grâce à la botte que M. de Jarnac m’avait apprise !

— Mais nous sommes arrivés à temps, sire, intervint M. de Dangeau fièrement, et c’est l’essentiel. Vos assassins nourrissent en ce moment les poissons de la Charente.

— Dommage qu’on n’ait pu les faire écarteler, dit Condé, férocement.

— Vous oubliez que vous voulez garder cet incident secret, mon cousin ! Non, je crois que c’est très bien ainsi ! Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment ils s’y sont pris pour faire sauter la route, juste devant moi.

— J’ai examiné le chemin avant de venir, sire, dit Poulain. J’ai trouvé des débris de conduite en terre. Ils ont dû les enfouir une nuit, ainsi que la poudre, et placer une mèche dans la conduite. C’est cette mèche que Maurevert allumait quand Olivier l’a vu.

— Mon cousin, dit Navarre en se tournant vers Condé, les yeux rieurs, j’ai bien fait de ne pas les pendre ! Monsieur Hauteville, je suis votre débiteur, ajouta-t-il.

— Non, sire, plaisanta Olivier, puisque vous ne m’avez pas pendu, nous sommes à égalité !

— Monseigneur, intervint Mornay, Mme Sardini souhaite rentrer à Paris. Elle sera ici demain pour rester près de sa fille jusqu’à son départ.

Le roi hocha la tête.

— Je ne retournerai pas à Cognac demain. François, tu iras à ma place, dit-il à La Rochefoucauld, et tu essaieras d’amadouer la reine, bien que la partie semble jouée. Tente de gagner encore quelques mois de trêve !

Il fit signe à Condé d’approcher.

— Henri, nous rencontrerons Mme Sardini demain. Soyez-y aussi, Mornay, ainsi bien sûr que votre fille. J’enverrai un billet à mon cousin, M. de Montpensier. Il serait juste que tous les Bourbons soient présents. C’est une affaire de famille, sourit-il à l’attention des autres. Mais j’y pense, sois là aussi, Turenne, tu es le petit-fils du connétable de Montmorency, et tu pourrais avoir ton mot à dire.

— Peut-être devrions-nous décider de ce que l’on fera après cette conférence, proposa Turenne, fier d’être invité à une réunion familiale dont il ignorait tout.

— En effet. Messieurs, laissez-nous, dit le roi, en souriant.

Tout le monde sortit et ne restèrent que les proches, dont Mornay, bien sûr.

— Cette conférence n’a servi à rien, déclara Henri de Turenne, qui y avait toujours été opposé.

— Je ne dirai pas ça, j’ai gagné six mois, remarqua le roi de Navarre. Tu veux toujours l’affrontement, Henri, mais moi, ce n’est pas la bataille que je recherche… c’est la victoire ! J’ai encore besoin de temps, et j’espère même gagner trois mois de plus.

— Nous pourrions gagner encore plus, proposa Condé.

— Comment donc ?

— Ici, nous sommes les plus forts. L’escorte de la reine ne pourrait la tirer de nos mains si nous l’attaquons quand elle quittera Cognac.

— Je n’y consentirai jamais, Henri, et tu le sais, dit gravement Navarre.

Il leva une main pour le faire taire.

— Je sais ce que tu vas me dire : si nous étions faibles, la reine agirait ainsi envers nous, mais ce serait indigne de moi. Il y a trêve, respectons-la ! Je refuse d’utiliser des moyens que j’ai si souvent condamnés chez mes ennemis.

Condé fit la moue. Turenne aussi, ainsi que plusieurs gentilshommes. C’était une occasion unique, jugeaient-ils, et de tels sentiments d’honneur n’avaient pas de place dans cette rude guerre.

Le lendemain, la réunion de famille eut lieu dans la chambre du roi, en présence du duc de Montpensier venu de Cognac. Navarre expliqua à Turenne de quoi il s’agissait, puis Mornay relata les circonstances durant lesquelles il avait recueilli Cassandre, enfin Mme de Limeuil raconta sa vie avec le prince de Condé.

Le pendentif passa de main en main, et ensuite chacun donna son sentiment.

— Pour ma part, je crois bien que mademoiselle de Mornay est la fille de ton père Henri, sourit Navarre à Condé. D’ailleurs, elle lui ressemble !

Le prince fit la moue. Tout ce qui rappelait les turpitudes de son père, soumis par Mlle de Limeuil à la Médicis, lui déplaisait profondément.

— Tout doux, mon cousin ! répondit-il, nous n’avons là que des témoignages. Madame Sardini, sans vouloir mettre votre parole en doute, avez-vous quelques papiers qui assureraient vos dires ?

— Oui, monseigneur. Quand votre père me demanda de quitter le château de Valéry où je vivais, et où on m’avait pris ma fille, je demandais à deux notaires de prendre les témoignages de tous ceux qui avaient vu ma grossesse, des deux sages-femmes qui m’avaient accouchée, ainsi que d’un médecin qui avait soigné ma fille à la naissance. Je fis aussi venir le curé auquel je dis que je voulais qu’elle soit nommée Louise, mais qui ne put la baptiser dans la religion catholique. J’ai aussi deux lettres de votre père durant ma grossesse dans lesquelles il m’écrivait espérer un fils. Je pourrais vous faire établir une copie de ces documents devant un notaire.

— Vous m’en ferez aussi copie, dit Navarre. Qui a choisi ce prénom de Cassandre ?

— Je l’ignore, dit Mme Sardini. Sans doute les Ambrière.

— Seras-tu convaincu au vu de ces pièces ? demanda le vicomte à son cousin.

— Sans doute, mais je vais aussi me renseigner sur les Ambrière, rétorqua Condé sans s’empêcher de grimacer.

— Les Ambrière étaient aux Montmorency, j’ai pensé que Turenne pourrait facilement en savoir plus, suggéra le roi.

— Je le ferai, sire, promit le vicomte.

— Et toi, Montpensier, que dis-tu ? On ne t’a pas entendu, demanda le Béarnais.

— Je n’avais rien à dire, cousin, tant je suis certain que mademoiselle de Mornay est la fille du prince de Condé. Voyez-vous, à la mort de mon père, j’ai lu bien des courriers qu’il avait reçus. Je me suis toujours souvenu d’une lettre du prince dans laquelle il lui disait que mademoiselle de Limeuil, qui habitait au château de Valéry, était à nouveau grosse.

Tous les regards se portèrent sur le prince.

— Je me dois d’être honnête, fit Henri de Condé en soupirant. Les Condé l’ont toujours été… Ce médaillon, madame, je possède le même !

— Mademoiselle, décida le roi de Navarre, pour l’instant je reconnais votre filiation, sous la réserve des pièces que m’enverra Mme Sardini. Mon cousin, dit-il à l’attention de Condé, le titre de Saint-Pol n’est plus porté, je propose que mademoiselle de Mornay soit désormais appelée Cassandre de Saint-Pol, pour que son appartenance à notre maison soit reconnue.

— Saint-Pol est un comté, sire ! s’offusqua Condé.

— Rassurez-vous, cousin, elle ne sera pas comtesse. Je lui confère seulement le titre. J’écrirai au roi à ce sujet pour qu’il lui envoie des lettres patentes.

— Dans ce cas…

— Je vous remercie, sire, dit Mornay, mais il y a autre chose…

— Je sais, Mornay ! dit le roi, avec un sourire sans joie, tout en levant une main pour l’interrompre. Il y a aussi Olivier Hauteville… je me doutais que tu en parlerais !

Condé fronça les sourcils, tandis que le roi hésitait à poursuivre tant ce qu’il allait décider lui déplaisait.

— J’ai beaucoup d’estime pour M. Hauteville, Philippe. Pour un roturier, il s’est conduit avec un courage étonnant, et il m’a sauvé la vie. Je m’en souviendrai toujours. Mais il y a trop de distance entre un bourgeois de Paris et mademoiselle de Saint-Pol. Vous devez le comprendre. Il a déjà beaucoup de chance que vous le preniez à votre service.

— Sire, il existe une ancienne loi des Francs : les bâtards des princes naissent gentilshommes, mais n’étant point dans la famille de leurs pères et mères, ils peuvent se marier sans leur consentement.

— C’est vrai, Mornay, mais c’est impossible pour une petite-fille de Saint Louis.

Il se tourna vers Cassandre :

— Oubliez-le, mademoiselle, vous êtes d’une autre race.

Cassandre baissa les yeux, se jurant de n’en rien faire.

Le lendemain, Nicolas Poulain fit ses adieux à son ami Olivier Hauteville et Mme Sardini à sa fille. Leur séparation fut longue, émouvante et pleine de larmes. Ils partirent avec Le Bègue, malgré un gel à pierre fendre. Il Magnifichino était évidemment avec eux. Le roi de Navarre leur donna une petite escorte jusqu’à Poitiers.

La veille, M. de Montpensier avait rencontré Poulain après le conseil de famille. Il avait parlé à la reine mère, après qu’elle ait eu connaissance de l’attentat, pour lui dire que l’entreprise criminelle avait été déjouée par M. Poulain, et que c’est lui-même qui avait demandé au prévôt de quitter la cour de la reine, à Loches, pour poursuivre une enquête à ce sujet. Ce mélange de vérité et de mensonges permettrait à Nicolas Poulain de ne pas subir les foudres de Catherine de Médicis en rentrant à Paris.

Nicolas le remercia, désormais pleinement rassuré.

Le Béarnais repartit pour la Rochelle après avoir signé la trêve tant désirée le 22 décembre. Celle-ci devait durer seulement jusqu’au 6 janvier. Le roi de Navarre ne devait jamais revoir Catherine de Médicis.

Philippe de Mornay rentra à Montauban avec sa fille et Olivier Hauteville. Henri de Navarre n’avait pas demandé que Cassandre reste à sa Cour. Le voyage fut particulièrement confortable dans le coche de la duchesse de Montpensier !

Le reine mère resta à Cognac jusqu’à la mi-janvier, traitant avec les ambassadeurs que lui envoyait Navarre et espérant toujours conclure. Puis l’insécurité devenant grandissante, car avec le départ du Béarnais, les bandes de pillards protestants étaient de plus en plus audacieuses, la reine remonta jusqu’à Niort, puis à Fontenay. Là, elle s’efforça de renouer les négociations, mais Henri ne voulut plus traiter en personne. Il lui envoya donc le vicomte de Turenne avec les pleins pouvoirs pour prolonger la trêve jusqu’à la fin de février. Durant ces conférences, Turenne resta raide et irrespectueux, exigeant deux mois de trêve supplémentaires pour que le roi de Navarre puisse convoquer des députés de toute la France. La reine refusa et quand Turenne apprit que l’armée des reîtres était prête, il lui déclara même avec insolence :

— Le roi de Navarre ne comptera sur la paix que le jour où il sera fort. Aujourd’hui, le voici fort, madame !

À Paris, de nouveaux troubles venaient de débuter à l’instigation de la Ligue et des seize. La reine avait échoué et perdu huit mois. Le 7 mars, Catherine de Médicis et sa Cour rentrèrent dans la capitale. Tout devait désormais se régler par les armes.

La guerre des amoureuses
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