18.

Ce fut le froid qui la réveilla. Serrée dans sa couverture, Cassandre sortit de la grange et tenta vainement de rallumer le feu : la neige tombée dans la nuit avait recouvert les cendres. L’eau qu’elle avait tirée du puits était gelée. Elle cassa un morceau de glace qu’elle suça avant de le rejeter.

Que faire ? Où aller ? N’était-il pas préférable qu’elle reste là quelques jours ? Mais que mangerait-elle ? Elle songea un instant au cadavre du cheval de Rouffignac, puis au pain qu’il avait dans les sacoches. Peut-être pourrait-elle retrouver le pain…

Elle était brisée, affamée, transie. Elle eut brusquement envie de se coucher et d’attendre la mort.

Puis elle pensa à son père. À ce qu’il lui avait raconté de la Saint-Barthélemy. Malgré l’horreur, la peur, il n’avait jamais été découragé, lui.

Arte et marte ! Par le talent et par le combat ! C’était la devise des Mornay. Elle la suivrait et lui ferait honneur.

Les mains engourdies, elle se força à prendre la selle et harnacha son cheval, puis elle roula sa couverture, l’attacha et conduisit sa monture jusqu’au portail qu’elle ouvrit avec précaution. Elle n’aperçut aucun loup et sauta en selle. Il ne neigeait pas mais le froid était vif. Elle avançait lentement, car l’aube naissait à peine et le sol était gelé.

Elle arriva à l’endroit où se trouvaient les restes du cheval et de Rouffignac. Une centaine de grands corbeaux charognards s’envolèrent. De la monture, il ne restait que la tête et des morceaux de jarrets ainsi que les sabots et la selle. Les sacoches avaient été déchiquetées.

De Rouffignac, il ne restait rien sinon son épée à quelques pas, sa miséricorde, ses éperons et quelques pièces de ses vêtements. Les loups avaient dû traîner son corps pour le dévorer. Elle descendit chercher l’épée, puis, dans le silence, murmura doucement un psaume.

… Ailleurs qu’à toi notre pensée,

Seigneur, ne s’est point adressée…

Après quoi, elle remonta en selle et prit le chemin dans le bois. À cette heure, jugea-t-elle, les loups, repus, devaient dormir. Elle chevaucha ainsi une heure, peut-être deux, puis s’arrêta pour donner ce qu’il restait de fourrage à son cheval. La faim la faisait cruellement souffrir. Elle ramassa quelques châtaignes qu’elle rongea, mais n’osa faire de feu en plein jour. On devait être à sa recherche. Elle arracha aussi quelques feuilles de plantes rabougries qu’elle mâchonna avant de les recracher tant elles étaient amères.

Elle leva à nouveau les yeux au ciel. Les corbeaux tournaient en rond au-dessus de l’endroit d’où elle venait. Ils seraient là tant qu’ils auraient à manger.

Elle distingua alors vaguement le soleil. Elle allait vers le nord, donc dans la bonne direction, se dit-elle. Elle finirait bien par arriver, tôt ou tard, à la Côle. Ensuite, elle n’aurait qu’à suivre la rivière. Elle remonta en selle.

C’est à un détour qu’elle découvrit la troupe d’hommes d’armes, juste devant elle. Immédiatement, elle fit faire demi-tour à son cheval et le lança au galop.

La horde fit de même, ils la talonnaient, elle le sentait. Puis il y eut des coups de feu. Elle sentit sa bête sursauter. Elle était touchée et elle l’arrêta. Immédiatement le pauvre cheval s’écroula et elle roula au sol.

— Vous nous avez fait perdre bien du temps ! dit le capitaine Cabasset alors qu’elle se relevait.

Elle tira son épée.

— Que comptez-vous faire ? ricana-t-il. Rassurez-vous, nous ne vous voulons pas de mal. Je dois seulement vous ramener à Mme de Montpensier, mais essayez de vous battre et je vous fais fouetter.

Ils étaient une dizaine. Deux avaient encore une arquebuse à rouet à la main. Fouettée devant eux ? Ils n’attendaient que ça.

— J’ai votre parole que je serai bien traitée ?

— Vous l’avez. Où est Rouffignac ?

— Il est mort.

— Vous l’avez tué ? demanda-t-il, songeant que le jeune homme avait peut-être tenté de la violenter.

— Non, ce sont les loups.

— Ils vous ont attaqués ?

Elle hocha sombrement du chef.

— Il a eu de la chance, remarqua Cabasset. La duchesse voulait le faire écorcher vif pour la mort de son gentilhomme.

Il s’arrêta de parler, alarmé par le visage hâve et les traits tirés de la jeune femme. Depuis quand n’avait-elle pas mangé ?

— Vous avez faim, mademoiselle ? Soif ?

Elle hocha la tête, ne voulant pas quémander.

— Pierre, donne-lui du pain et une gourde de vin.

Cabasset était soldat mais n’était pas un mauvais homme. Il était même secrètement admiratif de ce qu’avaient fait Rouffignac et la jeune femme. Lui n’était pas parvenu à s’évader quand il avait été fait prisonnier.

— Vous monterez derrière moi, décida-t-il. Je ne vous attache pas si vous me donnez votre parole de ne pas tenter de vous enfuir.

— Vous l’avez, soupira-t-elle.

Le nommé Pierre, un jeune soldat, l’aida à monter en selle, puis lui donna un morceau de pain noir et un flacon de vin en terre cuite.

La colonne se mit en route. Elle but et mangea, presque soulagée, mais songeant déjà à une nouvelle fuite. En aurait-elle l’occasion ? Elle avait toujours la dague contre sa jambe.

Au bout de deux heures, ils arrivèrent à une rivière qu’ils longèrent. Jusque-là, elle n’avait pas dit un mot, Cabasset non plus.

— Comment m’avez-vous trouvée ? demanda-t-elle enfin.

— Les corbeaux ! On les a remarqués tournoyer ce matin tandis qu’on bivouaquait dans le bois.

Après qu’ils eussent traversé la rivière à gué, elle reconnut les grosses tours rondes crénelées de La Chapelle-Faucher.

Elle se souvint de ce que son père lui avait raconté sur le château. Après la défaite de Jarnac, l’amiral de Coligny et trois mille reîtres allemands étaient passés par Brantôme, où ils avaient exigé le gîte et le couvert, puis ils avaient poursuivi jusqu’à La Chapelle-Faucher où ils avaient rencontré une bande de paysans catholiques. Ceux-ci, trop peu nombreux pour se battre, s’étaient réfugiés dans le château. Coligny les avait poursuivis et les avait enfermés dans la salle basse.

Le 2 juin 1569, vers 9 heures du matin, il les avait fait égorger les uns après les autres.

La forteresse était aux Chabans qui, pour éviter d’être pillés, s’efforçaient de garder une juste distance entre les deux partis. Ils n’avaient sans doute pas pu refuser de recevoir la sœur du duc de Guise. Cela arrivait souvent. Pierre de Bourdelle, l’abbé de Brantôme, avait bien été contraint de donner l’hospitalité à Coligny le protestant.

Ils contournèrent le château et passèrent le pont-levis, avant de traverser un corps de garde voûté en croisée d’ogive. Les regards malveillants des gardes du château envers les soldats de Mayenne n’échappèrent pas à Cassandre. Pouvait-elle espérer une aide ici ?

Devant eux se dressait un corps de logis entre deux tours. Cabasset conduisit sa prisonnière dans celle où Mme de Montpensier avait sa chambre. Il la trouva avec deux autres gentilshommes et Maurevert qui rentraient eux aussi de leur patrouille.

— Où l’avez-vous trouvée ? s’enquit méchamment la duchesse, voyant entrer la prisonnière dans son sayon de colporteur, sale et épuisée.

— Des corbeaux m’ont signalé une charogne, madame. C’était Rouffignac que les loups avaient tué.

— Dommage ! fit Maurevert avec un effrayant sourire.

— Rouffignac était un brigand qui se conduisait en gentilhomme, monsieur de Maurevert, et vous, vous êtes un gentilhomme qui se conduit en brigand ! s’emporta Cassandre.

Il s’approcha d’elle, les yeux fulminant de colère, et la souffleta à la volée.

— Je vous avais prévenue, garce ! Allez au diable !

— Assez ! cracha la duchesse. Mademoiselle, je devrais vous faire fouetter devant les hommes.

— Faites-le donc, vous avez déjà tant déshonoré le nom de votre race que vous ne pourrez tomber plus bas !

Mme de Montpensier devint blême et fit deux pas vers elle. Elle la gifla à son tour.

Cabasset intervint immédiatement en se mettant entre les deux femmes.

— Madame, Mlle de Mornay est un otage qui doit être traité avec respect, dit-il.

La duchesse inspira un grand coup pour se contenir avant de déclarer :

— Vous avez raison. Mademoiselle, veuillez accepter mes excuses. M. Cabasset, conduisez-la à la plus haute chambre de la tour. Les gentilshommes qui y logent iront s’installer avec vous. Vous lui enverrez ma femme de chambre pour qu’elle l’aide à se nettoyer. Nous partirons demain.

Ils quittèrent effectivement La Chapelle-Faucher le lendemain et arrivèrent à Angoulême le 8 décembre.

Ils avaient quitté Cahors dans le brouillard. Le froid était vif et on y voyait à peine à quelques pas. Chacun restait plongé dans ses maussades pensées. Olivier songeait qu’ils avaient déjà mis bien trop de temps et se demandait où était Cassandre à cette heure. Nicolas Poulain pensait à sa femme et à ses enfants qui devaient s’inquiéter d’être sans nouvelles de lui. Quant à Il Magnifichino, il se demandait s’il avait bien fait de quitter la Cour.

Dans la brume matinale, ce fut Olivier qui, le premier, aperçut les cavaliers. Ils étaient trois, casqués et cuirassés. Son cœur se mit à battre le tambour. Allait-il devoir se battre ?

Déjà, Nicolas avait tiré son épée pour ne pas être surpris et, de la main qui tenait les rênes, il avait aussi saisi une arquebuse à rouet. En même temps, il fit ralentir son cheval, puis l’arrêta complètement. Olivier et l’Italien l’avaient imité. Les trois cavaliers devant eux avaient agi de même.

Les deux groupes se tenaient à cinquante pas, méfiants, à peine visibles dans la brume. Chacun attendait.

— Laissez-nous le passage ! cria finalement l’un des cavaliers inconnus. Nous allons à Cahors.

Le chemin était étroit, bordé d’un fossé. Si l’un d’eux avançait, le premier qui tirerait sur lui aurait un avantage indéniable, encore que la balle pouvait être arrêtée par les cuirasses ou les casques. Mais il était aussi possible de blesser ou de tuer le cheval. Nicolas Poulain ne voulait pas prendre de risque.

— Nous allons à Montauban ! répliqua-t-il d’une voix forte.

— Qu’allez-vous y faire ? demanda le cavalier.

— Et vous, d’où venez-vous ? s’enquit Poulain sans répondre à la question.

— De Montauban.

C’était donc sans doute des protestants.

— Connaissez-vous M. de Mornay ?

Les trois cavaliers se regardèrent, puis l’un d’eux répliqua :

— Oui.

— C’est lui que nous allons voir.

Les trois cavaliers se concertèrent à nouveau.

— Avez-vous un passeport ? demanda l’un d’eux.

— J’ai une lettre de M. de Montaigne, l’ancien maire de Bordeaux ! cria Olivier.

— Et un laissez-passer de monseigneur de Navarre, compléta Nicolas.

De nouveau, les cavaliers échangèrent quelques paroles jusqu’à ce que l’un d’eux propose :

— Posez-les sur le chemin et reculez.

Olivier prit le papier que lui tendait Nicolas, puis descendit de cheval, plaça les lettres sous un caillou et remonta en selle. Tout ceci sous la vigilance de ses amis. Mais les cavaliers n’avaient pas bougé.

Olivier tourna bride avant de s’arrêter cinquante pas plus loin, Nicolas et Il Magnifichino firent de même. La voie libre, les cavaliers s’approchèrent et ramassèrent les lettres. Ils les lurent et se concertèrent encore un moment. Puis celui qui avait parlé le dernier demanda, d’un ton hostile :

— Vous êtes Olivier Hauteville ?

— Oui.

— Où est ma fille ? Je suis Philippe de Mornay ! lança-t-il avec agressivité.

En disant ces mots, il s’avança, menaçant, tenant cette fois son épée à la main.

— Je suis venu vous prévenir, monsieur. On veut enlever Cassandre, répondit Olivier en rangeant ses armes.

— Nous cherchons Cassandre qui a disparu depuis quatre jours, répliqua rageusement Mornay. Elle a écrit qu’elle partait pour vous retrouver !

— Sang du Christ ! s’exclama Olivier, bouleversé. C’était un piège, monsieur ! C’est Mme de Montpensier qui a tout fait !

— La sœur de Guise ? Expliquez-vous ! Que savez-vous ? s’enquit durement Mornay.

En quelques mots hachés, Olivier, qui s’était approché du père adoptif de Cassandre, raconta d’où ils venaient et ce qu’ils savaient.

— Vous avez suivis le chemin d’Angoulême ? s’enquit Mornay, un peu moins hostile.

— Oui, monsieur. Nous sommes venus aussi vite que nous avons pu depuis Loches.

— Et vous n’avez rien remarqué en chemin ? Nous ne savons pas ce qui s’est passé, mais Cassandre a laissé une lettre disant qu’elle allait aux tuileries de Montauban, que là, vous l’attendiez, qu’elle reviendrait avec vous. Inquiète, ma femme s’y est rendue. Il y avait les traces d’une lourde voiture et d’un grand nombre de cavaliers, plus de trente…

Le ton de sa voix était maintenant presque désespéré.

— … Si ce que vous dites est vrai, vous auriez dû les croiser…

— Nous n’avons pas rencontré de coche et de soldats, monsieur. Nous sommes partis le 24 octobre de Loches, dès que nous avons connu le projet d’enlèvement, mais Mme de Montpensier avait presque deux semaines d’avance sur nous.

Constatant que la méfiance s’effaçait, les autres s’approchèrent. Poulain leva son casque, l’un des cavaliers fit de même.

— Monsieur Caudebec ! s’exclama Nicolas.

— Monsieur Poulain ? Quelle surprise…

Les deux hommes s’approchèrent, rengainèrent leurs armes et s’accolèrent amicalement par l’épaule.

L’affaire de Paris, où Caudebec avait menacé Poulain de le tuer, était oubliée. Provisoirement…

— Nous avons pris la mauvaise route, dit Caudebec en s’adressant à Mornay, ils ont dû filer vers Villefranche et Périgueux.

— Nous pouvons encore les rattraper… Messieurs, nous ne sommes que trois, Venez-vous avec nous ? demanda Mornay en regardant nos amis.

— Bien sûr ! Mais pourquoi êtes-vous si peu nombreux, s’ils sont trente ?

— Je n’ai pu prendre plus d’hommes, car mes gentilshommes doivent rester pour protéger Montauban. Je réglerai seul mes affaires de famille. Seul Caudebec m’a suivi, ainsi qu’Antoine, mon écuyer.

— Je me souviens de lui, il était à Paris avec vous, dit Poulain. Mais imaginons que nous rattrapions les ravisseurs, que ferons-nous s’ils sont trente ou plus ?

— Nous verrons ! répondit sombrement Caudebec.

Poulain secoua négativement la tête en grimaçant.

— Je suis prévôt, je poursuis souvent des brigands et je n’ai pas pour habitude d’agir ainsi !

— Alors ne venez pas ! répliqua sèchement Mornay.

Poulain inspira longuement pour se calmer.

— Cessons de nous quereller, monsieur, voulez-vous ? Je ne vous dois rien, je suis juste venu pour aider mon ami, tout comme M. Venetianelli. Je vous propose de discuter de stratégie avant la bataille, pour éviter d’être écrasés par négligence !

Mornay hocha la tête avec un soupir.

— Excusez-moi, monsieur Poulain… Vous avez raison, mais je perds la tête en songeant à ma fille.

— Nous avons laissé hier derrière nous une troupe de vingt lansquenets sans emploi, pourquoi ne pas les engager ?

— Ils sont loin ?

— Je peux les rejoindre d’ici ce soir.

— Allez-y, engagez-les ! Je leur offre dix écus par tête.

— Où nous retrouvons-nous ?

— Si les ravisseurs de ma fille ont pris par Villefranche, ils passeront par Périgueux. Nous pouvons être ce soir à Villefranche, demain soir ou après-demain matin à Périgueux. Nous pourrons avoir des informations là-bas, mais je ne pourrai pas entrer en ville, car on me connaît. Retrouvons-nous près du château de Caussade, à l’est de Périgueux, à l’auberge du Loup Gris.

— J’y serai, promit Poulain. Au plus tard dans deux jours. Olivier, je te laisse en de bonnes mains. Monsieur Venetianelli, restez aussi avec eux !

Il fit faire demi-tour à son cheval et partit au galop.

— Nous allons revenir vers le chemin de Villefranche. Monsieur Hauteville, maintenant, racontez-nous tout sans rien omettre.

Le récit d’Olivier fit frémir M. de Mornay qui s’efforça pourtant de n’en rien laisser paraître. En effet, le jeune homme expliqua que la duchesse de Montpensier était non seulement accompagnée d’une troupe importante mais qu’elle avait avec elle un homme redoutable, boiteux et manchot, nommé Le Vert, certainement celui qui s’était introduit chez lui avec des truands, pendant le séjour de Cassandre.

— … Sans doute le même qui a tué votre écuyer, le jour où vous êtes venu me reprendre les quittances, conclut-il.

Pour Mornay, il n’y avait pas de doute : il s’agissait de Maurevert.

La présence de l’assassin de Coligny avec les ravisseurs de sa fille était un coup rude. Il savait combien cet homme était dangereux et dévoyé. Pourtant, il ne dit pas à Olivier qui était vraiment Le Vert. Il était sans doute seul, à part les Guise et sa fille, à savoir que Maurevert était vivant, et il voulait venger lui-même son maître, l’amiral.

Mais désormais la peur rongeait son cœur de père.

Le lendemain en fin d’après-midi, alors qu’ils étaient encore à deux lieues de Périgueux et qu’ils songeaient à trouver quelque ruine pour passer la nuit, ils virent approcher un homme s’appuyant sur un long bâton avec une coquille. Un pèlerin qui se rendait à Compostelle, comme il y en avait tant en toute saison.

Mais celui-ci portait un étonnant manteau brodé sur lequel il avait attaché une gibecière.

Mornay mit brusquement son cheval au galop pour s’approcher de lui.

— Toi ! Où as-tu eu ce manteau ? cria-t-il, désespéré, en reconnaissant celui de sa fille.

Si ce pauvre homme le portait, s’était-il dit en le découvrant, c’est qu’il avait dû le trouver… sur son corps.

— On me l’a donné, monseigneur, répondit l’autre, effrayé.

— Quand ? Qui ?

— Dimanche, à Périgueux, une dame.

— Explique-toi !

Les compagnons de Mornay avaient aussi piqué des deux et entouraient le pauvre homme, persuadé que sa dernière heure était arrivée et qu’on allait le pendre.

— Elle était à cheval, monseigneur, en compagnie d’un seigneur, pleurnicha-t-il. Elle m’a demandé d’échanger son manteau contre mon vieux sayon. Et je lui ai aussi vendu mes bottes, j’ai dû racheter des chaussures lundi, j’étais pieds nus.

— Décris cette femme !

L’autre obéit. Pas de doute, c’était Cassandre !

— Et l’autre homme ? demanda Olivier, piqué par la jalousie.

— Jeune, monsieur, armé comme un soldat. Ils étaient pressés. Ils avaient l’air de fuir.

Il ajouta en baissant les yeux :

— Je crois qu’elle ne voulait pas qu’on la reconnaisse en passant les portes.

— Quelle porte ont-ils prise ?

— Sans doute celle de l’Éguillerie, monseigneur, c’était la plus proche.

— Ils devaient aller vers Agonac, remarqua Caudebec.

— Mais si elle fuyait, c’est qu’elle s’était évadée avec cet homme, pourquoi ne pas rentrer à Montauban ? intervint Antoine.

— Ses ravisseurs ont dû s’apercevoir rapidement de leur fuite, elle a pensé qu’ils la rattraperaient trop vite si elle prenait la route de Montauban, dit Mornay. De l’autre côté, il y a des forêts dans lesquelles ils pouvaient disparaître…

— Elle est peut-être encore cachée là-bas, fit Olivier.

— Oui, mais la Montpensier a pu aussi retrouver ses traces.

Mornay jeta un sol au pèlerin et ils repartirent.

— Nous n’arriverons pas ce soir au château de Caussade. Trouvons un endroit pour faire étape, décida Caudebec.

Nicolas Poulain et les lansquenets arrivèrent au point de ralliement vers midi. Tous étaient à cheval, dans leur habit multicolore, bassinet et cuirasse de fer, espadon au dos et mutileuse sur la poitrine, lance ou mousquet à la main.

Ils étaient venus à quinze avec leur chef et prévôt, Heinz, ayant laissé leurs chariots de bagages et leur famille sous la garde de cinq d’entre eux. Mais comme l’expliqua Heinz avec un rire tonitruant : « Nos femmes ne risquent rien, avec une épée et un mousquet, elles se battent comme des hommes ! »

Mornay discuta de leur engagement. Il leur promit dix écus à chacun, pour rester au plus un mois avec lui, et cinquante écus à verser à la famille si l’un d’eux était tué. Mais il n’y aurait ni pillage ni butin. Ils acceptèrent et signèrent un contrat, comme c’était l’usage. Ensuite, ils partirent. En chemin, Mornay raconta à Poulain ce qu’ils avaient appris du pèlerin. Caudebec connaissait le pays, Mornay et Antoine un peu moins, Heinz, assez bien. Ils décidèrent de se séparer et de se retrouver à Agonac le lendemain. S’ils apercevaient les gens de la duchesse, quelques-uns resteraient pour les surveiller, les autres iraient prévenir le reste de leur compagnie à Agonac.

Le lendemain, aucun n’avait trouvé la moindre trace.

À Agonac les habitants refusèrent l’entrée aux lansquenets et à Mornay quand ils surent qui ils étaient. Mais Nicolas Poulain ayant prouvé qu’il était prévôt des maréchaux et montré un passeport signé du roi, on le laissa passer avec Olivier. Les prévôts étaient toujours craints et respectés dans les campagnes. À l’auberge, ils obtinrent – à prix d’or – de la nourriture et du fourrage, et le maire du bourg leur indiqua une grange, à une demi-lieue, où les lansquenets pourraient s’installer. Olivier expliqua qu’ils recherchaient une jeune femme accompagnée d’un jeune homme. Elle portait un sayon. Personne n’avait vu de femme, mais le curé leur dit qu’il avait fait entrer deux jeunes hommes, trois ou quatre jours plus tôt, dont l’un avait un sayon à capuche. L’un des jeunes gens, qui n’avait ni barbe ni moustache, avait montré une médaille de la Vierge qu’il avait au cou. Olivier fut certain que c’était Cassandre.

Le curé leur apprit aussi qu’une importante troupe, ainsi qu’une noble femme en coche, était passée le lendemain.

Fort de ces informations, ils poursuivirent jusqu’à Brantôme, mais on n’y avait pas vu les fugitifs. Ils explorèrent ensuite, en vain, toutes les routes, tous les chemins, durant plusieurs jours. Ce fut M. de Mornay qui retrouva leur piste à La Chapelle-Faucher. Reçu par M. de Chabans, il apprit que la duchesse de Montpensier était partie quatre jours plus tôt avec une prisonnière. Une femme de chambre qui l’avait volée, avait-elle expliqué, et qu’elle devait remettre à la justice à Angoulême.

Ils repartirent et arrivèrent devant Angoulême le 10 décembre, sans avoir obtenu plus d’informations.

À Angoulême, la duchesse de Montpensier logea chez M. Sibert Tison d’Argence qui avait servi dans les troupes catholiques sous les ordres de Montluc. Argence avait activement participé aux luttes et aux massacres contre les protestants et était gouverneur d’Angoumois depuis quinze ans.

Le soir même de son arrivée, un lundi, la duchesse, qui s’apprêtait à repartir pour Saint-Maixent, apprit de son hôte que la reine mère avait quitté cette ville le 3 décembre après avoir accepté l’ultime proposition d’Henri de Navarre : les conférences de paix se tiendraient à Cognac.

Il était donc inutile de repartir vers le nord. Cabasset apprit de son côté que le roi de Navarre était sur le point d’arriver à Jarnac avec ses meilleurs capitaines et une petite armée. Tout le pays à l’est d’Angoulême, jusqu’à Cognac, était pour l’instant aux mains des protestants, même si une trêve venait d’être décidée et que chacun pouvait y circuler librement.

Quant aux conférences, ils surent le lendemain qu’elles commenceraient le samedi et qu’elles auraient lieu à Saint-Brice, à mi-distance entre Cognac et Jarnac, dans un château appartenant à Daniel de Fors, maître d’hôtel du roi de Navarre. La cour de France s’installerait à Cognac, dans le château natal de François Ier, puis dans le château de Saint-Brice, durant les négociations.

Mme de Montpensier fut prise de court. On était le 9 décembre ! Elle n’avait pas de temps à perdre si elle voulait être sur place pour la première conférence.

Son projet d’assassinat du roi de Navarre avait sensiblement évolué, sous la pression de Maurevert. Connaissant M. de Mornay, celui-ci avait convaincu la sœur de Guise que même avec sa fille en otage, Mornay ne trahirait jamais le Béarnais. En revanche, tuer Henri de Bourbon d’un coup de mousquet n’était pas difficile.

— Je ferai comme pour Coligny, madame, lui avait-il dit. Je savais quelle rue suivrait l’amiral et je me suis caché pour tirer. Il me faut juste connaître la route que prendra Navarre de Jarnac à Saint-Brice, que je puisse me dissimuler, et bien sûr que je puisse fuir aussitôt après, car je n’ai pas envie de subir le sort de M. Poltrot de Méré[75].

Entre Jarnac et Saint-Brice, il y avait un chemin direct, le long de la Charente, et un second, un peu plus haut dans les terres, avait remarqué Cabasset qui était de tous leurs conciliabules. Restait à savoir lequel emprunteraient le roi et son escorte, puis à dissimuler Maurevert et à organiser sa fuite.

— Pour tirer, je dois être dans une maison, madame, et que le roi passe à cinquante pas de moi. Pour fuir, j’ai besoin d’une seconde sortie. Il serait bien que la maison soit fortifiée, car vos hommes s’y battraient jusqu’à la mort, le temps que je sois loin. Simplement, il ne faudra pas les prévenir que ce sera leur dernier combat… C’est alors que Mme de Mornay sera utile. Le roi mort, son père n’aura plus les mêmes scrupules. Nous ne lui rendrons sa fille que s’il nous aide à passer entre les lignes protestantes.

L’entreprise était réalisable, avait estimé Cabasset, encore fallait-il trouver d’où tirer ! Y avait-il seulement une maison forte sur les deux chemins que le roi pouvait emprunter ?

À l’hostellerie de la Croix-Blanche, près de la porte Saint-Martial où logeait la troupe d’hommes d’armes, Cabasset et Maurevert interrogèrent les soldats et l’aubergiste. Plusieurs hommes d’armes venant de Cognac affirmèrent qu’il y avait bien une maison fortifiée, non loin de Saint-Brice.

La duchesse se renseigna dans l’après-midi auprès d’un gentilhomme au service de M. d’Argence.

— Cette maison se nomme Garde-Épée, madame. Elle a été construite par M. Ancellin, un marchand de Beauvais qui a acheté le fief à M. Claude Gouffier, grand écuyer de notre roi François Ier et seigneur de Bourg-Charente. Ce n’est qu’une ferme, mais avec une belle enceinte crénelée en bordure du chemin entre Saint-Brice et Jarnac. L’habitation a été dressée sur un vieux logis fortifié appartenant à l’abbaye de Châtres. Garde-Épée n’est pas défendable contre une forte troupe, car il n’y a ni tour ni donjon et ses murs ne sont guère épais, mais elle peut résister un moment.

Cabasset se fit expliquer exactement où se situait l’endroit. Le fief, qui commençait près de la Pierre-Levée[76], était borné par le moulin de l’abbaye de Châtres. L’endroit paraissait parfait pour ce qu’ils voulaient faire, pour autant que le roi de Navarre emprunte cette route plutôt que celle le long de la Charente. Mais ça, Maurevert assurait en faire son affaire.

Seulement, pour être en place avant le samedi, jour de la première conférence, sachant qu’il y avait plus de dix lieues pour aller à Garde-Épée, il fallait qu’ils partent dès le lendemain et qu’ils trouvent où loger en route.

Le gentilhomme de M. d’Argence leur suggéra de s’arrêter au prieuré de Sainte-Catherine. La duchesse y serait en sécurité et le reste de la troupe trouverait place dans les communs et les écuries. Il se proposa même de les accompagner et de les guider.

La troupe d’hommes d’armes et le coche partirent le mercredi dès l’ouverture de la porte Saint-Martial. Ils passèrent la nuit au prieuré, qu’ils quittèrent aux aurores, et se présentèrent le jeudi soir devant la maison forte de Garde-Épée.

Une muraille crénelée par des mâchicoulis entourait une cour carrée où se trouvait le logis principal. Des échauguettes aux angles et une tourelle carrée protégeaient l’entrée qui se faisait par un porche aux battants ferrés et une poterne sur laquelle était gravé : Le Seigneur soict la garde de l’antrée et de la sortie.

Maurevert annonça que la duchesse de Montpensier voulait faire halte dans leur maison. Ce serait un honneur pour eux de recevoir la sœur du duc de Guise et du duc de Mayenne.

Méfiant, le fermier demanda à rencontrer la duchesse qui lui fit passer, par une archère dans la muraille, divers papiers prouvant sa qualité. Rassuré, le fermier ouvrit. Dans la ferme, il n’y avait que lui, sa femme, quatre valets et deux servantes. La troupe entra et les hommes d’armes les massacrèrent. Les cadavres furent descendus dans une cave voûtée, reste du premier logis fortifié.

Ensuite, Maurevert explora les lieux, tandis que Cabasset et les gentilshommes de la duchesse préparaient une chambre pour la loger et enfermaient Cassandre dans un minuscule et obscur cellier.

Depuis sa fuite, Cassandre n’avait guère été ménagée. Elle portait toujours comme manteau le sayon du pèlerin et n’avait jamais quitté ses bottes. À peine nourrie, elle gardait le plus souvent les mains attachées, ne pouvant ni se laver, ni se changer, ni utiliser sa dague.

Désespérée, souffrant continuellement du froid, elle perdait espoir de s’évader. À Angoulême, la duchesse lui avait demandé d’écrire à son père pour lui annoncer qu’elle était otage. Elle avait refusé et Mme de Montpensier avait rédigé elle-même la lettre. Un valet l’avait portée à Jarnac, où logeait le roi de Navarre, car la duchesse était certaine que Mornay y viendrait.

Mais pour avoir refusé d’écrire, Cassandre n’avait plus droit qu’à une chiche bouillie d’avoine.

Le lendemain, Maurevert s’installa dans l’échauguette située face au chemin entre Saint-Brice et la Pierre-Levée. Avec un mousquet, jugea-t-il, il n’aurait aucune difficulté à atteindre le roi de Navarre s’il passait par là. Il avait aussi découvert une poterne au nord qui conduisait par un sentier à l’abbaye de Châtres, une ancienne abbaye d’augustins détruite quelques années plus tôt par une compagnie protestante.

Mais un peu plus tard dans la journée, une autre idée vint au tueur de roi. Il s’en ouvrit à la duchesse qui l’approuva. Cabasset confirma qu’ils disposaient de deux tonnelets de poudre. Ce serait suffisant.

Maurevert rassembla pioches et pelles et fit enlever le tube de terre cuite qui faisait s’écouler l’eau du puits central jusqu’aux abreuvoirs.

La guerre des amoureuses
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