9.

Quand la duchesse de Montpensier était venue chez Catherine de Médicis pour lui annoncer que son frère acceptait l’idée d’une suspension provisoire des opérations militaires, elle lui avait soumis trois requêtes, laissant clairement entendre qu’il s’agissait de la contrepartie de la trêve souhaitée. La première concernait Nicolas Poulain, un lieutenant du prévôt d’Île-de-France que le duc de Guise voulait récompenser. Son frère Henri suggérait que la reine lui offre un brevet de prévôt de l’hôtel durant le voyage de sa cour à Chenonceaux.

Catherine de Médicis comprit parfaitement que cet homme serait un espion de Guise dans sa maison, mais elle accepta, certaine que ce Poulain ne pourrait lui causer aucun tort. La deuxième requête de la duchesse était qu’elle participe à ce voyage, mais comme la reine mère avait déjà envisagé de le lui proposer, il n’y eut pas débat.

Quant à la troisième, elle concernait Ruggieri. Catherine de Lorraine souhaitait le rencontrer, et seule Catherine de Médicis pouvait convaincre le mage de la recevoir, car il ne recevait personne. Il vivait dans l’appartement le plus haut du palais d’où il ne sortait qu’exceptionnellement. La reine accepta aussi cette troisième demande tant elle était intriguée, et elle conduisit elle-même la duchesse dans la colonne astrale qui faisait communiquer son cabinet à l’appartement de Ruggieri.

L’astrologue occupait trois pièces sous le toit et n’avait que peu de domestiques. La dernière porte de la colonne ouvrait directement dans son cabinet de travail pour que la reine puisse y entrer à toute heure sans être annoncée. Les deux femmes découvrirent donc le mage debout, lunettes sur les yeux, plongé dans un gros grimoire posé sur un lutrin.

— Maître Ruggieri, dit la reine en s’avançant vers lui, je vous amène une visite.

Il s’interrompit et regarda les deux femmes avec surprise tant il était rare que la reine vienne chez lui accompagnée.

— Ma cousine souhaite vous poser quelques questions, répondez-lui comme à moi-même…

L’astrologue s’inclina, autant par respect que pour dissimuler sa surprise. Que voulait la sœur du duc de Guise ? La reine ne faisant pas mine de se retirer, la duchesse lui proposa obligeamment d’écouter ce qu’elle avait à dire à l’astrologue. Catherine lui répondit par un sourire et un hochement de tête.

— Maître Ruggieri, demanda la sœur de Guise, c’est parce que j’ai toute confiance en vous et dans Sa Majesté que je viens vous interroger. Une amie qui m’est chère a constaté la disparition d’objets personnels…

L’astrologue leva un sourcil d’étonnement. Allait-on lui demander de les retrouver ?

— Lesquels, madame ?

— Des lettres, du linge intime… Mon amie a entendu dire que de tels objets sont parfois utilisés pour pratiquer des envoûtements…

Le mage blêmit légèrement.

— Pourrais-je savoir qui est cette amie, madame ?

— Non, elle souhaiterait seulement savoir si de tels envoûtements sont possibles…

Le mage se passa la main droite dans la barbe pour dissimuler son embarras.

— Le monde a des mystères qui nous échappent, madame, répondit-il prudemment.

— Mais encore… s’impatienta la duchesse.

— Votre amie est-elle malade ? Souffre-t-elle ?

— Non.

— Elle n’a donc pas à s’inquiéter, madame.

— Il n’y a pas que la douleur, maître Ruggieri, vous ne l’ignorez pas. Ce que craint mon amie, c’est que de tels envoûtements la contraignent à agir contre sa volonté, est-ce possible ?

Catherine de Médicis écoutait ce dialogue avec une certaine inquiétude. La sœur de Guise aurait-elle deviné son dessein au sujet de Navarre ? Sans doute pas, d’ailleurs, elle n’avait pas envisagé un envoûtement pour son gendre. Mais alors, pourquoi ces questions ? Craignait-elle d’être envoûtée ? Ou son frère ?

— C’est possible, madame.

— Comment cela est-il possible ?

— Je l’ignore, madame, répondit plus sèchement l’astrologue. Par le passé, j’ai été accusé à tort de telles pratiques bien que je les réprouve. J’ai même été injustement condamné…

— Je le sais, maître Ruggieri, répondit la duchesse avec une douceur feinte. Je le sais, mais je n’ai confiance qu’en vous.

Elle poursuivit avec prudence, en évitant de regarder la reine. Après tout elle allait maintenant parler de sa fille Marguerite… Margot !

— On avait trouvé chez M. de La Mole une statue de cire utilisée pour se faire aimer d’une certaine dame, certainement contre sa volonté…

L’astrologue jeta un regard interrogateur vers Catherine de Médicis qui opina imperceptiblement.

— M. de La Mole avait agi ainsi pour se faire aimer d’une dame si haut placée à la Cour qu’il n’aurait pu la séduire autrement. Il avait percé le cœur d’une statuette de cire la représentant avec une pointe trempée dans un philtre formé d’un mélange de mandragore, de crapaud desséché, de cheveux et de poudres d’objets qui lui étaient chers, comme des lettres d’amour, répondit le mage.

La duchesse eut un triste sourire, marquant son inquiétude.

— Comment se préserver d’un tel sort si diabolique ? s’enquit-elle.

— Par la prière, madame, et la sainte communion. Dieu est plus puissant que tous les maléfices.

La sœur du duc de Guise resta silencieuse, se demandant s’il était aussi possible par la prière de dénouer le sort qu’on lui avait jeté, ce sort effroyable qui faisait que les hommes ne s’intéressaient plus à elle. Elle se promit d’essayer.

— Je parlerai de tout cela à mon amie, maître Ruggieri, décida-t-elle.

En la raccompagnant, Catherine de Médicis lui posa quelques questions indirectes pour tenter d’en savoir plus, mais la duchesse n’y répondit qu’évasivement. Son désir pour Olivier occupait entièrement son esprit.

Au cours des deux derniers mois, elle s’était plusieurs fois rendue à la messe de Saint-Merri. À chaque fois, elle avait tenté d’attirer l’attention d’Olivier Hauteville, mais il l’avait toujours ignorée. Après cette entrevue avec Ruggieri, elle était convaincue que son domestique ne lui avait pas menti. Avec un charme, elle parviendrait à l’ensorceler.

Le samedi 28 juin, Nicolas vint chercher Olivier pour qu’il l’accompagne à l’hôtel de Cluny afin de rencontrer les Gelosi. Avant de partir, il lui remit le contrat préparé par le trésorier de la reine pour qu’il en prenne connaissance.

Depuis l’interdiction qui leur avait été notifiée par le Châtelet, les Gelosi ne jouaient plus, mais ils avaient pu garder la salle de Cluny pour répéter les spectacles qu’ils présenteraient à la cour de la reine, à Blois et à Chenonceaux.

Lorsque Olivier et son ami entrèrent dans la salle éclairée par de hautes fenêtres, celle-ci était occupée par un grand décor de toile et de bois en forme de rocher couvert d’arbres. Deux joueurs de flûte vêtus à l’antique se tenaient sur un char de bois couvert de trophées d’armes, de livres et d’instruments de musique. L’équipage était traîné par un comédien déguisé en serpent. Deux femmes revêtues de robe bleue semée d’étoiles d’or jouaient du luth de part et d’autre du char.

Ils contemplaient cette étonnante scène quand, du plafond, descendit un nuage de carton et de bois dans lequel se tenait une Minerve armée qui leur déclama, en les apercevant :

Père, ici-bas, qui nage dans les flots,

De la nue argentée, où je te vois enclos,

Regarder les mortels !

Fais, père, qu’elle s’ouvre,

Et flamboyant d’éclairs, ton visage découvre !

Le tonnerre se mit à gronder et un Jupiter barbu surgit de derrière la scène. Les apercevant, il ôta son masque en faisant quelques pas dans leur direction.

— Messeigneurs ? demanda-t-il en les saluant, tandis que la Minerve ôtait son casque, dévoilant un visage d’homme, et que les deux femmes cessaient de jouer du luth.

— Je suis Nicolas Poulain, prévôt de la cour de madame la Reine Mère, et je cherche M. Flaminio Scala.

— Qui pourrait évoquer Jupiter sinon l’illustrissime Flaminio Scala des Gelosi ! répliqua le barbu dans un rire tonitruant tout en soulevant d’une main sa fausse bedaine et en désignant, de l’autre, Minerve.

L’homme Minerve s’avança à son tour, le regard interrogateur.

— Je suis Flaminio Scala, et voici mes associés : Francesco et Isabella Andreini, dit-il en montrant Jupiter et une des femmes qui jouaient du luth. Que nous vaut l’honneur de votre visite ?

— Monsieur Scala, je me nomme Olivier Hauteville et je suis avocat à la Chambre des comptes. Durant le déplacement de la cour à Chenonceaux, c’est moi qui m’occuperai des comptes de la prévôté de la reine. Je suis venu vous porter le contrat qui vous liera à la Cour durant le voyage.

Olivier tendit un feuillet à Scala qui s’approcha d’une des fenêtres pour le lire. L’ayant terminé, il le donna à Isabella avant de dire :

— Ces clauses sont celles que Ludovic avait négociées et me conviennent, sauf les termes du paiement. Il y est dit que nous serons payés au retour de la cour à Paris, mais nous ne pouvons assurer nos dépenses de logement et de subsistance, surtout si ce déplacement dure des mois. Je veux donc recevoir chaque semaine un terme de cinquante écus qui correspond à une avance sur la base de quatre sols par spectateur, et de trois cents spectateurs dix jours par mois.

— Je vais en parler au trésorier des menues affaires de la chambre, promit Olivier.

— La reine m’a déjà fait porter deux cents écus pour les dépenses engagées à l’occasion de ce voyage, mais ils ont été dépensés. Nous avons dû faire de nouveaux décors et il nous faudra des chariots pour les transporter. J’ai préparé un mémoire que vous remettrez au Trésorier.

Olivier le suivit jusque dans un petit cabinet derrière la scène qui servait à Flavio de chambre pendant que Nicolas Poulain faisait connaissance des autres membres de la troupe. Un seul était absent, un acteur engagé récemment surnommé Il Magnifichino qui continuait à jouer à l’hôtel de Bourgogne.

Olivier et Nicolas repartirent, séduits par la courtoisie de la troupe de comédiens et, sans qu’ils se l’avouent, par la beauté de la charmante Isabella Andreini.

Poulain conduisit ensuite son ami à l’hôtel de la reine où il le présenta au trésorier. Olivier lui remit le mémoire du chef des Gelosi et expliqua les conditions qu’il posait, conditions que le trésorier accepta. Les deux hommes convinrent de se rencontrer durant la semaine suivante pour qu’Olivier apprenne ce qu’il aurait à faire. Il viendrait avec son commis Jacques Le Bègue, qui avait accepté la veille de participer au voyage. Le trésorier remettrait à Olivier les sommes que demandait Flaminio Scala à l’occasion de cette visite.

Les deux amis se rendirent ensuite au cabaret de la Croix de Fer, rue Saint-Denis.

Ce n’est que l’année suivante qu’Henri III devait organiser la profession de marchand de vin en distinguant les bouchons, les tavernes, les cabarets, les auberges et les hôtelleries. Pour l’instant, la seule chose qu’on demandait à un cabaretier était d’être bon catholique et de vendre un vin ni aigre ni coupé d’eau. Appréciant la fraîcheur de la salle, Olivier et Nicolas s’installèrent à une table sans nappe où se trouvaient déjà quelques marchands ambulants. La servante leur servit une épaisse soupe aux choux et aux lardons, accompagnée de pain de Gonesse et d’un pot de vin clairet.

Ils s’entretinrent des préparatifs du voyage qui durerait certainement deux ou trois mois et convinrent d’engager un valet et d’acheter une charrette. Poulain expliqua qu’il voulait une charrette à deux roues, plus facile à désembourber dans les ornières. Ils y attelleraient trois chevaux les uns derrière les autres.

Olivier posa quelques questions sans grand intérêt auxquelles son ami répondit évasivement. Sans qu’ils en soient conscients, un diffus malaise s’installait entre eux, car ils ne parlaient que des conditions du voyage, et non des raisons profondes pour lesquelles ils y participaient.

Olivier préférait taire que si M. de Mornay accompagnait le roi de Navarre et acceptait de le prendre à son service, il ne rentrerait pas à Paris et laisserait sa maison à la garde de son commis, et Nicolas ne dit pas qu’il avait rendu visite au marquis d’O et au grand prévôt, pas plus qu’il avait reçu la visite de M. de Mayneville.

Confusément, tous deux se rendaient pourtant compte que ces mensonges par omission pouvaient être fatals à leur amitié.

Le mardi 1er juillet, alors que régnait une chaleur écrasante dans Paris, un messager apporta enfin à Mme de Montpensier une lettre de son frère Mayenne. Elle le reçut dans sa chambre d’apparat, entourée de ses dames de compagnie et de ses amies. Le porteur de missive était un Gascon maigre et noueux nommé Foulques Cabasset, petit homme brun comme un charbonnier avec une longue moustache tombante et des cheveux drus. Avec son plastron de fer et sa barbute, il paraissait particulièrement mal à l’aise au milieu de toutes ces femmes.

Dans sa lettre, Mayenne disait à sa sœur que son messager était un très vaillant et très fidèle capitaine et qu’il le lui laissait pour sa maison. Elle pourrait ainsi faire appel à lui si elle avait une lettre à transmettre en Guyenne. Il racontait ensuite qu’il était toujours à Bordeaux, mais que sa fièvre tierce semblait presque vaincue. Il se plaignait ensuite du roi.

[Il] joue à faire le pis que l’on peut contre nous, écrivait-il avec amertume. J’attends les soldes de mes hommes depuis des semaines, alors que l’armée d’Épernon en Provence est payée chaque mois. Toutes mes demandes sont négligées par la Cour.

Le reste de la lettre était chiffré et la duchesse se retira dans son petit cabinet pour la décoder. Son frère lui avait laissé un disque de fer pour traduire les messages qu’ils échangeaient. C’était un travail lent et fastidieux ; chaque lettre du message ayant une correspondance dans le disque à partir d’un décalage fixé par la date de la missive. Elle y passa près d’une heure.

Dans cette partie du courrier, son frère expliquait qu’il envisageait de construire un pont sur la Garonne afin de prendre la ville de Castillon occupée par les protestants, et surtout il abordait le projet d’assassinat du Béarnais.

Il y avait un homme au service de leur famille, un homme que tout le monde croyait mort, qui était capable de mener à bien cette tâche. Elle le trouverait au château d’Arcueil où il se cachait sous le nom de M. Le Vert.

La duchesse relut plusieurs fois ce passage tant il était inattendu. Elle connaissait ce château qui appartenait à leur famille, mais elle le croyait abandonné depuis des années. Elle n’y était d’ailleurs jamais allée. Quant à celui qui s’y cachait et que l’on croyait mort, qui cela pouvait-il être ?

Dans les jours qui suivirent, ayant eu confirmation que la cour de la reine mère partirait à la fin du mois de juillet, Catherine de Lorraine fit appeler Miraille et lui demanda où il en était dans ses travaux d’envoûtement. Le vieil homme lui répondit qu’il avait terminé une statuette de cire et qu’il attendait des objets personnels de la personne à envoûter afin de préparer le philtre indispensable.

La duchesse lui annonça son prochain départ et lui assura qu’elle lui fournirait ce dont il avait besoin à son retour. Après la mort de Navarre, il lui serait facile de corrompre les domestiques du jeune Hauteville pour obtenir d’eux une lettre de leur maître, se disait-elle.

Certaine désormais que la sorcellerie de Miraille vaincrait l’indifférence du jeune homme, et donc la malédiction qui pesait sur elle, elle ordonna que l’on prépare son équipage pour rejoindre la cour à Chenonceaux. Elle ferait une première étape à Arcueil.

En plus de son coche, le train de la duchesse comprenait une dizaine de chariots et de charrettes escortés de trente gardes porteurs de casaque à la croix de Lorraine. Pour la servir, Mme de Montpensier avait cinq gentilshommes, quelques dames de compagnie, deux pages, son médecin, son chirurgien et son confesseur, ainsi qu’une vingtaine de domestiques, femmes de chambre, cochers et cuisiniers.

À Arcueil, la suite s’installa dans des maisons réquisitionnées et la duchesse, en croupe devant M. de Puyferrat – son premier gentilhomme – et escortée seulement du capitaine Cabasset, se rendit au château qui n’était qu’une grosse maison fortifiée entourée d’un fossé avec deux tours d’angle en façade[54]. En s’approchant, Cabasset remarqua combien le bâtiment était ruiné. La toiture en pointe de la tour était percée en plusieurs endroits et une large fissure courait tout au long de la tour carrée.

Le pont-levis était baissé, mais une grille de bois fermait le passage. Le gentilhomme appela et un valet d’armes s’avança, méfiant, une pique à la main.

— Mme la duchesse de Montpensier demande à entrer pour rencontrer M. Le Vert ! cria le gentilhomme.

Le valet d’armes ne connaissait pas la duchesse, aussi alla-t-il chercher le concierge qui ne la connaissait pas plus. Les deux hommes ne sachant que faire, la duchesse leur demanda d’aller prévenir M. Le Vert.

Le valet se dirigea vers le corps de logis principal. Il revint au bout d’un long moment avec deux individus qui restèrent dans l’ombre de la porte d’entrée. Tout ce que l’on voyait d’eux était que l’un portait une épée tandis que l’autre tenait deux pistolets ou arquebuses. Le valet avait dû leur dire que les visiteurs n’étaient que trois, dont une femme, et qu’il n’y avait aucun risque à les laisser entrer car, aidé du concierge, il leva la herse avec une grande manivelle rouillée.

Les cavaliers pénétrèrent dans la petite cour.

M. de Puyferrat, dont le cheval portait la duchesse, faisait approcher sa monture du corps de logis quand l’un des deux hommes tapis dans l’ombre de la porte les interpella :

— Madame la duchesse, je suis Le Vert, dites à vos gens de rester au milieu de la cour. Je tiens à vous rencontrer seule.

Mme de Montpensier adressa quelques mots à M. de Puyferrat qui sauta aussitôt au sol pour l’aider à descendre de cheval. Elle se rendit ensuite seule vers le mystérieux M. Le Vert.

En s’approchant, elle ne découvrit de ses traits qu’un front haut, un nez aquilin et des lèvres presque inexistantes. Tout le reste était masqué par une épaisse barbe taillée en pointe et de larges moustaches blanches. Tout juste jugea-t-elle qu’il devait avoir entre quarante et soixante ans. Elle ne le connaissait pas, pas plus que son jeune compagnon, et en fut dépitée.

— Madame, s’inclina Le Vert. Je ne reçois guère de visite ici…

D’un geste, et comme pour s’excuser, il désigna la grande salle du logis, entièrement vide.

— Puis-je vous parler en tête à tête ? demanda la duchesse.

— Paul, laisse-nous ! ordonna Le Vert à son compagnon.

Celui-ci se dirigea vers un escalier à vis au bout de la salle et disparut.

— C’est mon frère, le duc de Mayenne, qui m’envoie vers vous, monsieur Le Vert, mais j’ignore qui vous êtes.

— Moi, je vous connais, madame. Je vous ai souvent vue à la Cour et chez monseigneur votre frère, le duc de Guise. Vous deviez avoir vingt ans à cette époque.

— Je ne me souviens pas de vous, monsieur.

— C’est normal, madame, car je suis mort.

— Mort ? frémit-elle.

— Pas vraiment, rassurez-vous ! sourit Le Vert, dévoilant des dents gâtées. Seuls vos deux frères et mon écuyer que vous venez de voir savent que je suis encore en vie. Que me voulez-vous ?

Elle hésita. Quelle confiance pouvait-elle avoir dans cet inconnu ?

Il devina son indécision.

— Puis-je moi-même être certain que c’est Mgr de Mayenne qui vous envoie ? persifla-t-il.

— Voici la lettre qu’il m’a fait parvenir. Elle est chiffrée, mais j’ai écrit au dos ce qu’il me faisait savoir.

Il prit la missive qu’elle lui tendait et la lut attentivement. Bien que le sceau soit celui de Mayenne, cette lettre ne prouvait rien, se dit-il quand il eut terminé, mais il connaissait la duchesse et il savait qu’elle avait la réputation de défendre, encore plus que ses frères, les ambitions de sa famille.

— Je me nomme Charles de Louviers, seigneur de Maurevert, madame, dit-il simplement.

— Maurevert… balbutia-t-elle, celui qui…

— À assassiné l’amiral de Coligny, ou tout au moins l’a blessé. Oui, madame.

— Mais, vous êtes mort…

— C’est ce que je vous ai dit, madame, fit-il dans un sourire sans joie.

Comme tout le monde, la duchesse savait que Maurevert, caché dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Germain appartenant à un familier de son frère avait tiré avec une arquebuse sur l’amiral le vendredi 22 août alors que celui-ci sortait du Louvre. Mais il ne l’avait que blessé et l’attentat avait entraîné le massacre des protestants de Paris.

— Après la Saint-Barthélemy, votre frère m’a protégé et je lui en suis reconnaissant. Diable ! C’est que les parpaillots voulaient ma peau ! Ils m’ont pourtant retrouvé, il y a trois ans. Avec Paul, mon écuyer, nous avons été agressés par une troupe de spadassins, près de la Croix-des-Petits-Champs. On m’a percé le ventre de plusieurs coups d’épée et pour tout le monde, je suis mort dans la nuit. En réalité, j’ai survécu et votre frère m’a caché ici.

Alors qu’il s’expliquait ainsi, la duchesse l’examinait. Maurevert avait visiblement une main raide, elle avait aussi remarqué qu’il boitait. Comment cet invalide pourrait-il tuer Henri de Navarre ? Elle était venue ici pour rien. Son expression ne cachait pas sa déception et Maurevert s’en rendit compte.

— Vous me croyez fini, madame ? C’est vrai, je boite, et j’ai une main en moins, mais on ne m’a pas surnommé le Tueur des rois pour rien. Vos deux frères le savent. Que voulez-vous de moi ?

— C’est une tâche impossible, soupira-t-elle.

— Je n’accepte que les tâches impossibles, madame ! fanfaronna-t-il. À l’épée ou au mousquet, je ne crains personne, et surtout je sais faire passer à trépas discrètement, soyez-en certaine.

— Après tout… Si mon frère vous fait confiance… Vous croyez-vous capable de tuer l’homme le mieux protégé du royaume ?

— Le roi ?

— Non.

Maurevert réfléchit un instant avant de proposer :

— Navarre ?

— Oui.

— Dites-m’en plus…

— La reine mère va rencontrer Navarre à Chenonceaux. J’y serai.

Maurevert hocha lentement la tête.

— C’est un défi qui me plaît, madame. Je pense en être capable.

— Nous verrons, répliqua-t-elle, toujours dubitative. Pouvez-vous me rejoindre à Orléans ?

— Je peux partir à l’instant.

— Je vous y attendrai dans une semaine. Je serai dans notre maison de la rue de Recouvrance, celle qui a une tourelle d’angle. Prenez une chambre dans une hôtellerie et envoyez-moi un billet. Le gentilhomme qui m’accompagne vous laissera une cinquantaine d’écus pour vos frais. Engagez aussi deux ou trois hommes dont vous pourriez avoir besoin.

» Bien sûr, si vous parvenez à assassiner Navarre, votre fortune sera faite, ajouta-t-elle, après une hésitation.

— Ce n’est pas pour l’argent que je tue, madame, mais pour rester dans l’Histoire, répliqua-t-il gravement.

Entre Henri de Navarre et Catherine de Médicis, les négociations, ou plus exactement les marchandages, battaient leur plein. Certaine de l’accord du duc de Guise, la reine lui avait proposé une trêve de quelques jours pour qu’il vienne la retrouver à Chenonceaux. Il avait rétorqué qu’une trêve était fort insuffisante et il exigeait l’évacuation des troupes royales autour de la Loire, en particulier le départ du maréchal de Biron. En contrepartie, promettait-il, il voulait bien se faire mieux instruire sur la religion catholique. La reine mère rétorqua qu’elle n’avait pas le pouvoir de rappeler Biron, aussi Navarre suggéra-t-il tout simplement de faire la paix, et de réunir un concile national pour rapprocher les deux religions. Mais en même temps, ses capitaines menaient des coups de main en Saintonge qui lui permettait de contrôler un vaste territoire dans lequel les protestants faisaient la loi.

La reine mère suspendit donc un temps les pourparlers tandis que La Marsillière, le secrétaire particulier du Béarnais, venait à Paris rencontrer Henri III pour lui proposer plus simplement une alliance contre Guise et la Ligue. C’était une nouvelle tentative de la négociation qu’avait déjà conduite – sans succès – Maximilien de Rosny. Mais comme le roi faisait retraite dans un couvent, il refusa de le rencontrer.

Pourtant Henri III souhaitait une telle alliance, mais il ne pouvait publiquement s’y déclarer favorable sous peine de provoquer des émeutes qui soulèveraient Paris. Guise me tient par le collet ! répétait-il à ses proches, dans un mélange de rage et de honte.

La Marsillière repartit donc avec une réponse si froide qu’Henri de Navarre reprit les négociations avec la reine mère. Les courriers se succédèrent, bien que le roi de Navarre n’envisageât nullement de se rendre à Chenonceaux. Informé de la lenteur des tractations, le roi se prit à espérer qu’elles n’aboutiraient pas et que sa mère ne parviendrait pas à ses fins. Villequier lui proposa d’ailleurs un moyen infaillible pour faire échouer les pourparlers : faire violence aux derniers huguenots vivant dans Paris, ce qui contraindrait Navarre à céder à ceux de ses conseillers qui voulaient rompre les discussions. Cependant la méthode déplut tellement au roi qu’il la refusa, tout en promettant pourtant d’y réfléchir.

C’est que, chaque jour, Henri III perdait un peu plus son royaume. Ses fidèles l’abandonnaient et il se jetait dans la religion et la prière pour oublier les humiliations qu’il subissait. Seul son désir sincère de soulager les souffrances de son peuple l’incitait à ne pas abandonner le royaume aux Guise et aux ligueurs.

Au début du mois de juillet, il partit à Saint-Maur faire retraite mais dut revenir précipitamment pour s’enfermer dans le Louvre, car on venait d’afficher dans Paris un libelle annonçant que deux cents conjurés avaient juré sa mort s’il ne retirait pas les édits fiscaux qu’il avait imposés.

Dans les jours suivants, la capitale et le palais se couvrirent de pamphlets séditieux contenant des injures et des menaces tant contre lui que contre sa mère et le chancelier.

Pour ces raisons, le roi et sa mère décidèrent de quitter Paris plus tôt que prévu.

Trois jours avant le départ des deux cours, Richelieu fit venir Il Magnifichino à son hôtel pour lui remettre un paquet cacheté et lui donner ses dernières instructions.

— Monsieur Venetianelli, j’ai identifié au moins une des personnes – car rien n’indique qu’il n’y en ait pas plusieurs – qui approchera le roi de Navarre pour lui causer du tort. Il s’agit de Mme Sardini.

Il Magnifichino marqua sa surprise, car il connaissait le banquier de nom et le savait très proche du roi.

— Dois-je…

— Non, il suffira de lui faire porter ce paquet juste avant que la Cour n’arrive à Chenonceaux. Ce pli contient un ordre de Sa Majesté. Le roi demande à Mme Sardini de rentrer immédiatement à Paris et de se rendre au Louvre où il la recevra.

— Pourquoi ne pas tout simplement l’empêcher de partir avec madame la Reine Mère, monsieur ?

— Le roi serait contraint de donner des explications, et ceux qui veulent du mal au roi de Navarre auraient le temps de la remplacer.

Richelieu n’avait bien sûr pas informé Il Magnifichino que l’éventuel complot contre Navarre venait de la mère du roi.

— Supposons, monsieur le grand prévôt, que Mme Sardini n’obéisse pas à l’ordre du roi…

— C’est impensable ! Si cela arrivait toutefois, vous n’auriez qu’une chose à faire : l’empêcher de partir à Chenonceaux par tous les moyens…

À cet ordre, Venetianelli se sentit mal à l’aise. Il devinait que M. de Richelieu ne lui disait pas tout, et qu’il pourrait payer cher l’assassinat de cette femme… Évidemment, le grand prévôt lui avait promis deux cents écus au retour, mais c’était peu pour une vie.

— Je comprends, soupira-t-il. Quelle tâche difficile… Si par malheur j’étais pris…

— Rassurez-vous, vous ne risquerez rien ! Si vous étiez arrêté, vous demanderiez à rencontrer le prévôt de l’hôtel de la reine et vous lui montreriez ceci…

Richelieu lui tendit une médaille en argent.

— Cette médaille vient du roi qui les fait frapper pour ceux qui sont à son service.

La médaille représentait une femme nue[55] entre les constellations du Bélier et du Taureau, le nom d’Asmodée sur la tête, un dard à la main, un cœur dans l’autre.

— Le prévôt saura que celui qui lui montre cette pièce est au roi. Il ne vous inquiétera pas.

Venetianelli regarda longuement le petit ovale argenté en se frottant la moustache de l’autre main. Jusqu’à présent, il n’avait été qu’un agent subalterne pour le prévôt. En possession de cette médaille, il devinait qu’il prenait une tout autre importance. Il serait désormais un agent du roi. Satisfait, il accrocha la pièce à la chaînette qu’il avait au cou et la glissa sous sa chemise.

— Vous me la rendrez quand tout sera terminé, le prévint Richelieu, avec un rictus. Le roi compte sur vous. Ne le décevez pas !

Un peu plus tard dans la journée, le grand prévôt reçut Nicolas Poulain. Il lui rappela qu’il devrait toujours, et uniquement, agir dans l’intérêt du roi de France, et protéger, même au prix de sa vie, celle d’Henri de Navarre. Il lui montra ensuite une médaille similaire à celle qu’il avait donnée au comédien.

— Si quelqu’un vous présente ceci, monsieur Poulain, vous saurez qu’il est aussi à mon service, et dans la mesure où vous pourrez le faire, vous l’aiderez.

Poulain comprit qu’il y aurait d’autres agents du roi dans l’équipage de la reine mais qu’on ne voulait pas les lui nommer. Avec tout ce qu’il avait déjà fait pour le roi, il fut indigné de ce manque de confiance.

— Si j’ai moi-même de graves décisions à prendre, monsieur le grand prévôt, qui sera là pour m’aider à la Cour ? demanda-t-il avec aigreur.

— Personne ! Et ne demandez aucun secours à la reine, ni à M. de Nevers, ni au maréchal de Gondi.

Le grand prévôt ne voulait pas dévoiler l’existence de Venetianelli, mais il comprenait le courroux de Poulain, aussi précisa-t-il après un instant, d’un ton plus aimable :

— Il y aura à la Cour un fidèle de Sa Majesté qui a toujours rejeté la Ligue. C’est M. de Montpensier. C’est un Bourbon, il est prince de sang et il a la confiance du roi de Navarre. Si vous vous trouvez acculé, il vous aidera… peut-être.

Le roi et la reine mère quittèrent Paris le 23 juillet. La cour du roi se rendait à Moulins, et de là à Lyon, afin d’installer M. La Valette au gouvernement de Lyon et le duc d’Épernon à celui de Provence. La cour de la reine partait pour Chenonceaux et devait faire étape à Orléans et Blois. Durant leur absence, le chancelier et le seigneur de Villequier furent chargés du gouvernement de la capitale.

Le déplacement de la Cour était une entreprise considérable. Non seulement des centaines de serviteurs, de courtisans et de soldats partaient, mais ils emmenaient avec eux meubles, tentures, ravitaillement et vêtements.

Bien sûr, à cause des encombrements, tout le monde ne partait pas en même temps. Certains courtisans quittaient leur hôtel la veille ou le lendemain. Les plus riches avaient leur propre équipage et suivaient même un itinéraire différent de celui du roi ou de la reine, se retrouvant seulement aux étapes.

C’est devant le Louvre, et principalement le long de la Seine, que se situait le point de ralliement. La cour du roi partit la première et sortit par la Porte Neuve, ne laissant derrière elle que des monceaux de déjections, de purin et de paille souillée. Ensuite, ce fut l’arrivée des équipages de la cour de la reine : charrettes à deux roues, lourds chariots à quatre, attelages de toutes sortes, coches ciselés ou litières. Les charrettes et chariots qui ne transportaient que des coffres, des malles ou des meubles étaient tirés par des mulets de bât ou des courtauds, parfois même par des bœufs. Les voitures transportant femmes et serviteurs étaient plutôt tractées par des chevaux mais beaucoup de domestiques feraient le voyage à pied ou à dos d’âne. Enfin, il y avait les cavaliers : gentilshommes, pages, laquais, gardes suisses et gardes de la reine, sans compter les haquenées des amazones.

Au fur et à mesure de leur arrivée, Nicolas Poulain et ses hommes les faisaient se ranger en respectant le protocole et en tentant d’éviter les querelles entre la maison royale et celles des grandes familles qui accompagneraient la reine. En ce jour de départ, il n’y aurait que la maison de Nevers et celle de Montpensier, M. de Gondi étant parti la veille avec une petite armée d’arquebusiers et de piquiers.

L’autorité du prévôt n’était pas toujours respectée et il y eut des tentatives d’indiscipline. L’intendant de René de Daillon, un conseiller d’État proche de Catherine de Médicis, refusa l’emplacement où l’on faisait ranger les voitures de son maître, arguant qu’elles seraient trop éloignées de celles de la reine. Poulain le fit saisir et le menaça de verges s’il ne demandait pardon à genoux. Devant l’attroupement qui s’était formé, il annonça qu’il ferait pendre quiconque n’obéirait pas à ses ordres, sachant bien que si cette démonstration valait pour les domestiques, elle serait inopérante pour les gentilshommes. Par chance, ou par crainte, il n’y eut plus d’incident.

Suivant les conseils de M. Rapin et de M. de Bezon, Nicolas Poulain avait fait partir en avant-coureurs les fourriers et les maréchaux des logis pour qu’ils préparent l’étape du soir, réquisitionnent les maisons et organisent les points de ralliement choisis en général près des églises, pour être faciles à trouver.

La reine, ses dames d’honneur et ses gentilshommes arriveraient au dernier moment. En les attendant, Nicolas et son lieutenant, Arnaud Pontier, firent rassembler les centaines de serviteurs qui suivraient la cour. C’étaient les valets de chambre, lingères, lavandières, médecins, barbiers, chirurgiens, musiciens, sommeliers, panetiers et menuisiers, la plupart à pied. Il fallait pour chacun tenir compte des préséances, en n’oubliant pas de réserver les meilleures places aux prêtres et aux chapelains placés juste après les régiments de gardes suisses.

Presque tout le monde était à sa place quand arriva, venant du Louvre, un énorme chariot péniblement tiré par six mulets. C’était le lit de Catherine de Médicis. Ce premier véhicule annonçait l’arrivée de la reine. Effectivement, peu de temps après, apparut un immense coche à piliers aux rideaux de velours d’Espagne brodé d’or, lui-même suivi d’un grand nombre de litières et de cavaliers ainsi que d’une armée de laquais en livrée à trois fleurs de lys, les armoiries des reines de France.

Nicolas Poulain s’avança vers le coche à piliers. À l’intérieur, masquée et tout en noir, la reine était enfoncée dans un immense fauteuil capitonné. À côté d’elle se tenaient une jeune fille au visage disgracieux et, en face, une femme plantureuse d’âge mur.

Le lieutenant de Poulain, qui connaissait tout le monde, lui expliqua que la jeune fille était Christine de Lorraine, la petite-fille de la reine mère, et que l’autre femme était Mme de Sauves, la maîtresse du duc de Guise.

Nicolas Poulain alla les saluer avec beaucoup de respect malgré l’indifférence de Catherine de Médicis à son égard.

Deux splendides haquenées blanches montées en amazone par de très jeunes filles escortaient le coche royal. Poulain allait les faire s’éloigner quand son lieutenant lui murmura qu’il s’agissait des favorites de la mère du roi, Marie de Surgères et Hélène de Bacqueville, que la reine gardait toujours auprès d’elle.

Ce ne fut que le soir qu’il apprit que leurs mères avaient été adulées par Ronsard, et que, comme elles, les deux jeunes femmes rejetaient la compagnie des hommes.

Derrière le coche royal suivaient une dizaine de carroches remplis de dames masquées entourées d’une nuée de jeunes gentilshommes. C’était le fameux escadron volant. Nicolas passa de voiture en voiture pour se présenter. C’est dans le dernier véhicule que se trouvaient les nains de la reine, huit petits personnages habillés de vert ou de blanc, à l’air maussade, qui lui firent des grimaces.

Au-delà suivaient les gentilshommes de la chambre et toute l’administration de sa maison. Poulain échangea quelques mots avec le trésorier avant de revenir au-devant du convoi et de donner aux Suisses l’ordre du départ.

Il s’écoulerait plus d’une heure avant que les derniers véhicules ne s’ébranlent. Ayant confié le commandement du cortège à son lieutenant, Nicolas Poulain repartit vers l’arrière, bien au-delà de la suite royale. Il s’arrêta d’abord devant l’équipage des Gelosi avec lesquels il échangea quelques mots courtois. Derrière eux se trouvait le chariot de ses propres bagages conduit par un valet et Le Bègue. Un peu plus loin, Olivier, à cheval, tenait compagnie à Mme Sardini, transportée dans une litière tirée par des mulets. Les serviteurs d’Isabeau de Limeuil, dames d’atours, femmes de chambre, valets, page et médecin, suivaient dans deux coches. Ses meubles et bagages complétaient le convoi dans deux gros chariots escortés par trois hommes d’armes et les deux Suisses Hans et Rudolf.

Bien au-delà commençait l’équipage de la maison du duc de Montpensier avec une imposante troupe d’une centaine d’arquebusiers en livrée. Le duc, François de Bourbon, avait quarante-cinq ans et, rappelons-le, aucun lien de sang avec la sœur du duc de Guise qui avait épousé son père en secondes noces. Si ce dernier, Louis de Bourbon, s’était distingué par sa sauvagerie durant la Saint-Barthélemy, son fils François, même s’il était zélé catholique, avait refusé de rejoindre la Sainte Ligue. Prince de sang, il était un des derniers fidèles du roi, tout en se rapprochant de plus en plus de son cousin Henri de Navarre.

Poulain se présenta, puis poursuivit son chemin jusqu’à l’équipage du duc de Nevers qui se rassemblait le long de la Seine, à bonne distance des gens de Montpensier.

Le duc de Montpensier et le duc de Nevers ne s’aimaient pas. Ils avaient d’ailleurs failli se battre en duel et il avait fallu toute la diplomatie d’Henri III pour éviter qu’ils ne s’entretuent.

Malgré son nom français, Louis de Nevers était italien et à ce titre fort aimé de Catherine de Médicis. Frère cadet de Guillaume de Gonzague, duc de Montferrat et marquis de Mantoue, qui, on s’en souvient, avait emprisonné les Gelosi au début de ce récit, il était arrivé en France à dix ans comme otage de Mantoue, alors que Henri II guerroyait en Italie. Le roi l’avait traité comme un prince et par son mariage avec Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, Louis de Gonzague était devenu à la fois duc de Nevers et l’une des premières fortunes de France.

C’était un homme de haute taille, courageux mais violent, ressemblant curieusement à un lion avec une épaisse crinière blonde, un large nez, un front découvert et plissé, et une bouche aux lèvres rouges et charnues. Il avait fait partie de la suite du roi quand celui-ci était parti en Pologne mais il s’était depuis éloigné d’Henri III, car sa femme Henriette, dont la sœur avait épousé le Balafré, l’avait incité à rejoindre la Ligue. Henriette était une femme autoritaire qui dominait son mari. Les mauvaises langues rapportaient que c’était elle la maîtresse de Coconnat qui avait gardé la tête de son amant, comme l’aurait fait la reine Margot avec celle de La Mole.

Catholique d’une grande piété et au caractère intransigeant, Nevers s’interrogeait maintenant sur la Ligue et sur ses desseins. Avait-on le droit de déposer le roi ? Guise voulait-il vraiment usurper le trône ? Ses amis le sentaient hésitant, prêt à se rapprocher à nouveau d’Henri III. On se moquait ainsi de lui dans une chansonnette où on comparait les ducs guisards à des vins :

M. de Nevers est troublé,

M. de Guise est frelaté,

M. de Mayenne est passé !

Poulain échangea quelques mots avec le duc puis se rendit jusqu’à l’arrière-garde composée d’une demi-compagnie d’arquebusiers. Quand il fut arrivé au bout du cortège et qu’il eut constaté le bon ordre du convoi, il revint au trot jusqu’à la voiture de la reine mère pour se mettre à ses ordres. Elle avait déjà passé la Porte Neuve.

La Cour mit quatre jours pour gagner Étampes, et huit de plus pour atteindre Orléans. C’est entre Étampes et Orléans qu’Olivier prit conscience de la grande misère du pays. En ce mois d’août, les pauvres gens mourant de faim allaient par groupes sur les chemins. Il les vit plusieurs fois couper les épis à demi mûrs qu’ils mangeaient sur place, menaçant les laboureurs de les manger eux-mêmes s’ils ne les laissaient pas faire.

La guerre des amoureuses
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