8.

Le mardi 10 juin

Dans son coche, tout au long du trajet entre la rue du Fer-à-Moulin et l’hôtel de la reine, Isabeau de Limeuil – Mme Sardini – resta préoccupée. Catherine de Médicis l’attendait avant vêpres. Que lui voulait-elle ? Cela faisait plus d’un an qu’elle n’avait pas vu la reine et elle n’avait plus été convoquée de la sorte depuis son mariage.

Elle n’échangea pas une parole avec sa dame de compagnie. Hans et Rudolf, les deux Grisons protestants au service de son mari, l’escortaient à cheval. Comme toujours quand ils accompagnaient leur maîtresse, ils portaient corselet, gorgerin et barbute italienne couvrant leur nuque, lourde épée de taille d’un côté, miséricorde de l’autre, gantelets de maille et bottes ferrées. Le banquier Sardini était détesté des Parisiens qui s’en seraient pris avec plaisir à sa voiture.

Le cocher fit entrer le véhicule dans la cour de l’hôtel et les Suisses accompagnèrent Isabeau et sa suivante dans la grande antichambre. Là, l’intendant conduisit Mme Sardini dans les appartements de la reine, laissant les serviteurs attendre en bas.

Quand Isabeau entra dans la grande chambre de Catherine de Médicis, celle-ci était figée sur son large fauteuil habituel, toute en noir comme d’habitude, le visage marmoréen et bouffi. Elle n’était pas seule. À côté d’elle, debout, immobile, se tenait le minuscule et redoutable M. de Bezon. Limeuil frissonna.

Gouverneur des nains de la reine, nain lui-même, M. de Bezon ne dépassait pas une vingtaine de pouces. Vêtu avec une rare élégance, son épée à pommeau d’or et de nacre indiquait qu’il était gentilhomme et la lourde chaîne en or qu’on apercevait sous sa barbe grise parfaitement peignée, ainsi que les nombreuses bagues à pierres précieuses à ses doigts, prouvaient sa fortune. Comme toujours, il arborait l’expression dédaigneuse d’un Grand d’Espagne.

Isabeau de Limeuil savait que M. de Bezon était le fils de Balthazar de Sade, seigneur de Saint-Rémy. Elle avait bien connu sa sœur, la belle et redoutable Reynière, dame d’honneur de Catherine de Médicis – comme elle – qui vivait désormais en Provence avec son époux viguier d’Aix[49].

Si Reynière et Bezon n’avaient aucune ressemblance physique, ils partageaient un caractère dur, un même esprit fin, et surtout une même habileté aux armes. Reynière de Sade avait longtemps été l’espionne de Catherine de Médicis, et Bezon était toujours le chef de sa police secrète. À la tête de la minuscule armée des nains dont personne ne se souciait, il savait tout ce qui se passait dans l’hôtel de la reine. Et il n’hésitait pas à punir, Rapin se chargeant des châtiments.

La porte fermée, la reine arrêta sur Isabeau de Limeuil le coup d’œil fascinateur de l’oiseau de proie sur sa victime.

— Vous n’avez guère changé, Isabeau, remarqua-t-elle, tout sourire.

— Vous non plus, madame, répondit Mme Sardini en s’agenouillant et baisant sa robe.

— Vous mentez toujours aussi bien, fit la reine en gardant son sourire figé. Mais relevez-vous donc ! Comment va M. Sardini ?

— Bien, madame.

— J’ai appris qu’il a quelques soucis avec monseigneur de Guise et ses amis.

— Des soucis passagers, madame, certainement dus à sa fidélité à Sa Majesté.

Au printemps de l’année précédente, la banque Sardini avait remis à M. de Mornay, surintendant de la maison de Navarre, neuf cent mille livres en échange de quittances. Cet argent était sur le compte de M. Jehan Salvancy, un receveur général des tailles qui avait organisé une grande opération de fraude au bénéfice de la Ligue. Pour être payées, les quittances devaient porter sa signature et son sceau.

Cassandre de Mornay avait contrefait le sceau et Salvancy, sous la menace du marquis d’O et d’Olivier Hauteville, avait lui-même signé les documents autorisant le paiement, avant qu’ils ne leur soient extorqués par M. de Mornay.

Quelques jours plus tard, une vingtaine d’hommes d’armes conduits par M. de Mayneville s’étaient présentés à la maison du banquier. M. Sardini n’avait laissé entrer chez lui que Mayneville et deux des hommes qui l’accompagnaient. Il ne laissait jamais une troupe armée pénétrer dans sa banque, même si celle-ci était protégée par une importante garde.

Les deux hommes qui accompagnaient Mayneville étaient M. Robert Letellier, ancien drapier, trésorier de la maison du duc de Guise à Paris, et Jehan Salvancy, receveur général des tailles en fuite recherché par le lieutenant civil pour les fraudes qu’il avait commises.

M. Salvancy venait dire au banquier qu’on lui avait rapiné ses quittances et qu’il voulait reprendre son argent. M. Sardini, feignant la surprise, lui avait répondu que ses quittances avaient été présentées au paiement, signées et cachetées, comme le contrat passé entre eux l’exigeait. Il les avait donc payées sans barguigner.

Salvancy avait assuré qu’elles ne pouvaient avoir été cachetées de son sceau, aussi Sardini lui avait montré les documents. Le receveur avait alors juré qu’il s’agissait de faux, mais le premier commis, appelé comme témoin, et même M. Letellier, avaient reconnu que la marque des quittances était identique au modèle imposé dans le contrat.

Quand Mayneville avait demandé qui s’était fait payer les quittances, le mari d’Isabeau avait répondu qu’il ne le connaissait pas, mais qu’il s’était présenté comme un commis de M. Robert Letellier. Comme il avait déjà payé cinq cent mille livres dans les mêmes circonstances, il n’y avait pas trouvé malice.

Salvancy avait juré qu’il porterait l’affaire devant le parlement, mais le banquier savait que ce n’était qu’une vaine menace, puisqu’il était recherché par la justice. Mayneville avait aussi compris qu’ils avaient été abusés et, avant de partir, il avait promis à Scipion Sardini qu’il subirait la vengeance des Guise.

Au cours des semaines qui avaient suivi, tous les proches des Lorrains avaient retiré leurs dépôts de chez le banquier et ceux qui avaient obtenu des prêts avaient cessé de les rembourser. Depuis le début de l’année, la situation financière de la banque était devenue intenable et M. Sardini avait supplié le roi de lui venir en aide.

Au sein d’une Cour où l’affairisme était prodigieux, il était habituel de solliciter ainsi le souverain. Comme Henri III était trop pauvre pour distribuer des pensions, il donnait des bénéfices ecclésiastiques, des offices, des charges d’intermédiaires dans toutes sortes de transactions, ou encore des participations dans les fermes d’impôt. Celle des gabelles, par exemple, laissait la moitié des gains à l’affermeur. Elle avait été donnée à un groupe de traitants comprenant O, Cheverny et le duc de Joyeuse. Charlotte de Sauves, en récompense de ses services galants, avait obtenu l’affermage des greffes du parlement de Montpellier.

Henri III avait promis à Sardini qu’il lui confierait le recouvrement d’un nouvel impôt sur les procureurs et les conseillers au Châtelet. Pour continuer à exercer, ces magistrats devraient en effet acheter une lettre de confirmation de deux cents écus. Sardini encaisserait le produit de la vente, et en garderait le denier huit[50].

Seulement le parlement avait refusé d’enregistrer cet arrêt.

— J’ai conseillé à mon fils de tenir un lit de justice pour contraindre le parlement à enregistrer les édits sur les nouveaux impôts. Cet affermage serait le bienvenu pour soulager les finances de votre époux… poursuivit la reine mère.

— Certainement, madame, et je vous en remercie, s’inclina Isabeau de Limeuil.

— Dans quelques semaines, je vais partir avec ma maison à Chenonceaux. J’aurais plaisir à vous avoir près de moi.

— Moi, madame ?

— Ce pauvre royaume souffre trop. Je souhaite rencontrer Henri de Navarre et lui faire des propositions de paix. J’espère qu’il viendra jusqu’à Chenonceaux, sinon nous irons jusqu’à Loches. Le voyage sera long et ennuyeux et vous m’aiderez à passer le temps. Nous nous remémorerons le passé…

— Si vous le souhaitez, madame, s’inclina Isabeau, cette fois avec froideur.

— Votre mari a la confiance d’Henri de Navarre, m’a-t-on rapporté, fit la reine d’un ton plus dur.

— Je ne connais rien à ses affaires, madame, répondit Isabeau d’une voix égale.

— Mon fils est en guerre avec Navarre. Il n’apprécierait pas que son banquier et ami correspondît avec son ennemi.

Cette fois, la menace était à peine voilée. C’était donc la raison de cette convocation… Une mise en garde.

— Mais la paix sera bientôt faite avec mon gendre, rassurez-vous, Isabeau. Navarre aura certainement beaucoup de plaisir à vous revoir tant il estime votre époux…

Isabeau se figea. Quand elle était la maîtresse de Condé, Navarre avait dix ans. Elle se souvenait de l’enfant qu’il était. Elle l’avait revu lors de son mariage, et il lui avait fait un brin de cour, mais elle était à ce moment-là Isabeau Sardini, femme fidèle à son mari. Elle en avait fini avec sa vie passée de bordelière. Que lui voulait Catherine de Médicis ? Qu’elle reprenne son ancienne activité de puterelle au sein de l’escadron volant ? Qu’elle séduise Navarre ? À son âge ? Cela n’avait aucun sens !

— Madame… Je suis mariée, et honnête femme, je ne crois pas que mon honneur, ni celui de mon mari, m’autoriserait à rencontrer seule monseigneur de Navarre, mais il y a autour de vous bien des dames d’honneur qui le souhaiteraient.

— Votre honneur ? Ma fille, je vous ai connue moins prude quand vous dansiez nudonato[51] à Chenonceaux avec Mme de Sauves, ironisa méchamment la reine.

Elle se reprit pour ajouter d’un ton moins rude :

— Mais rassurez-vous, ce n’est pas ce que vous croyez, Isabeau. D’ailleurs, vous êtes trop vieille et trop flétrie pour mugueter avec mon gendre.

Dans un sourire glacial, elle considéra Isabeau qui rougissait de honte.

— Navarre n’aura aucune envie de rataconniculer avec vous, soyez-en certaine. Simplement, il appréciera votre compagnie, car je sais qu’il a confiance en vous et dans votre époux… Cela seul compte pour moi…

— Que voulez-vous, madame ?

— Que vous restiez avec lui, que vous parliez du passé, des affaires de votre mari aussi, et… s’il a soif, que vous lui serviez à boire…

Isabeau comprit, ou crut comprendre.

— Non, madame ! s’exclama-t-elle.

Le silence tomba. Bezon restait impassible, la reine s’était figée.

— Che cosa ? Mà… Pour qui vous prenez-vous, petite ? s’exclama-t-elle enfin avec méchanceté.

— J’en ai terminé avec mon passé, madame. J’ai payé les dettes que j’avais envers vous.

— Les dettes ? Certainement ! Vous êtes libre d’accepter ou de refuser de venir avec moi. Vous pouvez partir, si vous le souhaitez. (Elle tendit une main vers la porte.) Simplement, sachez que, dans ce cas, il n’y aura pas de lit de justice.

— Mon mari comprendra, madame, que mon honneur passe avant sa fortune.

Isabeau s’agenouilla. La reine lui donna sa main à baiser d’un geste indifférent et lui fit signe de s’en aller.

Isabeau se leva et recula vers la porte.

— J’avais aussi demandé à M. de Bezon de vous parler d’un enfant dont il a découvert la trace, marmonna Catherine.

Cette fois, ce fut Isabeau qui se figea.

— Un enfant qui serait né en octobre 1565…

Isabeau sentit la pièce tourner autour d’elle. Depuis vingt ans elle pensait chaque jour à cet enfant. Le second qu’elle avait eu avec le prince de Condé et qu’on lui avait pris quand ils s’étaient séparés.

En chancelant, le visage hagard, elle revint vers la reine mère.

— Que savez-vous, madame ?

— Ce sera un marché, Isabeau, rien qu’un marché, répliqua sèchement la reine. Je vous dirai où est votre enfant uniquement si vous m’aidez.

Isabeau resta silencieuse un moment, mais elle savait qu’elle était vaincue. Pour cet enfant qu’elle cherchait depuis toujours, elle était prête à tout.

— Je vous aiderai, madame.

— In buon’ ora ! O che parla bene !

Chez les Sardini, le souper rassemblait les gentilshommes de la maisonnée et les principaux commis de la banque, mais ce soir-là Isabeau demanda à son époux qu’ils dînent seuls. Le repas terminé, et les domestiques sortis, elle lui raconta son entrevue avec Catherine de Médicis. Selon elle, la reine mère lui demandait de gagner la confiance du Béarnais pour lui faire boire un poison, comme elle avait déjà agi avec sa mère. Elle avait refusé, mais la reine lui avait parlé de la situation financière de son mari et, sous la menace qu’il perde l’affermage des impôts qu’on lui avait promis, elle avait accepté.

Elle ne parla pas de son enfant disparu. M. Sardini savait qu’elle avait eu un fils du prince de Condé, et qu’il était mort, mais il ignorait, comme tout le monde, qu’elle avait eu un second enfant qu’on lui avait repris quand le couple s’était séparé.

— J’irai donc, expliqua-t-elle, si vous m’y autorisez, mais je ne donnerai jamais rien à boire à Henri de Navarre. Au contraire, je le préviendrai…

Sardini ne répondit pas tout de suite et resta un instant à méditer en lissant sa barbe. Isabeau avait eu raison d’accepter. Sans l’affermage de ces nouveaux impôts, il était ruiné, mais sa femme se trompait si elle pensait trahir facilement Catherine de Médicis. L’Italien connaissait la reine mère et devinait qu’elle disposait d’un autre moyen de pression. Un moyen dont Isabeau ne lui avait pas parlé. Quel secret pouvait-elle lui cacher ?

— Vous avez eu raison, lui dit-il, mais en prévenant Navarre, il vous faudra être très prudente. Il y aura des espions partout et la reine va vous faire surveiller.

— Je ne crains rien, mon ami, lui assura-t-elle. Je serai plus forte qu’elle.

— Combien de temps durera ce voyage ?

— Je ne sais. La reine pense convaincre Navarre de la retrouver à Chenonceaux ou à Loches. Mais rien ne dit qu’il acceptera…

— Il acceptera ! assura Scipion Sardini. Sa situation est bien trop mauvaise en ce moment. Mais il cherchera surtout à gagner du temps. Donc ce déplacement sera long, il durera certainement plusieurs semaines, sinon plusieurs mois.

» Préparez-le soigneusement. Il vous faudra au moins trois chariots, et une douzaine de chevaux. Je vous donnerai Hans et Rudolf. Gardez toujours l’un d’eux auprès de vous. Vous prendrez aussi vos femmes de chambre, au moins trois serviteurs dont l’un sera intendant, ainsi que mon médecin. Vous resterez sans doute quelque temps à Blois pour attendre ce que Navarre aura décidé…

— Certainement, car à Chenonceaux nous serons très à l’étroit.

— Vous logerez donc chez nous. Vous y aurez au moins un peu de confort. J’enverrai quelques valets faire préparer le logis et porter des meubles.

Elle le remercia, mais après qu’elle eut quitté la pièce pour retourner dans ses appartements, Scipion Sardini resta seul à réfléchir.

Il ne voulait perdre ni sa femme ni sa fortune. Devait-il prévenir Navarre ? C’était fort dangereux autant pour lui que pour Isabeau si sa lettre tombait dans de mauvaises mains. De surcroît, envoyer un messager était impossible avec la guerre qui faisait rage en Gascogne, et personne ne savait où se trouvait le Béarnais. Son seul recours contre la reine mère était son propre fils, le roi.

Le lundi suivant, Henri III vint au parlement tenir un lit de justice pour imposer aux parlementaires, qui refusaient de les enregistrer, vingt-sept édits présentés par son chancelier. Tous augmentaient les impôts et chacun savait que cet argent devait servir à financer la guerre contre Navarre imposée par Guise, aussi furent-ils appelés les édits guisards.

Parmi ceux-ci, un des édits défendait aux procureurs de la Cour et du Châtelet de faire exercice de leur état s’ils n’avaient payé à Scipion Sardini une lettre de confirmation de deux cents écus.

Après le lit de justice, Scipion Sardini glissa un placet à Henri III pour lui demander audience. Le lendemain, il vint au Louvre en passant par le pont dormant, la porte principale du palais depuis que Pierre Lescot l’avait agrandi. Épée au côté, richement habillé, entouré de nombreux domestiques et gentilshommes à son service, lui et sa troupe pénétrèrent dans la salle des Caryatides après avoir laissé leurs montures aux valets. L’immense pièce décorée des statues de Jean Goujon était pleine de pages en habits multicolores, de serviteurs aux livrées armoriées, de gentilshommes aux capes brodées de perles, d’hommes de guerre cuirassés, de magistrats en robe et de bourgeois en bonnet.

Ce jour-là, le roi avait dîné à huis ouvert dans la salle de parade de l’étage afin de démentir les bruits qui couraient sur sa santé. Le repas terminé, il était descendu et se promenait maintenant au milieu des courtisans qui espéraient un regard, un mot ou un sourire de celui qui pourtant n’avait presque plus de pouvoir. Sardini l’aperçut en compagnie de Chicot – un gentilhomme qui jouait au bouffon –, du banquier da Diacceto et du marquis d’O. Autour de ce petit groupe, quatre hommes farouches repoussaient ceux qui serraient de trop près le souverain. C’étaient les gardes qu’Épernon avait placés autour d’Henri III ; les fameux quarante-cinq qu’on appelait aussi les ordinaires, car ils étaient toujours près du roi contrairement aux gentilshommes qui servaient par quartiers.

Le roi, perles aux oreilles, fardé et maquillé comme une femme, portait un pourpoint de soie finement brodé avec une chaîne d’or où pendait une grosse médaille de vermeil représentant trois couronnes, celles de France et de Pologne, et celle qu’il espérait obtenir au paradis, avec la légende Manet ultima cálo[52]. À sa taille pendaient un chapelet de têtes de mort et une épée d’argent. Mais ce qui attira surtout l’attention de M. Sardini, ce fut le panier, noué par un large ruban bleu, qu’Henri III portait sur le ventre et qui contenait trois minuscules chiens endormis. On disait qu’il avait plus de trois cents chiots, un enfantillage qui le faisait passer pour fol.

En le voyant ainsi, Sardini se demanda s’il avait eu raison de venir. Mais il était trop tard pour hésiter, car le roi l’avait aperçu. Il lui fit un signe amical en déclarant à son entourage, dans un éclat de rire forcé :

— J’ai à parler finance avec mon compère Sardini que voici !

Demandant au banquier de le suivre, il quitta ses courtisans pour se diriger vers le tribunal, une pièce située à l’extrémité de la grande salle. Là, dans l’abside construite dans l’épaisseur du mur de façade du Louvre, une porte dissimulée ouvrait sur un étroit passage conduisant à une petite pièce et à un escalier à vis permettant d’accéder à l’étage, dans sa chambre de parade.

Avant qu’ils ne s’y engagent, un groupe de gentilshommes, avec à leur tête M. de Cubsac, les entourèrent. Quatre d’entre eux précédèrent le roi dans l’escalier, tandis que quatre autres le suivirent, laissant Sardini fermer seul la marche.

La chambre d’apparat était garnie de boiseries avec, en son milieu, un lit à colonnes drapé de damas et de velours. Le parquet était marqueté et le plafond splendidement peint. Deux valets se tenaient sur un banc, à côté de la haute et large cheminée au manteau orné de figures d’animaux. Le roi leur fit signe de passer dans la chambre voisine et ordonna aux quarante-cinq de rester à la porte. Il entraîna ensuite Sardini vers l’extrémité de la pièce, dans l’embrasure d’une des hautes fenêtres cintrées qui ouvraient sur la Seine.

— Qu’aviez-vous à me dire de si important, compère ? demanda Henri.

Le banquier lui raconta l’entrevue entre son épouse et Catherine de Médicis. En parlant, il observait le visage maquillé d’Henri III qui restait inexpressif. Quand il eut terminé, le monarque ne posa aucune question et lui fit signe de se retirer par la porte de sa chambre.

Une fois seul, Henri s’approcha de la fenêtre et regarda les barques qui descendaient lentement la Seine. Si un témoin avait pu l’observer, il aurait été surpris par son attitude. La mâchoire et les poings serrés, le roi réfrénait sa rage, mais surtout son désespoir. Il avait parfaitement jugé sa mère, et il en était malade.

Quand il s’estima calmé, il revint dans la chambre et ordonna :

— Cubsac, allez chercher O dans la salle basse.

Moins d’une minute plus tard, le marquis d’O entrait. Entre-temps le roi avait déposé le panier de chiens sur le sol.

— Cette comédie est usante, fit-il en désignant les chiots. Je commence à être las. Il m’arrive de plus en plus souvent d’éprouver l’envie de me retirer dans un monastère, comme l’avait fait Charles Quint.

— Non, sire, vous devez continuer à vous battre ! Sans vous, qui sauvera ce pauvre royaume ?

— Me battre ? Contre Guise qui m’impose ses volontés ? Contre mon beau-frère Navarre que j’estime, et qui pourtant me combat ? Je suis ruiné et chaque jour ma situation empire !

— Il vous faut gagner du temps, sire. À moins que ne soit venue l’heure de l’ultime bataille…

Le roi observa un silence désapprobateur. Ils en avaient souvent parlé avec Épernon, Villequier, et ses autres fidèles. Certains le poussaient à quitter Paris, à se réfugier à Chartres ou à Tours et à regagner son royaume à la pointe de son épée, comme l’avait fait le dauphin Charles VII, quitte à s’allier alors à Navarre. Mais à chaque fois, Henri III leur répondait qu’il n’avait point de Jeanne d’Arc, et qu’hors de Paris il ne serait plus rien.

— Je dois même me battre contre ma mère ! soupira-t-il enfin. Sardini vient de me raconter ce qu’elle a en tête.

Il répéta à O le récit du banquier.

— Ainsi ce serait Isabeau de Limeuil que votre mère a prévue pour gagner la confiance de Navarre…

— Ce n’est pas un mauvais choix, rumina le roi. Limeuil est une pécheresse repentie, elle a été la maîtresse de l’oncle de Navarre. Cela peut toucher mon beau-frère, qui a aussi besoin de M. Sardini.

O ne répondit pas tout de suite. Il s’était toujours interrogé sur le rôle de Sardini dans l’affaire des trois cent mille écus repris à Jehan Salvancy que Mornay lui avait volés. La fille de Mornay, Cassandre, s’était introduite chez Olivier Hauteville pour le convaincre de reprendre les quittances du receveur des tailles, mais comment elle et son père avaient-ils su que Salvancy se livrait à cette fraude ? Et pourquoi habitait-elle chez Sardini ? Il n’y avait qu’une explication : c’est Sardini qui les avait informés, et la Limeuil était déjà en relation avec eux. Mais Catherine de Médicis le savait-elle ?

C’était bien possible, la reine mère avait tant d’espions ! Dans ce cas pourquoi avait-elle choisi Isabeau de Limeuil pour faire avaler un poison à Henri de Navarre ?

O sentait qu’il y avait là un mystère, et que la reine était sans doute bien plus retorse que son fils ne le pensait.

— Une fois de plus votre intuition était la bonne, sire. Que voulez-vous que je fasse ?

— Prévenez Richelieu. Si l’entrevue a lieu, ce sera à Chenonceaux, mais la maison de ma mère restera quelque temps à Blois. Juste avant que la reine ne quitte Blois, Il Magnifichino fera parvenir à Mme de Limeuil une lettre lui ordonnant de revenir à Paris. Sans Limeuil, ma mère sera comme une lionne qui a perdu ses griffes et son plan s’écroulera.

O hésita à objecter. D’esprit retors, Catherine de Médicis avait certainement prévu une remplaçante si Limeuil faisait défaut. Celle-ci pouvait aussi ne pas obéir à l’ordre royal. Mais cela au moins, il pouvait le régler facilement…

— Mme Sardini ne doit pas approcher mon beau-frère. En aucune façon, répéta le roi. Maintenant, rattachez-moi ce panier puisque la comédie n’est pas terminée…

Le lendemain, le marquis d’O se rendit chez le grand prévôt de France pour lui faire part de la décision du roi.

— Sa Majesté vous fera parvenir la lettre ordonnant à madame Sardini de rentrer à Paris. Vous la donnerez à Il Magnifichino. En aucune façon madame Sardini ne doit aller à Chenonceaux et approcher Navarre. Si Il Magnifichino découvrait qu’elle ne rentre pas à Paris, il ferait ce que nous avons décidé.

C’est une dizaine de jours plus tard que Nicolas Poulain fut convoqué par Richelieu. Le grand prévôt le reçut en présence de Nicolas Rapin, lieutenant criminel de robe courte au Châtelet et prévôt de l’hôtel de la reine. Il lui confirma que la reine mère l’avait agréé et qu’il devait la rencontrer dans l’après-midi.

Il aurait la charge de prévôt par brevet pour la durée du voyage. Nicolas Rapin garderait ses gages, mais lui reverserait cent livres par mois. Il lui laisserait aussi son lieutenant et quatre sergents dont il assurerait les gages. Poulain aurait bien sûr droit au produit des amendes qu’il infligerait, en revanche il devrait payer le commis qui s’occuperait des subsistances.

Plus âgé que Richelieu, Rapin était d’une taille médiocre avec un bel embonpoint et un visage rubicond. Poulain savait qu’il briguait la place du grand prévôt et que les deux hommes ne s’entendaient guère. Contrairement à Richelieu, homme d’action, Rapin était un humaniste parlant latin et ayant traduit l’Arioste. Tout l’opposait au violent Richelieu, tout sauf une chose : leur fidélité sans faille au roi.

— C’est la charge des subsistances qui est la plus lourde, expliqua le lieutenant criminel à Poulain d’une voix nasillarde, mais vous pourrez vous reposer sur mon lieutenant et ses sergents, qui sont des hommes fort expérimentés. La maison de la reine comprend plus de six cents serviteurs, gentilshommes et dames de qualité. Bien sûr, tout le monde ne participera pas à ce voyage, mais il y aura bien trois cents personnes à nourrir et à loger chaque jour, sans compter les gens d’escorte, et les maisons de ceux qui accompagneront la Cour. Il faudra aussi trouver du fourrage pour trois cents chevaux et mules. Le plus important est de bien préparer les étapes. Je suis allé plusieurs fois à Chenonceaux avec la reine. Je vous donnerai un mémoire sur les fermes où trouver fourrage et nourriture. La maison de la reine dispose de chariots pour le ravitaillement. Les services de l’intendance et les maréchaux des logis, accompagnés d’archers, devancent la Cour de deux jours pour fixer les Prix des vivres et des denrées nécessaires. En général, des marchands apportent eux-mêmes ce qu’ils veulent vendre. Il faut aussi contrôler les boissons des cabarets et punir les infracteurs. Vous avez parfaitement le droit de faire dresser une potence pour donner l’estrapade aux contrevenants. N’hésitez pas à le faire une fois ou deux. La peur est toujours salutaire.

— J’ai plutôt l’expérience des tâches de police et de justice, remarqua Poulain, un peu inquiet de ce nouveau métier qu’il ne connaissait pas.

— N’ayez crainte, le rassura Rapin, en le gratifiant d’un sourire bonhomme. Mon lieutenant a l’habitude de ces voyages. Tout comme les intendants de la reine, vous n’aurez qu’à surveiller qu’ils font bien leur travail et qu’ils ne volent personne ! Pour ce qui est de la justice et de la police, vous ne resterez pas les bras ballants. À chaque étape, vos lieutenants et vos archers patrouilleront autour des lieux habités par la reine. Vous arrêterez vagabonds et gens sans aveux qui seront punis sans procès, ainsi que tous ceux qui troublent la tranquillité de la Cour. Mais il y aura aussi à faire la police dans la maison de la reine. Les querelles et les règlements de comptes y sont habituels. Surtout des affaires de femmes, en rapport avec les dames d’honneur ou les servantes et les lingères.

» Ceux qui suivent la reine sont tenus de vous obéir sans rébellion à peine d’être pendus ou étranglés. Vos archers ont le droit d’entrer dans la cour du logis de la reine, mais non dans les escaliers ou les salles dont l’accès est réservé aux Suisses ou aux gardes du corps. Vous interviendrez dans toutes les causes entre officiers et domestiques de quelque condition qu’elles soient. Vous pouvez juger et condamner toute action susceptible de faire du tort à la reine. En résumé, vous avez presque tous les droits. À vous de faire preuve de sagesse et de ne pas en abuser.

— Juste un mot, monsieur Rapin, intervint Richelieu sombrement. Vous ne lui avez pas parlé de M. de Bezon.

— Qui est M. de Bezon ? s’enquit Nicolas.

— Le gouverneur des nains de la reine, répondit Rapin. Un petit homme étonnant de vingt pouces de haut.

— Je n’ai pas peur des nains ! plaisanta Poulain.

— Vous avez tort ! répliqua Richelieu d’une voix d’outre-tombe. Bezon dirige la police de la reine. Au pistolet il tue son homme à cent pas, et si vous le gênez il vous fera couper la gorge au coin d’une galerie, comme ça !

Il claqua entre ses doigts.

Poulain se sentit à nouveau mal à l’aise. Il savait la Cour lieu d’intrigues et de désordres où crime et raffinement étaient étroitement imbriqués, mais il n’en connaissait que les rumeurs. Ce monde obscur commençait à l’inquiéter.

— Évitez de le contrarier, poursuivit Richelieu. En cas de conflit avec lui, la reine vous donnera tort. Elle protégera aussi toujours sa maison et ses filles d’honneur, même si vous avez raison. Ne tentez jamais de vous opposer à elle, elle est rancunière. Soyez souple envers ceux qui pratiquent le jeu ou la débauche, et faites preuve de sagesse et de tolérance envers les petites fautes. Essayez de calmer les querelles avant de punir. Ne vous faites pas trop vite des ennemis, le poison et le poignard seront les moyens les plus sûrs de vous écarter.

— Je comprends…, dit prudemment Poulain.

— Je ne suis pas certain que vous compreniez vraiment, monsieur Poulain. Aussi, pour votre bien, je dois vous donner d’autres conseils. Jusqu’à présent, vous n’avez fait que pourchasser des larrons dans les bois de Saint-Germain. À la Cour, tout est différent. Sous la bienséance, vous ne découvrirez que le vice et la luxure. Derrière la religion, vous n’apercevrez que le blasphème. La modestie et la sagesse que vous apprécierez chez certains ne seront qu’apparences pour dissimuler la débauche et les dérèglements. Méfiez-vous des dames d’honneur qui tenteront de vous prendre dans leurs filets, vérifiez les rumeurs que vous entendez, ne croyez jamais vos amis, ou ceux qui se feront passer pour tels.

» Je mettrai à votre disposition quelques dizaines de Suisses de l’hôtel qui vous seront plus fidèles que les gardes de la reine.

Poulain eut l’impression que Richelieu voulait ajouter quelque chose, mais qu’il ne pouvait le faire à cause de Rapin qui ignorait les vraies raisons de sa nomination. Le grand prévôt le fixait avec sévérité, certainement pour lui faire passer un autre message. Il comprit qu’il voulait lui rappeler qu’il serait l’espion du roi dans cette Cour, même s’il était aux ordres de Mme de Montpensier, et que personne ne devait deviner qu’il trahissait les Guise.

— Je crois que madame la Reine vous attend, monsieur Poulain, dit finalement Richelieu, laissant entendre que l’entretien était terminé. M. Rapin va vous introduire auprès d’elle.

Ils quittèrent l’hôtel du prévôt à cheval et sans escorte. En chemin, Rapin raconta à Poulain quelques anecdotes sur la cour de la reine, essayant aussi de savoir pourquoi la reine mère avait demandé qu’il soit prévôt à sa place. Poulain resta évasif, expliquant que certains de ses amis avaient proposé son nom, car ils voulaient l’aider à avancer à la Cour. Rapin ne le crut guère mais accepta l’explication. Après tout Poulain avait bonne réputation et Richelieu approuvait sa nomination. Le reste ne le regardait pas, d’autant qu’il n’avait aucune envie d’aller à Chenonceaux.

À l’hôtel de la reine, Rapin fit annoncer leur venue par un maître d’hôtel. On les fit attendre deux grosses heures sur une banquette avant de les laisser pénétrer dans le cabinet de Catherine de Médicis.

Entièrement en noir, elle les reçut sur un fauteuil tapissé. La pièce était plutôt de petite taille et entièrement lambrissée. La reine mère était seule. Rapin et Poulain s’agenouillèrent puis, sur un signe, se relevèrent.

— C’est donc vous, monsieur Poulain ? demanda-t-elle sans marquer beaucoup d’intérêt.

— Oui, Majesté.

— M. Rapin vous a informé de votre service ?

Sans attendre de réponse, elle poursuivit d’un ton qui sonnait comme une menace :

— J’attends de vous efficacité et fidélité.

En même temps, elle examinait avec attention Nicolas.

— Vous serez satisfait de moi, madame, promit-il.

— Vous êtes lieutenant de M. Hardy, c’est cela ?

— Oui, Majesté.

— Prévôt à la Cour est très différent de prévôt des maréchaux, vous vous en doutez. Êtes-vous noble ?

— Non, madame. J’ignore qui est mon père.

Pour la première fois depuis le début de l’entretien, la reine sembla intéressée.

— Expliquez-moi ça…

— Ma mère était servante, madame. Elle a été engrossée et, même sur son lit de mort, elle a refusé de me révéler le nom de mon père.

— Comment êtes-vous devenu prévôt ?

— Ce devait être quelque riche ou noble personnage et il ne nous a pas abandonnés. Il a acheté à ma mère la maison où je vis et lui a laissé une petite rente pour que je fasse des études. Quand j’ai eu vingt-deux ans, il m’a fait porter une lettre de provision pour la charge de lieutenant de prévôt et une dispense d’âge puisque je n’avais pas vingt-cinq ans.

L’histoire tira un sourire de la Florentine. Ce père devait être quelqu’un d’important, se dit-elle, car les dispenses d’âge pour les offices étaient signées par le roi et le chancelier. Finalement ce Poulain que la Montpensier lui avait imposé était peut-être plus intéressant que prévu. Il serait facile de savoir qui avait demandé cette dispense…

— Vous n’avez jamais cherché à savoir qui il était ?

— J’ai essayé, madame, tant je voulais le remercier de sa bonté, mais je n’y suis pas parvenu.

Elle resta pensive. Si elle découvrait l’identité de son père, elle pourrait manipuler ce prévôt à sa guise. Et si ce père était encore vivant, le fait qu’elle connaisse l’existence de son fils bâtard pouvait aussi être fort utile…

— Dans quelles maisons votre mère avait-elle travaillé ?

Il lui énuméra celles qu’il connaissait, mais la reine parut se désintéresser de son histoire. Elle l’interrompit :

— Monsieur Poulain, je n’ai d’autre but dans ce voyage que d’obtenir enfin la paix pour ce pauvre royaume. Mgr de Navarre vient de m’informer qu’il accepte une rencontre à laquelle Mgr de Guise n’est pas opposé. Mon fils approuve bien sûr cette tentative de paix. J’espère rencontrer mon gendre cet été à Chenonceaux. Je lui ai fait de nouvelles propositions, et si elles l’agréent, nous partirons dans un mois. Tenez-vous prêt. M. Rapin vous aidera pour tout ce que vous avez besoin de savoir.

» J’ai fait venir d’Italie la troupe des Gelosi afin qu’ils donnent quelques spectacles à mon gendre quand il nous rejoindra. Vous irez les voir pour leur annoncer ce départ. Ils jouaient dans la grande salle de l’hôtel de Cluny jusqu’à ce que le Châtelet le leur interdise. Vous veillerez à ce qu’ils disposent de suffisamment de voitures et de mules pour ce voyage. Le trésorier des menues affaires de ma chambre vous remettra un contrat qu’il a dû préparer pour eux. Vous le leur remettrez et me ferez savoir s’il les satisfait.

Elle eut un geste pour annoncer que l’entrevue était terminée. Ils s’inclinèrent et sortirent.

Seule, la reine appela.

— Bezon !

Une partie de la boiserie glissa et le nain apparut.

— Vous avez entendu ?

— Oui, Majesté.

— Découvrez qui était le père de ce Poulain.

Rapin le présenta à plusieurs serviteurs de la reine qui seraient du voyage, ainsi qu’aux principaux officiers, puis il le conduisit au trésorier des menues affaires de la chambre de la reine qui s’occuperait du règlement des subsistances. Il fut convenu que Poulain engagerait un ou deux commis qui viendraient au palais pour apprendre en quoi consisterait leur travail. Le trésorier lui remit ensuite le contrat à proposer aux Gelosi.

Nicolas rentra chez lui assez tard. En chemin, il décida de passer voir son ami et voisin Olivier Hauteville pour lui raconter sa nomination.

Olivier finissait de dîner dans la cuisine avec son commis Jacques Le Bègue, sa servante Perrine, Thérèse la cuisinière et leur nouveau concierge, un jeune cousin. Il reçut son ami avec grande joie et ils montèrent ensemble dans sa chambre.

Nicolas Poulain n’avait jamais parlé à Olivier de son rôle d’espion dans la Ligue. Il ne pouvait donc lui raconter la visite de Mayneville, aussi lui dit-il seulement que la reine mère allait partir pour Chenonceaux afin de négocier avec Navarre la paix et sa conversion. Cela, Olivier le savait, car depuis plusieurs jours cette rumeur circulait dans Paris. Mais quand Nicolas ajouta que le prévôt de l’hôtel de la reine ne pouvait quitter la capitale, écrasé par sa charge de lieutenant criminel, et qu’on avait proposé son nom pour le remplacer, Olivier resta interloqué.

— Ainsi tu vas partir dans quelques semaines ? Combien de temps resteras-tu absent ?

— Je ne sais pas, sans doute pas plus de trois mois. Mon épouse sera un peu fâchée, mais cette charge me sera bien payée et me permettra de briguer un autre office moins dangereux que la chasse aux brigands dans les bois de Saint-Germain.

— Tu as de la chance, murmura Olivier, les yeux pleins d’envie.

— Je n’en suis pas certain, Olivier. La Cour est un nid de guêpes où je n’aurai aucun ami, personne à qui faire confiance.

— Tu verras le roi de Navarre ?

— S’il vient, sans doute, répondit Poulain en riant.

— Crois-tu qu’il viendra avec M. de Mornay ?

— C’est bien possible, répondit Poulain, qui commençait à comprendre où son ami voulait en venir. Tu veux me donner une lettre à lui remettre ?

— Oui, si tu peux l’approcher.

Cette fois, ce fut Nicolas qui resta silencieux un moment avant de dire :

— Je pourrais te proposer mieux…

— Quoi donc ?

— Accompagne-moi !

— Moi ?

— Je dois engager un ou deux commis pour s’occuper des subsistances. Tu pourrais parfaitement faire ce travail avec Le Bègue.

— Mais j’ignore les manières de la Cour, je n’ai ni habit ni moyen pour me déplacer… Et je ne saurais faire un travail que je ne connais pas.

— Je dois acheter un chariot et des chevaux pour mes bagages. Tu pourrais t’en occuper puisque nous ferions le voyage ensemble. Pour le reste, tu apprendras. Je dois présenter mes commis au trésorier de la reine la semaine prochaine. En quelques jours, il t’aura appris tout ce que tu dois savoir.

Olivier avait le cœur qui battait le tambour. Aller à la Cour… Peut-être rencontrer Mornay…

— Et si M. de Mornay vient avec Navarre, pourquoi n’y aurait-il pas Cassandre ? suggéra Nicolas en souriant.

— Tu crois ?

— Non, je te taquine. Si M. de Mornay est avec les capitaines et les conseillers du Béarnais, il n’emmènera jamais sa fille, ce serait trop dangereux.

— Mais on dit qu’il y aura une trêve ! s’exclama Olivier, plein d’espoir.

— Ne te fais pas d’idées, je suis certain qu’il ne l’amènera pas !

Nicolas regrettait maintenant d’avoir évoqué Cassandre.

— Je vais tout de même avec toi ! décida Olivier.

Un an plus tôt, M. de Mornay lui avait proposé une charge de secrétaire. Il était prêt maintenant à l’accepter et à repartir avec le père de Cassandre.

— Tu es plus qu’un ami pour moi, Nicolas, poursuivit-il. Tu es un frère…

Nicolas, ne se doutant nullement du dessein d’Olivier, lui frappa sur l’épaule.

— Va pour un frère ! Je te laisse, car mon épouse m’attend. Passe chez moi demain matin, je dois aller voir des comédiens, les Gelosi, qui feront le voyage avec nous. Le trésorier de la reine m’a remis un contrat pour eux. Tu m’accompagneras et tu commenceras ainsi ton travail. Au fait, je ne t’ai pas parlé de tes gages et de ceux de Le Bègue, s’il vient avec nous…

— Mais je ne veux rien ! s’offusqua Olivier.

— Ma bourse est à toi, mais ce n’est pas une mission qui nous enrichira. Je recevrai cent livres par mois. C’est peu et il nous faudra vivre avec à trois, mais la reine paiera notre lit et nous serons nourris[53] et chauffés. On m’a aussi promis deux cents écus pour m’équiper, mais j’en laisserai la moitié à ma femme. Le reste couvrira largement l’achat de deux chevaux – je prendrai le mien –, d’une charrette et de quelques habits de Cour que nous achèterons chez un fripier.

— On peut prendre mon bardot… proposa Olivier.

— Non, je préfère deux chevaux, nous pourrons en avoir besoin. C’est toi qui géreras les dépenses. Parle de tout cela à Le Bègue. À demain.

Après le départ de Nicolas, Olivier resta à méditer, le cœur enflammé à l’idée qu’il allait se rapprocher de Cassandre. Et cela grâce à son ami Nicolas. Il se souvint alors de cette phrase qu’il avait lue dans le livre de M. de Montaigne :

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi.

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