5.

En ce mois de mai 1586, le septier de froment fut vendu huit écus aux halles de Paris. Il y eut une si grande affluence de mendiants par les rues qu’on fut contraint de lever une aumône pour leur subsistance. Deux députés de chaque paroisse allèrent ainsi quêter par les maisons, où chacun donnait ce que bon lui semblait.

L’hiver n’en finissait pas et quand les pauvres ne mouraient pas de faim ou de maladie, c’est le froid qui les tuait.

Les Gelosi étaient arrivés au début du mois à Paris. Catherine ne voulut pas les recevoir, pour que personne ne se doute que c’était elle qui les avait fait venir, mais elle leur fit remettre deux cents écus par l’intermédiaire de Ludovic Gouffier. Elle leur fit aussi connaître ce qu’elle attendait d’eux. Ils l’accompagneraient dans un voyage à Chenonceaux. Il y aurait de nombreuses fêtes et elle voulait que leurs divertissements soient d’une exceptionnelle qualité afin d’adoucir les esprits et les caractères. Farces, ballets à machines, tragédies et pastorales seraient au programme. Que Flavio lui fasse parvenir un mémoire sur les dépenses qu’il engagerait.

À cette occasion, Ludovic raconta à la reine mère comment il avait fait accuser, puis évader Isabella à Mantoue. Catherine de Médicis le complimenta et lui remit cinq cents écus. Il reprit ensuite son rôle et sa place à l’hôtel de Bourbon pendant que Flavio recrutait quelques acteurs supplémentaires, achetait du matériel et des toiles pour les décors, et surtout cherchait une salle pour jouer.

Il n’y avait alors qu’un théâtre à Paris, celui des confrères de la Passion de Notre Sauveur qu’on appelait l’hôtel de Bourgogne, car il avait été construit sur l’emplacement de l’ancien palais de Jean sans Peur. Les troupes de passage représentaient donc leur spectacle dans les grandes salles des hôtels abandonnés comme l’hôtel de Bourbon ou l’hôtel de Reims. Mais elles étaient toutes occupées. Il ne restait que celle de l’hôtel de Cluny, rue des Mathurins, qui avait déjà été utilisée par des comédiens italiens. Les Gelosi obtinrent le droit de la remettre en état et d’y jouer, sous la réserve de ne représenter aucun spectacle scabreux, ou contre la religion.

Car malgré la pression de la Ligue et du clergé, la plupart des troupes jouaient toujours des pièces paillardes et ordurières. Un auteur de l’époque expliquait que les gens de bien, après avoir assisté à ces représentations, en revenaient l’âme souillée et l’esprit tourné à la luxure, car non seulement les images les plus obscènes, les mots les plus crus, les maximes les plus honteuses émaillaient le dialogue des farceurs, mais encore leur pantomime et leurs jeux de scène étaient d’horribles provocations à la débauche.

Le curé de Saint-Eustache, auteur de vigoureux sermons pour défendre la foi, était perpétuellement en guerre avec les maîtres de la Passion de Notre Sauveur. Cette confrérie louait l’hôtel de Bourgogne à des comédiens qui se moquaient des prêtres dans des farces impudiques et impies. Ainsi, celle qui avait le plus de succès représentait un abbé qui offrait un bénéfice à un chapelain s’il consentait à lui livrer sa sœur.

À l’hôtel de Bourbon, ce n’était guère mieux puisqu’on jouait l’histoire de la pauvre villageoise qui aimait mieux avoir la tête coupée par son père que d’être violée par son seigneur !

Pour éloigner toute critique, Isabella proposa aux Gelosi d’interpréter deux pièces qu’elle avait écrites : une comédie, celle du médecin qui guérissait toutes les maladies, sauf la peur du capitaine Spavento, et une tragédie.

La vie du roi était publique. Dès son réveil, les portes de sa chambre étaient ouvertes et une cohorte de courtisans assistait à son lever et à ses besoins naturels. Un peu plus tard, le conseil restreint qui suivait ne lui permettait pas plus de s’occuper d’affaires personnelles, ni la messe qui lui succédait, ni la promenade et le dîner, ni l’heure consacrée à recevoir les courtisans dans les deux grandes salles du Louvre construites par Pierre Lescot. C’est seulement après ces obligations que le monarque pouvait s’entretenir en privé avec ses familiers, avant de se montrer à nouveau pour rencontrer bourgeois, officiers et gentilshommes dans la salle des Cariatides – la grande salle basse du Louvre – ou dans les appartements de la reine.

Sauf durant le conseil, et bien sûr quand le roi l’ordonnait, une douzaine de gentilshommes gascons commandés par François de Montpezat, baron de Laugnac, entouraient Henri III. Quatre d’entre eux devaient toujours rester au plus près de lui. Ce jour-là, il y avait M. de Sarriac, M. de Saint-Félix, M. de Saint-Pol et M. de Joignac, tous quatre d’une insolence rare envers les autres gentilshommes de la chambre. Huit autres des quarante-cinq gardaient les portes, sous le commandement d’Eustache de Cubsac.

Le roi, sortant de la salle du conseil, située au rez-de-chaussée, annonça qu’il se retirait dans le grand cabinet qui jouxtait sa chambre de parade et dont les fenêtres donnaient sur la Seine. Suivi du marquis d’O, il prit le grand escalier pour gagner ses appartements. À la porte, O ordonna à Eustache de Cubsac de les attendre sans les suivre. M. du Plessis, seigneur de Richelieu, qui avait été convoqué la veille, les attendait dans le petit cabinet tendu de cuir doré.

Richelieu était à la fois prévôt de l’Hôtel et grand prévôt de France. Chargé de la police et de la justice des maisons royales, c’est-à-dire de la Cour et des maisons de la reine et de la reine mère, il avait toute autorité pour juger en dernier appel les traîtres, les rebelles et les espions.

Visage blême et émacié, yeux sombres profondément enfoncés dans leurs orbites, justaucorps, mantelet et toque noire, fine barbe de la même teinte, tout paraissait sinistre chez lui. Quand le roi entra, il regardait la Seine, la main appuyée sur la poignée de sa lourde épée à arceaux de bronze.

Au bruit, il se retourna tandis que Génissac et Saint-Pastour, les deux quarante-cinq présents avec lui dans le cabinet, portaient la main à leur épée. D’un geste agacé, le marquis d’O leur fit signe de sortir. Saint-Pastour hésita et, d’un regard, demanda confirmation au roi qui hocha la tête. Alors seulement le Gascon obtempéra.

— Ces chiens féroces doivent apprendre à obéir ! gronda le marquis d’O qui détestait les quarante-cinq du duc d’Épernon, sauf Cubsac bien sûr puisqu’il avait été à son service.

Richelieu s’inclina en s’avançant vers le roi et le marquis. Bien que tous deux aient à peu près le même âge, le contraste était saisissant. Le marquis d’O avait un visage dur, nerveux, un regard vif et inquisiteur, souvent féroce. Si les rides étaient maintenant nombreuses sur son front et autour des yeux, il gardait un corps d’athlète. Sa chevelure noire était très courte, ainsi que sa barbe taillée en pointe. Il portait un pourpoint de soie noire brodé de perles et un collet à l’italienne. Une épée à poignée d’argent et une miséricorde étaient serrées à sa taille.

À côté, le roi, presque chauve, édenté, maladif, marchait péniblement, souffrant d’abcès et de fistules. Sa cape flottait sur ses maigres épaules. Sa pâleur était maquillée de poudre rose. Son crâne dénudé était masqué par une toque aux plumes serties de diamant. À ses oreilles pendaient des chapelets de lourdes perles. Un panier contenant trois minuscules petits chiens était attaché à son cou par un large ruban bleu.

Richelieu songea avec tristesse combien son maître avait changé depuis le siège de La Rochelle, treize ans plus tôt, quand il était rentré à son service. Le jeune homme brillant et hardi qu’il avait connu n’était plus qu’un vieillard usé, même si, par un lourd maquillage, il tentait de faire croire qu’il était dans la fleur et la force de son âge, et en pleine santé.

Le roi fit deux pas vers son fauteuil tandis que O et Richelieu restaient debout.

Une fois assis, Henri III se tint un instant immobile, ne parlant ni ne remuant pied ou main, avant de déclarer d’une voix lente :

— La maladie de Mayenne est la première bonne nouvelle depuis longtemps. Le diable puisse l’emporter, ainsi que son frère, et toute la Ligue ! Quand je songe à tout ce que j’ai fait pour lui !

— Sa Majesté a appris ce matin que le duc de Mayenne est au plus mal, expliqua le marquis d’O à Richelieu. Au cours du siège de Montségur, les maladies se sont répandues dans son armée affaiblie par les privations de nourriture. Lui-même a été atteint d’une fièvre tierce et transporté en litière à Bordeaux. On dit qu’il pourrait avoir attrapé la peste…

— Montségur est tout de même tombé, soupira le roi.

— C’est de peu d’importance, sire, le rassura O. Songez qu’avec ses huit mille hommes, Mayenne n’a gagné que quatre villes en quatre mois : Montignac, Castets, Sainte-Bazeille et Montségur. Combien d’années lui faudra-t-il pour tenir toute la Gascogne ? En revanche, Henri de Navarre a bien joué à cache-cache avec lui. Il s’est adroitement sorti du piège de Nérac. On m’a dit qu’il se dirigerait vers Exoudun[36] qu’assiège depuis trois mois Agrippa d’Aubigné.

— Ce ne sont que des coups de main ! remarqua Richelieu en haussant les épaules. Croyez-vous que Navarre reprendra le Poitou avec quelques centaines d’arquebusiers et de gentilshommes ?

— Non, bien sûr ! répliqua le roi, Navarre a beau être un brillant capitaine, il ne peut que jouer à cache-cache… Au demeurant les protestants n’ont jamais gagné sur un champ de bataille et si je n’avais pas demandé à Biron et à Matignon de retenir leurs armées, mon cousin ne serait plus rien… Mais gardez ça pour vous ! Si les ligueurs l’apprenaient, ils auraient tôt fait de venir me saisir dans mon Louvre pour m’enfermer dans quelque couvent ! Il doit être clair qu’aucune alliance entre mon beau-frère et moi ne sera possible tant qu’il sera protestant, je veux juste qu’il ne soit pas écrasé pour qu’il continue à gêner ce gros pourceau de Mayenne.

— Votre mère parviendra peut-être à le convaincre de se convertir, suggéra O.

— Parlons-en, puisque c’est la raison pour laquelle j’ai demandé à M. de Richelieu de venir.

Il s’adressa au grand prévôt :

— Ma mère pense avoir désormais le moyen de convaincre Navarre d’accepter la conversion.

— Elle en est bien capable, sire, fit poliment Richelieu. Elle y est parvenue avec son père.

— Henri n’est pas Antoine, monsieur de Richelieu ! répliqua sèchement le roi. Je sais que mon cousin a déjà cinq fois changé de religion, alors une fois de plus, me direz-vous ? Pourtant, il ne le fera pas, car il sait que se convertir maintenant serait perdre le soutien des protestants, ses seuls fidèles.

— Mais madame votre mère sait tout cela, sire. Pourquoi donc souhaite-t-elle cette rencontre ? interrogea Richelieu.

Le roi ne répondit pas tout de suite, il garda un visage figé. Henri aimait sa mère, mais il connaissait mieux que personne son machiavélisme. Ne l’avait-elle pas entraîné dans l’assassinat de Coligny ? N’avait-elle pas convaincu son frère Charles d’ordonner l’épouvantable massacre de la Saint-Barthélemy ?

— Je ne veux pas qu’elle tue mon beau-frère, lâcha-t-il finalement.

— Croyez-vous que c’est ce qu’elle envisage ? demanda Richelieu, avec une expression d’horreur.

— Franchement, je l’ignore encore, monsieur le Grand Prévôt. Pour l’instant, Navarre n’a pas accepté de parler avec elle, et rien ne dit qu’une entrevue aura lieu. Mais je dois m’y préparer. Ma mère souhaite rencontrer mon beau-frère à Chenonceaux. Elle s’y rendra avec sa maison et sa cour. Jusqu’à présent, Bellièvre[37] l’avait toujours accompagnée et me tenait informé, mais elle m’a fait savoir que, cette fois, elle ne souhaitait pas sa présence. Quelque chose se trame que j’ignore, et je n’ai personne autour d’elle pour me renseigner, sauf si vous êtes parvenu à placer quelqu’un dans sa maison…

— J’ai essayé, et j’ai échoué, monseigneur. Le lieutenant criminel M. Rapin, qui est aussi prévôt de l’hôtel de votre mère, a plusieurs fois, à ma demande, essayé d’introduire des espions comme femme de chambre, huissier, cuisinier, ou même conducteur de sa haquenée, en vain. C’est M. de Bezon qui s’occupe de la police secrète de madame la reine mère et personne n’est parvenu à le tromper. J’ai moi-même tenté de corrompre des dames de compagnie, son secrétaire, son médecin, des chapelains, ou même des nains, mais c’est impossible…

Henri savait tout cela. Il soupira.

— Pourtant, vous m’avez fait savoir que vous aviez peut-être trouvé quelqu’un ?

— En effet, mais ça restera une solution fort boiteuse. Madame votre mère a fait venir d’Italie une troupe de théâtre, les Gelosi, pour qu’ils jouent à Chenonceaux un spectacle exceptionnel devant Henri de Navarre. Je suis parvenu à faire entrer un homme à moi dans leur troupe…

Le roi leva un sourcil intéressé.

— J’ai beaucoup aimé les Gelosi quand ils étaient en France, se souvint-il, c’est moi qui les avais fait venir pour les états généraux de Blois, en 76. Je me souviens encore de leurs représentations à l’hôtel de Bourbon, c’était une grande fête ! Flavio dirige-t-il toujours la troupe ?

— Oui, monseigneur.

— J’aurais plaisir à me rendre à une de leurs représentations. Jouent-ils à l’hôtel de Bourbon ?

— Non, sire, ils sont à l’hôtel des abbés de Cluny. Mais il vaudrait mieux que vous ne les rencontriez pas, grimaça Richelieu. La reine ne doit rien suspecter, et si vous les approchiez, elle pourrait se méfier.

— Vous avez raison. Qui est votre homme ?

— Un comédien italien qui joue à l’hôtel de Bourgogne. Flavio devait compléter sa troupe et, sur mes conseils, mon homme s’est fait engager.

— Je le connais ?

— Il fait courir tout Paris en ce moment dans le rôle de Scaramouche. Il dit se nommer Lorenzo Venetianelli, mais je doute que ce soit son nom véritable. On le surnomme Il Magnifichino.

— J’en ai entendu parler, approuva le roi en hochant la tête. Êtes-vous sûr de lui ?

— Je l’ai déjà utilisé à plusieurs reprises. Il est parfois invité à jouer à l’hôtel de Guise et chaque fois qu’il entend quelque chose là-bas, il me le transmet. C’est un comédien talentueux qui ne craindrait pas d’utiliser le poignard si nécessaire. Je le juge hardi et peu torturé par les scrupules. Il m’a accompagné et attend dans le petit cabinet. Voulez-vous que je vous le présente ?

À demi satisfait, le roi remua légèrement la tête de haut en bas pour acquiescer et Richelieu se dirigea vers une porte dissimulée dans la boiserie. Un homme de moins de trente ans attendait de l’autre côté, surveillé par deux des quarante-cinq. Il lui demanda de le suivre.

O et le roi examinèrent attentivement le comédien quand il entra. Il portait un pourpoint de velours noir et une élégante chemise en damas, ainsi qu’un bonnet sans plume et des souliers hauts de qualité. Pas de bijoux, sinon une bague. Son visage fin et avenant, avec une élégante barbe en pointe et une fine moustache faisait plus penser à un séducteur prétentieux qu’à un coureur d’aventures.

Venetianelli se mit à genoux devant le roi et garda la tête baissée.

— C’est vous Il Magnifichino ?

— Oui, sire.

Henri III resta silencieux, dissimulant à peine sa déception. Quelle aide pouvait lui apporter ce fat ?

— M. le Grand Prévôt vous a-t-il dit ce qu’il attendait de vous ?

— Il me l’a dit, sire, dit l’Italien, d’une voix grave et chaude. Votre mère envisage de rencontrer monseigneur Henri de Navarre à Chenonceaux. Les Gelosi seront chargés des divertissements et je devrai essayer d’apprendre ce qui se passe.

— Comment comptez-vous faire ? demanda le roi d’une voix sceptique où perçait l’ironie.

— Je peux séduire ses servantes, les dames de compagnie, sire, je sais crocheter une porte, ouvrir une serrure… écouter discrètement et interroger habilement.

Henri III grimaça. Sa mère était certainement bien trop forte pour ce jolet trop imbu de ses talents.

— Imaginons, fit le roi, qu’une personne tente… quelque chose contre monseigneur de Navarre.

— Un attentat, monseigneur ? s’étonna l’Italien, en écarquillant les yeux comme s’il jouait la comédie.

— Seriez-vous capable de le déjouer à temps ?

— Peut-être, monseigneur. Je serai vigilant, je vous le promets.

Il prit une posture avantageuse que n’aurait pas rejetée le capitaine Spavento.

— Supposons que vous découvriez celui ou celle qui veut s’en prendre au roi de Navarre. Sauriez-vous l’écarter ? demanda O.

— Oui, monsieur, répondit Il Magnifichino, après une brève hésitation qui n’échappa pas au marquis.

Le roi fit un geste de la main, comme si tout cela le fatiguait.

— Le grand prévôt vous informera de ma décision.

Il lui fit signe de se retirer et l’homme sortit par le même chemin.

— Pouvons-nous lui faire confiance ? demanda-t-il alors à Richelieu.

— Je le pense, sire. Tant que je le paie suffisamment.

— Votre avis, O ?

— Il nous faudrait un autre homme, sire. Ce serait plus de sécurité, l’un pourrait surveiller l’autre.

— Certainement, mais où trouver le second ?

— Savez-vous déjà qui accompagnera madame votre mère, sire, si l’entrevue a lieu ?

— Non, mais elle emmènera certainement Gondi[38], sa créature. Peut-être Nevers, qui balance toujours entre Guise et moi. Je demanderai qu’il y ait un Bourbon dans sa suite, ce sera donc M. de Montpensier qui me reste fidèle, même s’il penche un peu trop pour Navarre en ce moment. Ensuite, elle aura sa maison et ses fidèles, son haras de putains aussi. Mme de Sauves sans doute, si elle n’accompagne pas Guise qui m’a annoncé son prochain départ pour Châlons.

Le duc de Guise était à Paris depuis le début du mois de mars. Châlons était une des villes de sûreté que le duc avait exigées après le traité de Nemours.

— Croyez-vous vraiment que votre mère demandera à Mme de Sauves de l’accompagner ? Elle est tout de même la maîtresse du duc de Guise…

— Du duc de Guise et de son frère, ricana le roi. Oui, elle le fera, car Charlotte de Sauves a aussi été la maîtresse de Navarre quand il était prisonnier ici. Sans doute ma mère pense-t-elle qu’il aura encore envie d’y goûter. Vous savez bien ce qui se chante dans Paris…

Il se saisit d’un luth qui se trouvait sur un coffre et entonna, en pinçant les cordes de l’instrument :

Mme de Sauves y est bonne,

Son con est toujours pour la paix !

Ils pouffèrent, ce qui détendit un peu la tension.

— Votre bateleur ne m’inspire guère confiance, il est jeune et prétentieux et n’apprendra rien, fit le roi à Richelieu en posant son luth. Il pourra quand même être utile…

Il s’adressa à O :

— Tu le sais, François, je n’ai guère de talents, mais j’ai une certaine intuition des choses… Et ma mère est très prévisible. Il y aura dans sa maison une personne – une femme, certainement – qu’elle chargera d’approcher et de séduire, mon beau-frère. Cette femme, il faut que votre Lorenzo Venetianelli la découvre.

— Mais supposons que cette femme parvienne à séduire Navarre, suggéra Richelieu. En quoi cela pose-t-il problème ?

Le roi considéra un instant Richelieu, toujours aussi impassible.

— Ne faites pas le sot, monsieur le Grand Prévôt. Vous avez parfaitement compris que ma mère ne chargera pas seulement cette femme de séduire mon beau-frère…

Richelieu hocha lentement du chef.

— Imaginons maintenant que Il Magnifichino découvre cette femme, et qu’il… l’écarte. Que se passera-t-il s’il est pris ? s’enquit O. Torturé, il parlera… de nous.

Richelieu renchérit :

— Imaginons aussi que cette femme soit Mme de Sauves. Quelle sera la réaction de Guise s’il découvre que nous sommes derrière la disparition de sa maîtresse ?

Le roi ne répondit pas et resta immobile un long moment avant de finalement lâcher :

— Il nous faut un autre homme. Trouvez une solution, O !

À cheval, suivi de deux valets d’armes, Michel de Montaigne remontait la rue Saint-Martin, cherchant du regard une tourelle hexagonale à l’angle d’une cour couverte. Mlle de Mornay lui avait dit qu’elle se situait à une cinquantaine de toises de l’hôtellerie du Fer à Cheval, elle-même, entre le cul-de-sac Claivaux et l’impasse du More, du côté de la rue de Venise, à peu près en face de la rue des Ménétriers.

Il venait de l’hôtel de la Reine, à côté de l’église Saint-Eustache, où il avait rencontré Catherine de Médicis. Plus de deux mois avaient été nécessaires pour venir de Nérac. D’abord, il avait dû patienter trois semaines avant que les gens de Mayenne ne se retirent, puis il avait dû se rendre à Bordeaux demander une escorte au maréchal de Matignon. Il avait alors été terrassé par une terrible crise de goutte. La goutte ne le quittait jamais, comme bien d’autres maux dont il souffrait, mais là, il avait été immobilisé plus de deux semaines. Il n’était donc arrivé à Paris que la veille.

Catherine de Médicis l’avait reçu dans la matinée. Il lui avait fait part de l’accord d’Henri de Navarre sous la condition d’une trêve. La reine souhaitait que la conférence ait lieu à Chenonceaux, mais elle ne pouvait s’engager pour la trêve. Elle parviendrait certainement à convaincre son fils de demander à Matignon et Biron de suspendre leurs opérations, mais pour Mayenne, ce serait plus difficile. Il lui faudrait l’accord du duc de Guise, à qui elle écrirait. Et bien sûr, en échange, il fallait que Navarre s’engage aussi sur une trêve avec toutes les troupes protestantes.

Montaigne songeait maintenant à son départ. Il quitterait Paris le lendemain avec une escorte que Catherine mettait à sa disposition. Ensuite il rencontrerait Henri de Navarre à La Rochelle et lui transmettrait les propositions de la reine mère, mais il lui demanderait aussi de trouver quelqu’un de plus jeune que lui pour poursuivre les négociations. Il se sentait trop vieux pour ces voyages, et la goutte le faisait trop souffrir, quand ce n’était pas la gravelle.

Soudain, au milieu des maisons biscornues, il aperçut la tourelle à six pans qui avançait sur la rue. Il y avait bien l’échoppe d’un tailleur avec deux devantures voûtées en ogives au coin d’une courette couverte. La maison de deux étages, avec de grands combles sous la haute toiture pentue, paraissait en bon état. Celui qui l’habitait devait être un bourgeois. Michel de Montaigne fit entrer son cheval dans la cour et descendit de la selle lentement tant la goutte était douloureuse. Un de ses valets d’armes attacha l’animal à un anneau avant d’aller frapper à la porte de la tour.

De l’autre côté, une voix de femme demanda qui il était.

— Je me nomme Michel de Montaigne, j’ai une lettre pour Olivier Hauteville.

Il attendit quelque temps avant d’entendre un bruit de ferraille, comme si on levait une herse. Puis on tira des verrous, à moins que ce fût une clef, et la porte s’ouvrit. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années au visage plaisant, portant un filet de barbe autour du menton. Essoufflé d’être descendu au plus vite, il affichait une expression de surprise.

— Monsieur ? Vous… Vous êtes l’auteur… des Essais ?

— En effet… répliqua Montaigne, un peu étonné qu’on connaisse ici son livre publié six ans plus tôt.

— Je viens de les lire, monsieur[39]. Mais ne restez pas là, j’aurais tant à vous dire !

Montaigne se mit à rire devant l’enthousiasme du jeune homme.

— Je ne serai pas long, dit-il à ses valets.

— Perrine, ma servante, va leur servir à boire dans la cuisine, et nous portera aussi un verre de vin, fit le jeune homme en désignant la jeune femme dans son dos.

Montaigne suivit son hôte jusqu’au premier étage. Ils entrèrent dans une chambre donnant sur la rue. Le jeune homme proposa le fauteuil tapissé, et Montaigne s’étant assis, lui-même prit une escabelle.

— Je n’aurais jamais imaginé vous recevoir ici, monsieur.

— À quelle occasion avez-vous lu mon livre, jeune homme ? demanda Michel de Montaigne.

— C’est… c’est un peu compliqué, monsieur. Il s’agit d’une personne que j’ai rencontrée ici. Nous ne nous étions pas quittés amis, et pourtant, il m’a fait parvenir ce livre par l’intermédiaire de M. Sardini.

— Le banquier ?

— Oui, monsieur. L’ouvrage est là, vous voyez, près de mon lit (il désigna une table). Cette personne en avait souligné une partie, je l’ai aussi annoté.

— Qu’en avez-vous retenu ?

— Qu’une tête bien faite est meilleure que bien pleine ! plaisanta Olivier.

— C’est bien ! Mais c’est tout ? ironisa Montaigne.

— Non, monsieur… J’ai surtout découvert la tolérance et le doute. Je suis catholique, monsieur, j’avais approuvé la Ligue, mais grâce à vous, j’ai appris à réfléchir par moi-même.

— Qui est cet homme qui vous a envoyé mon livre ? sourit Montaigne.

— Un homme tolérant, lui aussi, bien que je ne le connaisse guère. J’ai juste lu ce qu’il avait écrit. Il s’agit de M. de Mornay.

Montaigne resta silencieux. Il commençait à comprendre.

— Le connaissez-vous, monsieur ? poursuivit Olivier. Je sais que vous avez rencontré Henri de Navarre et qu’il est l’intendant de sa maison.

— Je le connais, mon garçon. J’étais avec lui à Nérac il y a deux mois, ainsi qu’avec M. de Rosny et le roi de Navarre…

Il fouilla son pourpoint.

— … Et voici une lettre de sa fille, dit-il avec un sourire en coin.

— Cassandre ? balbutia Olivier.

— Oui, elle me l’a remise pour vous, mais son père l’ignore, aussi ne la trahissez pas ! dit Montaigne, pince-sans-rire. Songez-vous à l’épouser ?

— Oui, monsieur, mais tout nous sépare : je suis à Paris et elle à Montauban. Je suis catholique et elle protestante. Je suis roturier et elle est noble.

— Le mariage est une cage, mon ami. Les oiseaux en dehors désespèrent d’y entrer, ceux dedans désespèrent d’en sortir, plaisanta Montaigne. Vous êtes avocat, m’a dit Mlle de Mornay.

— En effet, avocat assermenté à la Chambre des comptes. J’étais d’abord avocat à la Cour des aides, mais le président M. de Sully m’a fait radier. Grâce au soutien de M. Séguier, j’ai été accepté à la Chambre des comptes.

— Je repars demain, annonça Montaigne en se levant. J’aurai l’occasion de passer par Montauban, un jour prochain. Si vous voulez me donner une lettre, je loge à la Grande Nonnain qui ferre l’oie.

— Je le ferai, monsieur.

Montaigne s’arrêta alors et le regarda droit dans les yeux.

— Je suis curieux, monsieur Hauteville, c’est un de mes défauts. Devant moi, Mgr de Navarre a remercié M. de Mornay et sa fille pour lui avoir fait gagner neuf cent mille livres, or Mlle Cassandre m’a assuré que c’est vous qui avez tout fait…

Le visage d’Olivier s’assombrit.

— Elle se gausse, monsieur, car c’est bien son œuvre. Voici ce qui s’est passé : un receveur des tailles nommé Salvancy détournait les impôts et remettait ses rapines à monseigneur de Guise et à la Ligue parisienne. Mon père, qui était contrôleur des tailles, a découvert cette fraude, aussi les ligueurs l’ont tué. J’ai repris son travail et grâce à Mlle de Mornay, je suis parvenu à la fois à faire rendre le fruit de son vol à M. Salvancy et à venger mon père. Ensuite, mais ce serait trop long à vous raconter, M. de Mornay a repris cet argent pour le donner à monseigneur de Navarre.

Montaigne considéra un instant le jeune homme avec un sourire narquois. Il ne lui disait pas tout, et c’était bien normal. Quelles relations délicates y avait-il entre lui et M. de Mornay ?

Olivier le raccompagna dans la cour avant de revenir dans sa chambre en songeant, le cœur serré, qu’il ne reverrait pas Cassandre avant des mois ou des années alors que M. de Montaigne, qui passait son temps sur les chemins, la rencontrerait bientôt. Il se sentit soudain envieux de cette vie d’aventures qu’il ne connaîtrait jamais.

Il ouvrit la lettre. Cassandre lui racontait sa vie, jour après jour. Ce n’étaient que des faits insignifiants, mais qui pour lui comptaient beaucoup. Il la lut plusieurs fois avant de la ranger avec deux autres lettres d’elle, une portée par M. de Rosny et l’autre par Mme Sardini.

Les trois missives rejoignirent un livre que Cassandre lui avait aussi fait parvenir par l’intermédiaire de Mme Sardini. C’était le nouveau testament traduit par M. de Bèze[40]. Sur la page de garde, Cassandre avait écrit : Pour toi Olivier, mon époux devant Dieu.

Brusquement, une idée folle lui traversa l’esprit. Et s’il partait à Montauban la rejoindre ? Qu’est-ce qui le retenait à Paris ? Rien ! Et si M. de Montaigne était capable, à son âge, de traverser la France, pourquoi ne pourrait-il le faire ?

La guerre des amoureuses
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