4.

La guerre qui régnait en France se résumait assez bien par cette phrase d’un pamphlet :

Henri veut, par Henri, déshériter Henri !

Henri de Guise, le Balafré, chef de la Ligue, maître de Paris et de la plupart des grandes villes du royaume, contraignait depuis l’été Henri III à agir contre son beau-frère, Henri de Navarre.

La Ligue était une coalition hétéroclite d’unions bourgeoises – à Paris la Sainte Union – et de grands féodaux proches des princes lorrains. Rien ne les rapprochait, sinon la défense de la religion catholique et le refus d’un roi hérétique. Henri de Guise, le Balafré, en était le chef incontesté. Appuyée ouvertement par l’Espagne et le pape, la Ligue ne faisait cependant pas l’unanimité en France et ceux qui s’y opposaient – qu’on appelait les Politiques – résumaient ainsi les affaires du royaume :

Les ligueurs demandent tout,

Le roi leur accorde tout,

Le guisard lui vole tout,

Le pauvre peuple endure tout,

Les gens d’armes ravagent tout,

Les favoris demandent tout,

La reine mère conduit tout,

Le pape leur pardonne tout,

Le diable à la fin aura tout !

Par le traité de Nemours, les ligueurs avaient obtenu du roi l’interdiction en France de la religion protestante et l’abandon des édits de tolérance[23]. À la fin du mois de septembre 1585, Henri de Guise avait fait publier la bulle d’excommunication papale contre le roi de Navarre et le prince de Condé. Navarre y était déclaré antéchrist et hérétique. En octobre, le roi avait été contraint par le Balafré de prendre un nouvel édit contre les huguenots leur ordonnant de se convertir à la religion catholique ou de sortir du royaume. Quelques jours plus tard, les Parisiens avaient assisté au départ d’un grand convoi d’artillerie, de boulets et de poudre qui partait rejoindre les puissantes forces du duc de Mayenne dans l’Ouest. C’était cette armée formidable qui avait chassé le prince de Condé du pays angevin. Pourtant, cette écrasante victoire n’avait pas été souhaitée par Henri III qui se savait à la merci du duc de Guise. Désormais, on l’abandonnait jusque dans son entourage proche et on murmurait que même son beau-frère, le duc de Joyeuse, avait rejoint la Ligue.

Si pendant des années il y avait eu en France un État guisard, un État royal, et un État protestant d’à peu près égale puissance, tout avait changé au profit du duc de Guise. Le roi n’était le maître que dans son Louvre et les terres protestantes se réduisaient à la portion congrue. En décembre, le duc de Mayenne avait quitté Poitiers pour la Gascogne. Malgré l’hiver, la peste et les chemins quasiment impraticables, son armée était arrivée jusqu’au Béarn en semant la ruine sur son passage.

À Paris, la misère régnait, et même la mort du poète Ronsard n’avait pas intéressé les habitants qui ne songeaient plus qu’à survivre. Pour financer la guerre contre les huguenots, le roi levait sans cesse de nouveaux impôts dont les ligueurs disaient qu’ils n’allaient qu’à ses favoris.

D’impôts et de tributs, le royaume est tout plein,

Et le peuple irrité s’irrite de vengeance, lisait-on dans les libelles.

La mère du roi, Catherine de Médicis, avait toujours soutenu le duc de Guise, persuadée qu’il serait un allié fidèle comme il l’avait été pour son fils Charles IX. Les événements des derniers mois de l’année 1585 lui avaient dessillé les yeux. Elle était maintenant convaincue que le Balafré ne songeait qu’à déposer son enfant pour le remplacer par le cardinal de Bourbon avant de se faire proclamer roi à son tour comme descendant de Charlemagne.

Le pamphlet qui circulait dans Paris, intitulé Le Vrai Fond du dessein des Lorrains et de Mme la Ligue, ne cachait pas les intentions d’Henri de Guise :

Nous prendrons les armes. Nous dirons que c’est au huguenot que nous en voulons, mais ce sera au roi. S’il aide le roi de Navarre, il est perdu, et s’il ne l’aide pas, encore plus. Car nous ferons prêcher qu’il est huguenot lui-même et qu’il favorise les hérétiques. Nous le ferons excommunier par le pape, nous le rendrons si odieux que nous nous en déferons aisément.

Comment sortir de cette nasse ? s’angoissait-elle chaque jour, seule dans son oratoire. Elle avait presque soixante-dix ans[24]. Arrivée en France cinquante ans plus tôt, elle dirigeait le royaume à travers ses fils depuis la mort de son mari Henri II, lors de ce funeste tournoi[25].

Les protestants venaient de tenir clandestinement leur premier synode à Paris. Son époux l’ayant appris, il avait décidé de sévir contre ceux qu’on appelait déjà les hérétiques et avait ordonné l’arrestation d’Anne du Bourg, conseiller au parlement et calviniste.

Devenue veuve avec quatre jeunes enfants – son fils François, le nouveau roi, n’avait que quinze ans – elle avait dû choisir sur quelle famille puissante s’appuyer. Elle craignait le protestant Antoine de Bourbon, héritier si ses fils disparaissaient, aussi avait-elle donné sa confiance au cardinal de Lorraine, Louis de Guise, partisan d’une alliance avec l’Espagne et qui n’avait aucune prétention au trône.

C’est lui qui avait décidé de faire pendre puis brûler Anne du Bourg. Elle ne s’y était pas opposée et cette mort avait marqué le début de trente ans de guerre. Rien n’avait pu ensuite arrêter la marche vers l’abîme.

Quelques protestants guidés par le frère d’Antoine de Bourbon, Louis de Condé, avaient tenté de se saisir de son fils à Amboise[26]. Après leur échec, la répression des Guise avait été impitoyable. Les conjurés avaient été pendus, noyés, décapités, exposés aux merlons du château d’Amboise. Le prince de Condé, arrêté, avait été condamné à mort.

Charles n’avait que dix ans quand son fils François était mort. La régence revenait à Antoine de Bourbon et, pour qu’il ne l’ait pas, elle s’était une nouvelle fois appuyée sur les Lorrains. Elle avait pourtant gracié Louis de Condé, mais sa clémence n’avait pas fait revenir la concorde entre catholiques et protestants.

Comme les violences se déchaînaient dans le royaume, elle avait convoqué un colloque de cardinaux et de ministres genevois afin de réduire les divergences entre les deux croyances. Ayant échoué, elle avait appliqué les préceptes de Machiavel, un admirateur de son arrière-grand-père Laurent le Magnifique : Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami. Elle avait donc fait assassiner quelques chefs catholiques et protestants et envoyé dans leur couche des filles de son haras de putains, comme ses ennemis nommaient son escadron volant de dames d’honneur. Louise de La Béraudière – la Belle Rouet – s’était occupée d’Antoine de Bourbon et Isabeau de Limeuil de Louis de Condé.

Avec la Belle Rouet, Antoine de Bourbon était revenu au catholicisme, mais Isabeau de Limeuil s’était amourachée de Louis de Condé qui avait repris les armes. Antoine avait été tué à Rouen, François de Guise avait été assassiné par Poltrot de Méré – un conjuré d’Amboise – et Louis de Condé était mort à Jarnac[27] battu par Henri[28], son fils chéri.

Seulement, à la tête des armées protestantes, Condé avait été remplacé par l’amiral de Coligny, encore plus cruel et intolérant que lui. Pour faire revenir la concorde, Charles IX avait approuvé la paix de Saint-Germain[29] donnant aux protestants la liberté du culte. Il avait aussi accepté que le fils d’Antoine de Bourbon[30] épouse sa sœur Margot et que Coligny entre au conseil royal.

Mais le sanguinaire capitaine voulait entraîner la France dans une guerre contre l’Espagne et Catherine de Médicis n’avait eu d’autre choix que de le faire assassiner en demandant l’appui du fils de François de Guise. Henri avait donc fourni l’assassin : le seigneur de Maurevert.

C’est ce crime qui avait provoqué l’effroyable carnage de la Saint-Barthélemy.

Depuis, la guerre n’avait jamais cessé. Henri de Navarre, le fils d’Antoine de Bourbon, était devenu le chef des protestants et Henri de Guise – le Balafré – celui du parti catholique. Quant à son fils Henri III, le dernier des Valois, il était maintenant broyé entre les deux factions, et Henri de Guise ne cachait plus son ambition : se saisir du trône de France dont, selon lui, ses ancêtres avaient été spoliés par les Capétiens.

Cette guerre contre les huguenots, conduite par Charles de Mayenne et que son fils était contraint de soutenir, lui faisait horreur. La reine mère détestait sincèrement ces violences et se désolait pour le petit peuple qui souffrait. De ces affrontements, il ne sortirait que mal et désolation de ce pauvre royaume, répétait-elle sans cesse.

En vérité, l’Italienne Catherine se moquait de savoir qui des catholiques ou des protestants prendrait possession du royaume des lys, car elle était païenne, persuadée qu’une mystérieuse divinité astrale dirigeait le monde et que ses prêtres étaient les astrologues. Ceux-là lui avaient prédit l’avenir qui s’était déroulé comme ils l’avaient annoncé.

L’astrologue Luc de Gauric[31] lui avait dit que son mari perdrait la vie dans un duel. Nostradamus le lui avait confirmé dans les Centuries :

Le lion jeune, le vieux surmontera,

Dans cage d’or, les yeux lui crèvera.

Plus tard, à Moulins, Gauric et Nostradamus avaient interrogé devant elle la divinité astrale. Dans une chambre obscure, Nostradamus avait psalmodié des incantations face à un miroir jusqu’à l’apparition de l’image de François II. Le spectre avait fait un tour sur lui-même. Après lui, elle avait reconnu l’image de son fils Charles, qui avait fait quatorze tours. Enfin, celle d’Henri avait fait quinze tours. François d’Alençon ne lui avait pas succédé, mais elle avait vu à sa place l’image de Henri de Navarre qui avait tourné vingt-deux fois.

Catherine s’en souvenait encore en tremblant, elle avait hurlé en voyant Navarre à la place de son dernier fils ! Plus tard, Nostradamus lui avait expliqué que le nombre de tours était celui des années de règne de chacun.

Jusqu’à présent, ces prédictions s’étaient toutes réalisées. Charles et François avaient effectivement régné le nombre d’années dévoilées par le miroir. Restait son fils Henri. Si la prophétie était vraie, il lui restait trois ans. Après, la couronne de France passerait au Béarnais Navarre, et aux Bourbon.

La divinité astrale était-elle implacable ? avait-elle demandé à Nostradamus. Bien qu’embarrassé, le mage lui avait assuré que les hommes gardaient toujours leur destinée en main et que les prophéties pouvaient être dénouées. Catherine de Médicis avait décidé de le vérifier.

Ainsi, après qu’un astrologue lui eut annoncé qu’elle mourrait près de Saint-Germain, elle avait quitté le Louvre – qui se trouvait dans la paroisse de Saint-Germain –, pour un nouvel hôtel qu’elle avait fait construire dans la paroisse de Saint-Eustache. Par sa propre volonté, elle ne craignait désormais plus rien de Saint-Germain. Pouvait-elle recommencer à contrecarrer la destinée ? Elle observait que Guise connaissait la prédiction de Nostradamus qui n’annonçait pas la venue des Lorrains sur le trône. Pourtant, il agissait comme si elle n’existait pas. Ce diable d’homme jugeait donc possible de se jouer de cette prophétie. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’en soit pas elle aussi capable.

En ce début d’année 1586, après des semaines de réflexions, elle avait jugé que l’un des deux Henri qui disputaient le royaume à son fils devait se rallier… ou disparaître. Au cours des mois précédents, elle avait rencontré Guise à plusieurs reprises et deviné qu’il ne se rallierait jamais, malgré Mme de Sauves, une de ses dames d’honneur, qu’elle avait mise dans son lit. Et comme il était toujours entouré de fidèles et souvent loin de Paris, elle n’avait aucun moyen de le faire assassiner. Au demeurant, elle nourrissait quelque affection pour le duc, né le même jour que son fils Charles IX, et dont la mère était son amie. D’ailleurs, quand bien même elle l’aurait fait tuer, son frère Charles de Mayenne aurait pris sa place.

En revanche, rien ne l’attachait à Navarre dont elle avait détesté la mère Jeanne d’Albret, au point de l’avoir fait empoisonner. Certes, il était son gendre, mais ce mariage n’avait été arrangé que pour mettre fin à la guerre et n’avait désormais plus d’intérêt. Elle devait donc s’intéresser uniquement au Béarnais. S’il acceptait de se convertir, il serait accepté comme héritier du royaume. Son fils le ferait revenir à la Cour et le duc de Guise perdrait le soutien des catholiques qui refusaient Navarre comme roi uniquement parce qu’il était hérétique. Guise serait contraint de s’incliner et la paix reviendrait en France.

Cette solution était simple et facile à mettre en œuvre. Navarre avait changé tellement de fois de religion qu’il ne serait pas difficile à convaincre, surtout si elle lui faisait miroiter tous les avantages qu’il obtiendrait de son retour dans la religion du roi.

Catherine avait une autre idée en tête. Sa fille Marguerite n’avait pas l’étoffe d’une reine. Non seulement elle ne vivait pas avec son époux, mais elle scandalisait le monde avec ses innombrables amants. Mettre fin à ce mariage serait salutaire. Après tout, Henri de Navarre n’avait-il pas assuré qu’il n’avait jamais été consommé et que Marguerite avait été forcée à l’épouser ? L’annulation papale n’en serait que plus facile.

Une fois libre, le Béarnais pourrait à nouveau convoler en justes noces. Marieuse hors pair, Catherine de Médicis avait déjà trouvé sa nouvelle épouse : Christine de Lorraine, sa petite-fille préférée. Christine était l’enfant de sa fille Claude et du duc de Lorraine, parent des Guise. Elle vivait près d’elle. En l’épousant, son (ancien) gendre entrerait dans la famille des Lorrains, ce qui conforterait la paix.

Ce mirifique projet présentait pourtant un petit défaut. Christine était laide, et Navarre n’en tomberait jamais amoureux… Sauf si Ruggieri intervenait. Cosimo Ruggieri était son astrologue. C’était l’homme le plus talentueux dans la fabrication des philtres. C’est lui qui avait fourni à Isabeau de Limeuil le philtre nécessaire pour que Louis de Condé tombe amoureux d’elle. Il n’y avait qu’à utiliser le même breuvage.

Bien sûr, si cette entreprise échouait, si Navarre refusait la conversion, il n’y aurait plus qu’à le faire disparaître. Son successeur, Condé, le fils de Louis, serait incapable de diriger la république protestante. Dans ce dernier cas, le royaume reviendrait sans doute à Guise, mais elle pourrait obtenir de lui qu’il patiente jusqu’à ce que son fils se retire de lui-même du trône.

On le voit, comme son arrière-grand-père Laurent le Magnifique, Catherine de Médicis possédait le goût de la combinazione. Seulement elle n’avait pas son talent. Pourtant, ayant longuement tourné et retourné ce plan dans sa tête, elle ne lui avait trouvé aucune faille.

Pour convaincre Navarre, une entrevue serait nécessaire. Mais il se méfiait tellement d’elle qu’il refuserait même de recevoir son messager. Il fallait donc qu’elle choisisse quelqu’un qu’il écouterait.

Elle passa en revue tous les hommes talentueux du royaume. Non seulement il n’y en avait guère, mais la plupart étaient protestants. Quant aux rares catholiques qui auraient pu faire l’affaire, ils étaient trop âgés pour aller jusqu’en Béarn. C’est alors qu’elle se souvint de Michel de Montaigne. Elle avait rencontré l’ancien maire de Bordeaux et, comme tous ceux qui l’approchaient, avait été séduite par le personnage. Montaigne était catholique, mais tolérant. Il vivait en Gascogne et aimait voyager. Philosophe aussi bien qu’homme d’action, il souhaitait la paix, il accepterait donc certainement d’être son messager.

En supposant qu’une entrevue puisse avoir lieu avec son gendre, il faudrait lui faire avaler un breuvage, peut-être deux, car si le philtre d’amour n’était pas efficace (après tout Ruggieri n’était pas infaillible), la seule issue serait le poison.

Ce serait difficile de le convaincre de boire le contenu d’une coupe. Ce ne pourrait être que quelqu’un en qui il ait confiance. Or, si Navarre était plus méfiant qu’un renard, il avait un faible pour la gent féminine. Apparemment, Catherine avait tout ce qu’il fallait dans son haras de putains, mais le Béarnais savait bien à quoi servaient ses filles d’honneur. Il n’en accepterait aucune près de lui, que ce soit à table ou au lit.

Sauf Mme de Sauves, peut-être. Elle avait été sa maîtresse, même si elle partageait aujourd’hui la couche de Guise et de son frère Mayenne. Navarre pourrait bien accepter de la revoir une nuit, ne serait-ce que pour humilier le duc de Guise. Il y avait aussi une autre possibilité, plus retorse : que la femme qui l’approche ne cherche pas à devenir sa maîtresse… Que ce soit une amie, une alliée…

Songeant à celles qui pourraient jouer ce rôle, Catherine de Médicis s’arrêta sur une des anciennes de son escadron volant. Celle qui avait séduit le père de l’actuel prince de Condé. La douce Limeuil était maintenant l’épouse de Scipion Sardini, le financier le plus proche de son fils, or Catherine savait que Sardini correspondait avec Navarre ; ses espions lui avaient même rapporté qu’il lui aurait remis une grosse somme d’argent.

Son gendre ferait sans doute confiance à Limeuil, mais mieux valait trouver une troisième femme. Pourquoi pas une personne que Navarre ne connaissait pas ? songea-t-elle finalement. Une femme respectée, admirée, qu’il recevrait sans méfiance…

L’idée d’une comédienne s’imposa peu à peu à son esprit. Il y aurait forcément une fête après l’entrevue avec son gendre. Pourquoi ne pas demander à une troupe de théâtre de jouer une comédie, le soir ? Il faudrait bien sûr que cette troupe soit exceptionnelle avec une comédienne belle et talentueuse, capable de séduire le Béarnais. Vertueuse aussi, car souvent chez les bateleurs les actrices n’étaient que des bougresses qui servaient de femmes communes à toute la troupe. Navarre était plus exigeant.

Pour l’Italienne qu’était Catherine de Médicis, ces comédiens ne pouvaient venir que de son pays, la patrie du théâtre. Or la plus illustre compagnie italienne, les Gelosi, comptait une femme aussi célèbre pour sa beauté que pour ses talents de poétesse. Elle se nommait Isabella Andreini.

Dix ans plus tôt, son fils avait fait venir les Gelosi durant la réunion des états généraux à Blois. En venant en France, ils avaient d’ailleurs été faits prisonniers par un parti de protestants et elle avait dû payer une rançon pour leur libération. Dans la grande salle des états du château, les comédiens avaient représenté plusieurs pièces scabreuses de Machiavel, ainsi que des farces paillardes. C’était certes peu raffiné, mais leurs propos gaillards avaient provoqué de tels rires qu’ils avaient desserré l’hostilité entre les partisans du roi et ceux du duc de Guise.

Pour les remercier, son fils avait permis aux Gelosi d’ouvrir un théâtre à Paris dans la grande salle de l’hôtel de Bourbon. Malgré le prix élevé – les comédiens prenaient quatre sols par spectateur au lieu de deux habituellement – il y avait eu plus d’affluence que pour les prêches des quatre principaux curés de Paris, comme l’avait rapporté Pierre de L’Estoile ! Il faut dire que les Gelosi avaient un moyen infaillible pour faire venir le public : les comédiennes étaient réputées pour l’immodestie de leur jeu et pour la somptuosité de leur toilette, mais aussi pour leur poitrine largement découverte[32].

Ces exhibitions impudiques avaient provoqué la colère des parlementaires qui, sous peine de dix mille livres d’amende, avaient interdit aux Gelosi de continuer leurs représentations. Le roi avait annulé cet arrêt et le scandale n’avait pas cessé car il venait assister au spectacle habillé en femme, sa gorge nue entourée d’un collier de perles. Devant l’hostilité grandissante des religieux et des parlementaires qui s’insurgeaient devant de telles débauches qu’on qualifiait de roi-femme, ou d’homme-reine[33], les Gelosi étaient finalement retournés en Italie.

C’est à leur retour que l’un des comédiens, Francesco Andreini, avait épousé une jeune femme de seize ans, Isabella. Ce mariage avait marqué le début d’une nouvelle époque pour les Gelosi.

Devenue première actrice de la troupe, Isabella avait décidé d’en écrire les pièces. Elle avait abandonné les sujets orduriers pour des farces et des pantomimes plus fines, et même quelquefois pour des tragédies en vers. On avait même rapporté à Catherine de Médicis qu’Isabella ressemblait à la grand-mère d’Henri de Navarre, Marguerite d’Angoulême, et qu’elle en avait le talent !

Qui d’autre pourrait mieux capter la confiance du Béarnais ? avait songé la reine mère. Jamais le roi de Navarre n’imaginerait qu’une telle personne puisse être à sa solde !

Il faudrait bien sûr la convaincre de faire avaler un philtre à Henri de Bourbon, mais Catherine ne s’inquiétait pas pour cela. L’argent et les honneurs venaient à bout de tous les scrupules.

Restait encore à faire venir les Gelosi à Paris.

Elle apprit qu’ils étaient en Espagne. Elle les invita en envoyant un courrier, mais, à sa grande surprise, ils répondirent qu’ils partaient pour Milan où ils avaient un engagement de plusieurs mois. Ils ne pourraient venir en France avant un an. Ce refus inattendu était inacceptable. Elle insista, envoya un second courrier, mais les comédiens étaient déjà partis pour l’Italie. N’ayant aucun moyen de les contraindre, la reine mère perdit courage et abandonna.

Paris frémissait contre son fils. Il neigeait, la ville grelottait, la glace pendait aux toitures et couvrait les pavés en ce premier jour de l’an 1586. Entourée de ses demoiselles d’honneur qui jouaient à des jeux ou chantaient en s’accompagnant de violes, Catherine, toute en noir, méditait sombrement devant la cheminée de sa chambre d’apparat. Pour ceux qui l’observaient, elle paraissait statufiée. Son visage blafard était complètement inexpressif et seule sa main droite qui faisait rouler les énormes perles de son collier laissait paraître un signe de vie.

La plus petite de ses naines – elle faisait à peine seize pouces de haut –, la voyant si morose, s’approcha d’elle.

— Madame, savez-vous ce qu’on chante à Paris sur Mme de Sauves ? demanda-t-elle d’une voix aigrelette.

— Ce ne doit pas être plaisant pour elle, murmura Catherine, avec un sourire sans joie.

Justement, elle songeait à nouveau à elle pour séduire Navarre.

Charlotte de Beaune, baronne de Sauves et depuis peu marquise de Noirmoutier, était une ancienne dame d’atours de Catherine. Elle avait été la maîtresse de Navarre à l’époque où, jeune homme, il était prisonnier au Louvre. Plus tard, elle était passée dans les bras des duc d’Épernon, de Mayenne, et finalement de Guise. Les méchantes langues disaient d’elle qu’elle avait la cuisse longue et la fesse alerte, d’autres plus méchants l’appelaient la putain des guisards. Henri III l’avait, un temps, chassée de la Cour pour inconduite effrénée et, malgré le poids des ans, sa grâce et ses rondeurs généreuses étaient toujours recherchées des hommes.

— Ce n’est plaisant pour aucune des filles de votre escadron, madame, ironisa la naine, en éclatant méchamment de rire. Voulez-vous écouter…

— E bene, chante-moi donc ça ! Tu en meurs d’envie…

La naine prit une minuscule viole et, s’asseyant aux pieds de la reine, elle commença d’une voix perçante :

Mme de Sauves y est bonne,

Son con est toujours pour la paix,

Catin, vous estes fortunée,

D’avoir un haras de putains ! [34]

— Assez ! fit Catherine, qui ne supportait pas qu’on traite ses filles d’honneur de putains.

Vexée, la naine s’éloigna en se dandinant, faisant rire toutes les filles d’honneur qui s’étaient avancées pour l’écouter.

Ces rires fâchèrent encore plus Catherine qui déclara, fort en colère :

— Basta ! Fuori ! Sortez toutes, petites dindes, et laissez-moi seule !

En un instant, la pièce se vida. C’est alors qu’un laquais annonça la visite d’Antoinette de La Tour-Landry, une ancienne dame d’honneur.

Accompagnée d’un jeune homme au maintien discret et aux habits modestes, elle venait porter ses vœux pour la nouvelle année et fut surprise de découvrir la reine seule.

— Majesté, je suis venue avec un comédien fort réputé en ce moment à Paris, pensant qu’il pourrait vous présenter quelques mimes pour vous délasser.

— Pourquoi pas ? sourit sombrement la reine. J’en ai bien besoin, je viens de chasser mes filles qui m’agaçaient.

— Je tiens beaucoup à l’aider, Majesté, dit Mme de La Tour-Landry en désignant le jeune homme, car il est presque mon fils…

— Votre fils ? Racontez-moi ça !

— Ludovic ! Il se nomme Ludovic, Majesté. En vérité, c’est le fils de mon ancien mari, le sire de Boisy.

— Boisy ? Claude Gouffier ? Je me souviens en effet de lui ! Le chambellan et grand écuyer de François Ier, mon beau-père… C’était un gentilhomme accompli, fort subtil, que j’appréciais beaucoup !

— Je l’aimais aussi, soupira Mme de La Tour-Landry. Il m’a quittée trop tôt.

— Ainsi vous seriez son fils ? demanda Catherine au jeune homme, avec une moue de scepticisme.

— Je n’ai appris le nom de mon père qu’il y a peu, madame, dit le nommé Ludovic, avec un léger accent italien. Ma mère, Vincenza Armani, était comédienne bien qu’issue d’une noble famille de Venise, et avait rejoint la troupe des Desiosi.

— Les Desiosi ! Les désireux de plaire ! Je me souviens de quelques-uns de leurs spectacles !

— Mon père était, dit-on, très riche. Il possédait un château à Oiron où il fit venir les Desiosi. Il tomba sous le charme de ma mère.

Comme son arrière-grand-père Laurent le Magnifique, Catherine était dure, sans scrupules, sans morale et sans pitié. Mais curieusement, elle adorait les romans de chevalerie et les récits d’amour courtois. Rien ne la passionnait plus que les histoires d’amour.

— Vous seriez le fruit de cet amour ?

— Oui, Majesté. Les Desiosi sont finalement rentrés en Italie. M. Gouffier n’a jamais revu ma mère.

— Qui vous dit que c’est la vérité ?

— Ces lettres qu’il lui a écrites à Venise, et qu’elle m’a remises sur son lit de mort.

Il sortit trois plis jaunis de son manteau et les tendit à la reine en se mettant à genoux.

C’étaient bien des lettres de Claude Gouffier, il les avait d’ailleurs signées du titre italien que François Ier lui avait offert et qu’il utilisait peu : celui de marquis de Caravaz[35]. Catherine de Médicis les lut attentivement avant de lui demander :

— Vous êtes allé à l’abbaye ?

— Oui, Majesté. Ce n’était plus qu’une ruine. Le prieur et les moines… avaient été tués par des hérétiques.

— Ensuite ?

— Je suis venu à Paris, et comme je ne savais que jouer la comédie, je suis resté comédien. On m’attribue un certain talent, et j’ai acquis en quelques mois une honnête réputation. Je fais salle comble quand je joue Scaramouche. Puis j’ai rencontré Mme de La Tour-Landry qui a été bonne pour moi, mais sans preuve d’un don de mon père, elle m’a dit que je ne pourrais rentrer dans mon bien.

— En effet. C’est dommage pour vous. Votre père était si riche que même après sa mort on n’a retrouvé qu’une partie de sa fortune. On dit qu’il aurait caché le reste dans son château d’Oiron. En quelle année êtes-vous né ?

— En 1566, répondit Mme de La Tour-Landry. C’était trois ans avant mon mariage avec Claude. C’est pour cela que j’ai pris Ludovic sous ma protection.

— C’est un long voyage, Venise, Cognac, Paris… Dans une France en guerre, remarqua la reine.

— Oui, Majesté, mais j’ai appris à me défendre. Ceux qui auront ma peau ne sont pas encore nés, assura le jeune homme avec un brin de suffisance. Et les larrons qui ont cherché à me rapiner durant mon voyage ne sont plus là pour recommencer.

Catherine regarda soudain le garçon d’un autre œil. Elle croyait avoir affaire à un jolet et découvrait un aventurier qui n’avait pas froid aux yeux. C’était intéressant…

— Vous avez remarqué, Majesté, comme il ressemble à mon époux ? demanda Mme de La Tour-Landry. Bien que je ne sois pas sa mère je me sens un peu responsable de lui. Je lui ai donc proposé de venir vous divertir pour cette nouvelle année en pensant que vous l’aideriez à votre tour s’il vous donnait satisfaction.

— Allez chercher mes dames d’honneur, Antoinette, dit Catherine en souriant. Et vous, Ludovic, préparez-vous à jouer quelque sotie devant nous.

Le spectacle, surtout du mime et des pantomimes, fut fort plaisant et applaudi. À la fin, Catherine, satisfaite, fit remettre dix écus au jeune homme qui repartit seul.

Deux ou trois jours plus tard, elle le fit mander à l’hôtel de Bourbon pour le recevoir en tête à tête.

— Ludovic, lui demanda-t-elle, connaissez-vous les Gelosi ?

— Oui, Majesté, mais je n’ai jamais joué avec eux.

— Je voulais les faire venir à Paris, mais ils m’ont répondu qu’ils avaient d’autres obligations à Milan.

— Ce n’est guère civil de leur part, Majesté, mais je sais qu’ils ont beaucoup d’engagements, dit-il d’un ton neutre.

Ludovic avait été surpris de la convocation de la reine. S’il obtenait un honnête succès comme comédien, il ne s’enrichissait guère, la vie étant si chère à Paris ! S’il pouvait tirer quelques clicailles de la Cour, se disait-il avec espoir…

— Auriez-vous une idée pour les convaincre ?

— Moi, Majesté ? s’étonna-t-il. Pourquoi m’écouteraient-ils ?

— Vous me paraissiez avoir des ressources… souffla-t-elle, en plissant des yeux calculateurs.

— Il existe d’autres troupes, Majesté, les Desiosi, par exemple, suggéra le jeune homme.

— Ce sont les Gelosi que je veux, avec Isabella Andreini !

Elle resta silencieuse un instant avant d’expliquer :

— Je souhaite rencontrer mon beau-fils, le roi de Navarre. J’irai au-devant de lui avec ma maison, mes gentilshommes, mes filles d’honneur, et je désire lui prouver mon estime en organisant quelques représentations exceptionnelles de la troupe la plus célèbre d’Europe.

— Si les Gelosi ne veulent pas venir en France, il faudrait les contraindre, suggéra-t-il, flatté que ce soit à lui qu’elle demande conseil.

— Comment le pourrais-je ? Je ne commande pas à Milan ! dit-elle, exaspérée.

— Je ne sais pas… Majesté… balbutia-t-il, devinant qu’il l’avait déçue et craignant qu’elle lui donne congé. Et s’ils étaient poursuivis par la justice milanaise ? Ce serait une bonne raison pour qu’ils se réfugient en France.

— Pourquoi seraient-ils poursuivis ?

Il se passa la main sur le menton. Quantité d’idées s’entrechoquaient dans son esprit, mais il ne parvenait pas à y mettre de l’ordre.

— Si j’entrais dans leur troupe… je pourrais les faire accuser d’un grave délit… proposa-t-il.

— Continuez…

— Ils seraient poursuivis… et je leur suggérerais de fuir en France… Je leur assurerais qu’ils seraient reçus à la Cour… Flavio, leur chef, se souviendrait certainement de votre invitation.

— Il y a là une idée, reconnut-elle. Mais pourquoi vous engageraient-ils ?

— Ça, j’en fais mon affaire ! promit-il avec assurance. Seulement, j’aurais besoin d’argent… Il y aura des gens à soudoyer…

— Je peux vous en remettre… Mais si vous me trahissez, ou si vous me volez…

— Madame, mon père était gentilhomme ! s’offusqua-t-il.

Elle haussa les sourcils pour marquer son étonnement. Comme si le fait d’être gentilhomme était une garantie de loyauté.

— Préparez votre projet et revenez me le présenter demain. S’il me paraît solide, je vous donnerai une lettre de change sur une banque de ma famille. J’ai des serviteurs partout en Italie, vous pourrez vous appuyer sur eux, mais en cas de trahison, je ne souhaite à personne ce que je vous ferai subir…

— Je ne vous trahirai pas, madame, promit-il.

Elle lui fit signe qu’il pouvait se retirer.

Après son départ, elle ressentit l’excitation de l’action à venir. Elle avait deviné que ce jeune comédien ambitieux était prêt à tout pour changer de vie. S’il parvenait à faire venir les Gelosi, elle le garderait à son service. Elle devait maintenant s’occuper des autres aspects de son projet.

En ce qui concernait Isabeau de Limeuil, elle savait qu’elle lui obéirait ; elle avait un moyen de pression infaillible sur elle. Il restait donc seulement à convaincre Navarre d’accepter une entrevue.

Dès le lendemain, un de ses officiers partait pour le château de Montaigne avec une forte escorte et des laissez-passer. Il devrait ramener l’ancien maire de Bordeaux à Paris. Quant à Ludovic Gouffier, il partit trois jours plus tard pour Milan, muni d’une lettre de change de cinq mille florins sur la banque Carnesecchi, et aussi de quelques potions de Catherine.

La guerre des amoureuses
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