1.

Mantoue, mi-mars 1586

Enroulé dans un grand manteau écarlate rapiécé, coiffé d’un bonnet cramoisi surmonté d’une interminable plume de coq rouge, le visage dissimulé sous un masque de cuir au nez démesuré, Francesco Andreini, un colosse à l’embonpoint prodigieux, s’avança d’un pas majestueux pour faire une révérence au marquis de Gonzague, assis sur un fauteuil au-devant de la scène.

Le comédien salua ensuite l’épouse du marquis puis le vice-podestat, tout vêtu de noir, et enfin les gentilshommes et les nobles dames de la cour de Mantoue. D’une voix de stentor, lissant son énorme moustache d’une main et brandissant une courte rapière de bois de l’autre, il déclama :

— Je suis le capitaine Spavento, l’Endiablé, très grand bravache, très grand frappeur, très grand tueur, dompteur et dominateur de l’univers, fils de la foudre, parent de la mort et ami très étroit du grand diable d’Enfer ! Je suis la crainte, la terreur, l’épouvante et la panique des Turcs !

La scène de planches, magnifiquement décorée de tentures et de rideaux, avait été dressée dans la plus grande des deux salles du castello di San Giorgio, au plafond peint et aux murs couverts par les grandes toiles que Le Tintoret avait réalisées pour le marquis.

Fameuse troupe de comédiens dont la devise était Virtù, fama ed honor ne fèr gelosi, les Gelosi se trouvaient à Milan quand Flaminio Scala – que ses proches appelaient Flavio – avait reçu l’invitation du marquis de Mantoue, Guglielmo Gonzaga. Pour l’anniversaire de la marquise, il leur demandait une représentation extraordinaire.

Bien qu’il eût d’autres engagements, Flaminio Scala, fondateur et régisseur de la troupe, ne pouvait refuser tant le marquis de Mantoue était réputé pour sa générosité et pour son amour envers les artistes. Il avait pourtant demandé leur accord à Isabella Andreini, qui écrivait les canevas des spectacles, et à son mari, Francesco, ainsi qu’aux autres membres de leur confrérie. Tous avaient accepté de se rendre à Mantoue. Ils profiteraient ainsi du voyage pour répéter avec le nouveau venu dans la troupe. Issu de la troupe des Desiosi[1], l’autre grande compagnie théâtrale d’Italie, il jouait Dottore, remplaçant un des comédiens terrassé par une fièvre fulgurante.

Flaminio Scala, en chausses trop larges et chemise pendante à mi-cuisses, le visage caché par le masque de cuir de Pantalone qui laissait sa bouche découverte, arriva sur la scène par une découpe du rideau du fond. Désignant d’un bras tendu le capitaine Spavento, il s’exclama dans un ricanement :

— Tu es surtout la crainte, la terreur et l’épouvante des puces et des poux !

La salle s’esclaffa tandis que Dottore, vêtu de la longue robe noire des médecins, entrait à son tour suivi de son fils Zanni, un beau jeune homme aux cheveux bouclés. D’une démarche chaloupée, il s’approcha de Pantalone pour lui donner un soufflet… avec son pied gauche ! Pantalone s’écroula dans une cabriole alors que l’assistance riait de plus belle.

Le marquis et la marquise, au premier rang avec le vice-podestat et le chancelier, pleuraient tellement de rire que les comédiens eux-mêmes étaient pris par instants d’un fou rire incontrôlable.

— Capitaine Spavento, vous avez dû accomplir des exploits graaaandissimes ! déclara le Dottore, en s’inclinant avec une emphase servile, pendant que son fils Zanni faisait d’insolentes grimaces à la marquise de Gonzague.

— Archigrandissimes, Dottore ! Si tu savais combien cette main a laissé de spadassins en chemin, tu serais épouvanté ! répliqua l’autre, épée de bois brandie.

À ces mots, Pantalone se redressa comme un ressort pour se précipiter sur le Dottore. Les deux barbons roulèrent au sol en s’écharpant et se donnant quantité de bruyants soufflets, tandis que Zanni essayait d’aider son père et que le capitaine Spavento, terrorisé par la rixe, reculait sous les cris et les larmes de rire de l’assistance.

Comme cette confusion était à son comble, le rideau de scène s’écarta et des comédiens en habit de valets entrèrent, qui avec une viole, qui avec une boîte à musique, qui avec un tambour. En chantant et dansant, ils entamèrent une ronde tourbillonnante autour des deux vieillards qui continuaient à s’écharper.

Soudain le silence se fit. D’une fente dans le rideau, un joli minois venait d’apparaître, l’air inquiet, étonné. Puis le rideau entier s’écarta et Isabella Andreini – dans la vie épouse de Francesco, le capitaine Spavento – entra en scène.

Comme toutes les femmes comédiennes, elle n’avait pas de masque. Cela aurait été d’ailleurs dommage tant elle était éblouissante. Brune, ses cheveux négligemment repliés sous un grand bonnet, d’une belle taille, la gorge plantureuse à peine dissimulée sous deux ou trois aunes de gaze, des yeux d’une singulière expression. Isabella était d’une perfection qui provoquait des exclamations d’admiration.

À vingt-cinq ans, sa réputation n’était plus à faire, tant en Italie qu’en Espagne ou en France. Non seulement sa beauté était stupéfiante, mais c’est elle qui écrivait les spectacles des Gelosi et qui en composait la musique. Elle avait aussi publié plusieurs recueils de poèmes très réputés. Toutes les cours d’Europe invitaient les Gelosi pour la rencontrer.

— Capitaine Spavento ! C’est mon ancien amant qui revient ! minauda-t-elle, alors que les deux vieillards cessaient leur rixe.

— Ton amant ? Mais il revient pour moi ! lança une voix claire.

Une charmante jeune fille entra à son tour, un panier au bras. Un air de vierge blonde, de grands yeux bleus pleins d’effronterie, une peau éblouissante, une taille souple et des dents d’ivoire : c’était Gabriella Chiabrera, la seconde dame de la troupe, dans le rôle de Zerbinette.

— Que dis-tu ? Va plutôt t’occuper de tes marmites ! lui ordonna sèchement Isabella.

— Vas-y toi-même, fournaise de luxure ! éclata Zerbinette en posant son panier et prenant la salle à témoin.

— Approche-le, lança fièrement Isabella, en désignant le capitaine Spavento – qui prit un air avantageux – et je te casse la caboche !

— Essaie et je te fracasserai la tête et la cervelle ! répliqua Zerbinette, les poings en avant, alors que les deux vieillards simulaient la terreur en se serrant l’un contre l’autre.

— Que le chancre me mange si je ne te coupe pas la chair et les os ! menaça Isabella en sortant un grand couteau de théâtre qui fit rire le public.

— La putain galeuse me menace ! s’exclama Zerbinette, les mains sur les hanches.

— Babillages de femmes, je vous aime toutes deux, fit Spavento, s’avançant d’une démarche chaloupée.

— Tu m’aimes vraiment ? lui demanda tendrement Isabella, toujours le couteau à la main.

— Comme le jambon ! confirma-t-il, avec un air abruti, en essayant de l’enlacer.

— La vérole vous étouffe ! cria Zerbinette, alors que le Dottore, qui tentait de la calmer, recevait un violent coup de pied qui l’envoyait rouler et faisait éclater la salle en hurlements de rire.

— Retiens-moi, Spavento, ou je l’estrancine ! vociféra Isabella en brandissant le couteau.

— Paillasse pourrie ! répliqua l’autre en s’efforçant de retenir un fou rire involontaire.

— Prends ça et crève !

Isabella envoya un coup de couteau à Zerbinette qui resta un instant paralysée, stupéfaite, avant de s’écrouler, le ventre ensanglanté.

À la vue du sang, l’assistance resta figée tandis qu’un murmure horrifié s’étendait. Ce sang ne devait pas être prévu dans la comédie, car Isabella, lâchant le couteau rougi, s’agenouilla devant Zerbinette et la prit dans ses bras.

— Gabriella ? Qu’as-tu ? balbutia-t-elle, désemparée, alors que ses vêtements s’empourpraient peu à peu.

— Je… je meurs… râla la pauvre femme.

À l’instant où l’affreuse tache rouge était apparue sur la robe de Zerbinette, le marquis de Gonzague s’était dressé, ainsi que le vice-podestat et le chancelier. Les femmes se mirent presque aussitôt à hurler de terreur, tout en ne perdant rien de ce qui se passait. On les fit rapidement sortir tandis que le camérier du marquis allait chercher le médecin de la Cour.

Tous les comédiens étaient restés pétrifiés à la place qu’ils occupaient au moment où Isabella avait poignardé Zerbinette. Le marquis de Gonzague, suivi du vice-podestat et du chancelier, monta sur la scène pour s’approcher de la victime. Le marquis boitillait, gêné par une crise de goutte et d’arthrose.

— Vous… vous l’avez tuée ? bafouilla le chancelier en s’adressant à Isabella.

— Ce n’est pas possible ! intervint Spavento, qui s’était approché lui aussi pour tenter de comprendre. La lame est factice, elle coulisse dans le manche !

Le vice-podestat Beltramino Crema lui fit signe de reculer ainsi qu’aux autres comédiens.

Jusqu’au début du XIVe siècle, Mantoue, commune libre ayant pour suzerain l’empereur d’Allemagne, avait été gouvernée par un podestat choisi par le conseil de la ville pour exercer les pouvoirs administratifs et judiciaires. En 1318, le podestat Gonzague était devenu seigneur de Mantoue et avait transformé sa charge en marquisat. Depuis, il nommait par lettre patente un vice-podestat qui assurait les fonctions judiciaires et celles de police.

Beltramino Crema était un homme massif, à la taille de colosse et au visage carré ceinturé d’une épaisse barbe. Ayant montré son autorité à la troupe, il se baissa pour ramasser le couteau toujours sur la scène. La lame était rouge et il la nettoya sur la robe de la victime avant d’en appuyer l’extrémité sur la paume de sa main gauche. Elle glissa légèrement dans le manche, mais de moins d’un quart de pouce. Il en passa le fil sur son index. C’était une lame en acier particulièrement aiguisée et tranchante. L’arme n’était pas truquée. Il la tendit au marquis qui la prit avec dégoût.

— Factice ? Vous vous moquez, maître Andreini ! gronda Crema.

Le marquis restait silencieux, s’efforçant de dominer sa colère. Il examinait la lame encore rouge en songeant que l’anniversaire de son épouse était gâché. Quelle idée avait-il eu d’inviter les Gelosi ?

Âgé d’une cinquantaine d’années, Guglielmo Gonzaga portait une moustache et une courte barbe en pointe. Ses cheveux blonds, courts et légèrement frisés, encadraient avec douceur un visage poupin et rêveur, au front haut et au nez aquilin. Légèrement bossu, il se destinait à la prêtrise et n’était devenu marquis qu’après la mort de son frère aîné. Mécène généreux, mais exigeant, Guglielmo avait un caractère sévère et intransigeant. Passionné d’arts et de musique – il avait même composé quelques œuvres austères – il détestait le désordre. Élevé dans l’Ordre de la Toison d’or par son beau-père, l’empereur d’Allemagne, il en arborait ce soir-là le collier pour afficher sa dignité.

— Madame, levez-vous, ordonna-t-il d’une voix sans chaleur à Isabella, toujours agenouillée devant sa victime.

Il tourna la tête en entendant des gens entrer dans la salle. C’était son chirurgien que le camérier ramenait, ainsi qu’une vingtaine de gardes en morion, avec leur hallebarde. Gonzague fit signe à l’homme de l’art qui s’approcha. En robe de velours noir, jeune, la trentaine, brun, le visage avenant, le chirurgien s’accroupit devant Zerbinette, qui avait perdu conscience, et lui prit le pouls. Puis il déboutonna le devant de la robe et déchira le jupon pour voir la plaie. Quand il se releva, gardant les yeux baissés devant le marquis, il affichait un air soucieux.

— Que pouvez-vous faire pour elle ? demanda Gonzague.

Le chirurgien hésita. La plaie était mortelle.

— Il faudrait la transporter avec précaution dans un lit, monseigneur. Je la panserai, mais sa vie n’est plus entre mes mains.

— Qu’on l’installe au deuxième étage, ordonna le marquis à son intendant, et qu’on la soigne le mieux possible.

Il s’adressa ensuite au vice-podestat en lui rendant le couteau.

— Beltramino, vous conduirez les comédiens à la Torre comunale, où vous les questionnerez. Ceux que vous mettrez hors de cause devront aussitôt quitter la ville. Ce serait trop de désordre de les garder ici. Isabella restera en prison. Elle a tué cette pauvre femme sous nos yeux. Vous l’interrogerez pour qu’elle nomme ses complices, s’il y en a. L’instruction terminée, vous la transmettrez au Sénat de Justice. Jamais un tel crime ne se reproduira à Mantoue. J’en fais le serment solennel !

Sans un regard pour les comédiens, il descendit de la scène et se retira.

Appelés par l’intendant, plusieurs domestiques venaient d’entrer. Deux d’entre eux portaient une civière de toile. Avec d’infinies précautions, ils y installèrent la mourante et l’emportèrent. Isabella sanglotait.

— Maître Scala, fit le vice-podestat, vous avez entendu Son Excellence. Les gardes vont vous attacher les mains et vous conduire à la Torre comunale, notre prison. Si vous vous laissez faire, tout se passera bien. Sinon, nous utiliserons la force. Je viendrai vous interroger dans une heure ou deux.

— Monsieur le vice-podestat, intervint Scala en pliant un genou, nous ne chercherons pas à nous enfuir, il est inutile de nous attacher. Nous devons nous changer, enlever nos maquillages, ranger nos affaires… Il y a aussi le coffre de la compagnie ici, avec notre argent…

— Vous irez ainsi ! gronda durement le vice-podestat. Les domestiques du marquis rassembleront vos affaires sous le regard du chancelier et les porteront à l’écurie du palais où je les ferai garder. Quant au coffre, donnez-m’en la clef !

Scala resta immobile.

— Donnez-m’en la clef, vous dis-je, ou je vous fais fouiller ! Soyez assuré qu’il n’y manquera pas un florin !

Vaincu, Scala détacha une clef attachée à son cou avec une médaille de la Vierge et la lui tendit.

— Il y a deux clefs, Excellence. Francesco a la seconde, dit-il.

— Mon épouse n’est pour rien dans cet accident ! intervint Francesco Andreini, en se mettant à son tour à genoux, tout en sortant une clef d’une aumônière qu’il avait à la taille.

Il avait ôté son masque. Son maigre visage, à la longue barbe en queue de canard, affichait une expression désespérée. Son front dégarni et ses cheveux gris, collés dans son cou par la transpiration, lui donnaient l’air d’un vieillard.

— Je vous en conjure, l’arme est factice ! supplia-t-il.

— Factice ? Vous l’avez déjà dit !

Le vice-podestat donna l’arme qu’il tenait à la main au lieutenant commandant les gardes.

— Attachez-les et conduisez-les à la prison, ordonna-t-il.

Beltramino Crema arriva à la Torre comunale quelque trois heures plus tard. Cette haute tour, au centre de Mantoue, communiquait par un corps de logis et une galerie au Palais du Podestat devenu le siège de la justice. La tour servait de prison et sous la voûte, entre le Palais du Podestat et le palais voisin de Massaro, étaient pendus par les bras plusieurs condamnés qui subissaient le supplice public de la corde.

À cette époque, la torture la plus fréquente dans les villes italiennes était le tourment de la corde – le squassi di corda – qui consistait à attacher à un cordage les mains du prisonnier derrière les épaules et à le laisser suspendu à un anneau, après l’avoir plusieurs fois secoué pour le désarticuler.

Avant de venir, Beltramino Crema s’était changé, puis entretenu avec le marquis. Guglielmo Gonzaga lui avait confirmé ses instructions. Isabella était coupable, puisque tout le monde l’avait vu tuer la comédienne. Elle serait torturée pour expliquer son crime et dénoncer ses complices. Après quoi, ceux-ci seraient jugés par le Sénat et les exécutions suivraient. Isabella aurait la tête tranchée par la mannaia[2] devant le palais.

Le marquis avait décidé de refuser toute indulgence, toute grâce envers la poétesse criminelle.

Ensuite, le vice-podestat avait fouillé les bagages des comédiens à la recherche d’épées ou de poignards factices. Les comédiens étaient hébergés dans un corps de logis, à côté du Castello, où se trouvaient aussi les écuries du marquis de Gonzague. Dans leurs malles, qu’il avait fait ouvrir par un serrurier, il avait découvert plusieurs couteaux dont la lame se repliait ou se détachait mais aucun ne ressemblait à celui du crime. Dans le coffret aux deux clefs il avait trouvé le contrat de création de la troupe et une coquette somme : quelques milliers de florins, des ducats, des pistoles. La troupe des Gelosi était riche. Cette richesse pouvait-elle expliquer le crime ?

À Mantoue la procédure des causes pénales était inquisitoire. C’est le podestat, parfois assisté de juges, qui conduisait l’enquête à sa guise. Toute preuve, y compris l’aveu obtenu sous la torture, était valide pour que les magistrats du Sénat se forgent une opinion.

Beltramino Crema, malgré son physique de soudard, était un homme habile et un juriste accompli. Il avait longtemps été chanoine et était toujours abbé de diverses abbayes. Gonzague lui avait confié cette charge de police et de justice, car il le savait juste et consciencieux.

Arrivé au Palais du Podestat, Crema trouva le notaire chargé d’enregistrer les interrogatoires qui l’attendait au pied du grand escalier à claire-voie, en compagnie d’un clerc et du concierge de la prison. En quelques mots, le notaire, qui se nommait Giacomo Sabbadini, informa le vice-podestat de ce qui avait été fait des prisonniers. Ils se rendirent ensuite à la tour, dans la salle des interrogatoires située au premier étage.

C’était une pièce carrée, haute de plafond, aux croisées d’ogives supportées par quatre piliers, avec un anneau scellé, dans la clef de voûte. Une poulie de bois, soigneusement graissée par un aide du bourreau, y était accrochée. Quand un prisonnier refusait de répondre, ou quand il mentait, Beltramino Crema donnait l’ordre qu’il soit tourmenté. Dénudé, les mains attachées dans le dos, le bourreau le tirait avec la poulie. Il restait ensuite maintenu dans cette position très douloureuse. S’il persévérait dans son refus de répondre, soit il était attaché par les cheveux – s’il les portait longs –, soit on le laissait retomber brusquement par terre pour lui briser quelques os.

Dans la salle, les deux tourmenteurs vérifiaient la corde après avoir longuement graissé la poulie. Beltramino Crema et le notaire s’assirent à une table couverte d’un drap noir, placée sur une estrade. Le vice-podestat, en robe noire et bonnet carré, s’installa sur la plus haute chaise et le notaire, qui avait mis ses besicles, prit la chaise à sa droite. Parfois un troisième homme de loi assistait aux interrogatoires, mais Crema avait jugé qu’il était inutile à ce niveau de l’enquête. Le clerc posa sur la table une liste sur laquelle étaient écrits les noms des prisonniers avant de s’asseoir à un petit bureau où il noterait les dépositions. Il tailla ses plumes en attendant que les interrogatoires commencent.

— Allez chercher Francesco Andreini, ordonna Crema sèchement, quand il fut certain que tout le monde était en place.

La nuit tombait. N’ayant pas dîné, il mourait de faim et était donc de fort méchante humeur. Il avait prévu quelques questions en cette fin d’après-midi, puis, la nuit ayant porté conseil, des interrogatoires plus complets, y compris sous la torture, le lendemain.

Sauf Isabella, jetée dans un cachot, les prisonniers étaient tous enfermés dans une même salle, au-dessus de celle des interrogatoires, lui avait confirmé le concierge.

Le porte-clefs revint avec Francesco Andreini. Le capitaine Spavento, l’Endiablé, très grand bravache, très grand frappeur, très grand tueur, dompteur et dominateur de l’univers, fils de la foudre, avait maintenant un air misérable, toujours dans son costume de scène, les mains attachées, les traits tirés, n’ayant rien bu ni mangé depuis son arrestation. Il eut un regard de terreur en voyant la corde, la poulie et les deux tourmenteurs.

Beltramino Crema lui demanda d’abord de prêter serment sur les Saints Évangiles que le notaire avait apportés, puis il l’interrogea rapidement sur la troupe, sur les représentations faites au cours des mois précédents, enfin sur la comédie qu’ils avaient jouée dans l’après-midi.

— Qui l’a écrite ?

— Ma femme Isabella, comme tous nos spectacles, Excellence.

— J’ai examiné vos armes factices, aucune ne ressemblait au couteau avec lequel elle a poignardé mademoiselle Gabriella Chiabrera.

Il sortit l’arme que le lieutenant des gardes avait apportée et la montra à Francesco, sans la lui laisser prendre.

— Dans vos autres armes factices, la lame se replie entièrement, dans celle-ci, elle bouge à peine. Est-il possible que votre femme se soit trompée de couteau ?

— Non, Excellence, c’est celui-ci. C’est moi-même qui l’ai fait faire, la lame s’enfonce dans le manche au moindre effort.

Le vice-podestat appuya la pointe de l’arme sur la table où celle-ci se ficha. Il insista, et la lame ne bougea pas.

— Aviez-vous deux armes identiques ?

— Non, Excellence… Je ne comprends pas.

Beltramino Crema était mal à l’aise. Il venait de proposer des explications que tout homme sensé aurait acceptées pour défendre son épouse, mais le comédien persistait dans son assurance que l’arme qu’il avait devant lui était factice.

— Que se passait-il, ensuite, dans la pièce ? demanda-t-il pour aborder un autre sujet.

— Dans la pièce ?

Francesco resta un instant interdit avant de comprendre la question.

— Excusez-moi, Excellence… Zerbinette criait : « Je suis morte ! » plusieurs fois avant de tomber par terre. Le fils du Dottore se jetait sur elle, il l’embrassait et elle ouvrait les yeux. Les musiciens dansaient autour d’eux et chantaient le miracle de l’amour. Isabella s’approchait de moi, menaçante. Je criais, et alors elle enfonçait la lame dans sa main, me montrant qu’elle était fausse ! Elle m’expliquait ensuite que tout n’était qu’un coup monté avec Zerbinette pour que le fils du Dottore s’intéresse à elle !

Beltramino Crema ne put s’empêcher de sourire.

— Quels étaient les rapports entre mademoiselle Gabriella Chiabrera et votre épouse ?

— Ils étaient bons, c’étaient des amies, je le jure !

— Depuis quand mademoiselle Gabriella Chiabrera appartenait-elle à votre troupe ?

— Deux ans, Excellence.

— Avait-elle un…

— Un amant ? Non, Excellence.

— Combien de femmes y a-t-il dans la troupe ? demanda Crema après un silence.

— Quatre, Excellence. Maria et Flaminia sont mariées. Maria est l’épouse de Pantalone et Flaminia est celle de Flavio.

Une vengeance de femmes ? Une jalousie ? Mais comment expliquer ce mystère sur l’arme ? Pourquoi Francesco mentait-il en disant que la lame s’enfonçait dans le manche ?

— Ramenez-le, ordonna Beltramino Crema au porte-clefs après quelques instants de réflexion, mais ne le mettez pas avec les autres et faites venir Flaminio Scala.

Pendant qu’on allait chercher le chef des Gelosi, le vice-podestat sortit le contrat de création de la troupe et le montra au notaire.

Les soussignés compagnons Francesco Andreini, Isabella Andreini et Flaminio Scala désirant fonder une compagnie fraternelle ont ensemble décidé d’observer fraternellement, comme c’est l’habitude entre bons et fidèles compagnons, tous les chapitres suivants…

Suivaient les règles de la compagnie.

Le notaire lisait le contrat quand Scala arriva, garrotté lui aussi, mais se tenant fièrement. Sans frémir, il regarda la corde et la poulie.

Le notaire lui tendit les Saints Évangiles sur lesquels il jura sans hésiter, puis il demanda au vice-podestat :

— Excellence, je vous en prie… nous ne pouvons nous enfuir, vous le savez, faites délier mes compagnons. Ils ont des besoins naturels et même des animaux ne sont pas traités comme nous !

Beltramino Crema ignora sa supplique et posa les mêmes questions qu’à Francesco Andreini. Il obtint à peu près les mêmes réponses. Scala assura aussi que l’arme qu’il avait sous les yeux était bien celle dont la lame s’enfonçait dans le manche.

— Parlez-moi de l’argent dans votre coffre.

— C’est l’argent de la troupe, Excellence.

— Vous êtes trois à l’avoir créée.

— Oui, Excellence. Le contrat précise que nous avons une double part dans les recettes.

— L’arrestation d’Isabella augmente donc la part des autres ?

— Non, elle sera toujours membre de la troupe quoi qu’il lui advienne.

Le vice-podestat soupira. Ce n’était pas la réponse qu’il aurait souhaitée. Il renvoya Flaminio Scala et fit venir Isabella.

Elle arriva, la robe encore tachée du sang de sa victime. Elle jura elle aussi sans hésitation, et donna les mêmes réponses aux mêmes questions.

— Où était l’arme avant la représentation ?

— Avec les accessoires, dans un coffre de bois.

— Qui la rangeait ?

— Moi… mon mari… tout le monde…

— Auriez-vous pu en prendre une autre, vous tromper ?

— Non, elle était facilement reconnaissable. Francesco l’avait fait faire pour cette comédie.

— Avez-vous essayé la lame avant la représentation ?

— C’était inutile. C’est une pièce que nous jouons depuis deux ans.

— Quand l’avez-vous jouée pour la dernière fois ?

— Il y a un mois, à Milan, et avant, en Espagne. Nous l’avons aussi répétée durant le voyage de Milan à Mantoue. Notre nouveau comédien, qui jouait Dottore, devait apprendre son rôle.

— Et vous avez utilisé cette arme ?

Le vice-podestat montra le couteau fiché sur la table.

— Oui, à chaque fois.

— Pourquoi avez-vous tué Gabriella Chiabrera ?

— Je ne l’ai pas tuée, elle était mon amie…

— Votre amie ? Elle était jalouse… Elle aimait votre époux ?

— Je vous interdis ! s’insurgea fièrement Isabella.

— Vous ferez moins la fière, demain, menaça le vice-podestat.

Il la fit raccompagner et appela successivement tous les autres comédiens, sans rien obtenir de plus. Le dernier fut celui qui jouait Dottore. C’était un jeune homme de quelque vingt-cinq ans au visage décidé et avenant.

— Quel est votre nom ?

— Ludovic Armani.

— Vous n’avez rejoint les Gelosi qu’à Milan, il y a un mois ?

— Oui, Excellence.

— Que faisiez-vous avant ?

— J’étais comédien dans la troupe des Desiosi. J’y suis même né, puisque ma mère, Vincenza Armani, en faisait partie.

— Pourquoi les avoir quittés ?

— À la mort de ma mère, je suis allé à la recherche de mon père, en France.

— Vous l’avez retrouvé ?

— Il était mort, et je suis rentré en Italie. À Milan, j’ai appris que les Gelosi s’y trouvaient. Je suis allé demander à Flavio s’il pouvait m’engager.

— Et il l’a fait ?

— Pas tout de suite, Excellence, mais un des comédiens de la troupe a attrapé une fièvre quarte et Flavio a fait appel à moi.

— Vous avez joué la pièce durant votre voyage entre Milan et Mantoue. La lame du couteau s’escamote-t-elle dans le manche ?

— Oui, Excellence. Je l’ai souvent manipulé, c’est un très beau mécanisme.

— C’est celui-ci ? demanda Crema en désignant l’arme.

— Oui, Excellence, je le reconnais.

— Quelles étaient les relations entre Gabriella Chiabrera et Isabella ?

— Bonnes… Je pense…, hésita Dottore.

— Vous pensez ? ironisa le policier. Vous les avez vues se disputer ?

— Non… enfin… une fois, balbutia le comédien.

— À quel sujet ?

Le jeune comédien se passa la langue sur les lèvres, ne sachant que répondre. Son regard glissa sur la corde et la poulie. Il parut terrorisé.

— Je vous ai posé une question !

— Isabella trouvait que Gabriella s’intéressait un peu trop à Francesco, son mari, lâcha-t-il à regret.

— Et c’était vrai ?

— Je… Je ne sais pas… Mais Gabriella était souvent avec Francesco, c’est certain.

Enfin Beltramino Crema tenait une piste ! Tout tournait bien autour d’une histoire de jalousie ! Il regarda l’arme, songeur. Se pourrait-il qu’il y ait un mécanisme permettant d’empêcher la lame de s’enfoncer totalement ? Il devait faire examiner ce couteau par un fourbisseur. S’il y avait un mécanisme intérieur, cela signifierait qu’Isabella avait vraiment voulu tuer Gabriella, puis tenté vainement de faire entrer la lame dans le manche. Seulement le mécanisme n’avait pas dû fonctionner. S’il l’avait fait, elle aurait alors juré qu’elle n’y était pour rien, que la lame n’avait pas glissé assez vite…

Il reconnaissait que l’explication n’était pas totalement satisfaisante, mais elle permettait de comprendre les dépositions entendues. Il entendit sonner neuf heures au couvent.

— Ramenez-le, dit-il au geôlier. Déliez aussi les autres et donnez-leur de l’eau et du pain.

Quand le Dottore fut parti, le vice-podestat interrogea le notaire pour connaître son avis.

— Ces gens paraissent honnêtes, Excellence, répondit-il. Je ne vois guère qu’un crime de jalousie.

— Moi aussi, dit Beltramino Crema. Je questionnerai Isabella Andreini sous la torture, demain, pour connaître la vérité.

La guerre des amoureuses
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