V
L’Escadre frêle
¿’ Fusées ! Fracas fréole ! Fanfare poussée à fond, cuivres suraigus, comme si ma petite présentation de la Horde n’était qu’un pur préalable, le signal loufoque que le barouf peut maintenant battre son plein ! Les vélivoles ! Rien n’a changé depuis le temps ! La même soif, le même goût échevelé des ascendances, à sortir les ailes et les écoufles, à gonfler les gonfalons, à jeter des boos à tous crins, n’importe où, dans la nue ! Pas un pour rester calmement sur le pont où circule l’élégance bleue des femmes, lesquelles sont trop heureuses de trouver enfin, grâce à nous (ravis de l’aubaine), des hommes qui les écoutent et partagent leurs rires ! Un vrai foutoir d’ailes qui planent autour du perroquet de fougue – bouteilles lancées en vol ou gourdes passées de main en main comme on se jette un ballon ! Youp ! Ça s’accroche aux vergues, ça grimpe au mât de misaine, ça se jette ! ça vomit dans le ciel ! À qui montera le plus haut, à qui coupera la corde de l’autre pour le virer aval ! Vas-y ! Et que je ramène des touffes d’asphodèle arrachées à la steppe pour une femme qui rougit ! Que je renverse de l’eau ou du vin sur les têtes, en braillant ! Rien n’a changé. La séduction est dévolue au pont ; elle le sera au feu central, dans la prairie, tout à l’heure. Ceux qui jouent sont les plus timides, de jeunes boutefeux que leur chibre soulève mais qui n’osent, sur le pont, affronter cette joute autrement délicate de l’amour possible. Alors ils s’envolent et fanfaronnent, restent entre eux, prompts à mater, à déstabiliser les séducteurs aguerris qui demeurent, eux, les pieds stratégiquement rivés au plancher du navire… En bien des sens, la fête fréole a toujours été verticale et céleste, n’ayant pas, comme chez les abrités, cette structure plate, centrée sur un pôle autour duquel spiralent les désirs.
Quel subit sérieux, mon petit Caca !? Serais-tu en train de coaguler de la glotte ? Tu commentes le comment ? Tu tudies et tu nalyses ? Et meilleureux : tu terprètes la féfête ? Va donc t’amuser tantôt !!
) J’ai assisté au spectacle cannéole que nous ont offert trois danseuses-musiciennes plutôt splendides. La cannéole, telle que je la connaissais jusqu’alors, se jouait avec un long bambou troué de deux mètres que les musiciennes présentaient face au vent, sous une série variable de figures, afin que le souffle traverse le bâton et y produise ainsi un son agréable. Au mieux était-ce, bien mené, une sorte de concert de flûte un peu haché, avec quelques gesticulations plus ou moins bien intégrées qui y répondaient. Mais ce que j’ai vu m’a fasciné. C’est un art automoteur où la musique, qui naît du mouvement du bâton, donc du geste, donc de la danse qui l’apporte, suscite la danse qui suivra, laquelle relance naturellement la mélopée du vent et s’entretient d’elle-même, dans une volte entre sons et gestes qui n’a ni début ni fin, et s’enspirale. Outre que la vélocité du ballet m’a surpris, ne s’autorisant que les silences nécessaires au tempo et jouant continûment un air mélancolique enroulé par les danseuses avec une désarmante sensualité. Le bambou, entrave des chorégraphies ordinaires, prend ici une force visuelle de porte-étendard, de fer de lance, c’est un arbre, un sexe, une hélice lente, selon les inflexions musicales. Après le spectacle, je n’ai pu m’empêcher d’aller féliciter la danseuse qui m’avait le plus touché.
Elle tourne vers moi le bleu dense de ses yeux, elle est ravie, un peu impressionnée, elle a reconnu le scribe, mes compliments incendient ses joues, sa bouche brille, très rouge sur une peau blanche. Des airs de Coriolis, mais en tellement plus vive ! Elle vient d’un village de l’aval, Ravenne, que nous avons traversé il y a plus de cinq ans. Elle a rejoint l’Escadre frêle pour y vivre la vraie vie. Elle est donc danseuse et joueuse de cannéole, avec un accent attachant qui lui fait dire « Soff » en chuchotant le f. Elle me plaît terriblement. J’ai envie d’embrasser sa nuque fraîche. Ses cheveux glissent sur sa joue avec une enfantine grâce. Ils se délient sous le vent par salves joueuses, mobiles, avec des reflets d’écorce et de châtaigne, et viennent parfois se poser sur sa bouche, la voiler… Elle me parle d’une voix pleine qui désarçonne ma pudeur et m’encourage à lui répondre en vrac, à la volée, sans rien contenir. Là où nous sommes, accoudés au garde-fou, nous regardons la première lune, la rousse, se lever. La brise bouscule au loin quelques nuages, et les buis, jetés sur la plaine en touffes, prennent doucement feu sous la lueur sélène. En contrebas, des membres de la Horde et de l’équipage, pêle-mêle, empilent le bois fraîchement coupé en prévision d’une nuit qui s’annonce longue. La conversation roule, roule nos rires sur le commodore et sur Golgoth, sur Caracole et ses frasques, avec une euphorie croissante qui me prend délicatement à revers. J’ai bien tenté, nonchalant, de regarder devant moi, la tête droite, au loin, de fixer mon âme floribonde sur la cavalcade leste des herbes qui frissonnent sur les crêtes. Mais je n’y peux plus grand-chose maintenant. Un sang d’une douceur insolente me coule dans les fibres, me rend ivre de joie, à moitié saoul d’elle et de sa peau de drap frais. Irrépressiblement, je tourne mon visage vers le sien et je la regarde à nouveau, et à nouveau je me noie, pars à la disperse, bu, buée. Elle ne dit ni ne fait rien d’extraordinaire pourtant, elle – c’est si bête, si simple – incline son buste ou délace une mèche sans y penser, elle change de voix pour imiter un marcassin grognon, mais c’est comme si le monde s’allumait sous le boisseau de ses gestes, comme si les cuivres qui nous parviennent, déréglés, au bon vouloir des bourrasques, ne jouaient plus qu’en sourdine, pour faire écho à son souffle.
— Mesdames et messieurs, je vous demande maintenant de bien vouloir quitter le navire pour vous rassembler dans le champ autour du feu. La fête de ce soir est placée sous le signe de la joute ! Combat de cerf-violent, jet de boomerang à l’aveugle et écriture éphémère à l’écoufle vous sont proposés ! Les tournois seront suivis d’un second ballet cannéole !
∫ La plupart des nanas ont choisi d’écrire au cerf-volant enflammé, sur le ciel noir, ces fameuses tirades de plus en plus longues que dictent les trouvères. J’y suis donc allé (confiant le Larco…) Jeu pour mioches, j’entends souvent ! Hé ben, c’est plutôt redoutable (croyez-moi) pour maîtriser la trajectoire de l’écoufle dans l’air sans éteindre la flamme ! Je n’ai tracé que la première phrase – « Bienvenue à la Horde » – en ratant lamentablement le H. Ces Fréoles sont extraordinairement habiles (ou entraînés ?). Certains vont si vite que le mot semble écrit à main levée (le feu est leur encre !). J’aimerais tellement apprendre, ne serait-ce que pour frimer devant Coriolis, lui écrire à la cage (tiens, c’est une idée ça…) sans que les autres puissent comprendre ce que je fais. Ce serait notre secret !
π J’ai choisi le cerf-violent. Pour me défouler. Pour me vider de cette journée décidément trop riche pour moi. Faire plonger les engins au sol et couper les fils d’attache pour rester seul dans le ciel… Quel accueil nous ont réservé ces Fréoles ! Pas même « réservé » puisqu’ils ne s’y attendaient pas plus que nous, à nous croiser en pleine steppe ! Accueil spontané, naturel pour eux. Il faudra que nous nous concertions avec Sov et Golgoth pour réfléchir à la meilleure façon de les remercier. Question de principe et d’honneur. Sov est méconnaissable depuis tout à l’heure. Je l’ai rarement vu comme ça. Il est ébloui par sa rencontre avec une danseuse, une certaine Nouchka. Une fille un peu légère mais sans travers. D’après le contre-amiral. Que j’ai questionné. Alme et Aoi se moquent gentiment de lui. Sans toutefois aller jusqu’à le déranger. Pointe de jalousie ? Elles sont également très courtisées ce soir. Oroshi de même, qui attire plutôt les hauts grades. Cette fête nous fait un bien immense.
) Après les tournois, nous reprîmes la conversation. C’était encore plus difficile. Je faseyais comme une voile mal remplie, j’avais besoin d’elle, sa présence me brassait le sang dans les veines. Elle avait des yeux d’un bleu d’orage, d’un bleu si dense que je l’imaginais, pleurant, faire des trous de ciel dans son mouchoir. Mais sa bouche, plus encore, me décramponnait, une bouche de vin hors d’âge, hors de portée, à boire fou, et debout. Cette bouche, j’avais envie d’y approcher ma main, d’en caresser du pouce la courbe humide et le velours, de la voir frémir, trembler d’attente et de soif, envie d’elle, l’ouvrir au souffle, lentement l’écarter, qu’elle s’ourle, haletée, pour cueillir le fruit rapide de sa langue que je voyais rosir sous la syllabe et sucer le caillou des sons. J’avais une envie tanguante de croquer dans ses lèvres, d’en crever le rouge bai, d’en avaler le jus jusqu’à la gorge et de laisser ma main faire, qu’elle cueille au creux ses seins, les enveloppe… Les tétons faire saillir, durcir en quête… La coucher sur les planches du pont, dures, elle souple par contraste, prendre sa bouche, tenir dans ma main sa nuque, que la tête ne bute, dans l’autre son sein glissant. Et laisser le chat fou sous sa robe marine sinuer jusqu’au fondant, jusqu’à la succulence… La sentir alors, tout entière – lâcher – se distendre comme un cordage qui trempe, tandis que flottent ses couleurs au-dessus d’une terre de planches. Sentir son odeur de femme, la lécher, écarlate, l’ouvrir, la laper farouche comme un vin de banquet, mordre dans l’abricot de ses seins, dans son omoplate nue. Puis entrer en elle, à un signe bleu, sur un sourire qui consent. La pénétrer, elle, à cru. Éprouver à quel point elle m’accepte, lent balancement, pluie du sang, fusion.
¿’ Trouboo par ci, Trouboo par là : tous les souvenirs qui tintent dans la cloche de ce nom… « Trouboo le Troubadour ! », ils m’alpaguent comme ils le faisaient alors. Ma réputation est restée intacte, zénithale, renforcée même par l’absence et les légendes alimentées. Tant de gens me parlent qui m’ont trop bien connu, il y a six ans. Hier soir. Qui me semblent encore si intimes. Waouf ! Pourtant, cependant, nonobstant, toutefois… Néanmoins, je sais que je ne suis plus, ne serai jamais plus, des leurs. Un verre, que je peux situer, nous sépare sans qu’ils le sachent. Je deviens un vrai nomade. Eux sont demeurés des parcoureurs.
C’est tout, Caca ? Tu t’en tiens là et tu passes la plate ? Ricochet au sol, reprise de volée, poteau rentrant ? Tu « deviens un vrai nomade » alors que t’es né neuf du mouvement même ? Tu t’épaissis du dedans, tu grumelles plutôt, tu te sens même proche de Sov, tu comprends presque Larco quand il te dit qu’il aime Coriolis ! Tu commences à sentir le lien, cette espèce de corde souple qui te tire aux fibres quand tu penses encore quitter la horde, retrouver ta liberté chérie, ta petite maîtresse perdue. Perdue ? Euh, trouvée ? Le libre, tu commences à te demander s’il ne serait pas plutôt avec eux, dedans le Pack et parmi le Bloc – même Golgoth, tu… Hola, Caracolle ! Hola, troubadour ! On glue dans l’humain ?! T’agglupines ou t’agglomerdes ? Tu me fais peur Cacatoès, avec tes calembredaines de lien ! Reste toi-même – vitesse – vitesse et fuite !
— Donc, si je vous comprends bien, nous avons près de quatre ans de contre jusqu’à l’entrée du défilé de Norska ?
— D’après les calculs du timonier et de votre Prince Della Rocca, oui.
π Golgoth remue la tête. Je souris qu’ils m’appellent « Prince ». Personne ne dit plus ça dans la horde. Nous sommes tous rassemblés sur le pont arrière avec les deux capitaines, les barreurs et les cartographes. L’attention est maximale, même si certains ont mal à la tête et n’ont pas assez dormi… Le vaisseau tangue un peu. Nous n’avons pas l’habitude. Le plancher de bois où nous sommes assis est réellement superbe. Le soleil est déjà haut. Il avive l’orange des voiles ferlées aux mâts.
— Comment se présente le défilé ? Vous dites qu’il est trop étroit par endroits pour le Physalis, que vous avez dû renoncer. Mais vous pouviez utiliser une chaloupe, non ?
— Nous l’avons fait, naturellement. Nous sommes remontés jusqu’à la moitié du défilé, pour ce que nous avons pu estimer. La coque était couverte de neige et de glace. Les hélices tournaient difficilement, avec le froid. Le défilé fait à cet endroit une sorte de coude, et dès que vous le passez, le blizzard devient d’une férocité inouïe. Il souffle presque verticalement et la pente s’accentue dangereusement…
— Elle est surtout complètement lisse et verglacée ! La neige y est poncée comme ce parquet !
— Nous avons fait l’erreur de vouloir continuer à tout prix. Une rafale a plaqué la chaloupe au sol et les crampons de retenue sous la coque ont craqué avec le gel. L’équipage n’a rien pu faire. La chaloupe a décroché aval, glissant comme un verre sur une table de marbre. Elle s’est écrasée au coude, sur les parois du défilé. Aucun matelot n’a survécu.
L’angoisse est perceptible sur nos visages, mêlée à une forme assez peu glorieuse de satisfaction : celle de se dire que la technologie fréole, aussi brillante soit-elle, peut aussi échouer…
— Est-ce que vous pensez qu’à pied, le contre est… possible ?
Le commodore sourit.
— Nous nous le sommes demandé. Une horde, bien compacte, peut vraisemblablement atteindre le coude. Ensuite, très franchement, je ne vois aucun être humain, même entraîné comme vous l’êtes, pouvoir escalader cette pente de glace sous un vent aussi véloce…
Golgoth a frémi, touché au ventre, comme si personnellement on venait de le mettre en question.
— Comment vous pouvez dire ça ? Vous nous avez jamais vus contrer ! Nous tenons debout sous blaast ! On doit pouvoir passer !
Le commodore baisse les yeux. Il hésite quelque peu à enchaîner, puis s’y résout :
— Je vous rappelle que votre père lui-même, le huitième Golgoth, dont vous connaissez mieux que moi la réputation, n’a jamais pu dépasser le coude. Il y a perdu la moitié de sa horde sur une seule rafale.
x Je ne saurais dire pourquoi, mais j’eus la certitude, à ce moment précis, qu’il nous mentait. La torsion étrange de son vif, peut-être.
π Golgoth s’est levé d’un bond. Il est hors de ses gonds. Il accuse presque le commodore :
— Mon père est mon père. Je suis le neuvième Golgoth ! Chaque génération est plus forte que la précédente ! Je dispose d’une meilleure horde.
Avec un Fer qui ne sait pas ce que dépaler veut dire ! Nous passerons ! Quoique vous dites ! Vous n’êtes que des éologues ! Vous savez que dalle du vrai contre qui se fait à la vertèbre !
La courtoisie du commodore l’empêche de répondre sur le même ton.
Il encaisse l’attaque avec sagesse, sans chercher à contredire notre traceur :
— Je ne doute pas de vos capacités, qui sont fameuses. J’essaie simplement de vous mettre en garde, comme le feront certainement vos propres parents. Avec nos anémomètres, nous avons mesuré la vitesse du blizzard au coude. Il nous est même techniquement possible, en activant nos éoliennes de captage, de reproduire sur nos hélices la même vitesse. Vous aurez ainsi, si ça vous intéresse, une sorte de simulation de ce qui vous attend dans le défilé… Si ça vous amuse, je demande à mon équipage de placer les éoliennes. Ils hisseront en même temps les voiles pour équilibrer la propulsion et maintenir le vaisseau en place pendant que les hélices tourneront à l’arrière. Vous vous placez au niveau du sol, derrière la poupe et nous verrons bien si vous tenez sous pareil vent…
Il a soumis l’idée sans malice, moins pour nous tester que pour mettre fin à une discorde – par l’épreuve des faits. Golgoth nous toise rapidement.
Sans l’avouer, nous craignons l’humiliation mais sommes trop avides, en même temps, d’en avoir le cœur net. Et de pouvoir leur rabattre le caquet.
Après tout, seul un furvent nous décolle du sol.
— Faites donc placer vos éoliennes. Nous allons vous montrer ce qu’est la Horde !
— Avec plaisir !
) Aussitôt gueulé, aussitôt fait. Nous descendons par la passerelle et allons nous placer derrière le navire, dans la steppe, face à la quille de bois. Trois énormes hélices, de trois mètres de diamètre, sont enfoncées dans trois trous circulaires découpés à même la coque, à un mètre au-dessus du niveau du sol. Une hauteur idéale pour la simulation. Nous enfilons nos casques et nos protections, nous fixons les crampons de 25 sous les regards intrigués des Fréoles, dont la plupart nous observent du pont arrière, penchés à la rambarde, dix mètres au-dessus de nos têtes. À l’ombre du navire, la fraîcheur commence à tomber sur les épaules et l’herbe s’humidifie… C’est Pietro qui commence à nous mobiliser :
— Bon, il s’agit plus de faire les fanfarons maintenant ! Nous allons contrer comme pour un début de furvent : en corps cassé, latéral. Calés sur la jambe aval. Très ramassés. Tête, coude et genoux alignés…
— Vous avez percuté la règle ? le coupe Golgoth. Ils balancent d’abord leur première hélice, elle correspond en gros au débouché du défilé. Normalement, pas de casse chez nous. Ça nous sert à blinder les appuis. Ensuite, au coup de trompe, ils balancent la seconde hélice : là, va falloir boîter le Fer au taquet et s’abriter franc. Losange en pique. Épaule contre épaule, dans la mélasse ! Derrière, le Pack, vous étayez le mec qui vous abrite. Comme si vous étiez une putain de poutre ! On risque de gicler à tout moment. Vous, vous brinquebalez moins, mais vous allez encaisser le massif. Vous êtes le socle, les branleurs, oubliez jamais ! Si vous chiez, le Fer chie – y a pas de miracle ! Je veux pas sentir dans mon cul le moindre trou de pet. Clar ?
— Clar !!
— Au deuxième coup de trompe, la troisième hélice décolle. C’est là qu’ils nous attendent, les Frelons ! Nous, dans le Fer, on va plier en deux, nuque cassée, le groin dans les godasses, à se goinfrer de la force de plaquage. Ça va nous clouter les appuis. Faudra que derrière, vous nous foutiez la tronche dans le cul ! Illico ! Qu’on soit plus qu’un parpaing de chair. Un roc d’os. On a trois minutes à tenir. C’est longuet. Ça suppose que vous ayez pas envie de pisser. Vous êtes plus de la bestiasse : vous êtes de la pierre. Vous respirez plus. Vous souffrez plus. Vous tenez jusqu’à ce que la trompe gueule que la Horde a des couilles ! En place !
— En place ! De proche en proche, j’ai entendu les cris des matelots et le bruit des éoliennes qui se mettent à tourner. Le navire ronronne puissamment. Le commodore s’est placé sur le côté de la coque, en amont des hélices, avec le joueur de trompe. Bien à l’abri, mais parfaitement visible pour nous.
— Mes chers amis, voici l’heure de vérité ! Je vous souhaite bonne chance et, quoiqu’il arrive, vous aurez droit à notre meilleur vin pour les réjouissances apéritives ! Attention… Trompetier ! Première hélice !
Un long coup de trompe, piqueté de cris d’encouragement et de sifflets rieurs… Le Goth a pris place devant, sans frémir. Il casse son corps rond, cale son pied d’un kick rageur dans la terre et hurle : « Serrez ! » La première hélice a commencé par hacher l’air, puis très vite, elle se met à ronronner, à vrombir, à ronfler furieusement. La masse d’air qui nous arrive en plein corps est comparable à une bonne stèche : les vêtements claquent en drapeau, ils tirent sèchement au cou, aux manches et aux tibias. Sous la propulsion, le navire avance un peu, s’éloigne de deux mètres puis se recale. Mon épaule droite touche le dos de Golgoth, mon genou droit est presque emboîté derrière le sien. Ma jambe gauche sort de l’alignement, légèrement, pour protéger Erg et amorcer le triangle. Pietro s’est placé rigoureusement comme moi, en siamois symétrique. Nos appuis sont bons. Le souffle généré par l’hélice est irrégulier de sorte que nous bougeons un peu, sous les salves. Mais ça va.
— Solides les gars ! Continuez ! Les crocs, restez compacts !
π Deuxième coup de trompe. L’adrénaline est montée d’un cran. Des femmes rient au-dessus de nous. L’hélice centrale s’ébranle, les pales accélèrent. Le vent s’intensifie si vite que je crois tomber comme une quille. Derrière, ça gicle dans la traîne. Sidérante est la vitesse des pales et le son presque aussi féroce que le flot à encaisser. J’ai serré derrière Golgoth et contre Sov. Aussi près que possible. Erg, Talweg et Firost ont vissé l’étau. Leur masse verrouille notre Bloc. Le Fer est en place. Sensation portante. Mes cuisses pourtant tremblent comme des mâts. La déferlante est si puissante, si palpable qu’elle me plaque les joues dans la bouche. Mon avant-bras, ancré sur le genou, vibre sous la poussée. J’ai mal au mollet, mal à pleurer. Jamais tenir, je vais lâcher – il faut tenir, Della Rocca, tu es Prince ! Prince ! Je tiens. Mes crampons dérapent dans cette terre trop meuble. Le vent s’est stabilisé. Roc. Roc. Derrière, sans voir ni entendre, juste par la traînée rebours, je sais que la moitié du bas losange a été arrachée. Il reste le Fer, en entier, et un rang derrière. Rek. Ça gicle de mon côté, à droite. Arval et le fauconnier. Décrochés.
Troisième coup de trompe. Je ne vois pas comment je vais tenir. Golgoth a juste le temps, et le courage, de gueuler : « Bloc ! Bloc ! » Je mets mon front dans ses fesses. Le quatrième rang saute. Ne reste que le Fer : Erg-Talweg-Firost, avec les trois piliers en étai, derrière nous. Presque accroupi au sol, nuque posée sur genou d’attaque, Golgoth est écrasé par furvent. Ses genoux craquent sous l’énormité de la poussée frontale. Norska. Ce sera comme ça. Norska. Le vent brûle. Les rafales sont presque solides. Je corrige ma position de tête au degré près, sans cesse. Ma nuque durcit. À chaque saute de flux, ma cuisse gauche prend un coup de cognée. Ça me hache.
) Je ne sais pas comment ça s’est passé à ce moment-là. J’ai juste senti le vent faiblir, parce que Golgoth, le neuvième du nom, fils teigneux de sa royale lignée, dans un terrible sursaut d’orgueil, avait décidé de se relever – et d’avancer ! Je ne sais pas comment il a pu. Je me souviens juste qu’il a propulsé ses bras vers l’avant, en appui sur le flux, exactement comme s’il cherchait à faire rouler un énorme rocher. Il a changé d’appui en attaquant du genou, en percussion, pour casser le ventre du vent, lui remonter les tripes à la gorge. J’ai essayé de le suivre, de garder l’aspiration. De faire le pas qui m’aurait ressoudé à lui.
— Pousse ! hurle Erg. Je me suis désaccroupi trop tard, et un rien désuni, l’air racle mes clavicules, mon tronc est déjà trop droit, mauvais angle, ma tête part en arrière, rincée, l’arc de ma colonne plie, je résiste… Derrière moi, Erg tente de me redresser d’un coup de casque dans les dorsaux. Je m’appuie quatre secondes sur son mur de muscle dur, « Gicle ! », « Peux plus, gicle ! ». J’obéis, pour sauver Erg, ne pas l’emmener dans ma chute, pour lui laisser la chance de continuer. Je m’expulse hors du Fer, le flot me fauche de plein fouet et me projette cinq mètres derrière, je pars en roulé-boulé dans l’herbe avant d’être bloqué par les crocs regroupés. Et tous ceux qui ont lâché.
— Fastik ! Fastik !
— Chrim, Golgoth, chriiim !
J’avais honte mais personne ne s’en soucia. Erg était toujours en ligne, dans la position parfaite de la goutte, avec des appuis monstrueux sur toute la surface cramponnée – il avait rejoint le Goth. La horde amassée n’avait d’yeux que pour ceux qui défendaient encore notre honneur, ce trio Golgoth-Pietro-Erg, ressoudé, encore debout, à moins de deux mètres maintenant de la furie ahurissante des pales du navire fréole ! Les trois hélices vrombissaient désormais au plus haut de leur régime. Ils n’avançaient plus maintenant, c’était humainement impossible. Pietro flottait tel un drapeau de peau. Il allait rompre. Il rompit. Il essaya de se coucher au sol, mais le vent le releva comme une plaque et l’envoya valser, touchant au passage Erg et le déséquilibrant de façon fatale.
Ne restait que Golgoth, avec au-dessus de lui cette foule impressionnante de Fréoles qui hurlaient sans qu’on les entende et levaient les poings pour l’encourager dans sa folie.
Résonna – enfin – le coup de trompe qui annonçait que c’était fini, que les trois minutes étaient écoulées et que Golgoth, Golgoth seul, avait gagné ! Mais fut-ce que si près des hélices, il ne l’entendit pas, qu’il ne voulut pas l’entendre, qu’il était déjà dans le défilé, au cœur de la furie de Norska, cramponné à la vie, à la glace, les tibias vissés dans deux trous de froid, mais Golgoth, dans un ultime geste de pure rage, décocha un coup de genou, un coup de poing, genou encore, poing, comme si le vent avait été vivant, humain, membré, debout, face à lui, et il atteignit l’encadrement de bois de la coque, la cavité où était enfoncée l’hélice centrale, à un mètre au-dessus du sol ! Et il s’y accrocha, au rebord de bois, à deux mains. Toute l’herbe derrière lui avait été arrachée par les rafales. Il restait un champ de terre. La peau des joues lui recouvrait les oreilles. Il hurlait.
Puis les hélices ralentirent, les pales roucoulèrent sur leur lancée et doucement s’arrêtèrent. Il y eut une longue plainte de trompe, suivi d’un assourdissant silence. Golgoth chancela, le ventre butant contre la coque, prêt de s’effondrer, mais il se releva en s’aidant du rebord et leva la visière de son casque vers le pont où étaient amassés les Fréoles. Quelques applaudissements, timides d’abord, puis ce fut un authentique torrent, une ovation époustouflante de fraîcheur et d’admiration.
π Le déjeuner se passa sur un nuage. La fierté d’avoir tenu jusqu’à la troisième hélice ? Oui. Mais plus encore la sensation intérieure que nous étions de trempe pour Norska. L’après-midi se déroula dans la sérénité. Notre première vraie journée de repos depuis des lustres. Je pris quelques nouvelles d’Aberlaas et de l’Hordre. Rien de très neuf n’en ressortait : toujours les mêmes tensions entre les trois phalanges : les Chroniens, les Amontistes et la Pragma. La Pragma considérait qu’une horde n’avait qu’un but : atteindre l’Extrême-Amont par tous les moyens, véhicules compris. Elle avait naturellement le soutien inconditionnel des Fréoles qui proposaient de transporter la trente-cinquième directement au pied de Norska ! Une aberration pour moi. Aucun sens. Une horde n’avait que la valeur de son contre, que son corps à corps au vent et à la terre. Lui retirer la Trace, c’était l’empêcher de mûrir, d’apprendre et de savoir. C’était amener en Extrême-Amont, s’il existait, une horde profane, inachevée et crétine. Qui ne saurait donc être à la hauteur de l’enjeu. Les Amontistes restaient jusqu’ici majoritaires. Ils croyaient en nous. Ils nous soutenaient et favorisaient notre progression grâce à leurs relais sur la bande de Contre. Quant aux Chroniens, ils n’avaient guère changé d’axe. Ils cherchaient le noyau du vent dans les chrones, menaient des expérimentations multiples et discrètes… D’après le commodore, leur influence grandissait. Elle ne nous était pas défavorable pourtant puisque Oroshi gardait l’appui des aéromaîtres, prépondérants dans la phalange.
Le soir était prévue une grande fête, encore une, dans la prairie. Erg paraissait soucieux. Il se méfiait de ces ambiances légères, propices aux attaques. Une bonne partie du Pack avait passé l’après-midi à faire du char à voile et à piloter des aéroglisseurs. Sov était amoureux, Alme proche de l’être et Coriolis tentée. Golgoth avait passé deux heures en soufflerie dans la cale, avec Firost. Il me fatiguait parfois.
) Nouchka, je ne faisais au fond que la chercher et la craindre, excité et fébrile, à travers les préparatifs de la fête, ne sachant comment prolonger ce qui s’était passé entre nous, où trouver la ressource d’aller plus loin, me hurlant tout au long de moi-même d’être naturel et simple, et sentant bien qu’il ne l’était absolument plus, celui qui guettait son reflet sur les cuivres, dans l’espoir de rectifier, avec ses doigts, de mes cheveux, la broussaille. Lorsqu’elle n’était pas devant moi, je retrouvais sans mal la sensation de mon unité, la continuité de mes muscles et de mes membres, qui me donnait cette certitude d’être un bloc distinct du monde. Mais dès qu’elle surgissait, je me mettais à vibrer de l’intérieur, je me démâtais par la colonne, disloqué, comme si toutes les planches et voliges du navire fréole se déclouaient lentement sans bruit, pour s’élever en tournant dans les airs aussi gentiment qu’une brassée de brindilles. Passé les premiers échanges, je parvenais généralement à me rassembler un peu – mais parce qu’elle était si joyeuse à me voir, me donnait tant de gages –, puis commençait le long vertige de sa présence, ce sentiment absolument net, délavant tout alentour, si rare, qu’à aucun autre endroit je n’aurais voulu être, à aucun autre moment et avec nulle autre personne qu’ici et maintenant avec elle.
La fête fréole nous aspira, Nouchka et moi, dès notre entrée dans le disque d’herbe fauchée à l’aérotondeuse. Nous fûmes happés bien vite au milieu des corps rigolards, aux bras prolongés de gobelets qu’on nous présentait à la cantonade, tirés directement de fûts que des girouettes à coupole maintenaient, si j’avais bien compris, sous une mousseuse pression. En deux verres tassés, quelques sourires francs, je me retrouvai dans la fête. Non plus observateur craintif, mais acteur, centre d’attention et de rire, de questions sincères ou polies, de séductions multiples auxquelles je ne savais ni réellement répondre, ni complètement repousser, pris à part que j’étais par de vieux matelots avides de humer mon prestige et par des femmes, certaines plutôt mûres, qui interprétaient mes timidités pour des acquiescements à discuter.
Je ne sus rapidement plus où étaient Nouchka ni les autres, nous étions dispersés, j’apercevais, plus loin dans le veld, des poches éclairées d’où suintaient, salvatiquement, de la musique ou des cris – arènes alors, ou cercles de jeux ?
π Après avoir interrogé le commodore, mon impression sur l’homme qui a questionné Firost, au visage en triangle et aux yeux jaunes, se confirme. Il n’appartient pas à l’équipage de l’Escadre frêle. Il s’est présenté au contre-amiral lors d’une escale dans un village anodin, sous le nom de Silène. Oroshi l’a suivi dans la fête ; elle lui a même parlé. Sur un signe, nous sortons discrètement du cercle des torches. Partis en sens opposés, nous décrivons une boucle pour nous retrouver en aval. Un creux de la prairie nous abrite. Oroshi s’assoit en tailleur, très droite, le visage fermé. Une lune à moitié pleine métallise les tiges d’herbe. D’un mouvement de tête, elle m’interroge :
— Le commodore t’a affranchi ?
— Oui. Ce Silène a demandé à faire partie de l’escorte externe du Physalis.
— Il m’a dit. Qu’est-ce que c’est exactement ?
— C’est cette nuée de chars à cerfs-volants, d’aéroglisseurs et de contras qui devancent ou qui suivent le navire, selon. Elle sert, si tu veux, de premier rideau défensif contre les attaques mercenaires.
— Qui les attaque ?
— Des écumeurs, la piraterie habituelle. Le Physalis serait déjà en soi un navire de grande valeur. Il a en plus une cargaison. Ils font du convoyage d’urgence, grâce à leur vitesse…
— Ils convoient quoi ? Du lingot ?
— Oui, beaucoup d’acier en barre, de l’étain, du marbre, du roc dur pour les fortifications des villages, des véhicules légers…
— Des armes ?
— Beaucoup. Surtout des hélices brutes, des arbalètes méca… Ils fabriquent aussi en cale des balles à air comprimé : ils ont l’atelier pour – et la puissance de compression. Ça fait des envieux.
) Je dus rapidement accepter plusieurs danses puisqu’un orchestre, qui était comme sorti de la nuit, y invitait. Pas très à l’aise avec les pas compliqués, pris en main par mes cavalières pourtant, j’attisais les moqueries, celle surtout d’un Caracole qui traversait les grappes de valseurs en mari jaloux et divisait les couples afin d’accoster quelque belle Fréole en robe longue, dont les boucles d’oreilles et les bracelets sonores avivaient, à mes yeux inaccoutumés, le feu. Ce qui me frappait aussi, le paravent de nonchalance tombé, c’était l’élégance acquise des Fréoles. J’admirais la facilité avec laquelle ils se déplaçaient pour élargir un cercle à un nouvel arrivant, rendre hommage à une beauté ou esquisser une approche. Par rapport aux abrités d’un même niveau d’éducation, ils possédaient une présence physique que leur brusquerie parfois, leur manie de simuler des combats ou de lancer (à la manière de Caracole) des disques de couleur ou des hiboos à vau vent, quitte à les perdre ou à casser des verres, ne parvenaient pas à rendre grossière. Ils avaient, pour unir d’un mot une impression que des myriades de gestes épars confortaient, la classe – mais une classe un peu expressive par instants, et qui frôlait, pour tout dire, la frime.
— Sov qui peut ! me lança Caracole, en passant. Autour de qui orbite ta Vénus ? a-t-il ajouté en repassant, voltant, une danseuse au bras…
Et c’était elle, Nouchka… Elle que je cherchais du regard depuis ce début de soirée. Elle riait entre ses bras, rougissante, presque désolée de me narguer de si près, ou alors pas du tout, juste heureuse ? Je me sentis dissous à hauteur d’épaule tout à coup, voûté au tréfonds, amoureux-jaloux et je les suivis bizarrement des yeux jusqu’à la fin du morceau – non, je mens. Je ne pus aller au bout et je sortis du cercle, pour me donner une contenance, et pour aller boire un peu de nuit.
— Comment ce type a intégré l’escorte ?
— Sharav m’a dit qu’ils manquaient de pilote depuis le défilé de Norska. Ils ont perdu quatre vélichars là-bas… Ils l’ont testé, bien sûr, avant de l’engager. Ils n’ont pas été déçus. À les entendre, il est brillant. Il possède un char à voile unique, un prototype. Quatre roues, très compact, assise carrée, avec une voilice entièrement orientable, un siège qui pivote à 360°, des lance-harpons tendus dans l’axe des quatre roues, grâce à une petite éolienne…
— Une voilice, tu es sûr ? Une voile-hélice ? Avec des pales comme des lames, très serrées, qui forment un triangle à l’arrêt et qui se comportent alors comme une toile ?
— Une voilice, oui. Je n’en ai vu qu’une seule fois, mais je sais ce que c’est !
— Est-ce que tu sais qu’il existe un seul atelier capable de fabriquer des voilices sur cette terre ? Un seul et…
— …il est à Aberlaas.
— À Ker Derban exactement.
— Ça veut dire que ce type-là, ce Silène, vient de l’Extrême-Aval… Quel âge tu lui donnes ?
— Notre âge : trente-cinq, quarante ans. Il est moins gravelé que nous.
— Tu l’as senti comment ? Prudent, dangereux ?
— Intelligent. Il m’a raconté exactement ce qu’il a senti capable de me rassurer : content d’avoir intégré l’escadre, nouveau but dans la vie, rencontres, amis… De belles conneries crédibles. Dites avec conviction, sobrement. Impeccable.
— Peut-être qu’on sombre dans la paranoïa, Oroshi. Il n’y a jamais eu de preuve formelle que les Poursuiveurs existent. Dans aucun carnet de contre, Sov me l’a dit des centaines de fois, on ne parle de hordes qui se seraient faites poursuivre et détruire, ni de risques à ce titre.
— Juste de gros soupçons quand même, Pietro ! Par exemple pour la vingt-huitième : piégée dans un village, puis quatre attaques en une semaine, puis le combattant-protecteur qui s’empoisonne dans une source. Et une ultime attaque. On n’a jamais récupéré les carnets de contre des hordes qui ont été éliminées. On ne saura donc jamais, par définition.
— Qu’est-ce qui t’a alertée dans son comportement ?
— Pendant que nous parlions, Caracole nous a envoyé des hélicoons, des hiboos, tout un tas de jouets volants. De face, de dos, de côté. J’ai pu en éviter très peu. Lui a tout esquivé, verre à la main. Impossible de t’expliquer comment. Il a des gestes extrêmement rapides, d’infimes déplacements. Du buste, de la nuque, des rotations d’épaule. Des demi-pas. Je n’ai jamais vu ça.
— Est-ce qu’il a attrapé les jouets ?
— Certains. Et il les a rétrolancés.
π Oroshi marqua une pause. Elle tremblait perceptiblement. Sur sa coiffe, deux girouettes en argent lançaient des éclats.
— Alors ?
— Alors, j’ai rarement vu quelqu’un lancer avec cette sécheresse. Un coup de fouet. Même pas énervé, son geste, attention, juste… Juste sec. Très très sec.
— Il a visé qui ?
— Caracole. Il l’a touché…
— Vents du ciel… Ça, c’est très mauvais signe. Tu as prévenu Erg ?
— Il l’avait repéré dès notre montée à bord du navire. Il dit connaître son visage. Firost a ensuite invité Silène à boire quelques pots, en continuant à lui parler d’Erg. Mais cette fois-ci en inventant… Et Erg se prépare. Il pense : un, qu’il s’agit effectivement d’un Poursuiveur ; deux, qu’il a peut-être été formé à Ker Derban, comme lui. Mais par la Pragma.
— Ce serait la pire hypothèse.
— C’est la pire hypothèse, les amis.
x J’eus un coup au cœur qui dura quatre secondes. Le temps de reconnaître la voix avec certitude, car il ne se montra pas tout de suite : Erg évidemment. Il était parvenu jusqu’à un mètre de nous, camouflé dans l’herbe haute, épiant notre conversation. Il resta invisible et silencieux, puis sortit simplement sa ligne de cheveux rêches, taillés en aileron, ses yeux enfoncés et son nez busqué, histoire de nous rassurer tout à fait. Puis il replongea, indiscernable.
— Qu’est-ce que tu conseilles de faire, Erg ?
— Rien. On attend qu’il se manifeste.
∂ Besogneux à l’entame, l’orchestre était de la plus braillarde modernité fréole, une fanfare qui pétait la gouache, dira-t-on pour en excuser les errances. Le groupe avait surgi avec forces hélitrompes, des contrebassines tendues au cerf-volant, des accordéoles et des harpes, le tout épaulé par un orgue éolien qui jouait parfois faux, planté qu’il était au centre de la piste de danse, avec ses colonnes de tubes de cinq mètres dont les embouchures se voyaient régulièrement obstruées de chiffons par des ailiers fréoles. Lesquels trouvaient dans la discordance induite, manifestement, une forme d’écho à leur soif de rupture. On m’avait proposé, moitié par curiosité, moitié par défi, d’ajouter les ressources de mon siffleur au brouhaha vaguement structuré de leurs morceaux, et à ma grande surprise j’avais accepté. On m’avait alors placé en suspension sous ballon arrimé, dans un siège en osier, quelques mètres à l’aplomb de l’orgue, là où le vent présentait une meilleure constance. J’y dominais agréablement la fête, le déchaînement des danseurs, les jets incessants de boos et le vin versé du ciel sur les têtes, bref une bonne partie de ce qui rendait un peu pénible ces agapes par ailleurs bon enfant. Ajoutez à cela qu’on me ravitaillait en houblon et qu’en certaines plages de calme relatif, on me laissait lâcher un long solo sifflant, que je modulais à la manivelle dans mon cône de buis, insinuant sur la piste une mélancolie pas faite pour me déplaire. Après cinq ou six morceaux, le commodore exigea le silence.
— Mesdames et messieurs, Messeigneurs de la Horde, je vous demande toute votre attention ! Je vous l’avais annoncé au début de la fête et les préparatifs sont maintenant achevés. Nous allons lancer le fameux jeu du flambeau !
Les hurlements de joie fréoles forment un beau volume anguleux, puis s’arrondissent.
— Je rappelle brièvement les règles pour nos amis de la Horde. Tout autour de la piste de danse sont disposées une quarantaine de torches auxquelles nous allons ajouter, discrètement, trois flambeaux. Ils sont reconnaissables à leur flamme bleue. Le signal sera donné au son du siffleur par notre musicien d’honneur, Boscavo Silamphre. À ce signal, les plus rapides d’entre vous pourront se saisir d’un flambeau et le passer à la personne de leur choix – celle à qui il ou elle veut témoigner sa flamme ! L’heureux élu a alors deux possibilités : soit il passe le flambeau à quelqu’un d’autre, soit il le redonne à celui qui l’a choisi et alors…
Un savoureux « aaaaahhhhh » fuse dans l’assistance.
— Alors le couple qui s’est ainsi trouvé est réuni ! Il est escorté tout là-haut, à vingt mètres au-dessus du vide, dans l’un de nos trois nids volants, équipé pour l’occasion d’un matelas duveteux, de draps neufs et frais et d’un baldaquin à rideaux de velours qui préservera leur douce intimité !
) Je levai la tête avec les autres et me rendis compte qu’une équipe de matelots avait mis en place, assez éloignées l’une de l’autre, trois petites montgolfières roses sous lesquelles pendait en effet un lit à baldaquin, lui même protégé d’un vaste berceau en osier. Un système d’ailes et de clapets stabilisait l’ensemble et facilitait en outre la sustentation, avec une économie de moyens qui en disait long sur la compétence des aéromaîtres fréoles. Oroshi, qui venait de me rejoindre, apprécia en experte.
— Le jeu se termine lorsque les trois couples ont été formés ! Ne vous révélez pas tout de suite ! Soyez patients et beaux joueurs, faites circuler le flambeau, amusez-vous nobles hordiers ! Vous comprendrez vite que ce badinage peut s’avérer beaucoup plus subtil qu’il n’en a l’air…
¿’ Le jeu du flambeau, diantre ! Comment l’ai-je oublier pu ? Troubadoux, troubadur, ai-je donc laissé ma mémoire pendue à ma ceinture ? Le nec, croyez-moi, consiste à prendre le premier flambeau car alors, alors quoi ? alors c’est comme si le feu lui-même vous le donnait, si bien qu’il, oui ? vous déclare derechef sa flamme – et ça – ça ça ça – c’est une histoire d’amour, que dis-je, une histoire d’âme qui ne s’éteint pas – car ensuite, à chaque feu allumé, vous vous sentez aimé, parce qu’ainsi, pas un hasard tout cela, le premier flambeau est donné par le feu même, rappelez-vous, d’ailleurs je vous montre…
∫ Je me serais, par exemple, placé tout près d’un flambeau (en bord de piste), avec la frénésie fréole des jeunes boutefeux… J’aurais donné du coude et de la bourrade (gentiment) en guettant de Silamphre le premier coup de manivelle… J’aurais sauté au bon moment, enlevant (d’un coup de patte) le flambeau à son support, sous les acclamations épatées. Et je me serais approché de Coriolis (sans honte, sans chercher à jouer au plus fin, à faire le distancié) pour le lui tendre. Le premier. Alors elle aurait rougi sous les sifflets, l’attente des frimeurs alentour, elle aurait regardé la flamme crépiter, se franger sous les salves, puis elle me l’aurait rendu (simplement) coupant court la longue chaîne escomptée par les autres, l’interminable circulation des espoirs. Et la foule aurait peut-être hué, ou applaudi (sous l’entorse). Mais on aurait levé les yeux vers les muages pour y voir les ailiers aux parapentes blancs descendre jusqu’à nous et nous emporter…
Bon. Ça ne s’est pas exactement passé comme ça. Caracole avait mis au point un code avec Silamphre. Il a sauté (une paille) avant le signal, au beau milieu d’une cohue de Fréoles. Il a pris le premier flambeau. Des matelots ont alpagué les deux autres.
) Caracole fut, sera – demeure Caracole, qu’on se le dise –, c’est-à-dire quelque chose de foncièrement inanticipable. Qu’il eût attrapé, en trichant bien sûr, le premier flambeau, au nez et à la barbe naissante des matelots, qu’il se baladât ensuite, théâtral, la torche telle une épée, fendant la houle, avalant des fioles d’alcool pour les recracher, pulvérisées, en nuages de flammes, restait pour moi du domaine du probable – mais certainement pas ce qu’il fit ensuite, je veux dire du flambeau. À la longue, l’un de mes plaisirs secrets était devenu de deviner ce qu’il allait faire, sachant à quel point le prévisible le révulsait, la farce facile ou attendue, et à quel point aussi cette exigence, si rare, même parmi les plus féconds des troubadours, faisait de lui un authentique créateur, une œuvre d’art en mouvement qui n’aurait pas été lui, j’entends son corps et son âme, mais cet ensemble épars, proliférant, d’actes impromptus, de gestes ou d’écarts, qui le rendait à mon cœur si définitivement précieux et si complètement vivant.
Il traversa donc les rangs serrés de l’ivresse ambiante, s’ouvrant des passages à longs jets de flamme. Il multiplia les passes pour offrir – et aussitôt retirer – le flambeau à une pléiade des plus jolies Fréoles, dont certaines, à leur mine, auraient été toutes prêtes à redoubler, comme ils disent dans leur jargon, c’est-à-dire à accepter l’amour, fût-il d’un soir, que notre troubadour leur aurait proposé. Ce que j’anticipai, à ce moment, ce fut qu’il allait donner le flambeau à une des mômes émerveillées que leurs parents avaient été incapables d’envoyer au lit et qui suivaient, surexcitées, ce spectacle hautement enfantin – ou alors l’idée me vint qu’il pouvait le jeter dans la prairie : « Mon amour est le vent. » Ou encore le fourrer dans la gueule d’un des moutons du troupeau fréole, ou encore –
Mais voilà : ce n’est pas ce qu’il fit…
Ce qu’il fit ? Il me tendit le flambeau. Je le pris, redoutant la farce qui suivrait. Mais il n’y eut pas de farce ; ou plutôt, me le confier était la farce. Je ne sais pas la tête que je fis, mais les rires cascadèrent tandis que Caracole, tout autour de moi, faisait la folle et que je restais stupidement planté, mon flambeau droit dans la main, à ne savoir qu’en faire, la foule hurlant des « Rends-lui ! », « Redouble, chéri ! », qui accentuaient, si c’était encore possible, mon malaise. Je me mis donc à bouger, un peu au hasard d’abord, puis en quête, dans l’urgence, de la fille qui ne pouvait que me venir à l’esprit à ce moment-là, Nouchka. Mais partout où je me faufilais surgissait diaboliquement Caracole, plus folle que jamais, se mettant à genoux, tendant le bras pour recevoir le flambeau, me l’arrachant presque des mains, le tout sous les rires inextinguibles. Enfin, je la repérai au milieu d’un groupe, j’allais l’atteindre quand Caracole, insupportable, s’interposa encore. Un bouclier humain ! Sentant ma colère monter, il finit par se détourner, mimant la fierté blessée à cris aigus. Nouchka tendit une main pour recevoir le flambeau.
Et alors ? Alors rien. Elle le passa, avec négligence, à son voisin de droite. Un « merci » assez anodin miroita, ou même pas, dans ses yeux bleus. La fête continuait.
x Vent, que ça tourne vite ! Ça tourne et tourne, de main en main, des rires, personne n’ose redoubler, Coriolis donne à Caracole qui la ridiculise et passe à Aoi qui donne à un Fréole qui donne à Callirhoé qui lance là-haut à Silamphre qui passe à une ailière qui le lâche sur un matelot qui l’offre à une Coriolis blessée qui le rend… Non, elle n’ose pas, pas encore. Ou pas devant Larco ? Je n’ai pas pu parler à Sov de Silène, il est hors d’état. Il boit, il se saoule sciemment, reçoit le flambeau d’Aoi… Hagard, il la regarde. Elle lui sourit doucement, avec sa timidité si touchante, son visage s’empourpre. On ne sait pas si elle est sérieuse, mais c’est tout comme. Sov hésite, c’est palpable, à lui rendre le flambeau – rends-lui bon sang, fais ça pour elle, pour vous. Osez-le, même devant tant de gens. Mais il se détourne, il recherche pour la seconde fois sa brune aux yeux bleus, sa Nouchka qu’une cour de plus en plus dense entoure, nouvelle rebuffade, elle transmet au hasard, très princesse hautaine. La tension monte, les désirs s’accumulent, pèsent sur le jeu, on sent que le premier redoublement n’est pas loin, mais il tarde… Au centre, Erg s’est fondu dans la mêlée. Il a vidé quelques verres, histoire de donner le change à un Silène détendu, dont je commence à me demander si je n’ai pas disproportionné le danger qu’il incarne.
π Les torches placées sur le pourtour s’éteignaient les unes après les autres. L’ambiance s’en modifiait. Plus étrange, moins agitée. Le noir gagnait par taches. Il faisait d’autant ressortir les trois flambeaux dont le halo bleu circulait. Je ne quittais pas Erg et Silène des yeux. J’avais prévenu Golgoth, qui négociait avec le commodore une fille de joie pour la soirée. Il lui avait offert la plus belle du navire : une Orange. Mais il n’y toucherait pas. Pas avant que…
Là-bas, le flambeau avait échoué dans les mains d’Erg. Sa carrure s’illumina un instant. Et il passa aussitôt. Il y eut alors des hurlements. J’eus très peur. Je me précipitai vers la cohue. À nouveau, Erg avait le flambeau en main et il semblait ébahi. La fille à qui il l’avait transmis venait de redoubler ! Du ciel, j’aperçus des voiles blanches. Avec quelques précautions toutefois lorsqu’ils reconnurent Erg, les ailiers le prirent sous les épaules. Il se laissa faire. Il était impensable d’agir autrement. Une fille aux cheveux roux dont je ne vis pas le visage se blottit contre lui. Tous deux furent soulevés vers la première montgolfière rose, sous les cuivres d’une fanfare revigorée. Le commodore annonça :
— Le premier couple vient d’être formé ! Il s’agit, chers malchanceux, du fameux Erg Machaon, combattant-protecteur de la Horde, que vous avez pu voir à l’œuvre hier et d’Iphaine Desche, éolière. Souhaitez-leur douce nuit !
Sitôt descendu de l’estrade, je pris le commodore à part :
— Excusez mon impolitesse, commodore, je vous importune en pleine fête.
— Je vous en prie. Vous êtes nos invités.
— Mon statut de Prince implique que je puisse veiller et garantir la sécurité de ma horde.
— Naturellement.
— Puis-je vous demander qui est cette Iphaine Desche, en dehors de sa fonction que vous avez évoquée ?
— Je comprends. Ne vous inquiétez pas : votre combattant ne risque rien en sa compagnie. Il s’agit d’une charmante célibataire, qui n’a certes pas la réputation d’être farouche, mais qui est tout à fait saine de corps et d’esprit.
— Depuis combien de temps appartient-elle à l’Escadre frêle ?
— Elle travaille avec nous depuis une quinzaine d’années. C’est une excellente éolière, qui nous a toujours donné entière satisfaction. Détendez-vous, Prince, elle ne présente vraiment aucun danger ! Nous la connaissons bien.
— Je vous remercie et vous renouvelle mes excuses.
— Elles sont superflues. Nous sommes à votre disposition.
— Je vous laisse.
— Prenez du plaisir !
Un peu contrarié, je fis à peine trente mètres qu’Oroshi fonça sur moi et m’enlaça comme une amoureuse. Elle me chuchota à l’oreille :
— Qu’as-tu appris ?
— Rien d’inquiétant. Et toi ?
— La fille qui est avec Erg est la petite amie de Silène.
) Quoique je fisse pour la voir ou la fuir, elle surgissait toujours d’un groupe, giboulée, amenant avec elle son climat et le ruisseau riant de son visage, avec la berge du ciel découpée dans ses yeux et ses lèvres comme deux anses, rouges de pluie, sa bouche d’appel comme un trou d’eau où je trempais mon espoir tout entier. Là-haut, le ballon qui me faisait rêver était éclairé par quatre lanternes accrochées au baldaquin. Quoique insuffisante, cette lumière laissait deviner une sorte de petit nid suspendu où ce veinard d’Erg allait avoir le bonheur de faire l’amour. Au sol, un gars, bizarrement, coupa la corde d’amarrage et le ballon se mit à dériver très légèrement aval, tant les ailes équipées d’hélices, de part et d’autre de la cage en osier, avaient bien été conçues pour un vol stationnaire.
— Où est Silène ?
— Il est parti se coucher.
— Qui t’a dit ça, Firost ?
— Lui. Il m’a souhaité bonne nuit.
— Par les Vents Vieux !
— Croyez pas que vous en faites un peu trop ? Regardez vos gueules : on dirait que je vous annonce un furvent pour demain ! Erg est tranquille dans son ballon avec une gonzesse et vous continuez à flipper ! Calmos !
— Erg est en danger de mort.
∆ Cheveux roux. Teints. Châtain, sa vraie couleur. Je la palpe. Elle n’a ni arme. Ongles : propres, rien dessous. Rien dans l’épaisseur des cheveux, au toucher. Rien à l’odeur non plus. Je la déshabille, elle me parle, me dit des trucs faits pour m’exciter. Qui m’excitent. Je la renifle. Ce qu’il faut, ce sont les dents, contrôler. Les creuses. La vulve aussi. Un clapet. À Ker Derban, à l’épreuve pute, j’ai vu un gars se faire gniaquer le gland d’un coup de vagin. Une technique d’amazone. Elle ouvre ses cuisses, tu la pénètres, et clac, elle serre de tous ses muscles. Un anneau rétractable. Tu peux te vider. Quelqu’un a coupé la corde en bas. Je peux le sentir à la stabilité du vol. Plus de tension, ça flotte. Elle miaule encore. J’ai balancé ses habits loin. Elle est nue. Elle se colle pour me caresser. Je lui verrouille les deux mains, elle se débat. Elle tente une contre-prise. Pas maladroite. D’une clef, je la retourne lui bloque les deux bras et l’attache à la tête du baldaquin. Il y a eu un à-coup. Vers le bas. Je peux le jurer. Quelque chose ou quelqu’un qui a tiré sur la corde traînante. Qui grimpe. Non. Un changement de direction. J’entrouvre les rideaux et sors sur la plate-forme en osier. Quelqu’un a amplifié la dérive aval. Avec la hauteur, la piste de danse a la taille d’un disque de jet. On s’éloigne.
— Baise-moi !
— Ta gueule…
— Défonce-moi, j’en crève d’envie. Mets-la-moi !
Je lui fouille le vagin et l’anus au goulot de bouteille. Elle est saine. Je la rattache dans l’axe du lit, une main sur chaque poteau, genoux fléchis, chevilles nouées. Je m’enfonce dans son trou. Pas si mouillé qu’elle le prétend. Elle a pas envie. Elle simule. Il y a quelque chose qui déconne salement.
π J’avais prévenu Talweg, Léarch, Steppe et Barbak. Et secoué Sov qui s’était dégrisé les deux doigts dans la gorge et avait englouti un litre d’eau. Golgoth m’avait écouté, goguenard. Puis il m’avait dit :
— Après vingt-cinq ans, tu captes toujours pas ton Machaon. T’as pourtant fait quatre mois à Ker Derban avec lui. Tu l’as vu. Y a personne, vivant ou mort, jeune ou vioque, qui soit de son calibre. Que ton gars remonte de l’aval, que ce soit un putain de Poursuiveur, l’as du char tracté, un tueur, ça fait pas de différence. Erg le couchera.
— Il faudra peut-être l’aider. Il a bu, il…
— Il a pas bu, Pietro. Et il faudra pas l’aider. Personne peut. Préviens-moi juste quand il a fini, cabine 9. L’Orange m’attend.
) Quelque étonnant que ce fut pour nous, la fête ne faisait que commencer. Les deux flambeaux en course continuaient à tourner et, à vrai dire, aux rires de plus en plus énormes qui saluaient les passages, une grande partie des finesses fréoles nous échappait. De ce que j’en comprenais, ils étaient entrés dans une sorte de période « moquerie » où le flambeau échouait dans les mains des plus laids, avec ce risque, apparemment calculé, d’être redoublé. La fanfare avait repris de plus belle et de petits groupes de danseuses multipliaient les figures avec leurs bâtons ajourés. La fraîcheur était sensible en amont de la piste et je m’y plaçais, face au vent, pour dessaouler à grandes gorgées d’air.
Là-bas, la montgolfière rose dérivait doucement. On n’en apercevait plus que trois petits points de lumière oscillant dans la nuit. On ne savait guère ce qui allait s’y passer, rien de la stratégie de Silène, rien du risque réel. Et moins encore du rôle qu’on pouvait jouer, s’il nous en restait un – autre que spectateur. Avec Pietro, nous avions décidé de laisser les Fréoles en dehors du coup ; que si un combat devait avoir lieu, ce serait à l’écart, un contre un ; que nous n’interviendrions qu’en cas d’attaque collective, ce que nous redoutions. Après avoir repris un peu d’eau, je croisai fugitivement le regard de Nouchka et j’en fus écœuré. Elle papillonnait au milieu de trois Fréoles, dont l’un lui touchait en riant la pointe des seins. Elle se laissait faire. Elle était éméchée et languide, très salope maintenant, très belle mais d’une façon qui m’éloignait du rêve que j’en avais formé, qui ne s’adressait plus qu’à mon sexe que je sentais durci entre mes cuisses, plus qu’à ma frustration. Je traversai la piste et sortis, m’enfonçant aval dans les herbes giflées, dans le noir de plus en plus dense du veld, décidé à faire la seule chose que mon instinct m’intima : suivre le ballon.
Au bout d’une centaine de mètres, j’entendis des froissements colportés par le vent dans mon dos : Steppe et Léarch m’accompagnaient. Ils avaient en main leur boomerang de chasse. Barbak apparut aussi, une arbalète en bandoulière. Un kilomètre plus bas, alors que la fanfare n’était plus audible que par bribes, nous atteignîmes l’aplomb du ballon. Sa corde d’amarrage pendait. En relevant la tête, on se rendit compte que les quatre lanternes avaient été éteintes.
— Erg, c’est nous !
— Fuyez ! Fastik ! Derbelen !
Je fis un tour complet sur moi-même, paniqué. De l’aval remontait à une vitesse à peine concevable un bolide. Il y eut une grêle sifflante – tirée du ballon, tirée du sol ? –, puis des déchirements métalliques glacés, des hélices hypervéloces ou des serpes –
Je m’étais couché sur le dos. La lune, en forme de faux, apparut entre deux nuages effilochés et illumina brièvement la plate-forme en osier – enfin, ce qu’il en restait. Pas de trace d’Erg. Je n’osais pas me relever, aucun de nous quatre. Barbak était couché sur son arbalète, le front collé à la terre. Il y eut alors une seconde salve qui partit distinctement du sol, puis une riposte du ciel à base de boomerangs à double boucle car le son plongea, s’éleva, replongea… Une chaise en osier tomba dans l’herbe à quelques mètres de nous. À mes côtés, Léarch, qui s’était accroupi murmura « Putain » et je ne pus m’empêcher de m’accroupir à mon tour. À peut-être cinquante mètres en aval, il y avait un char qui, aux reflets de la lune sur ses armatures, devait être en total-métal. Sa forme m’était inconnue : une sorte de tétraèdre surmonté d’une éolienne à lames noires dont la rotation était si rapide qu’on aurait cru un disque. Au centre, il n’y avait pas de pilote et pourtant… Pourtant, le char tirait, mécaniquement, à partir d’un gyroscope, tirait quoi ? Impossible à dire, comme des billes ? Je levai la tête et là je le vis – le pilote. Il était en vol d’attaque, un peu au-dessus de la montgolfière, sous un parapente en trapèze très court, une aile noire, qui lui donnait une vivacité, en zigzag, impressionnante. Les tirs de barrage du char avaient cessé. Il y eut un silence assez épais. Erg était invisible, en tout cas d’où l’on était, la plate-forme pendait déchiquetée dans le vide avec le lit à baldaquin vertical qui ne tenait que par sa tête. Le système de stabilisation, hors d’état, n’empêchait plus le ballon de dériver, ce qui me rassura car nous sortions ainsi de la zone de danger immédiat. Silène, ce ne pouvait être que lui, cherchait des angles de tir. Il cribla le baldaquin de carreaux, par petites touches, sous des frappes variées, et tout à coup le rideau tomba. Le lit tourna sur son axe vertical et je sursautai en voyant un corps nu crucifié sur le matelas. La voix d’Erg :
— C’est elle que tu visais ?
Pour toute réponse, un déluge de tirs siffla du char. Le ballon, lacéré de toutes parts, chuta alors violemment. Il s’écrasa d’un bloc dans la prairie. Pendant de longues secondes, je scrutai le sol et le ciel, alternativement, pour y voir bouger quelque chose, mais ç’avait été tellement rapide, Erg n’avait pas eu le temps, il n’avait pas pu sortir son aile, s’extraire vif de ce guêpier ! Au-dessus de lui, Silène dessinait dans l’air des huit nerveux à une dizaine de mètres au zénith du ballon, prêt à tirer – et sa nervosité, sa vigilance extrême, en un sens, me rassurait, elle impliquait dans mon inconscient qu’Erg pût être encore vivant, qu’aux yeux du Poursuiveur, il était presque possible qu’un homme de sa trempe, de son expérience, pût réchapper d’un tel crash et même que d’une certaine façon, il pouvait encore s’agir d’une ruse de notre combattant, ou… Mais une minute passa… Puis deux. Puis cinq et rien ne bougea. Dix minutes.
— Il est mort.
— Impossible.
— Il est forcément mort !
Au bout d’un quart d’heure, Silène piqua vers son char, se posa et s’installa aux commandes. Il démarra brusquement, fit vingt mètres dans notre direction et stoppa sa machine. Lorsqu’il se mit à parler, je demeurai cloué :
— Sov Strochnis, Steppe Phorehys, Léarch Füngler et le remorqueur Barbak ! Vous êtes couchés dans l’herbe à trente mètres de mon char, axe de tir à midi. Répondez-moi ou je fais feu !
Steppe écarquilla ses yeux sous l’ébahissement :
— Comment il sait, bon dieu, on a pas bougé d’un pouce !
— Rampez, bande de cons, sortez de l’axe, murmura Barbak.
— Vous rampez à deux heures. Axe corrigé ! Répondez-moi ou j’enclenche le rototir sous dix secondes. J’attends ! Dix… Neuf… Huit… Sept…
— NOUS SOMMES LÀ ! Sov Strochnis à la négociation !
— Strochnis ! Jetez vos deux boomerangs et l’arbalète devant vous. Vous êtes hors de combat ! Ce combat est placé sous le Code de guerre Ker Derban. Il s’agit d’un duel. Homme à homme. Il doit se dérouler sans escadre et sans aide. Jetez vos armes ! Ça m’évitera d’avoir à vous abattre !
Je me retournai vers Steppe et Léarch pour jauger leur réaction mais ils ne m’avaient pas attendu : ils lancèrent presque en même temps, de toute leur puissance, en direction de Silène. Les deux boos incurvèrent leur trajectoire et foncèrent sur le Poursuiveur. Il ne bougea pas. Il y eut comme un jet de gaz sous haute pression et les boos rebondirent sur le char. Barbak arma alors l’arbalète et vida un à un ses carreaux – mais le char avait déjà anticipé, pivoté sur lui-même et il fonçait sur nous. Silène s’arrêta, descendit du véhicule, s’approcha par bonds furtifs… En sept secondes, il fut sur Barbak, puis sur Steppe, puis sur Léarch. Je ne compris pas ce qu’il leur fit, mais ils s’effondrèrent. Quand il arriva sur moi, je ne cherchai même pas à fuir. J’attendis ma mort. Il me tendit la main.
— Vous êtes le scribe.
— Ouui.
— Silène. Comme je vous l’ai dit, c’est un combat sous le Code Ker Derban. N’essayez pas d’intervenir. Vous m’obligeriez à vous tuer.
— De quel combat vous parlez ? Erg est mort ! Vous l’avez écrasé au sol !
— Erg est vivant.
— Comment vous le savez ?
— Je le sais.
— Il est mort !
— Je l’ai assez étudié, scribe. En combat aérien, il peut chuter de trente mètres sans se blesser – et surtout sans le montrer.
— Où est-il ?
— Il est sous la toile du ballon. Il récupère. Alors vous me donnez votre parole de scribe : pas d’intervention ?
— Je vous donne ma parole.
Il me dévisagea étrangement de ses yeux jaunes. Je lui tendis la main et il la serra. Il allait partir et la phrase sortit toute seule de ma gorge :
— Alors les Poursuiveurs existent…
Il sourit d’un air de faune, me dévisagea à nouveau puis dit :
— Les Poursuiveurs n’existent pas, Strochnis. Seule existe la Poursuite.
— Qui l’a lancée ? Qui la commande ?
— La peur. Votre propre peur.
Peut-être parce qu’inconsciemment j’espérais le retenir encore un peu, plus vraisemblablement sous l’effet d’une curiosité incompressible, je jetai :
— À quelle arme appartenez-vous ?
— Le Mouvement.
— Quel grade ?
— La foudre.
— Vous êtes intouchable, alors…
— En théorie.