On a volé Charlie Johns. Qui ? Le peuple de Ledom, un monde libre, sans contrainte, sans guerre, sans peur. Un monde sans reproches dont tous les habitants sont bisexués, à la fois mâle et femelle. Bref, le paradis pour Charlie, Homo Sapiens du XXeme siècle ! Jusqu'au jour où il découvre ou il est. Pourquoi il y est. Comment il y est arrivé et ce que sont exactement « ceux-celles » qu'il désigne du nom de vénus plus X.

Theodore Sturgeon

Vénus plus X

« Charlie Johns », s’époumonait Charlie Johns : « Charlie Johns, Charlie Johns ! » C’était la nécessité absolue — savoir qui était Charlie Johns, ne pas lâcher une seconde, pour rien au monde, jamais.

« Je suis bel et bien Charlie Johns », il n’en démordrait pas, et puis, plaintif, il le répétait encore. Personne ne le discutait, personne ne le niait. Il était là, dans l’obscurité tiède, les genoux relevés, entourés de ses bras, le front appuyé contre les rotules, bien serré. Il y avait comme une palpitation rouge, un peu terne, mais ça, c’était derrière ses paupières fermées. Et il était Charlie Johns.

C. Johns au stencil, sur un bristol fixé à la porte d’une armoire métallique. Au feutre noir, sur un diplôme universitaire. À la machine à écrire, sur une feuille de paie. Johns, Chas, dans l’annuaire.

Bon, le nom, d’accord. D’accord, très bien, vu, O.K. mais un homme c’est pas qu’un nom. Ça a vingt-sept ans, un homme, ça a une idée bien arrêtée sur la manière de se coiffer, chaque matin, dans la glace et ça aime une goutte, rien qu’une goutte ! — de Tabasco, sur ses œufs (et deux œufs, deux ! le blanc bien ferme, le jaune coulant). Il était né avec un orteil déformé — congénital — et un strabisme. Il sait poêler un vache steak conduire une bagnole aimer une nana driver une ronéo aller aux chiottes brosser ses dents, bridge compris, deuxième incisive supérieure gauche-prémolaire. En quittant la maison il avait tout le temps et il va arriver en retard au boulot.

Il ouvrit les yeux et en fait de palpitation rouge terne c’était gris-argent froid venu de nulle part, gris comme traces d’escargot sur feuilles de lilas — un truc de printemps, ça. Le printemps c’était, oh ! la la ! ce truc de printemps ; c’était l’amour, la nuit dernière, Laura, elle…

Quand l’heure d’été vient de s’amener, le jour n’en finit pas de mordre sur la soirée et l’on peut en faire des trucs. Comment qu’il l’avait suppliée, Laura, de lui permettre de fixer ses moustiquaires ; si Manman avait pu voir ça, tiens ! Et dans la foutue cave puante de Laura, traînant les pattes à travers la demi-obscurité les moustiquaires sous le bras, il avait marché à la rencontre douloureuse de la barre baladeuse d’un volet abandonné, pour faire un trou dans ses pantalons de tweed marron et un vache de bleu (avec l’empreinte du tissu comme en filigrane) dans sa cuisse. Et ça valait le coup, ça valait le coup, toute cette soirée qui n’en finissait pas, avec une nana, une vraie nana (et elle le prouvait) jusqu’au bout de cette soirée sans fin ; et tout le long du trajet jusqu’à la maison l’amour ! d’être ici et maintenant, et puis le printemps bien sûr et, oh ! la la ! bien sûr l’amour ! disaient les rainettes et les lilas et l’air embaumé et cette façon qu’avait la sueur de sécher, comme ça, sur sa peau. (Bon — cela est bon. C’est bon d’être ici et maintenant, et le printemps bien sûr, et bien sûr, oh, bien sûr, l’amour ; mais il y a mieux, mieux que tout, se souvenir, savoir tout ça, Charlie.) Mieux que l’amour se souvenir seulement de la maison, l’allée entre les hautes haies, les deux globes blancs avec le gros 61 noir peint dessus (Manman avait fait ça pour le proprio ; elle savait se servir de ses mains) seulement, tout ça assez usé, maintenant, par le temps, et oui, les mains aussi. L’entrée avec tout un mur de boîtes à lettres de cuivre moucheté et les boutons des locataires, et la grille de l’interphone qui n’avait jamais fonctionné depuis le jour de leur emménagement et la grosse plaque de cuivre mastoc masquant la serrure électrique de la porte qu’il avait toujours ouverte d’un coup d’épaule, dans la foulée… et plus près, plus près, rapproche-toi encore, parce que c’est tellement important de se souvenir ; aucun souvenir n’est important ; c’est se souvenir qui compte ; et tu peux, tu peux !

À partir du rez-de-chaussée, les marches portaient des baguettes de nickel démodées, retenant une moquette rouge usée jusqu’à la corde et dont les bords s’effilochaient. (Miss Mundorf était la Maîtresse des onzièmes. Miss Willard la Maîtresse des dixièmes. Miss Hooper des septièmes. Souviens-toi DE TOUT.) Il était là, occupé à se souvenir, dans la lumière d’argent ; il jeta les yeux autour de lui ; la douceur des murs n’appartenait ni au métal ni au tissu mais tenait plutôt des deux et il faisait très chaud… Il reprit ses souvenirs, les yeux grands ouverts : du premier au deuxième étage, l’escalier était muni des nez de marche nickelés mais il n’y avait pas de moquette et les marches étaient toutes creusées, oh, très légèrement ; en les gravissant, on pouvait penser à n’importe quoi, le soudain clac, clac, après le flap, flap de la première volée était un immanquable rappel à la réalité : on savait exactement où l’on était…

Charlie Johns hurla : « Mais bon dieu ! Où est-ce que je suis ? »

Il se déplia, roula sur le ventre, tenta de ramener sous lui ses genoux et, pendant quelques instants, fut incapable de bouger. L’intérieur de sa bouche était chaud et sec comme les taies d’oreiller qui crissaient sous le fer à repasser de Manman ; tous ses muscles, ses jambes, son dos étaient mous et complètement emmêlés en pelote, comme le nécessaire à tricot dans lequel Manman se promettait bien de mettre de l’ordre, un jour…

… l’amour avec Laura, le printemps, les globes avec le 61, l’épaule contre la porte, l’escalier flap, flap, clac, clac et — le reste du chemin, il pouvait s’en souvenir, aucun problème, puisqu’il était rentré, qu’il s’était mis au lit, qu’il s’était levé pour aller au boulot… oui ou non ? Non ?

Tremblant de tous ses membres, il se redressa, s’agenouilla, s’accroupit faiblement. Sa tête roula en avant, il se reposa, pantelant. Il fixait l’étoffe marron de son complet comme s’il se fût agi d’un rideau sur le point de s’ouvrir sur une horreur aussi inéluctable qu’inconnue.

Et c’est ce qui se passa.

Il bredouilla, dans un souffle : « Le costard marron… » Parce que là, sur sa cuisse, il y avait le petit accroc (et en dessous le petit renflement douloureux du bleu, avec l’empreinte du tissu) pour prouver qu’il ne s’était pas habillé pour aller au boulot, ce matin, qu’il n’avait probablement jamais atteint le deuxième étage. Non, au lieu de ça, il était… ici.

Comme il était encore incapable de se mettre debout, il se traîna de ci de là, sur les poings et les genoux, clignant des yeux, la tête ballottant de droite et de gauche. Il eut l’idée de s’arrêter pour se tâter le menton. Pas plus de barbe qu’il n’aurait été normal pour un type rentrant chez lui après un rendez-vous en vue duquel il s’était rasé.

Il reprit son inspection et discerna une mince ligne qui inscrivait un ovale allongé sur une des parois concaves. C’était le premier détail qui accrochât le regard dans cet endroit super-capitonné. Bouche bée, il s’absorba dans sa contemplation et cela ne lui donna Rien.

Il se demanda l’heure qu’il pouvait bien être. Il leva le bras, tourna la tête et porta l’oreille à sa montre. Elle tic — Dieu merci ! — taquait encore. Il la regarda. Il la regarda longtemps sans bouger. Apparemment, il n’arrivait pas à la déchiffrer. Il parvint enfin à comprendre que les chiffres y étaient à l’envers, comme vus dans un miroir. « 2 » était à la place de « 10 », « 8 » occupait la place normale de « 4 ». Les aiguilles indiquaient ce qui aurait dû être onze heures moins onze mais si elles tournaient effectivement à l’envers, il était une heure et onze minutes. Et c’était bien à l’envers qu’elles tournaient. La trotteuse ne permettait pas d’en douter.

Et sais-tu bien, Charlie, sais-tu bien, lui disait une voix perceptible sous la terreur et l’ébahissement, sais-tu bien que tout ce qu’il te faut faire, maintenant encore, c’est de te souvenir ? Il y avait eu cette incroyable vieille vache, en algèbre, à la fac, après que tu eus deux fois raté l’exam — deux fois l’algèbre et une fois la géométrie, alors tout était à recommencer — tu te souviens ? Et alors au troisième coup, en algèbre, il y avait eu cette Miss Moran, et c’était comme une I.B.M. avec des dents. Et puis un jour tu lui avais posé une question sur un point que tu pigeais pas tout à fait et — rien que de la façon qu’elle avait répondu, tu n’avais pas pu t’empêcher de poser d’autres questions… Et elle avait ouvert pour toi une porte dont tu n’avais jamais soupçonné l’existence, et elle-même était devenue… bref, après ça, tu t’étais mis à l’observer et tu avais compris le pourquoi de cette mine glaciale, de cette discipline inflexible, le pourquoi de cette femme totalement inhumaine, le pourquoi. Elle attendait tout simplement que quelqu’un s’amène qui lui poserait des questions sur les maths, un peu à côté, un peu au-delà du manuel. Et c’était comme si elle avait depuis longtemps désespéré que ce quelqu’un s’amène jamais. Et si ça voulait tant dire, pour elle, c’est qu’elle aimait les maths d’une telle façon que c’était une pitié que le mot « aimer » ait pu désigner quoi que ce soit d’autre que son amour à elle, pour les mathématiques. Et aussi que, de minute en minute, elle ne sut jamais si le gosse, qui lui posait des questions, n’allait pas être le dernier, le dernier qu’elle vît, le dernier pour lequel elle ouvrît cette porte, parce qu’il y avait ce cancer qui la bouffait, ce dont personne ne se douta jamais jusqu’au jour — tout simplement — où elle ne vint pas faire son cours.

Charlie Johns fixait l’ovale à peine visible dans le mur d’argent lisse et doux et il aurait voulu que Miss Moran soit là. Et il aurait voulu que Laura soit là aussi. Toutes les deux — il se souvenait d’elles si clairement, et tant d’années les séparaient l’une de l’autre (et combien, se demandait-il en regardant sa montre, combien les séparent de moi, maintenant ?) Et il aurait voulu que Manman soit là, et la rouquine du Texas. (C’avait été la première, pour lui, la rouquine ; comment se serait-elle entendue avec Manman ? Et pendant qu’il y était, comment Laura se serait-elle entendue avec Miss Moran ?)

Il ne pouvait pas s’arrêter de se souvenir ; il n’osait pas, il ne voulait pas arrêter. Parce qu’aussi longtemps qu’il continuerait de se souvenir, il aurait la certitude d’être Charlie Johns, et alors il pouvait bien être dans un lieu nouveau sans savoir l’heure qu’il était, il n’était pas perdu, on n’est jamais perdu tant qu’on sait qui on est.

Geignant sous l’effort, il se mit debout. Il était si faible, sa tête si légère qu’il devait largement écarter les pieds pour tenir dessus et balancer ses bras tendus pour garder l’équilibre s’il voulait se déplacer. Il se dirigea vers l’ovale indistinct, sur la paroi, parce que c’était le seul but possible, mais au lieu d’avancer il se déplaça en crabe, sur le côté ; comme cette fois (il s’en souvenait) à Coney Island, dans cette baraque, où ils vous font entrer dans une pièce entièrement fermée et puis, à votre insu, ils l’inclinent un petit peu sur le côté, lui donnent de la gîte et vous vous retrouvez là, sans aucune référence extérieure, avec seulement des miroirs verdâtres pour vous regarder. Il fallait nettoyer au jet, jusqu’à des cinq, six fois par jour ! C’était comme ça qu’il se sentait, maintenant, mais avec un avantage : il savait qui il était et puis il savait qu’il allait dégueuler, en plus. Il trébucha sur la courbe douce, là où le sol devenait mur et tomba sur un genou qui s’enfonça un peu dans l’argent mou ; il coassa : « Je ne suis plus moi-même, aujourd’hui, voilà. » Alors il entendit ses propres paroles, en comprit avec horreur le sens littéral et il bondit en gueulant à pleins poumons, « bien sûr que si, bien sûr que si ! Charlie Johns ! »

Il tituba et comme l’ovale n’offrait aucune aspérité où se raccrocher — c’était seulement une mince ligne, sur le mur, plus haute que lui — il s’appuya contre.

Il s’ouvrit.

Quelqu’un attendait dehors, souriant, vêtu de telle manière que Charlie ouvrit la bouche toute grande et eut le temps de bredouiller : « oh ! je vous demande pardon… » avant de piquer du nez.

* * *

Herb Railes habite une banlieue résidentielle, Homewood. Il règne sur cinquante mètres de Bégonia Drive, à quatre-vingts mètres des quatre-vingts mètres de jardin de Smitty Smith, heureux possesseur d’une façade de cinquante mètres sur Calla Drive. Herb Railes habite une maison à un étage. La maison de Smitty Smith est un rancher, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’étage du tout. À gauche et à droite, les voisins de Herb Railes habitent eux aussi une maison à un étage.

Herb arrête sa voiture dans l’allée qui mène au garage, klaxonne et passe la tête par la fenêtre.

— Surprise, surprise !

Jeanette est occupée à tondre le gazon avec une tondeuse électrique et, avec tout ce boucan, le klaxon la fait sursauter plus que de raison. Elle pose le pied sur la plaque tournante et l’y laisse jusqu’à l’arrêt complet de la tondeuse puis elle court en riant vers la voiture.

— Papa, papa !

— Papa, papa, papa-a-a !

Davy a cinq ans, Karen trois.

— Oh ! chéri, si tôt ! Comment est-ce possible ?

— Bouclé le budget Arcadia et le grand Manitou y en a dire comme ça, y en a dire : Herb, toi filer voir tes gosses. T’es rien chouette, dis donc.

Jeanette porte un short et un T-shirt.

— J’ai été un gentil petit garçon, claironne Davy en tâtant les poches de son père.

— Moi aussi, trompette Karen.

Herb rit et la saisit dans ses bras :

— Quel mec tu fais, mon pote !

— Chut, Herb ! Elle n’y comprendra plus rien ! Tu as pensé au gâteau ?

Herb dépose la fillette et se tourne vers la voiture.

— Pré-pa-ra-tion pour gâteau — nuance ! Tellement meilleur quand tu le fais toi-même.

Apaisant ses gémissements, il ajoute : — Je le ferai, je le ferai. Mes gâteaux sont meilleurs que les tiens, je te prends quand tu veux. Beurre. Papier hygiénique.

— Fromage ?

— Zut ! J’ai bavardé avec Louis.

Il se saisit du paquet et rentre se changer. Pendant ce temps, Davy met le pied là où Jeanette a mis le pied quand elle a arrêté la tondeuse. Le cylindre est encore chaud. Davy est pied nu. Quand Herb ressort de la maison, Jeanette est en train de dire : « Chhht, doucement, sois un homme. »

Herb porte un short et un T-shirt.

* * *

Ce ne fut pas une quelconque pudeur virginale qui fit ainsi chavirer Charlie Johns. Pour obtenir le même résultat, il aurait suffi de n’importe quoi — un rayon lumineux en plein visage, l’apparition soudaine d’un escalier descendant. De toute manière, habillé d’une telle façon, il aurait cru que c’était une femme. Il n’avait pensé qu’à des femmes depuis qu’il s’était retrouvé dans ce réceptacle — Laura, Manman, Miss Moran, la rouquine du Texas. Il voyait très bien comment un rapide coup d’œil à l’apparition en aurait convaincu n’importe qui. De fait, il ne voyait rien du tout, pour le moment, allongé à plat sur le dos, sur une matière moelleuse, mais moins cependant que celle dont était tapissé le réceptacle. Et quelqu’un s’affairait avec des gestes très doux à soigner une entaille qu’il s’était faite sur le haut du front, ayant jeté comme une bénédiction sur ses yeux et le reste de son front un tissu frais et humide aux vagues senteurs d’hamamélis. Mais cette personne, quelle qu’elle fût, lui parlait et, bien qu’il ne comprît pas un traître mot, cette voix ne lui semblait pas une voix de femme. Oh, ce n’était pas une basse profonde, mais ce n’était pas une voix de femme, non, mais alors quelle tenue ! Qu’on se représente une espèce de court peignoir de bain écarlate, fermé par une ceinture mais largement ouvert au-dessus et en dessous. Sa partie supérieure s’arrêtait sous les bras et, dans le dos, était surmontée d’un grand col raide qui dépassait largement le sommet du crâne. Cela vous avait la forme d’un dossier de chaise recouvert de tapisserie et — bon sang ! — c’était presque aussi grand. Sous la ceinture, le vêtement s’échancrait aussi abruptement pour aller former une espèce de queue de pie dans le dos, très semblable à celle d’une jaquette de cérémonie. Par-devant, sous la ceinture, une espèce de machin soyeux qui n’était pas sans rappeler la bourse, le sporran, que les Ecossais portent sur leur kilt. Les pieds étaient chaussés de poulaines apparemment très douces, de la même couleur que le peignoir et dont la pointe, par-devant et par-derrière, remontait jusqu’à mi-mollet.

Aussi efficace qu’inconnu, le traitement appliqué à son front en effaça les élancements douloureux avec une soudaineté presque inquiétante. Il demeura immobile quelques instants, craignant que la douleur ne lui retombe dessus avec la même soudaineté, la même violence, mais il n’en fut rien. Il leva une main hésitante et, aussitôt, le tissu qui recouvrait ses yeux fut retiré et il se trouva nez à nez avec un visage souriant, penché sur le sien, et qui prononçait des syllabes fluides, terminées par une trille interrogative.

Charlie Johns dit : — Où suis-je ?

Le visage leva les sourcils et rit d’un rire avenant. Des doigts frais et fermes se posèrent sur ses lèvres et la tête s’agita de gauche et de droite.

Charlie comprit et dit : — Je ne vous comprends pas non plus.

Il se redressa sur un coude et jeta un coup d’œil circulaire. Il se sentait beaucoup plus fort.

Il se trouvait dans une vaste pièce qui affectait grossièrement la forme d’un T. La plus grande partie de la barre verticale du T était occupée par — disons la cellule capitonnée dont il venait de sortir ; la porte en était restée ouverte. Elle rayonnait, à l’intérieur comme à l’extérieur, de cette lumière argentée, douce et froide, apparemment venue de nulle part. On aurait dit une énorme citrouille munie d’ailes.

Quant à la barre horizontale du T, d’un bout à l’autre et du sol au plafond, elle était fermée par un immense panneau transparent d’un seul tenant. Charlie songea qu’il en avait peut-être déjà vu d’aussi grand — la vitrine d’un grand magasin — mais il n’en était pas sûr. À chaque extrémité du T pendaient des rideaux qui, il le supposa, masquaient des portes.

À l’extérieur, c’était à vous couper le souffle. Certains terrains de golf offrent parfois des moutonnements d’un vert parfait un peu comparable — mais jamais sur des kilomètres et des kilomètres carrés. Des groupes d’arbres se dressaient çà et là — des arbres tropicaux, la note éclatante des flamboyants le prouvait, si vive qu’on la ressentait plus qu’on ne la voyait ; et toute la gamme de palmiers — dattiers, cocotiers, palmiers-choux ; et les fougères arborescentes et toutes sortes de cactus en fleur. Sur un amas de ruines, si terriblement pittoresques qu’on les aurait jurées artificielles, construites là pour faire terriblement pittoresque, un magnifique figuier étrangleur avait poussé jusqu’à près de trente mètres de haut, ses troncs multiples et ses racines crochues suivant les ondulations profuses de son feuillage luisant.

Le seul bâtiment visible — et eux-mêmes devaient être assez haut placés, treize ou quatorzième étage, selon les estimations de Charlie — était… impossible.

Imaginez un cône, un bonnet d’âne, mais allongé de trois fois au moins sa longueur normale. Incurvez-le maintenant d’un quart de cercle environ, posez-le sur sa pointe délicate, en laissant sa lourde base dans les airs, soutenue par rien du tout, retomber gracieusement comme une énorme fleur. Bon. Éloignez-vous de quelques pas, conférez au tout les dimensions surhumaines — deux cents mètres de haut — ajoutez-y des bouquets de fenêtres plaisamment asymétriques, distribuées au hasard comme des broches de diamants, n’oubliez pas les balcons incurvés, apparemment taillés dans la masse et non surajoutés — et vous aurez une idée de ce bâtiment, de ce bâtiment im-pos-si-ble.

Charlie Johns le regarda puis reporta les yeux sur son compagnon ; puis il le regarda encore, la bouche ouverte ; puis, alternativement, l’un et l’autre. L’homme avait l’air — n’avait pas l’air — humain. Les yeux étaient presque trop écartés, trop allongés — un rien de plus et ils se retrouvaient sur le côté de son visage. Le menton était volontaire et lisse, les dents saillantes et saines, le nez grand et doté de narines si ouvertes qu’elles étaient à la limite du naseau. Charlie savait déjà que les doigts étaient fermes et délicats. Force et délicatesse mêlées — voilà ce qui caractérisait le mieux ce personnage, son visage, son maintien, toute son attitude. Le torse semblait un tout petit peu trop allongé et les jambes un soupçon plus courtes, peut-être que Charlie Johns ne les eût dessinées, s’il avait eu le moindre talent pour le dessin. Et, bien sûr, il y avait cet accoutrement…

— Me vlà donc sur Mars, bredouilla Charlie, cherchant bravement à être drôle et parvenant seulement à être pitoyable dans sa frayeur. Il ébaucha un geste inutile en direction du bâtiment.

À sa grande surprise, l’homme sourit aussitôt et hocha énergiquement du chef. Du doigt, il désigna Charlie, lui-même, puis le bâtiment et, faisant un pas en direction de l’immense fenêtre, l’invita à le suivre d’un geste du bras.

Ma foi, pourquoi pas ?… et pourtant Charlie jeta en arrière un regard appuyé à la porte restée ouverte de la cellule d’argent d’où il avait émergé. Oh, ce n’est pas qu’il l’aimait, non, mais c’était la seule chose, en ce lieu étrange, qui lui fut vaguement familière.

L’homme comprit son sentiment et, pour le rassurer, esquissa du bras une espèce de demi-cercle désignant d’abord le bâtiment puis la cellule, pour signifier qu’il y reviendrait.

Avec un sourire un peu jaune, Charlie Johns fit signe qu’il était d’accord.

L’homme le prit vivement par la main et se mit en route, non vers l’une des extrémités de la pièce, là où pendaient les rideaux, mais vers la fenêtre et, tenez-vous bien, il sortit par la fenêtre. Mais alors, là, il le fit seul, parce que Charlie Johns s’était figé sur place, comme un animal rétif, avant de retourner en courant vers le centre de la pièce, s’appuyer à l’espèce de table sur laquelle l’autre l’avait soigné.

L’homme se tenait maintenant à l’extérieur, les deux jambes écartées, fermement plantées sur rien et lui faisait signe en souriant. Il appelait également mais cela, Charlie ne le vit qu’au mouvement de ses lèvres car il n’entendit rien. Quand on est dans un endroit fermé, on le sent. Pour être plus précis : on l’entend — enfin, quoi qu’il en soit, on le sait, et justement, Charlie SAVAIT qu’il était dans un endroit fermé. Pourtant cette créature en peignoir écarlate avait traversé ce qui fermait la pièce, sans effort et sans casse et la pièce restait fermée, et la fichue créature invitait maintenant Charlie Johns à la rejoindre, joyeusement mais non sans impatience.

Enfin, merde, c’est une question de fierté, se dit Charlie Johns qui s’en découvrit alors totalement dépourvu. Il s’approcha de la fenêtre à pas de loup, se mit à quatre pattes et avança lentement la main vers le panneau transparent. Il était bel et bien là, il l’entendait, il le sentait, mais sa main passait à travers. Il la sortit de quelques centimètres.

L’homme rit (mais il rit AVEC lui, pas DE lui, Charlie en eut la certitude) et marchant sur rien, revint vers lui. Quand il fit mine de prendre la main de Charlie, celui-ci la rejeta vivement en arrière. L’homme rit de nouveau, se pencha en avant et frappa vivement, de la paume, la matière invisible qui soutenait ses pieds. Puis il se redressa et tapa du pied.

D’accord, de toute évidence, il était debout sur QUELQUE CHOSE. Charlie se souvint (ça y est, je recommence à me souvenir !) d’une vieille Antillaise qu’il avait vue, un jour, à l’aéroport de San Juan. Dieu sait pourquoi elle avait pris l’avion et elle rencontrait son premier escalator. Tout un manège ! Et de reculer, et de toucher, et d’avancer le pied, et de sursauter, jusqu’à ce que le rude jeune homme qui l’accompagnait se décide à la saisir à bras-le-corps et à la planter en plein dessus. Elle avait agrippé la rampe et n’avait cessé de pousser des hurlements stridents qui se poursuivirent longtemps après qu’elle eut atteint le sommet. Tout du long, ç’avait été des hurlements de rire.

Bon, Charlie Johns ramperait peut-être, mais il ne hurlerait pas. Pâle, les yeux vides, il passa une main à travers le panneau inexistant et frappa là où l’autre avait frappé.

Oui, il y avait bien quelque chose, là, qu’il pouvait sentir.

Rampant sur une main et deux genoux, l’autre main tâtant désespérément devant lui, les yeux réduits à deux fentes, la tête rejetée en arrière, de manière à voir vers l’extérieur mais PAS VERS LE BAS, il franchit le rien-du-tout qui fermait si bien la pièce en direction du rien-du-tout qui l’attendait à l’extérieur.

L’homme, dont il pouvait soudain entendre de nouveau la voix, lui fit en riant signe de s’approcher. Ah non ! Charlie Johns était allé aussi loin qu’il l’entendait et il était bien déterminé à ne plus bouger d’un pouce. Alors, à sa grande horreur, l’homme lui bondit dessus, le saisit à bras-le-corps et, s’emparant de sa main droite, la guida jusqu’à rien, là, dans les airs, à la hauteur de sa ceinture — une main-courante, une rampe, une rambarde, un garde-fou, bon dieu !

Charlie contemplait sa main droite refermée sur ce rien béni qui était quelque chose ; et il s’émerveillait de voir sa chair légèrement aplatie de part et d’autre de la prise, ses articulations blanchies. Il plaça son autre main à côté de la première et regarda en plissant les yeux dans le vent — il y avait une bonne brise — regarda son compagnon qui disait quelque chose dans son idiome chantant et pointait un doigt vers le bas. Charlie baissa les yeux, très circonspect, et retint sa respiration. Oh ! il n’y avait guère plus de soixante-dix mètres — peut-être moins — mais il avait l’impression d’être suspendu à des kilomètres de hauteur. Il déglutit avec peine et adressa un timide hochement de tête à l’autre dont les roucoulades devaient manifestement signifier quelque chose comme « une rude chute, hein ? » Il comprit trop tard que l’homme avait plutôt voulu dire quelque chose du genre de « on y va, vieux ? » Et lui qui avait acquiescé de la tête, bon dieu !

Ils tombèrent comme deux pierres. Charlie poussa un hurlement strident. Ce n’était pas un hurlement de rire.

* * *

En définitive, Le Bon Ton est un bowling, c’est-à-dire qu’il y a les pistes et un bar, comme partout. Mais on y a pas mal ajouté. Prenez les distributeurs de serviettes en papier, par exemple, ils ont de petits frères qui distribuent d’élégants carrés d’ouate cellulosique pour le rouge à lèvres de ces dames. Le bar lui-même s’est vu adjoindre des rideaux rustiques vaporeux et le présentoir à bretzels et œufs durs porte une robe maxi, de même tissu, qui descend jusqu’au plancher. Insensiblement, la serveuse est devenue une hôtesse et les bières en boîte, servies dans leur boîte, ont cédé la place aux pink ladies et, je vous demande pardon, au Punt e Mes avec un doigt d’eau de Selz. Plus de tables de billard ; à l’endroit qu’elles occupaient, une boutique de cadeaux qui s’appelle La Boutique.

C’est ici que sont assises Jeanette et sa voisine, Tillie Smith, devant une crème de menthe frappée bien gagnée (surtout par Tillie qui est devenue, il faut le dire, une joueuse de première force). Et elles vont en venir aux affaires sérieuses de la soirée qui sont précisément les affaires.

— La comptabilité, c’est la comptabilité, dit Jeanette, et la conception, c’est la conception. Alors je me demande bien ce que ce vieux sac-à-bière vient chercher chez les concepteurs. Il n’arrête pas de traîner ses guêtres dans le département.

Tillie aspire une gorgée et passe sur ses lèvres la pointe d’une langue délicate.

— L’ancienneté, laisse-t-elle tomber, comme un maître mot. Son mari « collabore » au service des relations publiques de Cavalier Industries.

Jeanette fronce les sourcils. Son mari « collabore » à l’agence qui gère le budget publicitaire de Cavalier.

— Il n’a aucun pouvoir sur NOUS.

— Oh ! bâille Tillie, dont le mari est un peu plus âgé et, indiscutablement, beaucoup plus déterminé que ne l’est Herb, ces virtuoses de la machine à calculer sont faciles à manipuler, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur bilan.

— Ils n’en voient jamais le bout, de leur bilan !

— C’est comme le vieux Trizer qui était chez Cavalier, dit Tillie. Un de ces messieurs — ne me demande pas lequel — voulait un peu plus de place, d’espace vital, dans son bureau, alors il est allé voir le grand Manitou — tu vois, copain-copain, pour rigoler et tout — et il a parié qu’il pouvait gonfler ses notes de frais jusqu’à s’acheter un yacht sans que le vieux Trizer y voie que du feu.

Elle aspira une gorgée de liqueur entre deux éclats de rire cristallins.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ? demande Jeanette, suspendue à ses lèvres.

— Eh bien, le vieux Trizer connaissait Smit… euh, ce type, il savait qu’il voulait sa peau, alors quand les super-notes de frais ont commencé à pleuvoir, il s’est mis à les conserver en douce, pour se constituer un mignon parapluie en forme de dossier secret. Mais le type s’y prenait bien, les notes de frais bidon ne tombaient qu’au compte-gouttes et ça a pris du temps. Entre-temps, le grand Manitou recevait bien sûr une copie de chaque note pour que le côté bonne grosse farce soit bien respecté. Ce qui fait que lorsque la bombe du vieux Trizer a été prête et qu’il était sur le point de la balancer sur la tête du type en question, le patron ne riait plus du tout. Le vieux Trizer s’est retrouvé balancé dans un bureau du quinzième sous-sol où son ancienneté n’ennuie plus que lui-même ! Et voilà comment le vieux Trizer s’est fait piéger.

— En beauté, dit Jeanette.

Tillie rit encore :

— Tu fais de la publicité pour une nouvelle ligne ?

— Oh… pas moi ! réplique Jeanette du tac au tac parce qu’elle n’a compris qu’avec une fraction de seconde de retard. Mais Herb, oui, il a pensé à ça pour une nouvelle présentation des produits de l’Aréol, c’est lui qui gère leur nouveau budget. Sois gentille : motus et bouche cousue !

Entre-temps, elle passera le tuyau à Herb en poussant un peu à la roue : « remue-toi donc, petit père ! »

* * *

Ils avaient atterri sur un gazon élastique, Charlie les genoux en coton, soutenu par son compagnon qui l’avait entouré de ses bras. Charlie se secoua, se redressa et, quand il s’en sentit capable, leva les yeux. Il fut pris d’un frisson si violent que les bras qui le soutenaient resserrèrent leur étreinte. Au prix d’un immense effort, il sourit et repoussa son compagnon.

Ce dernier s’embarqua dans un bref discours, accompagné de gestes signifiant en haut, en bas, vite, un coup sur la tête et aussi, probablement, je suis désolé… Charlie sourit encore et lui assena une faible claque sur l’épaule. Puis il jeta un nouveau regard vers le sommet du bâtiment et s’en écarta à la hâte. Il n’était pas seulement trop vaste, trop haut, non, en plus, il était suspendu au-dessus de sa tête comme un gigantesque poing prêt à s’abattre. C’était une prouesse — une impossibilité — architecturale aussi effarante que l’autre, mais plus fuselée, en quenouille, moins conique, moins comique…

Ils se mirent en marche sur le gazon — il semblait n’y avoir ni route ni sentier — et si Charlie avait pensé que l’accoutrement de son compagnon risquait d’attirer l’attention, il fut vite désabusé ! C’était lui, à vrai dire, lui-même, qui était plutôt une curiosité. Pas que les gens lui adressent des regards appuyés, ou s’assemblent en foule béante pour l’observer, non, pas du tout. Mais à la façon trop enjouée dont tous ceux qu’ils croisaient leur adressaient des signes de bienvenue avant de détourner rapidement les yeux, on comprenait clairement qu’ils mouraient de curiosité. Et qui plus est, que cette curiosité était déplacée.

Contournant le bâtiment, ils tombèrent sur une cinquantaine de gens qui s’ébrouaient dans une piscine. Pour tout costume de bain, ils portaient seulement le sporran soyeux qui semblait tenir à leur corps par l’opération du saint esprit, une démarche que Charlie Johns était désormais beaucoup plus enclin à accepter. Tous sans exception affectèrent une politesse un peu grave pour lui adresser un signe, un sourire, ou quelque incompréhensible mot de bienvenue et tous semblaient heureux de voir son compagnon.

En dehors de la piscine, ils portaient des vêtements de toutes formes et de tous styles — souvent deux par deux, fait dont la signification échappait entièrement à Charlie. Le costume pouvait se réduire à un mince ruban d’un orange fluorescent autour du biceps — et l’inévitable sporran soyeux, bien sûr — ou tomber dans la profusion la plus extravagante, pantalons bouffants gonflés comme des montgolfières, immenses cols rigides en forme d’aile ou de raquette, chapeaux d’un demi-mètre, socques surélevés — la variété des formes semblait sans fin, et à l’exception de ceux qui allaient par paire, on ne relevait aucune ressemblance entre les costumes, si ce n’est la beauté de leurs couleurs, la richesse et la variété des étoffes. Le costume était pour eux un ornement et rien d’autre, c’était évident et, contrairement à tous ceux qu’il avait été donné à Charlie de rencontrer ou de connaître par ses lectures, ce peuple était le seul qui n’attachât aucune importance particulière, aucune pudeur, aucun interdit, à une quelconque partie du corps.

Il n’aperçut pas de femme.

Drôle d’endroit. L’air qu’on y respirait était particulièrement roboratif et le ciel, encore que brillant — avec d’ailleurs, il le remarquait maintenant, une touche de cet éclat argenté qui régnait dans la « cellule capitonnée » — était couvert. Des fleurs poussaient partout, certaines dégageant des senteurs entêtantes, épicées, nombre lui étant inconnues, toutes revêtant des couleurs d’un éclat et d’une diversité inimaginables. Le gazon était aussi impossible que les deux bâtiments — partout égal et élastique, il ne présentait pas la moindre parcelle pelée, ne comportait pas une mauvaise herbe et il était exactement aussi beau au pied des immeubles, où allait et venait la multitude, qu’à distance et jusqu’à perte de vue.

Il se laissa conduire autour du bâtiment puis sous une arcade inexplicablement mais agréablement penchée vers la gauche et son compagnon lui prit la main avec sollicitude. Avant qu’il n’ait eu le temps de se demander pourquoi ils descendirent brutalement et à la verticale une vingtaine de mètres pour se retrouver debout dans un lieu qui rappelait vaguement une station de métro. Sauf qu’on y attendait pas de train pour sauter du quai sur… rien. Encore cette substance invisible qui les avait fait descendre de l’immeuble comme par lévitation. Il fallut que Charlie Johns se fasse traîner par le bras et connaisse cette impression désagréable : plier les jambes et tendre tout son corps pour une chute qui n’en était pas une ; la substance en question était au même niveau que le quai.

Ils allèrent se placer à mi-distance des deux quais, au milieu du rien porteur, et l’homme adressa un regard interrogateur à Charlie. Ce dernier serra les dents, prêt à tout, et hocha du chef. Et voilà, sans que Charlie sût trop comment — il crut bien remarquer que c’était à la suite d’une espèce de geste, mais lequel ? — ils se retrouvèrent lancés à toute vitesse à travers un tunnel. Ils se tenaient immobiles, on avait guère le sentiment d’accélérer ou de démarrer brusquement, et pourtant le truc sur lequel ils se tenaient, les trimballait à une vitesse vraiment pas croyable. Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtèrent devant un nouveau quai. Ils pénétrèrent dans une espèce de cavité rectangulaire qui s’ouvrait sur le côté et se retrouvèrent propulsés au rez-de-chaussée, sous le bâtiment en forme de cône. Ils s’éloignèrent du métro, Charlie se concentrant sur divers mouvements d’entrailles qui venaient, fort inopportunément, lui rappeler que la place de l’estomac n’est pas plus dans la bouche que dans les talons.

Ils traversèrent une espèce d’immense patio. Autour des murs, des indigènes grimpaient ou descendaient à toute vitesse sur leurs ascenseurs invisibles. Gonflés par le vent de la vitesse, leurs costumes multicolores faisaient un joli spectacle. Et l’air était empli de musique. Il pensa d’abord qu’elle était diffusée par un système de sonorisation publique, mais il découvrit qu’en fait tous ces gens CHANTAIENT. Doucement, au fur et à mesure de leurs déplacements, à l’intérieur et à l’extérieur de cette vaste place publique, ils murmuraient ou vocalisaient en harmonies délicates et chaudes.

Et puis, alors qu’ils s’approchaient de l’une des parois, Charlie aperçut quelque chose qui le plongea dans un tel état de stupéfaction qu’il prit à peine garde à ce qui lui arriva aussitôt après. Projeté à soixante-dix mètres d’altitude comme un vulgaire noyau de cerise entre le pouce et l’index d’un gamin blagueur, mais hébété sous le coup de l’incroyable vision, il se laissa pousser de ci, et tirer de là sans réaction. Sa conscience, déjà soumise à rude épreuve, venait d’exécuter, elle, un quintuple saut périlleux.

Deux des hommes qui passaient dans le hall, il les avait vus, vus sans erreur possible, étaient enceintes, enfin, enceints ? Aucun doute là-dessus.

Il examina son compagnon toujours souriant — le visage énergique, les bras musculeux, les jambes robustes… bien sûr, il y avait ce menton étonnamment lisse et, heu… ses pectoraux étaient vachement développés. L’aréole s’y étalait, beaucoup plus large que sur un homme normal… mais, d’un autre côté, pourquoi pas ? Les yeux étaient légèrement différents, eux aussi. Et alors… ? Réfléchissons. S’« il » est une femme, alors tous les autres sont des femmes. Bon, et où donc étaient les hommes ?

Il se remémora la façon dont elle — il ? — elle… Il se remémora la façon dont ces bras puissants l’avaient soudain soulevé de terre, dans le premier ascenseur, sans plus d’effort qu’un vulgaire paquet de petits-beurre… Bon dieu, si c’était là les femmes, les hommes devaient être de vrais taureaux !

Pour commencer, il se représenta des géants, de vrais monstres de quatre, cinq mètres de haut…

Mais ses fantasmes changèrent bien vite d’orientation ! Les caves des bâtiments se peuplèrent d’une armée de lutins ; il eut la vision de nabots faiblards, enchaînés, esclaves de ces femelles vigoureuses…

Alors il commença à s’inquiéter un brin sur le sort qui l’attendait.

— Où donc m’emmenez-vous ? demanda-t-il.

Son guide sourit, inclina la tête, le saisit par l’avant-bras et il ne lui resta plus qu’à régler son pas sur le sien pour éviter d’être traîné de force comme un teckel rétif.

Ils arrivèrent devant une pièce…

La porte s’en ouvrit. Il serait plus juste de dire qu’une ouverture se dilata dans la matière même du mur ; une ouverture ovale — décidément — qui se fendit par le milieu comme sous l’action d’une invisible fermeture Éclair et s’agrandit avec un petit claquement enthousiaste. Quand ils furent entrés, elle se referma avec le même bruit, le même enthousiasme minéral, dans leur dos.

Il s’immobilisa et s’adossa contre la « porte ». On le laissa faire. La porte, il le sentit, était assez massive pour résister aux assauts d’une foule. Et elle ne comportait même pas de poignée. Bon…

Il leva les yeux.

Ils lui rendirent tous son regard.

* * *

Herb Railes se rend chez Smitty pour une petite visite. Les gosses dorment. Il emporte avec lui un baby-sitter électronique de la taille d’une petite radio à transistors. Il frappe et Smitty le fait entrer.

— Salut !

— Salut !

Il traverse le vaste living-room de Smitty en direction du coin salle à manger et dépose le baby-sitter sur une desserte avant de le brancher :

— Qu’esse tu fais ?

Smitty enlève dans ses bras le poupon qu’il avait posé sur le sofa pour aller ouvrir la porte. Il l’accroche à son épaule où il s’attache comme une petite besace.

— Bah, répondit-il, je surveille vaguement la boutique en attendant le retour du patron.

— Patron, tu parles ! dit Herb.

— C’est toi l’patron, chez toi ?

— Tu vois, et bien que tu plaisantes, répond Herb, je m’en vais te faire une réponse sérieuse, au cas où…

— Vas-t’en me faire une réponse sérieuse au kazou.

— Dans notre milieu, il n’y a plus de patron à la maison.

— Je me disais aussi que c’était le bordel…

— C’est pas ça que je veux dire, face d’œuf !

— Et qu’est-ce que tu veux dire, fesse d’huître ?

— C’est une équipe, voilà ce que je veux dire. Tu sais, on parle beaucoup de la prise du pouvoir par les femmes, ces temps-ci. Eh bien, c’est des foutaises… Elles ne prennent pas le pouvoir. Elles s’apprêtent seulement à le partager.

— Intéressante théorie. Mmmm, c’est bien ça, c’est TRÈS bien.

— N’exagérons rien.

— C’est au bébé que je parle, hé, connard ! Il a fait son rot.

— Montre un peu. Il y a des années que je n’ai pas tenu dans les bras un petit machin comme ça, dit le père de la petite Karen, trois ans…

Il prend le bébé des mains de Smith et le tient presque à bout de bras : — A-blaa, a-blaa, a-blaa.

Sur chaque « bl » il tire une langue démesurée :

— A-blaa, a-blaa.

Les yeux du bébé s’arrondissent et d’être ainsi tenu sous les aisselles, il rentre la tête dans les épaules et son menton dodu disparaît dans les replis de sa poitrine.

— A-blaa, a-blaa.

Les yeux du bébé s’étirent soudain en amande et le petit visage s’éclaire tout entier d’un large sourire vacant qui s’accompagne d’une fossette sur la gauche et d’un vague ronronnement d’arrière-gorge, très félin.

— A-blaa, a-blaa, hé ! il me sourit, dit Herb.

Smith vient se placer derrière Herb Railes, pour voir. Impressionné, il dit : — Bon sang, c’est vrai ! Il place son visage à côté de celui de Herb : — A-blaa, a-blaa.

— Il faut tirer la langue assez loin pour qu’il la voie bouger, dit Herb. A-blaa, a-blaa.

— A-blaa, a-blaa, a-blaa.

— A-blaa, a-blaa. Le bébé cesse de sourire et les regarde alternativement l’un et l’autre.

— Tu le troubles.

— Alors, ferme-la ! dit le père du bébé.

— A-blaa, a-blaa.

Cette fois, le bébé est aux anges. À tel point qu’il croasse et se met à avoir le hoquet.

— Et merde ! dit Smith. Viens dans la cuisine, je vais lui donner de l’eau.

Ils vont dans la cuisine, Herb portant le poupon, et Smith prend un biberon de quarante centilitres dans le réfrigérateur et le laisse tomber dans un chauffe-biberon électrique. Il reprend le bébé des bras de Herb et l’accroche de nouveau à son épaule. Le bébé hoquette violemment. Il lui donne de petites tapes de réconfort.

— Ah, bon dieu ! J’avais promis à Tillie de mettre un peu d’ordre ici.

— Je vais faire le boy-scout. T’as les mains prises.

Herb prend les assiettes sur la paillasse — oh, pardon ! — sur la surface de travail de polymères siliconés, et les gratte une par une au-dessus de l’évier dont le broyeur-vide-ordure-automatique se met en marche avec un léger sifflement mécanique, avant de les déposer dans le casier de la machine à laver la vaisselle. Il enclenche l’arrivée d’eau chaude. Tous ces gestes lui sont extrêmement familiers parce que l’évier et la machine sont semblables à l’évier et à la machine qui équipent sa propre cuisine, et la cuisine de ses voisins de gauche et la cuisine de ses voisins de droite et la cuisine de ses voisins de devant et de derrière et de plus loin et de tout le quartier… Au moins. Il se saisit du flacon de détergent liquide. Il y jette un coup d’œil et fait la moue.

— Nous ne prenons jamais plus ça.

— Ah oui, pourquoi ?

— C’est dégueulasse pour les mains. C’est Lanodoux qu’on prend, maintenant. Un tout petit peu plus cher mais, dit-il en terminant sa phrase sur « mais ».

— Deux jolies petites mains pour deux petits centimes de plus ! bêle Smith, citant une publicité télévisée.

— La publicité vous informe.

Herb verse une giclée de détergent dans la machine et la met en marche.

* * *

Ils étaient quatre en plus de celui qui l’avait amené. Deux portaient des vêtements identiques — une espèce de pagne d’un vert acide, agrémenté de ce qu’on ne saurait décrire autrement que le panier d’une robe à panier, attaché sur les hanches, mais sans robe ! Le plus grand de tous, celui qui faisait directement face à Charlie, portait une espèce de peignoir de bain assez semblable à celui de son compagnon, mais d’un orange flamboyant. L’accoutrement du dernier, enfin, semblait avoir été inspiré par la moitié inférieure d’un costume de bain 1900, d’un bleu électrique.

Au fur et à mesure que Charlie portait sur chacun d’eux un regard éberlué, ils lui sourirent. Ils étaient tous vautrés, allongés, étendus, installés sur des espèces de banquettes basses et des trucs moelleux, amas de hamac, façons de fauteuil, qui semblaient des excroissances du sol lui-même. Le plus grand trônait à une espèce de bureau (la plus grande ?) qui semblait avoir été fabriqué tout autour de lui après qu’il se fut assis (elle, d’elle, après qu’elle se fut… ?) Leur chaleureux sourire, leur attitude détendue — tout cela était encourageant, réconfortant… Et pourtant, il ne put se défendre, au passage, d’un petit pincement au cœur : tout cela ne participait-il pas d’un rituel immuable, assez semblable à celui qui gouverne le monde des affaires où, avant d’annoncer à un type qu’on vient de l’acculer à la ruine, qu’on s’apprête à lui crever les yeux, à le faire jeter en prison, ou par la fenêtre, on commence toujours par l’inviter à s’asseoir, à avoir l’extrême indulgence d’accepter un cigare, à vous appeler Jack, etc.

L’un des deux verts à panier adressa quelques mots en langage d’oiseau (à condition que l’oiseau soit une tourterelle) au peignoir orange, fit un geste en direction de Charlie et se mit à rire. Comme celui de son accompagnateur, tout à l’heure, ce rire ne lui parut pas trop moqueur. Mais ledit accompagnateur prit la parole à son tour et l’amusement devint général. Un instant plus tard, Charlie le vit se jeter à quatre pattes, le fichu compagnon, les yeux comiquement rétrécis, tâtant frénétiquement le plancher. Et voilà-t-il pas qu’il se mit à ramper, le sale individu, à ramper sur les genoux et sur une main, l’autre main tâtonnant timidement devant lui, le visage empreint d’une feinte et cocasse terreur.

Et tous de hurler de rire.

Charlie sentit que le lobe de ses oreilles devenait brûlant. Chez lui, cela ne pouvait signifier que deux choses : grande colère ou ingestion immodérée d’alcool. Pour une fois, aucun doute n’était permis sur la cause de ce phénomène plutôt désagréable. « Ça ne vous ennuierait pas trop de me mettre au courant ? grogna-t-il, moi aussi j’aime rigoler. » Toujours riant, ils le dévisagèrent avec perplexité, tandis que le peignoir écarlate continuait son imitation d’un homme du XXe siècle faisant connaissance avec son premier ascenseur invisible.

Il se produisit en Charlie Johns comme un déclic : il avait été poussé, tiré, tâté, soigné, projeté, soulevé, transporté, ébahi, gêné et perdu très précisément autant qu’il pouvait l’être, plus une goutte d’eau — la fameuse, celle qui, souvenez-vous en, fait déborder le vase de Soissons. Avec toute la précision, l’énergie et la concentration dont était capable cet ancien champion de foot cadet — avant centre dans l’équipe du lycée — il shoota dans le postérieur écarlate et envoya valser l’odieuse créature qui atterrit sur son visage mobile au pied du bureau de l’autre orangeâtre, et merde !

Un lourd silence se fit.

Lentement, le peignoir rouge se releva, tourna sur les talons pour lui faire face, tout en massant tendrement son derrière endolori.

Charlie s’adossa un peu plus encore à la porte et attendit. L’un après l’autre, son regard croisa cinq regards. Dans aucun il ne lut la colère. Ils ne recelaient guère de surprise non plus, rien qu’un profond chagrin qu’il trouva rudement plus menaçant que la fureur.

— Enfin quoi, merde, lança-t-il au peignoir, tu l’as cherché, non ?

Gazouillis, gloussement, roucoulement. Puis l’écarlate s’avança et s’embarqua dans une version beaucoup plus élaborée des gémissements et des gestes qu’il lui avait déjà servis une fois, le « oh ! navré, désolé, vraiment, je suis le plus méprisable pourceau qui ait jamais hanté la surface de cette planète ». Charlie comprit le message mais n’en fut que plus furieux. Il aurait voulu pouvoir dire — si tu es tellement persuadé d’avoir tort, pourquoi diable as-tu agi comme ça ?

Alors la créature vêtue d’orange se leva, lentement, majestueusement. Elle s’arrangea pour s’extraire de l’étreinte serpentine du bureau. Le visage tout empreint de sympathie et de compassion émit un mot de trois syllabes et la main fit un geste en direction d’un mur dans lequel s’ouvrit — se dilata, plutôt — une porte. Il y eut un doux ululement d’approbation et tous sourirent en hochant du chef, indiquant du geste l’ouverture.

Charlie Johns s’avança suffisamment pour apercevoir le contenu de la pièce ainsi révélée. Comme il s’y attendait, ce qu’il aperçut était tout à fait nouveau pour lui, mais rien de tout cet appareillage étrangement asymétrique, étroitement interconnecté, rien ne pouvait lui masquer la fonction générale de la table capitonnée munie d’une espèce de machin en forme de casque à une extrémité et de bracelets susceptibles de recevoir des bras et des jambes : oui, c’était une espèce de salle d’opération et, pour rien au monde, il ne voulait y mettre le pied.

Il recula prestement mais il y en avait déjà trois dans son dos. Il leva un poing pour le sentir saisi et maintenu en arrière. Il tenta de lancer un coup de pied, mais une jambe nue vint bloquer son genou d’une clé rapide comme l’éclair. Et c’était une jambe vigoureuse, bon dieu ! Avec une espèce de sourire d’excuse, le peignoir orangé s’avança et appliqua contre son biceps droit une sphère de la taille d’une balle de ping-pong. La sphère cliqueta et disparut ; Charlie emplit ses poumons pour hurler mais il ne se souvint jamais d’avoir ou pas réussi à crier.

* * *

— T’as vu ça ? demanda Herb. Ils sont installés dans le living-room de Smith. Herb feuillette distraitement un magazine. Smitty est occupé à faire boire son biberon d’eau au bébé qu’il a adroitement allongé le long de son avant-bras. Il demande à son tour :

— Quoi ?

— Mini-bikini — mais pour hommes.

— Tu veux dire, des caleçons ?

— Comme un bikini, mais plus petit. Au crochet. Ça ne doit guère peser plus de dix grammes !

— Moins ! L’invention la plus intéressante depuis la brouette.

— Quoi, t’en as ?

— C’te bonne blague ! Bien sûr que j’en ai. Combien disent-ils ?

Herb se reporte à l’encart publicitaire, dans le journal. — Un dollar et demi.

— Tu vas chez Toto 20 % dans la Cinquième Avenue. Tu en as deux pour deux dollars soixante-treize.

Herb regarde l’illustration :

— Se fait en blanc, noir, jaune pâle, bleu pâle et rose.

— Ouais, ouais, fait Smitty.

Il retire précautionneusement la tétine d’entre les lèvres du bébé qui, hoquet envolé, s’est endormi.

* * *

« Allez, Charlie, voyons ! Réveille-toi ! » Oh, Manman, encore deux minutes, je serai pas en retard, j’te l’jure. Chuis rentré à presque deux heures et j’aime autant qu’tu saches pas dans quel état, quelle qu’ait été l’heure ! Manman ?

« Charlie… Oh ! Charlie, si tu savais combien je suis désolée… » Désolée, Laura ? Mais oui, j’aurais tant voulu que ce soit parfait ! Mais il n’y a qu’au ciné qu’on y arrive la première fois, voyons, ou dans les romans ! Allez, allez… c’est facile à arranger : il n’y a qu’à recommencer… Oh-h-h-h… Charlie…

« Charlie ? » Tu t’appelles Charlie ? Moi, on m’appelle la rouquine — une fois, il avait quatorze ans (il se souvient, il se souvient), il y avait cette fille, cette Rachel. Il y avait eu une sur-boum entre gamins et ils avaient joué à — sans blague — la cabine téléphonique. La cabine, c’était l’espèce de sas aménagé entre la double porte extérieure et la double porte intérieure de l’appartement vieillot de Samsom Street, minuscule vestibule dont la touffeur était encore accrue par la lourde portière qui masquait les deux battants de la porte intérieure. Et pendant toute la soirée, Charlie avait gardé les yeux sur Rachel. Elle avait ce teint mat et chaud, cette chevelure courte et drue, aile de corbeau… Elle avait cette voix cassée, fêlée, murmurante, elle avait la bouche en cœur et les yeux timides. Elle avait peur de soutenir un regard plus d’une seconde, et sous cette peau mate, on devinait plus qu’on ne voyait la rougeur soudaine, mais on la savait, alors brûlante de l’afflux du sang. Et quand, pour finir, les gloussements, les rires étouffés, les index moqueurs et les grimaces pleines de sous-entendus saluèrent l’appel du nom de Charlie, puis de Rachel, pour qu’ils aillent s’enfermer dans la cabine téléphonique, quelque chose en lui avait dit : « Bien sûr, cela allait de soi ! » Il lui avait tenu la porte et elle était entrée, les paupières baissées de sorte qu’on les aurait crues closes, ses longs cils posés sur ses joues chaudes, les épaules arrondies par la tension, les deux mains machinalement refermées sur les deux poignets, ses petits pieds faisant de petits pas ; et Charlie s’était tourné vers la galerie explosant de cris d’animaux et de bruits de baisers et lui avait décoché un clin d’œil égrillard et il avait refermé la porte… Dedans, elle attendait en silence et il n’était qu’un hardi petit coq et cela se savait et il avait besoin que cela se sache et il l’avait carrément saisie par les épaules. Alors, pour la première fois, elle avait dévoilé ses yeux sages, ses yeux timides, ses yeux profonds et l’avait laissé se noyer dans la houle sombre qui roulait là, lointaine, lointaine et il s’y était perdu, nageur immobile, pour des secondes longues comme des années… Et donc il avait dit, Rachel, voilà tout ce que je veux faire avec toi, et il avait déposé un baiser léger, avec mille précautions, au beau milieu de son front lisse et chaud et il s’était aussitôt reculé pour plonger encore dans ses yeux ; parce que, Rachel, avait-il dit, voilà tout ce que j’ai le droit de faire avec toi. Tu me comprends, Charlie, dans un soupir, oui, tu me comprends, tu me comprends vraiment.

— Tu me comprends, Charlie, oui, tu me comprends, tu me comprends.

Il ouvrit les yeux et toute brume s’évanouit. Quelqu’un se penchait sur lui, très près, pas Manman, pas Laura, pas la rouquine, pas Rachel, personne, mais cette chose en peignoir rouge, qui répéta :

— Tu me comprends, maintenant, Charlie.

Bon, ce n’était pas de l’anglais, mais il comprenait aussi bien que si ç’avait été de l’anglais. Il était même capable de ressentir la différence. Les structures du langage n’étaient pas les mêmes. Une analyse grammaticale aurait donné à peu près ceci :

— Tu (deuxième personne du singulier, mais choisie parmi d’autres possibles, celle-ci n’exprimant ni l’intimité ni un formalisme excessif mais plutôt l’amitié et le respect, comme pour s’adresser à un oncle chéri) comprends (sans aucune connotation émotive ou psychologique, purement objectif) moi (un moi amical et secourable, désignant un conseiller ou un guide, mais pas un supérieur dans une quelconque hiérarchie) Charlie.

Il avait pleine et entière connaissance de tous les autres mots et tournures qui auraient pu être employés et de leur charge sémantique, mais nullement du système culturel qui les avait produits. Et il savait aussi que s’il avait voulu répondre en anglais, la chose lui aurait été possible. On lui avait ajouté des connaissances, mais rien retranché…

Il se sentait… fort bien. Il se sentait comme quelqu’un qui manque un tout petit peu de sommeil et il se sentait aussi un peu idiot, parce qu’il savait, désormais, du plus profond de lui-même, que son accès d’indignation avait été sans objet, tout comme sa frayeur : ces gens n’avaient nullement voulu le ridiculiser et rien n’indiquait qu’ils eussent la moindre intention de lui faire du mal.

— Je m’appelle Osséon, annonça celui qui portait une robe rouge. Me comprends-tu ?

— Et comment !

— S’il te plaît — parle ledom.

Charlie reconnut ce mot. Il désignait le langage, le pays et ses habitants. Utilisant cette langue nouvelle, il dit avec un grand étonnement :

— Je le parle !

Il se rendait compte que son accent était étrange. Comme toutes les langues, celle-ci avait ses particularités sonores, comme les « clic » africains, les nasales françaises, les gutturales allemandes ou arabes. C’était en tout cas un langage fort plaisant à l’oreille — il se souvint tout à coup du sentiment délicieux, étant enfant, que lui avait procuré la vision d’une page tapée avec une machine équipée de caractères « script », chaque lettre jointe à la suivante par une petite queue bouclée — pour l’oreille, chaque syllabe ledom se joignait de la sorte à la suivante. C’était une langue qui remplissait la bouche, plus que ne le fait l’anglais moderne, un peu comme l’anglais de Shakespeare qui est un instrument plus sonore. Il aurait été parfaitement impossible de parler ledom les lèvres ouvertes et les mâchoires serrées, comme tant d’Anglo-Saxons ont tendance à le faire de nos jours.

— Je parle ledom ! cria Charlie Johns, et tous de roucouler des félicitations.

C’était la première fois qu’il ressentait une telle joie depuis le jour où, à sept ans, il avait fait ses premières brasses sans ceinture, sous les acclamations des petits copains de la colo.

Osséon le prit par le bras et l’aida à s’asseoir. Ils lui avaient fait enfiler une chemise blanche du genre de celle que portent les patients dans tous les hôpitaux du monde. Il regarda Osséon (il se souvenait, maintenant, que cette phrase « je m’appelle Osséon » avait été prononcée un certain nombre de fois depuis son « arrivée » mais, jusqu’alors, son oreille avait été incapable d’en séparer les phonèmes) et il lui adressa un sourire, un vrai sourire, le premier depuis qu’il s’était retrouvé dans ce monde étrange. Cela suscita un nouveau murmure enjoué.

Osséon présenta l’indigène vêtu d’orange.

— Voici Mielwiss, dit-il.

Mielwiss fit un pas en avant et déclara :

— Nous sommes tous très heureux de t’avoir parmi nous.

— Et voici Philos.

L’homme au maillot de bain 1900 hocha la tête et sourit. Ses traits aigus semblaient pleins d’humour et ses yeux noirs avaient un éclat bref et ironique qui masquait probablement des profondeurs insoupçonnées.

— Et enfin Nassiv et Grocid, dit Osséon terminant les présentations.

Les deux paniers verts lui adressèrent un sourire de bienvenue et Grocid déclara :

— Tu es au milieu d’amis. Avant tout, nous voulons que tu en sois bien persuadé.

Mielwiss, le plus grand, que nimbait imperceptiblement le respect dont les autres semblaient l’entourer, prit alors la parole.

— Oui, fais-nous, je te prie, la grâce de le croire. Fais-nous confiance et… s’il est quoi que ce soit que tu désires savoir, tu n’as qu’à demander.

Tous les autres exprimèrent ensemble un accord harmonieux.

Charlie, qui commençait à les trouver sympathiques, se passa la langue sur les lèvres et rit nerveusement.

— Ma foi… c’est surtout de… quelques renseignements, que j’aurais besoin.

— Tout ce que tu voudras, reprit Osséon, tu n’as qu’à demander.

— Bon, avant tout, alors, où suis-je ?

Considérant que la question s’adressait d’abord à lui, Mielwiss répondit :

— Tu te trouves dans Celui de la Médecine.

— On appelle ce bâtiment Celui de la Médecine, expliqua Osséon. Celui d’où nous venons s’appelle Celui de la Science.

Et Grocid annonça, plein de déférence : — Mielwiss dirige (le mot signifiait à la fois « organise », « commande » et quelque chose de plus subtil comme « inspiré ») Celui de la Médecine.

Mielwiss sourit comme si l’on venait de lui adresser un compliment et poursuivit :

— Osséon dirige celui de la Science.

Osséon fit mine de juger exagéré ce qui semblait également un compliment et dit : — Grocid et Nassiv dirigent Celui des Enfants, il faudra que tu visites ça.

Les deux pagnes verts baissèrent les yeux avec modestie et Grocid roucoula : — J’espère que tu viendras bientôt.

Charlie regardait de l’un à l’autre, éberlué.

— Tu vois donc, dit Osséon (et ce « voir » signifiait « saisir, embrasser, comprendre », quelque chose comme tu « sais tout, maintenant ») nous voici tous avec toi.

La signification exacte de cette dernière phrase échappa à Charlie. Mais il avait l’impression qu’il s’agissait de quelque chose de vaste — comme si on lui avait présenté, d’un même geste, la reine d’Angleterre, le président des États-Unis et le pape. Il bredouilla donc la seule chose qui lui vint à l’esprit, « heu… merci beaucoup » et les autres semblèrent s’en réjouir. Puis il se tourna vers la dernière personne dont il ignorait encore les fonctions, Philos, l’homme au maillot de bain qui, du diable s’il s’y était attendu, lui adressa un clin d’œil. Mielwiss dit alors, comme si cela allait de soi :

— Philos est ici pour servir à tes études.

Ce qui traduit assez mal ce qu’il avait vraiment dit. C’était une tournure grammaticale étrange, une bizarre distorsion de la phrase, un peu comme cette façon qu’ont certaines gens de dire « les oignons ne m’aiment pas » pour signifier ironiquement qu’ils n’aiment pas les oignons. Quoi qu’il en fût, Philos ne semblait pas avoir de mérites particuliers, au contraire des directeurs de Celui de la Médecine, Celui de la Science et Celui des Enfants. Peut-être que ce n’était qu’un employé.

Charlie se réserva d’en parler dans la suite et se mit à les dévisager. Ils lui rendirent son regard, attentifs.

Charlie demanda de nouveau :

— D’accord, mais où suis-je ?

Ils s’entre-regardèrent avant de reporter les yeux sur lui. Osséon s’enquit :

— Qu’est-ce que tu entends par où suis-je ?

— Mais oui, où, où ?

— Ah ! dit Osséon aux autres, il désire savoir où il se trouve.

— À Ledom, dit Nassiv.

— D’accord, mais où est Ledom ?

De nouveau, ils échangèrent des regards. Puis Osséon s’écria comme si le jour s’était enfin fait dans son esprit : — Mais oui ! Il demande où se trouve Ledom !

— Écoutez, dit Charlie qui jugeait avoir fait montre d’une patience plus que suffisante, commençons par le commencement, hein, sur quelle planète nous trouvons-nous ?

— La Terre !

— Parfait. Maintenant… la Terre ? ? ? ?

— Eh bien, oui, la Terre.

Charlie secouait la tête : — Rien à voir avec la Terre que je connais, en tout cas !

Tous les regards se tournèrent vers Philos qui haussa les épaules et dit :

— C’est fort possible, oui…

— C’est un malentendu, à cause de ce langage nouveau, reprit Charlie, si c’est la Terre je suis un… (Il se creusa vainement la tête pour trouver quoi que ce soit d’aussi fantastique pour ces gens.) Ça y est ! s’écria-t-il soudain, j’ai compris ! Il existe probablement un mot signifiant « la Terre » — la planète sur laquelle on vit — dans toutes les langues. Je veux dire, par exemple, le mot martien pour Mars, ce serait la Terre. Le vénusien, pour Vénus, ce serait la Terre, etc.

— Remarquable, commenta Philos.

— Mais il n’en demeure pas moins que nous sommes bien sur la Terre, dit Mielwiss.

— La troisième planète à partir du soleil ?

Tous approuvèrent de la tête.

— Nous ne devons pas parler du même soleil.

— D’un moment sur l’autre, rien n’est jamais le même, murmura Philos, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve…

— Inutile de semer la confusion dans son esprit, intervint Mielwiss très sèchement. Si, nous parlons bien du même soleil.

— Pourquoi refusez-vous de me dire la vérité ? cria Charlie.

Son émotion sembla les plonger dans l’embarras.

— C’est ce que nous avons fait. C’est ce que nous sommes en train de faire. C’est ce que nous comptons faire, assura Osséon avec chaleur. Quelle autre réponse pourrions-nous faire ? Tu es sur la Terre, ta planète, la nôtre. C’est là que nous sommes tous nés. Encore qu’à des moments différents, ajouta-t-il.

— Des moments différents ? Quoi… Non ? Voyage dans le temps, vous voulez dire que… C’est ça que vous essayez de me faire comprendre ?

— Voyage dans le temps ? reprit Mielwiss.

— Nous voyageons tous dans le temps, murmura Philos.

— Quand j’étais gosse, expliqua Charlie, je lisais beaucoup de science-fiction. Vous savez ce que c’est ?

Ils secouèrent négativement la tête.

— Des romans, des récits concernant, ben… principalement l’avenir, mais pas toujours. Enfin en tout cas il y en avait un tas qui portaient sur des machines à voyager dans le temps — des appareils capables de vous envoyer dans le passé et dans l’avenir.

Ils avaient tous les yeux fixés sur lui. Personne ne disait rien. Il sentit que personne ne dirait rien. Alors, à la longue, il reprit :

— Une chose est sûre : je ne suis pas dans le passé… (Il fut soudain empli d’une terreur sans nom.) C’est bien ça, hein. C’est bien ça… Je suis… Je suis dans l’avenir !

— Remarquable, murmura Philos.

Mielwiss répondit doucement : — Nous ne nous attendions pas à ce que tu arrives si vite à cette conclusion.

— J’vous disais bien, bredouilla Charlie, j’vous d-disais bien, j’lisais énormément de…

Il s’aperçut avec horreur qu’il sanglotait.

* * *

Le bébé dort et le baby-sitter électronique, relié à un capteur émetteur accroché à la porte de la chambre de Karen et Davy, ronronne doucement que tout va bien. Leurs épouses ne sont pas encore rentrées du bowling. Ils sont bien, là, tous les deux. Ils se sont servis à boire. Smitty s’est à demi vautré sur le sofa. Herb regarde la télévision, qui est éteinte, mais la chaise de repos dans laquelle il s’est enfoncé est placée de telle manière qu’il est absolument impossible d’y regarder quoi que ce soit d’autre sans mettre en danger son confort. Alors, sur l’écran vide, il regarde défiler ses propres pensées. De temps à autre, il lance paresseusement un… Smitty ?

— Ouais ?

— Il suffit de prononcer certains mots devant une femme pour que les plombs sautent…

— Mais encore ?

— « Différentiel », dit Herb.

Smitty pivote sur une fesse, assez pour poser son deuxième pied par terre, mais pas vraiment assez pour s’asseoir.

— « Transmission », murmure Herb, « potentiel ».

— Quoi, transmission ?

— Tiens, « fréquence » en est un autre. Non, mais je veux dire, tu prends une femme bien, intelligente et tout. Elle joue au bridge comme un chef. Elle dose un biberon au milligramme près, le stérilise à la seconde près. Elle peut même être de celles qui ont un véritable chronomètre dans la tête et te servent un œuf coque de trois minutes et demie sans pendule. Bon, enfin, une femme qui a de l’intuition, de l’intelligence à revendre, quoi.

— D’accord, d’accord.

— D’accord. Maintenant essaye de lui expliquer quelque chose avec un de ces foutus mots dont je te parlais. Tiens, par exemple que tu peux enfin acheter une voiture munie d’un dispositif qui couple tes roues arrière de telle manière qu’elles tournent ensemble et que tu peux t’arracher à une plaque de glace si elle est sous une seule roue, bon. Suppose qu’elle ait lu ça dans le journal et qu’elle te demande une explication. Tu lui dis que c’est facile, c’est un truc qui supprime le différentiel. Boum ! Les plombs sautent. T’as pas sitôt prononcé le mot que les plombs sautent. Alors tu lui expliques, un différentiel c’est rien de bien compliqué, c’est le truc qui permet à la roue arrière qui se trouve à l’extérieur d’un virage, de tourner sur elle-même plus vite que celle qui se trouve à l’intérieur. Mais tu peux y aller, tu peux toujours perdre ta salive, les plombs ont sauté et la lumière ne reviendra que quand tu changeras de sujet. Fréquence, c’est pareil.

— Fréquence ?

— Oui, « fréquence », là ! J’ai prononcé ce mot-là devant Jeanette, l’autre jour et ça n’a pas manqué. Alors, pour une fois, j’ai pris la peine de m’arrêter et de lui demander, au fait, tu sais ce que c’est qu’une fréquence ? Tu sais ce qu’elle m’a répondu ?

— Qu’est-ce qu’elle t’a répondu ?

— Qu’elle croyait que c’était une pièce d’appareil radio, comme un transistor.

— Bof, les femmes…

— Tu ne vois pas où je veux en venir, Smitty ! Bof, les femmes, bof, les femmes, non ! Tu ne peux pas t’en tirer comme ça.

— Non ? Je vais me gêner !

— Non, ça me tracasse, tu sais. Prends un mot comme « fréquence », c’est du bon anglais. Ça dit bien ce que ça veut dire. « Fréquent » veut dire souvent et la fréquence mesure le degré d’occurrence, quoi, si ça arrive souvent ou pas… « Cycles », tiens ! Encore un mot court-circuit ! Et qui veut bien dire ce qu’il veut dire : un tour complet, du haut du cercle jusqu’en bas et retour. Ouais, bon, tu dis « une fréquence de huit mille cycles » à une bonne femme et tu lui fais sauter les plombs deux fois de suite !

— Disons qu’elles n’ont pas l’esprit très technique.

— Ta, ta, ta ! Tu les as déjà entendues parler chiffons ? Et les coupes de biais et les surpiqués et le point de croix et les pinces par-ci et les surjets par-là ! T’en as déjà vu une aux commandes d’une de ces incroyables machines à coudre à double-aiguille, double-action, navette oscillante, bobine baladeuse, dix-sept programmes et masturbation entièrement intégrée ?

— Bon, bon, et alors ? Je ne vois pas ce qu’il y a de terrible à ce qu’elles ne se donnent pas la peine de réfléchir à la nature d’un différentiel !

— Voilà ! Tu as mis le doigt dessus ! Ou pas loin : ELLES NE SE DONNENT PAS LA PEINE D’Y PENSER. Elles en seraient capables — elles font des trucs beaucoup plus compliqués, regarde les programmatrices I.B.M, au bureau, tiens — mais elles ne VEULENT pas. Alors je te demande : pourquoi ?

— Je suppose qu’elles trouvent que ce n’est pas très féminin.

— Mais alors là je vois pas du tout ! Pourquoi est-ce que ça serait pas féminin ? Enfin quoi, elles votent, elles conduisent, elles font des milliards de trucs qui, il n’y a pas si longtemps, étaient réservés aux hommes.

— Ça ne se raisonne pas, grogna Smitty en s’arrachant du sofa pour emporter son verre vide et prendre celui de Herb. Tout ce que je peux te dire c’est que si ça leur plaît comme ça, fiche-leur la paix. Tu sais ce que Tillie s’est achetée, pas plus tard qu’hier ? Une paire de godillots, parfaitement, exactement semblables aux miens, pour la chasse. Alors je vais te dire une chose, laisse-leur ces foutus mots court-circuit. Quand il sera grand, ce sera peut-être la seule façon qu’aura mon gosse de distinguer son père de sa mère. Alors, tant pis pour les différentiels et vive la différence !

* * *

De la salle d’opération, ils le conduisirent dans une chambre dont ils lui assurèrent qu’elle était la sienne et qu’il fallait qu’il s’y sente chez lui. Puis ils le saluèrent pour prendre congé avec une formule d’allure très antique, signifiant à peu près « Dieu soit avec toi. » C’était la première fois que Charlie entendait le mot ledom signifiant Dieu et leur façon de l’utiliser. Il le jugea assez impressionnant.

Il était là, allongé, seul dans une pièce de dimensions plutôt modestes, agréablement décorée dans une gamme de bleus. Un mur tout entier était une fenêtre, donnant sur le paysage semblable à un parc et sur l’inimaginable silhouette de Celui de la Science. Le sol était légèrement irrégulier, comme la plupart de ceux qu’il avait vus ici, vaguement élastique et manifestement imperméable, conçu pour pouvoir être lavé à grande eau. Dans un angle et en trois autres endroits de la pièce, le sol se soulevait pour former des espèces de champignons ou de gros galets qui tenaient lieu de sièges, celui de l’angle pouvant être élargi ou rétréci à volonté, au moyen d’un petit tableau sur lequel il suffisait également de presser pour faire naître toute une série de creux et de bosses, selon que l’on désirait un oreiller sous la tête, les bras, les genoux, les coudes, etc. Non loin de ce « lit », trois barres verticales et dorées commandaient à l’éclairage. En glissant la main entre les deux premières et en l’élevant ou l’abaissant, on en commandait l’intensité, tandis que le même geste, entre les deux dernières, permettait d’en faire passer les couleurs par toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Le même appareil se trouvait non loin de la porte, à l’entrée ou, plus précisément, non loin du mur qui s’ouvrait pour former un passage ovale quand on approchait la main d’un petit dessin en forme de spirale qui en décorait la surface. À la tête du lit, le mur était vaguement convexe, le mur opposé, concave et l’on aurait nulle part trouvé un angle droit.

Il leur était reconnaissant de la compréhension attentionnée dont ils avaient fait preuve en lui accordant ce moment de solitude dont il avait grand besoin pour faire le point et se ressaisir. Il était tout à la fois reconnaissant, furieux, à l’aise, esseulé, effrayé, curieux et indigné ; un mélange qui devait absolument refroidir sous peine de devenir indigeste, voire explosif.

Dans le fond, mais à première vue, il était possible de prendre tout ça à la légère. Il avait perdu un monde ? Ma foi, bon débarras. Après tout, coup dur après coup dur, il commençait à en avoir sa claque et s’il avait jamais songé à un moyen de s’en sortir vivant, il aurait probablement sauté dessus. Ça tenait un peu du conte de fées, d’une certaine manière, non ?

Et puis il se demanda ce qui pouvait bien en rester. Était-elle venue, cette foutue guerre atomique ? Qu’est-ce qui peuplait son Taj Mahal ? Des termites, des particules alpha ? Est-ce que ce Gugusse avait finalement remporté les élections présidentielles, Dieu nous en préserve !

— Manman, es-tu morte ?

Le père de Charlie avait été si fier, quand son fils était né, qu’il avait planté un séquoia. Parfaitement, un séquoia géant, à West-field, New Jersey ! Imaginez un peu ! Au milieu de ce lotissement pourri, de ce tas de clapiers minables soigneusement conçus par des promoteurs et des architectes vicieux pour durer dix ans de moins que le crédit foncier d’encouragement à l’accès à la propriété, tu parles ! Et son père avait prévu ça, le séquoia dominant de ses cent mètres le tas de ruines. Mais voilà-t-il pas qu’il était mort, comme ça, sans prévenir, sans excuse — le père, pas le séquoia — laissant ses affaires dans un sacré bordel et ses primes d’assurance-vie impayées de sorte que Manman avait ramassé les quelques fétus qui surnageaient sur le naufrage et avait déménagé. Et quand Charlie avait eu dix-sept ans, poussé par il ne savait trop quelle force obscure, il était revenu, une espèce de pèlerinage. Et bien qu’il n’eût jamais connu son père, trouvant la maison toujours debout, un vrai taudis comme son père l’avait prévu, mais l’arbre bien vivant, bien debout, Charlie avait fait une chose bizarre : il avait touché le tronc rougeâtre et il avait dit : « Ça ne fait rien, papa, tu sais, ça ne fait rien. » Parce que Manman n’avait jamais manqué de rien, n’avait jamais eu le moindre souci, tant qu’il était vivant. Et peut-être que s’il avait vécu elle n’aurait jamais manqué de rien, jamais connu le moindre souci, jusqu’au bout. Seulement, elle était étrangement convaincue qu’il savait, là où il était, que souci après souci, humiliation après humiliation, il la regardait s’enfoncer dans la mouise. Et, dans son for intérieur, elle éprouvait pour lui les sentiments d’une épouse battue, dont l’amour est détruit, jour après jour, par la brutalité, la méchanceté d’un homme ; l’amour et toute la tolérance. Alors, vaguement, Charlie avait senti qu’il devait aller voir cet arbre et lui dire ce qu’il lui avait dit, comme si son père vivait dedans comme une putain d’hamadryade ou un truc de ce genre-là. C’était un souvenir gênant, qui le faisait toujours un peu rougir, mais il se souvenait, il se souvenait…

Parce qu’il pouvait être vachement haut, maintenant, ce putain d’arbre rouge. Voire, s’il était passé suffisamment de temps, il pouvait même être mort… Si la rouquine du Texas était devenue une grosse vieille au nez bouffé de vermine dans un quelconque port pétrolier, l’arbre devait être salement grand, déjà, et si Rachel (qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver, à Rachel ?) était morte, alors cette vacherie de séquoia était probablement ce qu’il y avait de plus haut dans tout le New Jersey !

Eh ben, d’accord ! Maintenant il savait une des choses qu’il lui fallait déterminer. La distance. Quelle distance, combien de temps ? (Oh ! c’était pas que ça ferait une grosse différence. Vingt ans, le monde transformé et hostile, comme pour Rip Van Winkle ? Ou si c’était cent ans ? Ou si c’était mille ? Quelle différence, pour lui ?) Néanmoins : la première chose qu’il lui fallait savoir : combien de temps…

Et la question suivante se rapportait à lui, lui-même, en personne, Charlie Johns. Dans toute la mesure où il avait pu s’en rendre compte jusque-là, il n’y avait rien de semblable à lui, ici, à Ledom, rien que ces foutus Ledom eux-mêmes, quoi qu’ils puissent être. Et, précisément, qu’étaient-ils au juste ?

Il se souvint d’une de ses lectures — était-ce Ruth Benedict ? Pas un aspect du langage de l’homme, de sa religion, de son organisation sociale n’était inscrit dans ses chromosomes. Autrement dit, vous prenez un bébé, n’importe quelle couleur, n’importe quel pays d’origine, vous le balancez ailleurs, où que ce soit et, en grandissant, il devient semblable aux habitants du pays où vous l’avez transplanté. Et puis il avait lu un article, une fois, qui développait un peu les mêmes idées, mais en les extrapolant à l’histoire tout entière de l’humanité ; prenez un mouflet égyptien, du temps de Chéops, balancez-le dans l’Oslo d’aujourd’hui (ah, merde, c’était quoi, ce mot si simple, aujourd’hui ?) et il grandira pour devenir un petit Norvégien, capable d’apprendre le norvégien et même susceptible, le bougre, d’avoir des préjugés nationaux contre les Suédois ! Tout ça se ramenait à une conclusion inévitable, mais d’importance : l’étude la plus attentive, par les observateurs les plus scientifiquement objectifs, du cours de l’histoire de l’humanité, ne permettait pas d’isoler un seul exemple d’évolution humaine. Que l’humanité soit sortie des cavernes pour finir par construire une série de civilisations diverses et élaborées restait à côté de la plaque. Disons qu’il lui ait fallu trente mille ans pour le faire, bon. On pouvait parier à coup sûr qu’un groupe de bébés modernes, élevés aussi longtemps qu’il le faudrait pour qu’ils soient capables de se procurer eux-mêmes leur nourriture, puis abandonnés à eux-mêmes dans la nature sauvage, mettraient probablement aussi longtemps pour reconstruire le tout.

À moins qu’un vaste bond en avant dans l’évolution, comparable à celui qui avait mystérieusement produit l’homo sapiens, ne se soit produit de nouveau. Or, il ne savait encore pratiquement rien des Ledom, rien d’important, mais il était clair, en tout cas, qu’ils étaient a) des humains d’un genre ou d’un autre et b) qu’ils étaient radicalement différents des humains de son temps à lui, Charlie Johns. La différence dépassait largement les simples différences sociales ou culturelles — elle était, disons, beaucoup plus profonde que celle qui sépare un Aborigène d’Australie d’un dirigeant du Kremlin. Les Ledom présentaient bien des différences physiques, certaines subtiles, d’autres pas. Alors disons qu’ils avaient évolué à partir de l’humanité, cela fournissait-il une clé pour répondre à la question « combien de temps ? » Bon, il suffisait de savoir combien de temps prenait une mutation.

Il l’ignorait, mais il pouvait regarder par la fenêtre (non sans s’en tenir à distance respectueuse, trois pas au moins) et apercevoir, comme des milliers de flocons multicolores, les Ledom vaquer à leurs affaires, en bas. C’étaient tous — non, ils avaient tous l’air d’être — des adultes et si les générations, ici, se succédaient au rythme moyen habituel d’une trentaine d’années, et à supposer qu’ils ne pondent pas des œufs, comme le saumon, qui écloraient tous en même temps, il y avait gros à parier qu’ils étaient dans le coin depuis un bon petit bout de temps, selon toute apparence… Sans rien dire de leur technologie : combien de temps pour en arriver à concevoir et à réaliser des dingueries architecturales comme Celui de la Science, qu’il apercevait, là-bas… C’était là une question dont la réponse posait beaucoup plus de problèmes difficiles. Il se souvint d’un article lu un jour dans un magazine scientifique et comportant une liste de dix objets — le papier d’aluminium, une pommade antibiotique, le litre de lait en carton, et ainsi de suite — dont pas un n’était disponible sur le marché quinze ans plus tôt. Le milieu du XXe siècle avait vu le passage de la lampe au transistor puis du transistor au diode et, en dix ans, les satellites artificiels étaient passés du domaine du fantasme risible à celui de la quincaillerie. Des tonnes et des tonnes de ferraille produites par un nombre sans cesse croissant de pays, émettant des signaux de toutes sortes à destination de la terre, voire des étoiles ! Dans le fond, il était peut-être aussi ridicule que l’Antillaise sur son escalator — non, lui au moins il savait que ce qu’il voyait appartenait quand même à l’avenir, pas au présent. Ça faisait une petite différence, non ?

« Raccroche-toi à ça, Charlie Johns, ne te laisse pas trop impressionner, bluffer. » De son temps, des tas de gens n’avaient jamais réussi à se faire à l’idée que le progrès n’était pas une ligne droite vaguement ascendante mais une courbe géométrique, piquant du nez vers le ciel. Ces âmes confuses et nostalgiques passaient leur temps à regretter la mort de ci… la disparition de ça… s’accrochant sans cesse à des choses mortes ou disparues en d’absurdes accès de conservatisme chronique. Et ce n’était même pas du vrai conservatisme, idéologique, cohérent. Mais un simple regret inconscient du bon vieux temps, cette époque de sécurité où rien ne changeait jamais… Incapables d’une vision globale, ces gens accueillaient avec joie les petits avantages, la miniaturisation de tel appareil, le gain de vitesse de tel autre. Puis constataient avec surprise et colère que le soutien qu’ils avaient apporté à telle ou telle chose transformait leur monde tout entier. Mais lui, Charlie Johns, sans jamais jouer à la grosse tête, avait toujours compris que le progrès possédait sa dynamique propre et que, pour le chevaucher, il fallait savoir se laisser porter, légèrement incliné en avant, comme sur une planche de surf. Si vous restiez là, planté solidement sur vos pieds plats, vous aviez toutes les chances de boire la tasse.

Il reporta les yeux sur Celui de la Science et cette construction de guingois lui parut soudain une excellente illustration de ce qu’il venait de penser. Il faudrait faire de rudes contorsions pour garder son équilibre sur un machin pareil !… Ce qui l’amena à formuler la question numéro deux.

Il ne fallait pas qu’il perde son temps à examiner le comment. Comment l’avait-on arraché au bois usé des marches conduisant du premier au deuxième étage du 61, 34e rue Nord, dans sa vingt-septième année. La réponse à ce comment était une question de technologie et il n’y avait strictement aucune chance qu’il parvienne à la débrouiller tout seul. Il lui était permis d’espérer qu’il apprendrait un jour le comment, mais il était hors de question qu’il le déduise. Non, ce qu’il devait savoir c’était : pourquoi ?

Cette question se subdivisait elle-même en plusieurs sous-questions. Au risque de manquer de modestie, il pouvait penser que son transport avait représenté une entreprise de taille et d’importance — c’était une supposition logique. Le traficotage du temps et de l’espace pouvait difficilement passer pour un passe-temps (ç’aurait pourtant été le cas de le dire !) futile. Il fallait donc envisager les choses de la manière suivante : pourquoi cette chose importante et difficile avait-elle été réalisée ? Autrement dit, qu’est-ce que les Ledom escomptaient en tirer ?… Bien sûr, ils s’étaient peut-être livrés à une espèce de test de leur matériel : le pêcheur qui met au point un nouveau leurre l’essaye d’abord pour voir ce qu’il lui permettra d’attraper. Ou encore : ils avaient besoin d’un spécimen, n’importe lequel, en provenance, plus ou moins exactement, d’une localisation espace-temps correspondant à celle de Charlie. Dans ce cas, ils y allaient à l’aveuglette en quelque sorte, à la drague, au chalut, et Charlie Johns se trouvait pris dans les mailles. Ou encore : c’est Charlie Johns qu’ils voulaient et nul autre et ils s’étaient débrouillés pour se le procurer. Et c’est cette troisième hypothèse, la moins probable aux yeux de la logique, que Charlie Johns trouva néanmoins la plus facile à avaler. De telle sorte que la question numéro deux se ramenait finalement à celle-ci : pourquoi moi ?

De là jaillissait aussitôt la question numéro trois : avec moi, quoi ? Charlie Johns ne manquait pas de défauts, mais on devait lui reconnaître une qualité : il se connaissait bien et s’estimait à sa juste valeur. On ne l’avait certainement pas enlevé pour sa beauté, ni pour sa force, ni pour son intelligence — de cela, il était sûr. Car les Ledom auraient pu trouver mieux, dans chacune des trois rubriques — voire simultanément — sans même quitter son voisinage immédiat. Ce n’était pas non plus pour une quelconque capacité professionnelle : Charlie Johns avait coutume de dire de lui-même que, s’il n’était pas clochard, c’était simplement parce qu’il ne cessait pas de bosser. Et il ajoutait parfois : « Dans le fond, je suis peut-être bien un clochard quand même ! » Il avait quitté le lycée avant les diplômes, quand Manman était tombée malade et puis, l’un dans l’autre, il n’y était jamais plus retourné. Il avait vendu des sous-vêtements féminins, des réfrigérateurs, des aspirateurs et des encyclopédies — au porte-à-porte. Il avait été cuisinier dans un snack, garçon d’ascenseur, fondeur dans une aciérie, mataf, marchand forain, conducteur d’engin, apprenti dans une imprimerie et coursier d’un poste de radio. À ses moments perdus il avait asséché des marais aux commandes d’une chenillette, vendu des journaux, collé des affiches, peint des automobiles et même, au cours d’une foire internationale, il avait gagné sa vie quelques jours en étalant du jaune d’œuf sur des assiettes qu’une machine à laver miracle débarrassait ensuite de leurs taches sous l’œil du public émerveillé. Et toujours — toujours — il avait lu tout ce qui lui tombait sous la main, parfois totalement au hasard, parfois suivant les recommandations de telle ou telle personne de rencontre. Et ça aussi : les rencontres. Partout où il passait, il suscitait des rencontres, lançait des conversations, pour connaître le plus de gens possible et faire siennes toutes les idées qui lui plairaient. D’où une assez vaste érudition, mais désordonnée et pleine de lacunes, ce que ses discours trahissaient parfois. Il aimait les mots nouveaux, se jetait dessus, et les employait de temps à autre à mauvais escient ou en estropiant leur prononciation. C’est ainsi qu’il avait longtemps dit « déguingandé », que par association avec « déglingué » il utilisait dans le sens de « mal foutu, en mauvaise santé »… Longtemps aussi, à la suite d’une dictée, au lycée, La mer Caspienne en voie d’évaporation, il avait cru que la mer Caspienne envoyait des « vaporations »…

Enfin… il était comme il était, et pour cette raison, on l’avait arraché à son monde et transporté ici. Et voilà que cela même se subdivisait !

On avait voulu soit l’amener ici — soit l’écarter de là-bas !

Il s’attarda sur cette pensée qui l’amusait. Qu’avait-il été, qu’avait-il fait, ou qu’était-il sur le point de faire, que l’avenir désirait terminer ou éviter ?

« Laura ! » Il avait crié tout haut. Cela venait à peine de commencer, c’était bien réel, c’était pour toujours, toujours ! Se pouvait-il que ce fût la cause ? Oh, il faudrait bien qu’il le sache, parce que, si c’était ça, ça lui coûterait ce que ça lui coûterait mais il allait le leur foutre en l’air, le monde de ces salopards !

Parce que attention : s’il se retrouvait dans l’avenir, amené là pour éviter quelque chose qu’il était sur le point de faire dans le passé, et si Laura y était mêlée, ça ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose : ce qu’ils voulaient éviter, c’étaient les descendants de Laura, autrement dit, s’ils avaient fait ça, c’est que Laura et lui allaient avoir un — des — enfants… Or (et il avait lu assez de science-fiction pour tenir sans peine un raisonnement de ce genre), cela signifiait que quelque part, dans un autre continuum spatio-temporel, Laura et lui s’étaient mariés et avaient des enfants. C’était ça que ces salauds avaient voulu empêcher.

« Mon Dieu, Laura !… » De nouveau, il avait crié à voix haute… Sa chevelure n’était ni rousse ni blonde, de sorte que le mot qui lui venait à l’esprit était abricot mais, bien sûr, c’était trop brillant… Ses yeux étaient marrons, mais si clairs, si clairs, que c’était exactement le marron qu’un peintre utiliserait pour rendre l’or s’il n’avait pas de dorure à sa disposition… Laura, Laura, abricot d’or… Tu t’es défendue, honnêtement, sans affectation ni afféterie et quand tu as cédé, quand tu t’es donnée, tu t’es donnée tout entière, de tout ton cœur. Il avait voulu des tas de filles, depuis le jour où il avait découvert le fruit caché sous les gloussements, les mines et les petits éclats de rire, les minauderies, les agaceries, tout ce cérémonial duveteux et vide, léger comme une houppe à poudre de riz… Il en avait aimé quelques-unes. Il en avait eu plus qu’il n’en avait aimées — plus que sa part, songeait-il parfois — il en avait eu pas mal de celles qu’il avait voulues. Mais jamais, jamais (jusqu’à Laura) il n’avait eu une fille qu’il aimait. C’était toujours comme avec Rachel, dans la cabine téléphonique, quand il n’avait que quatorze ans. Il se passait toujours quelque chose. À chaque fois — ça s’était passé plusieurs fois — il se souvenait d’avoir désiré la fille qu’il aimait plus que tout au monde. À une chose près : il désirait plus encore ne pas gâcher la situation… Oh ! ça lui avait posé des problèmes ! Bien souvent, il s’était laissé aller à imaginer une rencontre entre les quatre ou cinq filles qu’il avait aimées, mettant leur expérience en commun pour chercher à comprendre pourquoi, alors qu’il les aimait — et elles le savaient, chacune d’entre elles, à chaque fois, n’avait aucune raison d’en douter — il avait toujours reculé, à la dernière minute. Et il songeait que jamais, malgré tous leurs efforts, elles ne pourraient trouver la réponse. La réponse toute bête, si simple : à chaque fois, il avait eu peur de tout gâcher, de tout foutre en l’air.

Jusqu’à cette fois avec Laura, jusqu’à maintenant.

« Maintenant ! » Il se surprit lui-même à hurler ce mot. Qu’est-ce que « maintenant » pouvait bien signifier ?

Jusqu’à Laura, jusqu’à cette extraordinaire capitulation sans condition, de tout cœur, qui rayonnait, qui n’était pas une défaite. Et si ce n’était pas une défaite, c’était que lui aussi avait capitulé, simultanément, s’était rendu à merci, et de tout son cœur. Cette fois-là, cette fois-là seulement. Et il était rentré à la maison et dans l’escalier…

La question numéro deux était donc : pourquoi moi ? « J’espère pour vous que vous aurez une raison convaincante à me donner », murmura-t-il à l’adresse de Celui de la Science, toujours aussi de guingois, devant ses yeux. Et la question numéro trois : avec moi, quoi ? Avec son corollaire : il devrait s’arranger pour vivre ici, désormais — c’était bien, hélas ! ce qui lui semblait le plus probable — ou alors on le renverrait chez lui. Il fallait qu’il tire cela au clair.

Et il n’y avait pas une minute à perdre. Il posa la main à plat sur les trois barres d’or qui commandaient l’éclairage et la porte s’ouvrit.

— Tu te sens mieux ? demanda Philos.

* * *

Un cœur de vierges folles, qui n’apparaît pas sur l’écran, est occupé à susurrer quelque chose du genre de Shébap, shébap, shébap, entrecoupé de bruits de ferraille évoquant assez exactement le résultat qu’obtiennent les femmes des ghettos catholiques irlandais quand elles heurtent deux couvercles de poubelle pour prévenir les habitants de l’arrivée des troupes anglaises, Bam, bam !

Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Sur l’écran, un visage. Lisse, lèvres pleines et luisantes, longs cils pudiques, sourcils arqués et bien fournis MAIS (difficile de le ressentir autrement) rouflaquettes jusque-là et ce cou épais, musculeux, plus nu que nu, sortant tout entier du col ouvert du blouson de cuir noir.

Shébap, shébap, shébap,

(Bam, bam !)

Shébap, shébap, shébap,

(Bam,) au lieu du bam dans l’attente duquel tout l’être s’était tendu (oui, l’autorité de la sono du poste télé de Smitty est absolument indiscutable !) l’épais rideau de cils se soulève et la voix — lente, asexuée — se met à chanter. Les paroles n’ont pas beaucoup d’importance. JEU tééémeu, o-o-ouais, T’ééé bêêêlleu, etc. La caméra s’embarque dans un travelling arrière et l’on découvre le chanteur en mouvement. Un mouvement qui s’explique assez mal ; serait-il en train d’essayer d’attraper entre ses deux fesses une cacahuète fixée au bras d’un métronome ? Une explosion de piaillements hystériques conduit la caméra à panoramiquer sur le premier rang des spectateurs, où une meute de fillettes est entrée en transes et se livre à des contorsions habitées qui donne à penser que la palpitation qui peuple leurs jeunes organes laisse loin derrière elle les résultats obtenus avec le plus perfectionné des vibro-masseurs danois. Retour sur le… on hésite à le dire — chanteur ? Il est justement en train de quitter la scène à cheval sur une bicyclette invisible, d’accord invisible mais qu’est-ce que la selle est haut perchée ! Et il pédale, le petit gars, vous pouvez y aller !

Smith balance un bras d’orang-outan, referme deux doigts sur un interrupteur de commande et éteint la télé : — Juste ciel !

Herb Railes se rencogne dans son grand fauteuil, ferme les yeux, lève le menton et dit : — Sensationnel !

— QUOI ?

— Il y a quelque chose pour tout le monde.

— Tu AIMES ça ? La voix de Smitty s’est brisée sur le second mot.

— J’ai jamais dit une chose pareille, rétorque Herb. (Il ouvre les yeux et fait mine de foudroyer Smitty d’un regard féroce.) Et que je ne vous prenne pas à dire le contraire, compris ?

— Tu as dit quelque chose, en tout cas.

— J’ai dit qu’il était sensationnel et c’est, me semble-t-il, le moins qu’on puisse dire.

— Le moins !

— Et j’ai ajouté qu’il avait quelque chose pour tout le monde. Petit a, les gisquettes, il me semble que le spectacle était parlant…

— Braillant !

Herb rit : — Dis donc, c’est moi le rédacteur ici, les astuces c’est mon rayon ! Bon, petit b, les homosexuels, latents ou ouverts trouvent à boire et à manger. Petit c, les jeunes mâles admirent sa passion, copient sa coupe de cheveux d’ancien combattant et son blouson. Et petit d, les femmes, surtout les vieilles, l’aiment plus que tout ; ce visage poupin et ces yeux de primevère, tu vois ce que je veux dire. (Il haussa les épaules.) Quelque chose pour tout le monde.

— Tu n’as oublié qu’une seule catégorie : moi. Ton vieux copain Smith.

— Pas du tout. Chacun d’entre nous a besoin de quelque chose ou de quelqu’un à haïr.

— Dis donc, je commence à croire que tu ne plaisantes pas…

— Pas vraiment, non.

— Tu m’ennuies, mon garçon, dit Smith, quand tu deviens comme ça, tu m’ennuies. Je me fais de la bile pour toi.

— Quand je deviens comme quoi ?

— Sérieux comme un pape.

— Faut pas ?

— Un type doit prendre son travail au sérieux. Pas lui-même, ses sentiments, tout ça…

— Qu’est-ce qu’il risque ?

— L’insatisfaction. (Smitty jette à Herb un regard perçant.) Disons un type dans la publicité, tu vois, qui se met à prendre les produits au sérieux, tu vois, se met à faire des recherches sur les produits à titre personnel. S’abonne à « Que choisir ? » et autres torchons de défense des consommateurs, tu vois ? Se permet d’avoir des sentiments et les prend au sérieux. Un jour, on lui confie un nouveau budget, et voilà : il est incapable de prendre son travail au sérieux.

— Hé ! les couteaux au vestiaire, Smitty ! (Herb est un peu pâle.) Ton type sait bien qu’un nouveau budget, c’est ce qu’il y a de plus sérieux au monde.

— Tout le reste, c’est de la rigolade.

— De la rigolade, tout le reste.

Smith désigne la télé : — Ça ne me plaît pas, et ça ne plaira à personne.

Et alors Herb Railes se souvient soudain du nom de l’annonceur qui finance cette émission de rock’n’roll. Un con-cur-rent. Le principal concurrent de la firme de Smith. Moi et ma grande gueule, bon sang ! Si Jeanette était là, elle arrangerait ça. C’est pas le genre de trucs qu’elle aurait oublié, elle.

— Je t’ai dit que c’était une émission dégueulasse et qu’elle ne me plaisait pas.

— La prochaine fois, c’est ce que tu diras d’abord, mon petit Herb, comme ça il n’y aura pas de malentendu.

Il prend le verre de Herb et s’en va pour lui confectionner un nouveau drink. Herb reste assis là, absorbé dans des pensées dignes d’un vrai publicitaire. Grand A : le client a toujours raison. Grand B : il n’empêche, trouve-moi un support qui dégage les senteurs de tous les péchés, de tous les sexes de tous les temps, et je te vends n’importe quoi, moi, je te soulève la terre plus vite fait que le petit père Archimède et son levier à la con ! Et ce mec-là, coco (il regarde l’œil vide maintenant, l’œil mort de la télé) ce mec-là, il en est pas loin !

* * *

— Je me sens mal, vachement mal, répliqua Charlie Johns. Il s’exprimait en ledom mais sentait bien que sa phrase était une traduction littérale de l’anglais. Il avait d’abord pensé en anglais puis l’avait traduite mentalement et le résultat, encore que compréhensible, n’était pas très élégant, comme le ma qué des Espagnols ou le comment non ? des Italiens.

— Je comprends, dit Philos. Il s’avança à l’intérieur de la pièce et s’immobilisa non loin d’un des champignons-fauteuils. Il avait quitté son maillot de bain pour une paire d’ailes rayées orange et blanc qui se balançaient accrochées à ses épaules. Il ne portait strictement rien d’autre à l’exception de souliers assortis et, bien sûr, de l’inévitable sporran.

— Tu permets ? reprit-il poliment.

— Quoi ? Oh, bien sûr ! Assieds-toi, assieds-toi… Non, tu ne comprends pas.

Philos souleva un sourcil inquisiteur. Il avait des sourcils très fournis et apparemment réguliers mais, quand il les soulevait, ce qui était chez lui une mimique fréquente, on s’apercevait que chaque sourcil comportait une touffe plus épaisse que le reste, un épi d’allure un peu satanique.

— Tu es chez toi, expliqua Charlie.

Un court instant, il craignit que Philos ne lui prenne la main en un geste de sympathie et il s’agita sur son lit. Philos n’en fit rien mais, quand il parla, sa voix était empreinte d’une sympathie équivalente.

— Toi aussi, bientôt, ne t’en fais pas.

Charlie leva la tête et dévisagea son interlocuteur. Il semblait convaincu de ce qu’il disait et pourtant…

— Ça signifie que je peux retourner chez moi ?

— Je ne puis répondre à cette question, Osséon…

— Ce n’est pas à Osséon que je m’adresse, c’est à toi. Peut-on me renvoyer d’où je viens ?

— Quand Osséon…

— Je m’occuperai d’Osséon en temps utile ! Sois franc avec moi, peut-on ou ne peut-on pas me renvoyer d’où je viens ?

— On le peut, mais…

— Il n’y a pas de mais !

— Mais peut-être ne le voudras-tu pas.

— Et pourquoi ça ?

— Je t’en prie, dit Philos (et ses « ailes » frémirent tant il mettait d’intensité dans ses paroles) ne te mets pas en colère. S’il te plaît ! Tu as des questions à poser — des questions urgentes — je le sais bien. Et ce qui les rend particulièrement urgentes, c’est que tu as déjà à l’esprit la totalité des réponses que tu voudrais entendre. Moins les réponses ressembleront à celles que tu aurais voulu entendre, plus tu vas te mettre en colère, mais elles ne peuvent pas ressembler toutes à ton espoir, certaines parce qu’elles seraient alors des mensonges, d’autres… parce que la question ne devrait pas être posée.

— Ah oui ? Et qui est-ce qui en décide ?

— Toi, toi ! Tu seras le premier à dire que certaines questions ne devraient pas être posées quand tu nous connaîtras mieux.

— Compte là-dessus ! On peut toujours en essayer quelques-unes, non ? pour rompre la glace, en quelque sorte. Tu vas répondre ?

— Si je le puis, bien sûr. (Là encore, il y avait comme un piège grammatical. Le « pouvoir » en question suggérait à la fois la capacité et une touche d’autorisation comme « si on me met en mesure de le faire ». Se pouvait-il qu’il veuille seulement dire, « si je connais la réponse » ? Car, dans le fond, connaître une réponse, n’est-ce pas ce qui vous met en mesure de répondre à une question ?) Charlie écarta cette réflexion et lui posa la question numéro Un.

— La distance ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répliqua Philos.

— Rien d’autre que ce que je dis. Vous m’avez pris dans le passé — à quelle distance ? Il y a combien de temps ?

Philos eut l’air sincèrement perdu :

— Je l’ignore.

— Tu ne le sais pas ? Ou… personne ne le sait ?

— Selon Osséon…

— Bon sang ! interrompit Charlie, exaspéré, il y a au moins un point sur lequel tu sembles avoir raison : la plupart de ces questions devront attendre jusqu’à ce que je vois ton foutu Osséon !

— De nouveau en colère ?

— Pas du tout, je n’ai jamais cessé de l’être !

— Écoute, dit Philos en se penchant en avant, nous sommes des gens, heu… nouveaux, nous autres Ledom. Tu apprendras tout cela. Mais nous n’avons aucune raison de compter en heures, en années, de mesurer le temps comme vous faisiez, cela nous est totalement étranger… Et quelle importance cela peut-il avoir… maintenant ? T’importe-t-il vraiment de savoir depuis combien de temps ton monde a disparu, alors qu’il ne reste plus que le nôtre, de toute manière ?

Charlie pâlit :

— Tu as bien dit… disparu… ?

Tristement, Philos étendit les mains :

— Tu dois bien avoir compris…

— Et comment est-ce que j’aurais compris ? aboya Charlie. Mais… m-mais… mais… Je me disais que peut-être quelqu’un… même très vieux…

Son ton était devenu plaintif. La révélation n’entrait en lui que par bribes, au fur et à mesure que défilaient des visages… Manman… Laura… Rachel… Tant de lampes éteintes épaississant les ténèbres.

Philos dit avec beaucoup de douceur :

— Mais je t’ai dit que tu pouvais retourner pour vivre la vie à laquelle tu étais normalement destiné.

Charlie demeura un moment étourdi, sans réaction, sans voix, puis il se tourna lentement vers le Ledom.

— Bien vrai ? implora-t-il, comme un enfant auquel on a promis la lune et qui y croit : une promesse est une promesse, non ?

— Oui, seulement tu sauras alors… (Philos fit le geste d’englober l’espace)… tout ce que tu sauras.

— M’en fous, répliqua Charlie Johns, je serai chez moi, c’est tout ce qui compte.

Mais il avait senti s’allumer en lui, comme une braise attisée par le vent, une terreur rougeoyante, toujours plus chaude, toujours plus rouge… Connaître la fin — sa date, son déroulement ; savoir, comme aucun homme avant lui, que ce qui s’amenait c’était bel et bien la fin, la fin… Pour de bon… Savoir cela allongé à côté du corps tiède de Laura. Aller acheter la presse pourrie dont Manman se délectait, croyant dur comme fer à tous les mensonges qu’elle contenait et emmener cette connaissance avec soi chez le marchand de journaux. Aller à l’église (et peut-être souvent, avec une connaissance pareille) et voir sortir un mariage ; et voir s’asseoir l’organdi blanc contre la rayonne noire, tout contre, et voir les boutons de la jaquette pas loin de sauter, au milieu d’une tempête de coups de klaxon joyeux, avec cette certitude dans la tête. Il était chez ces dingues, dans leur saloperie d’immeuble tordu, et ils étaient prêts à lui dire où, quand et comment !

— Je vais te dire, dit-il d’une voix rauque, vous me réexpédiez là-bas sans rien me dire du tout, d’accord ?

— Tu marchandes ? D’accord ! Es-tu prêt à faire quelque chose pour nous ?

— Je… (Charlie porta les mains à sa chemise de nuit mais n’y trouva pas de poche à retourner en signe de pauvreté.) Je n’ai rien qui me permette de marchander.

— Si, une promesse. Pour obtenir ce que tu viens de me demander, es-tu prêt à faire une promesse, et à la tenir ?

— S’il s’agit d’une promesse que je puis tenir.

— Oh ! parfaitement, parfaitement. La voici : apprends à nous connaître. Sois notre hôte. Étudie Ledom de la cave au grenier — son histoire (ce n’est pas très long !), ses coutumes, sa religion et sa raison d’être.

— Ça pourrait me prendre toute la vie.

Philos secoua sa tête sombre et, dans ses yeux sombres, une lueur s’alluma : — Non, pas très longtemps. Et quand nous aurons le sentiment que tu nous connais vraiment, nous te le dirons, et tu seras libre de t’en retourner. Si tu le veux encore.

Charlie éclata de rire : — Tu crois qu’il y a le moindre doute ?

Et Philos répondit brièvement : — Oui.

Du même ton contenu, Charlie lui dit : — Bon, maintenant examinons ce qui est imprimé en tout petits caractères au verso du contrat, hein ? La clause « pas très longtemps » me tracasse un peu. Vous pourriez toujours dire que je ne connais pas tout de Ledom tant que je n’aurai pas compté la dernière molécule du dernier brin d’herbe de la dernière pelouse.

Pour la première fois, Charlie vit la colère colorer un visage ledom. Mais ce fut d’une voix égale que Philos déclara :

— Nous ne ferions pas une chose de ce genre. Ce n’est pas ce que nous faisons, et je doute que nous puissions le faire.

Charlie sentit monter sa propre colère : — Tu me demandes de croire un vraiment gros tas de trucs sur parole !

— Quand tu nous connaîtras mieux…

— Tu veux que je promette avant de mieux vous connaître !

De façon tout à fait inattendue, Philos poussa un soupir et arbora un sourire engageant : — Bon, tu as raison, du moins de ton point de vue. Alors, d’accord : pas de marchandage pour l’instant. Mais écoute-moi bien : je t’offre ceci que Ledom acceptera, je le sais. Si, au cours de tes recherches, tu estimes que nous te montrons tout et que nous te facilitons la tâche de manière à ce que ta connaissance de notre culture progresse à un rythme que tu jugeras satisfaisant, alors seulement nous te demanderons la promesse d’aller jusqu’au bout. À la fin, dès que nous estimerons que tu en as vu assez pour nous connaître comme nous désirons que tu nous connaisses — alors nous ferons tout ce que tu voudras concernant ton retour éventuel chez toi.

— Difficile de trouver quoi que ce soit à redire… Mais suppose que je ne fasse jamais cette fameuse promesse ?

Philos haussa les épaules : — Bah ! je suppose que l’on te renverrait chez toi de toute manière. Pour nous, ce qui est important, c’est que tu nous connaisses.

Charlie sonda longtemps les grands yeux noirs. Ils semblaient sans détour. Il demanda : — J’aurai le droit d’aller où bon me semble ? De poser toutes les questions ?

Philos inclina la tête.

— Et on me répondra ?

— À chaque fois que nous serons en mesure de le faire.

— Et plus je poserai de questions, plus je visiterai d’endroits, plus je verrai de choses, plus vite je m’en irai ?

— Très exactement.

— Bon Dieu ! dit Charlie Johns, en anglais, à Charlie Johns.

Il se leva, fit le tour de la pièce sous le regard de Philos et revint s’asseoir.

— Écoute, fit-il, avant de te faire rentrer, j’ai pas mal gambergé, seul ici. Et j’ai pensé à trois questions importantes à poser. Songe bien qu’en les formulant dans ma tête, je ne savais pas encore ce que je sais maintenant, c’est-à-dire que vous êtes prêts à vous montrer coopératifs.

— Tu n’as donc plus qu’à essayer pour en être sûr.

— C’est ce que je compte faire. La question numéro un, nous l’avons examinée. Il s’agissait de savoir quelle distance j’avais parcourue dans l’avenir — mon avenir, en tout cas. (Il leva la main.) Non, ne réponds pas ! En dehors de ce que tu as dit — pas grand-chose — à savoir qu’Osséon est celui qui pourra répondre à ce genre de questions, je ne veux rien savoir.

— C’est…

— Tais-toi un peu, que j’aie au moins le temps de t’exposer mes raisons. Pour commencer, ça pourrait me mettre sur la voie de la date finale et, celle-là, je te jure que je veux toujours l’ignorer. En deuxième lieu, maintenant que j’y réfléchis, je ne vois pas ce que cela changerait. Si je retourne — hé ! au fait, es-tu sûr que je retournerai bien exactement là d’où je suis parti ?

— À très peu de choses près.

— Bon. S’il en est ainsi, je ne vois pas l’importance que ça aurait pour moi de savoir si un an ou dix mille m’en séparent. Sans compter qu’en attendant je préfère ne pas songer à ceux que j’aime en me disant qu’ils sont morts, ou très vieux. Quand je retournerai, je les retrouverai et voilà tout.

— Tu les retrouveras.

— D’accord, c’en est donc fini de la question numéro un. La question numéro trois est également résolue, c’était : qu’est-ce qui va bien pouvoir m’arriver ici ?

— Je suis heureux qu’elle soit résolue.

— Oui, mais ça laisse celle du milieu, Philos : pourquoi moi ?

— Comment, je…

— Pourquoi moi ? Moi, pourquoi ? Pourquoi pas quelqu’un d’autre ? Une autre victime pour votre machine à voler des gens dans leur époque pour les transporter dans la vôtre. Est-ce que vous étiez occupés à essayer vos instruments et avez dû vous contenter du premier venu ? Ou si j’ai quelque qualité particulière, quelque talent dont vous auriez besoin ? Et enfin — Oh ! si c’est ça, vous pouvez tous crever ! — l’avez-vous fait pour m’empêcher de faire quelque chose, là-bas, dans le passé ?

Sa véhémence fit reculer Philos, pas tant par crainte que par surprise et dégoût, comme si une canalisation d’évacuation des eaux venait de lui éclater au visage, pouah !

— Je vais tenter de répondre à toutes ces questions, dit-il, froidement, après avoir laissé trente secondes à Charlie, trente secondes de silence pour qu’il se pénètre bien de l’écho désagréable de ses propres paroles — et aussi pour s’assurer qu’il en avait fini. Pour commencer, c’est bien toi, et seulement toi, que nous voulions prendre, pouvions prendre et avons pris. Ensuite : oui, c’est bien toi en particulier que nous voulions pour une qualité que tu possèdes éminemment. La dernière partie de ton discours, tu en conviendras avec moi, est particulièrement absurde, illogique et ne mérite vraiment pas ta colère. Parce qu’enfin regarde (et ce « regarde » signifiait : sois présent, raisonne, observe, réfléchis) dans la mesure où tu as pratiquement toutes les chances de te retrouver exactement là d’où tu viens, comment le fait d’en avoir été extrait pourrait-il affecter tes actes ultérieurs ? Très, très peu de temps se sera écoulé.

Encore furieux, Charlie réfléchit à tout cela sombrement. Il finit par dire :

— Ma foi, tu as peut-être raison. Mais enfin, je serai différent, tu ne crois pas ?

— Pour nous avoir connus ? (Philos eut un rire agréable.) Tu voudrais me faire croire que le fait de nous avoir connus pourrait sérieusement changer l’état dans lequel tu étais ?

Malgré lui, Charlie laissa un sourire étirer le coin de sa bouche. Philos rit franchement.

— Bon, d’accord, c’est vrai, tu as raison.

Et, d’un ton beaucoup moins désagréable, il demanda :

— Ça ne te dérangerait pas trop de me dire ce que je peux bien avoir de si spécial qui vous intéresse tellement ?

— Ça ne me dérangerait pas du tout. (Encore une fois, Charlie avait utilisé une expression idiomatique qui, traduite littéralement, prenait en ledom une allure étrange. De toute évidence, Philos l’avait imité, non pour se moquer mais par amitié.) L’objectivité.

— Je suis furax, je suis éberlué et je suis perdu. Tu parles d’une rude objectivité !

Philos sourit :

— Oh ! ne t’en fais pas, tu fais l’affaire. Est-ce qu’il t’est déjà arrivé que quelqu’un d’extérieur — et pas nécessairement un spécialiste — à ta vie t’ait dit quelque chose qui t’a appris quelque chose sur toi-même, quelque chose que tu n’aurais peut-être jamais su en l’absence de cette remarque ?

— Bof, c’est le genre de truc qui arrive à tout le monde.

Un épisode lui revint à l’esprit : une cabine de plage d’où il avait entendu sa petite amie de l’époque, confier à une copine : « Il est pas con tu vois, mais il peut pas s’empêcher de te dire « moi je suis jamais allé à l’université, je suis pas un intellectuel à la noix ». C’est la première chose qu’il dit aux gens qu’il rencontre, c’est la première chose qu’il m’a dite à moi, par exemple ! » Ce n’était pas très grave, son indiscrétion ne lui causa pas une souffrance, une mortification extrêmes, mais ça lui avait servi de leçon. Il abandonna le thème de l’autodidacte triomphant. Sans cette fille, il ne se serait sans doute jamais aperçu qu’il le disait toujours et il ne se serait sans doute jamais rendu compte que c’était ridicule.

— Eh bien, dit Philos, comme je te l’ai dit, nous sommes une race jeune. Et nous cherchons à en apprendre le plus possible sur nous-mêmes. Nous disposons, pour ce faire, d’instruments que je ne pourrais même pas commencer à te décrire. Mais il y a une chose, en tant qu’espèce, à laquelle nous ne saurions prétendre, et c’est l’objectivité.

— C’est bien possible, mais je ne suis pas du tout un expert de l’observation des races et des espèces, ou des cultures, ou de quoi que ce soit de tout ça.

— Mais si ! Du simple fait que tu es différent. Cela seul suffit à faire de toi un expert.

— Et supposons que ce que j’aurai à observer ne me plaise pas ?

— Tu ne vois donc pas, reprit Philos plein de conviction, que cela n’y change rien. Ta haine ne sera qu’un fait parmi d’autres. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment tu réagiras à ce que tu verras en le passant au crible de ce que tu penses.

— Et quand vous le saurez… ?

— Nous nous connaîtrons mieux.

Assez ironiquement, Charlie fit observer :

— Vous ne saurez jamais que ce que je pense…

Tout aussi ironiquement, Philos riposta :

— Nous pourrons toujours récuser ton témoignage…

Alors, enfin, ils éclatèrent de rire ensemble. Puis :

— Ça va, dit Charlie Johns, tu m’as eu. (Il fut pris d’un gigantesque bâillement et s’en excusa.) Quand commençons-nous ? Demain matin tôt ?

— J’espérais…

— Dis donc, plaida Charlie, j’ai eu une rude journée, tu ne trouves pas ? Ou une rude je ne sais quoi, en tout cas, je suis vanné.

— Fatigué ? Oh ! mais ça ne me dérange pas du tout d’attendre pendant que tu te reposeras un peu plus.

Philos se carra plus confortablement dans son fauteuil.

Après avoir observé quelques instants d’un silence perplexe, Charlie déclara :

— À vrai dire, j’aurais bien voulu dormir.

Philos se dressa comme un ressort.

— Dormir ! (Il porta une main à sa tête et se gratta l’occiput.) Je te demande vraiment pardon ; j’avais complètement oublié. Bien sûr !… Euh, comment t’y prends-tu ?

— Hein ?

— Nous ne dormons pas.

— Non ?

— Comment faites-vous ça ? Les oiseaux se mettent la tête sous l’aile.

— Pas moi. Je m’allonge. Je ferme les yeux… et voilà tout.

— Ah ! très bien. Et ça dure combien de temps ?

Charlie le regarda à la dérobée : serait-il en train de se moquer de moi ?

— En général dans les huit heures.

Aussitôt, très courtoisement, comme s’il avait honte de s’être montré à la fois ignorant et curieux, Philos se dirigea vers la porte.

— Il vaut peut-être mieux que je te laisse faire cela tout seul. Ça te va ?

— Ça me va à merveille !

— Si jamais tu désirais te restaurer…

— Ils m’ont déjà montré tout ça quand ils m’ont montré à me servir de l’éclairage, tu te souviens ?

— Parfait, parfait. Eh bien, tu trouveras des vêtements dans ce placard.

Il toucha, ou toucha presque, un petit dessin en spirale à la surface du mur. Une porte se dilata pour se refermer aussitôt. Charlie eut le temps d’apercevoir en un clin d’œil un chatoiement d’étoffes brillamment colorées.

— Choisis ce qui te plaira le plus. Ah !… (il hésita) heu !… tu les trouveras tous assez… enveloppants, enfin, on a essayé de les faire aussi confortables que possible malgré ça. Enfin, tu verras… C’est que… personne ici n’a jamais vu de mâle.

— Vous êtes… des femmes !

— Oh ! — non ! dit Philos et, sur un signe de main, il s’en fut.

* * *

Smith se tartine de Vieux Boucanier, observe Herb Railes occupé à fouiller dans l’armoire à pharmacie de Smith, dans la salle de bains. L’armoire à pharmacie est au-dessus de la lunette des chiottes. Il y a une autre armoire au-dessus de la tablette à maquillage, à côté du lavabo. Toutes ces baraques sont équipées de deux armoires. Sur le prospectus du promoteur, il y avait deux jolies petites étiquettes Elle et Lui. Jeanette les a baptisées Elle et Nous et apparemment (pour reprendre une des déclarations de Herb, plus tôt dans la soirée) Tillie s’apprête elle aussi à « partager le pouvoir » parce que la moitié ou presque des quatre étagères est encombrée de tout un attirail féminin. Pour le reste il y a la lotion Erectyl du Vieux Boucanier qui fait se dresser les poils de barbe avant le rasage et la lotion Lissyl du Vieux Boucanier qui fait les cheveux se coucher docilement sous le peigne. Une boîte de boules Quies — normal, songe Herb, avec tout ce boucan. D’autant plus qu’il aperçoit encore une bouteille de Tingle, l’huile de bain du Vieux Boucanier. Il plaint un peu ce pauvre Smitty encombré de tous ces Vieux Boucaniers, alors qu’il y a franchement mieux sur le marché. Rafale, par exemple. Il doit une bonne part de son prestige, à l’Agence, au fait qu’il a conçu la campagne de Rafale : un type à la Clark Gable (mais avec un je ne sais quoi de rital, pour ceux et celles qui auraient des goûts européens…) frotte sa joue virile contre celle d’une nana éminemment mammifère, sous ce simple (et donc génial) slogan : Elle en raffole.

Tiens, tiens ! Herb manque de s’exclamer à haute voix, un tube de crème pour (ou plutôt contre) les hémorroïdes.

Des tranquillisants, bien sûr ; un tube d’aspirine tamponnée et un flacon de monstrueuses capsules, mi-bleus, mi-jaunes. Une trois fois par jour. Herb parierait que c’est de l’Achromycine. Prenant bien garde de ne toucher à rien, il se penche pour déchiffrer l’étiquette. Elle lui apprend que le flacon a été acquis trois mois auparavant ! Herb réfléchit. C’est à peu près l’époque vers laquelle Smitty a cessé de boire, pendant un moment. Il aura échangé l’ivresse contre le flacon !

La prostate, hein, petit père ?

Du rouge à lèvres incolore pour lèvres gercées. Vernis à ongles incolore. Retouch’net. Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? N° 203 châtain ? Il se penche encore pour voir de plus près. Les petits caractères disent pour vos retouches entre chaque application de teinture Retint’net. Eh oui, le temps passe, mon vieux, vieux Smitty. On dirait même qu’il ne va pas tarder à te passer dessus !

* * *

Charlie se souvenait (se souvenait, se souvenait) d’une comptine entendue au jardin d’enfants. C’était les grands qui chantaient ça, les filles sautant à la corde :

Sac de blé, sac de son
Ni un’fille, ni un garçon
sac de billes
ni une fille
sac de son
ni un garçon
sac de son, sac de blé
rien qu’un tout petit bébé !

Et c’est ainsi qu’il s’endormit sur l’air des lampions… Et il rêva de Laura. Ils s’étaient connus si peu de temps et cependant pour toujours. Ils avaient déjà leur langage à eux, leur folklore, les petites choses qui n’avaient de sens que pour eux. Il y avait les choses qui étaient « bonhommes » et celles qui étaient « bon’femmes » — ça, c’est bonhomme, Charlie. Il y avait ce jour de printemps où un hanneton s’était pris dans sa chevelure abricot et où elle avait poussé un hurlement avant de rire, rire, rire…

Un rire qui l’éveilla. Mais dans son éveil il traversa une zone étrange : il atteignit à un degré de conscience où il savait parfaitement, rationnellement, que Laura était séparée de lui par d’impénétrables barrières de temps et d’espace — et pourtant sa mère était assise au pied de son lit. Il devint de plus en plus évident pour lui qu’il était à Ledom, de sorte qu’il saurait parfaitement où il se trouvait en s’éveillant tout à fait mais, en même temps, l’impression que sa mère était présente ne cessait de prendre de la force et, quand il ouvrit les yeux, et qu’il vit qu’elle n’était pas là, ce fut vraiment comme s’il l’avait vue, elle, en chair et en os, disparaître avec un plop ! presque audible. Furieux, navré, il s’éveilla en pleurant et en appelant sa mère…

Quand il eut ses pieds sous lui et sa tête, à peu de chose près et à grand-peine au sommet du tout, il s’approcha (mais pas trop près) de la fenêtre et jeta un regard à l’extérieur. Le temps n’avait pas changé et il devait avoir fait le tour complet du cadran, à en juger par le ciel qui, toujours couvert, était exactement aussi brillant que lors de sa venue depuis Celui de la Science. Il mourait de faim et, se remémorant les instructions qu’on lui avait données, il retourna à l’espèce de lit sur lequel il avait dormi et appliqua la paume à plat sur le bas de la première des trois barres d’or verticales. Une portion irrégulière du mur (mais qu’est-ce qui était régulier, ici ? Rien n’y était plat, droit, vertical, ni parfaitement lisse) s’ouvrit vers le haut, un peu à la manière d’un bureau à cylindre et, comme si cet orifice avait été une caricature de bouche grotesque tirant une langue démesurée, un plateau en jaillit. Une jatte et un plat y étaient disposés. La jatte contenait une espèce de gruau. Sur le plat s’amoncelaient des fruits, artistement disposés pour mettre en valeur l’incroyable palette de leurs couleurs exotiques et leurs formes improbables. Il y avait bien une couple d’honnêtes bananes et de banales oranges, et quelque chose qui ressemblait beaucoup à du raisin, mais pour le reste, des bleus iridescents, des verts bronzés, sept nuances de rouge. Ce qu’il aurait voulu plus que tout au monde (celui-là ou un autre) c’était une boisson fraîche, mais il ne vit rien qui y ressemblât de près ou de loin. Il soupira et, se résignant, saisit une sphère violette, la porta à son nez et lui trouva — ça alors ! — une odeur de toast beurré. Il y porta une dent hésitante. Un grognement d’étonnement lui échappa, et il se mit en quête de quelque chose avec quoi essuyer son visage et son cou. Le fruit, dont la peau, sous la lèvre, était à la température de la pièce, avait laissé gicler un jus glacé et sous pression.

Il se servit de sa chemise blanche pour tout éponger, après quoi il saisit un second fruit semblable et y mordit avec plus de précautions. Il en fut récompensé. Le jus qui en coula était clair, frais, dépourvu de pulpe et avait goût de pomme vaguement teinté de cannelle.

Il s’intéressa ensuite au gruau. Il n’avait jamais été très amateur de céréales cuites, mais la jatte dégageait un arôme appétissant, encore qu’indéfinissable. Un petit objet était posé près de la jatte, une espèce d’instrument. Sa forme extérieure rappelait celle d’une cuiller, mais il se composait d’un manche au bout duquel était montée une boucle d’une espèce de fil métallique d’un bleu brillant, un peu comme une raquette de tennis miniature, dépourvue de boyau. Perplexe, il se saisit de la chose par le manche et plongea la boucle dans son gruau. À sa grande surprise, le porridge s’amoncela au-dessus de la boucle, comme s’il se fût agi d’une véritable cuiller. Soulevant l’instrument, il vit que le porridge s’accumulait aussi sous la boucle, dans une symétrie parfaite. Rien ne coulait. Il porta le tout à sa bouche, un peu méfiant, et trouva l’aliment exquis. À tel point qu’il éprouva à peine la sensation étrange d’avoir une lamelle de caoutchouc dans la bouche, que procurait la surface invisible (encore une !) délimitée par la boucle métallique. Il regarda de nouveau la cuiller et plongea un doigt en son centre (qui n’offrit qu’une faible résistance). Mais surtout chacune de ses papilles se délectait de la savoureuse nourriture qui emplissait la jatte. C’était un goût absolument nouveau pour lui, et quand la boucle métallique se déforma sur le fond de la jatte vide, il émit in petto le souhait de se retrouver bientôt en face de ce délicieux gruau.

Repu, il poussa un soupir et se leva du lit, sur quoi le plateau disparut en silence dans l’ouverture du mur qui se referma aussitôt. « Quel service ! » approuva Charlie en souriant tout seul. Il gagna le placard que Philos lui avait montré et posa sa paume sur le système d’ouverture. Le mur se dilata. Le placard était éclairé par le même rayonnement argenté et apparemment venu de nulle part qui avait éclairé sa cellule capitonnée. Avec un coup d’œil méfiant aux rebords de l’ouverture — ce machin s’ouvrait et se refermait avec un enthousiasme apparemment redoutable — il se pencha en avant et examina le contenu de cette penderie, espérant bien y découvrir sa bonne vieille paire de pantalons marrons. Elle ou ils n’y étaient pas.

Non, à la place, il y avait une rangée de constructions — il n’y avait pas d’autre mot — de tissus raides ou moelleux, amidonnés, transparents, opaques, ou tout cela à la fois ; des rouges, des bleus, des verts, des jaunes ; des tissus qui semblaient de toutes les couleurs à la fois, chacun de leurs fils se teintant différemment au contact des autres ; et enfin des tissus dépourvus de couleur propre, des tissus caméléons, qui absorbaient automatiquement la couleur de tout ce avec quoi ils venaient en contact. Toutes ces étoffes étaient assemblées pour former des panneaux, des tubes, des plis, des drapés, tout cela piqué, brodé, doublé, crevé, ourlé, roulotté et mille autres choses encore. Son œil et sa main se firent peu à peu à cette agression multicolore et il fut bientôt en mesure d’y discerner un système. Le mélange était susceptible de se décomposer en éléments, et l’on pouvait décrocher telle ou telle pièce et, en l’examinant de plus près, y découvrir un vêtement. Il y en avait d’aussi simples que des chemises de nuit, du point de vue de la forme, sinon de celui de la couleur. Il y avait des pantalons bouffants, des caleçons étroits, des culottes, des pagnes, aussi bien que des jupes, longues ou courtes, flottantes ou à crinoline, et des robes longues et mi-longues. Mais qu’est-ce que pouvait bien être ce ruban brillant de deux mètres de long sur cinq centimètres de large, qui semblait représenter une série de U attachés par leurs extrémités supérieures ? Et comment était-on sensé porter une sphère parfaite, noire, faite d’un matériau élastique ? — Sur la tête ?

Il la posa sur sa tête et tenta de l’y maintenir en équilibre. C’était facile. Il baissa la tête pour la faire tomber. Elle resta en place. Il tira dessus. Ça n’était plus facile du tout. C’était même impossible. C’était collé, nom de Dieu ! Et ça ne lui tirait pas les cheveux, comme si cela avait adhéré directement à son cuir chevelu !

Il se dirigea vers les trois barres d’or, disposé à y étendre la main pour faire venir Philos, mais il se ravisa. Il allait s’habiller avant de l’appeler. Avec ces cinglés mi-chèvre, mi-chou, il ne savait plus trop à quoi s’en tenir et il avait depuis longtemps passé l’âge de se faire habiller par une femme !

Il retourna au placard. Il comprit vite le truc pour y accrocher des vêtements. Il n’y avait pas de cintres, bien sûr. Mais il suffisait de prendre un vêtement, de l’étaler ou de le plier de la façon dont on désirait le voir pendre, puis de l’appliquer contre la paroi intérieure à droite de la porte. Il se figeait aussitôt dans la position choisie. Il ne restait plus qu’à le faire glisser comme sur une tringle, mais comme de juste, il n’y avait pas la moindre tringle en vue. Quand on le décrochait, il redevenait mou et vague comme un vêtement vide.

Il dégotta une longue pièce de tissu affectant vaguement la forme d’une horloge de campagne et terminée, à l’une de ses extrémités, par un étroit ruban. L’étoffe était d’un bleu marine parfaitement acceptable dans sa sobriété et le ruban d’un beau rouge vif. Bon, se dit-il, à supposer que j’arrive à me langer là-dedans, ça me ferait un falzar de grande classe. Il fit glisser la chemise de nuit blanche au-dessus de sa tête — heureusement qu’elle était largement ouverte dans le dos, sinon il ne serait jamais parvenu à l’ôter avec le gros ballon noir qui se balançait sur sa tête, accompagnant chacun de ses mouvements. Appliquant sur son abdomen l’extrémité de la pièce d’étoffe qui était dépourvue de ruban, il passa le reste entre ses jambes, remontant sur les reins et ramena, de part et d’autre autour de sa taille, les deux extrémités du ruban qu’il comptait nouer par-devant comme une ceinture. Avant qu’il ait eu le temps de mettre ce projet à exécution, les deux extrémités fusionnèrent, sans trace de couture ni de joint. Il tira sur le ruban qui s’écarta de son corps. Quand il le lâcha, le tissu se contracta jusqu’à épouser exactement sa taille. Émerveillé, il tira sur l’extrémité libre de la pièce d’étoffe, jusqu’à ce que le pantalon improvisé soit à sa taille dans le dos et entre les jambes. Avec le rabat ainsi obtenu et glissé derrière le ruban, il façonna une manière de tablier qu’il laissa retomber par-devant. Il se contorsionnait pour mieux apercevoir tous les aspects de son œuvre qu’il jugea admirable. Cela lui allait comme un gant, comme sa propre peau. Sur le côté, ses jambes étaient nues jusqu’à la ceinture, mais comme Philos l’avait suggéré le reste était tout à fait « enveloppant ».

Quant au reste de son individu, se souvenant que le climat était tropical, il décida qu’il était suffisamment couvert. Oui, mais la plupart de ces gens semblaient tenir à porter quelque chose sur la partie supérieure du corps, ne serait-ce qu’un brassard. Il fourragea parmi les chichis de la penderie et finit par y découvrir une tache du même bleu sombre que ce qu’il portait déjà. Il tira et amena à lui une espèce de veste aussi légère qu’une toile d’araignée alors qu’elle avait l’air taillée dans une lourde étoffe. Et non seulement la couleur en était parfaitement assortie à celle de son pantalon, mais encore elle était finement bordée d’un liseré du même rouge que la ceinture. Il eut un certain mal à l’enfiler, jusqu’à ce qu’il eût compris que, comme le peignoir qu’il avait vu à Osséon, elle s’arrêtait sous les bras et ne couvrait pas les épaules. Elle s’ornait d’ailleurs du même genre de grand col élisabéthain. Elle se refermait, par-devant, sans aucun système de fermeture, au niveau de ses pectoraux auxquels elle semblait adhérer fortement. La taille était cintrée et la courte veste s’arrondissait tout autour des hanches.

Et au fond de la penderie il y avait des souliers. Sur une étagère, il aperçut les chaussures absolument minimales : des pièces de tissu façonnées de manière à épouser la plante du pied et les orteils, par en dessous, d’autres s’adaptant de la même façon au talon. Mais il y en avait des tas d’autres et de toute sorte, babouches, sandales, poulaines, socques, cothurnes, espadrilles à lacets ou à rubans, toutes les couleurs, toutes les formes susceptibles d’habiller le pied sans le dissimuler ni le contraindre. Il se laissa guider par la couleur et ne s’étonna pas de découvrir une paire de mocassins faits d’une matière extrêmement souple, comme de la peau de chamois, et ornés de dessins rouge vif sur un fond bleu marine. Il souhaita qu’ils fussent à sa taille, les enfila et découvrit qu’ils lui allaient à merveille. Il comprit alors que toutes ces chaussures auraient été à sa taille, comme à celle de n’importe qui.

Content de soi, il tripota une dernière fois sans résultat la ridicule bulle noire qui ballottait sur son crâne et, gagnant les trois barres d’or, y appliqua sa paume. L’ouverture se dilata dans le mur avec un léger claquement et Philos fit son entrée. (À croire qu’il avait passé les huit heures le nez contre la porte.) Il portait une jupe large d’un jaune amaryllis, des souliers assortis et un boléro noir, qu’il semblait avoir enfilé devant derrière. Mais sur lui, cela ne faisait pas mal. Son visage expressif et sombre s’illumina d’un sourire quand il aperçut Charlie.

— Déjà habillé ? Parfait, parfait !

Sur quoi, il fit une moue indescriptible. Une espèce d’expression pincée que Charlie n’arrivait pas à comprendre.

— Tu penses que… ça ira comme ça ? demanda-t-il. Si seulement j’avais un miroir.

— Bien sûr, dit Philos. Si je puis me permettre… et il attendit. Charlie eut l’impression qu’il s’agissait d’une espèce de formule ritualisée, comme « à vos souhaits ! » ou « à la bonne vôtre ! » en réponse à sa demande de miroir. Il répéta :

— Puis-je me permettre ?

— Ma foi, oui, dit Charlie qui resta bouche bée.

Car Philos avait touché ses deux mains l’une contre l’autre et avait aussitôt disparu !

À sa place se tenait une personne revêtue d’un splendide ensemble bleu marine, agrémenté d’un grand col rigide qui encadrait à merveille son visage plutôt allongé, d’une ceinture écarlate et d’une espèce de petit tablier drapé par-devant. Les chaussures étaient assorties et, en dépit des épaules nues et de la stupide boule noire qui se balançait sur la tête, l’apparition jetait un sacré jus ! Seul, le visage n’impressionna guère Charlie Johns.

— D’accord ?

L’apparition s’évanouit et Philos réapparut. Charlie demeurait la bouche ouverte :

— Comment as-tu fait ça ?

— Oh ! j’ai oublié de te montrer ça.

Il tendit la main à un doigt de laquelle il portait une bague d’un métal bleu brillant, semblable à la boucle de la cuiller avec laquelle Charlie avait mangé son petit déjeuner.

— Il suffit que je la touche de mon autre main pour donner un excellent miroir.

Il joignit le geste à la parole et la belle silhouette à la tête surmontée d’une boule noire réapparut et disparut de nouveau.

— Bon Dieu, en voilà un gadget ! dit Charlie qui avait toujours eu un faible pour la production du concours Lépine. Mais dis donc, pourquoi diable est-ce que tu te trimballes partout avec un miroir ? Tu peux donc t’y voir aussi ?

— Oh ! non, dit Philos qui, tout en continuant de faire la moue, s’arrangea pour y adjoindre une manière de sourire. C’est un appareil purement défensif. Nous nous querellons rarement, nous autres Ledom, et c’en est une des raisons principales. Pourrais-tu t’imaginer de te mettre dans tous tes états, de devenir grotesque, tout rouge et illogique (le mot contenait quelque chose de « stupide » et de « inexcusable ») et de te retrouver soudain en face de toi-même, de te voir exactement comme tu vois les autres ?

— Ça me calmerait, je suppose, répondit Charlie.

— Et c’est pourquoi nous sollicitons toujours poliment l’autorisation d’utiliser le miroir. Simple question de politesse. C’est quelque chose d’aussi vieux que mon humanité et probablement que la tienne. Les gens détestent qu’on leur montre leur propre image, à moins qu’ils n’en aient fait eux-mêmes la demande expresse.

— Vous avez vraiment des beaux jouets, ici, dit Charlie, plein d’admiration. Alors, est-ce que je passe l’inspection ?

Philos le regarda de la tête aux pieds puis des pieds à la tête et sa moue s’accentua, son air se fit plus pincé.

— Parfait, dit-il d’une voix tendue. Tu as fait un excellent choix. En route !

— Écoute, dit Charlie, il y a quelque chose qui ne va pas, non ? Alors si quelque chose cloche, dans mon allure, c’est le moment ou jamais de me le dire, tu ne crois pas ?

— Eh bien, ma foi, puisque tu le demandes… est-ce que (Charlie se rendait compte qu’il choisissait ses mots à grand soin)… Est-ce que tu tiens vraiment beaucoup à ce… ce chapeau ?

— Ça, Bon Dieu ! C’est si léger que je l’avais presque oublié, et puis tu es venu avec ton histoire de miroir… Mais non, non, non ! Je n’en veux pas. Je me le suis approché de la tête, je ne sais plus pourquoi, et je n’arrive absolument plus à l’en décrocher.

— Aucun problème. (Philos fit un pas jusqu’au placard, en ouvrit la porte, se pencha à l’intérieur et en ressortit avec un objet ressemblant vaguement à un chausse-pied qu’il lui tendit.) Voilà, touche-le avec ça.

Ce que fit Charlie, et la chose noire retomba lourdement sur le tapis où elle rebondit mollement.

D’un coup de pied, Charlie l’envoya dans le placard et y rangea l’espèce de chausse-pied.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Le dé-activateur ! Il décharge la force bio-statique contenue dans le tissu.

— C’est cette force bio-statique qui fait adhérer les vêtements les uns aux autres comme à ceux qui les portent ?

— Heu, oui, c’est-à-dire que ce n’est pas de la matière inanimée enfin, pas exactement. Tu demanderas à Osséon, je n’y comprends rien moi-même.

Charlie le regarda en plissant les yeux.

— Il y a encore quelque chose qui ne va pas, hein ? Allez, vide ton sac !

La moue s’accentua encore, ce que Charlie aurait eu tendance à croire impossible.

— Je ne préfère pas. La dernière fois que quelqu’un s’est permis de te juger comique, tu lui as balancé un coup de pied à assommer un bœuf !

— J’en suis navré. Mais j’étais beaucoup plus paumé que je ne le suis maintenant… Tu peux y aller, va…

— Tu sais ce que tu t’étais mis sur la tête ?

— Non.

— Une tournure… ce qu’on appelle plus communément un faux-cul.

Ils quittèrent la pièce en hurlant de rire.

Ils allaient voir Mielwiss.

* * *

— On dirait que ça se prolonge, ce jeu de boules, dit Smith.

— La quille, bordel ! fait Herb.

— Oh ! qu’il est drôle le petit rédacteur !

Mais Smith n’est pas vraiment désagréable avec Herb ; à l’intérieur il se marre.

Le silence tombe. Ils se sont tout dit. Herb sait que Smith sait que chacun d’eux sait que l’autre est à la recherche de quelque chose à dire. Herb songe que c’est une curieuse manie qui les rend incapables de rester silencieux en compagnie. Trouver quelque chose à dire, n’importe quoi… tout, plutôt que le silence. Mais il se garde de le dire, si Smith le trouvait de nouveau sérieux. Une fois suffit.

— Les revers ont cessé d’être à la mode, finit par dire Smith.

— Ouais, des millions et des millions de types font de nouveau retoucher leur pantalon. Je me demande ce que les tailleurs peuvent bien foutre avec tous ces revers ! Et que devient tout le tissu ainsi économisé ?

— Ils en font des tapis !

— Le prix ne change pas, commente Herb, songeant à celui des pantalons, bien sûr.

— Pas de danger.

Smith sait ce qu’il veut dire.

Silence de nouveau.

Herb dit : — Tu as beaucoup de chemises et de costumes infroissables ?

— Quelques-uns, comme tout le monde.

— Tu as déjà essayé de les porter sans les faire repasser ?

— Bien sûr que non, réplique Smith vaguement indigné, qui songerait à faire une chose pareille ?

— Alors, pourquoi infroissable ?

Smith hausse les épaules : — Pourquoi pas ?

— C’est juste, dit Herb qui sait s’arrêter à temps.

Silence.

— Ce dingue de Farrel.

Le grognement de Smith a fait lever les yeux à Herb qui constate que l’autre est occupé à observer, par la baie vitrée, ce qui se passe de l’autre côté de la baie vitrée des voisins.

— Qu’est-ce qu’il fabrique ?

— Je suppose qu’il regarde la télé, mais vise-moi un peu ce fauteuil !

Herb se lève et traverse la pièce, en portant un cendrier qu’il va poser sur la table. Puis il revient sur ses pas. À quarante mètres de distance, il ne voudrait pas avoir l’air d’un voyeur indiscret.

— Un de ces nouveaux machins design.

— Oui, mais rouge. Dans une pièce comme celle-là, comment peut-il mettre un fauteuil rouge ?

— Reste à ton poste, Smitty, tu vas voir ce que tu vas voir.

— ? ? ?

— Tu te souviens, il y a deux ans ? Pin noueux et rustique Scandinave et puis, un jour, on voit s’amener ce gros fauteuil vert et vlan ! en une semaine, tout était devenu colonial américain.

— Ah, ouais, c’est vrai…

— Bon, alors reste à ton poste et, dans une semaine…

— Vlan !

— C’est bien ce que je dis.

— Comment peut-il se permettre de tout faire refaire chez lui deux fois en trois ans ?

— Il a peut-être des parents…

— Tu le connais ?

— Moi, penses-tu ! On se dit à peine bonjour.

— Je l’aurais cru fauché.

— Pourquoi ça ?

— T’as vu sa bagnole ?

— C’est qu’il dépense tout pour la décoration !

— C’est des drôles de gens, de toute façon.

— Comment ça, drôles ?

— Tillie a vu sa femme acheter du blé complet, au supermarché…

— Bon Dieu, quelle horreur ! dit Herb. C’est pas de la bouffe, c’est une religion, ce truc. Pas étonnant pour la bagnole. Ça ne le dérange probablement même pas que tout le monde voit qu’elle a plus de dix-huit mois !

Silence.

Smith dit : — Il serait temps que je fasse repeindre, ici.

Herb dit : — Même chose chez moi.

Des phares hachent la nuit. Le break de Smith pénètre en crissant dans l’allée de graviers, s’engouffre dans le garage où son moteur s’arrête. On entend claquer des portières comme un mot de deux syllabes. Des voix féminines s’approchent qui parlent toutes les deux à la fois sans perdre un seul mot de ce que dit l’autre. La porte s’ouvre. Tillie entre, Jeanette entre.

— Salut les hommes, ça boume ?

— Ça boume, fait Smith.

— On parlait entre hommes, fait Herb.

* * *

Ils parcoururent des corridors louvoyants et, à deux reprises, pénétrèrent dans des puits verticaux apparemment dépourvus de fond pour être propulsés à toute vitesse jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Ils trouvèrent Mielwiss seul, vêtu d’un curieux lacis de rubans jaunes et violets qui montaient en spirale autour de son torse comme des plantes grimpantes. Il avait toujours l’air aussi imposant. Il accueillit Charlie avec une chaleur non dépourvue de gravité et lui fit sans détour compliment du choix de son vêtement.

— Je vous laisse, dit Philos auquel Mielwiss n’avait pas, jusque-là, accordé la moindre attention (ce qui pouvait tout aussi bien signifier, songea Charlie, que sa présence ne posait aucun problème) et, avec un gentil sourire et un petit signe de la main, que Charlie lui retourna, il s’éclipsa.

— Plein de tact, approuva Mielwiss. Nous n’avons qu’un Philos, il est unique en son genre.

— Il a vraiment fait tout ce qu’il a pu pour moi, commenta Charlie Johns, qui ne put cependant se retenir d’ajouter :

— Du moins, je le crois…

— Eh bien, reprit Mielwiss, ce bon Philos m’a dit que tu te sentais beaucoup mieux.

— Disons que je commence tout juste à être capable de savoir comment je me sens, corrigea Charlie, et c’est beaucoup plus que je n’en aurais pu dire en arrivant à Ledom.

— Il y avait de quoi, c’est vrai.

Charly l’observait attentivement, sans savoir trop comment ni pourquoi. Il n’avait aucun moyen de juger de l’âge probable de ces gens par exemple, et, si Mielwiss semblait plus âgé que les autres, c’était peut-être uniquement à cause du respect subtil dont on paraissait l’entourer. À cause aussi de sa taille légèrement plus élevée et de l’écartement réellement extraordinaire — même pour Ledom — de ses yeux. Pour le reste, ces gens ne présentaient aucun des signes du vieillissement familier à Charlie.

— Tu es donc prêt à découvrir tout ce qui nous concerne ?

— Parfaitement.

— Pourquoi ?

— C’est mon billet de retour.

L’expression était si parfaitement idiomatique qu’elle n’avait pratiquement pas de sens en ledom et Charlie s’en rendit compte dès qu’il l’eut prononcée. Aucun mot ne permettait de suggérer l’idée de paiement ou de droit de passage et celui qu’il avait utilisé pour « billet » signifiait plutôt étiquette ou index. Il se sentit donc contraint d’ajouter une explication.

— Je veux dire que, lorsque j’aurai vu tout ce que vous voudrez bien me montrer…

— Et tout ce que tu voudras bien demander…

—… et que je vous aurai fait part de mes réactions, vous ferez le nécessaire pour me renvoyer chez moi ?

— Je suis heureux de pouvoir ratifier cette déclaration.

Charlie eut la nette impression que, très sobrement, Mielwiss avait voulu lui faire comprendre que cette ratification n’était pas une petite affaire.

— Alors, commençons !

D’une certaine manière, cela sonnait comme un mot d’esprit.

Perplexe, Charlie choisit de rire.

— Je ne sais vraiment pas par où.

Une de ses lectures lui revint — n’était-ce pas Charles Fort — Fort avait écrit quelque part : « Pour mesurer un cercle, commencez n’importe où. » Eh bien, d’accord : n’importe où.

— J’aimerais commencer par une question assez directe et personnelle concernant les Ledom.

Mielwiss ouvrit les mains.

— Comme tu voudras.

Pris d’une soudaine timidité, il n’osa aller droit au but.

— Bon, Philos m’a dit quelque chose, hier soir — enfin en tout cas juste avant que je me couche — Philos a dit que vous autres, Ledom, n’aviez jamais vu le corps d’un mâle. J’en ai immédiatement déduit que vous étiez tous du sexe féminin. Mais quand je le lui ai demandé, il m’a répondu que non. Mais enfin, il faut bien être l’un ou l’autre, non ?

Mielwiss ne répondit rien. Il restait immobile, à le fixer intensément de ses yeux immenses avec un demi-sourire plein de bonté sur les lèvres. Malgré sa gêne qui, pour une raison ou pour une autre, augmentait incroyablement, Charlie admira sa technique. Il avait eu un professeur, autrefois, qui l’utilisait à merveille. « À vous de jouer », semblait vouloir dire le regard intense et le silence amical. Et bien sûr, la méthode n’était jamais employée qu’avec ceux qui disposaient de toutes les données d’un problème.

Charlie se mit à passer en revue l’ensemble des impressions bizarres qu’il avait recueillies sur le sujet : pectoraux saillants (encore que rien de vraiment anormal de ce côté), dimension inaccoutumée des aréoles, absence générale d’individus à épaules larges et à hanches étroites. Quant aux chevelures et aux coiffures, d’une infinie variété, comme les vêtements, et quant aux vêtements eux-mêmes, Charlie refusa de se laisser guider — tromper — par ce genre de détails.

Il songea ensuite au langage qu’il pouvait (pour des raisons qui lui échappaient entièrement) parler couramment mais qui le confrontait à chaque instant avec différents mystères et énigmes. Il regarda le grave et patient Mielwiss, debout devant lui et se dit en ledom « je le regarde ». Et il porta pour la première fois son attention sur le pronom « le » en lui-même. Et il constata qu’il n’avait pas de genre. C’était lui, Charlie qui, en anglais, songeait à « lui », « le », « un », et leur accordait un genre qui lui semblait plus naturel, mais, en ledom, il en allait tout autrement : le pronom ne comportait aucune référence au sexe, au genre, masculin ou féminin. C’était bien pourtant un pronom personnel, pas question de l’utiliser pour parler de choses et il n’était donc pas neutre. C’était l’équivalent de on : « on croit rêver » n’indique pas si on est un homme ou une femme, mais c’est un pronom indéfini. Il en allait de même du pronom personnel ledom — il y songeait soudain : il n’en existait qu’un — et s’il l’avait traduit par « il », ç’était sa faute comme il le comprenait désormais.

Cette absence de genre signifiait-elle que les Ledom étaient dépourvus de sexe ? Bien sûr, ça aurait conféré un sens aux paroles de Philos qui disait n’avoir jamais vu de mâle mais ne pas être une femelle.

Le langage possédait des mots pour signifier le concept de « mâle » et de « femelle »… Il ne restait donc qu’une solution : les deux. Chaque Ledom possédait les deux sexes.

Il leva les yeux pour rencontrer le regard patient de Mielwiss.

— Vous êtes les deux, dit-il.

Mielwiss ne bougea pas, ne prononça pas une parole, pendant un temps qui lui parut très long. Puis le demi-sourire qui errait sur ses lèvres se précisa et s’élargit comme s’il était content de ce qu’il lisait dans les yeux levés de Charlie. Il finit par demander très doucement :

— C’est donc une chose bien terrible ?

— Je ne me suis pas encore posé la question de savoir si c’était ou non terrible, répliqua Charlie sans chercher à dissimuler sa pensée. Je cherche simplement à me représenter ça.

— Je vais te montrer.

Et l’imposant Mielwiss se leva avec majesté et contourna son bureau pour rejoindre Charlie qui demeurait tout interdit.

* * *

— Salut les hommes ! Ça boume ?

— Ça boume, fait Smith.

— On parlait entre hommes, fait Herb, et il ajoute : Et vous les quilles, ça roule ?

— Boum, boum ! fait Jeanette.

— J’lai déjà dit, j’lai déjà dit ! chantonne Smith.

— Ils sont tellement drôles qu’ils me donnent soif, commente Tillie. Buvons quelque chose.

— Pas nous, s’empresse de dire Herb, faisant tinter la glace dans son verre, d’ailleurs vide. C’est déjà fait et il est tard.

— Moi non plus, merci, dit Jeanette qui a compris.

— Merci pour le verre et toutes les histoires cochon, dit Herb à Smith.

— Pas un mot sur les deux strip-teaseuses, hein ? fait Smith avec un clin d’œil.

Jeanette fait mine de lancer une boule.

— Bonne nuit, Til. Soigne ton lancer.

Tillie se met aussitôt en devoir de faire semblant de s’entraîner et Smith en profite pour se rasseoir. Les Railes rassemblent leurs affaires, le sac de sport de Jeanette que Herb soulève avec un grognement dramatique, le baby-sitter électronique que Jeanette débranche et glisse sous le bras droit de son mari, le sac à main de Jeanette qu’elle lui glisse sous le bras gauche. Après, quoi, Jeanette, puisqu’elle est une dame, attend patiemment devant la porte que Herb la lui ouvre avec le genou.

* * *

— Suis-moi, dit Mielwiss et Charlie pénétra sur ses talons dans une pièce de dimensions plus réduites. Une paroi entière, du sol au plafond, était occupée par un ensemble de casiers munis d’étiquettes — archivage ou classement, songea Charlie. Et ça, même ça ! n’était pas en ligne droite, chaque rangée de casiers formant une espèce d’arc de cercle — tout de même cela lui revenait soudain, la forme la plus efficace, avec portée maximale de la main gauche, de la main droite, etc. Puis une espèce de tablette blanche, lisse et moelleuse sortit de l’un des murs, s’en détacha après que Mielwiss l’eut touchée au passage et s’approcha de lui, Charlie, puis descendit jusqu’à la hauteur d’une chaise.

— Assieds-toi, je t’en prie, lui dit alors le grand Ledom.

Un peu ébahi, Charlie obéit machinalement et suivit attentivement les gestes de Mielwiss qui examinait les étiquettes. Au bout d’un moment, ce dernier tendit la main vers un casier en faisant : « Ah ! nous y voici ! » Il introduisit ses longs doigts à l’intérieur du casier d’où sortit une planche anatomique qui mesurait environ un mètre de large sur près de deux de long. Au fur et à mesure que la planche se déroulait, l’éclairage de la pièce diminuait d’intensité tandis que l’image qu’elle portait s’illuminait. Mielwiss en choisit une seconde avant de venir s’asseoir près de Charlie.

La pièce était plongée dans l’obscurité complète et les deux diagrammes rayonnaient de lumière. Ils exposaient, en couleurs, un Ledom de face et de profil, seulement vêtu de l’inévitable sporran soyeux, placé à deux centimètres environ sous le nombril et descendant en s’élargissant jusqu’à mi-cuisse. Charlie avait vu de grands et de petits sporrans et de toutes les couleurs mais il n’avait encore jamais vu un Ledom sans son sporran. Il devait s’agir d’un tabou particulièrement strict et il évita d’y faire allusion.

— Nous allons disséquer, annonça Mielwiss.

Blip ! Et le sporran, de même que la peau qui se trouvait directement au-dessous de l’épiderme, disparurent, laissant apercevoir la paroi abdominale et ses fibres musculaires. Avec une longue baguette noire, surgie de nulle part, Mielwiss indiquait les divers organes et en décrivait les fonctions. L’extrémité de la baguette se transformait apparemment à volonté en flèche, parenthèses, cercle, etc. Mielwiss se montrait concis et remarquablement direct dans chacune des réponses qu’il apportait aux questions de Charlie.

Et il n’en manquait pas, des questions, il en avait ! Sa gêne avait depuis longtemps disparu et deux des aspects fondamentaux de sa personnalité avaient pris le relais. Le premier résultait de son gargantuesque appétit de lecture, de sa faim omnivore de connaissances, des efforts désordonnés mais imperturbables qu’il avait toujours déployés pour étudier l’opinion de tous ceux qu’il rencontrait et faire son profit de tout ce qu’ils pouvaient savoir. Le second tenait à sa culture, considérable, quoique constellée de lacunes. À la faveur de cette leçon d’anatomie, ces deux traits de sa personnalité lui apparurent plus marqués que jamais auparavant : il savait infiniment plus de choses qu’il ne croyait en savoir et il lui restait néanmoins cinq à sept fois plus de manques et d’idées fausses qu’il ne l’aurait cru.

Les détails anatomiques étaient fascinants. Tout simplement en raison de l’ingéniosité, de l’inventivité et aussi de l’efficacité si complexe de la matière vivante. Du moins pour ceux qui ont gardé de leur enfance la moindre capacité d’émerveillement.

Avant tout, les Ledom étaient indiscutablement et intégralement porteurs des deux sexes. L’équivalent du pénis prenait racine très en arrière, dans ce qui, chez l’Homo sapiens, aurait été la fossa vaginalis. À la base de l’organe, de part et d’autre, s’ouvraient deux museaux de tanche symétriques à l’extrémité de deux cols, car les Ledom avaient deux utérus et donnaient toujours naissance à des jumeaux identiques. En état d’érection, le phallus descendait et émergeait ; au repos, il était entièrement caché ; c’est lui qui contenait l’urètre. L’accouplement était mutuel — et d’ailleurs pratiquement impossible autrement. Les testicules, plutôt qu’internes ou externes, étaient superficiels, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient dans l’aine, directement sous la peau. La redistribution des fonctions nerveuses était d’une finesse et d’une complexité remarquables, on comptait deux sphincters nouveaux, inconnus chez l’Homo sapiens, et de profondes modifications du rôle des glandes de Bartholin et de Cowper.

Quand il eut la certitude, la certitude complète d’avoir épuisé les questions et les réponses, et quand Mielwiss lui-même en fut convaincu, ce dernier fit un geste de la main et les deux diagrammes s’enroulèrent et disparurent dans leur casier, tandis que les lumières se rallumaient dans la pièce.

Charlie resta assis un moment en silence. Il eut une vision de Laura, de toutes les femmes… et de tous les hommes. En biologie, se dit-il (assez hors de propos) on désignait l’homme et la femme par les symboles de Mars et de Vénus… Qu’est-ce qu’ils pourraient bien dénicher pour ces gens-là ? Mars plus Y, Vénus plus X ? Saturne cul par-dessus tête ? Puis il leva vers Mielwiss des yeux encore mal habitués à la lumière et lui demanda en clignant : — Comment, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, l’humanité en est-elle venue à dérégler même ça ?

Mielwiss eut un rire indulgent et se tourna vers les casiers. Il (car même après cette démonstration éclatante Charlie découvrit qu’il continuait à penser à Mielwiss en termes de « lui » et que « il » restait la meilleure traduction du pronom ledom) il, donc, se mit à chercher de gauche à droite et de haut en bas parmi les rayons. Charlie attendait patiemment de nouvelles révélations mais Mielwiss poussa un grognement de colère et alla jusque dans un coin de la pièce appliquer sa paume contre l’un de ces petits bitoniaux en spirale qu’on rencontrait un peu partout. Une toute petite voix timide résonna qui dit poliment :

— Oui, Mielwiss ?

— Tagine, où diable as-tu été classer les planches anatomiques d’Homo sap. ?

Et la petite voix : — Dans les archives, à Primates éteints.

Mielwiss remercia et se dirigea vers une autre série de casiers latéraux. Il y trouva ce qu’il cherchait. Quand il lui fit signe d’approcher, Charlie se leva et sa banquette le suivit docilement. Mielwiss fit encore apparaître quelques diagrammes et s’assit.

Les lumières pâlirent puis s’éteignirent, les planches irradiaient.

— Voici l’anatomie de l’Homo sap., mâle et femelle, commença Mielwiss, comment peux-tu parler de dérèglement ? Je vais te montrer les infimes modifications qui sont intervenues.

Et il s’embarqua dans un magistral exposé du développement embryologique des organes sexuels de l’homme, montrant combien les organes sexuels étaient peu différenciés avant la naissance, pour aboutir à la conclusion qu’ils n’étaient pas si différents que cela après. Chaque organe mâle avait sa contrepartie chez la femelle.

— Et si tu ne venais pas d’une culture qui s’est aussi radicalement centrée sur la différence, en elle-même peu importante, tu serais en mesure de voir du premier coup d’œil à quel point elle reste minime.

(C’était la première fois que Charlie entendait un Ledom faire une référence de quelque importance à l’Homo sapiens, Homo sap., comme il disait.)

Ensuite, Mielwiss passa à l’étude de planches pathologiques. Il montra comment on pouvait, avec les seuls secours de la biochimie, atrophier tel organe, ou activer au contraire tel organe vestigiel jusqu’à lui faire effectivement remplir les fonctions de sa contrepartie chez l’autre sexe. On pouvait évidemment déclencher la lactation chez l’homme, la pousse de la barbe chez la femme. Il rappela aussi que les hommes normaux secrétaient une certaine quantité de progestérone et les femmes normales une certaine quantité de testostérone. Puis il en vint à l’étude d’autres espèces pour donner à Charlie une plus juste idée de l’infinie variété des modalités de la reproduction des êtres vivants : la reine des abeilles qui copule au milieu des airs, et porte ensuite en elle une substance capable de fertiliser littéralement des centaines de milliers d’œufs au cours de générations et de générations ; certains batraciens chez lesquels la femelle pond ses œufs fécondés dans des poches ouvertes sur le dos du mâle appelé, pour cette raison, crapaud-accoucheur ; et l’hippocampe chez qui c’est le mâle qui donne naissance, ou plutôt préside à l’éclosion, des petits ; certains calamars enfin qui, en présence de leur partenaire femelle, déploient un tentacule dont l’extrémité se brise et va jusqu’à la bien-aimée qui, si elle est consentante, l’enlace, ou alors, le dévore. Quand il eut terminé, Charlie était tout prêt de reconnaître qu’aux yeux de l’infinie variété naturelle, les différences entre Ledom et Homo sap. n’étaient ni profondes ni exceptionnelles.

— Mais que s’est-il passé ? demanda-t-il après un long moment de réflexion. Comment tout cela s’est-il produit ?

Mielwiss répliqua par une autre question.

— Qu’est-ce qui a pour la première fois émergé du limon originel pour respirer l’air et non plus l’eau ? Qu’est-ce qui est descendu du premier arbre pour prendre le premier bâton et s’aviser d’en faire le premier outil ? Quel extraordinaire animal a donc eu le premier l’idée de gratter un trou dans la terre et d’y déposer une graine ? Ça s’est produit, voilà tout. Ces choses se sont produites…

— Tu en sais forcément plus que cela, déclara Charlie d’un ton accusateur. Comme d’ailleurs à propos d’Homo sap.

Avec un rien de mauvaise humeur, Mielwiss rétorqua :

— C’est la spécialité de Philos, pas la mienne. Tout au moins en ce qui concerne les Ledom. En ce qui concerne Homo sap., je croyais que tu avais déclaré toi-même ne pas désirer en savoir trop long sur sa fin. Personne ne cherche à te cacher des informations qui pourraient t’être réellement utiles, Charlie Johns, mais n’as-tu pas songé que les origines de Ledom et la fin d’Homo sap. pourraient avoir un rapport ? Enfin… cela te regarde.

Charlie baissa les yeux.

— Excuse-moi, Mielwiss. Et merci.

— Discutes-en avec Philos. Si quelqu’un peut expliquer cela, c’est lui. Et je crois, ajouta-t-il avec un large sourire, qu’il sait mieux que moi où s’arrêter. Je ne suis pas très cachottier de nature. Alors, va en parler avec lui.

— Okay, dit Charlie. J’y vais.

En manière d’adieu, Mielwiss lui dit encore que la Nature, si prodigue qu’elle soit parfois d’erreurs, voire de monstruosités, obéit avant tout à un principe, celui de la continuité.

— Pour la promouvoir, conclut-il, elle est prête à tout. Même à faire un miracle, s’il le faut.

* * *

— Oh, tu sais, c’est chouette, dit Jeanette à Herb tout en préparant deux derniers verres (après tout, hein ?) alors qu’il réapparaît dans la cuisine après être allé jeter un coup d’œil aux enfants, c’est chouette d’avoir des voisins comme les Smith.

— Très chouette, dit Herb.

— Tu vois, on a des tas d’intérêts communs.

— Quelque chose d’utile, ce soir ?

— Bien sûr ! dit-elle en lui tendant son verre et en se perchant sur le rebord de l’évier. Tiens, ça fait sept semaines que tu travailles sur le nouveau budget de l’Aréol, leur chaîne de salons de beauté.

— Sans blague ?

— Nom de la chaîne : « En beauté ».

— Hé ! dis donc, pas mal du tout…

— N’est-ce pas ? C’est Tillie qui a dit ça par hasard dans la conversation, et c’est pour ça que j’ai dit que tu y travaillais depuis longtemps, pour qu’elle trouve pas ça louche…

— Tu es un petit génie. Ça va marcher. Smitty m’a envoyé sur les roses, ce soir.

— Tu lui as fichu ton poing dans la figure, j’espère ?

— Ben voyons ! Position presque clé chez un gros client. L’idéal !

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Il lui raconte l’épisode du spectacle télé, comment il a dit quelque chose qui pouvait passer pour un compliment alors que l’annonceur est un concurrent, et tout et tout.

— Quelle moule tu fais ! Quand même, lui, quel salbomme !

C’est, à la suite de Davy, le nom qu’ils réservent aux sales bonshommes…

— Oh, je crois que je m’en suis bien sorti.

— On ne sait jamais, prépare toujours une bombe, le cazèche… (encore leur langage personnel, « le cas échéant »).

Il jette un coup d’œil par la fenêtre jusqu’au rancher des Smith.

— Un peu près pour une bombe, on y laisserait des plumes nous aussi…

— Seulement s’ils savent d’où elle vient !

— Oh-h-h, insiste-t-il, on va quand même pas le bombarder…

— Bien sûr que non ! On a simplement besoin d’une bombe à tout hasard… Sans compter que j’ai mis la main sur quelque chose de mignon…

Elle lui raconte pour le vieux Trizer et combien ce dernier serait probablement content d’avoir une revanche sur Smitty.

— T’acharne pas sur lui, il a des ennuis avec sa prostate…

— Je me disais aussi qu’il avait l’air prostré, ces temps-ci… C’est lui qui t’a dit ?

— Non, j’ai découvert ça tout seul. Et il a des hémorroïdes, en plus.

— N’en jetez plus ! Attends que je dise ça à Tillie !

— Tu es la nana la plus vindicative que j’aie jamais rencontrée !

— Ils envoient mon petit mari-copain à moi sur les roses et tu crois que ça va se passer comme ça ?

— Et puis elle saura que c’est moi qui te l’ai dit.

— Tu parles ! Elle n’en reviendra pas et ne cessera pas de se demander comment diable ça a bien pu se savoir. Je m’en charge ! On fait une rude équipe, tous les deux, mari-copain !

Il fait tourner son verre entre ses doigts et regarde le liquide tourner à l’intérieur.

— Smitty a dit quelque chose, à ce propos.

Il lui dit, pour les godillots, et comment Smith pense que, très bientôt, les enfants ne sauront plus à quoi reconnaître leur père de leur mère.

— Ça t’ennuie ? demande-t-elle légèrement.

— Un peu.

— Laisse tomber. Tu t’accroches à la main de quelqu’un qui est mort depuis longtemps. Nous, nous sommes des gens nouveaux, mari-copain. Alors quoi ? Et si Karen et Davy allaient grandir sans cet épouvantail, autour duquel on a fait tant de littérature, l’image du père, l’image de la mère et tout ce cirque…

— « L’Histoire de ma vie, par Karen Railes, Tand z’étais une peu-tite filleu, z’avais pas deu papa et deu moman tomme les aut’peu-tits gnarçons et les aut’peu-ti-teu fil-leu, z’avais un comité. »

— Comité ou pas comité, gros malin, ils ont à manger, à boire, des vêtements, un foyer et de l’amour — est-ce que ce n’est pas censé suffire ?

— Oui, bien sûr, mais cette fameuse image du père est censée avoir sa petite importance aussi, non ?

Elle lui caresse la joue.

— Seulement si tout au fond tout au fond de toi tu ressens le besoin d’être un vrai mec. Et tu sais bien que tu es un vrai mec, puisque tu fais partie du comité ! On se couche.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— On se couche.

* * *

Charlie Johns trouva Philos à l’entrée du bureau de Mielwiss. Apparemment, il venait tout juste d’arriver.

— Comment ç’a été ?

— Incroyable, dit Charlie. C’est rudement impressionnant, non ?

Il examina soigneusement Philos et finit par ajouter :

— Pas pour toi, en définitive, hein ?

— Tu veux continuer ? Ou tu en as eu assez pour aujourd’hui ? Faut-il que tu dormes de nouveau ?

— Non, pas avant la nuit.

Le mot « nuit » existait et pouvait donc être utilisé, comme « mâle » et « femelle », mais il semblait doté seulement d’un sens atténué, moindre que ce qu’il voulait réellement exprimer en l’occurrence. Aussi se crut-il contraint d’ajouter :

— Quand il fera noir.

— Qui, fera noir ?

— Tu sais bien. Le soleil se couche, la lune, les étoiles, tout ça, quoi.

— Il ne fait jamais noir.

— Il ne fait jamais… Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? La Terre n’a pas cessé de tourner, je suppose ?

— Oh, je vois ce que tu veux dire ! Bien sûr, je suppose qu’à l’extérieur ça se passe toujours de cette façon-là mais pas à l’intérieur de Ledom.

— Ledom serait donc… souterrain ?

Philos inclina la tête sur le côté :

— Ce n’est pas une question à laquelle on puisse répondre par oui ou par non.

Charlie regarda par l’immense fenêtre, à l’extrémité du corridor, le ciel éternellement couvert et argenté.

— Comment cela ?

— Tu ferais mieux d’interroger Osséon, à ce sujet. Il te donnera de meilleures explications que je ne saurais le faire.

Charlie ne put s’empêcher de rire. Philos lui lança un regard interrogateur et il s’expliqua :

— Quand je suis avec toi, c’est Mielwiss qui possède les réponses à mes questions. Quand je vais voir Mielwiss, il me dit que l’expert, c’est toi. Je reviens te voir et tu m’adresses à Osséon…

— En quoi Mielwiss a-t-il dit que j’étais expert ?

— Il ne l’a pas précisé. Il m’a laissé entendre que tu connaissais tout ce qu’il y a à savoir de l’histoire de Ledom. Il a dit autre chose, attends… Que tu savais t’arrêter à temps, ou quelque chose comme ça… Oui, c’est ça, que tu me donnerais les renseignements qu’il fallait mais que tu saurais t’arrêter à temps. Alors que lui, il n’était pas cachottier de nature.

Pour la seconde fois, Charlie vit une rougeur éphémère passer sur le sombre visage énigmatique de Philos.

— Alors que moi je le suis.

— Oh, attention ! reprit rapidement Charlie, je le cite peut-être de travers. Quelque chose m’aura échappé. Je ne veux pas devenir une source de querelles entre vous.

— Je t’en prie, voyons, déclara Philos d’une voix égale, je sais exactement ce qu’il entendait par là et tu n’as fait aucun mal. C’est précisément ce qui, à Ledom, n’a rien à voir avec toi.

— Détrompe-toi ! Mielwiss m’a dit que les débuts de Ledom pourraient fort bien avoir quelque chose à voir avec la fin d’Homo sap. et, comme tu le sais, je préfère ne pas me mêler de ça. Tu vois bien que tout cela me concerne d’une façon ou d’une autre.

Ils s’étaient mis à marcher mais Philos s’arrêta et posa les mains sur les épaules de Charlie.

— Charlie Johns, je te prie très sincèrement de me pardonner. Nous avons tous les deux, nous avons tous, tort et raison à la fois. Mais, en toute sincérité, tu n’es pas responsable de cet incident. Tu me ferais plaisir en en restant là, car j’ai eu tort de me conduire comme je l’ai fait. Oublions, s’il te plaît, mes sentiments et mes problèmes personnels.

Rusé, Charlie demanda :

— Quoi ! renoncer à tout savoir sur Ledom ?

Mais il éclata de rire et dit à Philos que ce n’était pas grave et que tout cela serait oublié.

Il n’en fut rien.

* * *

Une fois couché, Herb dit tout à coup :

— Mais Margaret ne nous aime pas.

D’un petit ton satisfait, Jeanette réplique :

— On lui balance une bombe à elle aussi. Dors. Margaret qui ?

— Mead. Margaret Mead, l’anthropologue — l’article dont je t’ai parlé…

— Et pourquoi ne nous aime-t-elle pas ?

— Elle dit qu’en grandissant, les garçons rêvent d’imiter leur père. De sorte que si le père est un bon fournisseur, un camarade de jeux agréable, aussi disponible et pratique, dans la maison, qu’une machine à laver ou qu’un vide-ordures — ou qu’une épouse — les gosses grandissent pour devenir à leur tour de bons fournisseurs, camarades de jeux, etc.

— Et où est le mal ?

— Elle affirme que Bégonia Drive ne produira jamais ni aventuriers ni explorateurs, ni artistes.

Il y a un silence puis Jeanette fait :

— Dis-lui d’aller se faire cuire un œuf peint en rouge au sommet de l’Anapurna, à ta Margaret ! Je te l’ai déjà dit, nous sommes des gens différents — nouveaux. Nous sommes en train de créer une nouvelle race de gosses qui ne seront pas complètement fichus parce que papa est parti se saouler pendant que maman s’envoie en l’air avec le plombier. Nous sommes en train de mettre au monde une race nouvelle ! Toute une génération qui sera satisfaite de ce qu’elle aura et ne gâchera pas sa vie à régler ses comptes avec les ancêtres ! Tu ferais mieux de cesser d’être sérieux, mari-copain, ça ne te réussit pas du tout.

Herb en est ébahi.

— Tu sais, c’est exactement ce que Smitty m’a dit tout à l’heure. (Il rit.) Il a dit ça pour m’envoyer sur les roses et toi tu le dis pour me remonter le moral !

— Question de point de vue, quoi.

Il garde les yeux ouverts, un bon moment, fixant le vide, songeant aux godillots d’Elle et Lui, à mes-parents-c’est-un-comité, à l’allure que ça donne à un type de se trimballer toujours avec un torchon pour essuyer la vaisselle, il y songe jusqu’à ce que la tête lui tourne un peu. Alors il se dit, qu’est-ce que ça peut bien me fiche et il fait :

— Bonne nuit, chérie.

— Bonne nuit, chéri, murmure-t-elle.

— Bonne nuit, mon chou.

— N’nuit, mon chou.

— Bon sang ! rugit-il, arrête donc de m’appeler toujours exactement de la même façon que je t’appelle !

Elle n’a pas vraiment peur, mais elle sursaute un peu, elle sait qu’il y a des trucs qui le tracassent, alors elle ne dit rien.

Au bout d’un moment, Herb lui touche le bras :

— Je suis navré, mon chou, je te demande pardon.

Elle dit : — Mais de quoi, Georges ?

Et il est bien obligé de rire.

* * *

Il fallut quelques minutes de « métro » — il existait un mot ledom mais c’était un mot nouveau, sans traduction directe en anglais — à Philos et Charlie pour gagner Celui de la Science. Ils sortirent du sous-sol et contournèrent la piscine où une trentaine ou une quarantaine de Ledom étaient de nouveau occupés à se baigner (impossible qu’ils y soient restés depuis la dernière fois que Charlie était passé). Ils s’arrêtèrent un moment pour jouir du spectacle. Ils n’avaient guère parlé en chemin, chacun restant plongé dans ses propres pensées. Ce fut donc en réfléchissant à voix haute plutôt qu’en posant consciemment une question que Charlie murmura, devant les Ledom qui se poursuivaient, chahutaient, plongeaient.

— Mais enfin, qu’est-ce qui peut bien faire tenir leur foutu petit tablier ?

Alors Philos, étendant gentiment une main, la passa sur les cheveux de Charlie et lui dit :

— Et ça ? qu’est-ce qui peut bien les faire tenir ?

Et Charlie rougit, lui qui ne rougissait jamais.

Ils contournèrent le bâtiment aux formes étranges et colossales et Philos s’immobilisa.

— Tu me trouveras ici quand tu auras fini, dit-il.

— J’aimerais mieux que tu viennes avec moi, répliqua Charlie, comme ça, cette fois, quand il me dira de te poser la question à toi, je t’aurai sous la main.

— Il te le dira sûrement. Et tu m’auras sous la main quand le moment sera venu. Je t’assure que je te parlerai sans détour. Mais n’estimes-tu pas devoir en apprendre un peu plus sur Ledom aujourd’hui avant que je ne jette la confusion dans ton esprit en te racontant un tas de détails sur notre passé ?

— Quelle est donc ta spécialité, Philos ?

— Je suis historien. (Il fit signe à Charlie de se placer plus près du mur et plaça sa main sur la rampe invisible.) Prêt ?

— Prêt.

Philos recula et Charlie fut projeté vers le haut. Il était désormais suffisamment familiarisé avec cette sensation pour ne pas penser perdre tripes et boyaux à chaque ascension. Il fut même capable de regarder Philos s’éloigner en direction de la piscine. « Curieux personnage, se dit-il. On dirait que personne ne l’aime. »

Il s’arrêta net au beau milieu de rien, devant une immense fenêtre qu’il franchit cette fois sans la moindre hésitation. Avec de nouveau cette certitude physique de fermeture. Que faisait donc ce mur invisible ? S’ouvrait-il très exactement aux contours de son corps de façon à ce qu’il s’y incorpore lors de son passage ? Il devait s’agir d’un truc de ce genre…

La première chose qu’il aperçut en entrant fut la cellule capitonnée, la citrouille d’argent ailée, la machine temporelle, dont la porte était restée entrouverte comme le jour où il en était sorti. Les rideaux masquaient toujours les deux extrémités de la pièce dont le centre était occupé par une espèce de lourde estrade, supportant d’étranges appareils, curieusement disposés ; quelques chaises et une espèce de bureau encombré de papiers complétaient le mobilier.

— Osséon ?

Pas de réponse. Il traversa la pièce, assez timidement pour aller s’asseoir sur l’un des sièges-champignons. Il appela de nouveau, un peu plus fort cette fois. Toujours sans résultat. Il croisa les jambes et attendit, puis il les décroisa, les recroisa en sens inverse. Le temps passait et il finit par se lever pour aller risquer un coup d’œil par la porte entrouverte de la citrouille.

Il ne s’était pas attendu à la violence du choc. Il ne s’était pas même attendu au choc. C’est là, sur ce sol lisse, sur ce sol d’argent mollement incurvé, qu’il s’était traîné plus mort que vif, pendant qu’on l’arrachait à tout ce qui avait jamais compté pour lui, et qu’il s’éloignait à des kilomètres et des kilomètres et à des années et des années de sa propre vie, sans que la bonne sueur de l’amour ait même le temps de sécher à la surface de son corps. Des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Laura ! Laura ! Es-tu morte ? Est-ce que d’être morte t’a au moins rapprochée de moi ? As-tu vieilli, Laura ? Ton corps tendre, poli, si précieux, s’est-il ratatiné peu à peu ? Et alors, t’es-tu réjouie que je ne fusse pas là pour le voir ? Laura, sais-tu, savais-tu, sauras-tu jamais que je donnerais tout, tout — la vie elle-même — pour te toucher une seule fois… une seule fois, Laura, même si tu étais vieille et que je sois resté jeune… Laura ?

Ou la fin… cette… chose horrible et sans retour, s’est-elle produite quand tu étais encore jeune ? L’énorme marteau abattu sur ta maison et toi, sans même le savoir, partie dans l’embrasement d’un instant ? Ou serait-ce une pluie impalpable de venin, qui fera couler le sang dans tes entrailles, t’éveillant dans la terreur et les vomissements, la tête dressée, horrifiée de découvrir ta propre chevelure tombée sur l’oreiller ?

Comment me trouves-tu ? hurla-t-il soudain en silence, dans un accès de gaieté meurtrière. Que dis-tu de Charlie emmailloté dans des langes bleu marine bordés de rouge sang ? Et que penses-tu de ce petit col fantaisie ?

Il s’agenouilla à l’entrée de la machine temporelle et enfouit son visage dans ses mains.

Au bout d’un moment, il se releva et se mit en quête de ce qui pourrait lui servir de mouchoir.

Sans cesser de chercher, il dit, à voix haute cette fois :

— Je serai avec toi quand cela se produira, Laura… Ou jusqu’à ce que cela se produise… Laura, peut-être aurons-nous le temps de vieillir ensemble dans l’attente… ?

L’émotion, son amour navré l’aveuglaient et il se retrouva à un bout de la pièce en train de fourrager dans les rideaux sans trop savoir comment il y était arrivé. Derrière le rideau, il n’y avait qu’un mur. Mais il portait un dessin en spirale sur lequel il appliqua la paume de sa main. Une ouverture semblable à celle qui lui avait dispensé son petit déjeuner apparut mais il n’en sortit rien. Il se pencha pour regarder à l’intérieur, qui était illuminé. Il y aperçut une série de boîtes transparentes et presque cubiques et un volume.

Il prit les boîtes, d’abord par curiosité machinale, puis avec un intérêt sans cesse accru. Il les prit une par une puis, soigneusement, une par une encore, les remit en place telles qu’il les avait trouvées.

L’une contenait un clou, un clou rouillé, mais le métal brillait encore là où on l’avait sectionné en diagonale.

Une autre renfermait une pochette d’allumettes trempée et effacée comme par un séjour dans une flaque d’eau, le phosphore rouge ayant peu à peu déteint sur le carton. Et il la connaissait, cette pochette ! Il l’aurait reconnue entre mille. Une partie de la couverture était arrachée mais c’était les pochettes qu’on distribuait aux clients de Bar Grill Dooley’s, au coin d’Arch Street ! Sauf que les quelques lettres qu’on distinguait encore étaient imprimées à l’envers…

Dans une autre boîte il y avait un souci séché. Oh ! rien de flamboyant comme les fleurs-miracles qu’obtenaient par croisement les Ledom, non, un rien du tout de petit bouton de souci séché.

Une boîte, enfin, renfermait une motte de terre. La terre de qui ? Une terre que le pied de Laura avait foulée ? Venait-elle du pauvre arpent boueux, pelé, qui s’étalait au pied des gros globes blancs sur lesquels s’écaillait le 61 ? Les mâchoires de la machine temporelle s’étaient-elles refermées sur cette motte au cours d’une tentative antérieure ?

Et pour finir, il y avait ce volume. Comme tout le reste, il n’affectait bien sûr pas une forme rectangulaire parfaite. C’était plutôt une espèce de machin arrondi, aux contours aussi réguliers que ceux d’un petit-beurre. Et les lignes du texte accusaient une forme arquée (mais n’est-ce pas précisément la forme qu’affecteraient les lignes de quelqu’un qui aurait appris à écrire le coude fixe ?) De toute manière, cela s’ouvrait comme un bon vieux bouquin et il pouvait le lire. C’était en ledom, mais le fait de savoir le lire n’étonna pas plus Charlie Johns que d’avoir pu le parler. Plutôt moins : il avait été étonné une fois pour toutes, en quelque sorte…

Le volume s’ouvrait sur la description d’une série d’appareillages, d’un haut degré de technicité, suivie d’une série de colonnes manuscrites, souvent remaniées, gommées, corrigées, qui donnaient à penser que quelqu’un avait tenu le journal de quelque expérience, noté des résultats et des tailles. Suivait un tas de pages où étaient imprimés quatre cadrans, comme de montre ou de baromètre, mais dépourvus d’aiguille. Vers la fin, ils étaient encore vierges, mais les premiers étaient entièrement couverts de gribouillages, les aiguilles y avaient été dessinées et, en bas de page, on pouvait lire des notes bizarres. Scarabée expédié — pas de retour. Il y avait un sacré tas de ces pas de retour, jusqu’à une page où s’inscrivait un énorme point d’exclamation triomphal. C’était l’expérience 18 et, d’une main tremblante, quelqu’un avait noté Noix expédiée — retour une fleur. Charlie sortit de nouveau la boîte contenant la fleur et en la tournant et la retournant finit par y repérer le nombre 18.

Ces cadrans, ces cadrans… il pivota sur ses talons et se hâta de gagner le bizarre entassement d’appareils qui occupait le centre de la pièce. Comme il s’y était attendu, l’un des appareils portait quatre cadrans autour desquels coulissait une manette. Voyons voir… placer les quatre manettes dans la position indiquée par le bouquin et — pas de doute, c’était ça ! Un coupe-circuit est un coupe-circuit dans n’importe quelle langue et celui-là portait les mots marche et arrêt.

Il regagna l’angle de la pièce, tourna les pages à toute allure. Expérience 68… la dernière expérience avant les pages vierges Pierres expédiées — retour : (en phonétique Ledom) Charlie Johns.

Les doigts serrés comme des griffes sur le fort volume, il entreprit d’apprendre par cœur ces foutues formules.

— Charlie, tu es là ? Charlie Johns !

Osséon !

Quand Osséon pénétra dans la pièce par quelque porte dérobée, située derrière la machine temporelle, Charlie avait eu le temps de remettre le volume en place. Mais ce fut tout, Osséon le découvrit debout devant le placard ouvert, un souci fané à la main.

* * *

— Qu’esse tu fais ?

Herb ouvre les yeux et voit sa femme, penchée au-dessus de lui. Il dit :

— Ch’uis allongé dans un hamac et j’cause à ma poule un sam’di après-midi.

— Je te regardais. Tu avais l’air très malheureux.

— Oh, pourquoi Pépita sans répit m’épies-tu ?

— Voyons mon petit poulet, dis tout à ta moman…

— Smitty et toi m’interdisez de parler sérieusement.

— Idiot. J’étais à moitié endormie quand j’ai dit ça…

— D’accord, d’accord. Je pensais à un bouquin que j’ai lu et que j’aimerais bien relire, ces temps-ci. La Disparition.

— Je parie qu’il a disparu. Dis donc, c’est de Philip Wylie, ça ! Sale type. Adore les poissons, déteste les femmes.

— Je sais ce que tu veux dire. T’as tort. Il adore les poissons mais ce qu’il déteste c’est la façon dont les femmes sont traitées.

— C’est ça qui te donne l’air malheureux dans ton hamac ?

— J’étais pas vraiment malheureux. Je me concentrais pour essayer de me rappeler exactement ce que ce type a écrit.

— Dans La Disparition ? Je m’en souviens. Ça raconte qu’un jour, toutes les femmes ont disparu d’un seul coup de la surface de la terre. Pas génial.

— Tu l’as lu ? Au poil ! Dis, il y avait un chapitre qui présentait plus ou moins le sujet du bouquin. C’est ça que j’aimerais retrouver.

— Oh-h-h-h-h… oui. C’est vrai. J’ai commencé à lire ça et puis j’ai laissé tomber, je voulais aborder l’histoire tout de suite. Il y avait…

Herb l’interrompit :

— Tu vois, il y a un seul truc, un seul côté par lequel je trouve que les rédacteurs publicitaires sont supérieurs aux auteurs de best-sellers. Les deux métiers portent sur les mots ; mais le rédacteur publicitaire ne permet jamais, jamais à ses mots de se glisser entre le client et le produit. C’est précisément l’erreur que Wylie a commise dans ce bouquin. Tous ceux qui ont besoin de lire ce chapitre ne le lisent jamais.

— Ah, parce que j’en avais besoin, moi ? Qu’est-ce qu’il contenait donc de si précieux pour moi ?

— Oh, rien, rien… dit Herb et il se renfonce dans son hamac et ferme les yeux.

— Voyons, chéri, je n’ai pas voulu…

— Ce n’est rien, je ne suis pas fâché. Simplement, je pensais qu’il était d’accord avec toi. Et je pensais qu’il savait pourquoi et l’expliquait mieux que tu ne fais, c’est tout.

— D’accord ? D’accord avec quoi, pour l’amour du ciel ?

Herb ouvre les yeux et fixe le ciel, quelque part derrière la tête de sa femme.

— Il dit que les gens ont commis leur première grosse erreur quand ils ont commencé à centrer leur attention sur les différences qui existent entre l’homme et la femme, en oubliant leur ressemblance fondamentale. Il appelle ça le vrai péché originel. Il dit que c’est pour cela que les hommes se haïssent et haïssent les femmes. Il dit que c’est de là que sont venues toutes les guerres, toutes les persécutions. Il dit que c’est ce qui nous a fait perdre le plus clair de notre capacité d’amour.

Elle est plutôt méprisante et proteste :

— Je n’ai jamais dit ça !

— C’est à cela que je réfléchissais. Tu as dit que nous étions le début d’une nouvelle espèce de gens, comme un comité ou une équipe. Qu’il y a des activités d’homme et des activités de femme mais que, de nos jours, ça n’a plus d’importance. Mais qu’on peut en avoir des deux ordres ou l’un ou l’autre, indistinctement.

— Ah ! oui, dit-elle, ça…

— Wylie fait même une plaisanterie. Il dit que si les gens croient que les hommes sont pour la plupart plus forts que les femmes, c’est parce que l’homme a systématiquement sélectionné les femmes.

— Et toi ? Tu les sélectionnes systématiquement ?

Il rit enfin. Ce qu’elle voulait : elle ne supporte pas de le voir triste ou soucieux.

— Sys-té-ma-ti-que-ment, dit-il.

Et il la fait basculer dans son hamac.

* * *

La tête inclinée sur le côté, Osséon vint rapidement à la rencontre de Charlie.

— Alors, mon jeune — et violent — ami. Où en sommes-nous ?

— J’espère que tu m’as pardonné, bredouilla Charlie. J’étais très perturbé…

— Tu as découvert la fleur, hmm ?

— C’est-à-dire… Je suis entré et il n’y avait personne, tu étais ou plutôt tu n’étais pas…

Osséon lui assena une tape sur l’épaule.

— Parfait, parfait… C’est une des choses que je m’apprêtais à te montrer, de toute manière. Tu sais ce que c’est que cette fleur ?

— Oui, dit Charlie en éprouvant de grandes difficultés à parler. En anglais, nous l’appelons un souci.

Osséon l’écarta pour aller chercher le volume. Il y inscrivit le nom de la fleur.

— Nous n’avons pas ça à Ledom, expliqua-t-il fièrement. (Il indiqua la machine temporelle d’un mouvement de menton.) On ne sait jamais ce que ce truc va ramener. Bien sûr, c’est toi le champion ! Les chances de recommencer une telle capture sont de un contre cent quarante trois quadrillions ! Si tu peux te représenter ça…

— Tu… te… c’est toutes les chances que j’ai de rentrer chez moi ?

Osséon éclata de rire.

— Ne prends pas cet air catastrophé ! Ce que l’on met là-dedans, on le récupère milligramme pour milligramme, atome pour atome, si tu veux mon avis. C’est une question de masse. Nous avons le choix entier de ce que nous y mettons. Mais c’est ce que nous en retirons qui fait problème…

Il haussa les épaules.

— Ça prend longtemps ?

— Voilà quelque chose que j’espérais apprendre de toi. Combien de temps penses-tu avoir passé là-dedans ?

— Des années !

— Certainement pas, tu serais mort de faim. Vu d’ici, le processus est instantané. On ferme la porte, on branche l’appareil, on ouvre la porte, c’est fini. (Calmement, posément, il reprit le souci des mains de Charlie et le déposa, ainsi que le volume, dans le placard qu’il fit se refermer d’un mouvement de paume.) Et maintenant ? Que désires-tu savoir ? On m’a dit de te refuser seulement les renseignements concernant le stupide suicide collectif d’Homo sap… Désolé. Ne le prends pas en mauvaise part surtout. Où veux-tu commencer ?

— Il y a trop…

— Veux-tu que je te dise ? Il n’y a presque rien. Prenons un exemple : peux-tu imaginer un immeuble, une ville, une culture entière, peut-être, fonctionnant à partir d’une technologie simple, celle du générateur électrique et du moteur, qui sont d’ailleurs une seule et même chose ?

— Mais… Oui, bien sûr…

— Ce ne serait ébahissant que pour quelqu’un qui n’aurait rien connu de semblable. Si tu disposes d’électricité et de moteurs, tu peux tracter, pousser, réchauffer, refroidir, ouvrir, fermer, éclairer — enfin, à peu près n’importe quoi. Vrai ?

Charlie inclina la tête.

— Bon. Tout ça, du mouvement — tu vois ce que je veux dire ? La chaleur elle-même est une forme de mouvement. Bon, eh bien nous disposons de quelque chose qui peut faire tout ce que fait un moteur électrique, plus un ensemble d’autres qui ont trait au champ statique. Cela a été découvert ici, à Ledom, et c’est la clé de toute notre construction. C’est le champ-A. A pour analogue. C’est un petit truc très simple, au fond. Bien sûr, la théorie… Tu sais ce que c’est qu’un transistor ?

Charlie fit signe que oui. Il avait trouvé l’interlocuteur idéal, cette conversation était excellente pour les muscles de son cou !

Osséon reprit : — C’est le truc le plus simple qu’on puisse imaginer. Un petit copeau de matière avec trois entrées. Amène un signal par un fil, il ressort par les deux autres, amplifié cent fois. Pas besoin de chauffer, pas de filaments qui pourraient se rompre, pas de vide qui risquerait de s’emplir, pratiquement pas besoin d’énergie pour fonctionner.

« Alors surgit la diode qui fait paraître le transistor compliqué, lourd, encombrant et, par comparaison, inefficace. Et ce machin est encore plus simple. Mais la théorie ! Bon Dieu ! J’ai toujours dit que nous irons si loin qu’un jour nous pourrons faire n’importe quoi avec rien du tout sans consommer d’énergie — seulement personne ne sera plus capable de comprendre la théorie.

Charlie, pour qui cette plaisanterie de prof de physique était loin d’être nouvelle, sourit poliment.

— Bon. Le champ-A. Sans être trop technique, tu te souviens de la cuiller avec laquelle tu as mangé, tout à l’heure ? Oui ? Oui. Eh bien, son manche contient un surgénérateur miniaturisé. La forme du champ est déterminée par des guides d’un alliage spécial. Le champ est si petit que s’il était visible — il ne l’est pas — neuf microscopes électroniques montés en série ne te permettraient toujours pas de l’apercevoir. Mais l’espèce de fil métallique bleu formant boucle est composé de telle manière que chaque atome qu’il contient est l’analogue exact des particules subatomiques qui composent les guides. Pour des raisons de tension spatiale que je t’épargne, un analogue du champ apparaît à l’intérieur de la boucle. D’accord ? D’accord. Voilà le truc. La brique, si tu veux, à partir de laquelle tout mur peut être construit. L’unité, le matériau de base. Il ne reste plus qu’à l’entasser, le combiner de cent manières. La fenêtre ? C’est une boucle renfermant un analogue. Il y en a deux qui font tenir cet immeuble sur pied. Tu ne t’étais pas imaginé que nous obtenions ce genre de résultat par la prière, quand même ?

— L’immeuble ? La cuiller était effectivement une boucle et je peux concevoir que la fenêtre en forme une… Mais je n’aperçois aucune boucle autour des bâtiments. Il faut bien qu’elles soient à l’extérieur, pourtant ?

— Absolument. Ils ont des yeux mais… ils n’en ont pas besoin ! Une masse pareille a besoin de béquilles. Et les boucles y sont bel et bien. Mais au lieu d’être faites d’alliage, elles sont constituées par des ondes fixes. Si tu ignores ce qu’est une onde fixe, je crois que je t’épargnerai aussi cette explication. Tu vois ça ?

Il tendit l’index.

Charlie suivit la direction ainsi indiquée et aperçut les ruines et le grand figuier.

— Voilà l’une des béquilles, ou plutôt son extrémité, reprit Osséon. Essaie d’imaginer une maquette de ce bâtiment que deux triangles de plastique transparent feraient tenir debout. Tu auras une idée assez juste de la forme et de la taille des champs.

— Que se passe-t-il quand on les heurte ?

— Cela n’arrive jamais. Découpe une vaste arcade à la base de tes triangles de plastique et tu comprendras pourquoi. Il arrive, hélas !, qu’un oiseau vienne s’y cogner, pauvre bête, mais la plupart semblent capables d’éviter pareil accident. Cela reste invisible parce que la surface n’est pas réellement une surface mais une vibration et la poussière ne peut s’y fixer. Et c’est d’une transparence parfaite.

— Mais… c’est souple ? La cuiller que j’utilisais, elle cédait un tout petit peu, se creusait sous le poids de la nourriture — je l’ai bien vu. Et ces fenêtres…

— Dis donc, tu as vraiment des talents d’observateur ! complimenta Osséon. Le bois, la brique, l’acier sont de la matière. Qu’est-ce qui les différencie les uns des autres ? La disposition de leurs atomes c’est tout. On peut programmer le champ-A de mille manières — épais, mince, imperméable, tout ce que tu voudras. Et aussi rigide — plus rigide que tout ce que l’on a connu jusque ici.

Charlie songea : c’est chouette tant qu’on paie ses notes d’électricité pour que le machin ne cesse pas de fonctionner ; mais il ne le dit pas, parce que la notion même de note d’électricité faisait défaut en ledom. Comme d’ailleurs celle de payer.

Il regarda vers l’extérieur, au pied du figuier et, plissant les yeux, s’efforça d’apercevoir les triangles transparents qui soutenaient le bâtiment.

— Je parie que quand il pleut, on peut les apercevoir, finit-il par prononcer.

— Pas du tout, répliqua rapidement Osséon. Il ne pleut pas.

Charlie leva les yeux vers le ciel couvert et brillant.

— Quoi ?

Osséon leva lui aussi les yeux.

— Tu es en train de regarder la surface interne d’une bulle de champ-A.

— C’est-à-dire…

— Parfaitement. Tout Ledom est sous un toit. La température est contrôlée, l’humidité aussi, le vent souffle quand nous le voulons.

— Et il n’y a pas de nuit.

— Nous ne dormons pas, alors…

Charlie avait entendu dire que le sommeil pouvait fort bien avoir fait son apparition quand l’homme des cavernes se terrait par nécessité chaque nuit pour échapper aux bêtes féroces. La capacité de se déconnecter et de perdre conscience avait alors présenté de gros avantages du point de vue de la survie, et donc de l’évolution.

Il regarda le ciel — le plafond — de nouveau :

— Qu’y a-t-il donc à l’extérieur, Osséon ?

— Il vaut mieux demander cela à Philos.

Charlie ébaucha un sourire qui se glaça sur ses lèvres. Ce jeu de passes d’un expert à un autre semblait toujours se produire quand il risquait d’aborder la question de la fin de l’humanité telle qu’il l’avait connue.

— Dis-moi seulement… heu… d’un point de vue théorique, Osséon. Si le champ-A est transparent, c’est-à-dire perméable aux rayons lumineux, cela signifie qu’il est perméable à toute radiation, non ?

— Non, répondit Osséon, comme je te l’ai dit, le champ-A est susceptible d’être programmé à l’infini, perméable à ceci et pas à cela, etc.

— Ah ! dit Charlie et il détourna les yeux du ciel en soupirant.

— Assez parlé des effets statiques, reprit Osséon d’un ton léger. (Charlie lui fut reconnaissant de cette compréhension.)

— Abordons les effets dynamiques. Je t’ai dit que le truc en question est capable de remplir toutes les fonctions d’un moteur électrique et de l’électricité. Tu veux remuer de la terre ? Programme un champ analogue si fin qu’il se glissera entre les molécules et enfonce-le au flanc d’une colline. Élargis ton champ de quelques millimètres puis retire-le. Tu as une pelletée de terre. Mais ta pelle peut avoir exactement la dimension que tu souhaites — n’importe quelle dimension — et tu peux introduire ton analogue où tu veux — n’importe où. Cela permet de traiter la totalité des problèmes de manutention et de terrassement. Un seul homme suffit à creuser les fondations, à bâtir les murs ou à les raser. Et les matériaux mêmes que tu utilises ne sont pas un quelconque mortier chimique : le champ-A est susceptible d’homogénéiser et de mettre en forme à peu près n’importe quoi.

Il heurta de la paume l’espèce de pilier de béton incurvé qui marquait le rebord de la fenêtre.

Charlie, qui avait été conducteur d’engins, se félicita de la décision qu’il avait prise de se laisser seulement impressionner mais jamais éberluer par la technologie. Il se souvint du jour où, conduisant un Allis-Chalmers HD 14 à l’atelier de réparation pour y faire souder une nouvelle lame, il avait été arrêté par un contremaître qui lui avait demandé le service de combler une tranchée. Les manœuvres s’étaient rapidement mis hors du chemin et, en 90 secondes environ il avait comblé de terre tassée une trentaine de mètres de tranchée — un boulot qui aurait occupé la soixantaine de terrassiers jusqu’à la fin de la semaine. Selon les appareils dont il dispose, un ouvrier qualifié peut devenir cent, mille, voire dix mille hommes. Il était difficile mais pas impossible de se représenter des immeubles comme Celui de la Médecine ou Celui de la Science, bâtis en quelques jours par une équipe de trois hommes.

— Autres renseignements dans le domaine de la dynamique. Bien utilisé, le champ-A peut jouer un rôle comparable — quoique supérieur — à celui des rayons X dans le traitement de maladies comme le cancer et le contrôle des mutations et du matériel génétique : cela sans les brûlures et les effets secondaires des rayons X. J’imagine que tu auras remarqué toutes les plantes nouvelles.

« Et les gens nouveaux aussi », songea Charlie ; mais il ne dit rien.

— Ce gazon, par exemple. Personne ne le tond ou ne l’entretient. Le champ-A nous permet de transporter tout ce que nous désirons, de traiter les aliments et de manufacturer des tissus — tout, en fait. Et la consommation d’énergie est réellement négligeable.

— De quel genre d’énergie s’agit-il ?

Osséon tira sur son nez aux narines de cheval.

— Tu as déjà entendu parler de l’antimatière ?

— Est-ce la matière négative — électron positif et noyau négatif ?

— Tu me surprends ! J’ignorais que vous fussiez jamais allés aussi loin dans la connaissance !

— Certains auteurs de science-fiction l’ont fait — et quelques autres…

— Parfait. Tu sais donc ce qui se produit quand l’antimatière entre en contact avec la matière ?

— Boum ! La plus grosse explosion imaginable.

— C’est exact. La totalité de la masse transformée en énergie et cela représente déjà, avec la plus infime particule, une énorme quantité d’énergie. Or, le champ-A, comme je te l’ai dit, est susceptible de créer un analogue de n’importe quoi que ce soit — même une petite quantité d’antimatière. C’est parfaitement suffisant pour créer un contact avec la même quantité de matière et produire de l’énergie. On bâtit donc un champ analogue avec un incitateur électrique. Dès qu’il commence à produire, un simple effet de feed-back lui permet de s’auto-entretenir, tout en produisant suffisamment d’énergie pour nos besoins.

— Je ne prétendrai pas que je comprends, fit Charlie avec un sourire, mais je te crois.

Osséon lui rendit son sourire, et affecta une expression sévère.

— Dis donc, c’est de science, pas de religion, que je t’entretiens. (Puis il reprit rapidement.) En voilà assez en ce qui concerne le champ-A. Je voulais seulement te faire comprendre que c’est, en soi, quelque chose de fort simple et qui permet de faire pratiquement tout. Je t’ai déjà dit — à moins que je n’aie oublié, mais je voulais te le dire pour commencer — que l’ensemble de Ledom repose sur deux piliers. Le champ-A en est un, le second, c’est le cérébrostyle.

— Attends, je vais essayer de deviner.

Il traduisit littéralement le terme en anglais et fut sur le point de dire « une nouvelle mode pour le cerveau ? » mais la plaisanterie ne serait pas drôle pour un Ledom, les concepts de mode et de publicité en étant absents au sens où Charlie les entendait. Il continua donc de réfléchir et songea à stylo, stylet, etc.

— C’est quelque chose pour écrire sur les cerveaux ?

— Tu tiens le bon bout, applaudit Osséon, mais par le mauvais côté, si j’ose m’exprimer ainsi ! C’est au contraire quelque chose sur quoi le cerveau écrit. Enfin… disons plutôt : sa première fonction est de recevoir l’impression, l’empreinte d’un cerveau. La seconde c’est de pouvoir réimprimer ce qu’il a reçu sur un autre cerveau.

Un peu perdu, Charlie sourit.

— Tu ferais mieux de me dire d’abord de quoi il s’agit.

— Rien qu’un peu de matière colloïdale dans une boîte. Je simplifie énormément bien sûr. Et pour continuer dans la même veine, disons que cette matière est capable d’enregistrer — ou réaliser un enregistrement synaptique de — toute activité cérébrale. Tu es probablement assez familiarisé avec le processus d’acquisition des connaissances, pour savoir qu’il ne suffit pas d’énoncer des conclusions. Pour un esprit inculte, l’affirmation que l’eau et l’alcool s’interpénétrent au niveau moléculaire peut faire l’objet d’un article de foi, mais pas ce de que l’on appelle réellement un savoir. Mais si je conduis progressivement l’esprit en question jusqu’à ma conclusion, en commençant par mesurer séparément deux quantités d’alcool et d’eau et que je montre que le mélange des deux donne un résultat inférieur à la somme des deux quantités initiales, cela commence à prendre tournure. Pour revenir plus loin en arrière, il faudra avant tout que je m’assure que l’esprit en question est déjà équipé des concepts « alcool » « eau », « mesure » et « mélange » et aussi que la forme d’ignorance, qu’on baptise le sens commun, estime impossible que deux quantités égales de deux liquides différents puissent se combiner pour donner un résultat inférieur au double des deux quantités initiales. Autrement dit, chaque conclusion doit reposer sur une série cohérente et logique, appuyée sur des observations et des preuves antérieures.

« Or, ce que fait le cérébrostyle, c’est absorber certaines séquences logiques, disons dans mon esprit, pour les retranscrire, disons dans le tien. Seulement il ne s’agit pas de la simple présentation d’un total : c’est l’instillation de la séquence entière qui aura conduit à telle ou telle conclusion. Le transfert est pratiquement instantané, mais il reste à l’esprit receveur de mettre les connaissances ainsi acquises en corrélation avec celles qu’il possède déjà, à les passer au crible de ses propres séquences logiques, ce qui, soit dit en passant, est un travail incessant et qui peut durer toute une vie.

Charlie vacilla :

— Je ne suis pas très sûr de…

Osséon poursuivit : — Écoute, si au milieu d’une grande quantité d’autres renseignements avérés, l’esprit contenait une conclusion à laquelle il était parvenu par la logique — attention, la vérité et la logique sont deux choses différentes ! — et selon laquelle l’eau et l’alcool sont deux substances impossibles à mélanger, cette conclusion finirait immanquablement par entrer en conflit avec le reste. Et le vainqueur de ce conflit serait déterminé par la quantité de faits observés et démontrés qui pourraient être mis au service de l’une quelconque des conclusions opposées. À la longue (et, dans la réalité, rudement vite) l’esprit finirait par déterminer que l’une des conclusions était fausse. Situation induisant aussitôt un malaise, une espèce de démangeaison, jusqu’à ce que l’esprit ait réussi à déterminer aussi pourquoi elle est fausse, c’est-à-dire qu’il ait refait l’ensemble des cheminements logiques conduisant aux diverses conclusions et repéré l’erreur de parcours.

— Un joli petit appareil d’enseignement ! s’exclama Charlie Johns.

— C’est, reprit Osséon en souriant, le seul substitut connu à l’expérience. Et rudement plus rapide ! Je voudrais bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’endoctrinement. Il serait impossible d’imprimer des contre-vérités dans un cerveau au moyen du cérébrostyle quelle que soit leur logique apparente car, tôt ou tard, elles entreraient en conflit, par tel ou tel de leur aspect, avec un fait observé et vérifié et tout le système s’effondrerait. De la même manière, le cérébrostyle n’est en aucune façon une espèce de sonde cérébrale susceptible de percer les secrets les plus intimes. Nous avons été en mesure d’établir une distinction entre les courants dynamiques de l’esprit, ceux du cerveau « en action » et les courants statiques, ceux que j’appellerai les magasins de la mémoire. Quand un professeur enregistre la séquence alcool plus eau égale moins de deux fois les quantités initiales, les étudiants ne risquent pas de se voir révéler en même temps l’ensemble des souvenirs du professeur et ses préférences pour tel ou tel fruit.

« Je voulais que tu saches bien tout cela parce que tu ne vas pas tarder à te mêler à la population et tu te demanderas probablement d’où ses membres tirent leurs connaissances. Eh bien, ils assistent à une séance de cérébrostyle d’une demi-heure tous les vingt-huit jours. Et, crois-moi, les vingt-huit autres jours sont consacrés au travail de corrélation et de mise en perspective dont je te parlais tout à l’heure. — quelles que soient les autres activités des gens. »

— J’aimerais jeter un coup d’œil à ce gadget.

— Je n’en ai pas ici, mais tu en as déjà vu un. Comment donc penses-tu avoir assimilé une langue en — tiens, je crois que c’était moins de douze secondes ?

— L’espèce de casque dans la salle d’opération, derrière le bureau de Mielwiss !

— Parfaitement.

Charlie resta songeur quelques instants et dit :

— Écoute, Osséon, puisque vous êtes en mesure de faire une chose pareille, à quoi rime toute la foutue opération à laquelle vous vous livrez avec moi ? Et vous voulez que j’apprenne toute la vérité sur Ledom avant de me renvoyer chez moi, et que je me renseigne, et que je pose des questions, et le reste ? Pourquoi est-ce que vous ne me flanquez pas une bonne fois pour toutes sous le cérébrostyle ? Encore douze secondes et je saurai tout ce qu’il y a à savoir !

Osséon secoua la tête avec gravité.

— C’est ton opinion, que nous voulons, Charlie. Je dis bien ton opinion. Ce que te donne le cérébrostyle, c’est la vérité. Et une fois que tu la détiens, tu sais que c’est la vérité. L’instrument grâce auquel tu obtiendras tes informations, nous voulons que ce soit Charlie Johns, et que tu sois capable de nous révéler ensuite les conclusions auxquelles Charlie Johns sera parvenu.

— Autrement dit, tu estimes que je ne vais pas croire à certaines des choses que je vais voir !

— J’en suis persuadé. Tu comprends, le cérébrostyle nous fournirait les réactions de Charlie Johns à la vérité. Tes propres observations nous donneront les réactions de Charlie Johns à ce qu’il croit être la vérité.

— C’est tellement important pour vous ?

Osséon ouvrit les mains.

— Nous faisons le point. Nous vérifions notre trajectoire. (Et avant que Charlie ait eu le temps de soupeser ses paroles, d’y réagir, il se hâta de reprendre, pour conclure :) Autrement dit nous ne sommes pas des faiseurs de miracles, des magiciens. Pourtant, fondamentalement notre culture n’est pas technologique. C’est vrai que nous pouvons beaucoup. Mais grâce à deux techniques seulement. D’après ce qu’a pu me dire Philos — tu ne connaissais ni le champ-A ni le cérébrostyle grâce auxquels nous avons totalement résolu le problème de la production, celui de la main-d’œuvre. Désormais ce que tu appellerais l’enseignement ne demande plus ni locaux, ni temps, ni personnel, et nous vivons dans l’abondance, ce qui laisse aux gens le temps de se consacrer à d’autres choses.

— Mais lesquelles, Bon Dieu ?

Osséon sourit : — Tu verras…

* * *

— Moman ? demande Karen.

Jeanette est en train de donner son bain à la fillette de trois ans.

— Oui, chérie ?

— C’est vraiment vrai vrai que z’ai sortie de ton ventre ?

— Oui, chérie.

— C’est pas vrai !

— Qui t’a dit ça ?

— Davy dit que c’est lui qui a sorti de ton ventre.

— C’est vrai. Ferme les yeux fort fort pour pas qu’il entre de savon.

— Eh ben, si Davy a sorti de ton ventre pourquoi que moi z’a pas sorti du ventre à papa ?

Jeanette se mord la lèvre — elle se fait un devoir de ne jamais rire de ses enfants, à moins qu’ils ne soient les premiers à rire — et verse le shampoing.

— Alors moman, pourquoi ?

— Il n’y a que les mamans qui ont des bébés dans leur ventre, chérie.

— Pas les papas, jamais ?

— Jamais.

Jeanette fait mousser, puis rince, fait mousser, puis rince et rince encore et plus un mot n’est prononcé jusqu’à ce que le petit minois rose ait recouvré — rouvert — les deux grands yeux bleus qui l’éclairent, écarquillés.

— Ze veux des bulles.

— Oh, chérie ! Tes cheveux sont bien rincés, maintenant. (Mais il y a cet air implorant, cette lippe ze-fais-tout-ce-que-ze-peux-pour-pas-pleurer, et la cause est vite entendue, comme le souligne le sourire apparu aussitôt.) D’accord, mais rien qu’une minute, hein ? Et pas de bulles sur les cheveux, tu fais bien attention !

— Oui !

Karen observe joyeusement les gestes de Jeanette qui verse dans la baignoire le contenu d’un paquet et ouvre le robinet d’eau chaude. Jeanette s’éloigne d’un pas ou deux et monte la garde, moitié pour protéger les cheveux, moitié pour jouir du spectacle.

— Mais alors, dit soudain Karen, on a pas besoin de papas.

— Qu’est-ce que tu racontes ! Qui est-ce qui irait au bureau et qui rapporterait des sucettes et des tondeuses à gazon et tout et tout ?

— Pas ça. Pour faire des bébés. Les papas peuvent pas faire de bébés.

— Si, chérie, ils aident.

— Comment ?

— Assez de bulles. L’eau sera trop chaude.

Elle ferme le robinet.

— Comment, moman ?

— Eh bien voilà, chérie, c’est peut-être un peu dur pour toi, à comprendre, parce que tu es petite, mais les papas ont une façon très belle, très très belle de vous aimer. Et quand ils aiment une maman comme ça, alors elle peut avoir des bébés.

Pendant que sa mère parle, Karen a trouvé une savonnette tout usée dont elle essaye aussitôt la pointure. Jeanette plonge les mains dans l’eau trouble, retire la petite main et lui donne une tape.

— Karen ! Je t’ai déjà dit de ne pas te toucher là. Ce n’est pas beau !

* * *

— Tu commences à comprendre ?

Charlie jeta un coup d’œil songeur à Philos qui l’attendait au pied de l’ascenseur invisible. Cette façon d’apparaître comme s’il se trouvait là par hasard, ses yeux sombres étincelant toujours d’un amusement secret… Ou simplement d’intelligence… Ou bien était-ce autre chose encore — du chagrin ?

— Osséon, dit Charlie, est passé maître dans l’art de répondre exhaustivement à toutes les questions qu’on lui pose en faisant croire qu’il cache quelque chose…

Philos rit. C’était un rire que Charlie avait déjà remarqué. Un rire ouvert. Qu’il aimait.

— J’imagine, dit le Ledom, que tu es prêt maintenant pour le principal : Celui des Enfants.

Charlie regarda en direction de Celui de la Médecine, qui se dressait plus loin, puis leva les yeux vers Celui de la Science.

— Ces deux-là m’auraient paru plutôt « principaux » eux-aussi !

— Ils ne le sont pas, répliqua Philos sérieusement. Ce sont les paramètres. Le cadre, l’infrastructure mécanique. Mais cela ne les empêche pas de rester marginaux. D’avoir peu d’importance. Celui des Enfants est le plus grand.

Charlie leva les yeux vers l’énorme masse qui semblait suspendue au-dessus de sa tête. Il s’étonna.

— C’est très loin d’ici ?

— Pourquoi demandes-tu ça ?

— S’il est plus grand que celui-ci…

—… on devrait le voir d’ici ? Ah, je comprends. Mais je n’ai pas dit plus haut. De toute façon, regarde là-bas.

Il indiquait du doigt… une ferme. Elle s’étalait au creux d’une colline, au milieu de ce tapis vert toujours irréprochable, ses murs bas étaient recouverts d’éclatante vigne vierge. Son toit de chaume était d’un beau brun vaguement teinté de vert. Le rebord des fenêtres s’ornait de pots de fleurs et une fumée bleue s’élevait de la cheminée de meulière.

— Ça t’ennuierait de marcher jusque-là ?

Charlie aspira une goulée d’air vif et tapa du pied le gazon élastique : — Si ça m’ennuierait !

Ils se mirent en marche vers la ferme, parcourant les collines qui roulaient doucement. Charlie demanda :

— Ce n’est que ça ?

— Tu verras, dit Philos. (Il semblait tendre, avec impatience, vers un moment de joie pure.) Tu as eu des enfants ?

— Non, dit Charlie qui pensa immédiatement à Laura.

— Si tu en avais, poursuivit Philos, tu les aimerais ?

— J’imagine, oui…

— Pourquoi ? demanda Philos.

Puis il s’immobilisa et, avec gravité, il prit le bras de Charlie et le fit pivoter jusqu’à lui faire face. Il dit lentement :

— Ne réponds pas à la question. Contente-toi d’y songer.

Surpris, Charlie ne trouva d’autre réponse qu’un simple « d’accord », agréé par Philos. Ils reprirent leur marche. Le sentiment d’impatience se renforça encore. C’était Philos, à n’en pas douter. Ça émanait du Ledom… Charlie se souvint d’un film qu’il avait vu, un documentaire. La caméra avait été placée à bord d’un avion qui survolait en rase-mottes un paysage de plaines. Champs et maisons défilaient en gros plan, à toute vitesse, au rythme d’une musique aussi oppressante que le moment qu’il était en train de vivre. Le film ne laissait pas prévoir l’énormité, qui allait soudain éclater, déferler sur l’écran. Les terres plates s’étendaient à perte de vue et défilaient, défilaient, avec de temps à autre la diversion créée par une habitation ou une route. Mais la musique ne cessait de prendre de l’intensité, du suspense. Jusqu’à ce que, tout à coup, dans une incroyable explosion de couleurs, la caméra — l’avion — ne survole enfin le Grand Canyon du Colorado.

— Regarde, disait Philos.

Charlie obéit et aperçut un jeune Ledom vêtu d’une tunique de soie jaune appuyé contre un rocher qui se dressait à la verticale comme une petite falaise, non loin d’eux. Comme ils s’approchaient, Charlie s’attendait à tout sauf à ce qui se produisit réellement. Lorsqu’un être vivant en rencontre un autre, fut-il Homo sap., Ledom, ou blaireau il se passe quelque chose, il y a une réaction, une interaction. Or, il n’y eut exactement rien. Le Ledom en tunique jaune se tenait sur une jambe, appuyé contre le rocher, un pied replié à hauteur du genou comme une espèce de héron, les deux mains refermées sur sa cuisse levée. Dans le visage à demi tourné, les yeux étaient mi-clos.

À voix basse, Charlie demanda :

— Qu’est-ce…

— Chut ! fit Philos.

Ils passèrent sans se presser devant la silhouette dressée. Philos s’en approcha et, faisant signe à Charlie de rester coi, passa la main de droite et de gauche devant le fin visage aux yeux mi-clos. Pas de réaction.

Charlie et Philos poursuivirent leur chemin, Charlie se retournait fréquemment pour regarder en arrière. Tant qu’il put apercevoir le jeune Ledom, celui-ci ne donna aucun signe de vie, seule sa tunique de soie bougeait, mollement agitée par la brise. Après qu’un tournant leur eut caché ce spectacle, Charlie demanda à Philos :

— Tu m’avais dit que les Ledom ne dorment jamais.

— Ce n’est pas du sommeil.

— Ça paraît un excellent produit de remplacement ! À moins qu’il ne soit malade ?

— Oh, pas du tout !… Je suis content que tu aies vu ça. Tu rencontreras ça de temps en temps… Il est… arrêté.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va très bien. C’est une… disons une pause. Ça existait aussi de ton temps. Les Indiens d’Amérique, les Indiens des plaines le faisaient. De même que certains nomades de l’Atlas. Ce n’est pas le sommeil. Tu as étudié le sommeil ?

— Pas ce qu’on appelle étudier.

— Moi si, dit Philos. Le plus intéressant, dans le sommeil, c’est le rêve. Une espèce d’hallucination. Vu la façon régulière dont vous dormez, vous avez régulièrement ces hallucinations au cours de votre sommeil. Mais même vous, les Homo sap., pouvez le faire éveillés.

— Le rêve éveillé, oui…

— Appelle ça comme tu voudras. C’est un phénomène universel de l’esprit humain, et peut-être ne devrais-je pas le limiter à l’humanité. Quoi qu’il en soit, le fait est que si l’esprit ne parvient plus à avoir ces hallucinations, il s’effondre.

— L’esprit s’effondre ?

— Exactement.

— Tu veux dire que si tu avais réveillé ce jeune Ledom, il serait devenu fou ? (Et, brutalement, il demanda :) Êtes-vous tous aussi fragiles ? Aussi mal équilibrés ?

Philos rit joyeusement avant de donner une réponse sérieuse à une question qui, à ses yeux, ne l’était pas.

— Mais non ! Pas du tout ! Je parle d’une situation de laboratoire, d’une expérience au cours de laquelle on interrompt constamment et immanquablement le « rêveur ». Je t’assure qu’il nous a vus ; il était conscient. Mais son esprit a choisi de poursuivre ce qui se passait dans sa tête, voilà tout. Si j’avais insisté, ou pour peu qu’il ait entendu quelque chose d’aussi inhabituel que ta voix (Philos avait mis sur le possessif tout juste assez d’insistance pour que Charlie se rende compte que sa voix, à Ledom, était celle d’un trombone dans un orchestre de flûtes) il en serait sorti, nous aurait parlé normalement, et aurait affirmé qu’il ne nous en voulait pas de l’avoir interrompu, puis il nous aurait dit au revoir.

— Mais pourquoi faire ? À quoi ça sert ?

— Et toi, pourquoi rêves-tu ?… Selon certaines théories, il s’agirait d’un mécanisme par lequel le cerveau ferait en quelque sorte le point, triant et classant les matériaux acquis au cours de la veille, comparant et mettant en perspective des informations qui, dans la réalité, ne sauraient s’associer. Votre littérature est pleine d’images hallucinatoires de cette nature : cochons ailés, liberté, dragons qui crachent le feu, droit de la majorité, licornes, égalité des sexes, monstre du Loch Ness…

— Attention à ce que tu dis ! lança Charlie ivre de colère.

Puis il se reprit. Philos n’était pas du genre à se laisser atteindre par la rage. Il en eut soudain le sentiment et dit abruptement : — D’accord, tu t’amuses, tu te joues de moi, c’est un jeu. Mais tu en connais les règles et pas moi, tu triches.

Avec une sincérité, une spontanéité désarmantes, Philos mit un terme immédiat à la situation. Il s’excusa :

— Tu as raison. J’anticipe. Mon tour ne vient qu’après. Quand tu auras vu le reste de Ledom.

— Ton tour ?

— Oui — l’histoire. Ce que tu penses de Ledom est une chose. Ce que tu penseras de Ledom quand tu en connaîtras l’histoire et — mais oublions cela.

— Tu ferais mieux de terminer ta phrase.

— J’étais sur le point de dire : « ce que tu penseras de Ledom quand tu connaîtras son histoire et la tienne sera encore autre chose ». Mais je ne le dis pas, parce qu’il faudra encore que je te demande pardon très vite.

Malgré lui, Charlie éclata de rire et ils poursuivirent leur chemin.

À quelques centaines de mètres de la ferme, Philos obliqua brusquement à droite et ils gravirent une colline assez escarpée jusqu’à son sommet. Ils longèrent un moment la ligne de crête jusqu’à une petite butte. Philos s’arrêta et fit signe à Charlie de le rejoindre.

— Nous allons les observer un peu.

Ils se trouvaient en surplomb de la ferme. Charlie vit qu’elle se trouvait au bord d’une vaste vallée, en partie boisée (ou bien était-ce un verger ? Rien n’était jamais à l’alignement, ici !) et en partie cultivée. Entre les champs et les bois, le paysage restait celui d’un vaste parc, comme au pied des deux grands bâtiments. La vallée était semée d’autres fermes éparses, chacune unique en son genre, tant par le matériau — bois, meulières, crépi blanc, plâtre, quelque chose même qui ressemblait à de la tourbe — que par la forme. De leur poste d’observation, ils en apercevaient vingt-cinq et il y en avait probablement d’autres. Comme des pétales de fleurs répandus en pluie pour quelque carnaval, les vêtements brillants des Ledom piquaient les champs et les bois de leurs taches vives. Deux petits ruisseaux descendaient la vallée en serpentant. Le ciel d’argent coiffait le tout de son dôme immuable. La vallée affectait vaguement la forme d’une assiette, au rebord semé de collines, car on ne voyait rien au-delà des doux contreforts de la vallée elle-même.

— Celui des Enfants, dit Philos.

Charlie regarda au-delà du toit de chaume de la ferme, à ses pieds, en direction de la mare qui s’étalait dans la cour. Alors il commença à entendre les chants et il aperçut les enfants.

* * *

Mr. et Mrs. Herbert Raile sont en train d’acheter des vêtements d’enfants au rayon confection d’un gigantesque supermarché d’autoroute. Les enfants sont restés dehors, dans la voiture. Il fait chaud, là-bas dehors, et les parents se dépêchent. Herb pousse un caddy. Jeanette farfouille dans les tas de vêtements, sur les présentoirs.

— Oh, regarde ! Des petits T-shirts exactement comme les grands !

Elle en prend trois pour Davy, taille 5 et trois pour Karen, taille 3. Elle les laisse tomber dans le caddy.

— Maintenant, des pantalons.

Elle se met aussitôt en quête du rayon approprié, Herb et son caddy sur les talons. Sans même y prendre garde, il respecte les lois de la navigation internationale : vaisseau à tribord, priorité ; vaisseau virant perd sa priorité. Selon ces principes, il doit concéder la priorité à deux reprises et se met à courir pour rattraper le chemin perdu. Une roue du caddy grince. Quand il court, le grincement devient hurlement. Jeanette semble savoir où elle va et marche d’un pas décidé. Elle tourne à droite, dépasse trois séries de présentoirs, tourne à gauche, puis s’arrête net.

— Où sont donc passés les pantalons ? demande-t-elle.

Un peu essoufflé, Herb et son grincement la rejoignent. Il agite un doigt.

— À mon avis, ils sont par là, où il y a écrit, pantalons.

Ils en sont passés à dix centimètres. Jeanette émet un petit bruit de bouche agacé et retourne sur ses pas du même air décidé. Herb s’efforce de la suivre en grinçant de plus belle.

— Le velours côtelé est trop chaud pour la saison. Tous les petits Graham portent déjà de la toile. Tu sais que Louis n’a pas eu la promotion qu’il espérait, murmure Jeanette comme un croyant en prière. Kaki. Voilà, taille 5.

Elle en prend deux paires. « Taille 3. » Elle en prend deux paires, les laisse tomber dans le caddy et part à toute vitesse. Herb grince, s’arrête, hurle, puis grince dans son sillage. Elle tourne deux fois à gauche, dépasse trois présentoirs, s’arrête.

— Où sont les sandales d’enfants ?

— Là-bas, où il y a écrit sandales d’enfant, halète Herb, montrant du doigt la pancarte. Jeanette émet le même petit bruit d’agacement, tourne les talons et repart en flèche dans la bonne direction. Quand il la rejoint, elle a déjà choisi deux paires de sandales rouges à semelle de caoutchouc jaune et les laisse tomber dans le caddy.

— Halte ! gargouille Herb qui rit presque.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, arrêtée dans son élan.

— Qu’est-ce qu’il te faut maintenant ?

— Des maillots de bain.

— Alors, va voir là-bas, où la pancarte dit : maillots de bain.

— Ne t’énerve pas, chéri, dit-elle en démarrant.

Il manœuvre comme un champion pour rester quelques instants assez près d’elle afin que sa voix essoufflée couvre les grincements et dit :

— La différence entre les hommes et les femmes, c’est…

— Un dollar quatre-vingt-dix-sept, dit-elle, au passage devant un comptoir.

—… que les hommes lisent les pancartes, les panneaux de signalisation et les modes d’emploi, tandis que les femmes ne les lisent jamais. Je suppose que c’est une espèce de fierté sexuelle. Tu prends un véritable génie de l’emballage qui te chiade une boîte au petit poil que tu dois pincer, déchirer jusqu’au pointillé pour voir apparaître une ficelle rouge que tu n’as plus qu’à tirer pour ouvrir le sous-emballage sulfurisé de protection.

— Imperméables, commente-t-elle à voix haute en passant devant un rayon.

— Neuf ingénieurs se mettent le cerveau à la torture pour pondre les machines qui réaliseront ledit emballage. Seize acheteurs se mettent en vingt-quatre pour trouver les matériaux adéquats en quantité suffisante. Trente-trois agents en douane et transporteurs restent pendus au téléphone jusqu’à deux heures du matin pour assurer l’arrivée à bon port de soixante-dix mille tonnes de matériel. Et quand la boîte arrive dans ta cuisine, tu l’ouvres en la poignardant avec un couteau à jambon.

— Costumes de bain, dit-elle. Qu’est-ce que tu disais, chéri ?

— Rien, chérie.

Elle éparpille rapidement le contenu d’un bac de plastique étiqueté taille 5. « Voilà ! » Elle brandit une paire de boxer-short bleu marine à liseré rouge.

— On dirait une bambinette.

— C’est élastique, dit-elle.

Ça se discuterait peut-être mais il préfère laisser tomber. Il fouille taille 3 et en sort une paire semblable mais minuscule.

— Voilà. ! Allons-y, les gosses vont frire là-bas.

— Oh, Herb ! Idiot, ce sont des maillots de garçon, voyons !

— Ce serait vachement mignon, sur Karen.

— Mais enfin, Herb ! Ils n’ont pas de haut !

Et elle se remet à fouiller.

Il tient le minuscule maillot à bout de bras et l’examine en ruminant.

— En quoi Karen a-t-elle besoin d’un « haut » comme tu dis, à trois ans !

— En voilà un ! Oh, zut ! C’est le même que celui de Dolly Graham.

— Lequel de nos voisins sera-t-il excité par la vue des tétons d’une fillette de trois ans ?

— Inutile de débiter des obscénités.

— Je n’aime pas ce que cela sous-entend…

— Nous y voici enfin ! (Elle présente sa trouvaille en gloussant.) Oh, comme il est mignon ! Non, ce que c’est chou !

Elle le dépose dans le caddy et ils grincent rapidement vers la sortie et les caisses, avec leurs six T-shirts, leurs quatre pantalons kakis, leurs deux paires de sandales rouges à semelles de caoutchouc jaune, un maillot taille 5 bleu marine et un deux-pièces miniature…

* * *

Les enfants — ils étaient plus d’une douzaine — jouaient dans la mare et sur ses bords et, tout en jouant, ils chantaient.

Charlie n’avait jamais entendu chanter de la sorte. Il avait entendu beaucoup plus mauvais et, pour ce qui est de l’art du chant, il avait parfois entendu mieux, mais il n’avait jamais entendu chanter de la sorte. C’était comparable au bruit que font certaines toupies percées de trous en tournant : elles émettent un accord de sixte qui, quand elles ralentissent, passe à la quarte, voire à la tierce. C’est ainsi que ces enfants chantaient. Il y avait parmi eux des adolescents, mais aussi de vrais morveux et ce qu’il y avait de réellement extraordinaire, c’est que leur participation au chant, intermittente, mais toujours parfaitement accordée, semblait se faire instinctivement, sans aucun effort, aucune direction, aucun chef d’orchestre. De la quinzaine de voix disponibles, jamais plus de quatre — jamais plus de cinq, en tout cas — ne chantaient en même temps. Cette musique, ce chœur, restait comme suspendu au-dessus des enfants comme la buée qui entoure les troupeaux de rennes dans les plaines blanches de Laponie. Un groupe jouant violemment au ballon lançait un accord, qui était bientôt repris par un autre groupe, de l’autre côté de l’étang, mais imperceptiblement modifié, passant parfois de majeur en mineur par la subtile introduction d’un dièse là où l’oreille l’attendait le moins. Aisance, douceur, plaisir.

La plupart des enfants étaient nus ; tous avaient des membres fins et allongés, des yeux clairs, des corps fermes. Pour l’œil encore mal éduqué de Charlie Johns, tous avaient plutôt l’air de petites filles. Ils ne se concentraient pas le moins du monde sur la musique, mais couraient, s’ébrouaient, élevant des constructions de sable et de briques de couleur. Trois d’entre eux discutaient de leurs voix fluettes dans la langue de tourterelle du peuple de Ledom. Mais dans les intervalles de la conversation, ils participaient comme en se jouant au chœur général, reprenant les accords et les renvoyant dans les airs comme des bulles de savon. Charlie avait déjà entendu quelque chose de semblable, il s’en souvenait maintenant. C’était dans la cour intérieure de Celui de la Médecine. Mais le chœur des adultes n’était pas aussi brillant, ni aussi facile d’apparence. Cette musique chorale, il allait désormais l’entendre partout où les Ledom se groupaient en nombre important.

— Pourquoi chantent-ils ainsi ?

— Ils font tout ensemble, expliqua Philos, les yeux brillants. Quand ils sont réunis mais occupés à des activités diverses, ils chantent. Quoi qu’ils fassent d’autre, quand ils chantent ainsi, ils sont ensemble, se le manifestent et le ressentent profondément. Ils sentent cette musique comme la chaleur du ciel sur leur peau et sans y penser — ils en jouissent, ils l’aiment. Ils la modifient pour le seul plaisir, comme celui-ci que tu aperçois marchant de l’eau fraîche à ces pierres chaudes, pour le seul plaisir de ses pieds. La musique est dans l’air qui les entoure ; ils la lui empruntent et la lui rendent. Écoute ! Je vais te montrer quelque chose.

Doucement mais d’une voix claire, il lança trois notes rapides : do, sol, mi…

Et comme si les notes avaient été trois balles colorées, envoyées à trois enfants, trois enfants les reprirent — chacun une, de sorte que lancées sous forme d’arpège, elles furent reprises en chœur sous forme d’accord. Et voilà qu’un enfant — et Charlie vit lequel, un gamin qui se tenait debout dans l’eau jusqu’à la ceinture — modifia l’une des notes : do, fa, mi… arpège puis accord, et, sitôt après, ré, fa, mi… puis encore fa, do, la… Et ainsi de suite en une progression modulée de sixième augmentée en neuvième augmentée, jusqu’à une septième fragile appelant la tonique mais aboutissant au relatif mineur. À la longue, l’arpège fut perdu en tant que tel et le chœur se rétablit.

— C’est… vraiment beau, soupira Charlie.

Il aurait voulu trouver, pour le dire, des mots aussi beaux que la musique qu’il entendait et se méprisait un peu d’en être incapable.

Philos annonça joyeusement.

— Voilà Grocide !

Grocide, enveloppé d’une cape écarlate que seul un ruban maintenait autour de sa gorge, était apparu sur le seuil de la ferme. Il regarda dans leur direction, fit un signe du bras et lança les trois notes que Philos avait chantées (et qui furent aussitôt reprises par les enfants pour subir le même traitement que précédemment) puis il rit.

Philos expliqua à Charlie.

— Il nous indique qu’il nous a reconnus dès qu’il a entendu ces trois notes. (Il éleva la voix.) Grocide ! Tu peux nous recevoir ?

Grocide leur adressa un joyeux signe d’acquiescement et ils dévalèrent la pente de la colline. Grocide prit un enfant dans ses bras et vint à leur rencontre. Il avait assis l’enfant sur ses épaules et le petit glapissait de joie, jetant des coups de pied aux plis flottants de la cape écarlate.

— Ah, Philos ! Tu as amené Charlie Johns ! Venez, venez, tous les deux ! Content de vous voir !

Charlie s’étonna de voir Grocide et Philos s’embrasser. Quand Grocide s’approcha de lui, il lui tendit assez raidement la main. Comprenant aussitôt, l’autre s’en saisit, la pressa puis la relâcha presque instantanément.

— Je te présente Anave, dit Grocide en chatouillant la joue de l’enfant avec ses cheveux.

Le petit se mit à rire, enfouit son visage dans l’épaisse chevelure, en sortit un œil rieur qu’il plissa en direction de Charlie, lequel se mit à rire à son tour.

Ils pénétrèrent ensemble dans la maison. Portes automatiques ? Éclairage sans source ? Plateau à thé jaillissant de placards invisibles ? Ascenseurs transparents ?

Non.

La pièce était presque suffisamment rectangulaire pour satisfaire un œil qui, Charlie s’en rendit compte, commençait à mourir d’envie d’apercevoir une ligne droite. Le plafond était bas et soutenu par des poutres apparentes, et l’atmosphère était fraîche. Rien du baiser hygiénique et insipide de l’air conditionné, mais toute la fraîcheur que dispensent des fenêtres à demi masquées de vigne vierge, des plafonds bas et des murs épais. Et ici il y avait de vraies chaises — l’une de bois poli à la main, trois autres, plus rustiques, faites d’espèces de lianes épaisses et rigides, plantées dans des rondins. Le sol était dallé de pierres plates, jointoyées avec une espèce de ciment rouge, et recouvert de tapis rustiques tissés à la main. Sur une table basse, trônait une gigantesque coupe tournée dans une bille de bois dur et un service composé d’un pichet et de sept ou huit chopes de terre cuite. La coupe contenait une salade de noix, de fruits et de légumes artistement disposés en étoile.

Des tableaux ornaient les murs, peints de couleurs vives et fraîches, terriennes — verts, bruns, orangés, jaunes teintés de rouge et rouges teintés de bleu, des fleurs et des fruits mûrs. La plupart étaient agréablement figuratifs, mais il y en avait quelques-uns d’abstraits. Une composition retint particulièrement l’attention de Charlie. On y voyait deux Ledom, l’un debout, en premier plan semblant regarder par dessus son épaule en direction du second, tassé en arrière-plan comme en proie à quelque douleur ou maladie inconnue. Toute la scène était étrangement brouillée et l’on avait l’impression très forte de la percevoir à travers des yeux emplis de larmes.

— Je suis très heureux que tu aies pu venir.

C’était le second directeur de Celui des Enfants, Nassiv, qui se tenait près de lui en souriant. Charlie s’arracha à la contemplation du tableau et découvrit le Ledom, vêtu d’une cape identique à celle de Grocide, qui lui tendait la main. Il la serra brièvement et dit :

— Moi aussi ! J’aime beaucoup cet endroit.

— Nous nous en étions plutôt douté, répondit Nassiv. Ce n’est pas trop différent de ce à quoi tu étais habitué, je parie.

Charlie aurait pu s’en tirer d’un signe de tête affirmatif mais ici, avec ces gens, il désirait être aussi honnête que possible.

— Trop différent, hélas ! de la plupart de ce à quoi j’étais habitué ! précisa-t-il. Nous avions des endroits comme celui-ci, ici et là. Mais vraiment pas assez.

— Assieds-toi. Nous allons casser une petite croûte maintenant. Pour garder la forme, presque rien. Plus tard, nous ferons un véritable festin.

Grocide emplit des écuelles de terre cuite et les fit passer, tandis que Nassiv versait dans les chopes un liquide doré. C’était, découvrit Charlie, une boisson assez forte mais à la saveur de miel, probablement quelque hydromel, frais mais non glacé, qui laissait un arrière-goût épicé et donnait un léger coup de fouet. La salade, qu’il mangea à l’aide d’une fourchette de bois dur polie comme du satin et munie de deux dents courtes et étroites et d’une dent large et allongée dont l’un des rebords était coupant, était délicieuse de onze façons, à la manière des onze ingrédients qu’elle contenait. Il lui fallut se contrôler sévèrement pour éviter a) de bâfrer, b) d’en redemander aussitôt.

Les convives bavardaient. Charlie ne prenait guère part à leur conversation, mais il remarqua la courtoisie avec laquelle tous s’ingéniaient à aborder des sujets qui pouvaient l’intéresser ou lui permettre de participer et, à tout le moins, à réduire au minimum les échanges qui l’excluaient. Fredon avait eu des problèmes de doryphores de l’autre côté de la colline, là-bas. Avez-vous vu le nouveau procédé que Dregg a mis au point ? Bois incrusté de céramique, on jurerait que les deux sont passés au four ensemble. Le gosse de Eriu s’est bêtement cassé la jambe. Et pendant tout ce temps, les enfants ne cessaient d’entrer et de sortir, sans jamais rien interrompre, mais passant à toute vitesse pour recevoir qui une noix, qui un fruit, qui une autorisation (sollicitée dans un souffle) qui encore un renseignement — Ylliou dit qu’une libellule c’est une espèce d’araignée ! (Non, aucun arachnide n’est pourvu d’ailes, voyons). Dans un éclair de soie jaune, le gamin a disparu, remplacé aussitôt par une minuscule et minaudière créature entièrement nue qui claironne : « Grocide a une drôle de tête ! » (toi aussi). Dans un éclat de rire argentin, la puce disparaît.

Charlie, tout en s’efforçant de manger lentement, observait Nassiv qui, presque allongé dans un profond fauteuil, cherchait à extraire une écharde de sa main. Cette main, quoique gracieuse, était large et vigoureuse, et suivant le travail de l’aiguille qui piquait la peau à la base du médium, Charlie fut frappé d’y apercevoir une large callosité. La peau de la paume et de l’intérieur des doigts était aussi rugueuse que celle d’un pêcheur au chalut. Un instant, Charlie rapprocha ce fait de la cape écarlate et des activités « artistiques » de Nassiv mais il se rappela vite qu’ici, c’étaient ses propres idées et habitudes d’esprit qui étaient déplacées, déséquilibrées. Il n’en demanda pas moins en frappant le bras massif du fauteuil rustique :

— Fabriqué ici ?

— Ici même, répliqua joyeusement Nassiv. Je l’ai fait moi-même. Grocide et moi avons tout fait ici. Avec les gosses, bien sûr. C’est Grocide qui a fait les assiettes et les chopes, elles te plaisent ?

— Oui, vraiment, dit Charlie. (Elles étaient brunes, presque dorées, et mille nuances s’y fondaient en spirale.) Est-ce qu’il s’agit de terre cuite laquée, ou est-ce que le champ-A vous sert aussi de four et de tour de potier ?

— Ni l’un ni l’autre, dit Nassiv. Aimerais-tu voir comment tout cela est fait ? (Il jeta un coup d’œil à l’écuelle vide de Charlie.) À moins que tu ne préfères reprendre…

Charlie écarta son écuelle à regret.

— Non, merci, j’aimerais bien aller voir.

Ils se levèrent et se dirigèrent vers une porte, au fond de la pièce. Un bambin qui s’était caché dans des rideaux se jeta malignement sur Nassiv qui, sans même s’arrêter, le saisit d’une main, le retourna comme une crêpe sans se laisser troubler par ses glapissements de joie, et lui fit, très doucement, heurter le sol de la tête avant de le reposer sur ses pieds. Puis, avec un sourire, il invita Charlie à franchir la porte.

— Tu aimes beaucoup les enfants, dit Charlie.

— Mon Dieu ! répondit Nassiv.

Et ici encore, la traduction fait perdre la meilleure part de sa saveur à la réponse. Il ne s’agissait nullement d’une exclamation toute faite, signifiant à peu près « oh, la, la ! » ou « ô combien ! », non, c’était littéralement « Mon Dieu ! » Les enfants étaient-ils collectivement le Dieu de Nassiv ? Ou était-ce le concept d’Enfant ?

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était un petit peu plus vaste et plus haute de plafond que celle qu’ils venaient de quitter ; mais elle en était totalement différente. C’était un atelier — un véritable atelier. Le sol en était de brique, les murs étaient faits de planches rabotées et montées comme la coque d’un navire. Sur des chevilles de bois, des outils — les outils de base : marteaux, tenailles, pinces, hache et hachette, gouge, rabots, limes, herminettes, équerres, poinçons. Accrochées aux murs, ou posées ici et là sur le sol, quelques — disons : machines-outils, mais manifestement fabriquées à la main, certaines en bois massif ! Il y avait une scie circulaire, par exemple, actionnée par des pédales et munie de ressorts en bois. Il remarqua également un tour, qu’un bouquet de poulies de bois permettait d’actionner et qui comportait une gigantesque roue — elle devait bien peser un quart de tonne — de céramique !

Mais c’était le four qu’il était venu voir. Il se dressait dans un coin, construction de briques surmontée d’une cheminée et s’ouvrait par une lourde porte métallique, le tout supporté par des piliers de briques. Sous le four, un foyer mobile, monté sur un charriot porteur. (« C’est aussi notre forge », expliqua Nassiv) auquel était également fixé un soufflet actionné par des pédales. La pipe de sortie du soufflet était ajustée à une espèce de poche aplatie qui évoquait une vessie dégonflée, ce qu’elle était en fait. Nassiv joua vigoureusement des pédales et la poche ridée poussa un soupir, se souleva paresseusement et commença à enfler.

— C’est en regardant un de nos gamins jouer de la cornemuse que l’idée m’en est venue, expliqua Nassiv. (Il cessa de pomper et tira un levier à lui ; Charlie entendit l’air siffler dans les conduits. Nassiv tira un peu plus et l’air rugit.) Le débit se contrôle au petit poil et le servant n’a pas besoin d’être un adulte prétentiard et entraîné. Tous les gosses sont capables de l’actionner et ils le font d’ailleurs tous à tour de rôle, dans la mesure de leurs moyens même les tout-petits. Ils adorent ça.

— C’est formidable, dit Charlie en toute sincérité, mais… il doit bien exister des moyens plus faciles…

— Oh, certes ! répliqua chaleureusement Nassiv, sans ajouter le moindre mot d’explication.

Charlie jetait autour de l’atelier des coups d’œil admiratifs. Son regard errait des planches soigneusement empilées et manifestement taillées sur place à l’armature robuste des machines de bois, des…

— Regarde ça, dit Nassiv.

Il retira une cheville qui maintenait en place l’extrémité inférieure des guides du tour et leur donna une poussée vers le haut. Montés sur charnière, les guides pivotèrent vers le haut et allèrent se fixer dans un logement prévu à cet effet.

— Une presse à vis ! s’exclama Charlie, ravi.

Il montra du doigt la roue.

— Ce volant a l’air d’être en céramique. Comment diable avez-vous pu passer au four une pièce de cette taille ?

Nassiv indiqua le four d’un mouvement de menton.

— Ça entrait tout juste. Bien sûr, il a fallu l’y laisser un bout de temps… On a vidé le reste de l’atelier et on a donné un grand festin dansant pendant tout le temps que le volant a été dans le four.

— Tout le monde dansait sur les pédales du soufflet, commenta Charlie en riant.

— Et partout ailleurs. C’était une fête rudement réussie. (Nassiv riait, lui aussi.) Mais tu m’as demandé pourquoi le volant était en céramique. Certes il est de taille, mais il a finalement fallu moins de temps pour le façonner et l’ajuster qu’il n’en aurait fallu pour tailler un volant de pierre.

— Je n’en doute pas, dit Charlie, les yeux fixés sur la lourde roue.

Mais il pensait aux ascenseurs invisibles, aux machines temporelles, au champ-A, susceptible (lui avait-on dit) de remuer les montagnes. La pensée lui vint d’abord que les gens d’ici ignoraient ce qui se passait là-bas. Puis il se souvint que c’est dans Celui de la Médecine qu’il avait pour la première fois rencontré Grocide et Nassiv. Il pensa alors que, sans ignorer l’existence des techniques dont disposaient les habitants de Celui de la Science et de Celui de la Médecine, ils en étaient privés, n’avaient pas le droit de s’en servir. Ils étaient donc contraints de trimer sur leurs fermes et dans les champs à s’en donner les mains calleuses, tandis qu’Osséon et Mielwiss faisaient comme par magie jaillir des fruits au jus glacé de placards automatiques situés à la tête de leur lit. Y en a que pour eux !

— En tout cas, c’est un rude morceau de céramique !

— Oh ! il y a mieux, dit Nassiv. Viens voir.

Il le conduisit jusqu’à une porte donnant directement sur l’extérieur et ils sortirent dans un jardin. Quatre ou cinq enfants faisaient des cabrioles sur le gazon et l’un d’entre eux était grimpé dans un arbre. À la vue de Nassiv, ils se précipitèrent tous vers lui en poussant des cris de joie. Sans cesser de parler avec Charlie, Nassiv taquina les enfants au passage, donnant à l’un une bourrade, à l’autre une caresse accompagnée d’un clin d’œil, au troisième une tape sur la tête…

Charlie Johns aperçut la statue.

Et pensa : « Est-ce qu’on peut appeler ça une madone à l’enfant ? »

L’adulte, drapé dans un tissu qui l’enveloppait comme pourrait le faire une toile d’une grande finesse, était à genoux, le visage levé. L’enfant était lui aussi debout, le regard levé vers le ciel, son visage exprimant l’extase. L’enfant était nu, toutes les nuances de sa chair étaient parfaitement reproduites, ainsi que celles de l’adulte, dont le vêtement s’ornait en outre de toute la gamme des couleurs éclatantes d’un feu de bois.

Cette statue présentait au moins deux caractères parfaitement remarquables : d’abord, si la silhouette de l’adulte avait environ un mètre de haut, celle de l’enfant en avait plus de trois. Ensuite, le groupe entier, d’une seule pièce, était une gigantesque céramique parfaitement émaillée.

Charlie dut demander à Nassiv de bien vouloir répéter sa dernière phrase qu’il n’avait pas entendue, tant il était plongé dans l’émerveillement que lui causait la beauté de cette œuvre d’art, sa technique et son fini, et par-dessus tout son symbolisme. Le petit adulte agenouillé devant l’immense enfant pour l’adorer, le visage empreint de ravissement devant la gigantesque silhouette dressée devant lui et aspirant elle-même à quelque chose de plus haut… Quelque part…

— Je disais que ce four-là, je ne pourrais pas te le montrer, reprit Nassiv.

Toujours sous le charme, Charlie entreprit d’examiner de plus près l’admirable travail, se demandant si, peut-être, il n’avait pas été passé au four par fragment avant d’être monté. Mais non, pas le moindre joint de la base au sommet. Le socle lui-même, représentant un gros massif de fleurs et en présentant les couleurs variées, semblait avoir été passé au four en même temps que le reste !

« Eh bien, se dit Charlie, eux aussi l’utilisent, le fameux champ-A ! Je m’étais trompé… »

Nassiv dit alors :

— Nous l’avons sculpté ici même et passé au feu sur place. Grocide et moi en avons fait le plus gros, à l’exception des fleurs qui ont été faites par les enfants. Plus de deux cents gosses ont passé au tamis l’argile nécessaire et l’ont travaillée de manière à ce qu’elle ne se fracture pas au feu.

— Et… vous avez construit votre four tout autour !

— Nous avons bâti trois fours… Un pour la sécher que nous avons détruit après pour peindre la statue ; un second ensuite pour cuire les couleurs que nous avons détruit pour passer la dernière couche de vernis ; et le troisième pour la cuire.

— Que vous avez détruit et jeté…

— Non, pas jeté. Nous nous sommes servi des briques pour le sol de l’atelier. Mais, l’aurions-nous jeté que… ça en valait la peine…

— Oui, dit Charlie, ça en valait la peine… Dis-moi, Nassiv… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Nous l’avons appelé « Le Créateur », répondit Nassiv. (En ledom le mot signifiait en même temps « celui qui accomplit ». « Le fabricant »).

L’adulte adore l’enfant et l’enfant adorant quelqu’un… d’autre.

— Le Créateur ?

— Les parents font l’enfant. L’enfant fait les parents.

— L’enfant quoi ?

Nassiv rit, de ce rire dépourvu d’intentions moqueuses ou malignes qui semblait venir si naturellement aux habitants de Ledom.

— Écoute : qui diable pourrait jamais devenir parent sans l’aide d’un enfant ?

Charlie partagea son rire mais, comme ils s’éloignaient, il regarda par-dessus son épaule en direction de la radieuse céramique et sut que Nassiv aurait pu en dire plus. Et Nassiv lui-même, comme s’il l’avait compris, lui toucha le coude et dit doucement.

— Viens, je crois que tu comprendras mieux un peu plus tard.

Charlie s’arracha au spectacle mais ses yeux restaient pleins de l’admirable composition qui illuminait le jardin. En traversant l’atelier, Charlie se demanda pourquoi l’enfant était plus grand que l’adulte.

… Il sut qu’il avait parlé à voix haute quand Nassiv, pénétrant dans le living-room, et s’emparant par hasard du même enfant qu’il avait saisi en sortant, et lui faisant subir le même traitement qu’à l’aller jusqu’à ce qu’il s’en étrangle de rire, lui répondit :

— Mais… c’est la vérité, tu sais…

Bien sûr… « grand » pouvait avoir le même sens moral en ledom… Oh, et puis, il aurait bien le temps d’y penser… Les yeux brillants, il examina les visages de ceux qui étaient présents dans la pièce et son cœur se serra brusquement : on ne devrait jamais découvrir une chose pareille tout en étant privé de la joie de la faire découvrir à quelqu’un à son tour…

Philos comprit et dit :

— Il a vu ta statue, Grocide, et il ajouta : Charlie Johns, merci.

Charlie fut profondément touché et heureux mais, incapable de voir briller ses propres yeux, il se demanda pourquoi diable on le remerciait.

* * *

La Brute se met en marche vers le lit, les épaules en avant, la démarche chaloupée, menaçante. Sur le lit, elle se tapit craintive dans son déshabillé diaphane…

« Ne me faites pas mal ! » hurle-t-elle avec un accent italien marqué, et, aussitôt, la caméra, devenue la Brute elle-même, effectue un travelling avant échevelé en direction du lit. Tous les scarabées de chair et de sang bien rangés dans leurs scarabées de chrome et d’acier parqués devant l’écran gargantuesque du cinéma drive-in, battent des paupières et commencent à tambouriner au rythme de cette chair et de ce sang. Ah, vraiment, le néon bande autour des machines à pop-corn et les phares de toutes les bagnoles, encore qu’éteints, en sont exorbités !

Quand la caméra s’est assez rapprochée pour que cela devienne possible sans déchaîner les ciseaux d’Anasthasie — car, cette saison, le décolleté est profond mais l’aréole est hors de question ! — la grosse main de la Brute s’abat pour une horrible baffe brûlante sur la joue éburnéenne de la Belle (et la musique elle aussi devient horriblement brûlante) puis la main de la Brute quitte l’écran et l’on entend la protestation navrante de la soie que l’on déchire. Toujours en gros plan, douze mètres quatre-vingt trois centimètres de joli visage apeuré, que la caméra — ou la Brute — commence à contraindre de reculer lentement pour se presser contre l’oreiller de satin, sur quoi l’ombre sinistre de la tête de la Brute vient couvrir le joli visage avec la précision implacable de l’éclairage hollywoodien manié par un bon technicien.

« Ne me faites pas mal ! Ne me faites pas mal ! »

Derrière le volant de son automobile, Herb Raile finit quand même par se rendre compte que quelque chose cloche. Une lutte sourde se déroule hors champ, sur sa droite. Tandis que Karen dort comme un ange sur la banquette arrière, Davy qui d’ordinaire, à une heure pareille, parcourt le pays des songes, est indiscutablement éveillé. Jeanette lui a porté une immobilisation à la nuque et, de l’autre main, tente de lui cacher les yeux. Davy utilise l’avant-bras de sa mère comme une barre fixe et tente de s’y hisser tandis que tous deux, malgré cet exercice violent, perdent le moins possible l’écran de leurs yeux avides.

Herb Raile, perdant le moins possible l’écran de ses yeux avides, évalue rapidement la situation et dit sans tourner la tête :

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?

— Ce n’est pas un spectacle pour un enfant, siffle Jeanette, un peu hors d’haleine, sans qu’on sache trop à laquelle des deux causes attribuer son essoufflement.

« Ne me faites pas mal ! » hurle à tout casser la Belle sur l’écran géant avant qu’un spasme n’engloutisse son visage dont les yeux se ferment et dont la bouche geint : « Mmmm — mmm — ah-h-h-h — Mmmm… Fais-moi mal, fais-moi mal, fais-moi mal… »

— Tu me fais mal ! hurle à tout casser et à son tour Jeanette dans le bras de qui Davy vient de planter sauvagement les dents.

— Je veux voir !

— Fais ce qu’on te dit ou je vais te ! aboie Herb, impérieux sinon impérial, les yeux fixés sur l’écran.

Lequel est en train de consacrer ses trois cent cinquante mètres carrés de polychromie en deux dimensions trois quarts à exposer succinctement en une série de flash-back tonitruants que la Belle et la Brute, ô malentendu ! étaient mariés depuis toujours mais l’ignoraient à la suite d’un imbroglio de nature à valoir une promotion foudroyante au scénariste le plus méprisé. Quand elle a appris ça, la Belle l’explique à la Brute avec les accents de la passion — qui n’effacent nullement son accent italien — et ils se jettent l’un sur l’autre derechef pour se livrer enfin à des débordements consciemment légaux, sanctionnés par le lien sacré du mariage… Sur ce, dans un hurlement de couleurs et de trompettes, la lumière revient, l’écran disparait et le public à demi aveugle s’échoue comme une épave molle sur la grève terne de l’ici et du maintenant… Hinc et nunc…

— Tu n’aurais pas dû le laisser regarder tout ça, accuse Herb.

— Je ne l’ai pas laissé, il m’a forcée, il m’a mordue.

D’où intermède : Davy comprend soudain qu’il s’est livré à des activités susceptibles d’entraîner une punition — laquelle ? Il préfère l’éviter plutôt que de le savoir et ne trouve qu’une solution — imparable — : éclater en sanglots. D’où consolation sous forme d’esquimau à la fraise. Sur un bâtonnet — du moins au début… Les mains de Davy sont chaudes, l’esquimau en glisse le long de son bâtonnet, les mains de Davy deviennent poisseuses et roses. Herb évite l’effondrement final sur le pantalon neuf en enfournant le tout d’une seule bouchée. Davy envisage de fondre en sanglots renouvelés. Ouf ! Sauvé par le gong ! L’écran géant se rallume pour le deuxième film inscrit au programme.

— Enfin un spectacle pour Davy, commente Herb. Je me demande pourquoi ils ne passent pas le western en premier pour épargner à nos enfants le spectacle de tu sais quoi.

— Viens t’asseoir sur mes genoux, chéri, invite Jeanette. Tu vois bien ?

Davy voit bien. Davy voit bien le combat au sommet de la falaise. Il voit bien le corps qui s’abat lourdement, le vieillard qui reste étendu, les reins brisés, au pied de la falaise, le méchant cow-boy qui se penche sur lui, le jaillissement de bon sang écarlate au coin de la bouche du vieux : « Je suis… Chuck… Chuck Fritch… pitié… » Le méchant cow-boy se marre. « Chuck Fritch, hein ? C’est tout c’que j’voulais savoir. » Davy voit bien qu’il dégaine son 45, Davy entend le rugissement des coups de feu, Davy voit bien les soubresauts du corps du vieux criblé de plomb, les spasmes hideux qui torturent son vieux visage ridé, le ricanement du méchant qui écrase — hors champ, hors champ — son talon sur le visage du vieux puis, à coups de botte, l’envoie rouler tout au fond du canyon.

Flash-back sur un village de l’Ouest aux maisons de bois, aux trottoirs de planches. Pensif, Herb dit :

— Oui, je vais leur écrire demain. Non, leur passer un coup de téléphone, pour leur demander pourquoi ils ne projettent pas le western en premier…

* * *

Ils rendirent visite à la maison de Matrix, dont le perron s’ornait d’une espèce de vannerie faite de piquets plantés dans le sol autour desquels s’était enroulée une épaisse vigne vierge. Matrix, un jeune adulte au nez en bec d’aigle, montra à Charlie qu’il ne s’agissait pas seulement d’une clôture mais de la maison elle-même, tout entière faite de joncs tressés et recouverts d’une espèce d’argile séchée et enduite d’une chaux qui avait la particularité de devenir violette en séchant. Le toit de chaume était planté d’une épaisse couche du gazon de Ledom. La maison était pleine de charme et plus encore à l’intérieur car ce genre de construction n’est prisonnier d’aucune norme et plus incurvés sont les murs plus ils ont de chance de tenir debout. Grocide, Nassiv et leurs enfants accompagnaient Charlie dans sa découverte des trésors de Matrix.

Ils visitèrent la maison d’Avorre dont les murs étaient de torchis. Ici encore, le matériau permettait une grande liberté de formes et la demeure était d’une irrégularité délicieuse. Matrix et les enfants de Matrix s’étaient joints à leur groupe.

Accompagnés d’Avorre et de ses enfants, ils se rendirent tous à la maison d’Obstré. Elle était composée d’une série de modules carrés recouverts d’un toit en dôme. La construction de ces dômes était d’une extrême simplicité. Une fois bâtis les quatre murs, on remplissait la maison de terre qu’on arrondissait à la forme voulue. Cela fait, on coulait par dessus un plâtre épais sur une épaisseur de trente centimètres. Il ne restait plus qu’à vider la terre quand le plâtre avait pris. On disait que ce genre de constructions, munies de ce genre de toit, restaient debout plus de mille ans. Obstré et les enfants d’Obstré se joignirent à eux.

Edec habitait une maison de rondins au toit de mousse, Viomor le ventre d’une colline, une maison troglodyte creusée à même le roc aux parois recouvertes de bois brut. Piante possédait une maison de meulières au toit couvert d’ardoises et dont tous les murs s’ornaient de tapisseries aux couleurs chaudes. On montra à Charlie l’atelier où trônait le métier fabriqué à la main sur lequel Piante et son compagnon tissaient les tapis avec l’aide de leurs enfants. Et Piante, et les enfants et le compagnon de Piante se joignirent à eux comme l’avaient déjà fait Viomor, Edec et leurs familles. Et comme ils parcouraient le paysage si semblable à un parc, des gens aux vêtements brillants, des bambins apportés par le vent, des adolescents aux longues jambes, sortirent des champs et des vergers, posèrent leurs outils, et se joignirent à eux.

Au fur et à mesure que la foule grossissait, la musique s’amplifiait. Elle ne devenait pas plus forte mais plus vaste.

Et ainsi, de visite en visite, la multitude et Charlie gagnèrent le lieu du culte.

* * *

Jeanette se laisse tomber sur le lit soigneusement fait et bordé en cette fin d’après-midi. Elle est malheureuse.

Qu’est-ce qui me rend comme ça ?

Elle vient d’éconduire un représentant de commerce. Ce qui, en soi, n’est pas grave et même, est normal. Personne ne demande à ces requins au petit pied de venir sonner à la porte et ils n’ont qu’à prendre leurs responsabilités et accepter les risques du métier. Qui achèterait un truc dont il n’a nul besoin — et, de nos jours, on a plutôt intérêt à connaître par cœur la liste des trucs dont on n’a nul besoin et à s’y tenir, sans quoi on se retrouve saigné aux quatre veines en moins de rien.

Non, ce n’est pas la question. Elle l’a viré et elle a bien fait. Mais c’est la façon dont elle s’y est prise. Elle s’est déjà conduite comme ça, et elle ne doute pas qu’elle recommencera. Et c’est ce qui la rend malheureuse. Elle s’en veut.

Est-ce qu’elle avait besoin d’être aussi désagréable ?

Est-ce qu’elle avait besoin de lui lancer un regard glacial et méprisant ? De laisser tomber un « non » d’ours polaire. De quasiment lui claquer la porte au nez ? Elle ne se reconnaît dans aucun de ces actes.

Jeanette n’est pas comme ça. N’aurait-elle pu s’en débarrasser en agissant comme Jeanette, et non comme quelque caricature des terreurs du V.R.P. ?

Bien sûr qu’elle aurait pu.

Elle s’assied. Peut-être que, cette fois-ci, elle va être capable d’y réfléchir à fond pour éviter que ça se reproduise.

En fait, elle s’est tirée bien des fois de situations semblables, elle a éconduit plus d’un représentant, en restant elle-même. Un sourire, un petit mensonge bénin — le bébé se réveille, j’entends le téléphone — facile. Sans douleur. Mon mari vient justement d’en acheter un. Oh, si seulement vous étiez passé la semaine dernière : je viens d’en gagner un dans un concours ! Qui s’aviserait même de la traiter de menteuse ? Ils s’en vont et tout le monde est content.

Et puis voilà, une fois de temps en temps, il faut qu’elle retrousse la lèvre et crache son fluide glacial. Et elle reste debout derrière la porte quasiment claquée et elle mord l’ongle de corail allongé de son pouce, et elle glisse un regard par la fenêtre de l’entrée — en prenant bien garde de n’être pas vue, de ne pas faire bouger le rideau — et elle le regarde s’éloigner. Rien qu’à sa démarche, à ses épaules à peine tassées, elle peut dire qu’il est blessé. Il est blessé, elle est blessée, pourquoi grands dieux, pour qui ?

Elle se trouve dégueulasse.

Et pourquoi lui ? Il n’était pas agressif. Loin de là. Plutôt joli garçon, un bon sourire, de belles dents, des vêtements corrects. Pas du tout le genre de type à glisser son pied dans la porte. Il l’avait traitée comme une dame qui pourrait avoir besoin de ce qu’il vend. C’est cela qu’il avait cherché à vendre, pas lui-même.

« Tu sais, se dit-elle, si ç’avait été le vrai monstre, le vrai sale type au sourire paillard qui se démanche le cou pour apercevoir la bretelle de votre soutien-gorge et part d’un sifflement admiratif, tu l’aurais éconduit avec gentillesse. Petit sourire, petit mensonge, ni vu ni connu, adieu !

« Mais voilà, se dit-elle, ébahie. La voilà ta réponse ! Il te plaisait, le bonhomme, c’est pour ça que tu as joué les banquises. »

Assise au bord du lit, les yeux fermés, elle caresse un moment cette idée. Puis elle laisse la bride sur le cou à son imagination. Et le type entre. Et le type la touche. Elle l’imagine même ici, dans la chambre, avec elle.

Mais ça n’éveille rien en elle. Vraiment, vraiment pas. Non, ce n’est pas pour ça, pas comme ça, que ce type lui a plu.

— Qu’est-ce que ça veut dire, il me plaît, si je n’ai pas envie de lui ? se demande-t-elle à voix haute.

Il n’y a pas de réponse. C’est une pétition de principe, un article de foi. Si un homme vous plaît, c’est qu’on a envie de lui. Qui donc a jamais entendu parler d’autre chose ?

Les gens ne plaisent pas aux gens, comme ça, pour rien, à moins que. Et si elle n’est pas capable de sentir qu’elle avait envie de lui, c’est que son inconscient lui joue des tours, c’est un de ces comment dit-on déjà ? Enfin, quoi, elle refuse de se le faire savoir à elle-même, voilà tout.

Elle ne veut pas désirer d’autres types que Herb et elle ne peut pas s’en empêcher, même si elle ne veut pas se l’avouer. Elle est bel et bien dégueulasse.

Elle se rejette en arrière sur le lit et se dit qu’on devrait la suspendre par les pouces. Elle se dégoûte.

* * *

Le festin avait lieu au sommet d’une montagne — ou du moins de la plus haute colline que Charlie ait vue jusque-là. Près d’une centaine de Ledom y attendaient déjà quand Charlie, Philos et leur multitude y arrivèrent. Sous un bouquet d’arbres sombres, sur le gazon irréprochable, les aliments étaient disposés à l’hawaiienne, sur des plats faits d’herbes et de feuilles tressées. Aucun fleuriste japonais ne réalisa jamais bouquet plus séduisant que le résultat qu’obtenaient ces gens avec la nourriture. Chaque plat ou panier vert était une création, une harmonie de formes, de couleurs, tous concouraient à une symphonie de parfums.

— Sers-toi, invita Philos avec un sourire.

Ébloui, étourdi, Charlie jeta un regard autour de lui. Les Ledom arrivaient de tous les horizons, traversant les bosquets, se saluant les uns les autres avec des cris de joie. Tous s’embrassaient.

— De quoi ?

— De n’importe quoi. Tout est à tout le monde.

Ils traversèrent les tourbillons de la foule et allèrent s’asseoir à l’ombre d’un arbre. La nourriture s’amoncelait devant eux en petits tas si artistement disposés que Charlie n’eut pas le cœur d’en détruire la symétrie avant que Philos ne lui eût montré l’exemple en se servant.

Un jeune enfant venait dans leur direction, un plateau en équilibre sur la tête. Le plateau portait une demi-douzaine de gobelets en forme de tronc de cône, la base plus large que le rebord. Philos adressa au marmot un signe de la main et il se hâta de venir jusqu’à eux. Philos prit deux gobelets sur le plateau et lui donna un baiser. Il s’en fut en riant. Philos tendit alors l’un des gobelets à Charlie. La boisson qui y était contenue évoquait le jus de pomme avec un arrière-goût de pêche, elle était glacée. Il se mit à manger avec enthousiasme. Les mets étaient aussi succulents que beaux — ce qui ne laissait pas d’être ahurissant.

Quand il fut suffisamment rassasié pour pouvoir se préoccuper d’autre chose que de l’exquise nourriture, il leva les yeux et sentit que la clairière palpitait d’une étrange tension. La musique suspendue comme toujours au-dessus de toutes ces têtes en apportait la preuve indiscutable, elle s’était muée en un murmure extrêmement rythmé. Charlie fut également frappé de constater que bien des convives semblaient plus pressés de nourrir leur voisin qu’eux-mêmes. Il s’informa auprès de Philos.

— Ils partagent, tout simplement. Si tu tombes sur quelque chose de particulièrement bon, ne te vient-il pas l’envie de partager cette expérience avec quelqu’un ?

Charlie se souvint du sentiment de frustration qui s’était emparé de lui quand il avait pris conscience de ne pouvoir montrer à personne la merveilleuse statue de céramique.

— Oui… bien sûr. (Il regarda abruptement son compagnon.) Dis, je ne voudrais surtout pas t’empêcher… Enfin, de te joindre à tes amis.

Une expression étrange se peignit sur les traits de Philos.

— Tu es extrêmement gentil d’y avoir pensé, répondit-il avec chaleur. Mais ta présence ne change rien… De toute manière, je ne ferai rien d’autre… Pas en ce moment. (Charlie se demanda s’il avait bien vu se colorer rapidement le visage et le cou de son interlocuteur. Avait-il rêvé cette rougeur passagère ? Et sinon, que signifiait-elle ? La colère ? Charlie n’avait pas envie de se le demander.)

— Il y a du monde, dit-il après un silence.

— Tout le monde…

— Et, que fête-t-on ?

— Si ça ne te dérange pas, j’aimerais mieux que tu me dises ce que tu en auras conclu, quand ce sera fini…

Un peu perplexe, Charlie répondit :

— D’accord, très bien…

Ils se turent pour écouter. Le murmure géant se faisait de plus en plus doux et de plus en plus rythmé. On y décelait maintenant un véritable staccato et Charlie s’aperçut que nombre de Ledom se frappaient rythmiquement la gorge en chantant pour obtenir cette pulsation étrange de la voix.

La tension devint extrême, comme si chacun se tendait en avant, se tassait sur lui-même, dans l’attente de Charlie ne savait trop quoi…

Et soudain s’éleva comme un clairon une puissante voix de soprano égrenant une cascade de notes, mais une cascade ascendante comme une fusée de feu d’artifice, éclatant en bouquets multicolores avant de retomber. Et la mélodie fut reprise par une autre voix — était-ce une voix lointaine, dans les bois, était-ce au contraire la voix infime d’un tout petit enfant non loin, il était impossible de le savoir. Puis deux ténors prodigieux reprirent la mélodie en la modifiant subtilement jusqu’à ce qu’une voix de basse, celle d’un Ledom enveloppé dans une cape bleue, assis non loin de Charlie, la reprenne à son tour avec trois mesures de retard, en canon. Des voix de plus en plus nombreuses et diverses reprirent la mélodie éclatante qui devint une fugue échevelée qui montait, redescendait, montait encore, dans des arabesques infinies et exaltantes. Pendant tout ce temps, la pulsation rythmique obtenue par ceux qui se frappaient doucement la gorge en cadence ne cessa de s’enfler.

Puis d’un mouvement qui éclata avec la même soudaineté que l’avait fait la voix de soprano, une silhouette nue surgit des bois en virevoltant et monta jusqu’à eux. Le danseur tournait si vite sur lui-même, comme un derviche, que les contours de sa silhouette en devenaient incertains, comme brouillés par la vitesse. Et cependant il évitait d’un pied sûr tous les obstacles. Le Ledom fit un bond gigantesque qui l’amena au centre de la clairière où il retomba à genoux, avant de s’étaler face contre terre, les bras en croix, dans l’attitude de l’adoration, sur le gazon élastique. Il fut suivi d’un autre, puis d’un autre, puis encore un autre. Les bois entiers s’animèrent bientôt du tourbillon des étoffes dont certains étaient revêtus, de l’éclair pâle de la chair nue des autres…

Charlie vit Philos se dresser d’un bond. À son grand ébahissement, il se retrouva lui-même sur pieds, incapable de résister à l’immense lame de fond qui semblait porter tous ces corps de l’avant dans un mouvement d’adoration dansante et unanime. Il lui fallut déployer un effort prodigieux pour ne pas plonger la tête la première dans cet océan. Il recula d’un pas et s’adossa pantelant au tronc d’un arbre. Il craignait trop de finir piétiné par cette foule car il savait ses pieds incapables de suivre les mouvements frénétiques qui l’animaient. Aussi incapable de danser comme ces gens que l’étaient ses oreilles d’accommoder les flots de musique qui les assaillaient, ou ses yeux d’embrasser l’infini spectacle de ces corps dansant devant lui un ballet complexe et inconnu.

Il n’y eut plus, pour lui, qu’une série d’images brèves, frappantes et détachées les unes des autres, comme des instantanés photographiques. Le mouvement d’un torse ; cette tête renversée en arrière, la masse soyeuse des cheveux retombant vers le sol, le corps secoué des tremblements de la transe ; un minuscule marmot se faufilant comme par miracle entre les danseurs frénétiques, sans jamais en heurter aucun ; un autre enfant, le visage extasié, passant de main en main par-dessus les têtes pour se retrouver à l’extérieur du cercle des danseurs. À un moment donné, sans qu’il s’en fût aperçu, le rythme avait dû changer. C’était maintenant un véritable rugissement et, au lieu de se frapper la gorge, les chanteurs martelaient leurs flancs et leur poitrine de coups de poing frénétiques.

Charlie hurlait…

Philos avait disparu…

Une onde parcourut la colline, les bois, la clairière… Quelque chose était en formation, là, quelque chose se créait qui les inondait tous… Il se sentit envahir… C’était aussi palpable que la chaleur qui vous frappe le visage quand vous ouvrez la porte d’un four allumé. Mais ce n’était pas de la chaleur. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu ou imaginé auparavant… ou peut-être, seul… Non, pas seul, mais avec Laura ! Ce n’était pas l’enthousiasme du rapprochement des sexes, c’était peut-être ce dont la sexualité n’est que l’une des formes d’expression possibles… Et parvenu à ce point culminant, la cérémonie changea de rythme et d’allure sinon de qualité… Les membres, la chair mêlée de tous les adultes forma un cercle autour des enfants — des enfants nombreux, si nombreux — qui s’étaient tous regroupés au centre en une masse compacte. Ils se tenaient debout, illuminés de fierté, du plus grand au plus petit, radieux, tandis que tout autour d’eux, les adultes chantaient leur adoration.

Ils ne chantaient pas pour les enfants, ils ne chantaient pas à propos des enfants. Non, le plus littéralement du monde, ils chantaient les enfants.

* * *

Smitty est venu faire un brin de causette par-dessus la haie mitoyenne, au fond du jardin — c’est d’ailleurs un mur bas de pierres plates. Il se trouve que Smitty est hors de lui, il en a après Tillie pour une vétille. Herb est assis sur une chaise longue sous un parasol rouge et blanc, occupé à lire le journal du soir et lui aussi est furieux, encore que moins gravement que Smith et moins personnellement. Il en a vaguement après tout le monde ; pas après quelqu’un en particulier. Le Congrès ne s’est pas contenté de voter une loi stupide, il en a souligné la stupidité en le faisant malgré un véto présidentiel. En apercevant Smitty, il jette son journal et va à sa rencontre.

— Comment est-il possible, commence-t-il — mais pour lui c’est simplement une remarque préliminaire — que le monde soit tellement plein de sales cons ?

— Rien d’étonnant… (la réponse vient, cinglante), c’est de là qu’ils sortent tous, et nous avec.

* * *

Bien que le soir ne tombât jamais sur Ledom, il fit plus sombre après qu’ils furent tous partis…

Charlie était assis sur la mousse fraîche, les poignets enserrant les genoux, le dos appuyé au tronc d’un olivier. Il se tassa en avant et passa une main sur ses joues. Elles semblaient de cuir rêche tant y avaient séché de larmes… Il finit par se redresser et regarda Philos qui attendait patiemment près de lui.

Comme pour éviter de prononcer un seul mot qui risquerait de gâcher quelque chose pour son hôte, Philos lui adressa un sourire en levant ses étranges sourcils.

— C’est fini ? demanda Charlie.

Philos s’adossa contre l’arbre et, d’un mouvement de la tête, indiqua un groupe de Ledom, trois adultes et une demi-douzaine d’enfants qui débarrassaient les reliefs du festin en chantant joyeusement, à flanc de colline.

— Ce n’est jamais fini, dit Philos.

Charlie réfléchit à cette réponse, à la statue intitulée Le Créateur, et à ce qui avait eu lieu dans cette clairière dont il osait se souvenir et à la musique qui restait suspendue au-dessus de la tête de ces gens, où qu’ils aillent…

Philos demanda doucement :

— Désires-tu toujours me demander de quoi il s’agissait ?

Charlie secoua la tête et se mit sur pieds.

— Je crois que je le sais, fit-il.

— Alors, viens, fit Philos.

Ils traversèrent les champs et les vergers et reprirent la direction des deux grands bâtiments. Tout en marchant, ils devisaient.

— Pourquoi vénérez-vous les enfants ?

Philos rit. Un rire de plaisir, principalement.

— Tout d’abord, c’est que la religion — et pour éviter toute discussion je te donne ma définition : l’expérience mystique ou supra-rationnelle — c’est que la religion, donc, semble bien être un besoin de l’espèce. Et, en même temps, qu’elle ne puisse se passer d’objet. Il n’est rien de plus tragique qu’une personne — ou une civilisation — qui, ressentant le besoin d’adorer, de vénérer, quelque chose ou quelqu’un, ne trouve pas d’objet…

— Pour éviter toute discussion, comme tu dis, je te prends au mot. Mais alors… pourquoi les enfants ?

— Nous adorons l’avenir, pas le passé. Nous vénérons ce qui sera, pas ce qui a été. Nous appelons de tous nos vœux les conséquences de nos actes. Nous gardons sous les yeux l’image de ce qui est malléable et changeant, de ce que nous pouvons améliorer encore. C’est cette capacité d’amélioration que nous révérons en nous-mêmes, tout comme le sens des responsabilités qui en découle. L’enfant représente tout cela à la fois. Et aussi…

Et il s’arrêta.

— Continue.

— C’est quelque chose que tu ne comprendras certainement pas du premier coup, Charlie, ça demande trop de…

— Essaye toujours…

Philos haussa les épaules.

— Tu l’auras voulu : nous adorons les enfants parce qu’il est inconcevable que nous leur obéissions un jour.

Le silence s’installa et ils poursuivirent leur route.

Enfin, Charlie se décida :

— Quel mal y a-t-il à obéir au Dieu que l’on adore ?

— En théorie, aucun. Surtout, comme c’est souvent le cas, quand il s’agit d’un Dieu vivant, et en quelque sorte, connaissable. (Philos s’arrêta, il choisissait ses mots.) Mais, dans la pratique, la main de Dieu dans les affaires humaines est une main morte. Ses dires, ses commandements sont couchés dans un livre et soumis à l’interprétation des Anciens (quels qu’ils soient) — des gens noyés dans le passé, la mémoire encombrée, les yeux bandés, et dont toute la capacité d’amour s’est desséchée depuis longtemps.

Il regarda Charlie et ses yeux étranges, ses grands yeux sombres étaient pleins de compassion.

— N’as-tu pas compris que l’essence même de Ledom, c’est… le passage ?

— Le passage ?

— Le mouvement, la croissance, le changement, le catabolisme… La musique existerait-elle sans passage, sans progression ? Et la poésie ? Quel mot mériterait le nom de rime s’il n’appelait un autre mot ? La vie même existerait-elle… Mais enfin — passage c’est presque une définition de la vie. Ce qui vit change à chaque instant, à chaque fraction d’instant ; la maladie, la putréfaction n’arrêtent pas le changement. Et quand le changement cesse, alors la chose vivante peut devenir encore bien des choses : du bois de construction, comme l’arbre mort, de la nourriture, comme le fruit cueilli — mais ce n’est plus la vie. Tiens, l’architecture est censée refléter ce qu’il y a de plus profond dans une culture, son état d’esprit, sinon sa foi même. Eh bien, que suggère pour toi la forme de Celui de la Science et de Celui de la Médecine ?

Charlie ricana, un peu gêné.

— Ma foi, ils me suggèrent surtout de m’écarter à toute vitesse parce qu’on a l’impression qu’ils sont sur le point de tomber !

Philos rit sans rancune.

— As-tu déjà regardé l’image, la photo, d’un homme en marche, ou courant ? Ne donne-t-il pas l’impression d’être en déséquilibre ? Le progrès n’est-il pas une suite de déséquilibres surmontés ? N’est-ce pas ainsi que nous progressons d’un lieu à un autre — en commençant, sans arrêt, par tomber ?

— Et l’on finit par découvrir qu’ils sont soutenus par des béquilles invisibles !

Philos cligna de l’œil : — C’est le cas de tous les symboles, Charlie.

Une fois de plus, Charlie ne put s’empêcher de rire.

— Tu es unique en ton genre.

Sans trop s’en rendre compte, il avait repris à son compte la phrase de Mielwiss. Une fois encore, le visage de Philos s’empourpra. La colère — la plus légère irritation, en fait — était si peu courante, ici, qu’elle prenait aussitôt des proportions incroyables, choquantes.

— Qu’y a-t-il ? J’ai encore dit quelque chose…

— Qui a prononcé cette phrase ? C’est Mielwiss, n’est-ce pas ?

Philos lui jeta un regard perçant et lut la réponse sur son visage. Mais il y lut aussi, selon toute apparence, la nécessité de mettre un terme à son accès de colère car, au prix d’un effort apparent, il se maîtrisa :

— Ne va pas croire que tu aies dit quoi que ce soit de mal, Charlie. C’est seulement que Mielwiss… (il prit une profonde inspiration) Mielwiss a une manière bien à lui de faire parfois des plaisanteries très personnelles. (Il préférait manifestement changer de sujet et reprit aussitôt.) Pour en revenir à l’architecture, je m’étonne que tu n’aies pas songé à opposer à mes arguments sur le déséquilibre dynamique cette simple réponse…

Et du geste, il indiquait les fermes de Celui des Enfants — torchis, roseaux tressés, meulières, toits de chaume, rondins…

— C’est vrai qu’on y chercherait en vain la moindre trace de déséquilibre. Elles n’ont rien de chancelant, renchérit Charlie.

Ils passaient justement devant les modules de pierres de taille recouverts d’un dôme de plâtre.

— Mais c’est qu’elles ne constituent pas des symboles, pas au sens, en tout cas, où Ceux de la Science et de la Médecine constituent des symboles. C’est tout simple : ces fermes matérialisent notre conviction profonde que, quoi qu’il arrive, les Ledom ne se sépareront, ne se couperont jamais de la terre. Et j’entends ça au sens le plus large possible. Les civilisations ont le vice de créer des classes et des générations entières de gens qui gagnent leur vie en perdant de vue — mais totalement, absolument, plutôt deux fois qu’une — en perdant de vue, donc, l’ensemble des techniques manuelles. Il est arrivé que des hommes naissent, vivent et meurent sans avoir manié une seule pelle ou raboté une planche — parfois même sans avoir vu de pelle ou de rabot. Est-ce que je me trompe, Charlie ? Qu’en penses-tu ?

Songeur, Charlie acquiesça d’un signe de tête. Cette pensée lui était déjà venue — trait pour trait — le jour où se trouvant dans la dèche, il s’était fait engager pour la récolte des haricots, après avoir lu une annonce dans le journal. Ç’avait été horrible de se retrouver embrigadé avec un troupeau crasseux de débris d’humanité, accroupi, aplati, épuisé, trempé de sueur toute la journée à effectuer un boulot pour lequel il manquait d’entraînement et — oui, même pour cueillir des haricots — de formation professionnelle. Seulement, il s’était dit — alors qu’il tenait un de ces foutus haricots entre les doigts — que pour la première fois de sa vie il retirait — lui-même, en personne — extrayait des entrailles de la terre le fruit qu’elle avait mûri et qui pouvait le faire vivre. De ses deux mains, nues, il s’affrontait à la terre, nue, sans que surgisse entre eux une cohorte de services, de réglementations, de statut social, de délégation de pouvoirs, de lois du marché, etc. Et ça lui était revenu souvent, depuis, quand la mission fondamentale intime, et furtive de remplir son estomac, se trouvait assumée par le truchement de gribouillis sur papier, de nettoyage d’assiettes, de manipulation de leviers sur un bulldozer ou de touches sur le clavier d’une machine à calculer.

— Les gens de cette espèce sont très mal équipés pour la survie, disait Philos. Ils se sont adaptés à leur environnement, ce qui, en soi, est une bonne chose du point de vue de la survie. Mais cet environnement est une vaste machine compliquée qui ne permet presque plus aucun des gestes fondamentaux : cueillir un fruit, découvrir et accommoder l’herbe adéquate. Que la machine soit détruite, ou même que l’un de ses rouages essentiels vienne à s’arrêter, et la vie de chacun deviendra une aventure sans espoir en moins de temps qu’il n’en faut pour vider un estomac. Tous les Ledom — quelles que soient leurs spécialités — possèdent les techniques fondamentales de l’agriculture, du bâtiment, du tissage, de la cuisine. Nous savons tous faire du feu, trouver de l’eau et nous débarrasser des ordures ménagères. Ce n’est pas une question de qualifications — personne n’est jamais universel, « qualifié » en tout — mais un analphabète capable de survenir à l’ensemble de ses besoins fondamentaux est mieux armé pour survivre que n’importe quel ingénieur ou travailleur dit « spécialisé », inapte à assembler un toit, semer du blé ou creuser des latrines.

— Je vois… dit Charlie Johns qui comprenait enfin.

— Quoi donc ?

— Tout s’assemble maintenant… Je n’arrivais pas très bien à concilier certains faits, la vie presse-bouton de Celui de la Médecine et la vaisselle de terre cuite faite à la main. Je croyais qu’il y avait des privilégiés…

— Mais ce sont ceux qui travaillent là-bas qui considèrent un repas ici comme un privilège ! (Il utilisait un mot qui signifiait également « une joie, une occasion rare ») Ceux de la Médecine et de la Science sont surtout des lieux de travail — et où le travail requiert parfois tant d’application et de précision qu’il peut être efficace de gagner du temps. Ici, au contraire, il est plus efficace d’utiliser le plus de temps possible. Nous ne dormons pas, nous avons du temps à revendre. Et quel que soit le soin qu’on apporte à une construction, il vient toujours un moment où le travail est achevé.

— Combien de temps les enfants passent-ils à l’école ?

— L’école… heu — Ah, oui, je vois. Non, nous n’avons pas d’écoles.

— Pas d’écoles ? Tu veux dire que c’est inutile pour des gens qui se contentent de savoir planter le blé et construire des demeures artisanales ? Mais vos techniciens ? Vous ne vivez pas éternellement, je suppose. Que se passe-t-il quand l’un d’entre vous… doit être remplacé ? Et les livres — les partitions musicales, tout ce pour quoi l’on apprend à lire et à écrire ? Les mathématiques — les ouvrages de référence…

— À quoi bon ? Nous avons le cérébrostyle.

— Osséon m’en a parlé. Je n’y ai pas compris grand-chose.

— Je n’y comprends pas grand-chose non plus, mais je t’assure que ça fonctionne.

— Alors, vous vous en servez pour enseigner, pour remplacer les écoles ?

— Non. Oui.

Cette réponse fit rire Charlie.

Philos rit aussi avant de dire :

— Ma réponse n’est pas aussi confuse qu’elle en a l’air. Le « non » était destiné à l’idée d’enseignement. Nous n’enseignons pas à nos enfants le genre de savoir qu’on trouve dans les livres. Nous le leur implantons à l’aide du cérébrostyle. C’est rapide — il suffit de choisir le bloc adéquat et d’enfoncer un interrupteur. Les (il utilisa un terme technique, sans équivalent en anglais, signifiant à peu près « cellules mémorielles inutilisées et disponibles »,) et les relais synaptiques qui y conduisent sont localisés et il ne reste plus qu’à « imprimer » dans l’esprit l’information voulue. Cela ne prend que quelques secondes. Puis le bloc peut recevoir un nouveau sujet. Mais l’enseignement, c’est tout de même autre chose. Cette information implantée, si elle fait l’objet du moindre enseignement, c’est de la part de l’esprit même dans lequel elle a été implantée. Je veux dire qu’on peut soi-même réfléchir, passer mentalement en revue l’information ainsi acquise — c’est beaucoup plus rapide que la lecture, au demeurant — soit pendant qu’on se livre à une activité purement manuelle, soit au cours d’une « pause ». Tu te souviens du jeune Ledom que nous avons rencontré avant d’arriver à la maison de Grocide ? De là à parler d’enseignement proprement dit… Enseigner est un art. C’est un art que l’on peut apprendre, tout comme apprendre est un art qui s’apprend. Tout le monde peut essayer — et nous le faisons tous — d’acquérir une certaine compétence en la matière, et ça demande du travail. Mais un véritable enseignant, c’est quelqu’un qui a un talent, un don particulier, comme un grand artiste, un musicien, un sculpteur. Nous tenons l’enseignement et les professeurs en haute estime. Enseigner est un aspect de l’amour, tu sais, ajouta-t-il.

Charlie songea à la froide, dure et repoussante Miss Moran, à son agonie, et un grand éclair de compréhension chaude le traversa. Il songea à Laura.

— Nous nous servons du cérébrostyle, poursuivit Philos, comme nous nous servons du champ-A : sans en dépendre. C’est pourquoi nous n’en avons pas besoin. Nous apprenons à lire et à écrire et nous possédons des livres en grand nombre ; tout Ledom qui le désire peut les lire. S’il s’agit d’un ouvrage non enregistré, nous lui demandons simplement de se placer sous cérébrostyle, pendant sa lecture pour enregistrer l’ouvrage sur un nouveau bloc.

— Ces blocs… Ils peuvent contenir tout un volume ?

Philos montra ses deux pouces côte à côte : — Dans un espace à peu près aussi réduit que ça, oui… Et nous savons fabriquer du papier et imprimer des livres, de sorte que, si nous y étions un jour contraints, nous pourrions le faire. Tu dois comprendre, nous refusons d’être, nous ne serons jamais, les esclaves de notre confort, de nos techniques.

— C’est une bonne chose, dit Charlie, dont l’esprit s’emplit aussitôt des nombreux, très nombreux exemples de mauvaises choses qu’il avait connues : industries entières paralysées par la grève des garçons d’ascenseur du siège social ; calvaire des citadins soudain privés d’électricité par une panne : privés d’eau, de chauffage, de cuisinière, de lessive, sans lumière, sans radio, sans télé, sans cinéma, sans ascenseur, etc.

Mais…

— Malgré tout, hasarda-t-il, il y a dans tout ça quelque chose qui ne me plaît guère… Avec ce moyen, vous pouvez à loisir sélectionner tel bloc et implanter dans les esprits tout un système de croyances et d’assujettissements… Créer un système esclavagiste qui laisserait loin derrière lui, comme des plaisanteries anodines, les plus affreux totalitarismes que nous ayons connus.

— Absolument impossible ! protesta énergiquement Philos. Et de toute façon, nous ne le voudrions pas ! On n’aime pas — et on n’est pas aimé — par la coercition, la tricherie et le mensonge.

— Vraiment pas ? demanda Charlie.

— Nous connaissons les différentes fonctions et les diverses localisations du cerveau. Le cérébrostyle est un instrument de transfert de l’information. Pour implanter de fausses doctrines, il faudrait être en mesure d’effacer simultanément l’ensemble des autres souvenirs et la totalité des informations apportées par les sens ! Les données de tout nouveau cérébrostyle sont nécessairement confrontées à la totalité du savoir déjà constitué, à la totalité de l’expérience passée et, au fur et à mesure, à la totalité de l’expérience à venir. Même si nous le voulions, nous serions dans l’impossibilité d’enseigner la moindre incohérence : elle ne résisterait pas à l’examen.

— Alors il ne vous arrive jamais de censurer certaines informations ?

Philos eut un petit rire : — Tu vas vraiment au fond des choses quand il s’agit de trouver le défaut, n’est-ce pas ?

— Eh bien, dit Charlie, vous arrive-t-il oui ou non de censurer certaines informations ?

Le rire de Philos s’arrêta net. Il dit d’une voix égale :

— Bien sûr que oui. Nous n’apprendrions pas à un enfant à fabriquer de l’acide nitrique. Nous éviterions de parler à un Ledom des hurlements de douleur qu’a poussés son compagnon pris dans un éboulis…

— Mmmm… (Ils firent quelques pas en silence… un Ledom et son compagnon…) Vous vous mariez donc ?

— Oh oui ! Être amants est un grand bonheur. Mais être mariés… c’est un bonheur à un tout autre niveau. C’est pour nous un lien solennel que nous prenons très au sérieux. Tu connais Grocide et Nassiv.

La lumière se fit soudain dans l’esprit de Charlie.

— Ils s’habillent de la même façon…

— Ils font tout de la même façon ou du moins, ensemble. Oui, ils sont mariés.

— Est-ce que vous… est-ce que les gens… heu…

Philos lui donna une tape sur l’épaule.

— Je sais que les choses du sexe te préoccupent, fit-il. Vas-y ! Interroge-moi, nous sommes entre amis…

— Mais pas du tout, ça ne me préoccupe pas du tout !

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Charlie boudait. Philos se mit soudain à chanter à bouche fermée, reprenant une mélodie qui parvenait jusqu’à eux depuis un groupe d’enfants au loin, dans les champs… La mauvaise humeur de Charlie n’y résista pas. Il se rendit compte que dans ce domaine, essentiellement, tout est relatif. De fait, les Ledom étaient moins préoccupés que lui des choses du sexe. Comme il l’était lui-même moins que les ménagères de l’ère victorienne, qui mettaient des jupes aux jambes des pianos et n’auraient jamais rangé, sur un rayon de bibliothèque, l’ouvrage d’un auteur masculin à côté de celui d’une femme, sans que les deux ne fussent mariés !

Du ton le plus dégagé qu’il pût, il demanda donc :

— Et les enfants ?

— Quoi, les enfants ?

— Eh bien, je ne sais pas, moi… supposons qu’un enfant… que les parents ne soient pas mariés…

— C’est la situation la plus courante.

— Et ça ne fait aucune différence ?

— Ni pour l’enfant, ni pour les parents…

— Pourquoi se marier, alors ?

— Parce que le tout, cher Charlie Johns, est supérieur à la somme de ses parties.

— Je vois.

— Tu m’accorderas que l’expression la plus achevée de la sexualité est l’orgasme mutuel ?

— Je te l’accorde, répliqua Charlie du ton le plus clinique qu’il put prendre.

— Et que la procréation est une expression élevée de l’amour ?

— Certes.

— Eh bien — quand deux Ledom conçoivent mutuellement et portent tous deux des jumeaux, ne crois-tu pas qu’il puisse s’agir d’une expérience assez irremplaçable ?

— A-assez, dit Charlie Johns d’une voix peu assurée. (Il lui faudrait quand même un certain temps pour digérer tout ça ! Après un silence méditatif, il demanda :) Et… l’autre genre de sexualité ?

— L’autre genre ? (Philos fronça les sourcils et sembla s’absorber dans la consultation d’une espèce de fichier mental.) Ah ! oui, tu veux dire l’expression sexuelle ordinaire ?

— Je… j’imagine que c’est bien ce à quoi je pense.

— Eh bien, quoi ? Il n’y a rien à en dire. Cela se produit, voilà tout. Elle existe. Tout ce qui sert à exprimer l’amour a droit de cité ici, les rapports sexuels comme le fait de donner un coup de main pour réparer une toiture, comme le chant. (Un rapide coup d’œil au visage de Charlie le conduisit à ajouter :) Je crois que j’ai compris ce qui te tracasse. Tu viens d’un endroit où certains actes, certaines expressions, étaient tenus en piètre estime — méprisés, voire punis. C’est ça ?

— Sans doute.

— La réponse à ta question c’est qu’ici aucun opprobre ne s’attache à ces gestes, à ces actes. Et il n’existe aucune forme de « réglementation ». Ce qui se produit, tout ce qui se produit est l’expression d’une affection mutuelle et, s’il n’y a pas d’affection mutuelle, rien ne se produit.

— Et les jeunes ?

— Eh bien quoi les jeunes ?

— Ben… les gosses, tu vois ? L’expérience, tout ça…

Philos éclata de son grand rire ouvert.

— Question : quand sont-ils en âge de le faire ? Réponse : quand ils sont en âge de le faire. Quant à l’expérience, si tu l’entends au sens « scientifique » pourquoi diable se fatigueraient-ils à reconstituer des expériences, à reproduire « expérimentalement », un spectacle qui leur est offert aussi quotidiennement et sans problème que tous les autres ?

Charlie éprouva quelque difficulté à avaler sa salive. Là, il n’était plus question du tout de digérer. Ça lui restait sur l’estomac, point final. Ce fut presque sur un ton plaintif qu’il poursuivit son enquête.

— Et… heu… Les accidents ? Les enfants non voulus ?

Philos s’arrêta net, se tourna pour lui faire face et le dévisagea. Son visage sombre passa par toute une série d’expressions dont la succession était presque comique : choc, ébahissement, incrédulité, étonnement, interrogation (« Tu plaisantes ? Tu as dit cela sé-ri-eu-se-ment ? »). Pour finir, et de façon vraiment inattendue, il prit l’air coupable :

— Je suis désolé, Charlie, je te prie de m’excuser. Je ne pensais pas que tu puisses me choquer, mais c’est ce que tu viens de faire. Avec la quantité de recherches que je me suis imposées, je n’aurais pas cru cela possible. Je me croyais paré et voilà ! Je n’aurais jamais cru, jamais, que je me trouverais un jour, ici, à Ledom, obligé de me fourrer dans la tête le concept d’enfant non voulu !

— Je suis navré, Philos, je ne voulais pas…

— Non, non, c’est moi qui suis navré. Je suis surpris de m’être laissé choquer et navré de l’avoir montré.

C’est alors que, du fond d’un verger, Grocide les héla. Et Philos s’enquit :

— Tu as soif ? Ils prirent la direction de la ferme blanche. Ils furent heureux de pouvoir, fut-ce un court moment, détourner leur attention l’un de l’autre. Et Charlie sortit pour aller contempler encore une fois la statue de céramique.

* * *

Debout dans la clarté de la lune, Herb regarde sa fille. Il s’est glissé hors du lit et il est venu dans la chambre de l’enfant parce qu’il a déjà constaté qu’il faisait bon y être, dans la détresse, dans l’incertitude ou le désarroi. Quand on se penche, en retenant son souffle, sur les paupières closes d’une enfant endormie, baignée par la lumière de la lune, il n’y a plus de place en soi pour la violence ou le doute.

Son malaise a commencé trois jours auparavant, quand son voisin Smith, furieux et sans réfléchir, a laissé tomber cette remarque amère par-dessus le mur mitoyen, au fond du jardin. Sur le coup, il a eu l’impression que la phrase se dissipait rapidement, comme une mauvaise odeur. Ils avaient bavardé un moment, d’abord de politique, puis de choses et d’autres — sans importance apparente. Mais depuis lors, tout se passe comme s’il avait emporté cette remarque avec lui ; comme si Smitty, infecté de quelque parasite ignoble, s’en était débarrassé en l’introduisant dans sa propre chair à lui, Herb.

Ça lui colle après maintenant et il n’arrive pas à s’en débarrasser.

Les hommes sortent tous d’un sale con.

Herb dissocie cette remarque de Smith, un homme qui a ses ennuis, comme tout le monde, et une histoire particulière dont il n’est pas entièrement responsable. Non, c’est une question bien plus vaste qui préoccupe Herb Raile. Il se demande ce qu’il est advenu à l’humanité, depuis qu’elle s’est décidée à descendre des arbres, dans tout ce qu’elle a pu faire ou être, pour qu’il soit possible — même à un seul homme — de dire — même une seule fois — une chose aussi ignoble.

Et si c’était plus qu’une simple plaisanterie obscène… Si c’était vrai, ou presque vrai ?

Est-ce cela la souillure indélébile du péché originel ? Le dégoût qu’éprouvent les hommes pour les femmes à cause de quoi tant d’hommes traitent les femmes avec un tel mépris ? Est-ce pour cette raison qu’il est si facile de démontrer que les Don Juan, les viveurs, quel que soit leur appétit de femmes, ne les recherchent bien souvent que pour arriver à savoir combien ils pourront en punir ? Est-ce en comprenant soudain cela que l’homme normal, après une période banalement freudienne de fixation sur la mère, se met en général à la haïr ?

À partir de quel moment les hommes se sont-ils mis à juger la féminité méprisable ? À décréter les menstrues sales, à pratiquer — jusqu’à aujourd’hui — dans leurs lieux de culte, des cérémonies de purification post-natale ?

« Parce que, moi, je ne suis pas de cet avis, pas du tout dit-il en silence et avec dévotion. J’aime Jeanette parce qu’elle est une femme. Et je l’aime tout entière. »

Dans son sommeil, Karen pousse un soupir heureux. Alors la terreur, la colère et l’indignation croulent et s’éloignent, il se penche au-dessus de Karen, et il sourit, et il s’enfle de tendresse.

Personne, songe-t-il, ne s’est jamais avisé d’écrire quoi que ce soit sur l’amour paternel. L’amour maternel, alors là, oui, d’accord. C’est l’expression magique de la main de Dieu ou un truc de ce genre, ou alors l’activité de certaines glandes aveugles. Tout ça dépend de celui qui en parle. Mais l’amour paternel — Une drôle de bizarrerie, un pas commun machin, l’amour paternel. Il a vu un type pacifique et calme et civilisé et tout devenir une véritable brute écumante, un jour, parce qu’on avait « touché à son gosse »… De sa propre expérience, il a appris que ça diffuse, l’amour paternel, c’est un truc qui a tendance à se répandre, à s’étaler, à affecter peu à peu vos relations avec l’ensemble des gosses, tous… D’où est-ce que ça peut bien venir aux hommes ? Le petit n’habite jamais leur abdomen, ne pousse pas dans — ne se nourrit pas sur leur corps… L’amour maternel, on comprend : le bébé pousse sur (et à partir de) la chair de la mère, comme un nez. Mais le père ? Il faut déjà un rude concours de circonstances ultra-spéciales pour qu’un père se souvienne des deux ou trois secondes, du spasme furtif qui a fait le boulot, alors, tiens !

Pourquoi est-ce qu’il ne viendrait jamais à l’idée de personne de dire que l’humanité est un ramassis de sales bites parce que c’est de là que nous sortons tous ? Non mais franchement, personne ne dirait jamais, jamais, un truc pareil — sans blague.

Et voici pourquoi : l’homme est supérieur. L’homme — l’humanité (oui, oui, les bonnes femmes n’ont pas tardé à s’y mettre aussi !) contient ce besoin dévorant, ce truc pervers, bien enraciné, le besoin de se sentir supérieure. Bien sûr, ça ne devrait pas gêner la minuscule minorité de gens vraiment supérieurs, mais en revanche, qu’est-ce que ça tarabuste la majorité régnante, qui ne l’est pas le moins du monde, elle, supérieure ! S’il vous est vraiment impossible d’exceller en quoi que ce soit, la seule façon qui vous reste de prouver que vous êtes supérieur, c’est de transformer quelqu’un en inférieur. C’est ce besoin dévastateur de l’humanité qui, depuis la préhistoire, a conduit l’homme à manger la soupe sur la tête de son voisin, les nations à asservir d’autres nations, les races à piétiner les autres races. Mais c’est aussi ce que les hommes n’ont cessé de faire aux femmes.

Est-ce qu’ils les ont vraiment trouvé réellement inférieures, à l’origine — d’où leur serait venue cette manie de vouloir se sentir supérieurs au reste du monde — aux autres races, aux autres religions, aux autres cultures, nationalités et professions ?

Ou si ce fut le contraire ? Les hommes ont-ils placé les femmes dans une situation d’infériorité pour la raison qui les poussait à dominer les autres hommes ? Où est la cause ? Où fut l’effet ?

Et puis… si ce n’avait été que de l’auto-défense ? Les femmes ne domineraient-elles pas les hommes si on leur en donnait l’occasion ?

N’est-ce pas ce qu’elles ont précisément entrepris ?

N’y sont-elles pas déjà parvenues, dans Bégonia Drive ?

Il baisse les yeux sur la main de Karen dans la lumière de la lune. Quand il a vu cette main pour la première fois, elle avait une heure… Et ce dont il fut frappé, comme d’un coup de tonnerre, ce fut, allez savoir pourquoi ! la perfection des ongles ; si petits ! si petits ! si parfaits ! Est-ce ta petite main qui saisira les rênes, qui tirera les ficelles, Karen ? Es-tu venue dans un monde qui, au fond, te méprise, Karen ?

L’amour paternel l’emplit tout entier. Et sans bouger, planté là, il se voit sous les traits éclatants d’un chevalier sans peur, dressé entre les fils de con nés de la fange et son enfant.

* * *

— Nassiv…

Le Ledom qui se tenait, rayonnant de plaisir, à côté de Charlie devant la statue de céramique, lui sourit et répondit :

— Oui ?

— Puis-je te poser une question ?

— Toutes celles que tu voudras…

— Je peux te demander le secret, Nassiv ? Ou est-ce que c’est mal ?

— Non, je ne crois pas…

— Si jamais je passe les bornes, puis-je compter sur toi pour me le faire savoir sans le prendre en mauvaise part ? Je suis un étranger ici.

— Vas-y.

— C’est à propos de Philos.

— Ah !

— Pourquoi est-ce que tout le monde ici est si dur avec Philos ? Non, laisse-moi rectifier le tir, c’était trop fort. Je voulais simplement dire que tout le monde semble désapprouver… non pas tant lui-même que… quelque chose le concernant.

— Mmmm, dit Nassiv, je ne crois pas que cela ait beaucoup d’importance.

— Alors, tu ne vas pas me le dire, c’est ça ? Il y eut un silence bien raide. Puis Charlie reprit : Je suis censé apprendre tout ce que je peux sur Ledom. En toute honnêteté, penses-tu, oui ou non, que la réponse à ma question contribuerait tant soit peu à ma compréhension de Ledom ? En m’en faisant découvrir quelque chose qui cloche… À moins que je ne sois censé vous juger uniquement d’après… (il indiqua la gigantesque céramique)… ce que vous-mêmes pensez posséder de meilleur ?

Comme ç’avait déjà été le cas avec Philos, Charlie put contempler le spectacle d’un Ledom rendant les armes sans l’ombre d’une discussion. Selon toute apparence, la vérité produisait sur ces gens un effet véritablement foudroyant.

— Tu as parfaitement raison. Je n’aurais même pas dû hésiter mais, par loyauté vis-à-vis de Philos, je dois, à mon tour, te demander le secret. Après tout, cela regarde Philos, ce sont ses affaires et pas plus les miennes que les tiennes.

— Je ne lui ferai pas savoir que je sais.

— Dans ce cas… Philos se tient un peu à l’écart de nous tous, il est un peu différent. Pour commencer, il est réservé, presque secret — d’une certaine façon, c’est utile : il a accès à bien des choses qu’il vaut mieux que le reste d’entre nous ne connaisse pas. Mais on sent bien que c’est chez lui… un goût, un choix, tandis que pour un Ledom normal, la réserve dans un tel cas serait un devoir, un devoir pénible même.

— Ça ne paraît quand même pas une raison pour…

— Oh, mais ce n’est pas tout ! L’autre aspect des choses — qui est peut-être lié au premier — c’est qu’il refuse de se marier.

— Mais, ce n’est pas une obligation, je crois ?

— Non, bien sûr, pas le moins du monde ! (Nassiv s’humecta les lèvres.) Mais Philos se conduit comme s’il était toujours marié.

— Comment ça, toujours ?

— Il était marié avec Froure. Ils allaient avoir des enfants. Un jour, ils ont fait une promenade jusqu’au bord du ciel (Charlie comprit le sens de cette phrase étrange) et il y a eu un accident. Un éboulement de rochers. Ils sont restés ensevelis pendant des jours. Froure est mort. Philos a fait une fausse couche.

Charlie se souvint que Philos avait parlé des « hurlements d’un Ledom pris dans un éboulis ».

— Philos a eu beaucoup de chagrin… c’est quelque chose que nous pouvons tous comprendre. Nous aimons beaucoup, nous aimons de bien des manières. Pour notre compagnon, nous éprouvons un amour très profond et nous sommes donc en mesure de comprendre la nature de ce genre de douleur. Mais pour nous, aussi fondamental que l’amour, il y a le besoin d’aimer les vivants et non les morts. Cela nous met… mal à l’aise… d’être en compagnie de quelqu’un qui s’interdit d’aimer librement les vivants pour être fidèle à un mort. C’est… pathologique.

— Il s’en remettra peut-être.

— Cela s’est produit il y a bien des années, dit Nassiv en secouant la tête.

— Si c’est réellement pathologique, ne pouvez-vous le soigner ?

— S’il était d’accord, nous le pourrions. Mais dans la mesure où ce travers ne cause jamais qu’un assez léger malaise à certains d’entre nous, il est libre de le conserver s’il le désire.

— Je comprends maintenant la petite plaisanterie de Mielwiss.

— Laquelle ?

— Il m’a dit : « il est unique en son genre ! », mais c’était entendu comme une plaisanterie.

— Ça ne me paraît guère digne de Mielwiss, dit Nassiv sèchement.

— Digne ou pas, cela aussi est confidentiel…

— Bien entendu… Et maintenant… Tu as l’impression de nous connaître mieux ?

— Non, mais j’ai le sentiment que j’y parviendrai.

Ils échangèrent un sourire avant de rentrer dans la maison rejoindre les autres. Philos était en pleine conversation avec Grocide, et Charlie fut aussitôt convaincu qu’ils parlaient de lui. Ce que Grocide lui confirma en disant :

— Philos m’apprend que tu es sur le point de prononcer ton jugement sur nous.

— Pas vraiment, corrigea Philos en riant, je lui disais seulement que je t’ai communiqué à peu près tout ce que je sais. Le temps qu’il te faudra pour en tirer des conclusions dépend entièrement de toi.

— J’espère qu’il te faudra longtemps, dit Grocide. Tu es le bienvenu ici, tu sais. Nassiv t’aime beaucoup.

Du temps de Charlie, c’était le genre de remarque qu’on aurait plutôt faite en l’absence de l’intéressé. Charlie lança un coup d’œil en direction de Nassiv. Ce fut pour le voir hocher du chef et dire avec chaleur :

— C’est vrai, beaucoup.

— Merci, dit Charlie. J’aime votre maison.

* * *

— Smith est un salopard.

Herb était tout à ses propres soucis et quand Jeanette a prononcé ce jugement sans appel en rentrant par la porte de derrière, il a sursauté violemment. Il ne lui avait pas fait part de ses récentes réflexions au sujet de Smith — à personne d’ailleurs, malgré un grand besoin de partager le fardeau qui l’accable. Oh ! il a bien fait le tour des confidents possibles ; telle nana du woman’s lib, par exemple, certains membres des associations culturelles de son quartier, la section locale du syndicat des parents d’élèves du secondaire — encore qu’en tant que père d’un gamin de cinq ans, sa participation y soit assez restreinte pour le moment ! — et d’autres. Mais il a peur. Salopard ou pas, Smith lui a dit quelque chose de très vrai l’autre jour : un nouveau budget, voilà la seule chose sérieuse — tout le reste, c’est de la rigolade.

Mais ce truc est loin de le faire rigoler. C’est un problème trop vaste pour lui, et qu’il n’arrive même pas à définir clairement. Quoique surpris par l’étrange et soudaine coïncidence de la remarque de Jeanette et de ses propres pensées, il n’est même pas sûr de penser que Smith soit un salopard. « Un diable en paradis est un diable, songe-t-il, mais en enfer c’est un mec comme les autres… »

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Tu n’as qu’à y aller. Il te montrera. Tillie est furieuse.

— J’aimerais bien que tu t’expliques un peu plus clairement, chérie.

— Désolé, chéri, c’est une espèce d’inscription, de plaque, un machin moyenâgeux dans son living…

— Une de ces publicités de chiottes pour un alcool ?

— Bien pire. Tu verras.

* * *

— Et maintenant, Philos ?

— Une bonne petite séance d’introspection, objective et sans merci. Connais-toi toi-même, dit Philos. (Il corrigea ce que les mots pouvaient avoir de tranchant en les accompagnant d’un sourire chaleureux.) Quand je dis « toi-même » c’est comme représentant d’une espèce, ça n’a rien d’individuel. Tu ne devrais pas porter sur Ledom un jugement abstrait, éthéré… Il serait préférable que tu l’opposes à ta propre culture, pour faire surgir les contrastes.

— Je crois que j’en suis déjà capable. Pour commencer…

Mais Philos l’interrompit :

— Tu le crois vraiment ?

Et ses paroles étaient si lourdes de sens que Charlie se tint coi.

Ils parcouraient le dernier kilomètre séparant Celui des Enfants de Celui de la Science. Avec un enjouement un peu forcé, Charlie ajouta :

— Je crois suffisamment connaître mon propre peuple pour…

Philos l’interrompit de nouveau, d’un ton sarcastique :

— Vraiment ?

— Écoute, si tel n’est pas ton avis, répliqua Charlie qui commençait à s’échauffer, n’hésite pas !

— N’hésite pas à quoi ?

— À corriger mes erreurs.

— C’est ce que je fais, dit Philos, sans s’offusquer le moins du monde. (Et plus extraordinaire encore, en s’arrangeant pour ne pas être lui-même blessant.) On va faire ça avec le cérébrostyle. Plus rapide, plus facile, beaucoup plus détaillé et (il sourit) indiscutable, sans possibilité d’interruption.

— Mais je n’aurais pas discuté, je ne t’aurais pas interrompu.

— Bien sûr que si, c’est inévitable. L’histoire de l’humanité ne connaît littéralement aucun sujet aussi peu susceptible de faire l’objet d’une étude objective que celui du sexe. Des volumes sans nombre ont été écrits sur l’Histoire ou les pulsions historiques sans qu’aucun n’aborde jamais le sujet du sexe. Des générations entières d’étudiants s’y sont plongées, les ont acceptés comme la vérité, toute la vérité, et la plupart ont même entrepris d’enseigner les mêmes choses d’une façon identique. Même après que l’importance des motivations d’ordre sexuel eut été révélée. Même après que les individus eurent commencé à utiliser des référents sexuels dans leur interprétation de la vie quotidienne. L’Histoire s’est arrangée pour demeurer, aux yeux de l’immense majorité, une simple collection d’anecdotes se rapportant à des gens qui accomplissaient des actes et satisfaisaient des désirs étrangement coupés de leur comportement sexuel — comportement qui était pourtant à la fois le résultat et la cause de leurs actes. Comportement qui a produit à la fois l’Histoire et l’historien aveugle, mais aussi, je suppose son aveuglement même. Mais je ne devrais te dire ça qu’après la séance de cérébrostyle, pas avant…

Un peu roide, Charlie répliqua : — Alors, allons-y le plus vite possible.

Ils contournèrent Celui de la Science et prirent le métro jusqu’à Celui de la Médecine où Philos conduisit Charlie à travers les espèces de catacombes horizontales qui lui étaient devenues familières, dans les hauteurs vertigineuses du grand bâtiment. Ils traversèrent une vaste salle qui n’était pas sans rappeler la salle d’attente d’une gare de chemin de fer. La pièce résonnait de la musique chorale des Ledom et des doux accents de leurs voix. Dans la foule présente, Charlie remarqua tout particulièrement deux Ledom enveloppés dans des capes identiques, berçant chacun un enfant endormi sur ses genoux.

— Qu’attendent-ils, tous ?

— Je crois t’en avoir parlé — nous venons tous ici, tous les vingt-huit jours, pour un examen médical approfondi.

— Pourquoi ?

— Pourquoi pas ? Ledom est petit, tu sais. Nous ne sommes pas huit cents… Personne ne demeure à plus de deux heures de marche d’ici. Nous disposons de tout l’équipement nécessaire alors… pourquoi pas ?

— Mais… quand tu dis « approfondi », qu’entends-tu par là ?

— Très, très approfondi…

Arrivés dans l’un des étages supérieurs de l’immense bâtisse, ils s’arrêtèrent devant une porte invisible, mais pourvue du petit dessin en spirale, sur le mur. Philos invita Charlie à y appliquer sa paume, ce qu’il fit — sans résultat. Philos appliqua alors sa propre paume sur le dessin et la porte s’ouvrit.

— Mon sanctuaire privé, expliqua Philos, dans tout Ledom, tu ne trouveras aucun dispositif qui ressemble autant à une serrure.

— Pourquoi tenir quoi que ce soit sous clé ?

Dans tout Ledom, Charlie avait été effectivement frappé par l’absence de serrures.

Philos fit signe à Charlie d’entrer et la porte se referma dans leur dos.

— Nous avons fort peu de tabous, à Ledom. Mais l’un d’entre eux interdit de laisser traîner des objets hautement contagieux…

C’était une demi-plaisanterie, et Charlie en avait conscience, mais les paroles de Philos n’en contenaient pas moins une bonne dose de sérieux.

— En fait, peu de Ledom s’intéresseraient vraiment à tout ça. (Il montrait du doigt une demi-douzaine de rayonnages portant des livres et un mur entier garni d’étagères sur lesquelles étaient empilés des cubes transparents.) Mais enfin… « connais-toi toi-même »… Il y aurait pas mal de types qui seraient très malheureux de se connaître aussi bien que ça…

Il gagna le mur couvert d’étagères, consulta un index et choisit un cube. Ce dernier portait un certain nombre de chiffres minuscules, tracés à l’encre rouge. Philos les compara à ceux de l’index puis alla jusqu’à un divan bas et retira d’une de ces niches qui apparaissaient comme par magie, une espèce d’appareil. C’était un casque arrondi, soutenu par un bras articulé.

— Le cérébrostyle, dit-il. (Il le retourna pour que Charlie puisse regarder à l’intérieur. Rien n’y apparaissait qu’une dizaine de minuscules renflements caoutchouteux). Pas d’électrode, pas de sonde. C’est absolument indolore.

Il saisit son petit cube numéroté, ouvrit une chambre située dans la partie supérieure du casque, l’y laissa tomber puis referma le couvercle. Il s’allongea alors sur le sofa et mit le casque sur sa tête. L’instrument sembla vaguement bouger, d’avant en arrière, comme s’il cherchait de lui-même sa place, la meilleure position.

Le mouvement cessa et Philos se détendit. Il adressa un sourire à Charlie :

— Si tu veux bien m’excuser quelques secondes…

Il ferma les paupières et, levant la main, toucha un léger renflement au sommet du casque. Le renflement resta enfoncé, sa main retomba.

Un profond silence s’installa.

Le renflement reprit sa position initiale avec un petit claquement et Philos ouvrit aussitôt les yeux. Il écarta le casque et se dressa sur son séant. Il ne présentait aucun signe de fatigue ou de tension.

— Ça n’a pas été long, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Philos montra du doigt le logement dans lequel il avait introduit le cube.

— C’est un petit exposé que j’ai préparé sur certains aspects d’Homo sap., expliqua-t-il. Il fallait que j’y apporte quelques modifications… Tu as dit que tu préférais ignorer certains faits et, outre, je souhaitais donner à la chose un tour personnel, un peu comme une lettre que je t’adresserais, pas comme le texte un peu ennuyeux d’un manuel…

— Mais alors… on peut modifier ces enregistrements d’une simple… ?

— Oui, ça demande un tout petit peu d’entraînement et de concentration, mais… oui. Bon… Allons-y ! (Quand il vit que Charlie regardait le casque avec hésitation, Philos se moqua de lui.) Allez ! Ça ne te fera aucun mal et c’est une étape importante sur le chemin qui te ramène chez toi.

Abandonnant toute hésitation, Charlie alla s’allonger. Philos l’aida à mettre le casque sur la tête. Charlie sentit comme de petits doigts s’agiter à l’intérieur, pour la mise en place. Le casque remua. Puis s’immobilisa. Philos lui prit la main et la guida jusqu’au renflement.

— Presse-le toi-même quand tu seras prêt. Il ne se produira rien jusque-là. (Il recula d’un pas.) Détends-toi.

Charlie leva les yeux vers lui. On ne discernait ni ruse ni dédain dans les étranges yeux sombres. Rien qu’un chaleureux encouragement.

Il pressa le bouton.

* * *

Herb traversa son jardin en se demandant comment interroger Smith à propos de la plaque — la plaque ? — qui a mis Jeanette dans une telle fureur, sans lui faire savoir que Jeanette est furieuse.

Smith est occupé à nettoyer une plate-bande de soucis et, quand il aperçoit Herb, il se lève, frotte les genoux de son pantalon et résout le problème :

— Salut. Amène-toi ; j’aimerais te montrer quelque chose. Je crois que ça t’amusera, et pas qu’un peu !

Herb saute le mur bas et suit Smith jusque chez lui. C’est joli chez Smith. Le radiateur ressemble à une chaîne stéréo et la chaîne stéréo ressemble à un radiateur. La machine à laver ressemble à une télévision et la télévision est déguisée en table basse pour prendre le café. Le bar ressemble à un bar, et tout ça est en bois de pin vernis.

Au-dessus du bar, dans une position vraiment centrale bien faite pour attirer l’attention, encadrée et soigneusement mise sous verre, on peut lire une citation écrite en caractères gothiques compliqués et attribuée, par une ligne de caractères plus fins, à un « philosophe du moyen âge » :

BONNE FEMME EST (SI FAIT OBSERVER TRÈS ANCIEN SAGE) COME ANGUISLE EN SAC PARMY QUINZE-VINGTS SERPENS ET QU’HOMME AICT BONNE FORTUNE DITE ANGUISLE SAISIR À LA QUEUD ET NON SERPENS, TANT BIEN N’AURA AU MIEUX QUE VISQUIEUSE ANGUISLE PAR LA QUEUD.

Herb s’était préparé à partager l’indignation de Jeanette en confiance, les yeux fermés, mais l’inscription le prend délicieusement par surprise et il rugit de rire, tandis que Smitty glousse en arrière-plan. Puis Herb demande si cela plaît à Tillie.

— Les femmes, pontifie Smitty, n’ont aucun sens de l’humour.

* * *

C’était bien comme l’avait dit Philos, une espèce de lettre. Mais sa « lecture » ne ressemblait à rien de ce que Charlie avait, à ce jour, consciemment expérimenté. Il avait pressé le bouton qui avait émis un petit « clic ! » et aussitôt, son sens du temps s’était trouvé aboli. Cela ne dut pas durer très longtemps, cependant, et il n’y eut pas à proprement parler de perte de conscience car, lorsque le bouton refit « clic ! » Philos se tenait souriant, toujours devant lui. À ce moment précis, Charlie se trouva exactement dans la situation de quelqu’un qui vient de reposer, après en avoir pris connaissance, la longue et instructive lettre d’un ami.

Ébahi, il dit (en anglais) : — Pour l’amour de Dieu !

Charlie Johns (c’est ainsi que la « lettre » commençait) tu ne peux être objectif dans une telle discussion, c’est impossible. Mais fais de ton mieux. Je t’en prie, fais de ton mieux.

Tu ne saurais te montrer objectif parce que depuis ta première layette bleue, on t’a endoctriné, sermonné, convaincu, seriné et policé. Tu viens d’un point du temps et de l’espace où la virilité de l’homme et la féminité de la femme — et l’importance de cette différence — faisaient pratiquement l’objet d’une attention continue, constituaient une préoccupation permanente.

Commence donc par la constatation suivante — que tu peux considérer, si cela te chante, comme une simple hypothèse de travail. Il s’agit en fait d’une vérité et si, pour finir, elle parvient à passer l’épreuve de ta propre compréhension, tu verras qu’il s’agit d’une vérité. Si tu n’y parviens pas, ce ne sera pas ta faute, mais celle de ton orientation :

IL Y A PLUS DE SIMILITUDES QUE DE DIFFÉRENCES FONDAMENTALES ENTRE L’HOMME ET LA FEMME.

Consulte un manuel d’anatomie. Un poumon est un poumon, un rein un rein, chez l’homme comme chez la femme. Le squelette féminin peut être statistiquement plus léger que celui de l’homme, la tête plus petite, et ainsi de suite — mais il n’est même pas impossible que cela résulte d’une sélection pratiquée par l’humanité depuis des millénaires. Sans même faire appel à de telles notions, les variations permises à l’intérieur même de la « norme », nous fournissent en nombres incalculables des exemples de femmes plus grandes, plus fortes et dotées de squelettes plus lourds que la plupart des hommes, et des exemples d’hommes plus petits, plus faibles et plus légers que la plupart des femmes. Bien des hommes ont un bassin plus large et une plus large ouverture pelvienne que bien des femmes.

Si nous abordons la question des caractères sexuels secondaires, il faut encore faire appel aux statistiques pour noter des différences marquées ; car bien des femmes ont un système pileux plus développé que bien des hommes ; bien des hommes ont des voix plus aiguës que bien des femmes… J’en appelle de nouveau à ton objectivité. Suspend pour un temps ta conviction selon laquelle la majorité statistique constitue la norme, et examine les cas, si nombreux, qui n’entrent pas dans cette prétendue norme. Et poursuivons :

Car en ce qui concerne les organes sexuels, génitaux, eux-mêmes, des variations de développement — et nous entrons ici dans le domaine prétendu de la pathologie — ont produit des exemples innombrables de phallus atrophiés, de clitoris hypertrophiés, de scrotum perforés, de lèvres soudées… toutes choses qui, considérées objectivement, ne constituent pas des variations bien énormes et pourraient servir à former, sur un corps mâle ou femelle, à l’origine, des triangles urogénitaux pratiquement semblables. Je n’ai pas l’intention de prétendre qu’une telle situation est ou devrait être normale — du moins pas après le quatrième mois d’existence fœtale, encore que, jusqu’à ce moment, elle ne soit pas seulement normale, mais universelle — mais seulement d’attirer ton attention sur le fait qu’une telle possibilité est bien comprise dans les limites du développement naturel, depuis la préhistoire.

L’endocrinologie apporte un certain nombre de constatations intéressantes. Homme et femme sont capables de produire des hormones mâles et des hormones femelles (et ils le font au demeurant), la question de savoir lesquelles l’emportent relevant d’un dosage extrêmement subtil et d’un équilibre plus que fragile. En détruisant ce dernier, on entraîne des modifications assez radicales. En quelques mois, on peut produire une femme à barbe dépourvue de seins ou un homme dont les seins, cessant d’être le symbole atrophié de l’argumentation que je développe ici, sont capables de lactation.

Tous ces exemples sont assez grossiers et choisis parmi les extrêmes dans le seul but d’illustrer ce que j’ai à dire. On a compté un grand nombre de femmes athlètes, ou d’athlètes femmes, capables de battre la plupart des hommes à la course, au saut ou à la lutte, et qui n’en étaient pas moins de « vraies » femmes et bien des hommes capables de dessiner et concevoir des vêtements — un métier de femme traditionnellement — mieux qu’aucune femme : ils n’en méritaient pas moins le qualificatif de « vrais » hommes. Car si nous abordons ce qu’on pourrait appeler, en gros, les différences culturelles entre les sexes, la subtilité, pour ne pas dire la minceur, de la distinction entre les sexes devient évidente. Que voyons-nous ?

Les femmes ont les cheveux longs. Mais les Sikhs, considérés comme les guerriers les plus farouches et les plus redoutables de la terre ont, eux aussi, les cheveux longs. Et les chevaliers du dix-huitième siècle ne portaient pas seulement les cheveux longs ; mais des brocards, des rubans, des jabots de dentelle. Les femmes portent des robes ou des jupes. Mais que font l’Ecossais en kilt, l’evzone grec, le Chinois, le Polynésien, que rien ne nous autorise à juger « efféminés » ?

Si l’on passe objectivement en revue l’histoire de l’humanité, on y trouvera de tels exemples en nombre astronomique. En changeant de lieux, et, en n’importe quel lieu, en changeant d’époque, on voit les limites des domaines « masculins » et « féminins » fluctuer à l’infini, se mêler, se perdre, se confondre pour se séparer de nouveau… Avant ce que vous avez appelé la Première Guerre mondiale, la cigarette et la montre-bracelet étaient indiscutablement des attributs féminins… Vingt ans plus tard, tous les hommes les adoptaient. Débarquant aux États-Unis, les paysans d’Europe centrale étaient profondément choqués de voir des fermiers américains traire les vaches ou nourrir la basse-cour, tâches traditionnellement réservées aux femmes dans leur pays d’origine.

On voit donc sans peine que les « attributs » sexuels ne sont rien en eux-mêmes puisque, selon les époques, ils peuvent appartenir à un sexe, puis à l’autre, puis aux deux, puis ni à l’un ni à l’autre. Autrement dit, ce n’est pas la jupe qui fait la femme, cette entité sociale. C’est la jupe plus une attitude sociale déterminée.

Mais à travers toute l’histoire et pratiquement dans toutes les cultures, il a effectivement toujours existé un « domaine masculin » et un « domaine féminin » bien distincts, les différences entre les deux ayant souvent fait l’objet d’une exploitation fantastique, parfois même carrément répugnante.

Pourquoi ?

Commençons par nous débarrasser de l’explication facile (mais facile aussi à contredire) selon laquelle dans une société primitive, reposant principalement sur la pêche et la chasse, le sexe le plus faible, le plus lent, souvent entravé par les enfants, nés ou à naître, et qu’il fallait nourrir souvent, n’est pas aussi apte à la chasse et au combat que l’autre sexe, au pied léger, au muscle dur… Pour commencer, rien ne prouve que la femme primitive était beaucoup plus petite, plus lente et plus faible que son compagnon. Peut-être cette théorie confond-elle cause et effet et pour peu qu’une autre force ne soit intervenue dans l’évolution, exigeant un tel développement, s’arrangeant peut-être même pour l’obtenir par la sélection, on aurait vu les femmes jeunes, sans enfants, se joindre aux hommes les plus aptes à la chasse, tandis que les hommes les plus lents et les plus faibles seraient restés au campement pour aider les femmes enceintes et les mères à s’occuper des enfants. On sait d’ailleurs que cela s’est bel et bien produit, sinon dans la majorité des cas, du moins assez souvent.

La différence existait — c’est un fait entendu. Mais elle a été exploitée. C’est une différence qui a continué d’exister longtemps, longtemps après qu’il eut cessé d’être question de chasser ou, d’ailleurs, de nourrir au sein les enfants. L’humanité y a tenu, elle en a fait un article de foi. Et la question se repose :

Pourquoi ?

On dirait bien qu’il existe réellement une force qui exagère et exploite cette différence. Isolée, elle apparaît comme une pulsion déplorable, voire effrayante.

Car l’humanité ressent profondément et désespérément le besoin d’être supérieur. Dans tout groupe, il y a toujours des gens qui le sont réellement… Mais on voit bien que quels que soient les critères que se donne un groupe — culture, nation, profession — les gens supérieurs sont à l’évidence peu nombreux et la masse, elle, n’est pas supérieure.

Mais c’est la volonté de la masse qui dicte les mœurs, quand bien même les changements seraient, à l’origine, l’œuvre d’individus ou de minorités. Individus et minorités l’ont d’ailleurs souvent payé de leur vie. Et si telle unité de la masse éprouve réellement le besoin de se sentir supérieure, elle en trouvera forcément le moyen. Cette terrible pulsion s’est exprimée de bien des manières à travers l’histoire : asservissement, génocide, xénophobie, snobisme, préjugés raciaux et discrimination sexuelle. Prenons un homme qui, parmi ses compagnons, n’est clairement supérieur en rien. S’il ne trouve aucun moyen, aucune activité, qui lui permette d’accéder à la supériorité, il deviendra vite enragé. Il se tournera contre plus faible que lui, pour le rendre inférieur. La personne la plus indiquée, la mieux placée, pour subir cette indignité inexcusable est la femme.

Il ne pourrait jamais faire une chose pareille à quelqu’un qu’il aimerait.

Si l’amour l’avait empêché d’insulter cette autre moitié de lui-même, si proche, si peu différente de lui, il n’aurait pas pu non plus maltraiter d’autres hommes. Sans cette force, en lui, il n’aurait jamais fait la guerre, ni persécuté, ni, dans sa quête de la supériorité, menti, triché, assassiné et volé. On peut soutenir que cette nécessité de se sentir supérieur a donné à l’homme toute sa force, tout son élan et l’a conduit, par la guerre et les tueries, jusqu’à des sommets. Mais on peut concevoir que, sans ce besoin, il se serait tourné vers la conquête de son environnement et l’étude de sa propre nature, ce qui lui aurait valu la vie, au lieu de l’extinction…

Et, bizarrement, l’homme a toujours voulu aimer. Jusqu’à la fin, il a gardé des expressions idiomatiques comme « aimer » la musique, une couleur, les mathématiques, tel ou tel aliment. Sans compter les sublimations de l’amour qui, en dehors de toute paresse linguistique, ne peuvent guère être considérées comme relevant de la sexualité. « J’aime mon honneur plus que la vie… » « Dieu aimait tant le monde qu’il lui a donné son fils unique. » Quant à l’amour sexuel, c’est bien de l’amour aussi, mais dans le même sens que la justice, la pitié, la tolérance, le pardon et, quand elle n’est pas auto-gratification, la générosité.

Le christianisme, à ses débuts, a été un mouvement d’amour, la moindre fréquentation du Nouveau Testament suffirait à en convaincre les plus bornés. Mais ce qu’on ignore, en général, tant la connaissance du christianisme primitif fut considérée comme nocive et étouffée, c’est qu’à ses débuts, le christianisme fut une religion théoleptique, c’est-à-dire que les fidèles y participaient dans l’espoir d’atteindre une véritable expérience religieuse, le contact avec Dieu, ou théolepsie. Nombre de chrétiens primitifs parvenaient effectivement à cet état, et très souvent. Par la suite, l’expérience resta possible mais devint beaucoup moins courante. Tous ceux qui parvinrent une fois à être ainsi saisis par Dieu, ne cessèrent plus jamais, par la suite, de chercher à renouveler l’expérience. Visité par Dieu, le croyant se trouvait profondément changé, une fois pour toutes, habité d’une espèce de bonheur intense dont les effets permanents rendaient possible l’impavidité avec laquelle il supportait ensuite les plus graves sévices, les pires tortures, et mourait heureux, libéré de toute frayeur.

Peu de descriptions objectives de leurs services — on devrait dire plutôt de leurs rassemblements — nous sont parvenues, mais toutes s’accordent à montrer des gens quittant discrètement les champs, les échoppes, parfois les palais, pour gagner quelque endroit retiré, secret — une vallée profonde, une catacombe, n’importe, pourvu qu’ils fussent sûrs de n’être pas interrompus. On ne manquera pas de remarquer que riches et pauvres se mêlaient librement dans ces cérémonies, et aussi hommes et femmes. Après un repas pris en commun — un véritable festin d’amour — on invoquait l’esprit, peut-être par des chants, le plus souvent par des danses et l’un ou l’autre des participants était saisi par l’Esprit. Il ou elle — indifféremment — se dressait alors pour chanter les louanges de Dieu et pouvait même entrer en transe. Mais ces exhibitions, quand elles étaient sincères, semblent n’avoir jamais atteint de proportions trop frénétiques. Il restait souvent du temps pour que d’autres fidèles soient à leur tour visités. Puis, après avoir échangé le baiser de paix, ils se séparaient et regagnaient discrètement leur place dans le monde jusqu’à leur prochaine rencontre.

Les chrétiens primitifs n’ont pas inventé ce genre de religion, loin de là ; et elle ne disparut pas non plus avec eux. Elle est présente à travers toute l’Histoire, et prend bien des formes différentes. Elles sont souvent orgiastiques, dionysiaques, comme le culte de la Grande Mère de tous les dieux, Cybèle, qui exerça une immense influence à Rome, en Grèce et dans tout l’Orient, mille ans avant la naissance du Christ. Ou au contraire puritaines, fondées sur une certaine chasteté, comme le mouvement des Cathares, des Adamites ou des Frères du Libre Esprit et beaucoup, beaucoup d’autres, apparues au cours de l’Histoire. Toutes présentent quelques éléments communs : elles sont centrées autour d’une expérience extatique de participation intense, elles prônent presque toutes l’égalité des femmes. Toutes sont des religions d’amour.

Sans aucune exception, elles ont toutes été sauvagement persécutées.

À croire qu’une tendance irréfragable de la constitution humaine semble bien être de considérer l’amour comme un scandale qu’on doit empêcher de vivre à tout prix.

Pourquoi ?

L’examen objectif des motivations fondamentales (et je sais, Charlie, que tu ne peux être objectif ! Mais essaye de t’en accommoder !) révèle la simple, la terrible raison.

Deux canaux conduisent directement dans l’inconscient : la sexualité et la religion ; avant Jésus-Christ, il était courant d’exprimer les deux en même temps. Le système judéo-chrétien mit un terme à cet état de choses, et ce pour une raison bien compréhensible. Ce genre de religions n’interpose rien entre l’adorateur et la divinité. Le croyant, en pleine extase, habité, le corps entier en transe, ne se préoccupe pas de couper en quatre des cheveux de doctrine, il ne demande l’intercession d’aucune autorité, temporelle ou ecclésiastique. Entre deux services religieux, sa conduite obéit à des règles simples. Il cherchera uniquement à ne rien faire qui risquerait d’empêcher la répétition de l’exquise expérience. S’il agit correctement, l’expérience se répétera. Sinon, il sera totalement et horriblement puni du seul fait qu’elle ne se reproduira pas.

Une telle personne ignore la culpabilité.

La seule façon concevable de tirer parti de l’immense pouvoir de la religiosité innée chez l’homme — le besoin d’adorer — pour acquérir le pouvoir temporel, est d’interposer entre l’adorateur et la divinité un mécanisme culpabilisant. Pour y parvenir, il convient, d’une part, d’organiser et de systématiser l’adoration, tout en plaçant d’autre part sous contrôle l’autre grande force de la vie — la sexualité.

De toutes les espèces existantes ou éteintes, Homo sapiens est unique en ce qu’il mit au point des systèmes de répression de la sexualité.

La sexualité n’est susceptible que de trois traitements : la gratification, la répression ou la sublimation. Cette dernière, tout au long de l’Histoire, a représenté un idéal et a souvent connu le succès mais, toujours, elle fut une cause d’instabilité. La gratification toute simple, au jour le jour, telle qu’elle exista au cours de ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’or de la Grèce, avec l’institution de trois classes de femmes : épouses, hétaïres et prostituées, et l’idéalisation simultanée de l’homosexualité, peut passer pour barbare et immorale par bien des côtés, mais elle produit un degré rarement atteint de santé. Si l’on se penche au contraire sur le moyen âge, l’esprit recule ; c’est comme si l’on ouvrait une fenêtre sur un vaste asile de fous, grand comme le monde et répandu sur un millier d’années — voilà le produit de la répression. Voici les convulsionnaires, les maniaques qui se fouettent en public et par milliers, de ville en ville, cherchant pénitence de leur culpabilité inexpiable, voici les disciplines, voici les ceintures garnies de clous, voici les plaies qu’on s’inflige et qu’on rouvre en les arrosant de sel quand elles cicatrisent, voici Barbe Bleue et Gilles de Rais, voici les saints qui lèchent les plaies des lépreux, voici l’Inquisition.

Tout cela au nom de l’amour.

Comment un tel changement fut-il possible ?

Examinons le déroulement d’un épisode particulier et nous verrons apparaître le comment. Cet épisode c’est la suppression des Agapes, du « festin d’amour », qui semble bien avoir été un attribut universel et nécessaire du christianisme primitif. On peut retracer l’histoire de cette suppression en étudiant les édits successifs qui s’attaquèrent à telle ou telle pratique, tout en notant qu’il fallut de trois à quatre cents ans et des mesures d’un gradualisme remarquablement habile, pour supprimer progressivement un rite si important.

Pour commencer, on introduisit l’Eucharistie, le rituel symbolique de l’absorption du corps et du sang du Christ, dans les Agapes. Ensuite, on organise mieux les Agapes elles-mêmes : elles ne peuvent plus avoir lieu en l’absence d’un évêque dont la bénédiction est obligatoire. Un peu plus tard, on décide que l’évêque restera debout pendant tout le repas, ce qui le sépare des convives et le place au-dessus d’eux. On s’attaque ensuite au baiser de paix ; les participants cessent de s’embrasser les uns les autres pour embrasser l’officiant, puis on décide de faire circuler un morceau de bois que tous embrassent avant de le donner au prêtre. Puis, comme de bien entendu, le baiser est tout simplement abandonné. En l’année 363, le concile de Laodicée est en mesure de faire de l’Eucharistie un rituel en soi, tandis qu’il interdit les Agapes à l’intérieur de l’église. Pendant trois cents ans encore, les Agapes auront donc lieu à l’extérieur de l’église, jusqu’à ce qu’il devienne possible, en 692, de les interdire entièrement, sous peine d’excommunication.

La Renaissance vint guérir bien des formes de folie, mais ne porta pas remède contre la folie en elle-même. Tant que les autorités temporelles et ecclésiastiques maintenaient un strict contrôle sur la sexualité, à savoir sur la morale et le mariage (encore que l’Église ne se soit décidée que fort tard à célébrer les mariages) la culpabilité continuait de fleurir, la faute restait le filtre placé entre le croyant et son Dieu. L’amour restait le synonyme de passion et passion celui de péché, tant et si bien qu’on considérait que c’était pécher que d’aimer son conjoint avec passion. Quant au plaisir, la limite inférieure de l’extase, il fut considéré, aux sombres jours du protestantisme, comme le péché en soi, de quelque manière qu’on se le procure. Rome proclamait de son côté que tout plaisir sexuel était entaché de péché. Et ce que ce volcan étouffé produisit de ponts et de palais et d’usines et de bombes, n’est rien à côté de ce qu’il produisit comme névroses. Et quand, pour finir, certaines nations en vinrent à rejeter l’Église, elles n’en conservèrent pas moins les mêmes techniques répressives, les mêmes préoccupations de doctrine, filtrées par le même canal de la faute. De telle sorte que la sexualité et la religion cessèrent d’être des fins, pour devenir de simples moyens. L’hostilité irrémédiable, qui jeta les uns contre les autres ces derniers combattants, était la preuve de l’identité profonde de leur but : la domination totale — et totalitaire — de tous les esprits humains pour la satisfaction définitive de la volonté de supériorité.

* * *

Herb vient dire bonne nuit aux enfants. Il s’agenouille sur le sol près du lit de Karen. Davy le regarde faire. Herb berce Karen dans ses bras. Il lui chatouille le ventre jusqu’à ce qu’elle s’étrangle de rire avec de minuscules cris de souris, il l’embrasse dans le cou et lui mord le lobe de l’oreille. Davy regarde, les yeux écarquillés. Herb couvre la tête de Karen avec la couverture et se précipite dans une cachette de sorte que, lorsqu’elle parvient à retirer la couverture, il a disparu. Elle le cherche des yeux, il se montre, elle rit. Il l’embrasse encore, arrange ses draps et ses couvertures, se penche sur elle et lui murmure à l’oreille :

— Il t’aime, ton papa, il t’aime, il t’aime, il t’aime ! Puis il lui souhaite une bonne nuit, se tourne vers Davy qui les regarde toujours, très sérieux.

Il tend sa main droite. Davy la prend. Herb secoue la menotte de son fils.

— Bonsoir, mon gars, qu’il dit.

Il lâche la petite main.

— Bonsoir papa, fait le gamin, sans regarder Herb. Herb éteint la lumière et sort. Davy se glisse hors de son lit, emportant son oreiller. Il traverse la pièce, brandit l’oreiller et l’abat aussi violemment qu’il peut sur le visage de sa petite sœur.

— Je n’arrive pas, dit Herb beaucoup plus tard, quand toutes les larmes ont séché, quand toutes les récriminations ont cessé, à comprendre comment et pourquoi il a pu faire une chose pareille !

* * *

Nous, les Ledom, nous renonçons au passé.

Nous, les Ledom (poursuivit le cérébrostyle) nous abandonnons le passé à jamais, et tous les produits du passé, à l’exception de l’essence même de l’humanité.

Les circonstances très spéciales qui ont présidé à notre naissance nous le permettent. Nous sommes originaires d’une montagne sans nom et, en tant qu’espèce, nous sommes uniques. Comme toutes les espèces, nous ne faisons que passer, mais c’est ce passage que nous respectons le plus. Le passage est dynamique, mouvement, changement, évolution, mutation, le passage est la vie même.

Parmi les circonstances particulières qui ont présidé à notre naissance, il s’en trouve une particulièrement heureuse : le gêne ne contient pas de doctrine. Qu’homo sap. en ait eu l’intelligence (il en avait le pouvoir) et il aurait pu se débarrasser de tous les poisons et vaincre tous les dangers en élevant une génération propre et saine. S’il en avait eu le désir (il en avait et l’intelligence et le pouvoir) il aurait pu établir une religion théoleptique et une culture en harmonie avec cette religion, il aurait alors produit à temps cette génération nouvelle.

Homo sap. prétendait être à la recherche de la formule qui mettrait un terme à tous ses maux. Cette formule, la voici : une religion théoleptique et une culture adéquate. Les apôtres l’avaient découvert. Avant eux, les Grecs l’avaient découvert, et avant les Grecs les habitants de Minos. Depuis, les Cathares l’avaient redécouvert, et les Quakers. Sans parler de l’Orient et de l’Afrique… Mais à chaque fois, ce fut l’échec, en dehors du cercle plus ou moins restreint de ceux qui étaient directement touchés. Les hommes de pouvoir, ceux qui gouvernent les hommes, découvrent que ce genre de religion n’a que faire d’une doctrine. Or, sans doctrine, sans prêtre, sans interprète, sans officiant, pas de pouvoir, c’est-à-dire pas de supériorité sur les hommes. Ces religions n’apportent donc rien de précieux…

Si ce n’est la connaissance de l’âme et de la vie éternelle.

Les peuples dominés par le Père, qui fondent des cultures à dominante paternelle, ont des religions paternelles : une divinité mâle, des écritures qui font autorité, un gouvernement central puissant, une grande intolérance vis-à-vis de l’esprit de curiosité et de recherche, une attitude sexuelle répressive, un conservatisme profond (car il n’est pas question de détruire ce que le Père a bâti), une démarcation rigide entre les sexes (vêtement et conduite) et une profonde horreur de l’homosexualité.

Les peuples dominés par la Mère, qui fondent des cultures à dominante maternelle, ont des religions maternelles : une divinité femelle, servie par des prêtresses, un gouvernement libéral, nourricier des masses et protecteur des faibles, une grande propension à la pensée expérimentale, une attitude sexuelle permissive, une définition assez vague de la frontière entre les sexes et une terreur de l’inceste.

Le patriarcat cherche toujours à imposer sa domination aux autres nations et cultures. Le matriarcat, non. C’est pourquoi le premier tend peu à peu à l’emporter, à s’universaliser, avec des à-coups et des révoltes de l’autre tendance, qui finit par disparaître. Il n’y a pas d’évolution, de progrès, mais un mouvement pendulaire qui va en rétrécissant.

Les tenants du Père s’empoisonnent eux-mêmes. Les tenants de la Mère ont tendance à entrer en décadence, ce qui est une autre forme d’empoisonnement. Il arrive que l’on rencontre une personne qui a su balancer chez elle les deux influences, celle de son père et celle de sa mère, et qui prend ce qu’il y avait de meilleur chez l’un et chez l’autre. Mais, d’ordinaire, les gens tombent dans l’une ou l’autre des catégories. Car l’équilibre est précaire…

Sauf pour nous.

Nous sommes libéraux en art, en recherche technique, et, de manière générale, en ce qui concerne toutes les formes d’expression. Nous sommes inébranlablement conservateurs dans certains domaines, comme notre conviction profonde qu’aucun d’entre nous ne devra jamais se détacher de la terre et des travaux manuels. Nous élevons des enfants qui n’imiteront ni l’image du père ni celle de la mère mais seront des parents, et notre divinité est l’Enfant. Nous renonçons à tous les produits du passé à l’exception de nous-mêmes, bien que nous sachions y perdre beaucoup de beauté. Mais c’est le prix qu’il faut payer, cette quarantaine est garante de notre santé. C’est le mur qu’il nous a fallu ériger entre nous et la main morte. C’est notre unique tabou et la seule chose que nous ait imposée ceux qui nous ont mis au monde.

Car, tout comme homo sap., nous sommes nés de la terre et des créatures de la terre ; nous sommes issus d’une race à moitié animal et à moitié sauvage, nous sommes issus d’homo sap. Comme lui, nous ignorons le nom de ceux dont nous dérivons, encore que, comme lui aussi, nous connaissions de bien fortes probabilités. Nos parents humains nous ont bâti un nid, et ont pris soin de nous jusqu’à ce que nous sachions voler de nos propres ailes. Mais ils ne se sont pas fait connaître parce qu’au contraire de la plupart des hommes, ils se connaissaient et refusaient donc d’être révérés. Et personne d’autre qu’eux et les mères ne nous connaissait, personne ne savait que nous existions, et que nous étions quelque chose de nouveau sur la terre. Ils ne voulaient pas apprendre notre existence à homo sap., parce que nous étions différents et que, comme tous les animaux qui vivent en colonies, en troupeaux ou en ruches, homo sap., au plus sombre de son cœur, est convaincu que ce qui est différent est par définition dangereux et doit être exterminé. Surtout si vous lui ressemblez plus ou moins (horrible le gorille, méprisable le babouin !), par-dessus tout si vous pouvez le dominer à quelque égard que ce soit, maître des techniques ou des appareils meilleurs que les siens (tu te souviens de la réaction que suscita le premier Spoutnik, Charlie ?) Et plus encore, totalement et irrémédiablement si vos activités sexuelles n’entrent pas dans le cadre arbitraire des normes établies. Car telle est la clé de tous les délires — de l’outrage à l’envie. Dans une société anthropophage, il est immoral de ne pas manger de la chair humaine.

Le bouton fit « clic ! » et Charlie se retrouva face à Philos qui souriait.

Ébahi, il dit en anglais : — Pour l’amour de Dieu !

* * *

— Tu ne vas pas au bowling, ce soir, chérie ?

— Non, chéri.

— ? ? ?

— J’ai appelé Tillie et je lui ai demandé de m’excuser. Elle en a été contente et j’en ai été contente.

— Quelque chose qui cloche entre vous ?

— Oh non ! Pas du tout. C’est simplement que — Bon, Tillie est très nerveuse, en ce moment. Elle le sait et elle sait que je le sais. Elle préfère nettement se passer de bowling plutôt que d’être désagréable avec moi, et comme elle sait qu’elle ne pourrait pas s’en empêcher, elle préfère éviter…

— On dirait que cette bonne vieille prostate fait des siennes…

— Oh, Herb, qu’est-ce que c’est que ces ragots ? Et puis, elle n’a pas de prostate !

— Elle n’a pas la prostate de Smitty, c’est bien ce que je dis et c’est bien le problème !

— Oh et puis, peut-être bien ! Quelle punaise tu fais…

— L’activité sexuelle… c’est comme les pantalons.

— Qu… Quoi ? Oh ! la la ! tu redeviens philosophe, toi, je sens que c’est reparti ! Bon, allez, vas-y, vide ton sac.

— Rien à voir avec la philosophie. Voyons… comment appelles-tu le fait d’écrire des fables ?

— Fabuleux… ?

— D’accord, je suis fabuleux. L’activité sexuelle c’est comme les pantalons, acte I, scène I, prête ? Bon. Je vais d’ici à l’avenue, je parcours l’équivalent de deux bons pâtés de maisons, j’achète des cigarettes et je reviens. Ni vu, ni connu. J’ai croisé pas mal de gens, ils ne m’ont même pas remarqué.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? Tout le monde t’a remarqué, mon grand, mon beau, mon si…

— Non, non ! Attends ! Personne ne me remarque vraiment. Va donc demander à tous ceux que j’ai croisés s’ils m’ont vu. Certains disent oui, la plupart n’ont pas remarqué, ils ne savent pas… Maintenant ceux qui ont dit oui, demande-leur le genre de pantalons que je portais. Alors là, tu auras toutes les réponses, de tweed à gabardine en passant par pantalon de smoking et culottes de golf.

— Ça n’a vraiment rien à voir avec l’activité sexuelle !

— Attends, attends. Maintenant, imagine que j’aille d’ici au drugstore sans pantalon.

— Sans pantalon ?

— Mmm — mmmoui. Alors ? Qui me remarque ?

— Tu n’arriverais jamais jusqu’à l’avenue. Ne t’avise pas de me faire un coup pareil ! Imagine ! Devant chez les Palmers !

— Tout le monde remarque ! C’est bien ça ! Bon et l’activité sexuelle ? Celui qui en a assez, qu’importe sa nature exacte, tant que ça n’est pas bizarre au point de se remarquer, il vaque à ses affaires, n’y pense pas et n’ennuie personne avec ça. Mais s’il n’en a pas — pas du tout, alors là ! Il ne pense qu’à ça, mais alors absolument qu’à ça et il agace prodigieusement tous ceux qu’il rencontre. Tillie.

— Oh ! ce n’est pas ça qui gênerait Tillie…

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. J’ai voulu dire que c’était le cas de Tillie en ce moment. Ce qui la gêne… pas possible de sortir ensemble… elle est trop nerveuse.

— Je crois que tu as raison, tu sais, avec ton histoire de pantalons. Tillie ne sait plus quoi se mettre, en somme !

Elle éclate d’un rire suraigu.

— Serait-ce le moment d’en profiter ? Hé, hé, hé !

— Hé, hé, toi-même, sale cochon ! Que je t’y prenne, tiens !

* * *

Ils rencontrèrent Mielwiss en chemin, dans l’entrée, et il dit :

— Alors, Charlie Johns, tu avances ?

— J’y suis, répondit Charlie avec chaleur. Je pense que vous êtes ce que la Terre a jamais porté de plus remarquable, vous autres Ledom. Ça suffirait à rendre un type croyant, votre apparition, au moment même où nous nous apprêtions à partir en fumée.

— Tu nous approuves, alors ?

— Une fois qu’on s’y est fait… ma foi, oui ! Ah ! c’est vraiment dommage que certains d’entre vous ne puissent venir… heu… prêcher, un truc comme ça. Vraiment, je le pense.

Mielwiss et Philos échangèrent un regard.

— Non, répondit Philos, (comme si cela dépassait Charlie, lui échappait) pas encore.

— Bientôt ?

— Eh bien, je pense que nous allons marcher jusqu’au bord du ciel, Charlie et moi, tout seuls…, ajouta Philos.

— Pourquoi, demanda Mielwiss.

Philos sourit et la sombre lumière de ses yeux s’alluma :

— C’est que le chemin du retour est assez long.

Du coup, Mielwiss sourit aussi et hocha du chef.

— Je suis heureux que tu nous estimes, Charlie. Et j’espère qu’il en ira toujours ainsi.

— Quoi encore ? demanda Charlie alors que Philos et lui-même s’engageaient en sens inverse dans le corridor. (Ils descendirent par l’un des ascenseurs invisibles et traversèrent la vaste cour intérieure). Que signifie cette mise en scène ?

— Il reste quelque chose que tu ignores, expliqua Philos tout en adressant un signe de la main à un enfant qui lui répondit par un clin d’œil.

— Quelque chose que tu vas me montrer, au bord du ciel ?

— Ce que j’ai dit à Mielwiss, poursuivit Philos qui ignorait délibérément la question, c’est en fait qu’une bonne marche prolongée te sera probablement bénéfique après les dernières révélations que je vais te faire.

— C’est donc si difficile à avaler ? ricana Charlie.

Philos ne rit pas.

— C’est difficile à avaler.

Et Charlie s’arrêta donc de rire. Ils quittèrent Celui de la Médecine et prirent, à travers champ, une direction nouvelle pour Charlie.

— L’obscurité me manque, remarqua Charlie au bout d’un moment, levant les yeux vers le ciel d’argent. Les étoiles… Qu’en est-il de l’astronomie, Philos, et de la géophysique, et des choses comme ça qui demandent un peu plus de recul, une vision plus large que les oliveraies et le travail des champs ?

— Les archives du cérébrostyle en regorgent, au cas où cela revêtirait une importance soudaine. Entre-temps, cela attendra…

— Quoi ?

— Que le monde redevienne vivable ?

— Combien de temps cela prendra-t-il ?

Philos haussa les épaules.

— Personne ne peut encore le dire pour le moment. Osséon est d’avis d’expédier un satellite tous les cent ans environ pour s’en assurer.

— Tout les cent ans ! Mais bon sang, Philos, combien de temps comptez-vous rester enfermés ici !

— Aussi longtemps qu’il faudra. Écoute, Charlie, l’humanité a passé plusieurs milliers d’années à regarder vers l’extérieur. Nos archives contiennent plus de renseignements — et de loin — sur la composition des nébuleuses que sur la structure du sol que nous foulons au pied. Ce n’est pas une mauvaise analogie ; il ne serait pas mauvais que nous équilibrions un peu les choses en passant quelque temps à regarder vers l’intérieur. Comme l’un de vos écrivains — je crois que c’était Wylie — le disait, il est temps de cesser d’examiner l’objet pour tenter de connaître un peu le sujet.

— Et, en attendant, vous restez au point mort ! cria Charlie qui, d’un geste large, montra un Ledom, à quelque distance, dans les champs, traditionnellement courbé vers la terre. Qu’est-ce que vous comptez faire ? Rester au point mort pendant dix mille ans ?

— Qu’est-ce que dix mille ans, demanda Philos sans se départir de son calme, dans l’histoire d’une race ?

Ils marchèrent un moment en silence, à travers les ondulations du paysage, jusqu’à ce que Charlie, un peu gêné, finisse par émettre un petit rire et dire :

— Je suppose que je ne suis pas habitué à raisonner dans des termes aussi grandioses… Écoute, je suis encore un peu dans le brouillard en ce qui concerne les origines de Ledom.

— Je sais, dit Philos, songeur. Eh bien, à l’apparition des deux premiers d’entre nous, la nouvelle fut communiquée à un très petit nombre de gens très intelligents et qui voyaient loin. Comme je te l’ai dit dans le cérébrostyle, ils s’appliquèrent à nous cacher leur identité et tu peux être assuré qu’ils se sont montrés dix fois plus prudents encore vis-à-vis du reste du monde. L’homo sap. risquerait de prendre en assez mauvaise part l’idée d’être supplanté ; qu’en penses-tu ?

— Je te crois !

— Quand bien même la nouvelle espèce ne serait pas un compétiteur direct, ajouta Philos. Bon, encore que nous ignorions qui ils furent, il est évident qu’ils devaient être rudement calés dans une bonne douzaine de domaines différents. Ils avaient mis au point le premier cérébrostyle, par exemple, et achevé la plupart des recherches préliminaires à la découverte du champ-A — mais je crois que le premier champ-A fut effectivement produit une fois que nous avons été livrés à nous-mêmes. Est-ce qu’ils se sont occupés de nous jusqu’à leur mort, ou bien est-ce qu’ils ont coupé les ponts à un moment donné, pour retourner je ne sais où, je ne serais pas en mesure de le dire. Je tiens seulement pour certain qu’il a d’abord existé une petite colonie de jeunes Ledom vivant dans une vaste grotte de montagne, ouvrant sur une haute vallée totalement inaccessible. Les Ledom ne s’aventurèrent jamais dans cette vallée jusqu’à la production du premier champ-A qui permit de la recouvrir d’un toit.

— Et l’air n’était pas encore radioactif ni rien de ce genre ?

— Exactement.

— Mais alors les Ledom ont effectivement coexisté avec homo sap pendant un bout de temps !

— Oui. On aurait pu les découvrir par la voie des airs, mais même celle-ci se trouva définitivement barrée avec l’apparition du champ-A.

— À quoi cela ressemble-t-il, vu d’en haut ?

— On m’a dit que ça a l’aspect des montagnes environnantes.

— Dis-moi, vous vous ressemblez tous beaucoup, est-ce que vous êtes tous les membres d’une unique famille ?

— Oui et non. Si j’ai bien compris, tout a commencé avec deux Ledom qui n’étaient pas parents. Nous descendons tous de ces deux-là.

Charlie réfléchit un moment puis renonça à poser la question qui lui tournait dans la tête. À la place, il demande :

— Est-ce qu’on pourrait sortir d’ici ?

— Personne ne le voudrait, tu ne crois pas ?

— Est-ce que ce serait possible ?

— Je le suppose, admit Philos, une légère irritation dans la voix.

Charlie se demanda s’il s’agissait d’une forme de conditionnement. Ce serait logique.

— Depuis combien de temps les Ledom sont-ils ici ?

— Je te répondrai, dit Philos, mais pas maintenant.

Un peu froissé, Charlie garda un moment le silence.

Puis il demanda :

— Existe-t-il d’autres colonies ledom, semblables à celle-ci ?

— Aucune. Philos se faisait d’instant en instant plus laconique.

— Et, dehors, il ne reste plus personne ?

— Nous le présumons.

— Quoi ? Vous n’en êtes pas certains ?

Voyant que Philos n’était pas disposé à répondre, Charlie lui demanda tout à trac :

— Homo sap. est-il réellement éteint ?

— Inévitablement, fut la réponse dont il lui fallut se contenter.

Ils avaient atteint la limite de la vallée et commençaient à grimper. La progression devenait plus difficile, mais Philos semblait désireux d’accélérer, comme poussé par une force mystérieuse. Charlie remarqua qu’il examinait soigneusement chaque rocher et jetait sans cesse des regards en arrière, vers la silhouette de Ceux de la Science et de la Médecine qui se profilait à l’horizon.

— Tu cherches quelque chose ?

— Rien qu’un endroit où nous pourrons nous asseoir, dit Philos.

Ils entreprirent de circuler entre d’énormes blocs erratiques, jusqu’à ce qu’ils arrivent au pied d’une pente très raide, composée de rochers massifs noyés dans des couches de terre meuble. Philos jeta de nouveau les yeux en arrière, mais Ceux de la Science et de la Médecine étaient maintenant masqués à la vue et d’une voix étrange, tendue, il invita Charlie à s’asseoir.

Charlie comprenant que, depuis quelques minutes, quelque chose d’important et d’inattendu se préparait, dénicha une roche plate et s’assit dessus.

— C’est ici que j’ai perdu… mon compagnon… Froure…, dit Philos.

Charlie se souvint de la promesse qu’il avait faite à Nassiv et n’eut aucun mal à ne rien dire tout en arborant une expression de sympathie, d’ailleurs très réelle.

— Il y a de cela bien longtemps, dit Philos. On venait de me confier le poste d’historien. L’idée générale était de chercher à voir ce qui se produirait si l’un d’entre nous s’y plongeait tout entier, si c’était, en somme, aussi dangereux, aussi venimeux que le craignaient certains. Et par « certains » j’entends les gens qui avaient travaillé avec nous dans la grotte. Ils étaient fermement convaincus que nous devions trancher tout lien avec homo sap. qui s’en était si mal tiré, pour éviter de l’imiter en quoi que ce soit, serait-ce inconsciemment. Au prix de son art, de sa littérature et de tout ce que ses jugements avaient eu de sain. En même temps, ils ne voulaient pas que nous fussions privés de ses sciences exactes — c’est toi qui as parlé d’astronomie ? — et d’un certain nombre d’informations portant sur le développement et l’évolution. Ce peut être utile, vois-tu de posséder parfois une certaine connaissance des erreurs à ne pas commettre. Cela ne fait pas qu’éviter des ennuis : d’un point de vue moral, cela confère une certaine utilité aux pires erreurs. Je fus donc… le cobaye…, conclut-il avec un petit sourire amer.

« J’en étais arrivé à peu près où tu en es toi-même dans l’étude d’homo sap. et de Ledom, mais avec beaucoup plus de détails. Nous n’étions mariés que depuis peu, Froure et moi, et je devais m’isoler pendant de longues périodes. Je me dis qu’il serait agréable pour Froure et moi de faire une longue promenade, sans nous presser, pour bavarder un peu, être ensemble. Nous étions enceints, tous les deux… Nous nous sommes assis, ici… et… et le… (Philos déglutit et reprit sa phrase au début) Le sol s’est ouvert. C’est la seule description que je puisse faire de ce qui s’est passé. Froure a été englouti, j’ai bondi…

— Je suis désolé, dit machinalement Charlie.

— Quatre jours plus tard, ils m’ont dégagé. Ils n’ont jamais retrouvé Froure. J’avais perdu mes deux bébés. Les seuls que j’aurai jamais, je suppose…

— Mais tu pourrais sûrement…

Philos interrompit la chaleureuse protestation.

— Mais je ne voudrais sûrement pas. (Il se moquait gravement, de Charlie et de lui-même. Redevenu sérieux, il ajouta :) Je t’aime bien, Charlie Johns, et j’ai confiance en toi. J’aimerais te montrer pourquoi il est parfaitement impossible que je me remarie, mais il faut d’abord que tu me promettes le secret AB-SO-LU.

— Bien sûr !

Philos le regarda solennellement pendant un long moment, puis il joignit les mains. Le champ-miroir fit son apparition. Déposant l’anneau toujours en fonctionnement sur le sol, il recula d’un pas et tira vigoureusement sur le rebord d’une roche plate. Elle bascula, démasquant un trou sombre, l’entrée de quelque tunnel. La surface parfaite du miroir, reflétant un gros rocher, constituait un camouflage sans faille contre toute intrusion intempestive. Philos se laissa tomber dans le trou et fit signe à Charlie de le suivre. Il disparut.

Éberlué, Charlie lui emboîta le pas.

* * *

Trente personnes dans le living, on est un tout petit peu à l’étroit. Mais enfin c’est à la bonne américanette, en toute amitié, et personne ne se plaindrait d’avoir à s’asseoir par terre. Le pasteur est un type bien. C’est un type bien, songe Herb, dans tous les sens de cette expression. Quand le Révérend Bill Flester était aumônier militaire, il est sûr que c’était exactement ce que disait son Église, les huiles et les bidasses. Flester a des yeux clairs et des dents en parfait état. Un visage jeune et énergique, taillé à la serpe sous une brosse gris-acier. Il est vêtu sobrement, mais rien de funèbre non plus, et sa cravate ficelle, ses revers étroits, parlent la même langue que lui. Il a commencé par citer une phrase, comme on commence un sermon par tel verset de la Bible, mais sa phrase n’avait rien de biblique, plutôt un slogan à la Madison Avenue : « Il y a toujours moyen, il suffit de réfléchir. » Tous les voisins écoutent intensément. Jeanette regarde les dents. Tillie regarde les épaules, qui sont larges, et la brosse gris acier. Smitty, perché à l’extrémité d’une table basse, plié en huit, tire du pouce et de l’index sur sa lèvre inférieure ce qui, chez lui, signifie : « Ce mec-là a quelque chose à dire, et il le dit bien. »

— Voyons nos amis juifs, dit Flester, sur un ton vaguement approbateur, ils ont construit ce très joli temple, dans Forsythia Drive et, de l’autre côté du lotissement, nos amis catholiques ont élevé une jolie petite église de briques. Or, quelques lectures et pas mal de kilomètres à pied m’ont permis de parvenir à la conclusion qu’il n’existe pas moins de vingt-deux églises protestantes dans un rayon de quinze kilomètres. Les gens d’ici en fréquentent dix-huit, et quinze au moins sont représentées par des fidèles ici même. Or personne ne va construire vingt-deux, dix-huit, ni même quinze églises protestantes différentes dans un lieu comme celui-ci. Dans l’enseignement, tout comme dans l’épicerie, on sait quoi faire devant un tel éparpillement : on centralise.

« Il me semble que nous pourrions nous inspirer un peu de leur expérience. Après tout, comme toute entreprise, une église doit se préoccuper d’efficacité, de rendement et de coûts. À situation nouvelle, solution nouvelle, comme les banques drive-in, où l’on peut rentrer au volant de sa voiture, ou le système de vente par télévision, dont on parlait dans les journaux de dimanche. Nous sommes tous protestants et tous, nous voulons pouvoir aller au temple dans le voisinage immédiat. La seule chose qui semble faire obstacle, c’est une question de doctrine. Bien des gens prennent la doctrine terriblement au sérieux et il serait vain de nous dissimuler qu’il y a déjà eu bien des querelles à cause de cela.

« L’œcuménisme a cependant beaucoup progressé. Moi je cède là-dessus et toi là-dessus et nos positions se rapprochent. Mais des tas de gens estiment qu’ils se rapprochent les uns des autres au prix de pertes irrémédiables. C’est pourquoi bien des gens disent : un compromis, c’est quand tout le monde perd quelque chose. Loin de nous l’idée d’imposer une chose pareille ici !

« Sauf leur respect, je pense qu’il y a des gens qui prennent les choses par le mauvais bout. Il doit bien exister une façon de se rapprocher dans laquelle personne ne perde rien. Et à laquelle tout le monde gagne quelque chose. Il y a toujours moyen. Il suffit de réfléchir.

« Or, voici le résultat de mes réflexions, et je ne m’en glorifie pas le moins du monde parce que n’importe lequel d’entre vous serait certainement parvenu à la même conclusion s’il y avait réfléchi autant que moi. Je pense que nous devrions organiser une réunion au sommet des fidèles de toutes les églises, on pourrait appeler ça un groupe de direction, ou de gestion, et je pense que nous devrions lancer l’idée d’une petite église unique pour nous tous. Mais plutôt que de nous disputer à perte de vue sur la marque à choisir, garnissons nos placards de toutes les marques possibles ! La meilleure qualité possible. Ce sera le supermarché de Dieu, et tous les rayons auront quelque chose à offrir à tel ou tel d’entre nous. Entrez ! Choisissez ce qui vous convient !

« Prenons un exemple ! Si l’une d’entre vous, mesdames, est restée toute sa vie fidèle aux produits Liebig, je ne voudrais pas qu’elle en fasse un secret ! Je ne voudrais pas avoir à engager un petit gars chargé d’arracher toutes les étiquettes. Je ne voudrais pas que vous renonciez à cette marque ni que vous cessiez de dire à toutes vos copines que vous pensez que c’est la meilleure. Et il n’y aura aucun problème entre vous et la direction du supermarché, parce que Liebig sera là, en bonne place, sur les rayons, mais il n’y aura pas non plus de querelle entre les clients, parce que les autres marques seront là aussi, sur le même genre de rayons, avec un bon éclairage et la même quantité de publicité.

« Si nous pouvons proposer cela à toutes les directions — disons aux distributeurs, pour garder notre image — je ne pense pas qu’ils puissent refuser. Pour eux, il s’agit seulement d’un supplément de distribution qui ne remet pas en question la fidélité de leur clientèle.

« Personne n’a besoin de se passer de ce dont il a besoin ! C’est ça l’américanisme ! Si vous voulez que vos petits soient baptisés par immersion, nous ferons construire une piscine, ou des fonts baptismaux d’une taille appropriée. Vous voulez des cierges sur l’autel ? Parfait ! Dieu a fait le dimanche assez long pour qu’il puisse y avoir un service avec cierge et un service sans ! Les candélabres seront escamotables. Peintures, motifs décoratifs ? Montons-les sur charnières de sorte qu’ils soient transformables, modifiables, interchangeables.

« Je ne vous donnerai pas plus de détails. Après tout, c’est votre église et nous la construirons comme vous l’entendez. Tant que nous nous laisserons guider par l’idée de service, c’est-à-dire tant que nous nous garderons d’offenser qui que ce soit. Il y a plus de ressemblances que de différences entre les diverses façons d’adorer Dieu et il est plus que temps de nous décider à suivre le grand courant de la vie américaine qui débouche sur le self-service de la meilleure qualité possible, avec tout l’espace nécessaire pour se garer et un terrain de jeu décent pour les petits enfants !

Tout le monde applaudit.

* * *

Philos appliqua son épaule contre la table rocheuse et elle tourna sur elle-même pour se refermer. L’obscurité fut totale pendant quelques instants. Puis Philos déterra un morceau de matière luminescente et le fixa dans une fente de la paroi.

— Il te reste à apprendre quelque chose de très important sur Ledom. Et tu vas l’apprendre d’une manière assez terrible. Mais on ne pourrait rêver manière plus appropriée. Mielwiss lui-même n’a pas la moindre idée de la façon dont tu vas être éclairé.

De quelque niche secrète, dans le roc, il sortit une espèce de cape, faite d’un tissu comparable à une toile d’araignée très épaisse. Il en prit une seconde dont il s’enveloppa, tendant la première à Charlie qui imita son exemple, incapable de prononcer une parole. Philos reprit en martelant ses mots, comme en proie à une colère sourde.

— Froure fut englouti et je plongeai à sa suite. Et quand Froure me dégagea — Froure qui avait le pied et quatre côtes brisées — nous nous retrouvâmes ici. C’est ce que les géologues appellent une cheminée. Ce n’était pas aussi confortable, à l’époque. Il était inutile d’essayer d’en sortir, à travers l’éboulement. Nous nous y sommes donc enfoncés.

Il passa devant Charlie qui eut l’impression qu’il allait s’accroupir dans l’ombre, dans un coin. Puis il disparut. Charlie le suivit et découvrit que la tache d’ombre était en fait l’entrée d’un tunnel. Dans l’obscurité, Philos le prit par la main. Charlie trébucha sur le revers de sa cape et poussa un juron.

— C’est trop chaud !

— Garde-la sur toi, se contenta d’ordonner Philos.

Il partit de l’avant, tirant presque Charlie qui traînait les pieds et faisait de son mieux pour suivre le rythme. Pendant tout ce temps, Philos parlait. Il parlait en petites phrases courtes, dures, hachées. Ce qu’il avait à dire lui faisait mal ; cela se sentait.

— Mon premier souvenir est d’une espèce de grotte aveugle. Froure s’était débrouillé pour donner un peu de lumière et je me sentais littéralement tout retourné. Comme un gant. Je fis une fausse couche. Double. Mes deux bébés. Cela prit trois heures. La lumière tint jusque-là, je le regrette encore aujourd’hui. Attention à ta tête, le tunnel s’abaisse, ici… C’était des fœtus de six mois et demi. Bien formés…

« Des fœtus de ton espèce, reprit la voix de Philos dans les ténèbres après une longue interruption : des petits homo sap.

— QUOI ?

Philos s’arrêta dans le noir et Charlie l’entendit fourrager. D’un éboulis, il retira de nouveau un morceau de matière luminescente qu’il mit en place. Une caverne aux parois lisses et arrondies apparut. Probablement quelque énorme bulle crevant dans la roche en fusion, quand la montagne était un volcan…

— Ça s’est passé ici. (Philos montrait l’endroit d’un coup de menton.) Froure a essayé de me les cacher… Je n’aime pas que l’on cherche à me cacher des choses.

« Nous avons un peu exploré. Nous découvrîmes que toute la colline était criblée de cheminées. Elle ne l’est plus, à propos… Nous découvrîmes aussi un moyen de regagner Ledom, un trou vertical à une centaine de mètres de l’éboulement. Mais ce n’est pas tout. Nous avons également découvert une sortie. Un tunnel qui débouche de l’autre côté du « ciel ».

« J’étais blessé, j’avais du chagrin et j’étais en proie à la colère. Froure aussi. Il nous vint une idée folle. Les fractures de Froure étaient douloureuses mais pas dangereuses. Nous autres, Ledom, savons fort bien faire face à la douleur. Mais j’avais, moi, des blessures internes qui devaient être soignées. Nous décidâmes que je retournerais en arrière mais que Froure disparaîtrait quelque temps.

— Pourquoi ?

— Je voulais découvrir la vérité. J’avais perdu deux bébés, deux homo sap. Était-ce seulement moi ? Et si jamais je découvrais ce que j’avais peur de découvrir, je voulais que Froure et moi soyons loin de Ledom, suffisamment loin pour prendre au moins le temps de réfléchir…

« Bref, je devais rentrer et Froure rester en arrière. Je me ferais soigner et je reviendrais le plus vite possible. Je remontai par l’autre cheminée et nous provoquâmes un autre éboulement. Les équipes de secours me découvrirent et creusèrent tout naturellement à l’endroit que je leur indiquai. Froure resta donc introuvable, et pour cause. Mais ce second éboulement avait si bien été imité que je m’y étais blessé une seconde fois. Les soins durèrent beaucoup plus longtemps que je n’avais prévu. Je me hâtai de revenir — ils se montraient si compréhensifs, ils étaient prêts à me laisser prendre le deuil comme je l’entendais… Contre toute attente, j’espérais encore arriver à temps. J’arrivai trop tard. Froure avait accouché tout seul de ses deux enfants et l’un était mort… C’étaient deux homo sap.

— Philos !

— Oui, homo sap. Alors nous abordâmes au rivage des certitudes. Pour naître Ledom, il fallait naître dans Celui de la Médecine. Est-ce que cela évoque le moins du monde pour toi une mutation ?

— Bien sûr que non !

— Il n’y a pas eu de mutation, Charlie, voilà ce que Mielwiss voulait que tu saches. Et Froure est vivant, caché ici, comme notre petit homo sap. et c’est ce que, moi, je voulais te faire savoir.

C’était trop. Beaucoup trop. Charlie ne pouvait tout comprendre d’un coup et il procéda par petits morceaux.

— Mielwiss ignore que cela vous est arrivé ?

— Oui.

— Ton… Froure est vivant, il est ici ? (mais Nassiv avait dit que l’éboulement s’était produit il y a des années !) Depuis combien de temps, Philos ?

— Des années… Soutine, l’enfant, est presque aussi grand que toi, maintenant.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ? Vous couper de toute…

— Charlie, dès que j’en suis redevenu capable, je me suis mis en quête de tout ce que je pouvais trouver sur Ledom. Des questions que je n’aurais jamais songé à poser auparavant. Les Ledom sont des gens ouverts et honnêtes, mais ils sont humains et ont besoin d’une certaine intimité. Et je crois que le moyen qu’ils ont trouvé pour la sauvegarder, c’est… de répondre quand on leur pose des questions, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, mais de se taire tant qu’on ne leur demande rien. Disons le mensonge par omission, sous sa forme la plus atténuée. Il y a des secrets, dans Celui de la Science et dans Celui de la Médecine… Oh ! rien d’aussi ridicule que vos secrets militaires, « diffusion restreinte », « top secret », et autres absurdités. Mais des choses, bien des choses, à propos desquelles il ne viendrait à l’esprit de personne de poser des questions. Personne ne s’était jamais avisé, par exemple, de demander pourquoi notre check-up mensuel a lieu sous anesthésie totale et, ce, toute notre vie durant ; personne n’avait jamais demandé pourquoi nos bébés passaient toujours un mois en couveuse avant de nous être montrés. Et qui songerait jamais à poser des questions sur un truc aussi improbable que des expériences sur le voyage dans le temps ? D’ailleurs, je suis tombé sur le Contrôle Naturel par accident — enfin, j’ai appris son existence, parce que, lui, je ne l’ai jamais vu en personne — et je n’y aurais rien compris, sans la naissance de Soutine.

— Le Contrôle Naturel ?

— C’est un enfant, un homo sap. caché quelque part dans Celui de la Médecine. L’esprit maintenu en état de léthargie, pour leur fournir une espèce d’étalon, pour vérifier leur travail. Tu vois donc que nos trois mort-nés et Soutine ne sont pas les seuls homo sap. à être nés ici. C’est quand j’ai découvert l’existence de Contrôle Naturel que j’ai décidé que Soutine resterait caché ici — et donc Froure aussi, bien sûr. Quand Soutine est né, c’était une drôle de petite chose — tu me pardonneras, Charlie, mais pour nous, il était bizarre — mais nous l’aimions. Tout ce qui a pu se passer nous l’a fait chérir d’autant plus. Mielwiss ne l’aura pas.

— Mais alors… que va-t-il se passer ? Que comptes-tu faire ?

— Cela dépend de toi, Charlie.

— MOI ?

— Le ramèneras-tu avec toi, Charlie ?

Dans la pénombre argentée, Charlie chercha à apercevoir la silhouette enveloppée d’une cape, le fin visage sensible. Il songea à la dureté, à la souffrance, aux soins, à la douloureuse solitude de ces deux êtres aimants contraints de se séparer si souvent, tout cela à cause de l’amour qu’ils vouaient à leur enfant. Puis il songea à l’enfant, condamné s’il restait ici, à une vie de taupe, d’ermite et s’il rentrait à Ledom, à une existence de monstre, de souris de laboratoire… Mais s’il le transportait à sa propre époque, que se passerait-il ? Il ne connaissait ni la langue, ni les mœurs… cela risquait d’être pire que tout ce que Mielwiss pourrait faire.

Il fut sur le point de secouer la tête en signe de refus, mais l’angoisse déchirante qu’il lut sur les traits de Philos l’en empêcha. De toute façon… Osséon ne le permettrait pas ; Mielwiss s’y opposerait. (Mais souviens-toi — souviens-toi ? Tu connais la position à donner aux manettes, souviens-toi !)

— Est-ce que tu pourrais nous amener jusqu’à la machine temporelle, dans Celui de la Science, sans nous faire voir de personne ?

— S’il le fallait, oui…

— Il le faut. Je vais l’emmener.

Philos ne dit alors rien de spécial, mais il le dit d’une telle façon que Charlie Johns en fut récompensé au-delà de tout ce qu’il avait pu imaginer. Ses yeux sombres emplis de lumière, Philos murmura simplement :

— Allons prévenir Froure et Soutine !

Philos s’enveloppa complètement dans la cape épaisse, invitant d’un geste Charlie à en faire autant, puis il plaça ses deux mains, l’une au-dessus de l’autre, à plat sur la paroi rocheuse. Elles y trouvèrent probablement quelque mécanisme secret, toujours est-il qu’un pan de la roche lisse pivota, démasquant une ouverture de la taille d’un homme. Un souffle d’air glacé pénétra dans la caverne.

— C’est une espèce de sas, expliqua Philos, Le « Ciel » se termine là. Si le tunnel restait ouvert en permanence, il en résulterait à la longue une perte de pression qui finirait par éveiller des curiosités à la station de contrôle.

Charlie comprit alors que l’air tiède et vif de Ledom n’était pas seulement conditionné mais aussi pressurisé.

— C’est l’hiver, en ce moment, à l’extérieur ?

— Non, mais l’altitude… Je passe le premier pour te guider.

Il pénétra dans le trou d’homme, le pan de roc pivota derrière lui. Charlie vint se placer devant et posa les mains comme il avait vu faire Philos. La roche pivota de nouveau. Il fit un pas en avant et sentit le sas se refermer sur ses talons. Il se retrouva à flanc de montagne, sous les étoiles. Fut-ce le froid coupant qui lui serra la poitrine ? Fut-ce la vue des étoiles… ?

Dans la clarté des étoiles ils dévalèrent la pente, se laissèrent tomber, haletants, dans une espèce de crevasse peu profonde et, là, Philos trouva une porte. Il l’ouvrit d’une poussée et ils reçurent un souffle chaud au visage. Ils entrèrent, le vent referma la porte dans leur dos. Ils avancèrent et ouvrirent une seconde porte. Et là, courant à leur rencontre à travers une longue pièce au plafond bas, où crépitait un vrai feu de bois dans une vraie cheminée de pierres, courant à leur rencontre avec un sourire de bonheur, ils virent venir Froure et, dans son dos, courant aussi, Soutine.

Charlie Johns eut le temps de murmurer un mot unique avant de s’effondrer, évanoui. Et ce mot, ce mot était LAURA !

* * *

— Il y a des moments où ça te flanque la trouille de regarder autour de toi, dit Herb.

Jeanette est occupée à tremper du pop-corn dans des petits bols de colorants alimentaires pour que Davy puisse se confectionner un collier indien. Davy n’a que cinq ans mais il est très habile avec du fil et une aiguille.

— Eh bien, regarde ailleurs ! Qu’est-ce que tu regardes ?

— Écoute la radio ! Écoute-moi ça !

Une voix est en train de vagir une chanson. Les paroles ont quelque chose à voir avec les sortilèges de l’acné juvénile et l’accompagnement au piano serait susceptible d’en donner — de l’acné juvénile — à un vieillard, pour peu qu’il soit mélomane.

— Qui est-ce qui chante ?

— Alors là, vraiment, je n’en sais rien, dit Jeanette que la conversation ennuie. Qu’est-ce que tu m’offres ? Un porte-clés, si je devine ? Comment veux-tu que je perde mon temps à reconnaître les Frères Quelque Chose du Trio Charivary, ils chantent tous de la même façon.

— D’accord, d’accord, mais qui ? Qui est-ce ?

Elle dépose à contrecœur le pop-corn et le pot d’écarlate pour mieux écouter.

— C’est le chanteur borgne monté sur un cheval aveugle qui montrait toutes ses caries avant-hier à la télé ?

Herb triomphe.

— Et voilà ! Tu penses à ce minet de gouttière qu’ils appellent Debsie. Autrement dit, un type, un mec, un garçon. Or, c’est une femme, une nana, une nénette, parfaitement !

— Sans blague ! (Elle écoute la voix qu’une série de glissandi amène à la fin de la chanson pendant que le piano entrechoque ses dents de chameau.) Tu sais que tu as raison !

— Je sais que j’ai raison et il y a de quoi te flanquer la trouille. (Il fait claquer le magazine qu’il était en train de lire.) Je suis justement en train de lire Al Capp, tu sais, la bande dessinée, Al Capp, qui dit qu’on peut enfin de nouveau reconnaître les filles des garçons dans les illustrations des magazines. Les plus jolis sont les garçons. Bon, je suis en train de lire ça et qu’est-ce que j’entends à la radio ? Une chanteuse qui s’arrange pour avoir précisément la qualité de voix qui fait qu’on la prend pour un garçon avec une voix de fille.

— Et ça te flanque la trouille ?

— Ça pourrait finir par devenir gênant, annonce-t-il d’un ton enjoué. Si l’on permet à ces gadgets de se reproduire, on va bientôt se retrouver avec une mutation sur les bras, on pourra vraiment plus discerner…

— Idiot ! Les mutations ne se produisent pas comme ça !

— Je le sais, figure-toi. Ce que je voulais dire c’est qu’à ce train-là, si une vraie mutation s’amenait, on ne s’en apercevrait même plus !

— Tu ne crois pas que tu vas un peu loin à partir de pas grand-chose ?

— Peut-être bien. Seulement, et je parle très sérieusement, est-ce que tu n’as jamais l’impression qu’une espèce de force obscure s’est mise à l’œuvre qui tend à transformer les femmes en hommes évitchéversa ? Regarde la Russie. On n’avait jamais vu une expérience sociale de cette dimension transformer tant de millions de femmes en chevaux vapeur ! Et les Chinois ! Les bonnes femmes ne sont pas sitôt sorties de leurs pantoufles de bébé où les maintenait la domination sadique des féodaux, qu’elles ont enfilé des bleus de travail pour aller pelleter du charbon quatorze heures par jour au coude à coude avec leurs frères. Ce n’est jamais que l’autre face du disque qu’on vient d’entendre !

Jeanette plonge un grain de pop-corn dans l’écarlate.

— Alors, là, tu te goures complètement, fillette : l’autre face, c’est Strangers in the night.

* * *

— Tu as dit — Laura… et puis tu…

Charlie leva les yeux vers les poutres du plafond.

— Je suis désolé, dit-il faiblement, il y a sans doute trop longtemps que je ne dors pas. Je suis désolé.

— Qu’est-ce que Laura ?

Charlie se dressa sur son séant, avec l’aide de Philos. Il regarda celui qui avait parlé, un Ledom aux cheveux bruns mais aux yeux gris, aux traits fins mais vigoureux, aux lèvres bien dessinées, comme faites pour le sourire.

— Laura était celle que j’aimais, dit-il simplement. (Avec la simplicité, peut-être, qu’aurait mis un Ledom dans cette réponse.) Tu dois être Froure.

Et puis il regarda encore, il regarda encore l’autre.

Timide. À côté, mais pas derrière, à côté du pilier soutenant la poutre qui soutenait à son tour le plafond de roche. Un vêtement ledom, de tissu biostatique, au grand col rigide, laissant la partie inférieure du corps entièrement nue, à l’exception du sporran soyeux. Un visage… Un JOLI visage, ni garçonnier, ni trop beau et, bien sûr, ce n’était pas Laura ; simplement, elle avait la chevelure de Laura.

ELLE.

— Soutine, dit Philos.

— Tu n’as pas cessé de dire il, cria stupidement Charlie.

— En parlant de Soutine ? Bien sûr. Quoi d’autre ?

Et cela lui revint, mais oui, suis-je bête ! Quoi d’autre ! Philos s’exprimait dans la langue de Ledom, avec son pronom unique, pas plus masculin que féminin. C’était lui, Charlie, qui s’était chargé de la traduction par « il » plutôt que « elle ».

Il dit à la jeune fille :

— Vous avez des cheveux semblables à ceux de Laura.

Timidement, elle dit :

— Je suis heureuse que vous soyez venu.

Ils refusèrent de le laisser dormir. Ils n’avaient pas le temps, c’était impossible. Mais ils lui donnèrent à manger et le laissèrent se reposer un peu. Philos et Froure faisaient le tour de la maison, à demi souterraine et à demi bâtie au bord d’une espèce de mesa, inaccessible à tout ce qui était dépourvu d’ailes, entourée de bois et de prés dans lesquels, lui dit-on, Soutine avait abattu un daim avec un arc et des flèches. Philos et Froure faisaient le tour de la maison sans se cacher, ils sanglotaient, ils pensaient ne jamais la revoir. Ce fut alors seulement que Charlie commença à se demander ce qui allait bien pouvoir advenir des deux Ledom une fois qu’il aurait emmené Soutine. Comment appeler ce qu’ils faisaient — de la trahison ? Quelle était la sanction prévue ? Il ne pouvait s’en enquérir : la langue ne possédait aucun mot pour exprimer le concept de punition.

Ils quittèrent la maison, gravirent la pente, pénétrèrent dans le sas. Ils enterrèrent le bloc luminescent qu’ils y avaient laissé. Ils prirent le tunnel pour gagner la cheminée et, là, enterrèrent le second bloc. Ils se débarrassèrent de leurs capes et les dissimulèrent et ils sortirent dans le vallonnement vert, sous le ciel d’acier de Ledom. Ils prirent la direction de Celui de la Médecine, marchant lentement, deux par deux, comme des amants, car Philos et Froure étaient amants et Charlie devait soutenir Soutine parce qu’elle était morte de terreur.

Quand ils approchèrent de Celui de la Médecine, Froure ralentit l’allure et vint se placer à côté de Charlie et de Soutine, tandis que Philos marchait seul, devant. Peu de gens risquaient de se souvenir de Froure, mais si l’on apercevait Philos, le solitaire, marchant de compagnie, comme un amoureux…

Et tout au long du chemin, tandis qu’il soutenait Soutine, lui prodiguant conseils et encouragements, Charlie Johns ne cessait de remuer dans sa tête des pensées brûlantes, lancinantes.

— Ne crie pas, lui dit-il calmement quand ils abordèrent le métro.

Il aurait bien aimé avoir quelqu’un à ses côtés pour lui dire ça, la première fois ! Une fois passé le seuil du hall sombre, il se retourna et la prit dans ses bras, l’obligeant doucement à appuyer sa tête au creux de son épaule. Elle était souple comme une jeune lionne mais, quand commença leur chute verticale, la terreur la rendait rigide. Crier ! Tu parles… Elle n’arrivait même pas à respirer !

Et « dans » le « métro », elle se contenta de se tenir à lui, fermement agrippée, à lui faire mal, de ses doigts fins et fermes, les yeux et les lèvres fermés. Mais quand l’ascenseur qui l’avait si proprement estomaqué la première fois les projeta vers les étages supérieurs, elle se mit à rire !

Et il se réjouit pour elle, oubliant un instant les pensées qui tournoyaient dans sa tête…

— aimez-vous les uns les autres…

— vision d’un homme muni d’un utérus greffé s’accouplant avec un autre homme muni d’un utérus greffé.

— fierté lucide des enfants que l’on adorait…

— main de Grocide et de Nassiv en bois patiné…

— scalpels et aiguilles trafiquant une nouveauté artificielle, créée par l’homme, dans les entrailles de nourrissons…

— et la distance séparant — la distance infime — ou s’il n’y avait pas de différence du tout ? — séparant la grâce divine d’une plaisanterie obscène…

Ils s’élevèrent comme des flèches le long du singulier bâtiment, Charlie étouffant contre son épaule le rire sauvage de Soutine. Ils pénétrèrent dans le silence éclatant du laboratoire d’Osséon. Il ne sera pas là, se dit Charlie Johns.

Mais il y était. Il se détourna des appareils devant lesquels il s’affairait et vint vers eux, sans sourire.

Il dit : — Philos, tu n’as rien à faire ici aujourd’hui.

Philos, très pâle, ouvrit la bouche pour parler quand « OSSEON ! » cria Froure.

Osséon n’avait pas reconnu Froure, ou peut-être ne l’avait-il pas vu du tout. Il tourna la tête pour faire justice de cette interruption et son regard se riva, se figea, se colla sur le Ledom « mort » depuis si longtemps. Froure sourit, joignit les mains et le champ-miroir s’ouvrit comme une corolle — quelle habileté, quelle délicatesse dans la mise en scène et le minutage ! Car le savant n’avait pas sitôt vu de ses yeux le visage si reconnaissable et cependant « impossible » qu’il fut remplacé par sa propre image. Alors même qu’il doutait du témoignage de ses yeux, on lui dérobait son regard !

— Enlevez ça, dit-il d’une voix rauque. Froure, est-ce bien toi, Froure ?

Il s’approcha de la surface intangible du miroir ; Philos se glissa derrière Froure et lui prit l’anneau des mains ; Froure fit deux pas de côté tandis que Philos emmenait à travers la pièce Osséon hypnotisé comme un oiseau. Puis Philos fit disparaître le miroir et se tint souriant, devant le savant éberlué.

— Osséon ! cria Froure dans son dos…

Et pendant tout ce temps, Charlie Johns travaillait, s’échinait à mettre dans la position correcte les cadrans de contrôle de la machine temporelle. Il les régla, un, deux, trois… quatre… puis il enfonça l’interrupteur et jeta Soutine dans la machine, par la porte ouverte, avant de plonger lui-même derrière elle, refermant la porte d’un coup de talon au passage. La dernière chose qu’il vit fut Osséon qui, comprenant enfin, écartait rudement Froure pour se précipiter sur les commandes.

Charlie et Soutine se retrouvèrent emmêlés sur le sol capitonné. Ils se tinrent immobiles un moment, puis Charlie se leva. Voyant que la jeune fille tremblait, il s’agenouilla près d’elle.

— Je voulais… leur dire adieu, souffla-t-elle.

— Tout ira bien, il tentait d’être apaisant. (Il lui caressa les cheveux. Tout à coup — était-ce une réaction de défense ? — il éclata de rire.) Regarde-nous !

Ce qu’elle fit, tournant vers lui ses yeux effrayés mais attentifs. Il dit :

— J’étais en train de me demander de quoi nous aurons l’air, tous les deux, en costume de carnaval, dans mon escalier !

Elle tira sur son col empesé, sur le bas de sa tunique.

— Je ne saurai jamais quoi faire. Je suis tellement… (Elle caressa la soie de son sporran.) Même ça, dit-elle du ton de la confession désespérée, n’est pas réel, je n’ai jamais… Tu crois que les gens le sauront, là où nous allons ?

Il cessa aussitôt de rire.

— Jamais. Ils ne le sauront jamais.

Il avait parlé d’une voix égale.

— J’ai tellement peur…

— Tu n’auras plus jamais besoin d’avoir peur, lui dit-il.

Et moi non plus, songea-t-il. Philos n’aurait pas voulu la renvoyer vers l’époque précise où l’humanité mettrait le feu aux poudres… Et… pourquoi pas ? N’aurait-il pas jugé que cela valait le coup de lui assurer seulement une année, un mois, au milieu de ceux de son espèce, même si elle devait périr avec eux ?

Il aurait aimé pouvoir interroger Philos.

Elle dit : — Combien de temps cela va-t-il prendre ?

Il jeta un coup d’œil à la ligne de l’épaisseur d’un cheveu qui marquait le contour de la porte.

— Je n’en sais rien. Osséon a dit que c’était instantané — du côté ledom. J’imagine, ajouta-t-il, que la porte ne s’ouvrirait pas pendant… (Il ne sut que dire : « le fonctionnement », « la marche », « le voyage » ? Tous les mots semblaient inappropriés.) Si la porte est déverrouillée, c’est que nous sommes arrivés.

— Tu vas essayer ?

— Bien sûr, dit Charlie.

Il ne s’en approcha pas, n’osa même pas la regarder.

— N’aie pas peur, lui dit-elle.

Il fit demi-tour et ouvrit la porte.

* * *

— Dieu bénisse Papa, Moman, et Grandmanman Sally, et Grandmanman Félix et même Davy, psalmodie Karen sur un air plus karénien que grégorien. Et pis…

— Vas-y, ma chérie, quoi encore ?

— Mmmm. Et pis Dieu bénisse Dieu, Amen.

— C’est très gentil, ça, ma chérie. Mais… pourquoi ?

— Ben… ze demande à Dieu qu’y bénisse tous ceux qui m’aiment…

* * *

Charlie Johns ouvrit la porte dans un grand éclat de lumière, un grand éclat argenté, un grand éclat provenant d’un ciel métallique, immobile, éternel, emplissant tout l’horizon sur lequel se détachait la silhouette de Celui de la Médecine.

— Tu as oublié quelque chose, dit une voix.

C’était Mielwiss.

Derrière Charlie, dans son dos, un bruit étranglé. Sans se retourner, les dents serrées, il lance :

— Ne bouge pas ! Reste où tu es.

Aussitôt, Soutine le bouscule, sort en courant de la machine, passe devant les commandes, devant Mielwiss, devant Grocide, devant Nassiv, devant Osséon qui, tous, la regardent fixement se jeter à terre à côté de Philos et Froure, qui sont allongés, étendus, qui gisent là, plutôt, les mains posées à plat sur l’abdomen, les pieds trop détendus…

Pendant quelques instants, on n’entend rien que les soupirs et la respiration haletante de Soutine.

— Si vous les avez tués, dit Charlie, vous avez en outre tué leur enfant.

Personne n’émet le moindre commentaire, jusqu’à ce que Nassiv baisse les yeux, une façon de répondre. Mielwiss dit d’une voix douce :

— Eh bien ?

Charlie comprend qu’il fait allusion à sa première remarque.

— Je n’ai rien oublié du tout. J’avais chargé Philos de vous faire un rapport. Dans la mesure où j’ai promis quoi que ce soit, j’ai tenu mes promesses.

— Philos n’est pas en état de rapporter quoi que ce soit.

— C’est votre faute. Et votre promesse à vous ?

— Nous tenons nos promesses.

— Alors, pas de temps à perdre.

— Nous voulons d’abord connaître tes réactions à Ledom.

Que me reste-t-il à perdre ? songe-t-il. Mais rien, en lui, ne s’apaise ni ne s’adoucit. Les yeux réduits à l’état de fentes, il dit à voix basse et posée :

— Vous êtes le plus pourri ramassis de pervers qui ait jamais eu le bon sens de vivre cachés dans un trou comme des rats.

Une espèce de frisson les parcourt tous. Puis :

— Qu’est-ce qui t’a fait changer, Charlie Johns ? Il y a quelques heures, tu pensais grand bien de nous. Que s’est-il passé ?

— La vérité.

— Quelle vérité ?

— Il n’y a pas de mutation.

— Le fait que nous le fassions nous-mêmes cause donc une telle différence ? En quoi est-ce inférieur à un accident génétique ?

— Simplement, parce que vous le faites. (Charlie inspire profondément et crache presque.) Philos m’a révélé votre âge. Pourquoi ce que vous faites est mal ? Des hommes épousent d’autres hommes. Inceste, perversion, il n’est rien de répugnant que vous ne fassiez !

— Crois-tu, demande courtoisement Mielwiss, que ton attitude soit singulière ou serait-elle partagée si le gros de l’humanité était mis au courant ?

— Opinion unanime à cent deux pour cent ! gronde Charlie.

— Et cependant, une mutation nous aurait rendus innocents ?

— Une mutation aurait été naturelle. Oseriez-vous en dire autant de vous-mêmes ?

— Bien sûr ! Et toi ? Et l’homo sap. ? Existe-t-il des degrés de « nature » ? Qu’est-ce qu’une particule cosmique responsable d’une mutation génétique de hasard a de plus naturel que la force de l’esprit humain ?

— La particule cosmique obéit aux lois de la nature. Vous, vous les abrogez !

— Homo sap. a été le premier à abroger la loi naturelle de la survie des plus aptes, dit Mielwiss calmement. Dis-moi, Charlie Johns, que feraient les homo sap. si nous partagions le monde avec eux s’ils connaissaient notre secret ?

— On vous exterminerait jusqu’au dernier, à moins qu’on ne décide de conserver un ou deux petits pédés monstrueux pour les montrer dans les foires, c’est tout ce que j’ai à te dire. Je veux m’en aller !

Mielwiss pousse un soupir. Nassiv dit tout à coup :

— D’accord, Mielwiss, tu avais raison.

— Nassiv a toujours soutenu que nous devrions partager nos secrets et le champ-A et le cérébrostyle avec homo sap. Quant à moi, je pensais que vous réagiriez effectivement comme tu viens de l’annoncer. Le champ-A deviendrait une arme et le cérébrostyle un appareil à violer les consciences.

— C’est probablement ce que nous devrions faire pour vous rayer de la surface de la terre. Allez, ça suffit. Mettez en route votre foutue machine à remonter le temps.

— Il n’y a pas de machine à remonter le temps.

Les genoux de Charlie se dérobèrent littéralement sous lui. Il se détourna pour regarder la grosse citrouille d’argent.

— C’est TOI qui as dit que c’était une machine temporelle. Nous n’avons jamais rien dit de la sorte. Tu as dit à Philos que c’en était une, il t’a cru…

— Osséon…

— Osséon a préparé une petite mise en scène. Une montre avec un cadran inversé. Un volume d’entrées et de sorties. Mais c’est toi qui as cru ce que tu voulais croire. Vous êtes coutumiers du fait, vous autres homo sap. Vous vous laissez faire par le premier venu, pourvu qu’il vous aide à croire ce que vous voulez croire.

— Tu avais dit que vous me renverriez !

— J’avais dit que nous te réintégrerions dans ton état initial, et c’est ce que nous allons faire.

— Vous vous êtes servis de moi !

Mielwiss approuve d’un hochement de tête, presque joyeux.

— Sortez-moi de là ! fulmine Charlie Johns. Je ne comprends rien à tout ce que tu radotes ! (Il montre du doigt la jeune fille en larmes.) Et je veux Soutine. Vous vous en êtes très bien tirés sans elle jusqu’ici.

— Je pense que ce serait justice, dit Grocide.

— Quand désires-tu…

— Maintenant, tout de suite, tout de suite !

— Fort bien.

Mielwiss lève une main et c’est comme si elle a le pouvoir de faire chacun retenir sa respiration. Et Mielwiss prononce un mot de deux syllabes :

— QUES — BOU.

Charlie Johns tremble de la tête aux pieds et, élevant lentement les mains, s’en couvre les yeux.

Au bout d’un moment, Mielwiss demande doucement :

— Qui es-tu ?

Les mains de Charlie Johns retombent.

— Quesbou.

— Ne t’inquiète pas, Quesbou. Te voilà redevenu toi-même, tu n’as plus à t’inquiéter.

Stupéfait, Grocide souffle :

— Je n’aurais jamais cru cela possible…

Doucement, calmement, Osséon dit :

— C’est son vrai nom. Suggestion post-hypnotique… Mais Mielwiss va vous expliquer…

Mielwiss parle : — Quesbou : te souviens-tu encore des pensées de Charlie Johns ?

L’homme qui avait été Charlie Johns dit d’une voix pâteuse, comme endormie : — Vaguement… comme dans un rêve, comme une histoire qu’on m’aurait racontée…

— Viens ici, Quesbou.

Confiant, comme un enfant, Quesbou s’avance. Mielwiss lui prend la main et, contre le biceps du jeune homme, il applique une petite sphère blanche de la taille d’une balle de ping-pong. La petite sphère se dégonfle comme une baudruche. Sans un bruit, Quesbou s’effondre. Mielwiss le rattrape adroitement et l’emporte à côté de Froure et Philos où il l’allonge sur le sol. Il regarde dans les yeux effrayés et perdus de Soutine.

— Tout ira bien, mon petit ; ils se reposent seulement un peu. Vous serez bientôt réunis.

Avec des mouvements très lents, pour ne pas l’effrayer, mais en même temps très sûrs, il la touche avec une autre des petites sphères…

* * *

Jeanette raconte à Herb ce qu’a fait Karen : elle demande à Dieu de bénir Dieu, parce qu’elle demande à Dieu de bénir tous ceux qui aiment Karen.

— C’est bien ce que fait Dieu lui-même, dit Herb avec insolence.

Mais ses paroles restent suspendues, là, et, lentement, l’insolence se dissout…

— Je t’aime, dit Jeanette.

* * *

Et les dirigeants de Ledom purent enfin conférer tranquillement.

— Mais, il y a bien eu un vrai Charlie Johns ? demanda Nassiv.

— Oh ! oui, bien sûr…

— Ce… ce n’est pas très gai, dit Nassiv. Quand j’ai soutenu que nous devrions partager avec homo sap., c’était dans une discussion un peu abstraite… Rien de réel, en quelque sorte, rien que des noms, des mots. (Il soupira.) Je l’aimais bien, il… il avait l’air de comprendre certaines choses. Comme notre statue, Le Créateur, oui, et aussi le festin…

— Oui, pour ce qui est de comprendre, il comprenait, dit Osséon, sarcastique, mais j’aurais bien aimé voir ce qu’il aurait compris si nous lui avions dit la vérité sur nous-mêmes avant de lui montrer la statue et le festin !

— Qui était-ce, Mielwiss ?

Mielwiss échangea un regard avec Osséon et haussa vaguement les épaules avant de répondre.

— Autant vous le dire. Il était à bord d’une machine volante d’homo sap. qui s’est écrasée dans la montagne non loin d’ici. Elle s’était désagrégée dans les airs. La plus grande part a brûlé et est tombée sur l’autre versant. Mais un morceau est tombé en plein sur notre « ciel » et y est resté accroché. Charlie Johns était dedans, très gravement blessé, avec un autre homo sap. déjà mort. Or, vous savez que le ciel est camouflé en montagne, mais enfin ce ne serait pas une trop bonne chose que des équipes de sauveteurs viennent y fourrer le nez de trop près.

« Osséon a suivi la catastrophe dans ses instruments et, à l’aide d’un champ-A de transport, a récupéré l’épave. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui sauver la vie, mais il était trop grièvement blessé. Il n’est jamais sorti du coma. Je me suis arrangé, simplement, pour prendre un enregistrement complet de son esprit sur cérébrostyle.

Osséon commenta :

— C’est l’enregistrement le plus complet que nous ayons réalisé jusqu’à ce jour.

— Nous avons alors eu l’idée, Osséon et moi, d’utiliser l’enregistrement pour savoir ce qu’homo sap. penserait de nous s’il apprenait notre existence. Il suffisait de supprimer le ça et le moi de quelqu’un par l’hypnose pour les remplacer par ceux de Charlie Johns. Puisque nous disposions de Quesbou, c’était très simple.

Grocide tournait la tête de droite et de gauche, encore éberlué.

— Mais enfin nous n’avions jamais entendu parler ne serait-ce que de l’existence de ce Quesbou !

— Le Contrôle Naturel ? Non, c’est normal. Il fait partie de l’équipement de laboratoire de Celui de la Médecine. Nous n’avons jamais eu aucune raison d’en parler à qui que ce soit. Il était bien traité et même heureux, je crois, encore qu’il n’ait jamais rien connu d’autre que ses propres quartiers, dans Celui de la Médecine.

— Tout cela a bien changé maintenant, dit Nassiv.

Grocide demanda :

— Que va-t-il leur arriver, à Quesbou et aux autres ?

Mielwiss sourit :

— Sans notre inimitable Philos qui s’est arrangé pour cacher l’enfant et Froure pendant toutes ces années — et quand je dis cacher j’affirme que je ne me suis jamais douté de rien ! — je serais bien en peine de répondre à cette question. On pourrait difficilement condamner Quesbou à retrouver son existence confinée, maintenant qu’il a été Charlie Johns, même s’il considère tout l’épisode comme un rêve. N’oublions quand même pas qu’une bonne part de son expérience est loin d’avoir été un rêve — après tout, il a bel et bien visité en personne Celui de la Science, Celui de la Médecine et Celui des Enfants. Cependant, il est trop âgé pour pouvoir être transformé en Ledom, sinon de façon partielle ; et je ne commettrais pas une chose pareille sur sa personne.

« Mais l’enfant Soutine nous fournit une autre possibilité. Sauriez-vous deviner laquelle ?

Grocide et Nassiv échangèrent un coup d’œil.

— On pourrait leur bâtir une maison ?

Mielwiss secoua la tête.

— Pas au sein de Celui des Enfants, dit-il d’un ton sans réplique. Ils sont trop… différents. Aucune attention, aucun amour même, ne suffirait probablement à combler ce fossé. Ce serait trop leur demander, et peut-être même présumer de nos propres forces. N’oublie jamais qui nous sommes, Grocide — ce que nous sommes et pourquoi nous sommes. L’humanité n’a jamais atteint au plein épanouissement de sa raison, de son objectivité, jusqu’à aujourd’hui, parce qu’elle s’est toujours empêtrée dans ses dichotomies empoisonnées. En nous, le concept même de différence autre qu’individuelle est aboli. Or Quesbou et Soutine ne sont pas différents en tant qu’individus ; ils sont littéralement d’une autre espèce. Nous autres, Ledom, pourrions probablement faire mieux qu’eux face à une telle situation, mais nous sommes encore neufs, trop jeunes, inexpérimentés ; nous n’en sommes qu’à la quatrième génération…

— Vraiment ? demanda Nassiv. Je pensais… En fait, je ne pensais pas, c’est-à-dire, je ne savais pas.

— Peu d’entre nous savent ; peu d’entre nous s’y intéressent et ça ne présente d’ailleurs guère d’intérêt. Nous sommes conditionnés pour regarder devant nous, pas derrière. Mais dans la mesure où cela pèse sur notre décision concernant Quesbou et Soutine, je vais vous dire brièvement comment Ledom est apparu.

« Je ne pourrai qu’être bref, car nous savons fort peu…

« Il y avait un homo sap. un très grand homme — était-il reconnu pour tel parmi les siens, je l’ignore. Cela paraît pourtant probable. Je pense que c’était un spécialiste de physiologie ou un chirurgien ; de fait, il dut être les deux à la fois, et bien d’autres choses encore. L’humanité lui faisait mal au cœur. Non tant par le mal qu’elle commettait, que par tout le bon qu’elle s’acharnait à détruire en elle-même. Il lui apparut qu’après les quelques milliers d’années où elle s’était comme à plaisir réduite elle-même en esclavage, l’humanité allait maintenait inévitablement se détruire elle-même, à moins que ne voit le jour une société capable de se tenir au-dessus de toutes les partisanneries qui l’avaient déchirée et ne respectant rien d’autre que l’humanité.

« Peut-être a-t-il travaillé seul pendant longtemps. Je sais que vers la fin un certain nombre de gens qui partageaient son opinion se joignirent à lui. Son nom, leurs noms, nous sont inconnus. Quand l’humanité veut honorer, elle imite et il souhaitait que nous ne copiions rien d’homo sap. qui puisse être évité.

« Ses amis et lui nous ont faits, ils ont conçus notre mode de vie ; ils nous ont donné notre religion, le cérébrostyle et les premiers rudiments du champ-A ; puis ils ont conduit la première génération à maturité.

— Mais alors, s’écrie soudain Nassiv, certains d’entre nous les ont connus !

Mielwiss haussa les épaules.

— C’est probable. Mais qu’ont-ils connu ? Ils s’habillaient, agissaient, parlaient comme des Ledom ; l’un après l’autre ils moururent ou disparurent. Un bébé, un petit enfant, accepte le monde qui l’entoure tel qu’il est. Nous quatre, nous sommes des enseignants, des maîtres, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est ce qu’ils étaient.

« Et tout ce qu’ils nous aient jamais demandé fut de garder l’humanité en vie. Pas son art, sa musique, sa littérature, son architecture. Non. L’humanité elle-même, au sens le plus large, son être. L’être de l’humanité.

« Nous ne constituons pas réellement une espèce. Nous sommes des « constructions » biologiques. Pour parler très froidement, on pourrait dire que nous sommes une espèce de machine, dotée d’une fonction. Notre fonction est de garder l’humanité en vie alors même qu’elle est en train de périr assassinée et, longtemps après sa mort…

« DE LA RESTITUER !

« Et tel est l’unique aspect de Ledom dont nous n’ayons jamais rien dit à Charlie Johns, parce que, jamais, il n’aurait pu le croire. Aucun homo sap. ne le voudrait ni le pourrait. Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, un groupe ayant accédé au pouvoir n’a eu la sagesse d’abdiquer, de renoncer, sans être soumis à des pressions considérables.

« Notre mission est d’être ce que nous sommes, de rester tels que nous sommes, de préserver les techniques de culture et d’artisanat, d’entretenir les deux routes qui plongent au cœur de l’être — la religion et l’amour — et d’étudier l’humanité comme elle ne s’est encore jamais donné la peine de s’étudier : de l’extérieur vers l’intérieur. De temps à autre, nous devrons rencontrer homo sap. pour voir s’il est enfin prêt à vivre, à aimer et à adorer sans l’aide des béquilles que constitue une bisexualité artificiellement implantée. Quand il le sera — et il le sera forcément, devrions-nous attendre dix mille, quinze mille ans — nous autres, Ledom, nous disparaîtrons purement et simplement. Nous ne sommes pas une utopie. Une utopie est quelque chose de complet, d’achevé. Nous sommes passagers, gardiens — un pont, si vous voulez…

« L’accident qui a amené Charlie Johns ici nous a fourni l’occasion de vérifier quelles seraient les réactions d’homo sap. à l’idée même de Ledom. Vous avez vu ce qui s’est produit. Mais l’existence de Soutine nous offre une nouvelle occasion, la première de voir si homo sap. peut être conduit jusqu’à sa propre maturité.

— Tu veux dire leur fournir l’occasion de fonder une nouvelle…

— Non, pas une nouvelle humanité. L’ancienne, mais avec une chance de vivre sans haine. De vivre, comme tous les jeunes, en s’appuyant d’abord sur l’épaule d’un aîné.

Grocide et Nassiv échangèrent un sourire.

— Notre spécialité…

Mielwiss leur rendit leur sourire mais secoua la tête.

— Philos, je crois, Philos et Froure. Qu’ils restent ensemble, ils l’ont bien mérité. Qu’ils vivent à la limite de Ledom « au bord du ciel » — ils en ont l’habitude. Et que les jeunes humains ne connaissent qu’eux et se souviennent de nous ; puis que leurs enfants et les enfants de leurs enfants se souviennent d’eux et fassent de nous un mythe…

« Quant à nous, nous les observerons de loin mais sans relâche, peut-être les aiderons-nous parfois par accident, par hasard ; s’ils ne réussissent pas, ils échoueront et, s’ils échouent ils mourront, comme l’humanité est morte déjà dans le passé…

« Et un jour, par une autre route, nous saurons recommencer l’humanité, ou peut-être rencontrer de nouveau l’humanité… Je ne puis dire. Ce qui est certain, c’est qu’un jour, d’une façon ou d’une autre (quand nous nous connaîtrons bien nous-mêmes), nous accéderons à la certitude ; alors Ledom s’effacera et l’humanité pourra enfin commencer.

Par une nuit étoilée, Philos et Froure se sont assis devant leur maison, dans l’air maigre et froid. Il y a une heure que Soutine et Quesbou sont repartis, après un vrai dîner de famille, pour regagner leur chaude cabane de rondins au toit de gazon, là-haut, sur la mesa boisée.

— Froure… ?

— Oui… ?

— Les jeunes…

— Je sais, dit Froure, difficile de mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose qui cloche.

— Peut-être que ce n’est pas important… peut-être seulement la grossesse…

— Peut-être…

Une voix vient des ténèbres étoilées :

— Philos… ?

— Quesbou ! Mais que diable… aurais-tu oublié quelque chose ?

Il sortit de l’ombre, il avançait lentement, la tête basse.

— Je voulais… Philos ?

— Oui, mon enfant, je suis là.

— Philos, c’est Sou, elle est… elle n’est pas heureuse.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je… (Il rejeta soudain le visage en arrière et sur ses joues crépusculaires brillèrent des étoiles : des larmes.) Sou est merveilleuse mais… mais je ne cesse pas d’aimer quelqu’un qui s’appelle Laura, et je n’y peux rien, rien ! éclata-t-il.

Philos lui passa le bras autour des épaules et rit mais d’un rire si doux, si plein de compassion que c’en était une caresse.

— Mais ce n’est pas ta Laura, c’est celle de Charlie, murmura-t-il. Charlie est mort maintenant, tu sais…

Froure dit :

— Oui, petit frère, souviens-toi de l’amour, de tout l’amour, mais oublie Laura…

Quesbou dit :

— Mais il l’aimait tant…

— Froure a raison, dit Philos. Il l’aimait. Garde l’amour. Il est plus grand que Charlie — il est toujours vivant. Prends-le et fais-en présent à Sou.

Soudain… soudain Philos crut à une gloire sur son visage — mais non, c’était le ciel soudain embrasé. Les étoiles disparurent. Froure poussa un cri. Le ciel métallique, le ciel d’argent de Ledom recouvrait maintenant leur mesa.

— Ainsi, l’heure est venue, l’heure a fini par venir, dit Philos. (Il éprouvait une profonde tristesse.) Je me demande quand Osséon sera en mesure de le retirer… Quesbou, cours voir Soutine, vite ! Dis-lui que tout va bien, dis-lui que le ciel d’argent nous protège.

Quesbou partit à toute vitesse. Froure cria dans son dos :

— Dis-lui que tu l’aimes.

Sans ralentir, Quesbou se détourna à demi dans sa course, il fit un geste du bras comme aurait fait Charlie Johns, et disparut dans les bois.

Froure soupira, mais aussi, il rit un peu.

Philos dit :

— Je crois que je ne le lui dirai pas… c’est un trop bel amour pour le gâcher… pauvre Charlie. Sa Laura en a épousé un autre, tu sais…

— Je ne le savais pas !

— Oui — tu sais bien qu’on peut interrompre un enregistrement au cérébrostyle en n’importe quel point. Osséon et Mielwiss ont très naturellement choisi d’arrêter Charlie Johns alors qu’il débordait d’amour. De cette façon, il y avait des chances qu’il comprenne un peu mieux Ledom. En fait, les souvenirs de Charlie allaient un peu plus loin.

— Il était dans cette affaire volante parce qu’il fuyait une…

— Hélas ! non. Il s’est simplement fatigué d’elle et c’est pour cela qu’elle en a épousé un autre. Voilà ce que je ne voulais pas dire à Quesbou.

— Tu as raison, je t’en prie, ne le fais pas !

— Pour l’amour… des amateurs, gloussa Philos. En fait, Charlie gagnait un point de la côte, guère éloigné d’ici. Il y avait eu un terrible tremblement de terre et tu sais qu’il était conducteur d’engins… OH ! s’écria-t-il, levant les yeux.

Le ciel commença par vibrer, se brouiller, puis il étincela.

— C’est beau ! cria Froure.

— Les retombées, dit Philos, ces idiots remettent ça.

Il ne leur restait plus qu’à attendre.