antiqueThilliez,FranckOuroborosengThilliez,Franckcalibre 0.8.3623.1.201254743343-3d43-43bf-a668-1b0eca3536841.0

Ouroboros

Franck Thilliez

Le 14.

L’empreinte sanglante d’un pied nu. « La suivre au long d’une rue. »

La photo repose là, impeccablement rangée au milieu de mon album de mariage. Au bas du cliché, l’écriture du message, « La suivre au long d’une rue », est petite, noire, serrée. Comme sur une bande dessinée.

À ce moment exact, le monde s’effondre autour de moi. J’ai compris l’incompréhensible.

L’album m’échappe des mains. Ma tête se met à tourner. Le choc psychique est d’une violence inouïe. Je m’effondre sur le sol. Devant mes yeux fixes, dans la cheminée, les dessins originaux du tome III d’Ouroboros finissent de se consumer dans les flammes.

Avant de sombrer dans l’inconscience, je les maudis…

*

Le 15.

Je me réveille, couché sur le parquet de mon salon. Il fait sombre. Les nerfs à vif, je me traîne jusqu’à l’interrupteur et allume. Dans un premier réflexe, je cherche une bouteille de whisky sérieusement entamée, qui pourrait expliquer mon état. Je n’en trouve aucune à proximité. Dans l’âtre en pierre, des braises rougeoient silencieusement. Sur le sol proche de l’insert, je récupère une planche noir et blanc de bande dessinée, presque entièrement dévorée par le feu sur laquelle se trouve la marque d’un talon. Mon talon…

Entre mes mains, sur la feuille, subsiste tout juste une illustration, mal en point. Teddy, mon personnage flic, héros de ma trilogie Ouroboros, est assis à l’indienne. Il tient une enveloppe marron avec ce mot : « L’abîme ». Le feu a rongé toute la gauche du dessin, ne laissant subsister de mon personnage qu’une partie du corps et du visage. Apparemment, j’ai réussi à exprimer la crainte dans son œil droit, tiré son sourcil vers le bas et joué avec les ombres sur l’arête de son nez. Aucun doute, le trait est de ma main, et le dessin est parfaitement soigné.

Le problème, c’est que je ne me rappelle pas l’avoir réalisé.

Un regard rapide sur la date indiquée par ma montre me déstabilise plus encore. Nous sommes le 15. Or, le dernier jour dont je me souvienne est le 1er, date à laquelle je suis arrivé ici, ai rempli le réfrigérateur et me suis installé devant ma planche à dessiner, pour commencer à réfléchir sur le tome III.

Le 15… Quatorze jours échappés de ma mémoire. Un nouveau trou dans ma vie. Encore. J’en ai plus qu’assez. À cause de ces ennuis de mémoire, mon existence est fragmentée, presque dépersonnalisée. Je ne me rappelle aucun visage de ma jeunesse, par exemple, ni même de ma rencontre avec mon épouse Kathya. Pourtant, je n’ai jamais eu d’accident, me semble-t-il, ni de problèmes physiques particuliers. Je crois que depuis que ma femme a disparu, tout se dégrade dans ma tête. Si j’avais vingt ans de plus, je penserais immédiatement à Alzheimer, ou à une dégénérescence quelconque du cerveau. Mais je n’ai même pas trente ans, bon Dieu !

Je me touche le bas du visage, et mes doigts rencontrent une courte barbe. Je ne me rase jamais quand je plonge dans une nouvelle histoire, preuve que j’ai dessiné durant ces jours oubliés. Je fonce vers le réfrigérateur, il est aux trois quarts vide. Les poubelles, deux bouteilles de whisky, les canettes de Coca et de bière, s’entassent dans un coin. Cela signifie-t-il que j’ai passé tout ce temps reclus dans mon chalet, à imaginer, crayonner, scénariser ? Ces cendres, cette planche brûlée seraient-elles les vestiges de deux semaines de travail insatisfaisant ? J’enrage. Mince, si seulement je n’avais pas tout jeté au feu.

Je retourne dans le salon et remarque mon album de mariage, au pied d’un meuble au tiroir ouvert. Je le ramasse, le feuillette lentement. Je devais être terriblement triste, nostalgique pour le sortir. Peut-être est-ce d’ailleurs cette tristesse qui m’a poussé à tout brûler. Quand je pense à Kathya, je ne suis plus tout à fait moi-même.

Malgré le temps qui passe, les photos n’ont pas vieilli. Sur le papier glacé, je vois la traîne de sa robe se répandre dans l’herbe. Nous deux, sur le parvis de l’église. J’entends encore les pétards. Sur ces instantanés, il y a Kathya, moi, et un tas de gens que je ne reconnais pas.

En mai, cela fera deux ans que ma tendre épouse s’est volatilisée sans laisser de traces. Trois semaines après la sortie du tome II d’Ouroboros, autant dire que la fête a été gâchée. Pas de corps, aucune piste, nul motif plausible. L’enquête de police est toujours ouverte, mais je sais que les forces mobilisées pour retrouver Kathya sont démotivées. Plus personne n’y croit, sauf moi.

Assis en tailleur, je tourne les pages, me perds dans mes souvenirs. Avec les droits d’auteur, j’ai acheté ce chalet pour venir m’y ressourcer et écrire, seul. Un lieu hors du temps, coupé de tout, sans téléphone ni ordinateur. Juste mes crayons, mes encres de Chine, et la chaleur d’un bon feu. À mon arrivée ici, cette belle habitation était déjà décorée plus ou moins à mon goût, prête à m’accueillir. Je n’ai touché à rien, depuis.

Une photo attire mon attention et me refroidit. Je la sors de sa protection en plastique, les doigts tremblants. Sur la gauche du cliché, je vois distinctement l’empreinte sanglante d’un pied nu, colorant l’asphalte. À droite, je devine de gros rochers sombres et des broussailles. Et en bas, s’étale une phrase intrigante : « La suivre au long d’une rue. » C’est mon écriture, ou plutôt celle que j’utilise quand je travaille à un scénario. Petites lettres noires, serrées, en caractères d’imprimerie.

Je me relève, des questions plein la tête. Mon regard s’arrête alors sur l’appareil photo numérique posé sur son trépied, proche de la fenêtre. Je l’allume très vite et le bascule en mode « lecture ». La photo est bien là, seule sur la carte mémoire. Elle date du 1er, exactement, mon dernier jour de conscience… Que fiche cette horreur sur MON appareil photo ?

Sans hésiter, j’enfile mon blouson en cuir, m’empare de mon reflex numérique et sors. Un vent glacial circule entre les arbres de la forêt et me mord les joues. L’hiver est rigoureux, si implacable que je n’ai encore pu photographier aucun animal. Ici, au cœur des bois, l’air est tranchant comme un rasoir et empêche toute forme de vie.

Je pense savoir où a été prise la photo, l’endroit me parle. Je prends la direction du village. À la recherche de ma mémoire.

*

Je n’y connais personne. Aussi rarement que je m’y rende (j’ai dû y venir deux ou trois fois), ce sont en permanence les mêmes têtes que je croise, presque au même endroit. Elles sont peu nombreuses, en définitive. Quelle que soit la météo, une grosse femme, boudinée dans un long gilet gris, châle sur la tête, promène son chien, un vulgaire bâtard qui ne cesse de flairer le sol. Un homme en costume noir, attaché-case et chapeau de feutre, frappe à la porte de chaque habitation. On dirait un héros de film noir. Il entre, ressort presque aussitôt après et continue sa tournée. Il ne m’accorde jamais le moindre regard.

Dans ce lieu mortellement ennuyeux, sans commerces ni même bistrot, les rues étroites, pavées comme au Moyen Âge, sont en pente. On dirait qu’elles tombent dans le vide, et on ne peut y circuler qu’à pied, avec de bonnes chaussures pour ne pas glisser. Je me suis toujours demandé de quoi vivaient les gens, dans ces endroits perchés sur les gorges ou à flanc de montagne. Surtout l’hiver, où les températures descendent très bas. Font-ils leurs provisions pour plusieurs mois à la grande ville, avant de se cloîtrer ? De plus en plus, je pense à utiliser ce décor pour le dernier tome. Le théâtre idéal pour mon tueur, Dan Sullivan, qui soudain passerait de la grosse agglomération où il sévit à l’intimité d’une communauté isolée de la civilisation. Neige, accès par la route coupés, moyens de communication interrompus… Carnage en altitude. Un sacré défi pour mon flic Teddy, grand brun énigmatique, qui roule en Plymouth Belvedere 1957 sans rétroviseur intérieur et boit du whisky single malt douze ans d’âge. Exactement à mon image.

Avec appréhension, je descends le long des rues resserrées, en direction du ravin où s’ébroue un torrent. Les voies pavées peu nombreuses se ressemblent toutes et s’entrecroisent, comme pour former un labyrinthe. Les lourdes habitations de pierre se serrent l’une contre l’autre et m’écrasent. Je suis persuadé que même par beau temps, les rayons du soleil ne parviennent pas jusqu’au sol. Progressant en silence, je devine les présences silencieuses, derrière les rideaux crasseux des vieilles demeures. Pas des visages, juste des fantômes qui se demandent certainement ce que je cherche et ce que moi, l’homme du chalet, fais chez eux en plein hiver. À bien y réfléchir, je déteste cet endroit sans âme.

C’est à l’extrémité du village, entre la rue et le ravin, que je découvre l’objet de ma quête. Je me précipite, la gorge serrée. L’empreinte est toujours là, à demi effacée, comme jaillie de nulle part. D’autres traces, plus légères, presque invisibles, s’éloignent dans la rue, le long du précipice. Je me retourne et remarque une pierre tranchante, elle aussi maculée de sang. Ainsi, le propriétaire du pied surgissait probablement des fourrés, derrière, et s’est méchamment blessé avant de poursuivre. L’espace, entre les pas, est large. Bien trop large pour une marche normale. Il devait s’agir d’une course. Ou d’une fuite.

J’applique mon pied sur l’empreinte, pour établir une comparaison. Vu la taille, je mettrais ma main au feu qu’il s’agit d’une femme, ou d’un adolescent. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Tout de suite, je songe à Kathya, je pense à elle en permanence. L’espoir de la retrouver un jour me torture autant qu’il m’encourage. Il n’y a rien de pire que de ne pas savoir.

Je prends une photo, sors l’exemplaire papier de ma poche et compare les deux clichés : ils sont rigoureusement identiques, notamment en ce qui concerne la hauteur de la prise de vue. Ce qui signifie que moi, Charly, suis déjà venu ici il y a quinze jours, ce fameux 1er. Comment expliquer ma présence au village, moi qui ne m’y rends jamais ? Est-ce que je me promenais, comme je le fais souvent en cherchant l’inspiration ? Ai-je découvert cette empreinte par hasard, alors que je voulais descendre vers le torrent ? Qu’ai-je fait ensuite, après avoir pris la photo ?

Je décide alors de suivre la rue, dans le sens des pas, et comme l’indique le mot au bas de la photo : « La suivre au long d’une rue. » En contrebas, les flots, gonflés par les précipitations récentes, rugissent. Au-dessus, le ciel plane uniforme, noir, comme de l’encre de Chine renversée sur un buvard. Il va neiger, j’en suis sûr. Sur ma gauche, quelques maisons, alignées, volets encore fermés, dominent le vide. J’ai froid. Soudain, j’imagine une femme, nue, en pleine nuit, courir à perdre haleine et brutalement sombrer dans l’abîme. Tout en marchant, je me frotte les épaules vigoureusement.

Cent mètres plus loin, la voie dévie sur la gauche et contourne le village, tandis qu’un chemin caillouteux file vers la droite et dévale brusquement en direction du torrent. J’hésite, puis m’aventure dans la pente dangereuse, accroché aux branchages et aux rochers. J’arrive enfin sur la berge, haletant. Je n’aperçois rien de suspect dans l’eau. De toute façon, avec le courant, un corps aurait été emporté à des kilomètres. Le regard aux aguets, je remonte le lit de la rivière et aperçois une marque pourpre, sur les galets, à quelques mètres en amont. Je me précipite. Du sang, encore. De trace en trace, j’arrive devant une étroite cavité naturelle, dans la falaise. J’y entre, courbé et pas rassuré du tout. Moi dont les dessins ne reflètent que des univers sombres, je ressens pourtant une peur de gamin. Instantanément, une odeur âcre me saute à la gorge. Plissant les yeux, le nez dans le blouson, je découvre un corps nu, en état de décomposition avancée, assis au creux d’un rocher comme s’il se reposait.

Au bord de la nausée, je m’approche. Une grosse enveloppe marron repose sur le bassin tailladé du cadavre, avec, dessus, le prénom de mon héros : Pour toi, Teddy. Mes yeux remontent vers le visage rongé par l’obscurité et la putréfaction. Je peine soudain à respirer. Je connais cette femme, cette longue chevelure rousse et ces yeux qui, jadis, étaient d’un bleu océan. La main devant la bouche, je recule, bute contre un rocher, tombe.

Comment cela est-il seulement possible ?

Tétanisé, je regarde l’enveloppe qui m’est indirectement adressée. Je la prends délicatement en tremblant avant de sortir de la grotte pour retrouver la lumière du jour. J’ai cru que j’allais étouffer.

Ça y est, il neige. Des flocons épais, abondants, qui cachent le bord du ravin. Le décor s’étire, irréaliste, effroyable. D’une main glacée, j’arrache le papier kraft, puis regrette mon geste. Je ne devrais peut-être rien toucher, tout laisser en place et appeler la police de la grande ville, à trente kilomètres de cet endroit maudit. Mais j’ai trop peur. S’il y a le prénom de mon héros, c’est que je suis concerné, et peut-être même impliqué, d’une façon ou d’une autre.

De l’enveloppe, je sors une autre photo, ainsi qu’un message manuscrit. C’est, sans aucun doute, l’écriture de Dan Sullivan, le tueur en série d’Ouroboros.

Autant dire mon écriture.

Sur la photo, je me vois, moi, face à mon album de mariage, en train de porter à mes yeux le cliché avec l’empreinte ensanglantée. On dirait qu’elle a été prise depuis l’extérieur du chalet, par la fenêtre, il y a tout juste quelques heures.

Le message indique :

« Si tu préviens la police, je ferai en sorte qu’ils découvrent un couteau avec tes empreintes dessus. Laissons-nous le temps de jouer un peu.

Pour commencer, débarrasse-toi de ce corps. Et laisse-toi guider, la suite va arriver très vite.

D.S. »

*

J’ai cherché le couteau partout, sans succès. Le corps comporte exactement treize blessures, franches, profondes, toutes au niveau du bassin. Un acte d’une sauvagerie sans égale. Pas de doute, un malade mental reproduit au détail près le mode opératoire de Dan Sullivan, imite mon écriture de scénariste et a décidé de m’impliquer, moi, l’auteur, dans son plan machiavélique.

Il veut que Teddy le traque.

Longtemps, je regarde la neige tomber, tout en réfléchissant à ma situation catastrophique. Si je décide d’appeler la police, je risque de sombrer dans une situation dont je ne pourrai me sortir. Car tout m’accuse. La victime ressemble comme deux gouttes d’eau à Vicky Vandamme, mon héroïne-enquêtrice d’Ouroboros, qui travaille avec mon flic Teddy. Jusqu’au vernis noir sur ses ongles, ou la marque de ses chaussures, des Converse. Comment, en outre, expliquer aux flics que j’ai retrouvé un cadavre à partir d’une photo qu’apparemment, j’ai prise moi-même il y a quinze jours ? Et comment pourront-ils croire à mes trous de mémoire ? Ils me prendraient pour un assassin, un fou, et même les deux.

Je jette un œil au cadavre. Ça me fait tout drôle de voir, en chair et en os, un sosie presque parfait de la partenaire de Teddy. J’ai l’impression de la connaître, sans vraiment que ce soit le cas. J’ai mal au cœur. Et si c’était moi qui…

Je repousse très vite cette pensée. Je ne suis pas schizophrène, je ne souffre pas de dédoublement de la personnalité et je n’ai surtout rien d’un meurtrier. J’ai une vie saine, normale, comme tout le monde, malgré de noires obsessions qui n’existent que dans ma tête et sur mes bandes dessinées. D’ailleurs, la photo de moi, prise alors que je regardais mon album de mariage, prouve que je n’y suis pour rien.

Je réfléchis. J’ai sans aucun doute affaire à un fervent lecteur de mes œuvres. Un taré qui connaît l’endroit où je m’isole pour travailler, qui m’a suivi et s’est montré capable de trouver une victime incroyablement ressemblante à mon héroïne. Une pensée horrible m’assaille. Et si le meurtrier de cette inconnue était le kidnappeur de ma femme ? Et s’il avait poussé son délire jusque-là ? En effet, il m’adresse cette lettre en m’appelant Teddy. Et l’épouse de Teddy, comme la mienne, a mystérieusement disparu. Mon flic doit, normalement, la retrouver dans le tome III. Vivante ou morte, je ne sais pas encore…

J’en ai la chair de poule. Sans plus hésiter, je tire le corps au fond de la grotte. Cette femme, je la regarde une dernière fois. Puis je la jette dans une faille, qui semble s’enfoncer de plusieurs dizaines de mètres sous la terre. Ce trou me facilite tellement la tâche. J’y pousse aussi les galets ensanglantés de la berge et le rocher dans le repli duquel elle se tenait, assise, comme pour m’attendre.

Je me frotte les mains avec dégoût. Personne ne viendra ici avant l’été, et encore. Le torrent est trop fougueux, la berge trop étroite pour que des vacanciers osent s’y aventurer. Seuls, peut-être, quelques pêcheurs à la truite seront dans le coin mais jamais ne s’engageront au fond de cette gorge sinistre. J’espère seulement, de tout cœur, que cette femme n’est pas une habitante du village…

Très vite, je remonte vers la rue. Avec la neige, l’humidité, les empreintes de sang ne tarderont pas à s’effacer. Du moins, je l’espère.

Blanc comme un linge, je détourne la tête en apercevant la grosse femme avec son chien. Je reprends mon souffle quand elle bifurque dans une ruelle, sans faire attention à moi. L’homme à l’attaché-case termine sa tournée de je-ne-sais-quoi, ses épaules et son chapeau recouverts d’une fine pellicule blanche qui tranche sur le noir de son costume. Je le vois disparaître au loin, lui aussi. Qui est-il, exactement ? Et où se cachent tous les gens de ce village ? Où se trouvent leurs voitures, leurs enfants ? À bien y réfléchir, j’ai l’impression d’être dans un décor de carton-pâte, derrière lequel se terrent des marionnettes sans vie.

Nauséeux, je remonte dans ma Plymouth, une voiture que je traîne depuis des années et des années. Malgré son âge, elle n’a jamais eu de panne ni d’accident. Seul le rétroviseur intérieur, disparu, n’a pas été remplacé. J’ai l’impression qu’elle me suivra toute mon existence, alors que je ne me souviens même plus où, ni quand je l’ai achetée. Le plus incroyable, c’est que je n’ai jamais cherché à le savoir. Aujourd’hui, comme chaque fois d’ailleurs, je pense que c’est bizarre. Mais demain, je m’en ficherai. C’est toujours ainsi. Souvent, je me dis que quelque chose cloche au fond de ma cervelle.

Avant de démarrer, je me regarde dans le rétroviseur extérieur. Sale tête de déterré. Mes traits sont tirés, mes cheveux, d’ordinaire d’un blond assez clair, sont plus ternes, presque foncés tant le ciel est noir. Une épaisse barbe me dévore le bas du visage. Drôle de métamorphose, pour un peu, je ne me reconnaîtrais pas.

Je roule vers le chalet. Alentour, paysages uniformes, roche, forêt, et absence totale de vie. Je veux vite rentrer, je n’ai plus qu’une hâte : brûler cette maudite lettre, la photo du pied ensanglanté et me laver les mains…

*

Le 18.

Je viens de passer trois jours effroyables, enfermé dans le chalet, à guetter par la fenêtre et à cauchemarder. Moi qui ai toujours trouvé dans le sommeil l’apaisement, j’ai peur de m’endormir. Mes rêves sont atroces. Je suis incapable de me les rappeler clairement, mais on dirait que des mains de marionnettistes cherchent à disloquer mon corps, le torturer, le tirailler de tous les côtés. Quand je me réveille, trempé, j’ai étrangement mal aux muscles et aux os, comme si j’avais couru un marathon. J’ai en tête l’image horrible de ces hommes qui se transforment en loups-garous, dont on voit le nez s’étirer, les mâchoires s’écarteler, les omoplates saillir dans le dos. Je ressens le même malaise.

Une fois éveillé, j’ai souvent l’épouvantable sensation d’être observé par quelque chose que je ne peux identifier. Pas uniquement depuis l’extérieur du chalet, mais de partout. Comme si une présence malsaine flottait dans l’air, invisible et oppressante. Parfois, je perçois des chuchotements, et même des crissements, semblables à ceux d’une plume sur le papier. Sous la douche, tout à l’heure, j’ai eu l’impression de milliers d’insectes grouillant sur ma peau, je me suis gratté jusqu’au sang. La plus violente des crises se produit souvent en pleine journée, et peut durer de longues heures. Un interminable calvaire, à rendre fou. Je ne trouve le repos et l’apaisement que dans la nuit. Est-ce que je deviens un malade mental ? Qu’arrive-t-il à mon organisme, à mon esprit ? Est-ce la solitude, l’alcool qui me rongent à ce point ?

Par-dessus tout, je n’arrête pas de penser au cadavre, à mon geste insensé dans la grotte. À ce tueur sadique, qui rôde dans les environs. Plusieurs fois, j’ai eu envie d’appeler la police, de tout lui raconter. Puis je me suis raisonné. Je me suis dit que si je n’avais eu aucune nouvelle, c’est que personne ne recherchait le corps. Ou alors, on le recherchait, mais ailleurs… Loin, loin d’ici.

Pour l’instant, je ne risque rien. À penser ainsi, je me dégoûte.

Ce matin, j’ai avalé deux comprimés contre les maux de crâne, avec un doigt de whisky. Quand je me suis avancé de nouveau vers la fenêtre, j’avais l’impression que des arbres avaient changé de place. Je ne vais pas bien, je le sais, mais comme Teddy, je n’arrive plus à m’empêcher de picoler. L’alcool me grille la tête.

Je veux me regarder dans un miroir, histoire de voir l’éclat mort de mes yeux, mais prends soudain conscience qu’ici, il n’y en a aucun. Je n’ai jamais pensé à en rapporter… Comment peut-on vivre sans miroir ? L’ancien propriétaire devait être un homme étrange. Peut-être un vampire.

Vêtu de ma robe de chambre, je me précipite dehors, dans le terrain détrempé par la fonte de la neige. Pour me rendre compte que mes rétroviseurs sont arrachés, brisés, et mes quatre pneus, crevés. Le souffle coupé, je rentre en courant et m’enferme à double tour.

*

Le 20.

Les jours passent, encore. J’aurais dû fuir, demander de l’aide. Je ne l’ai pas fait. On dirait qu’une présence, à l’intérieur de mon être, me retient ici, contre mon gré, et que ses mains invisibles m’agrippent, surtout la journée. Hier matin, j’ai voulu me mettre en route vers le village pour dénicher des pneus, mais à peine avais-je fait quelques pas qu’une voix lancinante m’ordonnait de rentrer : mon propre corps ne m’obéissait plus. J’ai commencé à suer, me sentir mal, et, étreint par la douleur de mes os et de mes muscles, j’ai fini par me résigner. Le chalet, cette forêt effroyable, emprisonnaient mon corps et mon esprit.

Mais ce soir, quand viendront la nuit et l’apaisement, je me jure de sortir de cet endroit, de faire réparer ma voiture et de rentrer chez moi.

Pour l’instant, je suis assis devant ma planche à dessiner. Je ne peux plus rester inactif, je ne supporte plus les crissements imaginaires, les murmures, les gratouillements sur mes bras, mes aisselles, mon visage. Alors, je décide de commencer le tome III d’Ouroboros. Je vais fonctionner à l’intuition, ce qui est complètement contraire à ma façon de travailler. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai déjà une histoire qui, précisément, se met en place dans ma tête. Ou tout au moins, un début d’histoire.

La mienne, depuis mon arrivée ici.

Dans le tome II, mes héros, Teddy et Vicky, enquêtent sur une série de meurtres sordides qui ensanglantent la capitale. À la fin de l’histoire, Lucille, la femme de Teddy, disparaît, probablement enlevée par l’assassin. Je dis probablement, car le lecteur reste dans le doute, même s’il a quelques soupçons. Évidemment, moi je sais, en qualité d’auteur et scénariste, qu’elle a été kidnappée par Dan Sullivan. Selon le bon sens, le tome III doit poursuivre la narration là où elle s’est arrêtée.

Je décide, en quelques minutes, que l’histoire commencera et se déroulera ici en totalité. J’imagine déjà un duel, entre Teddy et Dan, dans les décors splendides de ces montagnes. Qui des deux l’emportera ? Je l’ignore encore, je verrai au fil du temps. Mais il n’est pas impossible que je fasse triompher le Mal, histoire de surprendre mes lecteurs.

Je bois une goutte de whisky single malt et attaque mes dessins sans me poser de questions. J’aime mon personnage de Teddy, il m’habite en permanence, même quand je ne dessine pas. Je connais ses gestes, ses pensées, ses habitudes, parce qu’ils sont les miens. Quand il tient une arme et court dans les rues, c’est moi qui entends le bruit de ses pas sur les pavés. Je suis à son image, il est à la mienne, même si j’ai voulu nos physiques différents. Il est brun, moi blond. Mes yeux sont bleus et les siens, noirs. De corpulence à peu près identique (il est un peu plus lourd que moi), nous sommes frères et amis. Je ne me contente pas de dessiner mes scènes, je les vis, c’est sans doute ce qui donne tant de réalisme à mon œuvre.

Dans ce début d’histoire du tome III, j’imagine donc Teddy, nostalgique, qui feuillette son album de mariage, dans un chalet où il a passé sa nuit de noces, il y a si longtemps. J’inspire profondément, les yeux vides…

Teddy a décidé de faire le point dans ce coin perdu, un jour ou deux, avant de reprendre la traque de Sullivan. Il découvre alors cette étrange photo, avec l’empreinte de pied ensanglanté. Qui l’a mise là, pourquoi ?

J’esquisse le dessin de la scène telle que je l’ai vécue : Teddy, le regard grave, l’étrange photo dans la main. Sur la partie inférieure de la case de la BD, j’indique : « La suivre au long d’une rue ». J’incline la tête, les sourcils froncés. Ça me fait bizarre, j’ai comme une impression de déjà-vu. Perturbé, j’imprime la photo du pied nu que j’ai prise au bord du ravin (j’ai brûlé l’original), et la place à côté de mon dessin. Méticuleusement, j’y transcris le même message et la glisse dans l’album de mariage, pour voir si mon étrange sensation se confirme. C’est le cas…

Un peu perturbé, j’en reviens à mon scénario. J’imagine très bien les scènes à venir : Teddy descend au village, suit la piste de la photo et tombe sur le cadavre de sa partenaire Vicky, et l’enveloppe à son prénom : « Teddy ». Déchiré, anéanti, il comprend que le tueur le provoque, lui, et veut l’affronter en duel. Un face-à-face sanglant, entre le Mal et le Bien. Alors, Teddy accepte le contrat. Il se débarrasse du corps en le poussant dans une faille, retourne au chalet et attend patiemment que Sullivan lui dicte la suite des événements, avec une seule idée en tête : tuer l’ignoble meurtrier de ses propres mains…

*

Le 24.

Je suis épuisé. Finalement, je suis resté cloîtré trois jours et demi, ne dormant que par intermittence, absorbé par Ouroboros et la manière dont esquisses et monologues prenaient vie sous mon crayon. Teddy frémit en moi, nuit et jour, je le sens tellement proche, presque en fusion avec mon être.

Les crises ont continué. Tiraillements, douleurs musculaires et ligamentaires, j’ai même eu mal aux mâchoires et aux globes oculaires. Quant à la voix, j’essaie d’en faire abstraction. Je sais qu’elle n’est que dans ma tête, et qu’elle finit toujours par partir.

Malgré ces passages difficiles, j’ai dessiné quatre planches complètes en noir et blanc, sans voir le temps passer. Si mes journées sont perturbées, chaotiques, la nuit, je n’ai plus de limites. Teddy prend vie, il déplace ma plume et j’ai juste à me laisser guider par son influx. Je n’ai jamais travaillé aussi vite, le trait glisse, franc et léger à la fois, les textes paraissent couler de source.

Les dessins sont superbes : le ravin, le torrent, le village, que j’ai traité comme un endroit énigmatique, avec ses façades de pierre et ses vieux rideaux crasseux qui ne laissent filtrer aucune lumière. Sans oublier ce chalet, cerné d’un réseau d’arbres inquiétants. Mon personnage principal, Teddy, se révèle sombre et charismatique. Éprouvé par son passé et son enquête, cheveux en pagaille, esprit torturé, il reste enfermé, cogite, boit du whisky single malt et fait le bilan de sa vie. Doit-il se laisser aller ou poursuivre sa traque ? Par la suite, j’ai décidé de limiter sa présence dans les scènes, privilégiant le décor, l’ambiance et le mystère. Dans ce début, j’aime cette accroche avec la photo, ce départ centré sur une intrigue dont je ne possède pas encore la clé. Si je n’avais pas été pratiquement à court de nourriture, j’aurais continué. Mais j’avais prévu du ravitaillement pour deux semaines environ. Et on est déjà presque fin février. Je pourrais encore, au grand maximum, tenir trois ou quatre jours. De toute façon, je dois rentrer, retourner à la ville. J’ai des obligations, avec mon éditeur notamment, et il faut absolument que je m’éloigne de cet endroit et de ses secrets, avant de devenir complètement barge.

Je vais tenter une expédition au village. J’attends donc que le soir tombe, que mes démons intérieurs se taisent enfin et que mon corps sorte de cette glu qui l’empêche d’agir. Dans un tiroir, je prends une torche, une Mag-lite noire et puissante, comme celle de mon héros. J’embarque aussi le Sig Sauer noir que je me suis certainement procuré après la disparition de ma femme. En fait, je le suppose. Parce que cela aussi, je l’ai oublié.

Blouson en cuir, comme Teddy. J’ai un peu de mal à l’enfiler, j’ai dû grossir à cause de l’alcool, de cette nourriture sommaire dont j’ai pris l’habitude, ces derniers temps. Et surtout, je ressens une douleur partout, jusque dans les os des orteils.

Je sors. La météo n’a pas varié, j’ai l’impression qu’une encre indélébile a coulé dans le ciel, que les ombres se sont répandues indéfiniment sur la terre. La nuit s’étale, profonde, sans lune. Le village n’est pas très loin, quelques kilomètres, j’espère y trouver une âme charitable qui pourra appeler un dépanneur. À pied, sous le faisceau de ma lampe, je longe la route, enfoui dans mon manteau, écharpe sur le nez. Pas d’emprise sur moi cette fois, pas de crissements ni de gratouillements, je me sens libre, « normal ». Évidemment, durant ma longue marche, je ne croise personne, tout est mort, alentour. Après cette nuit, j’ai décidé de ne plus jamais venir au village. D’ailleurs, je vais peut-être le revendre, ce chalet…

L’amas de maisons serrées autour de ses ruelles est identique à lui-même, sans chaleur, austère. La nuit, de surcroît, il se métamorphose en une masse terrifiante. Je mémorise cette image incroyable pour de futurs dessins, le décor de mon tome III est tout tracé. Je constate qu’il n’y a aucun éclairage public. Même pas d’astre dans le ciel pour m’aider. Je m’arrête, deux secondes, et ferme les yeux : aucun bruit, pas un souffle de vent ni un bruissement d’ailes. Comme si la terre s’était arrêtée de tourner et que le temps s’était figé.

Parcourant une rue au hasard, je frappe à une première porte et n’obtiens aucune réponse. Normal, en pleine nuit, ces gens doivent être extrêmement méfiants… Je recommence, à côté, puis en face. Les rideaux sales, opaques même sous les rayons de ma lampe, ne se soulèvent pas. Aucune lumière ne s’allume, aucun craquement d’escalier ou de bois n’indique une présence. Je bifurque dans une impasse. Ici, les maisons sont plus basses qu’ailleurs, il faut descendre quelques marches pour atteindre la porte.

Échec sur échec. Je ne comprends pas. À la dernière habitation du cul-de-sac, je frappe plus fort. J’en viens à cogner aux fenêtres, sans succès. J’en ai marre, il me faut absolument de l’aide pour mes pneus. Je ramasse une pierre et la balance à travers la vitre. Au moins, ils réagiront.

Mais rien… Je me mets à crier dans l’obscurité, impuissant. Je dois errer en plein cauchemar, c’est la seule explication.

Malgré la frousse qui me prend à la gorge, je décide d’entrer dans cette maison. Du coude, je dégage les éclats de verre dans l’encadrement et pénètre à l’intérieur.

Je n’en crois pas mes yeux.

Les pièces sont vides. Pas un meuble, pas une âme, pas même de lustres ni d’ampoules. Aucun interrupteur. Comme si… Comme si personne n’avait jamais habité ici. Je promène mes doigts sur les murs, au sol, et regarde le bout de mes phalanges : pas un grain de poussière. Je ne cherche pas plus loin, je sors très vite, affolé. Peut-être cette maison-ci n’est-elle plus habitée ? Ou alors, quelqu’un d’autre va emménager, et est venu tout nettoyer récemment ? Pourquoi pas l’homme au chapeau ? Un prospecteur ? Un agent immobilier ?

Mais pourquoi avoir laissé ces rideaux sales aux fenêtres ? Pourquoi faire croire que quelqu’un habite ici, alors qu’il n’y a personne ? Ça ne rime à rien.

Je dois comprendre. Je brise la fenêtre d’une autre maison. Puis une autre, puis encore une autre. Vides. Toutes vides, sans exception. Pas d’interrupteur ni de signe quelconque qu’il y a eu, un jour, des habitants. J’écume les rues, casse à tour de bras, crie toujours plus, mais seul l’écho de mon propre désespoir me répond. J’ignore ce qui se passe, mais il faut absolument que je foute le camp de cet endroit maléfique.

Et, quand j’arrive au chalet, hors d’haleine d’avoir couru, mon rayon lumineux dévoile l’inimaginable. Une enveloppe marron est clouée sur la porte. Dessus est écrit : « L’abîme »…

*

Je suis fou. Pourrait-il en être autrement ? Dans la main droite, je tiens donc cette enveloppe avec ce mot écrit de mon écriture ou plutôt, de celle de Dan Sullivan. Dans l’autre main, je tiens une planche de dessin à demi consumée, sur laquelle je vois l’illustration de ma main droite tenir la même enveloppe, sur laquelle est écrit également « L’abîme ». Entre ce reste d’illustration brûlée, dessinée dans le passé, et la réalité que je suis en train de vivre, là, maintenant, le 25, il n’y a aucune différence.

J’ai la tête qui tourne et j’éprouve le besoin de me rallonger sur le canapé. Ai-je vraiment perdu la raison, au point d’avoir tout imaginé ? Le village fantôme, le cadavre dans la grotte, ces lettres, écrites de ma propre main… Et si rien de tout cela n’était réel ? Si cela n’existait que dans ma tête ?

Mes yeux se ferment, mon esprit s’évade, mais je refuse de me laisser aller. J’ai besoin d’affronter ce cauchemar maintenant. Faire face à l’incompréhensible. Je sais que je ne suis pas fou.

Le jour commence à se lever, bientôt, l’Emprise – il me faut bien lui donner ce nom – va prendre possession de mon corps et m’engluer. Je réfléchis longuement et envisage toutes les éventualités susceptibles d’expliquer une situation pareille. Le tour est vite fait, il n’y en a aucune de plausible. La moins stupide d’entre elles me glace le sang : du 1er au 15, j’ai inventé, puis dessiné un scénario que je suis en train de vivre maintenant.

Et ce scénario que je suis en train de vivre, eh bien… je le dessine de nouveau. C’est comme un serpent qui se mord la queue. Ouroboros. Bon sang, c’est le titre de ma trilogie…

D’un geste violent, je repousse mes planches sur le côté et me prends la tête dans les mains. Je ne sais plus quoi faire. Comment agirait Teddy à ma place ?

Il boirait un verre d’abord, affronterait ce qu’il y a dans l’enveloppe. Alors, j’imite Teddy. Je finis les derniers centilitres de whisky, cul sec. Je considère mes mains tremblantes. Mes doigts ont gonflé, mes ongles ont poussé. Que m’arrive-t-il ?

Avec appréhension, j’arrache le papier kraft. Qu’est-ce que Dan Sullivan m’a réservé, cette fois ? Je découvre juste un message, griffonné sur un morceau de papier, avec mon écriture imitée, évidemment : « Dans le tiroir de la commode de ta chambre… D.S. »

Encore un jeu macabre. Ce malade mental est venu chez moi, dans mon intimité. Tous mes poils se dressent. Je me précipite dans la chambre, ouvre le tiroir et y pioche pour trouver un autre album de photos : Kathya et moi, en vacances au Maroc. La destination également de Teddy et sa femme Lucille, au début du tome II…

Je comprends mieux pourquoi j’ai ouvert l’album de mariage, l’autre fois. Dans mon trou de mémoire, j’ai probablement reçu une première lettre de Sullivan, m’indiquant de chercher dans l’album. Il y a sûrement glissé le cliché avec l’empreinte du pied nu.

Je me retourne brusquement, pris d’une bouffée d’angoisse, persuadé qu’on m’observe. Mes yeux roulent dans leurs orbites. Je sens que l’être perfide qui habite cette demeure me palpe, glisse ses longues mains osseuses le long de mon visage, de mes reins. Le froid revient, je m’enveloppe de ma robe de chambre et me mets à feuilleter l’album. Comme je m’y attendais, je découvre une photo qui tranche avec la beauté des palmiers et des plages de sable blanc. Le cliché me désigne un endroit que je connais trop bien.

Le coffre de ma voiture…

*

Je vais sombrer, je le sens. La tempête qui se lève s’en prend à mes cheveux, les branches des arbres se tordent sur le ciel, toujours aussi noir. Pistolet dans la main, j’appuie sur le bouton du coffre qui s’ouvre dans un grincement macabre. Dans une bande dessinée, j’aurais matérialisé ce bruit par de grosses lettres noires barrant mon dessin. Pourquoi je pense à cela maintenant ?

Ce que je découvre dans le coffre me retourne l’estomac. Mes doigts impatients plongent dans la chevelure crasseuse, chassent les boucles brunes sur le côté pour dévoiler un visage qui me brûle le cœur. Nu, le corps est recroquevillé, immobile, les genoux repliés contre la poitrine. Les paupières sont baissées, la bouche sourit timidement. Je recule en gémissant. Cette victime ressemble à Lucille, l’épouse disparue de mon héros Teddy. Même physionomie, mêmes traits caractéristiques. Mes jambes vont me lâcher, je m’appuie contre un arbre.

Plus aucun doute, un sadique s’attaque à des personnages qui ressemblent aux héros d’Ouroboros, et me prend pour témoin de ses horreurs. Qui sera la prochaine victime ? L’être humain le plus proche de Teddy ? C’est-à-dire moi ? Non, non, Teddy et moi, on ne se ressemble que de l’intérieur. Dieu merci, nos physiques sont différents !

Les larmes aux yeux, je regarde l’arme à feu entre mes mains. Le contact de la crosse sur ma paume m’est étrangement familier, je sais que je pourrais tuer Sullivan d’un coup net et précis, alors que je n’ai jamais tiré de ma vie.

Transi, je m’approche de nouveau de l’arrière de ma voiture. Des larmes froides s’assèchent sur mes joues, je suis anéanti. Que faire à présent ? Que faire, bon Dieu ? Me débarrasser d’elle, comme j’ai fait lâchement pour Vicky ? La jeter dans un trou, elle aussi ? Non, je refuse cette fois. Je ne suis pas un meurtrier. Je vais m’habiller décemment et parcourir à pied les trente kilomètres qui me séparent de la ville. Tout leur expliquer. Et s’ils m’enferment, tant pis. Teddy agirait ainsi.

Et, tandis que je m’apprête à refermer le coffre, le corps de la femme se met à tressauter.

*

Je cours jusqu’au chalet, l’inconnue dans les bras. Elle respire. Très vite, je l’allonge dans le canapé, la couvre d’une couverture et lance de grosses bûches dans la cheminée. Son front est bouillant, j’y pose un linge humide. Son corps maigre et nu porte des marques de sévices. Elle a dû être entravée de longs jours, à voir ses ongles cassés et les brûlures de cordes à ses chevilles et ses poignets. J’ai mal pour elle, j’imagine son calvaire dans les mains de Sullivan. C’est moi qui l’ai bâti, ce monstre, je le connais par cœur. Pour l’imaginer, lui construire une âme, j’ai pris tout ce qu’il y avait de pire dans l’esprit humain : sadisme, cruauté, perversion… Aucune compassion, pas le moindre sentiment positif. Une machine destructrice. Si celui qui s’est substitué à mon tueur le copie à ce point, alors…

Pauvre femme, pauvre Lucille. Ses lèvres remuent, elle murmure dans son sommeil. Elle paraît si faible que je préfère ne pas la réveiller. Qu’ont vu ses yeux ? Où a-t-elle été enfermée ? À quoi ressemble son tortionnaire ? J’ai tant de questions à lui poser.

Longtemps je fais les cent pas, la main au front, cherchant une solution qui n’arrive pas. J’essaie de réfléchir, inutilement. Je mange des restes, sans appétit. Je n’ai qu’une hâte, qu’elle se réveille, qu’elle me raconte. Je me sens à présent si proche d’elle, si…

Je dois m’occuper, absolument, lâcher le trop-plein de douleur en moi, ou je vais crever d’angoisse. Je m’assieds derrière elle, face à ma planche à dessin, et me mets à crayonner compulsivement la noirceur qui m’habite. Aussi horrible et impensable que cela puisse paraître, la suite du scénario d’Ouroboros s’impose à mon esprit, je n’ai même pas à réfléchir. Il s’agit d’un jeu de piste macabre, où le tueur Dan Sullivan a décidé, après plus de deux ans, de rendre à Teddy sa femme, à moitié morte, à moitié vivante. Une femme zombie, libérée pour le faire souffrir davantage et lui montrer son emprise, sa force. En quelques coups de crayon, j’esquisse l’enveloppe kraft, clouée sur la porte. Puis Teddy, en train de l’ouvrir, assis en tailleur sur le sol, à l’identique de ce dessin retrouvé brûlé devant de la cheminée. Puis l’album de vacances au Maroc, la découverte dans le coffre et enfin, l’attente que Lucille revienne à elle.

Je me relève, en transe, le front trempé. J’ai dessiné à une vitesse effroyable. Teddy vibre en moi, je ressens ses angoisses aussi fort que les miennes. Il me fait mal, me blesse, me ronge de l’intérieur. Comme chaque fois, à chaque tome, il m’habite.

Soudain, Lucille remue sur le divan, je me précipite. Pourquoi ai-je pensé Lucille ? Ce n’est pas Lucille, c’est une inconnue qui ressemble à Lucille ! Ses yeux s’ouvrent brièvement, ils sont verts, évidemment, je le savais. J’y lis la terreur, l’effroi, puis un brutal apaisement lorsqu’elle m’aperçoit. Elle m’attire vers elle, m’étreint dans un long soupir. Je me laisse faire, au bord des larmes, et ferme les yeux. C’est Kathya qui revient le temps d’un souffle. Je me rappelle son parfum, sa poitrine qui se serre contre la mienne, j’aimerais que cet instant dure toute une vie. Lucille balbutie soudain une phrase que je ne comprends pas. Je m’écarte un peu, mon cœur bat si fort que je peine à respirer. Juste après, ses ongles cessent d’agripper mon dos, ses bras tombent mollement le long de son corps, elle a un dernier sursaut.

Elle ne respire plus.

Avec un cri, je me jette sur elle, frappe sur sa poitrine brûlante, m’acharne à la ramener à la vie. Elle est inerte, si inerte ! La chaleur quitte rapidement son corps, tandis que ma joue repose dans le creux de son épaule. J’ignore combien de temps je reste dans cette position. Cette femme que je ne connais pas, j’ai l’impression qu’elle m’arrache le cœur. C’est comme si je perdais Kathya, une seconde fois. Comme… de l’amour

Je me mets à pleurer. Seigneur, ce que je ressens, au fond de mes tripes, m’ébranle. J’aime cette femme que je ne connais pas.

Quand je me redresse, je n’ai plus la force de rien. Avec une délicatesse infinie, je porte le corps et sors sur le seuil du chalet. J’embrasse ses lèvres froides, longuement, puis tourne la tête. Une pelle est posée là, au bon endroit, contre la façade, telle une invitation à accomplir ma besogne.

Comme par hasard.

*

Le 27.

L’arme chargée repose entre mes mains, et j’attends, le visage fermé, imperturbable. Je ne rentrerai plus chez moi, dans la grande ville, je le sais. C’est ici que mon histoire doit se terminer, je le sens au fond de mon ventre.

Teddy m’habite de plus en plus, m’appelle, me harcèle. Il ne me lâche pas, j’ai besoin de finir le scénario de sa vie, c’est le seul moyen de m’en débarrasser. Malgré mon mal de crâne, ma peine, ma douleur, je me mets à dessiner. Je veux qu’il tue Sullivan, sans retard. Qu’il l’abatte de neuf balles en plein cœur. Et que l’affrontement ait lieu ici, au chalet.

En finir, en finir, en finir.

Teddy prend forme sous mes traits, dans mes veines et mon esprit. Je dessine son visage souffrant. Cheveux noirs, yeux noirs, visage émacié, avec une barbe épaisse. Comme je l’ai fait moi-même dans la réalité, Teddy allonge sa femme sur le fauteuil, les yeux pleurant d’amour et de chagrin. Il reste contre elle, longtemps, à gémir. Plus loin, lui et Lucille s’enlacent brièvement. Leurs regards se croisent, se parlent. Puis elle meurt dans ses bras. Un long hurlement barre en diagonale un dessin qui prend la moitié de la planche. J’en frissonne, tous mes poils se dressent et je hurle à mon tour.

Sur la dernière case de la page 11, Teddy enterre sa propre femme, les cheveux agités par le vent. Il hésite à se flinguer, mais se jure de trouver l’assassin, avant. Alors il attend dans le chalet, ici, comme moi. Il sait que Sullivan va venir le chercher.

Je me lève, les jambes flageolantes, vidé de mon énergie. Je récupère cinq minutes, puis vais continuer jusqu’au dénouement. Jusqu’à l’affrontement final. La BD sera courte, tant pis. Elle ne sera jamais publiée, de toute façon. En finir, vite, vite.

Je me frotte les tempes, le mal de crâne revient. Jamais je n’ai écrit une histoire aussi noire. Tous mes héros disparaissent, les uns après les autres, avec violence. En même temps, c’est exactement ce que je suis en train de vivre.

Je relis ces onze pages d’Ouroboros III, dans leur ensemble. Quelle horreur, c’est le meilleur scénario que j’ai jamais écrit. Aucun dialogue, quelques monologues, et beaucoup d’images. Je pense chef-d’œuvre, et me dis en même temps que je suis un monstre. Jusqu’à présent, cette BD n’est que la réalité… Ma réalité, celle que je ne contrôle pas.

Mais la fin, je vais la créer moi-même. Massacrer Sullivan.

Je tiens cette fameuse page 11 entre mes mains. Une nouvelle fois, l’illustration de Lucille, couchée sur le sofa et étreignant dans un ultime soupir Teddy, m’ébranle. Je promène mes doigts sur son visage, sur ses lèvres. Lucille redevient ce personnage des tomes I et II, que j’ai bâti de mes tripes et dont je connais les plus intimes pensées. Je ne voulais pas la faire mourir, je voulais qu’elle retrouve Teddy, à la fin de l’histoire, et qu’ils s’aiment avant que, peut-être, Teddy meure. Mais quelqu’un en a décidé autrement.

Quelqu’un. Comme si…

Soudain, je me fige, avec l’impression d’étouffer. Ma main tremblante parvient à saisir le feutre, à approcher la pointe noire de la bouche de Lucille et à noter une phrase. Cette même phrase que la vraie femme, allongée sur mon vrai sofa, m’a murmuré à l’oreille juste avant de mourir : « Chaque jour mes yeux n’attendent que toi…»

Les mots exacts que Lucille prononçait à Teddy dans leurs moments d’intimité…

*

Ça hurle dans ma tête, des suées m’envahissent, mon corps me donne l’impression de se disloquer et pourtant, j’avance en direction du village, en plein jour. Chacun de mes pas pèse des tonnes, je m’accroche aux branches et m’écorche pour ne pas faire demi-tour. La voix hurle dans ma tête, m’ordonne de rentrer, de lui obéir. Je ne céderai pas. Ni à elle, ni au monstre qui veut me voler ma liberté, m’absorber tout entier. Je ne suis pas un pantin.

Peu à peu, l’Emprise se résorbe, la voix, les gratouillements s’estompent. La crise est passée. Mais combien de temps avant la suivante ? Enfin, j’atteins les premières maisons du village maudit. C’est soudain là-bas, à une vingtaine de mètres devant moi, que je l’aperçois, comme toujours : la femme avec son chien. Elle marche dans ma direction, la tête baissée, le visage dissimulé sous un châle. Je l’appelle mais elle ne réagit pas plus que l’animal. Contrairement à d’habitude, je traverse, m’arrête et attends qu’ils me croisent. La femme passe juste à côté de moi sans me remarquer. Quant au chien, il continue sa course, la truffe au sol. Je reste là, pantois.

Je ne suis pas invisible, bon Dieu ! J’ai un corps, des muscles, des os ! Alors pourquoi elle et son sale clébard font-ils comme si je n’existais pas ? Je me décide à les interpeller mais ils tournent dans une impasse, plus loin, à une cinquantaine de mètres.

Quand je me mets à les suivre, ils ont disparu. Volatilisés. Je n’en crois pas mes yeux. Ils n’ont pu aller nulle part. Sont-ils entrés dans l’une de ces maisons vides ? Je n’ai pas le temps de me poser davantage de questions. Derrière moi, l’homme au chapeau et à l’attaché-case vient de passer. Je cours vers lui, pas question de le laisser filer, celui-là. Il frappe à une porte, s’apprête à entrer mais je l’attrape par le poignet. La porte s’ouvre, il essaie d’avancer sans prêter attention à mon étreinte. Je renforce ma poigne, il est plus fort que moi et me traîne à l’intérieur. La porte se referme d’elle-même. Je suis dans un endroit sans meubles, sans présences, sans vie. Soudain, l’homme au chapeau se fige comme un robot que l’on vient de déconnecter, les jambes légèrement écartées, les bras le long du corps. Il serre encore sa mallette et me tourne le dos.

Interloqué, je me mets légèrement de côté, de manière à l’avoir en face de moi. Je manque de m’évanouir. Son visage est blanc, sans nez, sans yeux, sans bouche, pareil à un ballon de baudruche gonflé à bloc. J’enfonce l’index, c’est mou, on dirait de la gomme. Lorsque je retire son chapeau, je constate qu’il n’a pas de boîte crânienne. Et aucun corps sous son costume. Juste des mains, des pieds, mais ni bras, ni tronc, ni jambes. Il n’est pas vivant. Il est…

Un personnage créé de toutes pièces.

Je fuis en hurlant vers le ravin, incapable d’admettre ce que je suis en train de comprendre. J’enfile la rue où j’ai trouvé l’empreinte de pied ensanglanté, mais au lieu de descendre vers le torrent comme la première fois, je prends vers la gauche, dans la partie qui remonte et contourne le village. Vers ce qui n’était pas prévu. Et là, à quelques mètres, la rue s’arrête soudain. Derrière, il n’y a que le vide ou plutôt… du blanc. Une absence de monde, de paysage. Le néant. Comme dans les maisons. Comme partout où j’irai, en dehors des rails qu’on a dessinés pour moi. Je fuis vers mon chalet. L’expérience du néant se renouvelle dans la forêt. Dès que je m’éloigne de la route entre mon habitation et le village, dès que je traverse quelques rangées d’arbres et me rends dans un endroit où je n’aurais pas dû aller, il n’y a plus rien.

À genoux, en pleurs, je me touche le visage. Le contour des yeux, la forme du nez, le pli des lèvres. Dans le village, les vitres des maisons sont si crasseuses, le ciel si noir – un noir d’encre, toujours ce même fichu noir d’encre, immuable – que je n’ai jamais pu voir mon reflet. Ai-je un visage blanc, moi aussi ?

Je sais que, où que j’aille, jamais je ne trouverai un seul miroir dans ce décor de carton-pâte. Car le monde qui m’entoure n’est qu’un gigantesque décor.

Le décor d’une bande dessinée.

Et j’en suis peut-être l’un des personnages.

De retour au chalet, je m’empare de l’appareil-photo, place l’objectif devant mon visage et appuie. Je retourne l’engin vers moi, je crois que je vais me décomposer. Le résultat m’apparaît, sur le petit écran LCD.

Mes cheveux se sont obscurcis, seules subsistent quelques petites mèches blondes. Mes yeux ont noirci. Plus vraiment bleus, pas complètement noirs.

Je ne suis plus tout à fait Charly.

Je deviens Teddy.

*

Aussi extraordinaire, incompréhensible que cela puisse paraître, je suis à la fois Teddy et Charly, prisonnier de ma propre bande dessinée, tombé à l’intérieur d’un monde que j’ai créé. Je… Seigneur, je me déplace dans des décors, dans un univers fictif. Les maisons du village, dont n’existent que les façades… La grosse femme et l’homme au chapeau, simples figurants destinés à animer les illustrations… La position des arbres de la forêt qui varie légèrement d’un dessin à l’autre…

Je ne suis qu’un personnage créé ! Un être créé par… par moi-même ! Et si j’étais en train de vivre ce que j’ai dessiné entre le 1er et le 15 ? Et si j’étais passé de l’autre côté de la page ?

Non, non. Je suis peut-être Teddy, mais je suis aussi Charly, illustrateur et scénariste à succès. Teddy ne sait pas dessiner, il est flic, il est marié à Lucille, il… Bon Dieu, mes trous de mémoire… Le tome I commence par mon mariage avec Lucille… C’est ainsi que j’ai été créé. Sans passé.

Je me prends la tête dans les mains en criant. Tout cela ne peut être que dans ma tête. Mon esprit n’arrive plus à dissocier le vrai du faux, le réel du non-réel. Je reviens vers ma planche à dessins. Une à une, je passe en revue les cases illustrées, les épisodes depuis le début. Page 11, j’attends Dan Sullivan… Dans la BD, et dans la réalité. Tout est identique. Mon front sue à grosses gouttes.

Il manque la fin. Qu’avais-je bien pu imaginer dans la version initiale, celle qui a brûlé dans la cheminée ? Qu’avais-je choisi comme dénouement, la toute première fois où j’étais encore « humain » ? La mort de mon héros ou celle du méchant ? Je me connais, j’aurais été capable de tuer Teddy et de faire triompher le Mal. La preuve, tous mes héros viennent de mourir. Vicky. Puis Lucille, ma propre femme

Non ! Je refuse de me soumettre, je refuse que mon destin soit écrit par un autre que moi ! Je ne veux plus être Teddy, je suis Charly, celui qui a sa vie en main ! Je me jette sur ma planche, saisis mon feutre, une feuille blanche, vierge. Je dois aller vite. Changer le destin de Teddy. Mon propre destin.

Page 12. Je ne m’applique plus, je n’ai plus le temps. Dans une case, je plante le décor extérieur : les arbres, la route, le chalet. C’est ici que tout doit se terminer, le plus vite possible. Dans la case d’à côté, je trace furtivement la silhouette de Dan Sullivan. Il observe, planté dans son long imperméable noir. Il serre dans la main son couteau cranté. Je le dessine sans arme à feu, j’aurai ainsi l’avantage sur lui.

Mes yeux me piquent, case suivante, vite, vite. Sullivan approche de la maison. Son visage s’esquisse dans la lumière : une face grêlée comme la surface de la lune, des yeux d’un noir maléfique, des cheveux au carré, tombant légèrement sur ses épaules. L’incarnation du Mal. Sans m’interrompre, je dessine grossièrement les contours de la case suivante.

Un craquement soudain me fait sursauter.

À ce moment précis, mon cœur manque d’exploser dans ma poitrine.

Je me retourne.

La poignée de la porte est en train de s’abaisser. J’ai été devancé. On a dessiné plus vite que moi.

Et, alors que le revolver apparaît dans ma main, je comprends que je suis vraiment Teddy. Et que Charly est resté de l’autre côté de la page. Dans le vrai monde.

*

De la pointe de son feutre, Charly termina de chatouiller la main droite de Teddy, dans laquelle il dessina le Sig Sauer. Par la fenêtre, que l’on voyait en arrière-plan de la case, il dessina furtivement quelques troncs d’arbres.

Face à Teddy, à l’intérieur du chalet, il crayonna Dan Sullivan, planté là comme la réincarnation du Mal absolu. Pour renforcer l’effet dramatique, il avait caché son visage dans l’ombre et insisté sur les aplats de noir. Il ne savait pas pourquoi il avait dessiné un couteau dans sa main, plutôt qu’une arme à feu. Parfois, son imagination lui échappait. De ce fait, il avait dû trouver une astuce pour faire triompher le Mal. Alors que Teddy braquait le meurtrier, prêt à l’abattre, ce dernier, avec un demi-sourire, ouvrait la paume de sa main, dévoilant les neuf balles du Sig Sauer. Charly ajouta une bulle, sortie de la bouche de Sullivan : « Toujours vérifier qu’une arme est bien chargée…»

Charly plaqua violemment son feutre sur la planche et se leva, en colère.

— C’est naze ! C’est complètement naze !

Il déboucha une nouvelle bouteille de whisky single malt et en but une belle gorgée. Dehors, la journée tirait à sa fin. Il venait de passer huit heures à essayer d’avancer, pour arriver à ça.

Il se mit à aller et venir, les mains sur la tête, tout en marmonnant. Il en était à la page 12, seulement, et le scénario du tome III allait déjà se terminer par la mort du héros du livre. Bon Dieu, ça n’était pas suffisant, ses autres tomes faisaient trente-cinq pages. Il était si bien parti ! Que lui arrivait-il ? Avait-il perdu son inspiration au fil de l’écriture ? Pourquoi, sous sa plume, les événements s’étaient-ils accélérés, pourquoi cette fin si brutale, à laquelle lui-même ne s’attendait pas ?

Depuis son arrivée au chalet, quelques jours plus tôt, il n’avait pas senti Teddy comme d’habitude. Comme si son personnage imaginaire lui échappait progressivement ou voulait s’emparer des rênes. Mais Charly avait horreur de se laisser guider par ses personnages, comme le faisaient certains de ses frères de plume. Quand ça arrivait, lorsqu’il sentait que Teddy lui filait entre les doigts et avait tendance à mener sa vie, il se reposait un peu ou se promenait, avant de reprendre plus tard.

Charly inspira profondément. Peut-être que ça n’avait pas été une bonne idée de planter le décor aux alentours du chalet et du village. Peut-être aurait-il fallu poursuivre l’histoire dans la grande ville et non pas ici, dans cet endroit mort.

Dans un geste compulsif, il se gratta l’oreille. Fichues démangeaisons…

Il se remit à réfléchir, inquiet. Que faire ? Garder le début et reprendre à partir de la mort de Lucille ? Trouver un ou deux rebondissements supplémentaires avant la confrontation finale entre Teddy et Sullivan ? Pourquoi avoir choisi la bataille dans le chalet ? Il y avait tant d’autres endroits. Des ruines, une grotte, un souterrain…

Il attisa le feu, la chaleur dégagée par la flamme couvrit son visage fatigué. Non, non. Il n’y avait rien de génial derrière cette histoire. Les dessins étaient magnifiques, les décors splendides, certes, mais le scénario, lui, complètement nul. Or, il ne pouvait se permettre de faire du médiocre. Pourquoi avait-il eu cette idée de photo d’empreinte ensanglantée pour débuter le tome III ? Elle l’avait embarqué dans une histoire qu’il n’avait pas vraiment voulue. Une impasse. À présent, il fallait faire table rase de cette histoire, et tout reprendre à zéro s’il ne voulait pas tourner en rond et s’acharner à trouver une solution qui ne viendrait peut-être jamais.

Avec regret, il rassembla ses planches puis, dans un soupir, les jeta dans les flammes. Presque quinze jours de perdus, ça lui apprendrait à fonctionner à l’intuition. Lui qui, d’ordinaire, planifiait toujours sa future histoire avant même de commencer un seul dessin.

Tristement, il regarda le feu dévorer son travail. De petits papillons de papier se mirent à danser dans l’air. Les visages se rétractaient, les décors se consumaient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Avec un soufflet, Charly attisa si fort les flammes qu’une planche aux trois quarts dévorée échappa à l’anéantissement et virevolta sur le sol, à ses pieds. Du talon, Charly l’écrasa pour empêcher les flammèches de se répandre, laissant sur le papier une marque noire.

Il se pencha et regarda la partie de dessin qui avait été épargnée : la moitié droite de Teddy, assis sur le sol, tenant dans sa main une enveloppe sur laquelle était inscrit « L’abîme ».

Alors, sans qu’il puisse expliquer pourquoi, Charly ressentit une forte impression de déjà-vu. Il se sentit si mal qu’il dut s’asseoir dans son sofa.

Son regard tomba alors sur l’armoire où se trouvait son album de mariage. Pourquoi éprouvait-il subitement le besoin d’aller l’ouvrir, cet album ? Tout cela était complètement stupide…

Il se leva néanmoins, sortit l’album du tiroir et le feuilleta, histoire de retrouver une tranquillité d’esprit.

Le choc de sa découverte fut d’une violence inouïe.

Face à lui, une photo.

L’empreinte sanglante d’un pied nu. « La suivre au long d’une rue. »