« Ce n'est pas cela, (…) Il y a quelque chose qu'il faudrait faire, que je ne fais pas. On ne m'a pas appris. Cette année, j'ai beaucoup vieilli. J'ai fumé huit mille cigarettes. (…) Il doit pourtant y avoir une façon de vivre ; quelque chose que je ne trouve pas dans les livres. (…) Je ne respecte pas l'homme ; cependant, je l'envie. »Dans ce « monde confus, homogène », Michel Houellebecq entame « un dialogue de haine ». Il narre l'humanité compromise, la communication atrophiée, la vanité ravageuse des échanges libéraux – et témoigne d'une abjecte impossibilité à vivre.Sa poésie, implacable, consigne méticuleusement les stigmates de la la souffrance humaine. Avec une amère violence, elle condamne, sans recours possible, tout espoir. Seules restent, étrangement fertiles, l'ultime justesse et la générosité d'une sensibilité singulière.

Michel Houellebecq

LE SENS DU COMBAT

I

Le jour monte et grandit, retombe sur la ville
Nous avons traversé la nuit sans délivrance
J'entends les autobus et la rumeur subtile
Des échanges sociaux. J'accède à la présence.

Aujourd'hui aura lieu. La surface invisible
Délimitant dans l'air nos êtres de souffrance
Se forme et se durcit à une vitesse terrible;
Le corps, le corps pourtant, est une appartenance.

Nous avons traversé fatigues et désirs
Sans retrouver le goût des rêves de l'enfance
Il n'y a plus grand-chose au fond de nos sourires,
Nous sommes prisonniers de notre transparence.

Au long de ces journées où le corps nous domine
Où le monde est bien là, comme un bloc de ciment,
Ces journées sans plaisir, sans passion, sans tourment,
Dans l'inutilité pratiquement divines

Au milieu des herbages et des forêts de hêtres,
Au milieu des immeubles et des publicités
Nous vivons un moment d'absolue vérité:
Oui le monde est bien là, et tel qu'il paraît être.

Les êtres humains sont faits de parties séparables,
Leur corps coalescent n'est pas fait pour durer
Seuls dans leurs alvéoles soigneusement murés
Ils attendent l'envol, l'appel de l'impalpable.

Le gardien vient toujours au cœur du crépuscule;
Son regard est pensif, il a toutes les clés,
Les cendres des captifs sont très vite envolées;
Il faut quelques minutes pour laver la cellule.

APRÈS-MIDI

Les gestes ébauchés se terminent en souffrance
Et au bout de cent pas onaimerait rentrer
Pour se vautrer dans son mal d'être et se coucher,
Car le corps de douleur fait peser sa présence.

Dehors il fait très chaud et le ciel est splendide,
La vie fait tournoyer le corps des jeunes gens
Que la nature appelle aux fêtes du printemps
Vous êtes seul, hanté par l'image du vide,

Et vous sentez peser votre chair solitaire
Et vous ne croyez plus à la vie sur la Terre
Votre cœur fatigué palpite avec effort

Pour repousser le sang dans vos membres trop lourds,
Vous avez oublié comment on fait l'amour,
La nuit tombe sur vous comme un arrêt de mort.

CHÔMAGE

Je traverse la ville dont je n'attends plus rien
Au milieu d'êtres humains toujours renouvelés
Je le connais par cœur, ce métro aérien;
Il s'écoule des jours sans que je puisse parler.

Oh! ces après-midi, revenant du chômage
Repensant au loyer, méditation morose,
On a beau ne pas vivre, on prend quand même de l'âge
Et rien ne change à rien, ni l'été, ni les choses.

Au bout de quelques mois on passe en fin de droits
Et l'automne revient, lent comme une gangrène;
L'argent devient la seule idée, la seule loi,
On est vraiment tout seul. Et on traîne, et on traîne…

Les autres continuent leur danse existentielle,
Vous êtes protégé par un mur transparent;
L'hiver est revenu. Leur vie semble réelle.
Peut-être, quelque part, l'avenir vous attend.

Les moments immobiles que l'on vit presque en fraude
Et les petites morts, petits autodafés;
C'était sur les deux heures et la ville était chaude,
Les bustiers fourmillaient aux terrasses des cafés

Et tout s'organisait pour la reproduction:
Comportements humains, jeux de dents, rires forcés
L'impossibilité permanente de l'action
Morceaux de vie qu'on rêve, bientôt désamorcés.

Les humains s'agitaient dans les murs de la ville:
Flots sur le boulevard, téléphones portatifs;
Inquiétude sur la ligne, jeux de regards hostiles:
Tout fonctionne, tout tourne, et j'ai les nerfs à vif.

Il marche dans la nuit, son regard plein de mort,
Et le froid se fait vif entre les carrefours
Cela fait plus d'un an qu'il n'a pas fait l'amour;
Les êtres humains se croisent, on sent glisser leurs corps.

Il marche dans la ville avec un mot secret,
C'est vraiment très curieux de voir les autres vivre,
De regarder la vie comme on lit dans un livre
Et d'avoir oublié jusqu'au goût du regret.

Il compose le code, retrouve son studio
Et une main glacée se pose sur son cœur
Certainement quelqu'un a commis une erreur,
Il n'a plus très envie d'écouter la radio.

Il est seul, maintenant, et la nuit est immense
Il frôle les objets d'une main hésitante
Les objets sont bien là, mais sa raison s'absente
Il traverse la nuit à la recherche d'un sens.

AU SERVICE DU SANG

Je ne pars plus vraiment en voyage
Car je connais l'endroit
Et je connais mes droits,
Et j'ai connu la rage.

Au service de l'humanité,
Assis dans la cité,
Je connais bien ma chambre
Je sens la nuit descendre.

Les anges qui s'envolent
Dans la splendeur des cieux
Et qui retrouvent Dieu,
Les femmes qui rigolent.

Attaché à ma table,
Assis dans la cité,
La lente intensité
De la nuit implacable.

La nuit dans la cité,
La lente immensité,
La vision très cruelle
Détachée sur le ciel
D'une forme qui bouge
Qui palpite, qui est rouge.

Au service du sang,
Des dégoûts peu conscients,
Des fins d'amour cruelles
Des éclats du réel;

Tout cela pour quoi faire?
L'idée d'une vision
La fin d'une chanson
Les hommes qui désespèrent

Qui attendent la rage
Et les corps éclatés
Qui s'accroupissent, blessés,
Dans l'espoir du carnage.

J'apporte l'aliment
De la haine finale,
Je fais frotter mes dents
Et je ressens le mal.

Je connais bien les ruses
De la chair écrasée
On me dit que j'abuse,
Je me sens justifié

Par l'humaine souffrance,
Par les espoirs déçus
Par l'écrasement dense
Des journées superflues.

Je ne suis pas serein,
Mais je suis dans ma chambre
Les anges me tiennent la main,
Je sens la nuit descendre.

L'instant d'une renonciation, je m'abats sur la banquette. Cependant, les rouages du besoin se remettent à tourner. La soirée est fichue; peut-être la semaine, peut-être la vie; il n'empêche que je dois ressortir acheter une bouteille d'alcool.

De jeunes bourgeoises circulent entre les rayonnages du Monoprix, élégantes et sexuelles comme des oies. Il y a probablement des hommes, aussi; je m'en fiche pas mal. On a beau ne plus imaginer de mots possibles entre soi et le reste de l'humanité, le vagin reste une ouverture.

Je remonte les étages, mon litre de rhum serré dans un sac plastique. Je me détruis, je le sens bien; mes dents s'effritent. Pourquoi, aussi, mon regard fait-il fuir les femmes? Le jugent-elles implorant, fanatique, coléreux ou pervers? Je ne le sais pas, je ne le saurai probablement jamais; mais ceci fait le malheur de ma vie.

FIN DE SOIRÉE

En fin de soirée, la montée de l'écœurement est un phénomène inévitable. Il y a une espèce de planning de l'horreur. Enfin, je ne sais pas; je pense.

L'expansion du vide intérieur. C'est cela. Un décollage de tout événement possible. Comme si vous étiez suspendu dans le vide, à équidistance de toute action réelle, par des forces magnétiques d'une puissance monstrueuse.

Ainsi suspendu, dans l'incapacité de toute prise concrète sur le monde, la nuit pourra vous sembler longue. Elle le sera, en effet.

Ce sera, pourtant, une nuit protégée; mais vous n'apprécierez pas cette protection.

Vous ne l'apprécierez que plus tard, une fois revenu dans la ville, une fois revenu dans le jour, une fois revenu dans le monde. Vers neuf heures, le monde aura déjà atteint son plein niveau d'activité. Il tournera souplement, avec un ronflement léger. Il vous faudra y prendre part, vous lancer – un peu comme on saute sur le marchepied d'un train qui s'ébranle pour quitter la gare. Vous n'y parviendrez pas. Une fois de plus, vous attendrez la nuit – qui pourtant, une fois de plus, vous apportera l'épuisement, l'incertitude et l'horreur. Et cela recommencera ainsi, tous les jours, jusqu'à la fin du monde.

Derrière mes dents et jusqu'au fond de ma gorge mon palais est tapissé de ramifications brunes, rigidifiées et entremêlées comme des branches mortes; mais à l'intérieur vit un nerf de douleur. Leurs indentations et leurs divisions sont si fertiles que les tiges forment un buisson touffu, comme une surface légèrement rugueuse au-dessus de la chair; ces faibles tiges supportent à peine le poids du paquet de branches mortes qui les surmonte. La surface en dessous est sale, avec de gros grumeaux de crasse, des capsules et des bouteilles vides qui roulent et frappent les tiges, parcourant l'ensemble du massif d'un frémissement douloureux. Il y a même un os de seiche;ies ramifications ont poussé autour, se sont rigidifiées et durcies.

J'ai peur que quelqu'un vienne avec un peigne de métal et commence à le passer dans ce buisson. L'ensemble craquerait et s'arracherait de l'intérieur de ma bouche dans un jaillissement mou; les racines de mes dents viendraient avec, tout s'arracherait et pendrait de ma bouche comme une masse de chair filamenteuse et saignante.

Le lobe de mon oreille droite est gonflé de pus et de sang. Assis devant un écureuil en plastique rouge symbolisant l'action humanitaire en faveur des aveugles, je pense au pourrissement prochain de mon corps. Encore une souffrance que je connais mal et qui me reste à découvrir, pratiquement dans son intégralité. Je pense également et symétriquement, quoique de manière plus imprécise, au pourrissement et au déclin de l'Europe.

Attaqué par la maladie, le corps ne croit plus à aucune possibilité d'apaisement. Mains féminines, devenues inutiles. Toujours désirées, cependant.

Bouche entrouverte, comme des carpes, nous laissons échapper des renvois de mort. Pour dissimuler l'odeur de mort qui sort de nos gueules, qui sort invinciblement de nos gueules, nous émettons des paroles.

Les pierres calcaires qui composent nos maisons sont des animaux morts. Des animaux écartelés, dépecés, desséchés; des coquillages éviscérés. Des coquillages écrasés, triturés, malaxés par la violence interne de la terre; par la terrifiante chaleur des entrailles de la terre. Des animaux conglomérés et morts.

UNE JOURNÉE AVEC ELLE

Elle me regarde, et son regard est plein de sang. Et sa viande excitante n'est qu'une enveloppe sur du sang. Je vois le sang qui coule de ses seins tranchés. Je vois le sang.

Elle est là. Le matin. Et le soir. Je m'éveille à huit heures du soir et je crois que c'est le matin. Non. C'est le soir. C'est toujours le soir.

C'est la nuit. Qui vient. Et qui n'est pas douce. La nuit avec ses marionnettes de sang; les fils qui courent dans la chair translucide et jaune. Les marionnettes qui ressemblent à des femmes; le sang qui coule, doucement, des marionnettes.

Matinée. Explosion. Bleu partout. Toujours du bleu; splendide. Le jour qui recommence; qui insiste. Quand viendra la douceur? Quand viendra la mort?

DIFFÉRENCIATION RUE D'AVRON

Les débris de ta vie s'étalent sur la table:
Un paquet de mouchoirs à moitié entamé,
Un peu de désespoir et le double des clés;
Je me souviens que tu étais très désirable.

Le dimanche étendait son voile un peu gluant
Sur les boutiques à frites et les bistrots à nègres;
Pendant quelques minutes nous marchions, presque allègres,
Et puis nous rentrions pour ne plus voir les gens

Et pour nous regarder pendant des heures entières;
Tu dénudais ton corps devant le lavabo
Ton visage se ridait mais ton corps restait beau
Tu me disais: «Regarde-moi. Je suis entière,

Mes bras sont attachés à mon torse, et la mort
Ne prendra pas mes yeux comme ceux de mon frère,
Tu m'as fait découvrir le sens de la prière,
Regarde-moi, regarde. Mets tes yeux sur mon corps.»

II

DANS L'AIR LIMPIDE

Certains disent: regardez ce qui se passe en coulisse. Comme c'est beau, toute cette machinerie qui fonctionne! Toutes ces inhibitions, ces fantasmes, ces désirs réfléchis sur leur propre histoire. Toute cette technologie de l'attirance. Comme c'est beau! Hélas j'aime passionnément, et depuis toujours, ces moments où plus rien ne fonctionne. Ces états de désarticulation du système global, qui laissent présager un destin plutôt qu'un instant, qui laissent entrevoir une éternité par ailleurs niée. Il passe, le génie de l'espèce.

Il est difficile de fonder une éthique de vie sur des présupposés aussi exceptionnels, je le sais bien. Mais nous sommes là, justement, pour les cas difficiles. Nous sommes maintenant dans la vie comme sur des mesas californiennes, vertigineuses plates-formes séparées par le vide; le plus proche voisin est à quelques centaines de mètres mais reste encore visible, dans l'air limpide (et l'impossibilité d'une réunification se lit sur tous les visages). Nous sommes maintenant dans la vie comme des singes à l'opéra, qui grognent et s'agitent en cadence. Tout en haut, une mélodie passe.

LES ANECDOTES

Les anecdotes, évidemment… Tous les êtres humains se ressemblent. À quoi bon égrener de nouvelles anecdotes? Caractère inutile du roman. Il n'y a plus de morts édifiantes; le soleil fait défaut. Nous avons besoin de métaphores inédites; quelque chose de religieux intégrant l'existence des parkings souterrains. Et bien sûr on s'aperçoit que c'est impossible. Beaucoup de choses, d'ailleurs, sont impossibles. L'individualité est essentiellement un échec. La sensation du moi, une machine à fabriquer le sentiment d'échec. La culpabilité semble offrir une voie intéressante, à condition qu'il fasse beau. Presque impossible à développer. Intelligent et inédit, en tout cas. Grande objectivité.

On gémit de souffrance ou de plaisir,
Le cri est également une synthèse.
L'essentiel est finalement de ne pas dormir;
Parfois on s'étripe, parfois on se baise.

En réalité, je l'ai toujours su, j'étais moins résistant que toi; les événements récents en administrent une preuve parfaite. Finalement, le plus vulgaire en toi, c'est encore ton rire. C'est le dernier trait qui manquait à l'abjection de ton personnage, pauvre conne.

Naturellement, nous ne savons pas aimer
Comme l'écrivait ta sœur à sa fille
Après son troisième avortement.
C'est quelque chose comme une espèce de secret
Perdu. Pourtant, le soleil brille
Et les évêques perdent leurs dents.

Il est depuis quelques semaines évident pour moi que les expériences n'enrichissent pas l'être humain, mais qu'elles l'amoindrissent; plus exactement, elles le détruisent. Les gens réfléchissent, ils font la moyenne; naturellement ça se rapproche de zéro, et même assez vite. Finalement, le plus grand succès de mon parcours terrestre aura été de ne rien pouvoir apprendre, en aucun cas, de la vie.

La face de l'homme se détachait avec une éprouvante netteté sur le fond de branchages (humains, nous flairons les humains; nous les délimitons au milieu d'un espace touffu).

Si nous reconnaissons la Gestalt de l'humain
Dans un environnement franchement défavorable,
Si nous délimitons ses contours de nos mains
Afin que le semblable soit connu du semblable,

Pourquoi la solitude? Pourquoi l'écrasement?
Pourquoi dans la poitrine le reptile de l'angoisse?
Au milieu de la nuit, la langue entre les dents,
Je sens dans mes organes les bactéries qui croissent.

Semblables et différents, nos corps sont envahis par des germes. Différents et semblables, ces germes contiennent le pourrissement, impliquent le désespoir. Ils constituent, cependant, l'essence de la réalité.

Je n'ai jamais pu supporter les trop longs moments
d'union avec la nature,
Il y a trop de fouillis et d'animaux qui glissent
J'aime les citadelles qu'on bâtit dans l'azur
Je veux l'éternité, ou au moins ses prémisses.

L'examen attentif du sol d'une pinède fait apparaître une profonde dysharmonie entre ses brindilles. Cette dysharmonie se révèle créatrice d'un monde, et d'un destin pour les insectes. Ils se croisent, chacun préoccupé d'une survie aléatoire. Leur vie sociale paraît limitée.

Je n'ai jamais réussi à accepter les cantates de Jean-Sébastien Bach,
La répartition y est trop parfaite entre le silence et le bruit
J'ai besoin de hurlements, d'un magma corrosif, d'une atmosphère d'attaque
Qui puisse écarteler le silence de la nuit.

Notre génération semble avoir redécouvert le secret d'une musique parfaitement rythmée, et donc parfaitement ennuyeuse. Entre la musique et la vie, il n'y a qu'un pas. Payé par personne, au service de l'humanité, je continue à frotter une par une mes allumettes lyriques. Heureusement, le SIDA veille.

Parlons de foin et de foetus:
Les vaches, parfois, sont nerveuses
Et sous les abris d'autobus
Leur regard douloureux se creuse.

J'admire énormément les vaches
Mais les pouliches, le soir, j'y pense.
J'aurais aimé être un Apache,
Mais je travaille à la Défense.

Si vous connaissez la tour GAN,
Vous connaissez mon existence;
Regardez la forme de mon crâne,
Imaginez des expériences.

J'aurais aimé une prairie
Immense et grise sous le vent
J'aurais aimé une patrie,
Quelque chose de fort et de grand.

Les pouliches avancent et reculent,
Leur comportement est prudent
Les commerciaux sont des crapules,
Mais ils sourient à pleines dents.

Quand elle m'apercevait, elle tendait son bassin
Et elle ironisait: «C'est gentil d'être venu…»
J'observais vaguement la courbe de ses seins
Et puis je m'en allais. Mon bureau était nu.

Tous les vendredis soir je jetais des dossiers
Pour retrouver lundi un bureau identique
Et je l'aimais beaucoup. Elle était pathétique,
C'était une secrétaire à la viande avariée.

Elle vivait vaguement tout près de Cheptainville
Avec un enfant roux, des cassettes vidéo
Elle ne connaissait pas les rumeurs de la ville
Et le samedi soir elle louait des films porno.

Elle tapait du courrier et j'aimais son visage,
Tant elle s'efforçait d'être une obéissante
Elle avait trente-cinq ans ou peut-être cinquante,
Elle allait vers la mort et elle n'avait plus d'âge.

MIDI

La rue Surcouf s'étend, pluvieuse;
Au loin, un charcutier-traiteur.
Une Américaine amoureuse
Écrit à l'élu de son cœur.

La vie s'écoule à petits coups;
Les humains sous leur parapluie
Cherchent une porte de sortie
Entre la panique et l'ennui
(Mégots écrasés dans la boue).

Existence à basse altitude,
Mouvements lents d'un bulldozer;
J'ai vécu un bref interlude
Dans le café soudain désert.

L'INSUPPORTABLE RETOUR DES MINIJUPES

Dans le métro, les jeunes femmes
Circulent dans une ambiance de drame
Au mois de mai, si désirables;
Je suis sorti sans mon cartable.

Occasions d'«aventures sexuelles»?
Jeux savants de la séduction?
Mes journées sont nettement réelles,
J'accède à la stupéfaction.

L'infini des wagons plombés
Sur la ligne 8 (Balard-Créteil);
Le lendemain je suis tombé,
C'était une journée de soleil.

On inaugurait le printemps
À coups de jupettes affolantes,
Je n'avais plus beaucoup de temps
(Et je sentais ma chair vivante).

L'Éternité en pension complète,
Découverte individuelle du pays
Soirée disco où les corps s'achètent,
Mais pas d'assurance pour la nuit.

Je suis en système libéral
Comme un loup dans un terrain vague,
Je m'adapte relativement mal
J'essaie de ne pas faire de vagues.

Certains soirs, je nourris l'idée
Que j'ai des amis quelque part
C'est difficile de décider
Que pour la vie, il est trop tard.

Je suis au milieu des vacances
Comme un acteur sans scénario,
Mais je sais que les autres dansent
Et qu'ils se filment en vidéo.

Les êtres établissent une distance
Qui est prétexte à la franchir;
Ainsi, dans la soirée, ils dansent;
Transpiration et repentir.

Je me sens cloué sur ma chaise
Comme un ver blanc trop bien nourri;
Pourtant les femmes sentent la fraise
Le réséda, le patchouli.

Je me tortille et je me voûte,
J'attends la gifle du destin;
Comme un chien qui cherche sa croûte,
Je flaire les parfums féminins.

La soirée se prolonge et crève,
Je vais reprendre un Mogadon
Pour aller au pays des rêves:
La nuit, je quitte ma prison.

SÉJOUR-CLUB

Le poète est celui qui se recouvre d'huile
Avant d'avoir usé les masques de survie
Hier après-midi le monde était docile,
Une brise soufflait sur les palmiers ravis

Et j'étais à la fois ailleurs et dans l'espace,
Je connaissais le Sud et les trois directions
Dans le ciel appauvri se dessinaient des traces,
J'imaginais les cadres assis dans leurs avions

Et les poils de leurs jambes, très similaires aux miens
Et leurs valeurs morales, et leurs maîtresses hindoues
Le poète est celui, presque semblable à nous,
Qui frétille de la queue en compagnie des chiens.

J'aurai passé trois ans au bord de la piscine
Sans vraiment distinguer le corps des estivants,
L'agitation des corps traverse ma rétine
Sans éveiller en moi aucun désir vivant.

La lumière évolue à peu près dans les formes.
Je suis toujours couché au niveau du dallage.
Il faudrait que je meure ou que j'aille à la plage;
Il est déjà sept heures. Probablement, ils dorment.

Je sais qu'ils seront là si je sors de l'hôtel,
Je sais qu'ils me verront et qu'ils auront des shorts,
J'ai un schéma du cœur. Près de l'artère aorte,
Le sang fait demi-tour; la journée sera belle.

Tout près des parasols, différents mammifères
Dont certains sont en laisse et font bouger leur queue;
Sur la photo j'ai l'air d'être un enfant heureux;
Je voudrais me coucher dans les ombellifères.

Nulle ombre ne répond; les cieux sont bleus et vides,
Et cette mongolienne en tee-shirt «Predator»
Aligne en vain les mots en gargouillis morbides
Pendant que ses parents soulignent ses efforts.

Un retraité des postes enfile son cycliste
Avant de s'évertuer en mouvements gymnastiques
À contenir son ventre. Une jeune fille très triste
Suit la ligne des eaux. Elle tient un as de pique,

Nul bruit à l'horizon, nul cri dans les nuages;
La journée s'organise en groupes d'habitudes
Et certains retraités ramassent des coquillages;
Tout respire le plat, le blanc, la finitude.

Un Algérien balaie le plancher du «Dallas»,
Ouvre les baies vitrées. Son regard est pensif.
Sur la plage on retrouve quelques préservatifs;
Une nouvelle journée monte sur Palavas.

SYSTEME SEXUEL MARTINIQUAIS

On a organisé un papier peint blanchâtre
Pour que les gens y vivent et caressent leurs corps
On n'est pas en vacances pour penser à la mort
En système libéral, parmi tous les mulâtres

Et sous les filaos, les épidermes suent
La journée est très blanche, on se recouvre d'huile
On organise des jeux, le public est docile
Et le soir on déguste des côtelettes de tortue.

Il faut organiser un échange orgastique
Pour que chacun s'amuse et filme en vidéo
Les ébats amoureux, les danses en paréo
Et les fins de soirée un peu paroxystiques.

Ainsi les êtres humains échangent leurs muqueuses
Avant de tout ranger dans les valises en fibre,
C'est ainsi qu'ils expriment leur statut d'êtres libres
Et leur humanité interchangeable et creuse.

Comme un week-end en autobus,
Comme un cancer à l'utérus,
La succession des événements
Obéit toujours à un plan.

Toutefois, les serviettes humides,
Le long des piscines insipides,
Détruisent la résignation
Le cerveau se met en action.

Il envisage les conséquences
De certaines amours de vacances,
Il aimerait se détacher
De la boîte crânienne tachée.

On peut nettoyer sa cuisine,
Dormir à la Mépronizine,
La nuit n'est jamais assez noire
Pour en finir avec l'histoire.

RÉPARTITION – CONSOMMATION

I.

J'entendais des moignons frotter,
L'amputé du palier traverse
La concierge avait des alliés
Qui nettoyaient après l'averse

Le sang des voisines éventrées,
Il fallait que cela se passe
Discussions sur la vérité,
Mots d'amour qui laissent des traces.

La voisine a quitté l'immeuble,
La cuisinière est arrivée
J'aurais dû m'acheter des meubles,
Tout aurait pu être évité.

Puisqu'il fallait que tout arrive,
Jean a crevé les yeux du chat
Monades isolées qui dérivent,
Répartitions et entrechats.

II

Au milieu des fours micro-ondes,
Le destin des consommateurs
S'établit à chaque seconde;
Il n'y a pas de risque d'erreur.

Sur mon agenda de demain,
J'avais inscrit: «Liquide vaisselle»;
Je suis pourtant un être humain:
Promotion sur les sacs-poubelle!

À tout instant ma vie bascule
Dans l'hypermarché Continent
Je m'élance et puis je recule,
Séduit par les conditionnements.

Le boucher avait des moustaches
Et un sourire de carnassier,
Son visage se couvrait de taches…
Je me suis jeté à ses pieds!

III.

J'ai croisé un chat de gouttière,
Son regard m'a tétanisé;
Le chat gisait dans la poussière,
Des légions d'insectes en sortaient.

Ton genou de jeune otarie,
Gainé dans un collant résille,
Se pliait sans le moindre bruit;
Dans la nuit, les absents scintillent.

J'ai croisé un vieux prolétaire
Qui cherchait son fils disparu
Dans la tour GAN, au cimetière
Des révolutionnaires déçus.

Tes yeux glissaient entre les tables
Comme la tourelle d'un char;
Tu étais peut-être désirable,
Mais j'en avais tout à fait marre.

J'ai marché toute l'après-midi;
C'était une «activité sportive», en contact avec la nature;
Pourtant, je suis à nouveau envahi par l'angoisse.

L'hôtel est confortable;
On ne peut rien lui reprocher, à l'hôtel.
C'est simplement la présence de la vie qui pèse sur moi,
Qui rend les soirées pratiquement impossibles.

C'est la présence ou l'absence de l'esprit qui détermine notre bonheur
Et j ' a i eu beau exercer mes muscles toute l'après-midi,
aux approches du soir, quelque chose se met à peser sur mon cœur.

Dans la gare de Fanton-Saorge
(Désertée, fermée, carreaux brisés et toilettes bouchées),
Le dernier train de la journée devait passer.

J'ai tiré de mon sac à dos un magazine de rencontres échangistes,
Je l'ai déchiré en deux parts égales
Et j ' a i déposé les morceaux près des toilettes «à la turque».

Les femmes continueront à réclamer des godemichets et de gros sexes blacks
Pour l'improbable plaisir d'un retraité des chemins de fer italiens
Venu visiter la gare où il avait fait sa carrière
Et élevé ses enfants
Avant que l'école ne ferme.

Les insectes courent entre les pierres,
Prisonniers de leurs métamorphoses
Nous sommes prisonniers aussi
Et certains soirs la vie
Se réduit à un défilé de choses
Dont la présence entière
Définit le cadre de nos déchéances
Leur fixe une limite, un déroulement et un sens;

Comme ce lave-vaisselle qui a connu ton premier mariage
Et ta séparation,
Comme cet ours en peluche qui a connu tes crises de rage
Et tes abdications.

Les animaux socialisés se définissent par un certain nombre de rapports
Entre lesquels leurs désirs naissent, se développent, deviennent parfois très forts
Et meurent.

Ils meurent parfois d'un seul coup,
Certains soirs
Il y avait certaines habitudes qui constituaient la vie et voilà qu'il n'y a plus rien du tout
Le ciel qui paraissait supportable devient d'un seul coup extrêmement noir
La douleur qui paraissait acceptable devient d'un seul coup lancinante
Il n'y a plus que des objets, des objets au milieu desquels on est soi-même immobilisé dans l'attente,

Chose entre les choses,
Chose plus fragile que les choses
Très pauvre chose
Qui attend toujours l'amour
L'amour, ou la métamorphose.

Dans le métro, sur le périf,
La machine commence à tourner
Je m'arrête, soudain attentif:
J'entends la machine exploser

Au ralenti, comme un organe,
Comme un ventricule noirci;
Au loin j'aperçois la tour GAN,
C'est là que se décide ma vie.

Les cadres montent vers leur calvaire
Dans des ascenseurs de nickel,
Je vois passer les secrétaires
Qui se remettent du rimmel.

Sous les maisons, au fond des rues,
La machine sociale avance
Vers des objectifs inconnus;
Nous n'avons plus aucune chance.

Cet homme sur l'autre quai est en bout de course;
Je ne suis plus tout à fait au début.
Pourquoi est-ce que je ressens de la pitié pour lui?
Pourquoi, exactement?

Sur le quai, près de moi, il y a des amoureux
Qui ne regardent pas l'homme
(De pseudo-amoureux, car il est déjà chauve).
Cependant, ils s'embrassent;
Ils semblent croire à l'existence d'un monde entre eux,
D'un autre monde que celui de l'homme,

De l'homme en face
Qui se lève et rassemble ses sacs Prisunic,
Définitivement en bout de course;
Sait-il que Jésus-Christ est mort pour lui?

Il se lève, il rassemble ses sacs,
Il clopine jusqu'au bout du quai
Et là, profitant de l'angulation de l'escalier,
Il disparaît.

DERNIER REMPART CONTRE LE LIBÉRALISME

Nous refusons l'idéologie libérale parce qu'elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l'individu avec son semblable dans une communauté qu'on pourrait qualifier d'humaine, Et d'ailleurs le but qu'elle se propose est même tout différent.

Nous refusons l'idéologie libérale au nom de l'encyclique de Léon XIII sur la mission sociale de l'Évangile et dans le même esprit que les prophètes antiques appelaient la ruine et la malédiction sur la tête de Jérusalem,

Et Jérusalem tomba, et pour se relever elle ne mit pas moins de quatre mille ans.

Il est indiscutable et avéré que tout projet humain se voit de plus en plus évalué en fonction de purs critères économiques,

De critères absolument numériques,

Mémorisables sur fichiers informatiques.

Cela n'est pas acceptable et nous devons lutter pour la mise en tutelle de l'économie et pour sa soumission à certains critères que j'oserai appeler éthiques,

Et quand on licencie trois mille personnes et que j'entends bavasser sur le coût social de l'opération il me prend une envie furieuse d'étrangler une demi-douzaine de conseillers en audit, Ce qui serait une excellente opération, Un dégraissage absolument bénéfique, Une opération pratiquement hygiénique.

Faites confiance à l'initiative individuelle, voilà ce qu'ils répètent partout, ce qu'ils vont partout répétant comme ces vieux réveils à ressort dont l'uniforme déclic

suffisait généralement à nous plonger dans une insomnie fatigante et définitive,

À cela je ne peux répondre qu'une seule chose, et cette chose ressort d'une expérience à la fois navrante et répétitive.

C'est que l'individu, je veux parler de l'individu humain, est très généralement un petit animal à la fois cruel et misérable.

Et qu'il serait bien vain de lui faire confiance à moins qu'il ne se voie repoussé, enclos et maintenu dans les principes rigoureux d'une morale inattaquable.

Ce qui n'est pas le cas.

Dans une idéologie libérale, s'entend.

Le but de la vie, c'est d'aimer
Chacun le dit, chacun le sait
Tes paroles sont inutiles
Je ne sens plus ton corps fragile

Et le but de ma vie s'efface
Droit devant, la tour Montparnasse
Dont les étages au ralenti
S'allument comme un rêve englouti.

Nous traversons le commercial
Comme une enveloppe irisée
Dont les stimuli névrosés
Délimitent un destin brutal.

C'est notre vie, c'est notre mort
Qui se dessinent sur les réseaux
La ville nourrit ses bourreaux
Et le dégoût emplit nos corps.

Expériences inarticulées
J'achète des revues sexuelles
Remplies de fantasmes cruels
Au fond, il faut éjaculer

Et s'endormir comme une viande
Sur un matelas défoncé
Enfant, je marchais dans la lande
Je cueillais des fleurs recourbées
Et je rêvais du monde entier
Enfant, je marchais dans la lande
La lande était douce à mes pieds.

Confrontée à l'alternative de l'aurore, Annabelle sentait les ombres de sa jeunesse glisser entre les rideaux. Elle aurait souhaité prononcer un adieu définitif à l'amour. Tout l'y incitait; le glissement des souvenirs, se disait-elle, aurait dû maintenant lui suffire. Il y avait maintenant la nuit, et les organes malades. Une autre expérience, une autre vie; moins agréable que la précédente, mais probablement plus brève. Sa voisine avait un caniche; pourquoi pas elle? Un caniche ne vous protège pas des voyous; mais son perpétuel état d'enfance est une joie pour les yeux. Il observe le glissement des rideaux, pousse de légers gémissements en apercevant la lumière du jour. Il reconnaît sa laisse, et son collier. Comme l'homme, il est quelquefois atteint d'un cancer. Il accueille la mort avec courage. Il regarde autour de lui, pousse un bref jappement, et il saute dans la cascade.

Si calme, dans son coma,
Elle avait accepté une certaine prise de risque
(Comme on soutient parfois le soleil, et son disque,
Avant que la douleur devienne trop cruelle),
Supposant que chacun était semblable à elle,
Mais naturellement ce n'était pas le cas.

Elle aurait pu mener une vie douce et pleine
Parmi les animaux et les petits enfants
Mais elle avait choisi la société humaine,
Et elle était si belle à l'âge de dix-neuf ans.

Ses cheveux blonds sur l'oreiller
Formaient une auréole étrange,
Comme un intermédiaire de l'ange
Et du noyé.

Si calme, définitivement belle,
Elle soulevait à peine les draps
En respirant; mais rêvait-elle?
Elle semblait heureuse, en tout cas.

Avant, il y a eu l'amour, ou sa possibilité;
Il y a eu des anecdotes, des bifurcations et des silences
Il y a eu ton premier séjour
Dans une institution sereine
Où l'on repeint les jours
D'un blanc légèrement crème.
Il y a eu l'oubli, le presque-oubli, il y a eu un départ
Une possibilité de départ
Tu t'es couché de plus en plus tard
Et sans dormir
Dans la nuit
Tu as commencé à sentir tes dents frotter
Dans le silence.
Puis tu as songé à prendre des cours de danse
Pour plus tard
Pour une autre vie
Que tu vivrais la nuit,
Surtout la nuit,
Et pas seul.
Mais c'est fini,
Tu es mort
Maintenant, tu es mort
Et tu es vraiment dans la nuit
Car tes yeux sont rongés
Et tu es vraiment dans le silence
Car tu n'as plus d'oreilles
Et tu es vraiment seul
Tu n'as jamais été aussi seul
Tu es couché, tu as froid et tu te demandes
Écoutant le corps, en pleine conscience, tu te demandes
Ce qui va venir
Juste après.

III

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY – AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L'immobilité, à l'intérieur de l'habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. «C'est une bonne voiture», me dit-elle.

Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange; on dirait qu'ils prient. Quoi qu'il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La «raie jaune du sodium», prétend Béatrice.

Déjà, nous sommes en vue d'Avallon.

Il faisait beau; et je marchais le long d'un coteau sec et jaune.

La respiration sèche et irrégulière des plantes, en été… qui semblent prêtes à mourir. Les insectes grésillent, perçant la voûte menaçante et fixe du ciel blanc.

Au bout d'un certain temps, quand on marche sous le soleil, en été, la sensation d'absurdité grandit, s'impose et envahit l'espace, on la retrouve partout. Si même au départ vous aviez une direction (ce qui est hélas fort rare… la plupart du temps, on a affaire à une «simple promenade»), cette image de but s'évanouit, elle semble s'évaporer dans l'air surchauffé qui vous brûle par petites vagues courtes à mesure que vous avancez sous le soleil implacable et fixe, dans la complicité sournoise des herbes sèches, promptes à brûler.

Au moment où une chaleur poisseuse commence à engluer vos neurones, il est trop tard. Il n'est plus temps de secouer d'une crinière impatiente les errements aveugles d'un esprit capturé, et lentement, très lentement, le dégoût aux multiples anneaux se love et affermit sa position, bien au centre du trône, du trône des dominations.

Le TGV Atlantique glissait dans la nuit avec une efficacité terrifiante. L'éclairage était discret. Sous les parois de plastique d'un gris moyen, des êtres humains gisaient dans leurs sièges ergonomiques. Leurs visages ne laissaient transparaître aucune émotion. Se tourner vers la fenêtre n'aurait servi à rien: l'opacité des ténèbres était absolue. Certains rideaux, d'ailleurs, étaient tirés; leur vert acide composait une harmonie un peu triste avec le gris sombre de la moquette. Le silence, presque absolu, n'était troublé que par le nasillement léger des walkmans. Mon voisin immédiat, les yeux clos, se retirait dans une absence concentrée. Seul le jeu lumineux des pictogrammes indiquant les toilettes, la cabine téléphonique et le bar Cerbère trahissait une présence vivante dans la voiture. Soixante êtres humains y étaient rassemblés.

Long et fuselé, d'un gris acier relevé par de discrètes bandes colorées, le TGV Atlantique n° 6557 comportait vingt-trois voitures. Entre mille cinq cents et deux mille êtres humains y avaient pris place. Nous filions à 300 km/h vers l'extrémité du monde occidental. Et j'eus soudain la sensation (nous traversions la nuit dans un silence feutré, rien ne laissait deviner notre prodigieuse vitesse; les néons dispensaient un éclairage modéré, pâle et funéraire), j'eus soudain la sensation que ce long vaisseau d'acier nous emportait (avec discrétion, avec efficacité, avec douceur) vers le Royaume des Ténèbres, vers la Vallée de l'Ombre de la Mort.

Dix minutes plus tard, nous arrivions à Auray.

Avant, mais bien avant, il y a eu des êtres
Qui se mettaient en rond pour échapper aux loups
Et sentir leur chaleur; ils devaient disparaître,
Ils ressemblaient à nous.

Nous sommes réunis, nos derniers mots s'éteignent,
La mer a disparu
Une dernière fois quelques amants s'étreignent,
Le paysage est nu.

Au-dessus de nos corps glissent les ondes hertziennes,
Elles font le tour du monde
Nos cœurs sont presque froids, il faut que la mort [vienne,
La mort douce et profonde;
Bientôt les êtres humains s'enfuiront hors du monde.

Alors s'établira le dialogue des machines
Et l'informationnel remplira, triomphant,
Le cadavre vidé de la structure divine;
Puis il fonctionnera jusqu'à la fin des temps.

J'ai revu les cahiers où je notais des choses
Sur les différentielles et la vie des mollusques
D'une écriture hachée; de longues phrases en prose
Qui n'ont guère plus de sens que des poteries étrusques.

J'ai retrouvé la gare et les lundis gelés
Où j'arrivais trop tard pour le train de sept heures;
Je marchais sur le quai, m'amusant à souffler
L'air chaud de ma poitrine. J'avais froid, j'avais peur.

Nous arrivons au monde épris de connaissance,
Et tout ce qui existe a le droit d'exister
À nos yeux. Nous pensons que chacun a sa chance,
Mais le samedi soir il faut vivre et lutter
Et déjà nous quittons les abords de l'enfance.

Nous quittons l'innocence du regard objectif,
Chaque chose a son prix qu'il faut déterminer
Les relations humaines entrelacent leurs motifs
Plus nous participons, plus nous sommes captifs;
Puis la lueur s'éteint. L'enfance est terminée.

Je ne reviendrai plus jamais entre les herbes
Qui recouvrent à demi la surface de l'étang.
Il est presque midi; la conscience de l'instant
Enveloppe l'espace d'une lumière superbe.

Ici j'aurai vécu au milieu d'autres hommes
Encerclés comme moi par le réseau du temps.
Shanti sha nalaya. Om mani padme ôm,
La lumière décline inéluctablement.

Le soir se stabilise et l'eau est immobile;
Esprit d'éternité, viens planer sur l'étang.
Je n'ai plus rien à perdre, je suis seul et pourtant
La fin du jour me blesse d'une blessure subtile.

MAISON GRISE

Le train s'acheminait dans le monde extérieur,
Je me sentais très seul sur la banquette orange
Il y avait des grillages, des maisons et des fleurs
Et doucement le train écartait l'air étrange.

Au milieu des maisons il y avait des herbages
Et tout semblait normal à l'exception de moi
Cela fait très longtemps que j'ai perdu la joie
Je vis dans le silence, il glisse en larges plages.

Le ciel est encore clair, déjà la terre est sombre;
Une fissure en moi s'éveille et s'agrandit
Et ce soir qui descend en Basse-Normandie
A une odeur de fin, de bilan et de nombre.

L'appartenance de mon corps
À un matelas de deux mètres
Et je ris de plus en plus fort,
Il y a différents paramètres.

La joie, un moment, a eu lieu
Il y a eu un instant de trêve
Où j'étais dans le corps de Dieu
Mais, depuis, les années sont brèves.

La lampe explose au ralenti
Dans le crépuscule des corps,
Je vois son filament noirci:
Où est la vie? Où est la mort?

Les antennes de télévision,
Comme des insectes réceptifs,
S'accrochent à la peau des captifs
Les captifs rentrent à la maison.

Si j'avais envie d'être heureux
J'apprendrais les danses de salon
Ou j'achèterais un ballon
Comme ces autistes merveilleux

Qui survivent jusqu'à soixante ans
Entourés de jouets en plastique
Ils éprouvent des joies authentiques,
Ils ne sentent plus passer le temps.

Romantisme de télévision,
Sexe charité et vie sociale
Effet de réel intégral
Et triomphe de la confusion.

La respiration des rondelles
Et les papillons carnassiers;
Dans la nuit, un léger bruit d'ailes;
La pièce est couverte d'acier.

Je n'oublie pas les gestes secs
De cet adolescent furtif
Qui glissait d'échec en échec
En dépliant son corps craintif.

La respiration des termites
S'accomplit sans aucun effort
Une tension vient de la bite,
S'affaiblit en gagnant le corps.

Quand la présence digestive
Emplit le champ de la conscience
S'installe une autre vie, passive,
Dans la douceur et la décence.

En rampant sur le matelas
De notre commune allégeance
Je ne suis plus tout à fait là,
Je ne ressens aucune urgence.

Les gens sont coincés dans leurs peaux,
Ils font danser leurs molécules
Le samedi ils se font beaux,
Puis ils se retrouvent et s'enculent.

Voilà! Je regarde ma porte,
Elle vient d'une bonne usine
Tout est fini, en quelque sorte,
Je vais coucher dans la cuisine.

Je vais retrouver mes poumons,
Le carrelage sera glacial
Enfant, j'adorais les bonbons
Et maintenant tout m'est égal.

Dans le train direct pour Dourdan,
Une jeune fille fait des mots fléchés
Je ne peux pas l'en empêcher,
C'est une occupation du temps.

Comme des blocs en plein espace
Les salariés bougent rapidement
Comme des blocs indépendants,
Ils trouent l'air sans laisser de trace.

Puis le train glisse entre les rails,
Dépassant les premières banlieues
Il n'y a plus de temps ni de lieu;
Les salariés quittent leur travail.

Dans le métro à peu près vide
Rempli de gens semi-gazeux
Je m'amuse à des jeux stupides,
Mais potentiellement dangereux.

Frappé par l'intuition soudaine
D'une liberté sans conséquence
Je traverse les stations sereines
Sans songer aux correspondances.

Je me réveille à Montparnasse
Tout près d'un sauna naturiste,
Le monde entier reprend sa place;
Je me sens bizarrement triste.

Un moment de pure innocence,
L'absurdité des kangourous
Ce soir je n'ai pas eu de chance,
Je suis cerné par les gourous.

Ils voudraient me vendre leur mort
Comme un sédatif dépassé
Ils ont une vision du corps,
Leur corps est souvent ramassé.

Le végétal est déprimant,
À proliférer sans arrêt
Dans la prairie, le ver luisant
Brille une nuit, puis disparaît.

Les multiples sens de la vie
Qu'on imagine pour se calmer
S'agitent un peu, puis c'est fini;
Le canard a des pieds palmés.

Une âme exposée au Soleil,
Tout près de la mer menaçante;
Les vagues s'écrasent et réveillent
Une douleur sombre et latente.

Que serions-nous sans le Soleil?
Écœurement, dégoût, souffrance,
Stupidité de l'existence,
Tout disparaît sous le Soleil.

La chaleur de midi exhale
Le corps d'un plaisir immobile;
Désir de mort, oubli total,
Yeux clos sur un coma tactile.

Sans pitié, la mer se déploie
Comme un animal qui s'éveille;
Cet univers n'a pas de loi.
Que serions-nous sans le Soleil?

Les corps empilés dans le sable,
Sous la lumière inexorable,
Peu à peu se changent en matière;
Le soleil fissure les pierres.

Les vagues lentement palpitent
Sous la lumière misérable
Et quelques cormorans habitent
Le ciel de leur cri lamentable.

Les jours de la vie sont pareils
À des limonades éventées
Jours de la vie sous le soleil,
Jours de la vie en plein été.

L'exercice de la réflexion,
L'habitude de la compassion,
La saveur rancie de la haine
Et les infusions de verveine.

Dans la résidence Arcadie,
Les chaises inutiles et la vie
Qui se brise entre les piliers
Comme une rivière à noyés.

La chair des morts est tuméfiée,
Livide sous le ciel vitrifié
La rivière traverse la ville
Regards éteints, regards hostiles.

La brume entourait la montagne
Et j'étais près du radiateur,
La pluie tombait dans la douceur
(Je sens que la nausée me gagne).

L'orage éclairait, invisible,
Un décor de monde extérieur
Où régnaient la faim et la peur,
J'aurais aimé être impassible.

Des mendiants glissaient sous les gouttes
Comme des insectes affamés
Aux mandibules mal refermées,
Des mendiants recouvraient la route.

Le jour lentement décroissait
Dans un gris-bleu de mauvais rêve,
Il n'y aurait plus jamais de trêve;
Lentement, le jour s'en allait.

Je flottais au-dessus du fleuve
Près des carnivores italiens
Dans le matin l'herbe était neuve,
Je me dirigeais vers le bien.

Le sang des petits mammifères
Est nécessaire à l'équilibre,
Leurs ossements et leurs viscères
Sont les conditions d'une vie libre.

On les retrouve sous les herbes,
Il suffit de gratter la peau
La végétation est superbe,
Elle a la puissance du tombeau.

Je flottais parmi les nuages,
Absolument désespéré
Entre le ciel et le carnage,
Entre l'abject et l'éthéré.

La peau est un objet limite,
Ce n'est presque pas un objet
Dans la nuit, les cadavres habitent
Dans le corps habite un regret.

Le cœur diffuse un battement
Jusqu'à l'intérieur du visage;
Sous nos ongles, il y a du sang
Dans nos corps, un mouvement s'engage.

Le sang surchargé de toxines
Circule dans les capillaires
Il transporte la substance divine,
Le sang s'arrête et tout s'éclaire.

Un moment d'absolue conscience
Traverse le corps douloureux
Moment de joie, de pure présence:
Le monde apparaît à nos yeux.

Il est temps de faire une pause
Avant de recouvrir la lampe.
Dans le jardin, l'agonie rampe;
La mort est bleue dans la nuit rose.

Le programme était défini
Pour les trois semaines à venir
D'abord mon corps devait pourrir,
Puis s'écraser sur l'infini.

L'infini est à l'intérieur,
J'imagine les molécules
Et leurs mouvements ridicules
Dans le cadavre appréciateur.

Nous devons développer une attitude de non-résistance [au monde;
Le négatif est négatif,
Le positif est positif,
Les choses sont.
Elles apparaissent, elles se transforment,
Et puis elles cessent simplement d'exister;
Le monde extérieur, en quelque sorte, est donné.

L'être de perception est semblable à une algue,
Une chose répugnante et très molle,
Foncièrement féminine
Et c'est cela que nous devons atteindre
Si nous voulons parler du monde
Simplement, parler du monde.

Nous ne devons pas ressembler à celui qui essaie de [plier le monde à ses désirs,
À ses croyances
Il nous est cependant permis d'avoir des désirs,
Et même des croyances
En quantité limitée.
Après tout, nous faisons partie du phénomène,
Et, à ce titre, éminemment respectables,
Comme des lézards.

Comme des lézards, nous nous chauffons au soleil du [phénomène
En attendant la nuit
Mais nous ne nous battrons pas,
Nous ne devons pas nous battre,
Nous sommes dans la position éternelle du vaincu.

Les hirondelles s'envolent, rasent lentement les flots, et montent en spirale dans la tiédeur de l'atmosphère. Elles ne parlent pas aux humains, car les humains restent accrochés à la Terre.

Les hirondelles ne sont pas libres. Elles sont conditionnées par la répétition de leurs orbes géométriques. Elles modifient légèrement l'angle d'attaque de leurs ailes pour décrire des spirales de plus en plus écartées par rapport au plan de la surface du globe. En résumé, il n'y a aucun enseignement à tirer des hirondelles.

Parfois, nous revenions ensemble en voiture. Sur la plaine immense, le soleil couchant était énorme et rouge. Soudain, un rapide vol d'hirondelles venait zébrer sa surface. Tu frissonnais, alors. Tes mains se crispaient sur le volant gainé de peau. Tant de choses pouvaient, à l'époque, nous séparer.

IV

NOUVELLE DONNE

à Michel Bulteau

Nous étions arrivés à un moment de notre vie où se faisait sentir l'impérieuse nécessité de négocier une nouvelle donne,
Ou simplement de crever.
Quand nous étions face à face avec nous-mêmes sur la banquette arrière dans le fond du garage il n'y avait plus personne,
On aimait se chercher.

Le sol légèrement huileux où nous glissions une bouteille de bière à la main,
Et ta robe de satin
Mon ange
Nous avons traversé des moments bien étranges

Où les amis disparaissaient un p a r un et où les plus gentils devenaient les plus durs,
S'installaient dans une espèce de fissure
Entre les longs murs blancs de la dépendance pharmaceutique
Ils devenaient des pantins ironiques,
Pathétiques.

Le lyrisme et la passion nous les avons connus mieux que personne,
Beaucoup mieux que personne
Car nous avons creusé jusqu'au fond de nos organes pour essayer de les transformer de l'intérieur
Pour trouver un chemin écarter les poumons pénétrer jusqu'au cœur
Et nous avons perdu,
Nos corps étaient si nus.

Répétition des morts et des abandons et les plus purs montaient vers leur calvaire,
Je me souviens de ton cousin le matin où il s'était teint les cheveux en vert
Avant de sauter dans le fleuve,
Sa vie était si neuve.

Nous n'aimons plus beaucoup maintenant les gens qui viennent critiquer nos rêves,
Nous nous laissons lentement investir par une ambiance de trêve
Nous ne croyons plus beaucoup maintenant aux plaisanteries sur le sens du cosmos,
Nous savons qu'il existe un espace de liberté entre la chair et l'os

Où les répétitions les plaintes
Parviennent atténuées;
Un espace d'étreintes,
Un corps transfiguré.

Quand il fait froid,
Ou plutôt quand on a froid,
Quand un centre de froid s'installe avec un mouvement [mou
Au fond de la poitrine
Et saute lourdement entre les poumons
Comme un gros animal stupide;

Quand les membres battent faiblement,
De plus en plus faiblement
Avant de s'immobiliser sur le canapé
De manière apparemment définitive;

Quand les années tournent en clignotant
Dans une atmosphère enfumée
On ne se souvient plus de la rivière parfumée,
La rivière de la première enfance
Je l'appelle, conformément à une ancienne tradition: la rivière d'innocence.

Maintenant que nous vivons dans la lumière,
Maintenant que nous vivons à proximité immédiate de la lumière,
Dans des après-midi inépuisables
Maintenant que la lumière autour de nos corps est devenue palpable,

Nous pouvons dire que nous sommes parvenus à destination
Les étoiles se réunissent chaque nuit pour célébrer nos souffrances et leur transfiguration
En des figures indéfiniment mystérieuses
Et cette nuit de notre arrivée ici, entre toutes les nuits, nous demeure infiniment précieuse.

SO LONG

Il y a toujours une ville, des traces de poètes
Qui ont croisé leur destinée entre ses murs
L'eau coule un peu partout, la mémoire murmure
Des noms de villes, des noms de gens, trous dans la [tête.

Et c'est toujours la même histoire qui recommence,
Horizons effondrés et salons de massage
Solitude assumée, respect du voisinage,
Il y a pourtant des gens qui existent et qui dansent.

Ce sont des gens d'une autre espèce, d'une autre race,
Nous dansons tout vivants une danse cruelle
Nous avons peu d'amis mais nous avons le ciel,
Et l'infinie sollicitude des espaces;

Le temps, le temps très vieux qui prépare sa vengeance,
L'incertain bruissement de la vie qui s'écoule
Les sifflements du vent, les gouttes d'eau qui roulent
Et la chambre jaunie où notre mort s'avance.

LA MÉMOIRE DELA MER

Une lumière bleue s'établit sur la ville,
Il est temps de faire vos jeux;
La circulation tombe. Tout s'arrête. La ville est si tranquille.
Dans un brouillard de plomb, la peur au fond des yeux,
Nous marchons vers la ville,
Nous traversons la ville.

Près des voitures blindées, la troupe des mendiants,
Comme une flaque d'ombre
Glisse en se tortillant au milieu des décombres
Ton frère fait partie des mendiants
Il fait partie des errants
Je n'oublie pas ton frère,
Je n'oublie pas le jeu.

On achète du riz dans des passages couverts,
Encerclés par la haine
La nuit est incertaine,
La nuit est presque rouge
Traversant les années, au fond de moi, elle bouge,
La mémoire de la mer.

UN ÉTÉ À DEUIL-LA-BARRE

Reptation des branchages entre les fleurs solides,
Glissement des nuages et la saveur du vide:
Le bruit du temps remplit nos corps et c'est dimanche
Nous sommes en plein accord, je mets ma veste blanche

Avant de m'effondrer sur un banc de jardin
Où je m'endors, je me retrouve deux heures plus loin.

Une cloche tinte dans l'air serein
Le ciel est chaud, on sert du vin,
Le bruit du temps remplit la vie;
C'est une fin d'après-midi.

L'aube grandit dans la douceur
Le lait tiédit, petites flammes
Vibrantes et bleues, petites sœurs
Lait gonflé comme un sein de femme

Et le bruit du percolateur
Dans le silence de la ville;
Vers le Sud, l'écho d'un moteur
Il est cinq heures, tout est tranquille.

J'ai toujours eu l'impression que nous étions proches, comme deux fruits issus de la même branche. Le jour se lève au moment où je t'écris, le tonnerre gronde doucement; la journée sera pluvieuse. Je t'imagine te redressant dans ton lit. Cette angoisse que tu ressens, je la ressens également.

La nuit nous abandonne,

La lumière délimite

À nouveau les personnes,

Les personnes toutes petites.

Couché sur la moquette, j'observe avec résignation la montée de la lumière. Je vois des cheveux sur la moquette; ces cheveux ne sont pas les tiens. Un insecte solitaire escalade les tiges de laine. Ma tête s'abat, se relève; j'ai envie de fermer vraiment les yeux. Je n'ai pas dormi depuis trois jours; je n'ai pas travaillé depuis trois mois. Je pense à toi.

Quand la pluie tombait en rafales
Sur notre petite maison
Nous étions à l'abri du mal,
Blottis auprès de la raison.

La raison est un gros chien tendre
Et c'est l'opposé de la perte
Il n'y a plus rien à comprendre,
L'obéissance nous est offerte.

Donnez-moi la paix, le bonheur,
Libérez mon cœur de la haine
Je ne peux plus vivre dans la peur,
Donnez-moi la mesure humaine.

Il existe un pays, plutôt une frontière,
Où la lumière est douce et pratiquement solide
Les êtres humains échangent des fragments de lumière,
Mais ils n'ont pas la moindre appréhension du vide.

La parabole du désir
Remplissait nos mains de silence
Et chacun se sentait mourir,
Nos corps vibraient de ton absence.

Nous avons traversé des frontières de craie
Et le second matin le soleil devint proche
Il y avait dans le ciel quelque chose qui bougeait,
Un battement très doux faisait vibrer les roches.

Les gouttelettes de lumière
Se posaient sur nos corps meurtris
Comme la caresse infinie
D'une divinité – matière.

Les couleurs de la déraison,
Comme un fétiche inachevé
Définissent de nouvelles saisons,
L'inexistence remplit l'été.

Le soleil du Bouddha tranquille
Glissait au milieu des nuages
Nous venions de quitter la ville,
Le temps n'était plus à l'orage.

La route glissait dans l'aurore
Et les essuie-glaces vibraient,
J'aurais aimé revoir ton corps
Avant de partir à jamais.

Dehors il y a la nuit
La violence, le carnage
Viens près de moi, sans bruit,
Je distingue une image Mouvante.

Et les contours se brouillent,
La lumière est tremblante
Mon regard se dépouille
Je suis là, dans l'attente, Sereine.

Nous avons traversé
Des époques de haine,
Des temps controversés
Sans dimension humaine

Et le monde a pris forme,
Le monde est apparu
Dans sa présence nue,
Le monde.

LA LONGUE ROUTE DE CLIFDEN

À l'Ouest de Clifden, promontoire
Là où le ciel se change en eau
Là où l'eau se change en mémoire
Tout au bord d'un monde nouveau

Le long des collines de Clifden,
Des vertes collines de Clifden,
Je viendrai déposer ma peine.

Pour accepter la mort il faut
Que la mort se change en lumière
Que la lumière se change en eau
Et que l'eau se change en mémoire.

L'Ouest de l'humanité entière
Se trouve sur la route de Clifden
Sur la longue route de Clifden
Où l'homme vient déposer sa peine
Entre les vagues et la lumière.

Montre-toi, mon ami, mon double
Mon existence est dans tes mains
Je ne suis pas vraiment humain
Je voudrais une existence trouble

Une existence comme un étang, comme une mer
Une existence avec des algues
Et des coraux, et des espoirs, et des mondes amers
Roulés par la pureté des vagues.

L'eau glissera sur mon cadavre
Comme une comète oubliée
Et je retrouverai un havre,
Un endroit sombre et protégé.

Avalanche de fausses raisons
Dans l'univers privé de sens,
Les soirées pleines de privation,
Les murailles de la décadence.

Comme un poisson de mer vidé,
J'ai donné mes organes aux bêtes
Mes intestins écartelés
Sont très loin, déjà, de ma tête.

La chair fourmille d'espérance
Comme un bifteck décomposé,
Il y aura des moments d'errance
Où plus rien ne sera imposé.

Je suis libre comme un camion
Qui traverse sans conducteur
Les territoires de la terreur,
Je suis libre comme la passion.

POÈME À MARIE-PIERRE

La clarté paraît dangereuse
Et les femmes ont rarement besoin
D'être satisfaites de leur sexe,
Évidemment.

L'avantage d'avoir des organes sexuels internes,
Je le lis avec clarté dans ton regard
Au demeurant presque innocent.
Tu attends ou tu provoques,
Mais au fond tu attends toujours
Une espèce d'hommage
Qui pourra t'être donné ou refusé,
Et ta seule possibilité en dernière analyse est d'attendre.
Pour cela, je t'admire énormément.

En même temps tu es si faible et si soumise,
Tu sais qu'une quantité excessive de sueur diminuera le [désir
Que je suis seul à pouvoir te donner
Car tu n'en veux pas d'autre,
Et tu as besoin de ce désir.
Pour cela, aussi, je t'admire énormément.

En même temps tu as cette force terrifiante
De ceux qui ont le pouvoir de dire oui ou de dire non
Cette force t'a été donnée
Beaucoup peuvent te chercher, certains peuvent te trouver
Ton regard est la clef de différentes possibilités d'existence et de différentes structurations du monde
Tu es la clef offerte par la vie pour un certain nombre d'ailleurs
À ton contact, je deviens progressivement meilleur
Et j'admire, également, ta force.

Je suis en présence de toi
Comme devant un autre monde
Pourtant je vais au fond de toi
Je m'arrête, j'écoute les secondes

Et il y a un autre monde.

NAISSANCE AQUATIQUE D'UN HOMME

Il y a d'abord cet acte qu'il faut bien qualifier de charnel,
Faute d'un meilleur terme
Acte où nous engageons pourtant une bonne partie de nos ressources spirituelles
Et de nos croyances
Car nous créons les conditions, non seulement pour un être, mais aussi pour le monde, d'une nouvelle naissance,
Nous en fixons l'initiation et peut-être le terme.

Il y a ensuite cette espèce d'être animal
Qu'on a bien du mal à mettre en rapport avec la femme
Telle que nous la connaissons
Je veux dire, la femme de nos jours,
Celle qui prend le métro
Et qui n'est plus capable d'amour.

Il y a ce geste de l'embrassement qui remonte si naturellement vers les lèvres et vers les mains
Devant l'objet fripé qui sort
Qui était protégé il y a quelques instants encore
Qui vient brutalement de tomber en direction de l'humain
De manière irrémédiable
Et nous pleurons, nous aussi, cette chute.

Il y a cette espèce de croyance en un monde délivré du mal
Et des cris, et de la souffrance,
Un monde où envisager l'horreur de la naissance
Comme un acte amical

Je veux dire, un monde où l'on pourrait vivre
Depuis le premier instant
Et jusqu'à la fin, jusqu'au terme naturel;
Un tel monde n'est en aucun cas décrit dans nos livres.

Il existe, potentiel.

C'est comme une veine qui court sous la peau, et que l'aiguille cherche à atteindre,

C'est comme un incendie si beau qu'on n'a pas envie de l'éteindre,

La peau est endurcie, par endroits presque bleue, et pourtant c'est un bain de fraîcheur au moment où pénètre l'aiguille

Nous marchons dans la nuit et nos mains tremblent un peu, pourtant nos doigts se cherchent et pourtant nos yeux brillent.

C'est le matin dans la cuisine et les choses sont à leur place habituelle,

Par la fenêtre on voit les ruines et dans l'évier traîne une vague vaisselle,

Cependant tout est différent, la nouveauté de la situation est proprement incommensurable,

Hier en milieu de soirée tu le sais nous avons basculé dans le domaine de l'inéluctable.

Au moment où tes doigts tendres petites bêtes ont accroché les miens et ont commencé à les presser doucement

J'ai su qu'il importait très peu que je sois à tel moment ou à tel autre ton amant

J'ai vu quelque chose se former, qui ne pouvait être compris dans les catégories ordinaires,

Après certaines révolutions biologiques il y a vraiment de nouveaux cieux, il y a vraiment une nouvelle Terre.

Il ne s'est à peu près rien passé et pourtant il nous est impossible de nous délivrer du vertige,

Quelque chose s'est mis en mouvement, des puissances avec lesquelles il n'est pas question qu'on transige, Comme celles de l'opium ou du Christ, les victimes de l'amour sont d'abord des victimes bienheureuses Et la vie qui circule en nous ce matin vient d'être augmentée dans des proportions prodigieuses.

C'est pourtant la même lumière, dans le matin, qui s'installe et qui augmente,

Mais le monde perçu à deux a une signification entièrement différente

Je ne sais plus vraiment si nous sommes dans l'amour ou dans l'action révolutionnaire

Après que nous en avons parlé tous les deux, tu as acheté une biographie de Maximilien Robespierre.

Je sais que la résignation vient de partir avec la facilité d'une peau morte,

Je sais que son départ me remplit d'une joie incroyablement forte,

Je sais que vient de s'ouvrir un pan d'histoire absolument inédit

Aujourd'hui et pour un temps indéterminé nous pénétrons dans un autre monde, et je sais que dans cet autre monde tout pourra être reconstruit.

LE SENS DU COMBAT

Il y a eu des nuits où nous avions perdu jusqu'au sens [du combat
Nous frissonnions de peur, seuls dans la plaine [immense,
Nous avions mal aux bras
Il y a eu des nuits incertaines et très denses.

Comme un oiseau blessé tournoie dans l'atmosphère
Avant de s'écraser sur le sol du chemin
Tu titubais, disant des mots élémentaires,
Avant de t'effondrer sur le sol de poussière; Je te prenais la main.

Nous devions décider d'un autre angle d'attaque,
Décrocher vers le Bien
Je me souviens de nos pistolets tchécoslovaques,
Achetés pour presque rien.

Libres et conditionnés par nos douleurs anciennes
Nous traversions la plaine
Et les mottes gercées résonnaient sous nos pieds;
Avant la guerre, ami, il y poussait du blé.

Comme une croix plantée dans un sol desséché
J'ai tenu bon, mon frère;
Comme une croix de fer aux deux bras écartés.
Aujourd'hui, je reviens dans la maison du Père.