Quel lien entre onze psychopathes gauchers et l'homme de Cro-Magnon ?

Alors que Lucie Henebelle peine à se remettre de ses traumatismes, l'ex-commissaire Sharko se voit relégué à des enquêtes de seconde zone. Telle la découverte du corps de cette jeune scientifique, battue à mort par un grand singe.

À nouveau réunis pour le pire, les deux flics plongent aux origines de la violence, là où le génome humain détermine son avenir : l'extinction.

Bienvenue à GATACA…

FRANCK THILLIEZ

Gataca

À Esteban et Tristan,

qui, comme sept milliards d’autres petites fourmis,

participent modestement à ce grand chantier qu’est l’Évolution.

Les organismes vivants ont existé sur Terre, sans jamais savoir pourquoi, depuis plus de trois milliards d’années, avant que la vérité ne saute finalement à l’esprit de l’un d’eux.

Richard DAWKINS

La science ne consiste pas seulement à savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu’on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire.

Le Nom de la rose, Umberto ECO

Note au lecteur

On me demande souvent d’où viennent les idées. Surgissent-elles au détour d’un fait divers ? À la vue d’un paysage ? Au coin d’une rue ou d’une page de magazine ? À vrai dire, je ne le sais pas précisément. Il n’y a ni secret ni méthode. Je crois plus à la notion de déclic et de hasard, comme si l’on voyait mille feuilles d’arbre prises dans une tempête et que l’on suivît soudain des yeux celle qui viendra se plaquer sur notre joue.

Voilà plus de deux ans, à la recherche de l’idée du second volet du diptyque consacré à la violence, j’écoutais, disons par des circonstances provoquées, la conférence d’un scientifique sur l’Évolution. Au beau milieu du discours, ce professeur a expliqué la chose suivante : Charles Darwin avait, un jour, reçu d’un correspondant une orchidée originaire de Madagascar, Angraecum sesquipedale, communément appelée l’Étoile de Madagascar. Cette fleur comporte un éperon de vingt-cinq à trente centimètres de long, dont la base est gorgée de nectar. Aucun des papillons que Darwin connaissait n’était en mesure d’atteindre une telle profondeur. Comment pouvait donc se réaliser la pollinisation des fleurs, sans laquelle cette orchidée aurait disparu ? Il estima qu’il devait exister à Madagascar un papillon doté d’une trompe suffisamment longue pour aspirer le nectar au fond de l’éperon.

On découvrit ce papillon quarante et un ans plus tard, on lui donna pour nom symbolique Xanthopan morgani praedicta, en hommage à la prédiction de Darwin. Sa trompe mesurait entre vingt-cinq et trente centimètres de long…

Je trouvais cette découverte tellement extraordinaire que je me suis dit qu’il y avait sans aucun doute matière à une histoire. Je me suis alors intéressé à la biologie, l’Évolution, l’ADN, et à réfléchir à la trame que vous allez découvrir. L’alchimie des mots a fait le reste.

Ce roman met de nouveau en scène Lucie Henebelle et Franck Sharko. À la fin du Syndrome E, leur aventure n’était pas terminée, puisqu’il se passait un événement inattendu dans les toutes dernières pages. Si les personnages sont évidemment dans une continuité psychologique par rapport au livre précédent, je tiens à préciser que ce récit est complètement indépendant, et peut donc être appréhendé comme tel par les nouveaux lecteurs.

Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente lecture.

Prologue

Août 2009

Il n’aurait pas dû faire beau, ce jour-là.

Nulle part, sur cette terre, des gens n’auraient dû avoir le droit de rire, de courir sur la plage ou de s’échanger des cadeaux. Quelque chose ou quelqu’un aurait dû les en empêcher. Non, ils n’avaient pas le droit au bonheur, ni à l’insouciance. Parce qu’ailleurs, dans une pièce réfrigérée, au bout d’infâmes couloirs éclairés par des néons, une petite fille avait froid.

Un froid qui ne la quitterait plus. Jamais.

D’après les autorités, le corps méconnaissable d’une fillette — âge estimé entre sept et dix ans — avait été recueilli à proximité d’une route départementale, entre Niort et Poitiers. Lucie Henebelle ignorait encore précisément les circonstances de la découverte, mais dès que la nouvelle était remontée à la brigade criminelle lilloise, elle avait foncé. Plus de cinq cents kilomètres avalés à l’adrénaline, malgré la fatigue, la souffrance intérieure, la peur du pire qui chaque seconde l’habitait, avec, toujours, cette seule phrase au bout des lèvres : « Faites que ce ne soit pas l’une de mes filles, pitié, faites que ce ne soit pas l’une de mes filles. » Elle qui ne priait jamais, qui avait oublié l’odeur d’un cierge, suppliait. Elle osait croire qu’il pouvait s’agir d’un autre enfant, une fillette disparue sans que les fichiers de la police aient donné l’alerte. Peut-être une gamine enlevée la veille, ou dans la journée. D’autres parents seraient alors malheureux, mais pas elle.

Oh non, pas elle.

Lucie s’en convainquit encore une fois : il s’agissait d’une autre enfant. La distance relativement modérée entre le lieu de l’enlèvement de Clara et Juliette Henebelle — Les Sables-d’Olonne — et celui où les promeneurs avaient retrouvé le corps ne pouvait être que le fruit du hasard. De même que la courte période, cinq jours, entre sa disparition et l’instant précis où Lucie posait le pied sur le parking de l’institut médico-légal de Poitiers.

Une autre enfant… Alors, pourquoi Lucie était-elle là, seule, si loin de chez elle ? Pourquoi un violent acide coulait-il au fond de sa gorge et lui collait-il l’envie de vomir ?

Même en cette fin de journée, le bitume du parking demeurait brûlant. Entre les quelques voitures de police et du personnel, des odeurs âcres de goudron fondu et de pneumatique empestaient l’air. Cette période estivale de l’année 2009 avait été un enfer, à tous points de vue. Personnel, privé. Dire que le pire restait à venir, avec ce mot abominable qui battait dans sa tête : méconnaissable.

La gamine étalée là-dedans n’est pas l’une de mes filles.

Lucie regarda son téléphone portable, encore, appela la messagerie alors que l’écran à cristaux liquides n’indiquait aucune petite enveloppe. Peut-être y avait-il eu un problème de réseau en route, peut-être lui avait-on laissé un message urgent : on avait retrouvé Clara et Juliette, elles allaient bien et seraient bientôt à la maison, au milieu de leurs jouets.

Un claquement de portière derrière une camionnette la ramena à la réalité. Pas de message. Elle rangea son cellulaire et pénétra dans le bâtiment. Lucie connaissait par cœur les IML. Toujours la même structure. L’accueil droit devant soi, les laboratoires d’analyse à l’étage et au rez-de-chaussée, la morgue et les salles d’autopsie, symboliquement, sous le niveau du sol. Les morts n’avaient plus droit à la lumière.

Les traits creusés, les yeux en berne, le lieutenant de police collecta des renseignements auprès de la secrétaire. Sa voix était hésitante, mal assurée. Des cordes vocales éraillées par trop de pleurs, de cris, de nuits sans sommeil. D’après le registre, le sujet — un autre mot atroce qui lui comprima la poitrine — était arrivé à 18 h 32. Sans doute le médecin légiste en finissait-il avec les examens de surface. Sûrement s’apprêtait-il, en ce moment même, à lire l’histoire des dernières minutes du sujet au cœur même de sa chair.

Une autre fillette. Pas Clara ni Juliette.

Lucie avait du mal à tenir debout, ses jambes flageolaient et lui ordonnaient de faire demi-tour. Elle remonta les couloirs une main sur le mur, marchant au ralenti, couverte d’obscurité tandis que dehors, quelque part, en beau milieu de l’été, des gens chantaient et dansaient. C’était ce contraste le plus difficile à encaisser ; partout la vie continuait alors qu’ici…

Trente secondes plus tard, elle se tenait devant une porte battante à vitre ovale. Cet endroit puait la mort, sans artifices pour l’adoucir. Lucie avait déjà emmené des parents, des frères, des sœurs dans ces tunnels d’encre, pour « constater ». La plupart d’entre eux s’effondraient avant même de voir le corps. Mettre les pieds dans cet endroit avait quelque chose de terriblement inhumain. De contre nature.

Dans son champ de vision, de l’autre côté de la vitre, un visage masqué, un regard concentré, dirigé vers une table en acier inoxydable que Lucie ne voyait pas. Elle avait vécu cette scène tant et tant de fois ; et tant de fois, elle n’y avait vu que la matérialisation d’une nouvelle affaire, un dossier qu’elle espérait excitant, hors norme même. Elle avait été comme ce maudit légiste, qui traitait un cas parmi beaucoup d’autres et qui, en rentrant chez lui ce soir, allumerait sa télé en buvant un coup.

Mais aujourd’hui, tout était tellement différent. Elle était le flic et la victime. Le chasseur et la proie. Et juste une mère, face au corps d’un enfant mort.

Pas l’une de mes filles. Une gamine anonyme. D’autres parents souffriront bientôt à ma place.

Puisant dans ces mots un regain de courage, Lucie plaqua ses deux mains sur la porte, inspira aussi fort qu’elle le put et poussa.

L’homme d’une cinquantaine d’années s’était garé au fond du parking de l’institut médico-légal, derrière une camionnette livrant du matériel médical. Un endroit stratégique qui lui permettait d’observer les allées et venues dans le bâtiment, sans attirer l’attention. Les yeux cachés derrière des lunettes de soleil rafistolées, la barbe épaisse de plusieurs jours, il donnait l’air d’un type qui s’apprête à faire un mauvais coup. Son front perlait. Cette chaleur, cette putain de chaleur écrasante, grasse… Il souleva ses lunettes et épongea ses paupières avec un mouchoir en tissu, tout en analysant la situation. Fallait-il entrer et prendre davantage de renseignements sur le corps de l’enfant ? Ou alors, devait-il attendre la sortie des officiers de police judiciaire chargés d’assister à l’autopsie, et les questionner à ce moment-là ?

Calé au fond de son siège, Franck Sharko se massa longuement les tempes. Depuis combien d’heures n’avait-il pas dormi ? Depuis combien de temps se tournait-il, se retournait-il dans son lit, en pleine nuit, recroquevillé comme un gosse fautif ? La musique que diluait en sourdine l’autoradio, le mince filet d’air étouffant qui circulait entre ses deux vitres ouvertes lui firent baisser les paupières. Sa tête bascula alors sur le côté et cette chute incontrôlée provoqua chez lui un sursaut. Sa carcasse voulait dormir, son esprit le lui interdisait.

Le commissaire de police à l’OCRVP[1] versa de l’eau minérale tiédasse dans le creux de sa main, se la passa sur le visage et sortit se dégourdir les jambes. L’air du dehors se colla à ses vêtements déjà trempés. À ce moment, il se trouva stupide. Il aurait pu entrer dans le bâtiment, montrer sa carte tricolore et assister à l’examen. Récolter les renseignements, de manière mécanique et professionnelle. En plus de vingt-cinq ans de carrière, dont vingt à la Criminelle, combien de dépouilles avait-il déjà vu se faire charcuter par les instruments tranchants d’un légiste ? Deux cents ? Trois fois plus ?

Mais les enfants, il ne pouvait plus depuis longtemps. Le scalpel miroitait bien trop devant les petites poitrines imberbes, si blanches. C’était comme un baiser du Mal. Il avait croisé, aimé le regard des petites Henebelle sur la plage. Ils avaient joué au ballon, couru dans les flaques, ensemble, sous le tendre regard de leur mère. C’étaient les vacances, l’insouciance, le bonheur simple d’un partage. Et, Seigneur, les jumelles aux beaux yeux bleus avaient disparu à cause de lui.

C’était à peine une semaine plus tôt.

L’une des plus longues, des plus douloureuses, depuis l’anéantissement de sa propre famille.

Qu’allaient révéler l’autopsie, les examens biologiques, toxicologiques ? Quel enfer cracherait le papier blanc des imprimantes des laboratoires ? Il connaissait par cœur le circuit de la mort, cette implacable logique dans l’illogique. Il savait parfaitement que même après le trépas, un être humain entre les mains de la police et du corps médical ne trouvait jamais définitivement la paix tant que l’enquête n’avait pas abouti. Ce dénigrement complet d’un corps qui avait abrité la lumière le dégoûtait. Quant aux tueurs d’enfants… Le commissaire rétracta ses doigts jusqu’à faire blanchir ses phalanges.

Au bruit d’un moteur, Sharko devina qu’un véhicule se garait. À l’abri de la camionnette, il s’étira encore deux secondes sur cet asphalte brûlant. Ses articulations craquaient comme du bois sec. Finalement, il rentra dans sa vieille bagnole malade pas loin de l’agonie mais qui résistait, résistait…

Ce fut à ce moment précis qu’il la vit, et que tout l’intérieur de son être se fragmenta plus encore. Jean, tee-shirt gris en dehors du pantalon, cheveux maladroitement noués en queue de cheval. Ses yeux d’un bleu de ciel ne parvenaient même plus à éclairer son visage. Elle ressemblait à une toile de maître passée, abîmée, comme lui sans doute. À l’observer ainsi, chavirant sur le flanc comme un malheureux gréement, il eut mal jusqu’au fond de ses entrailles.

Ainsi, Lucie Henebelle avait été immédiatement au courant, elle aussi. Elle avait surveillé les fichiers informatiques, les affaires de toutes les brigades en rapport avec des enfants, elle avait passé et reçu les coups de fil qu’il fallait. Et elle avait foncé, pied au plancher, à la première alerte. Bon sang, qu’allait-elle faire dans ce caveau ? Assister au dépeçage de l’un de ses propres enfants ? Même lui, Sharko, n’avait pas pu affronter l’examen post mortem de sa petite Éloïse, il y a si longtemps. C’était pire que d’avaler une grenade dégoupillée.

Mais alors, comment une mère, un être d’amour, pouvait-elle seulement en trouver la force ? Pourquoi ce besoin de souffrir, et d’attiser sa haine plus encore ? Et s’il s’agissait au final d’une môme anonyme ? Lucie Henebelle serait-elle condamnée à errer de morgue en morgue, à la recherche de ses deux enfants, jusqu’à ce qu’elle en crève à petit feu ? Et si elle en trouvait une, et jamais l’autre ? Comment ne pas devenir folle ?

Les doigts crispés sur le volant, Sharko hésita longuement sur la marche à suivre. Devait-il entrer à son tour ? Rester ici et attendre qu’elle réapparaisse ? Mais comment laisser Lucie sortir du bâtiment à demi effondrée et ivre de tristesse, sans se jeter dans ses bras ? Comment ne pas la serrer contre son cœur de toutes ses forces, en lui murmurant à l’oreille qu’un jour, tout finirait sûrement par aller mieux ?

Non, il n’y avait qu’une seule solution. Fuir. Il aimait trop cette femme.

Il fit tourner la clé de contact et démarra, direction Paris.

Lorsque la silhouette d’ogre de l’IML se dispersa dans le reflet de son rétroviseur, Sharko comprit qu’il ne la reverrait sans doute plus.

Sa tristesse et sa haine n’avaient jamais été aussi grandes.

Tracer la route, sans se soucier du mal de crâne, des larmes de feu, des mains d’enfants qui grattaient à l’intérieur de son ventre. S’éloigner le plus vite possible de cet endroit frappé du sceau de la mort. Lucie n’avait ni mangé, ni bu. Seulement vomi. Son corps fonctionnait à l’adrénaline, sur les nerfs. Dépassant largement les vitesses autorisées, elle remontait les flots hurlants des lampadaires d’autoroute, en direction du nord. Et si elle se fracassait sur les rambardes, tant pis. Rouler jusqu’à l’épuisement, enchaîner les kilomètres d’asphalte pour ne pas penser, ne plus jamais penser. Malgré tout, les images pleuvaient et inondaient sa mémoire. Le corps trop petit, en parfaite contradiction avec la table d’autopsie démesurée. L’éclat rieur des outils sous la lampe scialytique…

Et ne pas savoir. Ne pas être fichue de reconnaître l’une de ses propres filles. Ces fontaines de vie qu’elle avait portées, accompagnées pendant huit ans, le jour, la nuit, durant les maladies et les carnavals scolaires, celles dont elle connaissait chaque trait, le moindre détail caché, jusqu’à la plus infime variation de leur visage.

Le sang de son sang.

Il allait falloir patienter, les secondes allaient désormais s’écouler comme un lent poison dans ses veines avec, au bout du chemin, l’horreur : soit l’une des jumelles était morte, soit elle tremblait encore entre les mains de son bourreau. Le pire, ou le pire du pire…

Quel monstre les avait enlevées ? Pourquoi ? Clara et Juliette avaient disparu en allant chercher des glaces, sur la plage des Sables-d’Olonne. Il avait fallu moins d’une minute pour qu’elles s’évaporent dans la foule. Les avait-on kidnappées par un sinistre hasard ? Les avait-on surveillées ? Dans quel but ? Lucie ne cessait d’envisager tous les scénarios, toutes les déclinaisons possibles d’histoires sordides, jusqu’à s’en rendre malade. Et un scénario était remplacé par un autre, pire encore. La bobine d’horreur n’en finissait plus.

Ce déferlement de ténèbres à cause de Franck Sharko. Elle lui en voulait à mort et jamais, plus jamais, elle ne souhaitait le revoir. Il valait mieux ainsi : elle se sentait capable de lui sauter à la gorge et de le tuer.

Qu’allaient être les prochains jours, dans l’attente des analyses, de l’enquête, des recherches du meurtrier ? Quel démon avait pu s’acharner de la sorte sur une enfant ? Où qu’il se terre, Lucie le traquerait, jusqu’au bout de ses forces.

Pas Clara ni Juliette. Ce n’est pas Clara ni Juliette que j’ai vues ce soir. C’était… autre chose.

Une timide lueur tremblait par la fenêtre de son appartement, au cœur du quartier étudiant de Lille. Un endroit sympa, d’ordinaire, lourd de vie, de conversations, de chaleur humaine. Ici, le boulevard était désert, les feux tricolores crachaient leurs vert, rouge, orange, dans une monotonie de fin du monde. Lucie avait peur de rentrer chez elle. Ces quatre murs, sans Clara et Juliette à ses côtés, c’était plus atroce qu’un sarcophage.

Sa mère, Marie Henebelle, enchaînait les tasses de café et les médicaments pour rester consciente. Il était 3 heures du matin, et la dame aux mèches blondes décolorées, à l’énergie d’ordinaire infaillible, avait pris dix ans en l’espace de quelques jours. C’est elle qui avait élevé les filles, depuis leur naissance, à cause du métier de leur mère. C’est elle qui avait changé les couches, préparé les biberons, veillé à leur chevet quand les maladies frappaient, ou quand les planques dans les bagnoles emportaient Lucie dans la nuit.

Et aujourd’hui, Seigneur, aujourd’hui…

Lucie resta immobile dans l’embrasure, les mâchoires serrées, face à sa mère. Si seulement elle avait pu fuir loin, loin d’ici, sans jamais se retourner. Marcher sur une grande langue de sable qui s’enfoncerait au milieu de l’océan. Elle pensait déjà au lendemain, à la brûlure de chaque réveil si elle avait la chance de dormir, aux lits vides dans la chambre rose et verte, à ces peluches en attente de câlins. L’éléphant de Juliette gagné aux grues de la fête foraine, l’hippopotame que Clara aimait tant serrer contre sa poitrine. Tous ces souvenirs, devenus, déjà, des plaies béantes.

Parce que Lucie ne bougeait plus, sa mère vint l’enlacer, respira longuement dans sa nuque, sans lâcher un mot. Que dire, dans ces moments-là ? Qu’on allait finir par retrouver les jumelles vivantes, et que tout allait rentrer dans l’ordre ? Un flic et, par conséquent, une mère de flic, savaient mieux que quiconque que, après quarante-huit heures, les chances de retrouver un enfant en vie s’approchaient du point zéro. La réalité, les statistiques étaient ainsi faites.

Marie remarqua le sachet hermétique et transparent que sa fille serrait dans son poing blanc. Elle comprit sur-le-champ. Le kit empaqueté contenait un masque, un tube transparent, une paire de gants en latex, une fiche cartonnée et trois écouvillons, ces espèces de cotons-tiges utilisés pour prélever de l’ADN.

Lucie murmura dans le dos de sa mère.

— Comment je vais faire, maman ? Comment je vais m’en sortir ?

Marie Henebelle s’assit sur le canapé, épuisée. Grande, fine, elle était une femme qui, à presque soixante ans, avait gardé toute sa séduction. Cette nuit-là, l’ensemble de son organisme criait à l’aide, mais elle tenait, tenait…

— Je serai là. Je serai toujours là.

Lucie acquiesça en reniflant.

— L’enfant, sur la table d’autopsie… Je l’ai maudite, maman, je l’ai maudite de me laisser dans le doute. Ce n’est pas mon enfant. Au fond de moi, je sais que ce n’est pas mon enfant. Comment l’une de mes petites filles aurait pu se retrouver là-dessus ? Comment on… comment on aurait pu lui faire du mal ? C’est seulement pas possible.

— Je sais que ce n’est pas possible.

— Je suis sûre que… que ce monstre est resté sur place quand… quand les flammes se sont déployées. Il a regardé.

— Lucie…

— Peut-être qu’ils vont le coincer très vite. Peut-être qu’il retient d’autres fillettes, et que mes enfants…

Marie répondit avec de la résignation dans la voix, signe, selon Lucie, d’une fatalité implacable.

— Peut-être Lucie, peut-être.

La flic ne trouva plus la force de parler. Dans la semi-obscurité, elle partit se laver les mains et déchira le sachet fourni par le laboratoire de police scientifique. Chacun de ses gestes pesait une tonne et revenait à admettre l’impossible. Une fois les gants enfilés, elle revint dans le salon. Elle échangea un regard avec sa mère, qui se recula, les doigts tremblant sur les lèvres.

En ses qualités d’officier de police judiciaire, Lucie glissa avec précaution l’écouvillon dans sa propre bouche, le remua délicatement afin que son extrémité en mousse blanche s’imprègne de salive. Elle frotta son visage en larmes contre son épaule, rien ne devait contaminer ses mouvements, pas même sa tristesse de mère. Elle savait que son acte était odieux, irréel : elle allait chercher dans son ADN de génitrice, les preuves que l’une de ses petites filles était peut-être morte.

Lucie appliqua ensuite le bout de l’écouvillon à l’endroit indiqué sur une carte rose — la carte FTA —, jusqu’à l’imprégner de son ADN, la rangea au fond d’un sachet, puis ferma précautionneusement avec la grosse bande autocollante rouge « Scellé judiciaire. Ne pas ouvrir. »

Le prélèvement partirait dès le lendemain matin, à la première heure, pour un laboratoire privé, où il serait empilé avec des centaines d’autres. Son avenir — leur avenir — reposait sur une vulgaire molécule qu’elle ne voyait même pas. Une succession de millions de lettres A, T, G, C qui constituait une empreinte génétique unique — sauf dans le cas de jumeaux monozygotes — et qui, tant de fois, avait orienté les enquêtes afin de confondre des suspects.

Malgré ses croyances, ses espoirs, Lucie ne put s’empêcher de penser qu’il faudrait peut-être, bientôt, vivre sans ses petites étoiles. Si cela devait arriver, comment allait-elle pouvoir continuer à exister ?

1

Un an plus tard

Le groupe Manien, de la brigade criminelle de Paris, était arrivé le premier sur les lieux du crime. Le drame s’était produit dans le bois de Vincennes, à proximité du zoo, non loin du lac Daumesnil et à quelques kilomètres seulement du fameux 36, quai des Orfèvres. Ciel bleu, eaux limpides, mais températures moyennes en ce tout début du mois de septembre. Un été mitigé, variable, souvent traversé de pluies torrentielles, permettait à la capitale de reprendre son souffle.

Un corps sans vie avait été découvert au petit matin par un jogger. Le sportif, téléphone portable dans une pochette ventrale, avait dans un premier temps composé le 112. En moins d’une heure, l’information avait été relayée par police secours jusqu’au standard de la Crim, avant de se propager au troisième étage de l’escalier A, et d’arracher de leurs sièges les officiers de police judiciaire.

Installé au volant de sa Polo verte, un homme d’une quarantaine d’années avait, a priori, reçu plusieurs coups d’arme blanche dans le thorax. Il portait encore sa ceinture de sécurité. C’est la position étrange de sa tête — le menton reposant lourdement sur la poitrine — qui avait intrigué le jogger. Quant à la vitre, côté conducteur, elle était baissée au maximum.

Franck Sharko, numéro 2 du groupe de quatre officiers, se tenait le plus en tête possible. Il avançait d’une démarche ferme, bien décidé à arriver le premier sur les lieux. Suivi à une dizaine de mètres par son chef et ses collègues, il traversa le périmètre dressé par les deux fonctionnaires de police secours, pour s’approcher de ce véhicule garé dans une zone cernée d’arbres, à l’abri de tous les regards.

Ceux du quai des Orfèvres connaissaient bien le bois de Vincennes, notamment au niveau des boulevards et des coins chauds où travelos, prostituées et transsexuels se succédaient. Cependant, cet endroit était un peu plus à l’écart et réputé tranquille. Et justement : avec le zoo d’un côté, le lac de l’autre, c’était le lieu idéal pour un meurtre sans témoin.

Après avoir passé des gants en latex, Sharko, vêtu d’un jean trop large, d’un tee-shirt noir et de chaussures bateau prêtes à rendre l’âme, glissa le bras par la fenêtre ouverte du véhicule, saisit la victime par le menton et tourna la tête vers lui. Le capitaine Manien, cinquante ans dont plus de vingt-deux dans la maison, se précipita alors et attrapa furieusement Sharko par l’arrière de son tee-shirt.

— Qu’est-ce que tu fous, bordel ?

Sharko repoussa doucement la tête du cadavre vers l’intérieur du véhicule. Il regardait les vêtements tachés de sang, les yeux morts, le visage livide.

— Je crois que je le connais… Il ne te dit rien ?

Manien fulminait. Il attira le commissaire, comme il l’aurait fait avec un vulgaire délinquant.

— Et les procédures, t’en fais quoi ? Tu te fous de ma gueule ?

— Frédéric Hurault… Oui, c’est ça, Frédéric Hurault. Il est passé chez nous il y a bien une dizaine d’années. C’est moi qui ai géré le dossier à l’époque, quand tu étais sous mes ordres. Tu te rappelles ?

— Ce qui m’intéresse c’est toi, là, maintenant.

Sharko fixa ce chef moins gradé que lui. Depuis sa demande de réaffectation, il n’avait plus de commissaire que l’appellation ou le surnom que certains lui donnaient : « Ça va, Commissaire ? » Son rôle était devenu celui d’un simple lieutenant de police. Le prix à payer pour retrouver le suif de la rue, les bas-fonds, la crasse des crimes crapuleux, après plusieurs années dans les bureaux trop propres de Nanterre, service analyse comportementale. Mais Sharko avait voulu cette réaffectation, quitte à se retrouver avec un connard comme Manien. Sa demande avait surpris toute son ancienne hiérarchie : les cas de rétrogradation étaient d’une grande rareté au sein de la police française. Pour compenser, on lui avait alors proposé la prise en charge d’un groupe au sein de la Crim. Il avait refusé. Il voulait finir comme il avait commencé : en rase-mottes, un flingue au poing, face aux ténèbres.

— Et tu te souviens pourquoi il a été jugé ? fit-il d’une voix sèche. Parce qu’il a tué deux gamines de même pas dix ans. Ses propres filles.

Manien prit une clope, qu’il alluma entre ses doigts aux ongles rongés. C’était un type fin et nerveux, à la gueule de papier à cigarette : blanchâtre, rêche, tendue. Il travaillait beaucoup, mangeait peu et riait encore moins. Un homme peu fréquentable selon certains, une peau de vache pour d’autres. Pour Sharko il était les deux.

Bertrand Manien ne mâcha pas ses mots :

— Tu me cherches. Depuis que tu es dans mon équipe, tu n’arrêtes pas de me chier dans les bottes. J’ai pas besoin de mecs incontrôlables dans mon groupe. Une place se libère chez Bellanger, Fontès part pour les DOM-TOM après-demain. Tu dégages de chez moi sans faire de vagues. Ça t’arrange et ça m’arrange.

Sharko acquiesça.

— Ainsi soit-il.

Manien tira sur sa clope avec gourmandise, plissant les yeux derrière un nuage de fumée qui se dispersa rapidement.

— Dis-moi, depuis quand t’as pas dormi ? Plus de deux heures par nuit, je veux dire ?

Sharko se frotta le front. Trois rides profondes, parfaitement parallèles, se dessinèrent sous des mèches grisonnantes qui lui bouffaient les oreilles. Lui qui, durant toute sa carrière de flic, avait eu les cheveux courts, n’était plus allé chez le coiffeur depuis des mois.

— Je n’en sais rien.

— Si, tu le sais parfaitement. Je ne pensais pas que c’était physiologiquement possible que quelqu’un puisse tenir aussi longtemps. Moi, j’ai toujours cru qu’on pouvait mourir sans sa dose de sommeil. Tu débloques, Commissaire, t’aurais jamais dû quitter tes bureaux de Nanterre. Tu te souviens de ce type que tu n’as pas vu depuis dix ans, mais t’es pas fichu de te rappeler où t’as posé ton flingue. Alors maintenant, tu vas rentrer chez toi, et dormir à t’en crever le bide. En attendant que Bellanger t’appelle. Allez, fous-moi le camp.

Manien le quitta sur ces mots. Démarche ferme de militaire. Une belle pourriture, et fier de l’être. Il partit serrer la main aux techniciens de la police scientifique et au procédurier, qui débarquaient avec leurs valises, leur paperasse et leurs mines graves. Toujours la même chose, une bande d’insectes nécrophages prêts à se jeter sur le cadavre, songea Sharko. Le temps passait, rien ne changeait.

Lèvres pincées, il fixa une dernière fois la victime, dont les pupilles se voilaient déjà. Frédéric Hurault était mort avec la surprise au fond des yeux, probablement sans comprendre. Le milieu de la nuit, l’obscurité, pas même un lampadaire dans le coin. On avait cogné à sa vitre, il avait ouvert. L’arme blanche avait surgi pour le frapper plusieurs fois à l’abdomen. Un crime réglé en moins de vingt secondes, sans cris, sans effusion de sang. Et sans témoin. Allaient s’ensuivre le relevé d’indices, l’autopsie, l’enquête de proximité. Un circuit bien rôdé, qui permettait de résoudre 95 % des affaires criminelles.

Mais restaient les fameux 5 %, dont les milliers de pages de procédures emplissaient les bureaux mansardés de la Criminelle. Une poignée de tueurs malins, qui passaient entre les mailles du filet. Ceux-là étaient les pires à traquer, il fallait mériter leur arrestation.

Comme par défi envers l’autorité, Sharko piétina de nouveau la scène de crime, se payant même un tour d’inspection du véhicule, et finit par disparaître sans saluer personne. Tous le regardèrent s’éloigner sans desserrer les lèvres, sauf Manien, qui gueulait, encore.

Peu importait. Pour l’instant, Sharko ne voyait plus vraiment clair et avait sommeil…

Pleine nuit. Sharko était debout dans sa salle de bains, les deux pieds joints sur une balance électronique toute neuve, précision à la centaine de grammes. Pas d’erreur ni de mauvais réglage, elle indiquait bien soixante-dix kilos et deux cents grammes. Le poids de ses vingt ans. Ses abdominaux étaient réapparus, de même que les os solides de ses clavicules. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, il palpa ce corps malade avec dégoût. Sur une feuille collée au mur, il marqua un point au bas d’une grille tracée quelques mois plus tôt. Une droite représentant l’évolution de son poids, qui chutait vers le bas. À ce rythme, elle finirait par sortir de la feuille et se prolongerait sur le carrelage du mur.

Torse nu, il retourna dans sa chambre, une pièce sans vie. Un lit, une armoire, des amas de rails démontés et de trains miniatures, dans un coin. Le radio-réveil dont il n’avait plus entendu la mélodie depuis une éternité indiquait 3 h 07.

C’était bientôt l’heure.

Assis en tailleur, il se positionna au milieu du matelas et attendit. Ses paupières papillonnaient. Ses yeux fixaient les chiffres rouges et agressifs.

3 h 08… 3 h 09… Sharko se mit à décompter contre son gré les secondes dans sa tête, 60, 59, 58, 57… Un rituel dont il était incapable de se débarrasser, qui revenait nuit après nuit. L’enfer au fond de sa cervelle cramée.

Le chiffre des minutes changea.

3 h 10. L’impression d’une explosion, d’une fin du monde.

Un an et seize jours plus tôt, à la minute près, son téléphone avait sonné. Il ne dormait pas non plus, cette nuit-là. Il se rappela alors la voix masculine, provenant du laboratoire de la police scientifique de Poitiers, qui lui avait annoncé le pire. Des mots jaillis d’outre-tombe :

« Les résultats sont formels. Les examens comparatifs de l’ADN de Lucie Henebelle et de la victime brûlée dans les bois sont positifs. Il s’agit donc soit de Clara, soit de Juliette Henebelle, mais nous n’avons aucun moyen d’en savoir plus pour le moment. Je suis désolé. »

D’un geste las, Sharko se glissa sous les draps et les remonta jusqu’au menton, avec le morne espoir de somnoler deux heures, peut-être trois. Juste de quoi survivre. Seuls les vrais insomniaques savent combien les nuits sont longues, et à quel point les fantômes hurlent. Les bruits de la nuit qui résonnent… Et puis, les pensées qui brûlent la tête… Pour contrer cette torture, le vieux flic avait presque tout essayé, en vain. L’immobilité, les somnifères, la synchronicité respiratoire, même le sport jusqu’à s’effondrer de fatigue. Le corps pliait, mais pas l’esprit. Et il se refusait à voir un psy. Il en avait sa claque de tous ces médecins qui l’avaient déjà suivi depuis de trop longues années pour sa schizophrénie.

Il n’aurait jamais, jamais la paix.

Il ferma les yeux et imagina des ballons jaunes qui se laissaient porter par la crête des vagues — ses images à lui pour tenter de s’endormir. Au bout d’un certain temps, il perçut enfin le ressac de la mer, le murmure du vent, le crissement des grains de sable. Ses bras s’engourdissaient, la torpeur s’installait, il entendait même son cœur nourrir ses muscles épuisés. Mais comme chaque fois qu’arrivait l’endormissement, l’écume des vagues vira au rouge sang, rejetant les ballons à moitié crevés sur la plage où seules traînaient des ombres noires d’enfants.

Et il pensa à elle, encore, toujours. Elle, Lucie Henebelle, dont l’image se résumait à un visage, un sourire, des larmes. Que devenait-elle ? Sharko avait discrètement appris qu’elle avait démissionné, quelques jours après l’arrestation de l’assassin et le drame qui aurait enterré n’importe quel être humain. Depuis, avait-elle réussi à sortir la tête hors de l’eau ou avait-elle sombré, comme lui, au fond du trou ? À quoi ressemblaient ses journées, ses nuits ?

Son gros cœur de flic malade se mit à battre plus vite. Bien trop vite pour espérer s’endormir. Alors Sharko se retourna, et recommença. Les vagues, les ballons, le sable chaud…

Le lundi 6 septembre, son téléphone sonna à 7 h 22, alors qu’il prenait son décaféiné, seul, face à une grille de mots croisés même pas remplie au tiers. À la définition « Dieu de la violence et du mal », il avait noté « Seth », puis avait abandonné son jeu en silence, l’esprit trop embrouillé. Avant, il l’aurait terminée en quelques heures, cette grille, mais là…

À l’autre bout de la ligne, Nicolas Bellanger, son nouveau chef, lui demandait de se rendre rapidement au Centre de primatologie de Meudon, à quatre kilomètres de Paris. Une femme venait d’être retrouvée morte dans une cage, agressée et mutilée par un chimpanzé, semblait-il.

Sharko raccrocha sèchement. Il approchait la fin de sa carrière, et on le faisait enquêter sur des singes. Il voyait parfaitement ses collègues se débiner et lui refiler la patate chaude. Il imaginait les railleries, les regards en coin, les « Alors, Commissaire, tu flirtes avec les macaques maintenant ? »

Du fin fond de sa tristesse, il se dit qu’il était tombé bien bas.

2

Après avoir doublé le site de l’observatoire de Meudon, Sharko roulait au pas sur une petite route, au milieu de la forêt, accompagné de son nouveau collègue de l’équipe Bellanger, Jacques Levallois, trente ans. Gueule de premier de la classe, torse musculeux, Levallois avait intégré la Crim un an plus tôt, après avoir obtenu d’excellents résultats à son concours de lieutenant et le piston du sous-chef de la brigade des stups, son oncle.

Ce matin-là, le commissaire n’était pas particulièrement bavard. Les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et Levallois, comme tous, connaissait le passé agité de son nouveau binôme. Les traques sans fin des tueurs violents… La plongée dans les affaires les plus tordues… Sa femme et sa fille décédées dans des circonstances tragiques, quelques années auparavant… Et cette drôle de maladie, qui s’était déclenchée dans sa tête, jusqu’à finalement disparaître sans crier gare… Levallois le considérait comme un véritable survivant, l’un de ces héros déchus qu’on ne pouvait qu’admirer ou détester. Pour l’heure, le jeune lieutenant ne savait pas encore quelle attitude adopter. Une seule certitude : Sharko avait été un bon enquêteur.

Si proche de la capitale, l’endroit où les deux flics évoluaient paraissait pourtant coupé du monde : arbres à perte de vue, lumière douceâtre, végétation gourmande. Un panneau discret indiqua « Centre de primatologie, UMR 6552 EEE ».

— EEE, ça veut dire Éthologie-Évolution-Écologie, souligna Levallois pour détendre l’atmosphère.

— Et Éthologie-Évolution-Écologie, ça veut dire quoi exactement ?

— À vrai dire, je n’en sais rien.

Sharko bifurqua dans un renfoncement et se gara sur un parking où reposaient déjà une dizaine de voitures du personnel et un véhicule de police secours. Situé au cœur de la forêt, le centre avait les allures d’un petit camp retranché, protégé par de hautes et solides palissades en bois serrées en une enceinte circulaire. L’entrée se faisait par une grille qui, en l’état actuel des choses, était grande ouverte. Sans un mot, les deux officiers, le vieux et le jeune, pénétrèrent dans l’enclave, en direction d’hommes et de femmes en pleine discussion au bout d’une allée en terre battue.

Le centre n’avait rien de réellement spectaculaire. De part et d’autre, d’immenses espaces aménagés donnaient une impression de liberté aux animaux, mais ils étaient prisonniers d’un grillage discret, et les hautes branches des arbres étaient tapissées de filets verts. Des singes de toutes tailles jouaient ou se suspendaient par la queue en hurlant, des grappes de lémuriens fixaient les deux intrus avec de grands yeux de jade. La pâle copie d’une brousse amazonienne, revue à la mode parisienne.

Une femme aux cheveux bruns, aux traits tirés, se détacha du groupe et s’approcha d’eux. Elle devait avoir une cinquantaine d’années, avec de lointains airs de Sigourney Weaver dans Gorilles dans la brume. Levallois dégaina fièrement sa carte tricolore.

— Police criminelle de Paris. Je suis le lieutenant Levallois, et voici le…

— Commissaire Sharko, fit Shark.

Ils échangèrent une poignée de main solide. La femme avait une force peu commune.

— Clémentine Jaspar. Je suis primatologue, et aussi la responsable du centre. C’est terrible ce qui est arrivé.

— L’un de vos singes s’est attaqué à une employée ?

Jaspar secoua la tête, l’air triste. Une femme au contact de la nature, songea Sharko en observant ses doigts craquelés, sa peau tannée par un soleil autre que celui de la France. Une large cicatrice lui traversait l’avant-bras, de celles que pourrait avoir laissé un coup de machette.

— Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Shery n’aurait jamais fait de mal à une mouche. Ce n’est pas possible qu’elle ait pu commettre une atrocité pareille.

— Shery, c’est…

— Ma guenon. Un chimpanzé d’Afrique de l’Ouest, qui m’accompagne depuis très longtemps.

— Vous nous montrez où ça s’est passé ?

Elle acquiesça et désigna un long bâtiment blanc, moderne, sans étage.

— L’animalerie et les laboratoires d’études sont là-bas. Deux hommes de police secours sont arrivés. L’un est à l’intérieur et l’autre… je ne sais pas trop, il doit faire un tour dans les allées, collé à son téléphone. Suivez-moi.

Les flics saluèrent les employés d’un coup de menton, tous visiblement bien retournés par le drame. Ils étaient cinq ou six, plutôt jeunes, serraient des gobelets de café dans leurs mains et discutaient âprement. Sharko observa avec attention chaque visage puis revint au niveau de Jaspar.

— Que fait-on exactement dans votre centre ?

— Principalement de l’éthologie. On essaie de comprendre comment les organisations sociales des primates et leurs facultés cognitives ont été façonnées au cours de l’évolution biologique. De ce fait, on étudie leurs déplacements, leur façon d’utiliser les outils, leur mode de reproduction. Nous avons sur ces huit hectares une centaine de primates, répartis en dix espèces différentes. La plupart viennent d’Afrique.

Ni Sharko, ni son collègue n’avaient pris la peine de sortir un carnet pour prendre des notes. À quoi bon, puisque l’affaire était quasiment pliée d’avance ? Dans les cimes des arbres, comme un ballet synchronisé, des boules rousses se balançaient avec langueur de branche en branche : une famille d’orangs-outans, avec le petit devant sa mère.

— Et la victime ? Quelle était son activité, précisément ?

— Éva Louts était étudiante à l’université de Jussieu. Elle s’était spécialisée en biologie évolutive et travaillait ici depuis trois semaines, dans le cadre de sa thèse de fin de cycle.

— C’est quoi, la biologie évolutive ?

— Auparavant, savez-vous ce qu’est le génome ?

— Pas précisément.

— C’est la mise bout à bout de l’ADN composant nos vingt-trois paires de chromosomes. Cela donne une séquence de plus de trois milliards de données, qui est, en quelque sorte, la notice d’instruction de fabrique de notre organisme. Eh bien, avec ce génome, nous reconstituons l’histoire de la vie. La biologie évolutive, c’est comprendre pourquoi et comment apparaissent les nouvelles espèces, les nouveaux virus comme le sida, le SRAS, tandis que d’autres s’éteignent. Et, aussi, répondre à un tas de questions sur l’évolution de la vie. Pourquoi, par exemple, nous vieillissons et mourons. Vous avez déjà certainement entendu parler de sélection naturelle, de mutations, d’héritage génétique.

— Darwin et compagnie ? Oui, vaguement.

— Eh bien, nous sommes en plein dedans.

Ils pénétrèrent dans l’animalerie. Après avoir doublé un petit bureau équipé du minimum informatique, ils atteignirent une grande pièce où se succédaient des cages de différentes tailles, dont la plupart étaient vides. Quelques lémuriens gesticulaient çà et là. Sur des étagères trônaient quantité de jeux en plastique. Formes géométriques colorées, puzzles à grosses pièces, récipients. Il régnait dans ces lieux une odeur désagréable de vieux cuir et d’excréments. Apparemment bouleversée, Jaspar s’arrêta net et tendit l’index.

— C’est là-bas que ça s’est passé. Vous pouvez aller voir. Excusez-moi de rester à l’écart, mais j’ai le cœur un peu retourné.

— Nous comprenons.

Sharko s’approcha avec son collègue. Les deux hommes serrèrent la main d’un troisième, un flic moustachu de police secours qui veillait à côté de l’endroit du drame. Dans la dernière cage, un gros cube de trois mètres d’arête et constitué de barreaux, la victime était négligemment étalée dans la paille et les copeaux, les bras rejetés vers l’arrière comme si elle prenait un bain de soleil. Du sang avait coulé de l’arrière de son crâne. Une large plaie — de toute évidence causée par une morsure — lui barrait la joue droite, jusque sous le menton. Une fille qui devait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans. Son chemisier était arraché, ses chaussures avaient été propulsées quelques mètres plus loin, au milieu de la pièce. Au milieu du sang traînait un gros presse-papiers en métal, peut-être du cuivre ou du bronze.

Dans le coin droit, au fond de cette même cage, un chimpanzé était recroquevillé, le poil luisant de sang au niveau des avant-bras, des mains, des pattes. Il était grand et noir, avec un dos puissant, de longs bras maigres et velus. Il tourna les yeux vers les nouveaux intrus. Dans ses pupilles, Sharko put lire, en une fraction de seconde, l’expression d’une profonde détresse. Shery, le grand singe, reprit sa position prostrée, tournant le dos aux observateurs.

Le flic moustachu de police secours manipulait une cigarette éteinte entre ses doigts.

— Il n’y a rien à faire. Ce sale macaque n’a pas bougé d’un centimètre depuis tout à l’heure. On a eu pour consigne de vous attendre avant de l’endormir.

Sharko se retourna dans la direction de Jaspar, restée au loin.

— Qui a découvert le corps ?

La primatologue n’écouta pas la question. Elle s’approcha rapidement et fixa l’homme moustachu d’un air sombre.

— Shery n’a rien d’un macaque. C’est une guenon chimpanzé dont je m’occupe depuis plus de trente-sept ans.

Le flic haussa les épaules.

— Macaque ou pas, ils finissent tous par se retourner contre nous, tôt ou tard. La preuve.

Le lieutenant Jacques Levallois lui signifia gentiment qu’il pouvait sortir prendre l’air. La tension était palpable, l’atmosphère électrique. Sharko répéta calmement sa question :

— Qui a découvert le corps ?

Jaspar se tenait désormais à ses côtés. Petite, trapue, elle se tordait nerveusement les doigts et faisait tout pour que son regard ne croise pas celui de la malheureuse victime. Sharko savait que, pour la plupart des gens, une fois le phénomène de curiosité passé, il devient impossible de regarder la mort en face. De surcroît, la vision de cet être partiellement dénudé était particulièrement insoutenable.

— Hervé Beck, notre animalier. Chaque jour, il vient nettoyer les cages à 6 heures du matin. Quand il est entré ici, il a immédiatement appelé la police.

— Et donc, la porte de la cage était fermée à son arrivée ?

— Non, elle était grande ouverte. C’est Hervé qui l’a tout de suite repoussée quand il a vu le corps, afin d’éviter à Shery de prendre la fuite.

— Où est-il, Hervé ?

— Dehors, avec les autres.

— Très bien. Ce presse-papiers, à proximité du corps… Une idée de sa provenance ?

— Du bureau où travaillait Éva.

— Un avis sur ce qui aurait pu pousser l’étudiante à ouvrir la cage et à entrer à l’intérieur avec un presse-papiers ?

— Shery est la mascotte de notre centre. Contrairement aux autres animaux, elle est en cage uniquement pour dormir et se promène librement où bon lui semble le reste du temps. Elle subtilise de temps à autre des objets, surtout brillants. Éva devait la faire rentrer et l’enfermer une fois ses observations terminées. Comme elle s’absentait souvent la journée, elle venait travailler assez tard et partait la dernière. Nous lui faisions confiance.

La primatologue fixa sa compagne malheureuse.

— Shery est complètement inoffensive. Elle est connue des primatologues de la France entière pour sa gentillesse, son intelligence et surtout, sa capacité à s’exprimer.

— À s’exprimer ?

— Elle parle l’Ameslan, le langage gestuel pratiqué par les sourds-muets américains. Elle a appris voilà plus de trente ans à l’Institut de la communication du chimpanzé et de l’humain, à Ellensburg. J’ai passé ma vie à m’émerveiller des progrès qu’elle faisait, à partager ses joies et ses deuils. Je vous le répète, elle ne peut pas…

Elle se tut soudain, en proie à une terrible évidence : un singe couvert de sang, une victime à ses pieds, frappée à coups de presse-papiers et mordue. Qu’avait-il bien pu se passer ? Comment Shery avait-elle pu commettre une abomination pareille ? Clémentine essaya de communiquer avec l’animal mais malgré ses exhortations, ses appels à travers la grille, la guenon prostrée ne bougeait pas.

— Elle ne veut rien nous dire. Je crois qu’elle est vraiment traumatisée.

Sharko et son collègue Levallois échangèrent un regard entendu. Le jeune lieutenant prit son téléphone portable et sortit. Sharko fourra les mains dans les poches de son jean un peu trop large. Il ne se sentait pas vraiment à l’aise devant ce pauvre animal recroquevillé dans son coin, et ce cadavre bien trop jeune, qui le fixait de ses pupilles vides.

— Madame, une enquête va être ouverte, un juge va être saisi. Mon équipier est parti appeler une équipe de techniciens qui vont venir faire quelques relevés, ainsi que des collègues, pour une enquête de proximité.

Ces propos semblèrent rassurer la primatologue. Mais c’était purement et simplement la procédure. Même un type pendu au bout d’une corde dans une pièce verrouillée de l’intérieur nécessitait l’ouverture d’une instruction. Il fallait être capable de différencier le suicide de l’accident ou du crime maquillé. Sharko fixait le singe. Il se demanda l’espace d’une poignée de secondes si ces animaux avaient eux aussi des empreintes digitales.

— Vous comprenez bien qu’ils vont devoir entrer dans la cage, et aussi pratiquer des prélèvements sur votre… compagne, notamment au niveau des gencives, des ongles, afin de vérifier si on y trouve le sang de la victime, ce qui pourrait prouver l’agression. Il va falloir l’endormir.

Après un instant sans bouger face aux solides barreaux, Clémentine Jaspar acquiesça sans grande conviction.

— Je comprends. Mais dites-moi que vous ne lui ferez pas de mal tant que ne sera pas découverte toute la vérité. Cette guenon, elle est bien plus humaine que la plupart des gens qui nous entourent. Je l’ai ramassée mourante dans la jungle, blessée par des braconniers. Sa mère avait été tuée sous ses yeux. Elle est comme mon enfant. Elle est toute ma vie.

Sharko savait mieux que quiconque ce que cela représentait, d’arracher un être d’amour à quelqu’un, animal ou pas. Il essaya de trouver la réponse la plus neutre possible.

— Je ne peux rien vous promettre, mais je ferai mon possible.

Clémentine Jaspar inspira avec tristesse.

— Très bien. Je vais chercher le pistolet hypodermique.

Elle avait parlé tout bas. Sharko s’approcha de la cage et s’accroupit, prenant garde à ne pas toucher aux barreaux. Il n’y avait aucun doute : la trace de la mâchoire animale sur le visage était nette. Le singe était le coupable, le scénario était limpide. L’animal avait cogné avec le presse-papiers, mordu au visage, et il n’y aurait sans doute jamais d’explication à son acte. Le commissaire avait déjà entendu parler de la violence soudaine de ces primates, qui deviennent capables de massacrer leur propre progéniture, sans raison apparente. Éva Louts avait probablement été imprudente, peut-être avait-elle sollicité la guenon à un mauvais moment. Une chose était sûre : l’avenir de ce pauvre animal aux oreilles écartées et à la bouille craquante se présentait mal.

— Trente-sept ans, vieille mémère. Tu as l’âge d’une femme que j’ai aimée… Tu sais ça ? Jamais trop tard pour péter les plombs, hein ? Pourquoi tu ne nous expliques pas simplement ce qui s’est passé ?

Jaspar réapparut avec un engin qui ressemblait étrangement à un pistolet à peinture. Sharko se redressa et jeta un œil vers le plafond.

— Je vois des caméras de surveillance un peu partout. Vous avez pensé à…

— Ça ne sert à rien. C’est Éva Louts qui devait déclencher le système d’alarme et tout allumer en fermant les portes.

Dans un soupir, la directrice pointa son arme vers la guenon.

— Excuse-moi, ma puce…

À ce moment précis, Shery se retourna et fixa la femme dans les yeux. Poings serrés au sol, elle s’avança mollement vers le bord de la cage. Sur la détente, les doigts de Jaspar tremblaient.

— Désolée, je ne peux pas.

Sharko lui prit l’arme des mains.

— Laissez. Je vais le faire.

Collée aux barreaux, la guenon se redressa un peu, regroupa ses mains, paumes vers l’extérieur, puis les porta au niveau de la gueule en reculant légèrement. Alors que Sharko pointait le pistolet vers l’animal, Jaspar bloqua son geste.

— Attendez ! Elle nous parle enfin.

Shery fit d’autres signes : les deux mains de chaque côté de la tête, agitant les paumes vers le bas, comme le ferait un fantôme voulant effrayer des enfants. Puis la main droite sur les lèvres, avant de la rabattre vers le sol. Et elle recommença cette série de gestes, trois, quatre fois, puis s’approcha du corps d’Éva Louts qu’elle caressa tendrement sur sa joue arrachée. Jamais Sharko n’avait eu l’impression de percevoir tant d’émotion dans le regard d’un être vivant. Cet animal dégageait quelque chose de profondément humain. Bien contre son gré, son gros cœur de flic se serra. Comment diable pouvait-il s’émouvoir devant un singe ?

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle n’arrête pas de répéter la même chose : « Peur, monstre, méchant… Peur, monstre, méchant… »

Jaspar retrouva espoir.

— Je vous le disais, Shery est innocente. Quelqu’un est venu ici. Quelqu’un qui a fait du mal à Éva.

— Demandez à Shery si elle connaît ce « monstre méchant ».

Avec ses mains et ses lèvres, la femme exécuta une série de signes que le chimpanzé observa attentivement.

— Son lexigramme comporte plus de quatre cent cinquante mots. Elle va comprendre, pour peu que l’on s’exprime clairement.

Après un temps, Shery secoua négativement la tête. Sharko n’en revenait pas : la femme, à ses côtés, discutait avec un singe, notre grand cousin sur l’échelle de l’Évolution.

— Demandez-lui pourquoi ce monstre est venu ici.

À nouveau, les gestes, auxquels réagit Shery. Index et majeur de la main droite formant un V, et qui venaient croiser rapidement la main gauche grande ouverte. Puis la désignation du cadavre, d’un mouvement net de bras.

— « Tuer. » « Tuer Éva. »

Sharko se frotta le menton, sceptique et stupéfait.

— À votre avis, que signifie « monstre » pour elle ?

— La figure agressive, néfaste, qui cherche à faire le mal. Assurément, il ne peut pas s’agir d’un homme, parce qu’elle aurait employé le bon terme, « homme ». C’est… c’est ce que j’ai du mal à comprendre.

— Et est-ce que les singes peuvent inventer ou mentir ?

— Dans le cas d’un réflexe de survie, ça leur arrive de « tromper ». Si des singes se battent en mêlée jusqu’à la mort, un singe observateur peut pousser un cri signalant une attaque par les airs, dans l’unique but de faire fuir les membres et donc disperser le groupe.

« Si Shery dit qu’elle a vu un monstre, c’est qu’elle a réellement vu un monstre. Peut-être un autre singe plus gros et très agressif, qu’elle aurait interprété comme un monstre.

Sharko ne savait plus vraiment quoi penser. La fatigue pesait, son esprit s’embourbait. Un singe, une cage, un cadavre mordu au visage, et même l’objet contondant propre à toutes les histoires policières, tout paraissait pourtant simple. Presque trop parfait, d’ailleurs. Mais un « monstre » était peut-être venu ici. Et dans ce cas, ce singe parlant avait été le témoin d’un crime.

Il lui fallait un autre café, quelque chose dans le ventre. Alors qu’il réfléchissait, le chimpanzé finit par regagner son coin, leur tournant à nouveau le dos. Le flic pointa le pistolet.

— Je veux bien te croire, Shery, mais pour l’instant, je n’ai pas le choix.

Il tira. Une petite fléchette à bout rouge vint se planter dans le dos du singe, qui tenta de l’arracher, avant de basculer puis de s’effondrer à quelques centimètres seulement du cadavre d’Éva Louts. Jaspar serra les lèvres.

— On n’a pas le choix… Désolée, ma puce…

Sharko lui rendit le pistolet hypodermique et demanda :

— À votre avis, pourquoi un « monstre méchant » aurait fait du mal à Éva Louts ?

— Je l’ignore. Mais j’ai découvert quelque chose de très curieux concernant Éva, avant-hier. C’est peut-être lié…

— C’est-à-dire ?

Jaspar considéra une dernière fois le cadavre, puis le corps inerte de Shery. Elle soupira longuement.

— Allez boire un café, vous n’arrêtez pas de bailler. Ensuite, je vous expliquerai. En attendant, je… je vais prévenir ses parents.

Sharko lui attrapa le poignet.

— Non, laissez. Leur vie va voler en éclats, on n’annonce pas la mort d’un enfant comme ça, au téléphone. Nos équipes vont s’en charger. Ces désagréments font malheureusement partie de notre job.

3

La rentrée des classes, dans une école primaire, est toujours un moment de joie pour la plupart des gamins. Après deux mois d’absence, chacun retrouve enfin ses camarades, raconte ses vacances, exhibe son nouveau sac Spiderman ou sa trousse Dora l’Exploratrice. Baskets rutilantes, odeurs de cuir neuf, stylos et gommes jamais utilisés… Les mômes se jaugent, se saluent, se narguent. Le monde de l’enfance explose en mille couleurs et autant d’éclats.

Lorsque Lucie arriva près de la grille, ce lundi matin-là, les élèves se regroupaient sous le préau. Piaillements, cris, larmes parfois. Dans quelques minutes, l’appel allait être fait, filles et garçons se retrouveraient mélangés dans leur nouvelle classe, pour une année d’apprentissage. Certains parents accompagnaient leur progéniture, notamment les plus petits issus de l’école maternelle. Étape importante dans la marche vers la vie.

L’école privée Sainte-Hélène n’était pas l’école où Lucie avait l’habitude d’amener Juliette, avant le drame. Elle avait appris de la bouche d’un pédopsychiatre qu’il n’y avait pas de règles précises sur la façon de survivre à une sœur décédée, et c’était d’autant plus compliqué dans le cas de jumelles. De ce fait, Lucie avait préféré la rupture avec l’ancien établissement scolaire. Nouveaux camarades, nouveaux instituteurs, nouvelles habitudes pour la petite. Et pour Lucie aussi, cette rupture ombilicale avec le passé était le mieux. Elle ne voulait pas passer pour celle que l’on lorgnerait de travers, que l’on n’oserait pas aborder sans préalablement sortir l’éternelle phrase : « Je suis désolé(e) pour ce qui vous est arrivé. » Ici, personne ne la connaissait, personne ne la regardait… Juste une mère, noyée dans la cohue.

Collée à la grille, Lucie observa les enfants sous le préau, chercha quelques minutes dans la masse colorée puis aperçut Juliette, enfin. La petite souriait, trépignait d’impatience, elle manifestait un véritable empressement à reprendre l’école. Elle resta quelques secondes seule au milieu de la foule indifférente, puis gagna la file, tirant son sac à roulettes tout neuf. Personne ne faisait vraiment attention à elle, les enfants se connaissaient déjà, discutaient, riaient. L’institutrice releva un regard en direction de la grille à destination des parents, l’air de dire que tout allait bien se passer, et poursuivit sa tâche. La Terre ne s’arrêta pas de tourner, partout la vie continuait, coûte que coûte.

À la fin de l’appel des élèves, alors que la majeure partie des parents s’éloignait, Lucie se précipita dans la cour, en direction des classes. Elle interpella l’enseignante tandis que tous les enfants avaient disparu dans le couloir.

— Excusez-moi, madame. Il y a quelque chose d’important que j’ai oublié de demander. Ça concerne les récréations. Est-ce que les enseignants sortent pour surveiller les élèves ? Est-ce que cette grille, là-bas, vous la fermez chaque fois ?

— Dès l’instant où les derniers parents seront sortis de la cour. Ne vous inquiétez pas pour votre enfant. S’il y a un endroit où il est en sécurité, c’est bien ici. Vous êtes madame ?

— Henebelle. La maman de Juliette.

L’institutrice sembla réfléchir.

— Juliette Henebelle… Je ne vois pas, désolée, mais je n’ai pas encore les prénoms et les visages en tête. Ça viendra. Et maintenant, si vous permettez…

Elle monta les marches et disparut dans le couloir.

Lucie quitta la cour, rassurée. L’institutrice avait raison, il ne fallait pas s’inquiéter. Cet établissement était l’un des plus réputés de Lille pour sa sécurité et sa prise en charge des enfants.

Seule, la tête rentrée entre les épaules, les mains dans les poches, Lucie remonta lentement à pied le boulevard Vauban, l’un des quartiers étudiants de la ville à cause de la proximité des grandes écoles, HEC, ICAM, ISEN… Les trottoirs étaient encombrés de jeunes, de cadres en costume, de livreurs en tout genre. Après deux mois dans la langueur de l’été, la capitale des Flandres reprenait des couleurs. Lucie se dit qu’il était plus que temps.

Elle regarda sa montre. 8 h 35. Il restait plus d’une heure à tuer avant la reprise du service, dans un centre d’appels proche d’Euralille, à même pas deux kilomètres de chez elle. 9 h 45–18 h 30, avec quarante-cinq minutes de pause le midi. Un CDD débile de six mois qui consistait à se faire insulter toute la journée, mais suffisamment abrutissant pour que Lucie n’ait pas le temps de ruminer. En l’occurrence, vu les circonstances, le job idéal.

Elle hésita. Devait-elle aller traîner dans un café et dépenser quelques euros en attendant l’heure, ou rentrer chez elle et aller promener le jeune labrador ? Elle opta pour la deuxième solution, mieux valait éviter les dépenses inutiles. Et puis, en s’organisant bien dans les jours à venir, elle aurait le temps de se remettre un peu au sport et d’aller courir avec le chien à la Citadelle, une petite demi-heure chaque matin. S’oxygéner l’esprit et les muscles lui ferait le plus grand bien. Les racines de son corps devaient reprendre vie.

Lucie bifurqua vers sa résidence, un groupement d’appartements partagés entre locataires permanents et étudiants. Un bâtiment avec de la gueule, dans la tradition Vauban : briques sombres, architecture soignée, solide, sans fioriture. Longtemps, Lucie avait hésité à tout plaquer. Changer de ville, de visages, de décor. Remettre les compteurs à zéro. Mais pour quoi faire, au fond ? Aller où, précisément ? Avec quel argent ? Et quitter Lille, c’était aussi quitter sa mère. Et ça, à trente-huit ans, Lucie s’en sentait incapable.

— Lucie ?

Elle s’arrêta dans l’allée à l’appel de son prénom. Cette voix, dure, granitique, comme surgie d’outre-tombe. Elle se retourna et s’immobilisa. C’était bien lui, son ancien chef de groupe à la brigade criminelle lilloise.

Elle ne cacha pas sa stupéfaction.

— Commandant Kashmareck ?

En un an, il n’avait pas changé d’un poil. Toujours la même coupe en brosse réglementaire, la même gueule épaisse, les mêmes mâchoires de pitbull. Il portait un jean noir, ses inusables Doc Martens à bout coqué, une chemise bleue à rayures qui lui donnait l’air élégant. Il s’approcha d’elle, ils se trouvèrent un peu stupides lorsqu’elle lui tendit la main alors qu’il se penchait pour lui faire la bise. Au final, échange de poignée de main, sourires maladroits.

Kashmareck, son aîné d’une dizaine d’années, la fixa sans ouvrir la bouche. On ne pouvait pas dire qu’elle avait une mine resplendissante, mais le commandant de police s’était attendu à pire. Ses cheveux blonds avaient poussé et tombaient au milieu de son dos. Ses joues un peu plus creusées, ses traits effilés, faisaient ressortir ses yeux bleus, qu’elle n’avait pas maquillés. Une femme naturelle, belle, capable de se fondre dans la horde des travailleurs sans que nul ne puisse deviner la tristesse de son histoire personnelle. À peu de chose près, la Lucie qu’il avait toujours connue.

— Tu m’invites à boire un café ?

— C’est que… Je travaille bientôt et…

— Ce ne sera pas long. J’ai quelque chose d’important à te dire. Et j’aimerais ne pas avoir à le faire ici.

Le cœur de Lucie se serra, ses sens se mirent en alerte : la présence de son ancien commandant de police n’avait certainement rien d’anodin.

— Ça concerne Carnot ?

— Entrons, je t’en prie.

Lucie aurait pu se décomposer, là, maintenant. Rien que l’évocation du nom du meurtrier de sa fille lui donnait envie de vomir. Elle fit tout pour paraître forte et emmena son ex-chef dans son petit appartement. Son cerveau carburait à cent à l’heure. Qu’allait-il bien pouvoir lui annoncer ? Grégory Carnot s’était pris trente ans, dont vingt-cinq de sûreté. Ce fumier croupissait derrière les barreaux de la prison de Vivonne, à plus de six cents kilomètres d’ici. Allait-il être transféré ? Se marier en taule ? Écrire un livre sur sa putain de vie ?

Kashmareck pénétra dans l’appartement en silence. Pendant les quelques années où ils avaient travaillé ensemble, il n’avait jamais mis les pieds chez sa subordonnée. Tous deux avaient toujours respecté la barrière de la hiérarchie.

Un jeune labrador au pelage couleur sable vint lui rendre visite. Il le caressa avec entrain, il aimait les chiens.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Klark. Avec deux k.

— Salut Klark. Quel âge a-t-il ?

— Presque un an.

Le vestibule donnait sur un salon où s’accumulaient des affaires d’enfants. Des jouets, des livres de coloriage, des vêtements, des Passeport CM1, ces livres de révision sur lesquels planchent les mômes durant les vacances.

— Excusez le bordel, dit Lucie.

Le commandant observa ces objets avec un soupir triste.

— Tu n’as pas à te justifier.

Sur le vaisselier, des dizaines de photos reposaient dans des cadres. Les jumelles, épaule contre épaule. Impossible de différencier Clara de Juliette sans plisser les yeux. Lucie lui avait un jour expliqué que l’une des deux — il ne se rappelait plus laquelle — présentait un défaut dans l’iris gauche, une petite tache noire en forme de vase. Kashmareck serra les mâchoires, mal à l’aise. Il avait vu tant de parents malheureux défiler dans son bureau, et tellement de détresse plaquée sur leurs visages. Lucie s’infligeait-elle le face-à-face avec ces photos comme une torture, une punition, ou avait-elle décidé d’affronter le drame, de le dépasser ? Comment réagissaient vraiment les parents, dans le cas de la perte de leurs enfants ? Le déni complet ? Restaient-ils à jamais en colère, se disant « Pourquoi moi ? » Les catholiques en venaient-ils à renier Dieu ou au contraire, se recueillaient-ils plus encore ? Tant et tant de questions, qu’on ne devrait jamais se poser.

Une fois dans la cuisine, Lucie alluma sa cafetière.

— Avant que vous me demandiez comment je vais, je vais vous répondre : il n’est pas une seconde où je ne pense pas à ce qui s’est passé. Depuis le drame, j’ai franchi la barrière, commandant. Je fais partie de celles que nous avons côtoyées sans jamais vraiment nous en soucier : les victimes. Mais les victimes continuent à respirer, et il leur arrive même de rire. La vie doit poursuivre son petit bout de chemin. Donc, je vais aussi bien que possible.

Lucie hocha le menton vers deux poupées, dans un coin de la pièce, habillées et coiffées exactement de la même façon.

— Et puis, il me reste Juliette… Je dois lui donner le maximum à présent.

Le commandant fixa les poupées, puis Lucie, gravement. Elle le remarqua et jugea bon de lui expliquer :

— Ce sont ces deux poupées qui vous choquent, n’est-ce pas ? Deux poupées, une seule fille…

Elle partit en ramasser une, réajusta le petit gilet gris avec des gestes appliqués.

— Pour Juliette, Clara existe encore. Le psychiatre dit que ça prendra du temps, des années peut-être avant que Juliette ne se détache physiquement de sa sœur, mais elle s’en sortira. Quelque chose la protège dans sa tête, un mécanisme qui fait revenir Clara quand Juliette a besoin d’elle. C’est ce qui nous rend parfois aussi tolérants aux douleurs psychiques, et qui nous fait supporter bien plus que nous ne le pourrions. Dans tous les cas, le lien moral qui unit les jumeaux monozygotes est indestructible. Clara sera toujours quelque part dans sa tête, même dans cinquante ans. Elle vivra toujours… C’est aujourd’hui ce que je souhaite plus que tout au monde. Qu’elle continue à vivre dans sa tête, et la mienne.

Le capitaine de police tira une chaise et s’installa, les coudes sur la table, les poings serrés sous le menton. Il fixa Lucie en silence, puis regarda brièvement autour de lui. Pas une seule bouteille d’alcool, pas la moindre plaquette de cachets. Aucun signe de laisser-aller. Vaisselle propre, rangée. Bonne odeur de citron, un peu partout dans la pièce.

— Et toi, tu t’es fait aider ? Par un psy, je veux dire ?

— Oui et non. Disons que j’en ai vu un, au début, mais… j’avais l’impression que ça ne servait à rien. En fait, je ne me souviens pas de grand-chose de nos séances. Je crois que mon esprit a dressé une barrière.

Elle se mura dans le silence, Kashmareck jugea qu’il valait mieux changer de sujet.

— Tu nous manques beaucoup à la brigade. C’était dur pour nous aussi, tu sais ?

— C’était dur pour tout le monde.

— Tu t’en sors, financièrement ?

— Ça va… Le travail ne manque pas, quand on est prête à faire n’importe quoi.

Après avoir positionné une capsule, Lucie appuya sur un bouton. La cafetière remplit les deux tasses rapidement. L’heure tournait, on entendait l’aiguille battre lourdement chaque seconde. 8 h 50. Dans une heure, les coups de fil retentiraient, les voix gueuleraient, les oreilles bourdonneraient. Lucie s’installa face au policier, lui tendit sa tasse et alla droit au but.

— Que se passe-t-il avec Carnot ?

— On l’a retrouvé raide mort au fond du mitard, vidé de son sang.

4

Quatre techniciens de la police scientifique et le substitut du procureur qui allait ordonner la levée du corps d’Éva Louts venaient d’arriver sur les lieux. Cravate et costume pour l’un, tenues de lapins blancs pour les autres, afin de préserver au mieux les indices de la scène de crime. Le vétérinaire du centre, d’autres enquêteurs et les garçons de morgue, quant à eux, n’allaient plus tarder. Bientôt, une dizaine d’hommes entreraient et sortiraient de ces lieux avec un objectif unique : la vérité.

Tandis que Levallois interrogeait l’animalier Hervé Beck, Sharko et Clémentine Jaspar évoluaient sur de petites allées en terre, entre les colonies colorées de singes. Autour, les feuilles des arbres frissonnaient, les branchages palpitaient. Des cris aigus, exotiques, perçaient les frondaisons serrées. Indifférents au drame, les primates menaient leurs activités de début de journée : épouillage, récolte de termites dans les troncs, jeux avec la progéniture.

La primatologue s’arrêta devant un petit belvédère artificiel, qui permettait d’observer certaines colonies en contrebas. Elle posa ses coudes sur un tronçon de bois, une pochette à élastiques suspendue au bout de ses doigts épais et cornés.

— Éva réalisait sa thèse en vue d’obtenir son doctorat. Le sujet de son travail concernait d’abord les grands principes de l’Évolution biologique, puis la latéralité chez les grands singes : comprendre pourquoi, chez l’homme par exemple, la majorité des individus est droitière, et non gauchère.

— C’est pour cette raison qu’elle étudiait ici, dans votre centre ?

— Oui, elle devait rester jusque fin octobre. Elle a débuté son travail en 2007, mais s’est vraiment penchée sur la latéralité à la fin de l’été 2009. Elle s’est alors intéréssée aux cinq grands singes : les hommes, les bonobos, chimpanzés, gorilles, orangs-outans. Dans nos locaux, elle devait d’abord établir des statistiques, remplir des grilles. Observer les différentes espèces, voir avec quelle main ils serraient les bâtons leur permettant de récolter des fourmis, de fabriquer des outils ou de casser des noix. Ensuite, en tirer les conclusions qui s’imposaient.

Sharko sirotait son quatrième décaféiné de la matinée.

— Elle travaillait seule ?

— Absolument. Elle évoluait ici en électron libre. Une fille gentille et discrète, qui aimait beaucoup les animaux.

Jaspar aussi devait aimer les animaux, se dit Sharko. Elle observait ses primates avec une affection particulière au fond des yeux, comme si chacun d’eux était un enfant à aimer.

Elle lui tendit le dossier.

— Et maintenant, regardez attentivement. Ce sont les résultats de ses observations, depuis son arrivée au centre, il y a vingt jours. Ils étaient sur le bureau, elle allait probablement les embarquer avant de repartir, hier…

Sharko tira sur les élastiques.

— Qu’est-ce que ces résultats sont censés représenter ?

— Pour chaque singe de chaque colonie, Éva devait noter précisément un ensemble de paramètres. La répétition de certains gestes cités dans des listes chez un même individu devait prouver ou pas sa latéralisation.

Sharko ouvrit et considéra les différents feuillets. Les cases des tableaux préimprimés, portant des références qui devaient être celles des singes regroupés par espèces, étaient toutes vierges.

— Elle ne travaillait donc pas ?

— Non. Ou, tout au moins, pas sur le sujet imposé par son directeur de thèse. Pourtant, elle m’affirmait le contraire. Elle me certifiait qu’en trois semaines, ses travaux avaient bien avancé, et qu’elle serait en mesure de terminer ses recherches dans les temps.

— Pourquoi venir ici, si elle ne faisait rien ?

— Parce que son directeur de thèse l’exigeait, parce qu’elle l’aurait eu sur le dos s’il s’était rendu compte qu’elle ne suivait pas les directives. Olivier Solers n’est pas un tendre avec ses étudiants. Il tolère difficilement les écarts. S’il l’avait prise en grippe, Éva aurait perdu toute chance d’obtenir son doctorat.

— Elle était ambitieuse ?

— Très. Je la connaissais avant tout de réputation. Malgré son jeune âge, elle avait déjà mené des études sérieuses sur la latéralisation chez certains oiseaux et poissons. La précision et la profondeur de ses travaux lui ont valu des articles dans de prestigieux magazines scientifiques, ce qui est extrêmement rare pour une étudiante de vingt-cinq ans. Éva était brillante, elle rêvait déjà de paillettes et de cocktails dans le sillage des prix Nobel.

Sharko ne put s’empêcher de sourire. Lui, qui était on ne peut plus terre à terre, se sentait dépassé par le ridicule des sujets étudiés par les chercheurs.

— Excusez-moi, mais… j’ai un peu de mal à saisir. À quoi ça peut bien nous servir de savoir si un poisson est droitier ou gaucher ? Et franchement, j’ai des difficultés à visualiser à quoi peut ressembler un poisson droitier. Un singe, à la rigueur, mais un poisson.

— Je comprends votre trouble. Vous, vous traquez et arrêtez des meurtriers, vous remplissez des prisons, c’est concret.

— Malheureusement, oui.

— Nous, nous cherchons à savoir d’où nous venons, pour comprendre où nous allons. Nous marchons sur le fil de la vie. Et l’observation des espèces, qu’elles soient plantes, virus, bactéries ou animaux, nous y aide. La latéralité chez certains poissons vivant en communauté est on ne peut plus signifiante. Avez-vous déjà observé le comportement d’un banc de poissons face à un prédateur ? Ils tournent tous dans la même direction, afin de rester unis et de contrer les attaques. Ils ne réfléchissent pas, ils ne se disent pas : « Attention, là, il faut que je tourne à gauche, comme mes camarades. » Non, ce comportement social fait véritablement partie de leur nature, de leurs gènes, si vous voulez une image claire. Dans le cas de ces poissons, la latéralisation permet la survie du plus apte, et c’est pour cette raison qu’elle existe, qu’elle a été sélectionnée.

— Sélectionnée ? Par qui ? Une intelligence supérieure ?

— Certainement pas. Les propos créationnistes, du genre « Dieu a créé l’Homme ainsi que toutes les espèces vivantes peuplant la planète », n’ont pas leur place dans notre centre, ni dans aucune communauté scientifique d’ailleurs. Non, elle a été sélectionnée par l’Évolution, avec un grand E. L’Évolution favorise la propagation de tout ce qui est bénéfique à la diffusion des gènes, à la diffusion des gènes les meilleurs, et élimine le reste.

— La fameuse sélection naturelle, qui se débarrasse des canards boiteux.

— On peut dire cela. Parfois, lorsque ces bancs de poissons virent de bord, quelques individus tournent de l’autre côté, parce qu’ils n’ont pas l’aptitude à suivre ce comportement. Défaut génétique ? « Canards boiteux », comme vous dites ? Toujours est-il que ceux-là meurent plus vite, en se faisant manger par exemple, car ils sont mal adaptés, plus faibles que les autres. C’est l’une des expressions de la sélection naturelle. Chez l’homme, s’il y avait eu un réel avantage à être gaucher, alors, nous serions probablement tous gauchers, nous fonctionnerions un peu comme un banc de poissons. Le problème, c’est que ce n’est pas le cas, et pourtant, les gauchers existent. Pourquoi l’Évolution a-t-elle favorisé cette asymétrie entre droitiers et gauchers ? Pourquoi dans ces proportions-là ? Pourquoi un humain sur dix naît encore gaucher dans un monde où tout est pensé pour les droitiers ? Le sujet de thèse d’Éva Louts était de tenter d’apporter une réponse à ces questions.

Sharko dut bien avouer qu’il ne s’était jamais posé ce genre d’interrogations car, en définitive, ces délires scientifiques lui importaient peu. À son sens, il y avait d’autres sujets bien plus graves et importants à traiter, mais il en fallait pour tous les goûts. Il revint à ce qui l’intéressait, à savoir du concret.

— Éva Louts venait donc tous les jours, en fin d’après-midi ?

— Vers 17 heures, en effet. L’heure où la plupart du temps, nous fermons les portes du centre. Elle prétendait vouloir être au calme, pour observer les singes sans les perturber dans leurs habitudes.

— Et donc, à la vue de ces tableaux vides, elle restait le soir uniquement pour faire acte de présence… Pour que personne, et surtout pas son directeur de thèse, ne s’aperçoive de la supercherie.

— Ou alors, elle occupait ses journées à autre chose… J’ai été extrêmement surprise en découvrant ces grilles vierges. Pour quelle raison une fille si sérieuse se serait-elle brusquement mise à mentir ? Qu’est-ce qui pouvait la préoccuper au point de remettre son avenir en question ?

— Vous avez votre idée là-dessus ?

— Pas vraiment. Mais elle menait des recherches sur la latéralité dans les populations humaines, passées et présentes, et cela faisait plus d’un an qu’elle bossait sur ce sujet précis. Elle a dû fourrer le nez dans des domaines aussi divers que variés. Il y a deux ou trois jours à peine, elle m’a confié être sur quelque chose d’envergure.

— Du genre ?

— Je l’ignore, malheureusement. Mais cela l’excitait, je le voyais dans ses yeux. Au tout début de ses recherches, Éva livrait les informations régulièrement à son directeur, ce qui permettait un suivi et un recadrage, au besoin. Puis, à ce que m’a raconté Olivier Solers, les remontées de données se sont faites plus rares, aux alentours du mois de juin. Cela arrive souvent, il ne s’est pas inquiété. Le directeur de thèse veut tenir les rênes, et le thésard veut se défaire de son influence, acquérir sa propre autonomie. Mais à partir de mi-juillet, un mois avant d’arriver ici, Éva a refusé de faire remonter la moindre information à son laboratoire, elle dissimulait l’essence de ses travaux, allant de promesse en promesse sur une future conférence, et garantissant du « lourd » si ses investigations portaient leurs fruits.

Sharko triturait nerveusement son gobelet vide, il n’y avait pas de poubelle où le jeter. Mentalement, il essaya de visualiser l’affaire sous un autre angle. Louts, de par ses recherches, multiplie les contacts, les rencontres. D’une façon ou d’une autre, à l’identique d’un journaliste, elle met le doigt sur quelque chose de brûlant et se renferme sur elle-même.

Des claquements de portière le firent revenir à lui. Au loin, proche de l’animalerie, deux garçons de morgue embarquaient le cadavre de Louts sur une civière. La housse en plastique noir ressemblait à du bois carbonisé. Tu redeviendras poussière… Puis les hommes retournèrent à l’intérieur avec le brancard vide. Clémentine Jaspar porta ses poings à ses lèvres.

— Ils sont partis chercher Shery. Pourquoi ils l’emmènent à la morgue ?

— Le médecin légiste va juste faire quelques prélèvements, ne vous inquiétez pas.

Sharko ne lui laissa pas le temps de s’apitoyer.

— Éva avait-elle un petit ami ?

— Nous en avions parlé un peu, toutes les deux. Non, ce n’était pas sa priorité. Sa carrière d’abord. Elle était très solitaire, et assez écolo. Pas de téléphone portable ni de télé, m’a-t-elle avoué. Et puis, elle a été aussi une grande sportive. Une escrimeuse qui, plus jeune, avait participé à un tas de championnats. Un esprit sain dans un corps sain.

— Quelqu’un à qui elle aurait pu se confier ?

— Je ne la connaissais pas à ce point. Mais… Je ne sais pas, moi. Vous êtes policier, alors allez fouiller chez elle. Les résultats de ses recherches sont forcément là-bas.

Devant le silence et le scepticisme évident de Sharko, elle désigna les chimpanzés, ces grands singes qu’elle semblait aimer plus que tout au monde.

— Regardez-les une dernière fois attentivement, commissaire. Et dites-moi ce que vous voyez.

— Ce que je vois ? Des familles. Des animaux qui vivent en harmonie, paisiblement.

— Vous devriez aussi voir de grands singes, des êtres qui nous ressemblent.

— Je n’y vois que des primates, désolé.

— Mais nous sommes des primates ! Les chimpanzés sont génétiquement plus proches de nous qu’ils ne le sont du gorille. On dit souvent que nous avons plus de 98 % d’ADN commun avec eux, mais moi, je vais tourner la phrase autrement : 98 % de notre ADN est de l’ADN de chimpanzé.

Sharko médita la remarque quelques secondes.

— Votre image est provocante, mais vu sous cet angle, en effet…

— Il n’y a rien de provocant, c’est la réalité. Maintenant, supposez juste que l’on vous prive de la parole et que l’on vous mette nu dans une cage à leurs côtés. Alors vous seriez pris pour ce que vous êtes : le troisième chimpanzé, aux côtés du chimpanzé pygmée et du chimpanzé commun d’Afrique. Un chimpanzé presque dépourvu de fourrure et marchant debout. À la différence près qu’aucun de vos cousins ne détruit sciemment son environnement. Nos avantages évolutifs, comme la parole, l’intelligence, notre capacité à coloniser l’ensemble de la planète, ont aussi un coût en monnaie darwinienne : nous sommes des animaux capables de répandre le plus grand malheur. Mais l’Évolution a « jugé » que ce coût était inférieur aux avantages procurés. Pour le moment…

Il y avait de la force dans sa voix, et en même temps, de la résignation. Sharko se sentit transpercé par la puissance de son regard animal, et la virulence de ses idées. Cette femme avait dû vivre des moments extraordinaires dans les jungles, les savanes, elle devait en savoir plus que quiconque sur les secrets de la vie, et plus que quiconque, elle avait conscience que nous foncions droit dans un mur.

Elle rétracta ses mains sur le rebord de bois qui encerclait le belvédère.

— Vous avez des enfants, commissaire ?

Sharko hocha le menton, les lèvres serrées.

— J’avais une petite fille… Elle s’appelait Éloïse.

Il y eut un grand silence. Chacun savait ce que cela signifiait que de parler d’un enfant au passé. Sharko regarda une dernière fois les singes, prit une grande inspiration, puis lâcha finalement :

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour découvrir la vérité. Je vous le promets.

5

Atterrée par l’annonce de son commandant, Lucie lâcha son sucre sur la table de la cuisine. Elle joignit ses deux mains sur l’arête de son nez dans une longue respiration.

— Carnot, mort… Ce n’est pas possible. Que s’est-il passé ?

— Il a réussi à s’arracher une artère de la gorge avec les doigts.

— Il s’est suicidé ? Pourquoi ?

Kashmareck ne toucha pas à son café. Raconter une chose pareille n’avait rien d’une partie de plaisir, mais Lucie finirait par l’apprendre, tôt ou tard, et il préférait que ce soit de sa bouche plutôt que par un coup de téléphone.

— Il était devenu extrêmement violent.

— Je le sais déjà.

— C’était spécial, ces derniers temps. Il agressait et insultait tous ceux qui l’approchaient. Il a même mordu et frappé presque à mort l’un des détenus, pendant une promenade. Carnot était un habitué du mitard. À la fois bête noire et martyre des gardiens. Sauf que ce coup-ci, ils l’ont retrouvé étalé dans son sang. Il fallait une… motivation extraordinaire pour faire un geste pareil.

Lucie se releva et partit regarder à la fenêtre, les bras croisés comme si elle avait froid. Le boulevard, les gens qui circulaient, insouciants.

— Quand ? Quand cela est-il arrivé ?

— Il y a deux jours.

Un long silence suivit ses mots. La nouvelle avait été tellement brutale que Lucie sentit une brume grise l’envelopper.

— J’ignore si je dois me sentir soulagée ou pas. J’aurais tellement aimé qu’il souffre. Chaque heure de chaque jour. Qu’il puisse prendre la mesure du mal qu’il avait fait.

— Les types dans son genre ne fonctionnent pas comme toi et moi, Lucie, tu le sais mieux que quiconque.

Oh oui, elle savait. Elle les avait tant étudiés par le passé. Les déséquilibrés, les tueurs en série, ces immondes scories en dehors de la normalité. Elle se rappelait le bon vieux temps où elle n’était que simple brigadier de police, à Dunkerque, et où les vagues venaient claquer contre les coques des bateaux de plaisance, face à son bureau. Les jumelles, à peine nées, gazouillant dans leur berceau. Les journées à régler la paperasse, où le terme de psychopathe n’était que pure abstraction. Ces heures blanches où elle se délectait à lire les ouvrages spécialisés sur les ordures du genre de Carnot. Si elle avait su… Si seulement elle avait su que le mal le plus abject peut frapper n’importe qui, à n’importe quel moment.

Elle revint vers la table et trempa les lèvres dans son café. La surface noire ondoyait, tellement sa main tremblait. Parler avec son commandant, au final, libéra le nœud qui lui serrait la gorge.

— Toutes les nuits, j’essayais d’imaginer ce que cette ordure pouvait bien faire de ses journées en prison. Je le voyais marcher, discuter, rire même avec les autres. Je l’imaginais, peut-être, raconter la façon dont il m’avait volé Clara, et dont il avait failli m’arracher Juliette. Chaque jour, je me dis que c’est un miracle si on a retrouvé Juliette vivante, après treize jours passés enfermée dans une chambre…

Le commandant de police lut une telle douleur dans les yeux de Lucie qu’il n’osa relever. Elle continua à parler, comme si ces mots étaient restés trop longtemps au fond de son cœur.

— … Dès que je baissais les paupières, je voyais les petits yeux noirs de Carnot, ses maudits cheveux plaqués sur son front, son corps puissant comme un chêne… Vous ne pouvez pas imaginer le temps que son visage a tournoyé dans ma tête. Tous ces jours, ces nuits, où j’entendais presque sa respiration le long de ma nuque. Vous ne pouvez imaginer l’enfer que j’ai traversé, entre le moment où on a identifié le corps de l’une de mes filles, et celui où l’on a retrouvé l’autre vivante. Sept jours d’enfer, sept jours pendant lesquels j’ignorais s’il s’agissait de Clara ou Juliette. Sept jours où j’ai tout imaginé, où l’on m’a injecté des médicaments pour que je tienne et que… que je ne devienne pas folle.

— Lucie…

— Et elle était vivante, Seigneur. Ma petite Juliette était vivante quand j’ai débarqué chez Carnot avec les flics. C’était tellement… inespéré, extraordinaire. J’étais si heureuse, alors que mon autre fille avait été retrouvée brûlée sept jours plus tôt. Heureuse, alors que le pire me frappait en pleine figure…

Lucie abattit son poing sur la table, ses ongles se rétractèrent sur la nappe.

— Seize coups de couteau, commandant ! Il tue Clara dans sa voiture à une centaine de mètres de la plage de seize coups de couteau, avec une violence démentielle, et ensuite, il roule calmement plus de cent kilomètres pour l’abandonner dans la forêt. Il verse de l’essence, il allume, il regarde de longues minutes, tandis que Juliette crie dans son coffre. Puis il repart, enferme la survivante chez lui, ne la touche pas, la nourrit, lui donne à boire. Comme si de rien n’était. Quand il a été arrêté à son domicile, il y avait encore du sang sur son volant, qu’il n’avait même pas nettoyé. Pourquoi ? Pourquoi tout ça ?

Lucie tournait à présent sa cuillère dans son café, alors que le sucre était toujours sur la table.

— Maintenant qu’il est mort, ça me prive de l’essentiel : des réponses. Des fichues réponses.

Kashmareck hésita à poursuivre la conversation. Il n’aurait jamais dû venir ici et perturber Lucie plus encore. Mais comme elle le fixait intensément, dans l’attente d’une réaction, il répliqua :

— Tu ne les aurais jamais eues. Un tel comportement n’est pas explicable, ni humain. Ce qui est certain, c’est que Carnot n’avait plus véritablement toute sa tête depuis un an, et ça a empiré, paraît-il. Ses accès de violence étaient complètement inattendus. D’après le psychiatre de la prison, Carnot pouvait être tendre comme un agneau et la seconde d’après, te sauter à la gorge.

Le commandant soupira, sembla peser chacun de ses mots.

— Je ne devrais peut-être pas te dire ça, mais je sais que tu finiras par le savoir, tôt ou tard : le psy se battait pour obtenir une expertise psychiatrique, tellement son patient avait des comportements laissant penser à une pathologie mentale.

Il vit Lucie réagir, elle risquait de craquer. Il lui attrapa le poignet et le plaqua sur la table.

— De toi à moi, c’est bien que ce fumier soit mort. C’est bien, Lucie.

Lucie secouait la tête. Elle retira sa main de l’emprise du commandant, sèchement.

— Une pathologie mentale ? Comment ça, une pathologie mentale ? Quel genre ?

Kashmareck fouilla dans la poche intérieure de son mince blouson, pour en sortir un paquet de photos qu’il posa sur la table.

— Ce genre-là.

Lucie prit les clichés, les inspecta. Elle plissa les yeux.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

— C’est ce qu’il a dessiné sur l’un des murs de sa cellule, avec des feutres de couleur empruntés à l’atelier peinture de la prison.

La photo montrait un paysage magnifique. Un soleil qui se couchait sur la mer, des rochers éclatants, des oiseaux dans le ciel, des voiliers.

Mais le dessin, situé à environ un mètre du sol, avait été réalisé à l’envers.

Lucie retourna la photo dans tous les sens. Le commandant de police but une longue gorgée de café. Le goût lui resta dans la gorge.

— Étrange, n’est-ce pas ? C’est comme si Carnot s’était suspendu au plafond à la façon d’une chauve-souris, et s’était mis à dessiner. Il a, paraît-il, commencé à faire ce genre de dessins peu avant son arrivée en prison.

— Pourquoi dessinait-il à l’envers ?

— Il ne se contentait pas de dessiner à l’envers. Il disait aussi qu’il voyait le monde à l’envers, de plus en plus souvent. Selon lui, ça durait quelques minutes, parfois plus, comme s’il avait passé des lunettes qui inverseraient les images du monde réel. Quand ça lui arrivait, il en venait à perdre l’équilibre et à chuter lourdement.

— Du délire…

— Comme tu dis. Son psychiatre a évidemment pensé à des hallucinations. Peut-être même une…

— Schizophrénie ?

Le policier acquiesça.

— Carnot avait vingt-trois ans. Il n’est pas rare que les maladies psychiatriques s’expriment ou se développent en prison, surtout autour de cet âge-là.

Lucie laissa tomber les photos de ses mains. Elles s’éparpillèrent sur la table.

— Vous êtes en train de me dire qu’il avait peut-être un problème psychique ?

Elle serra les lèvres, les poings. Son corps tout entier n’avait qu’une envie : hurler.

— Je ne veux pas qu’on rejette la cause de la mort de mon enfant sur ces saloperies de suppositions de psychiatres. Carnot était responsable de ses actes. Il avait conscience de ce qu’il faisait.

Kashmareck acquiesça avec conviction.

— Nous sommes d’accord. C’est pour cette raison qu’il a été jugé en tant que tel, et qu’il a fini en taule.

Il la sentait perturbée, sonnée, même si elle essayait de cacher ses sentiments au mieux.

— C’est terminé, Lucie. Fou ou pas, peu importe. Ça n’ira pas plus loin. Demain, Carnot sera enterré.

— Peu importe, dites-vous ? Mais au contraire, commandant, rien n’est plus important.

Lucie se leva, encore, et se mit à aller et venir dans la pièce.

— Grégory Carnot a arraché la vie de ma petite fille. Si… Si un soupçon quelconque de folie dissimulée avait quelque chose à voir là-dedans, je veux le savoir.

— C’est trop tard.

— Ce psychiatre, quel est son nom ?

Le policier regarda l’heure, termina son café d’un trait et se leva.

— Je ne veux pas t’ennuyer plus longtemps. Et le travail m’attend.

— Son nom, commandant !

Le flic soupira. N’aurait-il pas dû s’y attendre ? Pendant les quelques années où ils avaient travaillé ensemble, Lucie n’avait jamais fait l’impasse sur quoi que ce soit. Au fond d’elle-même, enfouis quelque part dans son cerveau, devaient encore résider les plus purs instincts de prédation.

— Le docteur Duvette.

— Obtenez-moi un droit d’entrée là-bas. Pour demain.

Kashmareck serra les mâchoires, puis acquiesça mollement.

— Je vais essayer, si cela peut t’aider à y voir clair et faire le ménage dans ta tête, d’une manière ou d’une autre… Mais tu feras attention, d’accord ?

Lucie acquiesça, le visage neutre, à présent dénué de sentiments. Kashmareck connaissait tellement bien cette expression-là chez l’ancienne flic qu’il en frissonna.

— Promis.

— Et n’hésite pas à passer à la brigade si tu le souhaites, ça nous ferait le plus grand plaisir, à tous.

Lucie lui sourit poliment.

— Désolée, commandant. Tout cela doit rester loin de moi désormais. Mais saluez bien tout le monde de ma part, et dites que… ça va.

Il acquiesça, voulut reprendre ses photos, mais Lucie s’en empara.

— Je les garde, si ça ne vous dérange pas. Je vais les brûler. Une manière de me dire que tout cela est presque terminé. Et… Merci, commandant.

Il la regarda comme s’il regardait une amie.

— Romuald. Je crois que maintenant, tu peux m’appeler Romuald.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte. Juste avant de sortir, il ajouta :

— Si, un jour, tu veux revenir parmi nous… Les portes te sont toujours ouvertes.

— Au revoir, commandant.

Elle referma, laissant longuement sa main sur la poignée, dans un soupir. Elle avait reçu un véritable choc, qui venait de bouleverser sa matinée.

De retour dans la cuisine, elle monta sur un meuble à l’aide d’une chaise et promena sa main sur le dessus. Là se cachaient une enveloppe marron, un briquet Zippo, ainsi qu’un pistolet semi-automatique Mann, calibre 6.35 mm. Une arme de collection, en parfait état de fonctionnement. Elle n’y toucha pas et s’empara du reste.

Dans l’enveloppe, il y avait deux photos récentes de Carnot. Face et profil. Cette brute avait le nez légèrement aplati, le front proéminent, les yeux enfoncés dans leurs orbites. 1,95 mètre, une gueule qui fait peur, un physique de titan.

Il a réussi à s’arracher une artère de la gorge avec les doigts. Les mots résonnaient encore dans la tête de Lucie. Elle imaginait parfaitement l’horreur de la scène, au fin fond du mitard. Le jeune colosse, couché dans son sang noir et chaud, ses mains recroquevillées autour de son cou… La folie avait-elle réellement quelque chose à voir là-dedans ? Quel genre de délire avait pu frapper Carnot pour qu’il en vienne à se mutiler aussi radicalement ?

Face aux clichés, Lucie ne ressentit que de la rancœur. Depuis la mort de Clara, elle ne parvenait plus à voir Carnot comme un être humain, même si, pour une raison incompréhensible, il avait épargné Juliette. Pour elle, il n’était qu’une erreur de la nature, un parasite dont l’unique dessein était, tôt ou tard, de répandre le mal. Et on avait beau chercher toutes les explications possibles, mettre cela sur le dos du sadisme, de la perversion, de l’acte pulsionnel, mais au fond, il n’y avait aucune réponse satisfaisante. Grégory Carnot était à part du reste du monde. Clara et Juliette avaient eu la malchance de croiser son chemin, à ce moment-là, comme certains se font piquer par un moustique vecteur d’une maladie à la sortie de l’aéroport. Le hasard, la coïncidence. Mais pas la folie. Non, pas la folie…

Les photos de Carnot avaient déjà été arrachées, recollées, plusieurs fois. Lucie les déposa au fond de son évier, avec celles représentant les dessins à l’envers.

— Oui. C’est bien que tu sois mort. Va brûler en enfer avec tous tes péchés. Tu es entièrement responsable de tes actes, et tu vas payer.

Elle fit rouler la pierre de son briquet.

La flamme dévora le visage de Carnot en premier.

Lucie n’y trouva ni satisfaction, ni soulagement.

Tout au plus une vague impression d’étaler de la pommade sur une brûlure au troisième degré.

6

Le quai de la Rapée est un passage obligatoire dans toute enquête criminelle confiée aux limiers du 36. Les flics y viennent rarement pour admirer la Seine et ses péniches. Disons que leur spectacle incite un peu moins au rêve.

Bras croisés, Sharko se tenait entre deux tables d’autopsie dans l’une des grandes salles de l’Institut médico-légal de Paris. Autour, murs aveugles, couloirs interminables, néons déversant des couleurs de fin d’automne. Sans oublier une odeur de cerf crevé qui, à la longue, finissait par imprégner jusqu’aux poils du torse. Levallois se trouvait juste derrière le commissaire, appuyé contre le mur. Un peu blanc, d’ailleurs, Levallois. Il avait confié avant d’entrer ici que les autopsies n’étaient pas trop son truc. L’inverse eût été inquiétant.

Paul Chénaix, le légiste, en avait rencontré des bizarreries, mais c’était bien la première fois qu’il voyait un singe entre ses murs. L’animal endormi était couché sur le dos, bras et jambes écartées. Ses immenses doigts étaient légèrement repliés, comme s’ils serraient une pomme invisible. À droite, le corps nu d’Éva Louts était dévoré par la lumière inquisitrice de la scialytique, une lampe utilisée aussi en bloc opératoire et qui avait la particularité de ne créer aucune ombre.

Sharko se frottait le menton sans un mot, impressionné par la vue de ces deux corps immobiles, côte à côte, dans une position à peu près semblable, et présentant des similitudes morphologiques. 98 % de notre ADN est de l’ADN de singe, avait dit la primatologue.

Au moment où les deux flics étaient arrivés, Chénaix venait de terminer l’examen externe du sujet humain. Le crâne avait été rasé, laissant apparaître très clairement une fracture et un large hématome au niveau occipital. Vulgairement étalée sur l’acier, la pauvre Éva Louts avait perdu le peu d’humanité qui lui restait.

— C’est tout sauf un accident. Si je puis me permettre d’empiéter sur votre territoire, Cheeta n’y est pour rien.

Première bonne nouvelle de la journée. Clémentine Jaspar allait retrouver son chimpanzé, son « bébé » de trente-sept ans, sain et sauf. D’un autre côté, cela signifiait qu’il y avait effectivement eu meurtre, et qu’une affaire qui sentait le soufre s’annonçait.

— Le coup sur le crâne a été fatal. La victime a probablement été assommée, et l’écoulement de sang par la plaie au scalp a fait le reste. Le décès s’est produit entre 20 heures et minuit. Les lividités sur les omoplates et au niveau des fessiers tendent à démontrer que le corps n’a pas été déplacé après la mort. Quant à la morsure, difficile d’estimer si elle a été faite avant ou après le décès.

Depuis quinze ans, Chénaix avait découpé plusieurs tonnes de barbaque. Barbichette au cordeau, petites lunettes rondes, air coriace : avec sa blouse, on aurait pu aisément le prendre pour un professeur de faculté, d’autant plus que ses connaissances dans les différents domaines médicaux étaient stupéfiantes. Cet homme était un puits de science et avait quasiment réponse à tout. Avec Sharko, ils se connaissaient bien.

En silence, le commissaire fit le tour de la table, analysa la victime sous tous les angles. Passé le premier contact, toujours difficile, il ne voyait plus à présent le corps d’une femme nue, mais un territoire d’investigation où saillaient, tels de petits drapeaux à ramasser, les indices.

— On t’a montré le presse-papiers ?

— Oui, ça correspond.

— Et pourquoi écarter d’office le singe ? Il y a la morsure, tout de même. Et on a appris, juste avant d’arriver ici, qu’il avait manipulé le presse-papiers. N’aurait-il pas pu saisir cet objet et cogner ?

— Il l’a peut-être manipulé après la mort. En tout cas, les dimensions de la morsure ne correspondent pas à celles qu’aurait pu laisser la guenon. Les traces sont très nettes. Le diastème, c’est-à-dire l’intervalle entre les incisives de la mâchoire supérieure, n’est pas tout à fait le même. De même que l’écartement des mâchoires. À cela, j’ajoute que les gencives de la guenon ne présentent aucune trace de sang. Quant au sang sur ses membres, ses poils, c’est sûrement parce qu’elle a touché la victime après la mort. L’assassin a voulu commettre un meurtre presque parfait, il a été malin, mais pas assez pour nous tromper.

Il se tourna vers le chimpanzé anesthésié.

— Shery chérie, ravi de t’annoncer que tu pourras manger des bananes encore longtemps.

Sa réplique détendit l’atmosphère dix petites secondes, avant que reviennent les questions concrètes.

— De quoi ou de qui cette morsure provient-elle, dans ce cas ?

— De quelque chose d’un peu plus gros que cette guenon. La forme des mâchoires et le diastème sont bien simiens, et plutôt de la famille de certains grands singes, d’après le vétérinaire. Il a écarté le gorille et l’orang-outan. Il pense davantage à un autre chimpanzé, plus massif. Dans tous les cas, un animal rendu agressif par les circonstances.

Le légiste hocha le menton vers des tubes de verre bouchonnés, proches du lavabo.

— Les échantillons de sang récolté au niveau des plaies vont partir pour le labo. J’ai demandé une recherche de salive. On devrait ainsi récupérer l’ADN de l’animal agresseur, et donc, son espèce.

— C’est possible, ça ? Connaître une espèce animale à partir de son ADN ?

— Avec le séquençage des génomes, oui. C’est à la mode ces derniers temps. On déroule les molécules d’ADN de plantes, de bactéries, de chiens, on les passe dans d’énormes machines et on obtient une cartographie génétique spécifique à chaque espèce. Il s’agit du listing complet et détaillé de l’ensemble de ses gènes, si tu veux.

Levallois s’était dirigé vers la paillasse carrelée. Il souleva un petit flacon qui semblait presque vide.

— On n’arrête plus le progrès. Qu’y a-t-il là-dedans ?

— Sans doute un minuscule morceau d’émail. Je l’ai trouvé à l’intérieur de la plaie faciale. Là-dedans aussi, il y a de l’ADN qui pourra être analysé, au cas où la salive serait trop diluée dans le sang. Maintenant, je dirais, c’est aux biologistes de jouer.

— Autre chose ? fit Sharko.

Le légiste lui adressa un petit sourire.

— Plus on te donne, plus tu réclames.

— Tu me connais…

— Tout ce que je viens de te raconter, c’est déjà pas mal, non ? Je vais attaquer l’examen interne.

Sharko tendit la main au légiste, qui la lui serra par réflexe.

— Quoi ? Tu ne restes pas ? demanda le médecin.

Derrière, l’œil de Levallois brilla. Sharko ne lui laissa pas le temps de réagir et prit la direction de la sortie.

— Pas envie de tripes, aujourd’hui. Mon collègue saura très bien se débrouiller sans moi. Il adore les autopsies.

— Et notre petite bouffe ? Ça fait trois plombes que tu dois m’inviter.

— Je le ferai bientôt. En attendant, tu boiras une bière à ma santé.

Il poussa les portes battantes et disparut sans se retourner.

À l’extérieur, il respira une grande goulée d’air. Même s’il avait l’habitude, voir des cadavres lui pesait toujours sur l’estomac. C’était purement et simplement indigeste.

Par téléphone, il prévint Clémentine Jaspar qu’elle récupérerait son animal sain et sauf et lui demanda d’essayer, dans les jours à venir, de faire parler davantage la guenon. Elle promit de le rappeler en cas de succès et le remercia infiniment. Sharko savait qu’elle ferait tout son possible pour l’aider, il sentait cette femme sincère et profondément humaine.

Mollement, il partit s’asseoir sur un petit banc en fer, au bord du quai. Pas grand monde dans le coin. La proximité de l’IML et le nombre de véhicules de police chassaient les promeneurs éventuels. Non loin, le port de Paris-Arsenal, les navettes, les lourdes péniches. Petite brise, soleil de début septembre, c’était si agréable. Dire qu’Éva Louts ne profiterait plus jamais de ce paysage. Quelqu’un, le « monstre », l’avait sauvagement privée de son droit le plus fondamental : celui de respirer. Puis il l’avait abandonnée dans une cage, comme un vulgaire morceau de viande. Sharko songea aux parents de la jeune victime. On avait tronqué la vérité, on leur avait parlé de « crime », sans y accoler le moindre adjectif, et l’on avait immédiatement promis que l’on mettrait tout en œuvre pour attraper « celui qui avait fait ça ». Le père et la mère n’avaient probablement pas entendu la fin de la phrase, parce que leur monde s’était brusquement écroulé.

Sharko se frotta les tempes et, après avoir chaussé ses lunettes de soleil dont l’une des branches était rafistolée à la glu, il bascula la nuque, visage vers le ciel. Des rayons tièdes lui caressaient agréablement les joues. Il ferma les yeux, imagina aisément l’assassin arriver dans l’animalerie avec un singe agressif. L’un assomme la victime, et l’autre la mord au visage, en proie à ses instincts sauvages. Peut-être ce « monstre », cité par Shery. L’un de ses congénères simiens.

Autour, les rumeurs de voix et de moteurs s’estompèrent. Le clapotis de l’eau… Le souffle du vent… Les ombres qui dansent agréablement sous les paupières… Tout se dispersa, comme une poignée de sable qu’on jette au ciel.

Sharko eut un violent sursaut lorsqu’une main lui écrasa l’épaule et il mit quelques secondes à réaliser où il se trouvait. Dans une grimace, il massa sa nuque et se redressa. Levallois se tenait face à lui.

— Cool de m’avoir planté en pleine salle d’autopsie. On commence à peine à bosser ensemble, et tu me fais déjà tout voir.

Sharko regarda sa montre. Plus d’une heure avait passé. Il retint un bâillement.

— Excuse-moi mais en ce moment, c’est un peu difficile.

— Ça fait un bail que c’est difficile pour toi, à ce que me racontent les autres. Il paraît que Manien et toi, vous vous êtes bouffé la gueule jusqu’à ce qu’il te vire.

— Laisse les mauvaises langues parler. Dans les couloirs du 36, tu en entendras des vertes et des pas mûres. De mauvaises rumeurs, dont la plupart seront infondées. Alors, l’autopsie ?

— T’as rien perdu. Rester pour voir ça, franchement… Chénaix manipule ses couteaux comme un violoniste son archer. C’est purement et simplement dégueulasse. S’il y a bien une chose dont j’ai horreur dans ce métier, c’est ça.

— Victime violée ?

— Non.

— Mobile non sexuel, donc.

— Sans déconner ?

Nerveux, Jacques Levallois mit un chewing-gum à la menthe sur sa langue, chaussant lui aussi ses lunettes de soleil. Une belle gueule, ce mec, un peu le genre Brad Pitt dans le film Seven.

— Mince… Ce n’est pas le genre d’histoire que j’ai envie de raconter à ma femme.

— Dans ce cas-là, ne lui raconte rien.

— Facile à dire. Au fait, il y a un truc qu’on ne comprend pas, avec les collègues… Tu devais gagner le double à Nanterre avec deux fois moins de soucis. Dans même pas dix ans, t’es à la retraite. Pourquoi t’es revenu manger du pain moisi à la Crim ? Pourquoi t’as demandé à être rétrogradé à la fonction de lieutenant ? Ça s’est jamais vu, ça ne rime à rien. Et l’argent, tu craches dessus ?

Sharko inspira, les bras entre ses jambes comme un pauvre type qui donnerait à manger aux pigeons. Ses collègues n’étaient quasiment au courant de rien concernant sa dernière enquête à l’OCRVP, menée depuis Nanterre. Vu les enjeux politiques, scientifiques et militaires, l’affaire du syndrome E était restée relativement confidentielle.

— L’argent n’est pas un problème. Quant aux motivations, c’est personnel.

Levallois mâcha son chewing-gum en fixant le fleuve, les mains dans les poches.

— T’es plutôt aigri. J’espère qu’on n’est pas tous voués à devenir comme toi.

— Rien ne t’appartient. Tu deviendras ce que le destin veut bien que tu deviennes.

— Méchamment fataliste.

— Plutôt réaliste.

Sharko observa encore quelques secondes une péniche, se leva puis se dirigea vers leur voiture.

— Allez, amène-toi. On va croquer un morceau, ensuite il sera temps d’aller faire un tour chez Éva Louts.

— Ça ne te dérange pas si on prend juste un casse-dalle, pour qu’on aille chez Louts directement ? Parce que moi, toutes ces conneries, ça m’a coupé l’appétit.

7

C’était bien l’habitation d’une étudiante célibataire. Une vaste bibliothèque, des livres empilés par paquets de dix, des étagères bondées, un bureau d’angle qui mangeait la moitié du salon, le dernier cri en terme de matériel informatique : grosse unité centrale, imprimante, scanner, graveur, tourelle de CD. Le T2 d’Éva Louts se trouvait à deux doigts de la Bastille, rue de la Roquette : une voie pavée, étroite, qui semblait enfouie au fin fond d’une ville médiévale.

Sur commission rogatoire, les flics avaient fait appel à un serrurier pour entrer. Depuis quelques heures, les téléphones cellulaires sonnaient, les informations circulaient entre les enquêteurs. Maintenant que le crime était avéré, les quatre hommes du groupe Bellanger et nombre de collègues venus temporairement en renfort s’étaient branchés sur le coup. Si Sharko et Levallois se trouvaient ici, d’autres interrogeaient en ce moment même le directeur de thèse de Louts, ses parents, ses amis, ou analysaient ses relevés bancaires. Le fameux rouleau compresseur du 36 était en marche.

Mains gantées, Jacques Levallois s’était directement installé devant l’ordinateur de la victime, tandis que Sharko visitait les différentes pièces. Il observait méticuleusement le type de décoration. Au fil des enquêtes, il avait appris que les objets chuchotaient toujours la raison de leur présence à qui voulait bien les écouter.

Dans la chambre, de nombreuses photos encadrées montraient Louts harnachée d’élastiques au bord de ponts, sautant en parachute, ou en tenue d’escrimeuse à différents âges. Un corps svelte, athlétique, qui semblait bondir sur la piste. Environ un mètre soixante-dix, physique de panthère : yeux d’un vert forestier, sourcils longs et bien arqués, silhouette tout en longueur, sans disproportion. En silence, mains gantées lui aussi, le commissaire ausculta méticuleusement le reste de la chambre. Dans un angle, un rameur, un vélo d’appartement, quelques haltères. Face au lit, une large fresque colorée représentait l’arbre généalogique de l’hominidé, d’Australopithecus africanus à Cro-Magnon. À croire que Louts bossait même pendant son sommeil sur les mystères de la vie.

Sharko poursuivit son travail de fouine. Il fouilla dans les placards, les tiroirs. Il s’apprêta à ressortir de la chambre mais il y eut comme un déclic dans sa tête. Il revint vers le cadre des deux escrimeuses en plein duel. Il fronça les sourcils, posa l’index sur les fleurets de Louts et de son adversaire.

— Ça, c’est très curieux.

Interloqué par sa découverte, il décrocha le cadre du mur, le glissa sous son bras et poursuivit sa visite. Salle de bains, couloir, cuisine, joliment meublée. Papa et maman, tous deux exerçant des professions libérales d’après les premiers retours de l’enquête, devaient bien assurer financièrement. Dans les placards et le réfrigérateur, divers produits diététiques, des protéines en poudre, des boissons énergétiques, des fruits. Discipline alimentaire de fer. La jeune femme semblait avoir tout pour elle : la tête et le corps.

Sharko revint dans le salon, à la hauteur du bureau, parcourut rapidement la pièce des yeux. Pas de téléviseur, comme l’avait dit Jaspar. Il ausculta les livres de la bibliothèque et ceux empilés, qu’elle avait par conséquent feuilletés récemment. Biologie, essais sur l’Évolution, génétique, paléoanthropologie : un monde barbare auquel il ne connaissait quasiment rien. Il y avait aussi des centaines de revues scientifiques, auxquelles Louts était probablement abonnée. Un planning de formations et de conférences était déjà affiché au mur, imprimé sur du papier recyclé. Horaires chargés, matières indigestes : paléogénétique, microbiologie, taxinomie, biophysique.

De son côté, le lieutenant Levallois faisait abstraction de tout ce baratin et de cet univers de papier qui l’entourait. Concentré sur sa tâche, il naviguait dans les programmes de l’ordinateur. Sharko l’observa en faisant claquer le latex de ses gants.

— Alors ?

— Son clavier est pour les gauchers, c’est pénible mais ça ne m’a pas empêché de faire une recherche par date sur l’ensemble de l’ordinateur. Le document le plus récent remonte à un an.

— Et concernant la latéralité, tu as quelque chose ?

— Rien. Pas un seul sujet. Il est évident que quelqu’un est passé par ici et a tout dégommé. Y compris la thèse.

— On va pouvoir récupérer les données ?

— Comme souvent, ça dépendra de la manière dont le système d’exploitation a géré la suppression. Possible qu’on ne récolte que des fragments, ou rien du tout.

Sharko jeta un œil vers le hall.

— On n’a pas retrouvé de clés d’appartement sur la victime, ni dans ses affaires au bureau, or la porte d’entrée était verrouillée. Après avoir éliminé Louts, le tueur est venu ici, tranquillement, faire le ménage, puis il a refermé en sortant. On ne peut pas dire que c’est le genre d’assassin qui panique.

Levallois désigna le cadre qu’il tenait sous le bras.

— Pourquoi tu te trimballes avec ça ? T’es fan d’escrime ?

Sharko revint vers lui.

— Tiens, regarde. Tu ne remarques rien ?

— Hormis deux filles masquées qui s’affrontent et qui ressemblent à des moustiques géants ? Non.

— C’est pourtant flagrant. Les adversaires sont toutes les deux gauchères. Quand on connaît les probabilités — un gaucher sur dix —, avoue que c’est tout de même curieux.

Jacques Levallois s’empara du cadre, interloqué.

— C’est vrai ça. Et c’est justement le sujet de sa thèse.

— Thèse qui a disparu.

Sharko le laissa méditer et ouvrit les tiroirs. À l’intérieur, du matériel de bureautique, des ramettes de papier, et encore des magazines de science. L’un des titres l’interpella : « Violence ». Il s’agissait du célèbre magazine américain Science. Le numéro datait de 2009. Sharko en parcourut rapidement le sommaire. On y parlait des nazis, des massacres dans les lycées, des comportements agressifs de certains animaux, des tueurs en série. L’édito, en anglais, était très bref : où fallait-il chercher les causes de la violence ? Dans la société ? Le contexte historique ? L’éducation ? Ou dans ces portions de chromosomes que l’on appelle les gènes ?

Sharko referma le magazine et soupira. Il avait peut-être une réponse, lui, avec toutes les horreurs découvertes dans son enquête de l’année précédente. Il termina ses recherches et du menton désigna l’ordinateur.

— Et dans ses favoris Internet ? T’as regardé ?

Levallois reposa le cadre en secouant la tête.

— Pas de favoris, pas d’historique, pas de cookies. Je n’ai rien noté d’intéressant dans ses mails. Il va falloir faire appel à son prestataire de services pour essayer d’identifier ses connexions.

Sharko remarqua les traces de colle un peu partout, sur le grand sous-main qui représentait une mappemonde. Sûrement des Post-it qui avaient été ôtés. Le tueur les avait peut-être dérobés.

Son regard se bloqua sur la tour de CD, qu’il désigna.

— M’étonnerait fort que Louts n’ait pas pris soin de faire des sauvegardes de son disque dur.

— J’ai déjà jeté un œil vite fait. S’il y avait des gravures, elles n’y sont plus.

— On va faire venir une équipe complète, pour une fouille en profondeur, et récupérer le matériel informatique.

Une sonnerie retentit. Levallois décrocha son portable. Quelques minutes de conversation. Après avoir raccroché, il revint vers Sharko.

— Deux nouvelles. La première n’a rien à voir, c’est au sujet du cadavre du bois de Vincennes, Frédéric Hurault. Notre boss me demande de te faire passer le message : ton ancien chef de groupe veut te voir dans son bureau, tout de suite.

— Me voir ? Bon… Et l’autre nouvelle ?

— Robillard a commencé par fouiller dans les fichiers de la police. Apparemment, il y a moins d’un mois, Éva Louts a fait une demande d’extrait de son casier judiciaire — qui, au passage, est vierge — en vue d’obtenir des autorisations de visite dans des établissements pénitentiaires.

— Des établissements pénitentiaires ?

— Une dizaine au moins. On dirait que notre victime voulait partir à la rencontre de divers prisonniers de France. D’où la question que je me pose : qu’est-ce qu’une étudiante qui observe des singes est allée chercher dans l’enfer carcéral ?

8

Se préparant pour une longue route vers la prison de Vivonne, à proximité de Poitiers, tôt le lendemain, Lucie était en train d’entasser de petites bouteilles d’eau et quelques vêtements de rechange dans un sac à dos. Puis, d’un emballage, elle sortit un téléphone portable tout neuf, qu’elle montra à sa mère.

— Il est pour Juliette. Elle le mettra dans son sac, comme ça, je pourrai toujours la joindre. Je sais qu’elle est petite, mais elle ne pourra pas téléphoner avec, c’est un abonnement spécial. C’est juste pour… que je reste proche d’elle et puisse savoir où elle est quand bon me semble. Qu’est-ce que t’en penses ?

Marie Henebelle ne répondit pas. Elle restait sur le canapé, le front soucieux, les mains entre les cuisses. Depuis l’été dernier, elle était très souvent présente à l’appartement, dont elle avait fait d’ailleurs sa deuxième habitation. Lucie avait même transformé son petit bureau en chambre. Devant, le téléviseur diluait des clips musicaux. Marie se leva, éteignit et parla à sa fille d’une voix grave :

— Ne remets pas le pied dans l’engrenage, Lucie. Ne va pas dans cette prison demain, ni à l’enterrement de cette ordure. Tout cela ne ferait qu’empirer les choses. Le psy l’a dit, tu dois te détacher au maximum de… tout ça.

— Je me fiche de ce que dit le psy. Je n’ai pas le choix.

— Bien sûr que si, tu l’as.

Marie Henebelle connaissait trop bien la musique. Aller là-bas, c’était rouvrir les plaies, affronter le mal dans les yeux, chercher des réponses qui n’arriveraient jamais. Elle réfléchit longuement, les doigts crispés, et finit par lâcher :

— Il y a quelque chose que je dois te dire.

— Pas maintenant. Je vais aller faire un petit tour à la Citadelle avec Klark et Juliette.

Marie se passa une main sur le visage, soucieuse.

— Ça concerne l’histoire de notre famille, nos rapports avec la gémellité.

Piquée au vif, Lucie vérifia que Juliette ne sortait pas de sa chambre et s’approcha de sa mère.

— Quels rapports ?

Marie se pinça les lèvres. Elle observait ses ongles, hésitait à poser son regard. Elle incita sa fille à s’asseoir en face d’elle.

— Depuis ce qui est arrivé, je vois quelqu’un, Lucie…

— Un homme ?

— Une femme, à la fois psychothérapeute et généalogiste, qui s’intéresse principalement à résoudre les conflits transgénérationnels. Elle est ce qu’on appelle une psychogénéalogiste. J’aimerais que tu viennes avec moi, à l’une des séances.

Lucie sentit le sang affluer sur ses joues. Il ne manquait plus que cela.

— Encore une psy ? Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit ?

— S’il te plaît. C’est déjà suffisamment difficile pour moi de te parler de ça.

Lucie secoua fermement la tête.

— Tu fais ce que tu veux, mais je ne mettrai pas les pieds là-bas. J’en ai ma claque des psys.

— Tu n’as pas compris, elle n’est pas psy. Elle nous aide à ouvrir les yeux sur notre passé, nous interroger sur les relations avec nos propres ancêtres. Les liens du sang.

Marie fixa le sol, l’endroit que l’on regardait toujours avant d’annoncer les sujets les plus graves, comme s’ils nous plombaient le crâne. Dans une inspiration, elle lâcha sa phrase brutalement :

— Moi aussi, j’ai eu une sœur jumelle.

Lucie eut l’impression d’un coup de poing dans l’abdomen, de ceux qui coupent la respiration. Elle se recula sur son fauteuil.

— Une… une sœur jumelle ?

— Elle s’appelait France. Sortie la première du ventre de ma mère à la maternité de Liévin, en juin 1950.

Lucie avait la gorge serrée. Sa mère ne parlait quasiment jamais de son passé, de sa jeunesse, comme si tout était enfermé dans un vieux coffre dont elle avait perdu la clé. À vrai dire, Lucie en savait très peu sur sa propre famille et ses ancêtres. Toutes ces âmes, ces corps s’étaient dispersés dans l’espace et le temps, pareils à une traînée de poussière.

— Quand… Quand le drame est arrivé, on venait d’avoir quatre ans. On habitait encore à Calonne, à cette époque-là. Tu te rappelles les photos de la maison de jeunesse de tes grands-parents ?

Lucie acquiesça sans desserrer les lèvres. Bien sûr, elle se souvenait. Une petite maison en briques rouges, en plein bassin minier. Le feu à charbon, le carrelage moucheté, la grande bassine qui servait de baignoire à toute la famille… Son grand-père mineur, sa grand-mère distribuant les lampes au bord du puits qui avalait les hommes, à 6 heures du matin… Des ouvriers qu’elle n’avait pratiquement pas connus, emportés bien trop tôt par des maladies qui prenaient aux poumons ou à la gorge.

Marie parlait avec nostalgie, les mots qui sortaient de sa bouche semblaient polis par le temps.

— C’était en plein été. France et moi, on jouait dans le jardin. On s’amusait à creuser des trous dans la terre avec de petits bâtons, à l’endroit où il y avait les framboisiers, derrière le poulailler de ton grand-père. France était bien plus habile que moi, elle creusait deux fois plus vite cette terre si noire et si dure. Elle a alors déniché une grenade. Ton grand-père nous avait montré à quoi ça ressemblait, et nous avait expliqué que si on déterrait des armes datant de la guerre, il ne fallait surtout pas y toucher. Dans le bassin minier, il n’était pas rare que des gens trouvent des obus, des casques, et même des squelettes de Fritz, enfouis sous leur terrain.

Les doigts de Lucie se crispèrent dans le tissu, tandis que sa mère continuait à raconter :

— Alors, du haut de mes quatre ans, j’ai dit à France de rester là, le temps que j’aille prévenir nos parents. Quand je suis entrée dans le patio, j’ai entendu l’explosion.

Elle se triturait les mains comme elle avait dû le faire toutes ces années où elle repensait au drame. Lucie sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Sa mort est devenue un objet tabou, Lucie. On n’en a plus jamais parlé entre nous. Mes parents, mes oncles, mes tantes, mes cousins ont fait comme si… comme si France n’avait jamais existé. On l’a reniée, enfouissant ce secret honteux au plus profond de notre âme. Nous n’avons pas une seule photo, rien qui rappelle sa présence. Même moi, j’ai fini par l’oublier, avec le temps, parce qu’on ne m’a pas laissé le choix. Quatre ans… J’étais si petite. J’ai même tellement douté, parfois : avait-elle réellement existé ? Je n’en étais même plus sûre.

Lucie se leva et serra sa mère dans ses bras.

— Oh maman… Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?

Marie promenait ses mains dans le dos de sa fille, l’étreignant fort. Elle était au bord des larmes.

— Et moi, la jumelle survivante, je suis tombée enceinte de toi à vingt-deux ans. Ma première échographie, où l’on m’apprend que… que…

Lucie se détacha un peu d’elle et la regarda au fond des yeux. Elle y lut de la culpabilité, des flots de tristesse. Tout son organisme se nouait et elle parla mécaniquement :

— … Que tu étais enceinte de jumelles. Mais une seule d’entre elle naîtra, absorbant durant la grossesse sa propre sœur.

— Toi… Ma fille unique.

Lucie se redressa et serra ses poings avec dégoût. Elle connaissait l’histoire, elle l’avait affrontée de plein fouet[2]. Il y avait d’abord eu ces horribles maux de tête, apparus dans son adolescence. Les examens, puis ces abominations, que l’on avait découvertes sous son crâne, aux alentours de ses seize ans. Un chirurgien en avait extrait un kyste dermoïde, dans lequel se trouvaient les restes organiques de sa sœur jumelle. Des dents, des ongles, des cheveux, absorbés par le jumeau dominant dans le ventre maternel, lors des premiers mois de conception. Les cas avérés dans le monde ne se comptaient plus.

Dès qu’elle avait su, le caractère de Lucie avait changé. Là où certains n’y avaient vu qu’un simple problème de conception, l’adolescente s’était sentie sale, honteuse, et monstrueuse. Quels ignobles instincts en gestation l’avaient poussée à conquérir le ventre maternel ? Plus tard, elle avait découvert un fait naturel qui l’avait profondément marquée : le cannibalisme intra-utérin chez les requins-taureaux. Chez cette espèce, les embryons les plus développés dévorent les plus faibles. Un phénomène qui sélectionne, avant la naissance, les individus les plus résistants et qui démontre la puissance de l’instinct et des gènes. Lucie avait longtemps réfléchi à ce phénomène naturel. Avait-elle, à l’instar de ces requins, les plus vils instincts de prédation ? Avait-elle gardé à la surface ces traces animales, préhistoriques, d’ordinaire profondément enfouies au fin fond de chaque individu ? Était-ce pour cette raison incroyable, incompréhensible, qu’elle était devenue flic et traquait d’autres prédateurs comme elle ?

Elle considéra à nouveau sa mère, profondément perturbée par leur discussion.

— Et l’année dernière, Clara… Mon Dieu ! Non, maman, je ne peux pas croire que…

Elle se mura dans le silence, incapable d’affronter l’évidence. Sa mère lui prit les mains.

— Les faits sont là. Quelque chose frappe les jumeaux de notre famille. J’ignore si… si des jumeaux ont existé à un moment donné dans les générations précédentes, il faudrait faire de difficiles recherches, mais une chose est certaine : les conflits non résolus, les secrets, les non-dits, rejaillissent toujours, se répétant de génération en génération. Tu ne peux imaginer le nombre de cas que cette thérapeute m’a exposés. Freud évoquait déjà la possibilité de transmission d’un mal, par un inconscient reliant les membres d’une même famille. Jung, Dolto, parlaient d’inconscient collectif, de synchronies. Tout cela existe bel et bien.

— C’est impossible.

— De grands cas ont marqué l’histoire. Arthur Rimbaud par exemple, qui n’arrivait pas à résoudre ses problèmes familiaux et qui a pris la fuite, abandonnant son fils. Comme son père, son arrière-grand-père l’avaient fait avant lui… Et que dire de toutes ces malédictions, les Kennedy, les Rockefeller ? Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, Lucie, mais elles existent. Chez la thérapeute, j’ai discuté avec un jeune adulte qui faisait des cauchemars récurrents depuis son enfance, où il voyait des gens brûler. Il a rêvé jusqu’à ce que son grand-père lui avoue qu’il avait réchappé aux camps de concentration, secret qu’il n’avait jamais révélé à personne. Depuis ce jour-là, le jeune homme n’a plus jamais fait de mauvais rêves. Il se passe quelque chose dans les gènes, dans la machine biologique, qui fait que nous payons les dettes de nos aïeux tant que celles-ci ne sont pas révélées. Quelque chose d’autre que l’ADN transite d’une génération à l’autre, j’en suis persuadée.

Lucie secouait la tête. Son esprit trop rationnel d’ancien flic ne pouvait se résoudre à croire à ces histoires folles où il était question de malédiction. Un policier se basait sur des faits, des preuves concrètes, et non des suppositions complètement tordues.

— Alors d’après toi, s’il n’y avait pas eu ce secret de gémellité dans notre famille, je n’aurais pas absorbé ma jumelle pendant ta grossesse, et Carnot aurait choisi quelqu’un d’autre ? C’est complètement débile.

— Je ne dis pas ça, c’est tellement plus compliqué… Mais je te le demande : ne va pas voir Carnot demain. Viens avec moi rendre visite à cette femme. Elle t’ouvrira les yeux sur ton propre passé.

— Tout cela n’a aucun sens.

— Tu refuses qu’on t’aide.

— Et toi, tu cherches des explications où il n’y en a pas. Je ne vois là que de bien tristes coïncidences. J’ai été flic, je sais à quoi ressemble la mort. Il n’y a rien de magique ou de maudit là-dedans. C’est juste de la biologie et de la chimie, maman. Et maintenant, si tu permets…

Dans un soupir, Lucie se dirigea vers la chambre de Juliette, avec l’impression d’être complètement vidée.

9

Bureaux de la Criminelle…

Une fois la porte refermée derrière lui, le commissaire se trouva face à deux hommes, Bertrand Manien et Marc Leblond, son bras droit. L’un était assis, droit comme un I, l’autre nonchalamment appuyé sur la fenêtre du fond qui donnait sur la Seine. Ambiance poisseuse, au milieu d’un mobilier datant d’un autre âge.

— Assieds-toi, Franck.

Sharko s’exécuta en silence. Chaise en bois, rudimentaire. Mal aux fesses, os à vif. Trop maigre, bien trop maigre. D’ordinaire, cette pièce, organisée en open space, comportait en moyenne cinq ou six officiers qui bossaient de concert face à leurs ordinateurs. Là, soit les hommes étaient sur le terrain, soit on leur avait gentiment demandé de libérer l’endroit, le temps de « l’entretien ». Marc Leblond revint près de Manien et s’installa à son tour. Un type grand, maigre lui aussi, la quarantaine, qui ne quittait jamais ni ses santiags, ni son paquet de clopes bon marché. Une gueule de reptile, des yeux fins où miroitait le vice. Avant la Criminelle, ce flic avait coulé cinq ans aux mœurs, à passer les menottes aux putes et éventuellement assurer le service après-vente. Sharko ne l’avait jamais aimé, et c’était réciproque.

Le reptile blond dégaina le premier. Voix rauque, qui n’admettait pas de réplique : le mec prenait plaisir à la situation.

— Parle-nous de Frédéric Hurault.

Frédéric Hurault… Le cadavre trouvé dans sa voiture à Vincennes. Face aux deux flics, Sharko avait adopté une position faussement décontractée. Bras croisés, un peu vautré sur sa chaise. Après tout, il se trouvait ni plus, ni moins, à son ancienne place.

— Que je vous parle de lui ? C’est-à-dire ?

— Comment tu l’as pincé ? Quand ?

Le commissaire fronça les sourcils. Il voulut se relever mais Bertrand Manien se pencha par-dessus le bureau et lui appuya sur l’épaule.

— Reste un peu, Commissaire, s’il te plaît. Depuis deux jours, on patauge avec cette affaire. Pas de témoins, pas de mobile apparent. Hurault n’était pas un habitué de la prostitution, il n’était même plus capable de bander avec tout ce qu’ils lui avaient filé comme médocs à l’hôpital psychiatrique. Avait-il un rendez-vous ? Une envie soudaine ? Mais pourquoi à cet endroit-là, si loin de tout ? Bref, c’est l’impasse pour le moment.

— Tu m’as viré de ton équipe. Et maintenant, tu veux que je t’aide ?

— Je t’ai rendu service en te virant, non ? C’était, comment dire… un échange de bons procédés ? Écoute, le tueur n’est pas un bourrin de première. On ne te pose que les questions qui permettent d’avancer. T’as traqué Hurault dans l’ancien temps, tu l’as serré. Tu le connais. Lui, ses relations.

— Il y a les dossiers pour ça.

— Les dossiers, c’est lourd, c’est poussiéreux. Il n’y a rien de mieux que l’humain. On aimerait bien que tu nous files les infos importantes. Bientôt, tous mes hommes risquent de travailler sur l’enquête du singe et moi, j’ai besoin d’avancer avec mon affaire dont tout le monde se tape, tu comprends ?

Sharko retrouva son calme.

— Pas grand-chose à vous dire sur lui que vous ne sachiez déjà. C’était au début des années 2000. Hurault venait de divorcer, après une dizaine d’années de mariage, sur volonté de sa femme. Un divorce qui s’était très mal passé, Hurault ne supportait pas de se retrouver seul. Il avait la trentaine, était ouvrier chez Firestone. Il habitait un petit appartement à Bourg-la-Reine. Le jour du drame, il avait la garde de ses filles pour un week-end.

Le flic avala sa salive, respira, tenta de conserver une voix neutre, dépourvue d’émotion. Pourtant, il n’avait jamais oublié les horreurs qu’il avait vues ce jour-là, au quatrième étage d’un immeuble classique.

— Les petites ont été découvertes par la mère le dimanche soir. Elles étaient en pyjama, noyées dans la baignoire. Il faut peut-être que je vous décrive la scène ?

— Ça ira.

— Suite à des mouvements bancaires, on a rattrapé Hurault quinze jours plus tard à Madrid, dans un hôtel miteux. Il expliquera avoir perdu la raison au moment de son acte, et ne pas se souvenir du moment où il a tué les gamines. D’après un expert psychiatre, il aurait souffert d’un état psychotique bref, provoqué par le stress du divorce. Quand il a vu les corps noyés dans la baignoire, il a paniqué et pris la fuite. Ses avocats ont mis en avant l’article 122.1 du Code pénal qui traite de l’irresponsabilité. Au terme d’un procès long et compliqué où une batterie de psychiatres se sont succédé, ils ont gagné. Hôpital psychiatrique Sainte Anne, pour une durée indéterminée. Quant à la mère… Plusieurs tentatives de suicide… Elle ne s’en est jamais remise.

Manien tripotait un stylo-bille, sans lâcher Sharko du regard. Ses gestes étaient secs, nerveux.

— Et toi, t’en pensais quoi ? Tu le croyais irresponsable ?

— Ce que je croyais importait peu. J’avais fait mon boulot. Le reste, ce n’étaient pas mes oignons.

— Ce n’étaient pas tes oignons ? Des gens t’ont pourtant vu au procès ? Un procès auquel tu as assisté assidûment, comme si tu étais toi-même concerné.

— J’ai souvent assisté à des procès d’affaires importantes que j’avais menées. Et j’étais en congé.

— Moi, pendant mes congés, je vais à la pêche, à la montagne.

Il se tourna vers Leblond.

— Toi, qu’est-ce que tu fais ?

Le reptile se contenta d’étirer ses lèvres, sans répondre. Manien revint vers Sharko avec un air un peu plus décontracté, limite moqueur.

— Et toi, tu préfères assister à un procès… D’accord… Chacun son trip, après tout. Tu lui connaissais des ennemis, à Hurault ?

— Hormis tous les parents de France ?

Un silence. Des regards qui se jaugent. Manien lâcha son stylo et se pencha vers l’avant, les poings sous le menton.

— Tu savais qu’il était dehors ?

Réponse franche, sans hésitation du Shark :

— Oui. Ces dernières années, il a été transféré à la Salpêtrière, afin de préparer sa future sortie. J’y suivais une thérapie depuis plusieurs mois. Vous savez laquelle, je présume.

Leblond esquissa un sourire désagréable.

— Vous vous êtes croisés là-bas ?

— Dans une salle capitonnée, tu veux dire ?

— Ne le prends pas comme ça. T’as l’air vachement nerveux.

Sharko se frotta le front. Le soleil avait tapé sur la vitre toute la journée, la moiteur s’était accrochée aux murs, comme une teigne. Les vieilles odeurs imprégnées exhalaient de partout : cigarette, sueur, bois fatigué. Ça puait l’homme.

— Non, tu crois ? répliqua-t-il au reptile. T’étais encore en train de récurer les chiottes de l’armée que je faisais déjà exactement ce que t’es en train de faire. Foutre des mecs sur le gril. Vous me prenez pour un con ? Vous avez décidé de me mettre des bâtons dans les roues ? De me pourrir la vie au seul prétexte que je connaissais la victime ? Pourquoi ? Parce que j’ai tout fait pour changer d’équipe ?

— Arrête ta paranoïa. On te demande juste de nous aider un peu. On est entre nous, Commissaire, ne l’oublie pas. Vous vous êtes croisés à la Salpêtrière ?

— Ça nous arrivait. On était dans des services très proches.

— Et tu as revu Hurault depuis sa sortie ?

— Il y a deux jours, bois de Vincennes. Pas en meilleure forme.

— Toi non plus, tu n’es pas en meilleure forme, fit le Reptile. Depuis que t’as perdu ta femme et ta fille, tu vois des petits papillons noirs un peu partout. Je ne comprends pas qu’on garde des cognés du ciboulot dans les effectifs.

Il ne fallut guère plus d’une seconde pour que Sharko bondisse de sa chaise et se jette sur Leblond. Les deux masses d’os et de muscles heurtèrent violemment une paroi, faisant valser une bannette de papiers. Une chaise se retourna. Le visage crispé, Manien réussit à séparer les hommes avant qu’ils en viennent aux poings.

— On se calme, bordel ! Qu’est-ce qui vous prend ?

Regards haineux, salive sur les lèvres, veines saillantes. Finalement, chacun reprit sa position. Sharko sentait ses tempes pulser, son sang bouillir. Leblond partit s’allumer une clope à la fenêtre ouverte, tandis que Manien calma le jeu, en apparence seulement.

— Excuse-le. Tous ces trucs qu’on dit sur toi, ça te fait sortir de tes gonds, c’est normal. T’étais commissaire bien au chaud, et tu te retrouves à brasser de la merde. Dans ta situation, je réagirais pareil.

— Tu n’es pas dans ma situation.

Manien ignora la remarque et continua son travail de sape.

— Donc, depuis l’hôpital, tu n’as pas revu Frédéric Hurault avant samedi.

— Aux défauts de mémoire près, non. Mais tu sais, Bourg-la-Reine, L’Haÿ-les-Roses, c’est tout proche. Pas impossible que je l’aie croisé un jour, sans faire vraiment gaffe. Tu l’as dit toi-même, il m’arrive d’oublier où je pose mon flingue.

Manien se retourna vers Leblond, le jaugea un temps avec amusement, puis prit une position plus tranquille encore. Il souriait presque.

— Sans faire vraiment gaffe… Bon. Passons à la pratique et à la véritable raison de ta présence ici. Tu sais qu’on a retrouvé un poil de sourcil sur les vêtements de la victime ?

— Non, je ne savais pas. Ce n’est pas mon affaire.

— C’est tellement difficile de ne laisser aucune trace de soi, avec toutes nos techniques. Je dirais même que c’est devenu impossible. Tu ne diras pas le contraire ? La peau, la sueur, les squames, les empreintes…

— Et donc ?

— L’ADN extrait du poil, on l’a comparé au FNAEG[3]. Un enregistrement est ressorti. Si on se basait uniquement sur la science, et qu’on omettait notre bon flair de flics, on pourrait dire qu’on tient notre coupable.

— Cet ADN, ce ne serait pas le mien, par hasard ?

Sharko vit la gorge de Manien se serrer, son œil palpiter.

— C’est bien pour cette raison qu’on est fichés depuis peu dans le FNAEG, nous aussi, ajouta-t-il. On est des éléments contaminants d’une scène de crime. Ça arrive tout le temps, et ça va encore arriver pour cette affaire du singe, sur laquelle je travaille. ADN du flic de police secours, du chimpanzé, de l’animalier, de la primatologue. Des tonnes d’empreintes sur les barreaux de la cage. Merde, ce n’est quand même pas pour m’accuser que tu m’as fait venir ici ? Qu’est-ce que tu cherches ? À foutre en l’air le peu d’années qu’il me reste à tirer ?

Manien marqua une légère hésitation, avant de reprendre confiance :

— Ça n’a rien à voir. Le problème, c’est la façon dont tu t’y es pris sur la scène de crime. Tu tripotes le cadavre, tu piétines tout. Tu voulais pourrir la scène pour pas qu’on retrouve l’assassin ? Ou c’était uniquement pour me faire chier et t’assurer que je te virerais ? Soit franc, Commissaire, on bosse dans la même boutique, ne l’oublie pas.

— Je n’avais pas dormi de la nuit. Je pensais à plein de trucs en même temps. La fenêtre du véhicule était ouverte, j’ai voulu voir la tronche du genre de mec qui pouvait traîner dans ce coin-là en pleine nuit. Je me suis penché à l’intérieur de l’habitacle, je n’ai pas pensé aux précautions, j’ai déconné.

Au fond de la pièce, Leblond soufflait silencieusement sa fumée vers l’extérieur, un pied à plat contre le mur. Manien revint à la charge :

— Tu sais, le mec qui l’a buté de sang-froid, il ne portait peut-être pas de cagoule… Il a certainement voulu que Hurault voie son visage au moment où il lui enfonçait le tournevis dans le bide. Parce que… je ne sais pas… parce qu’il voulait montrer à l’autre, peut-être, qu’il ne l’avait pas oublié, et qu’il le savait responsable de ses actes ? Grâce à l’irresponsabilité, Hurault n’a pris que neuf ans d’HP, il aurait passé le double de temps au placard s’il avait admis son crime. Nous, les flics, on déteste ces gens-là, parce qu’ils nous donnent l’impression de bosser pour rien. Qu’est-ce que t’en penses ?

Sharko haussa les épaules. Manien ne lâcha pas le morceau.

— Il y a un peu plus d’un an, t’étais encore analyste comportemental. Tu dois bien avoir des réponses à ce genre de questions ?

— Il y a d’autres analystes, ils sont en fonction. Va les voir.

Sharko consulta sa montre, puis se leva, en douceur cette fois.

— J’ai presque trente ans de carrière. Trente putain d’années de bons et loyaux services, à coffrer des types dix fois pires que Hurault. J’en ai bavé comme t’en baveras sans doute jamais, en dépit de tout ce que tu as vu. Et toi, t’as décidé de me faire la peau, tu veux me détruire comme tu l’as déjà fait avec tant de collègues avant moi. Hormis de l’ADN dû à la contamination de la scène, tu n’as pas un pet contre moi. J’ai merdé sur le lieu du crime, alors pourquoi tu ne préviens pas l’IGS ? Parce qu’ils ne t’aiment pas ? Parce que t’as déjà eu la main un peu trop lourde sur des suspects et même tes propres collègues ? Je sais déjà que tu vas t’acharner, t’es pire qu’une teigne. Tu t’ennuies à ce point ?

Il se pencha vers le bureau, son visage à dix centimètres de celui de Manien.

— Je te le dis une fois, la seule j’espère : je n’ai rien à voir avec la mort de Hurault. Je suis flic, comme toi. Je suis revenu à la Crim parce que je m’emmerdais dans mon fauteuil de Nanterre, c’est aussi simple que ça. Et au cas où t’en douterais encore, j’ai un petit conseil pour toi et l’autre abruti : faites gaffe où vous mettez les pieds.

— Toi aussi, fais gaffe… Il me faut un coupable, et rapidement. Je te garantis que je vais le trouver.

Alors que Sharko s’éloignait, il ajouta :

— Pour l’instant, cette petite histoire reste entre nous. Personne n’est au courant. Quant à l’ADN, oui, contaminant, comme tu dis. Ça passe comme une lettre à la poste. Je ne veux pas te causer d’ennuis avec ça. Tu vois qu’on pense à ta belle petite gueule.

Sharko sortit en claquant la porte et marcha d’un bon pas vers la fontaine d’eau, au bout du couloir. Il lui fallait de la flotte, puis un café derrière. Fort, serré, bourré de caféine.

Gobelet de jus dans la main, il bifurqua vers son bureau où était installé Levallois. Dehors, sur les toits des habitations, le soleil couchant étalait ses peintures dorées. Dans cette moiteur insupportable, Sharko posa sa boisson brûlante et se laissa choir sur un siège à roulettes, abattu. Cette journée, ce simulacre d’interrogatoire l’avaient vidé du peu d’énergie qui lui restait.

Il hocha le menton vers une feuille de congés.

— Donne-moi une feuille, je vais prendre une journée.

— Quelque chose ne va pas ? Que se passe-t-il avec Manien ?

— Oh rien. J’ai juste besoin de dormir, dormir et encore dormir…

Levallois lui remit le papier, que Sharko remplit mollement. Son chef Bellanger trouverait la demande sur son bureau en rentrant ce soir ou demain matin, il gueulerait probablement mais tant pis. C’était le moindre de ses soucis.

— Des nouvelles de Louts ? demanda le commissaire.

— Je viens de voir Robillard, qui bosse sur le sujet depuis ce matin. Il m’a fourni la liste des établissements pénitentiaires et des détenus que l’étudiante avait rencontrés. Pas moins de onze taulards, uniquement des longues peines.

Sharko signa sa feuille de congés dans un soupir et tendit la main. Levallois lui donna le listing.

— On sait pourquoi elle les a rencontrés ?

Le lieutenant était présent debout, Thermos de café vide dans la main.

— Pas encore, le papier est tout frais. Robillard s’en charge demain. Faut qu’on continue à éplucher ses comptes, ses factures. Robillard a bien avancé. Bon, je dois être chez moi avant 20 heures, désolé. Bye. On se voit mercredi, donc… Profite de ta journée pour dormir.

Il disparut en coup de vent, claquant la porte derrière lui. Seul, Sharko s’abandonna quelque temps au calme de la pièce, les yeux mi-clos. Ses tempes bourdonnaient, les visages mauvais de Manien et Leblond tournoyaient sous ses paupières. Deux chiens enragés collés à ses baskets, qui risquaient de lui rendre la vie impossible. S’ils se mettaient à lâcher des infos, les rumeurs allaient circuler dans les couloirs, les regards changeraient plus encore. Sharko, l’ancien schizophrène. Sharko, l’habitué des psychiatres qui n’avait plus toute sa tête. Le Commissaire protégeait-il un meurtrier, ou avait-il réellement buté quelqu’un ? Avait-il craqué, pété un plomb, alors qu’il approchait lentement de sa fin de carrière ? Ce genre de défaillance arrivait tellement souvent. Combien de flics finissaient alcooliques, dépressifs, noyés dans la merde de leurs années passées ?

Dans un dernier effort, il rouvrit les yeux et parcourut rapidement le listing des prisonniers. Il regardait sans lire. Impossible de se concentrer, de rester dans le rythme de l’enquête. Trop mal au crâne, trop crevé, trop tout.

Une seule solution, rentrer. S’écraser dans un lit. Essayer de dormir une heure, peut-être même deux, avant de se morfondre vers les 3 heures du matin. Comme chaque nuit.

Alors qu’il s’apprêtait à reposer le papier, ses yeux furent soudain attirés par une ligne particulière du listing. La dernière. Date de la rencontre entre Éva Louts et le taulard : vendredi 27 août 2010, il y a dix jours.

Un établissement et une identité qui lui glacèrent le sang.

Prison de Vivonne.

Grégory Carnot.

10

La donne venait subitement de changer.

Plus question de rentrer à l’appartement.

Éva Louts, dix jours avant de mourir, avait été en contact avec Grégory Carnot. L’homme qui avait tout détruit.

Sharko ingurgita un autre café. Un goût de terre brune se plaqua au fond de sa gorge.

Fouetté par l’adrénaline et la caféine, il marchait à présent dans les couloirs presque déserts de la Criminelle. À cette heure, ne restaient plus que quelques ombres, penchées sur les affaires brûlantes. Les officiers de permanence, les gars des stups qui ne délogeaient jamais et veillaient sur les junkies en cellule, ou simplement ceux qui n’avaient pas envie de rentrer chez eux, dévorés qu’ils étaient par le métier. Sur le plancher craquant, ne s’écrasaient plus que des lumières mortes dont il connaissait chaque nuance, chaque palpitation timide. Il avait aimé cette ambiance, ces couloirs vides, ces odeurs de vieux bois lustré. En trente ans, presque rien n’avait changé. Aujourd’hui, alors qu’il approchait de sa fin de carrière, il s’y traînait comme un fantôme en pénitence, poussant sa grosse boule de rancœur avec sa maigre carcasse fatiguée.

Il pénétra dans le bureau vide de Robillard, le lieutenant qui se chargeait de décortiquer la vie informatique d’Éva Louts : factures, dépenses en tout genre, abonnements. Derrière lui, par la petite lucarne, Paris se perdait dans la nuit. On dominait un peu la ville d’ici, comme une promesse fictive : Dormez bien, chers habitants, nous gardons un œil sur vous.

Sharko s’attela à la tâche : remonter le temps, noter les dysfonctionnements éventuels dans le rythme de vie de la victime. Face à lui, il y avait deux tas de feuilles : celles déjà passées au crible par Robillard, et les autres. Il se mit à éplucher le premier paquet, déjà analysé. Très vite, Sharko tiqua sur des copies de réservation de billets d’avion, issus d’une agence de voyage Air France. Le 16 juillet 2010, voilà presque deux mois, Éva Louts prenait un vol en classe économique pour l’aéroport international Abraham González de Ciudad Juárez, au Mexique, où elle était restée cinq jours, puisque le retour datait du 21 juillet.

Puis, le 29 juillet 2010, huit jours plus tard, Éva Louts s’envolait de Paris-Orly vers Manaus, au Brésil cette fois. Le retour Manaus-Paris avait eu lieu le 5 août, soit une semaine plus tard.

Sharko se frotta le menton, en pleine réflexion. Deux voyages successifs en Amérique latine, avant d’arriver au centre de primatologie. Et apparemment, cela ne ressemblait pas à des vacances. Le commissaire connaissait Ciudad Juárez de nom : il s’agissait de l’une des villes les plus dangereuses du monde. L’affaire des « meurtres des femmes de Ciudad Juárez » avait contribué à la sombre réputation de la sixième plus grande agglomération du Mexique. De 1993 à 2005, près de cinq cents femmes avaient disparu, et les trois quarts d’entre elles avaient été retrouvées, toutes tuées de la même façon : tortures, sévices sexuels, mutilations, strangulations. L’une des plus effroyables histoires criminelles de tous les temps, jamais résolue.

Qu’est-ce qu’une étudiante en biologie de vingt-cinq ans, censée observer avec quelle main mangeaient des singes, était allée faire dans ce coupe-gorge ?

Intrigué, Sharko poussa les feuilles sur le côté et s’intéressa aux factures, juste dessous. Le lieutenant Robillard avait déjà croisé certaines informations : les données montraient qu’au Mexique, Louts était toujours restée dans le même hôtel, le Las Misiones, en plein centre-ville, et qu’elle avait pris ses repas du soir sur place, probablement dans le restaurant de l’établissement.

Quant au Brésil, c’était une tout autre histoire. L’étudiante avait utilisé sa carte Gold internationale le premier jour pour retirer une belle quantité de liquide à un distributeur de Manaus — plus de quatre mille reais, soit environ deux mille euros — puis avait probablement payé son hôtel, ses restaurants ou ses dépenses avec cet argent, puisqu’il n’y avait aucune trace informatique de sa présence sur place.

Robillard avait aussi mis le doigt sur autre chose de curieux : un nouveau voyage pour Manaus était prévu. Il s’agissait d’une réservation faite la semaine précédente, avec un départ prévu deux jours plus tard.

Éva Louts voulait retourner là-bas.

Paris-Ciudad Juárez-Paris, mi-juillet 2010. Cinq jours au Mexique.

Paris-Manaus-Paris, fin juillet 2010. Sept jours au Brésil.

Et à nouveau, Paris-Manaus-Paris, prévu entre les 8 et 15 septembre 2010. Voyage que l’étudiante ne ferait jamais.

Face à ce mystère, Sharko se rappela alors les propos de la primatologue Clémentine Jaspar : « Éva m’a confié être sur quelque chose d’envergure. »

— Oui, mais quoi, exactement ? fit le flic à voix haute. Y a-t-il seulement un rapport entre ces voyages et ta mort ?

Il alluma l’écran de l’ordinateur et, à l’aide de Google Map, afficha une carte du Brésil. Le pays, grand comme vingt-cinq fois la France, était séparé du Mexique par la Bolivie. Le flic ignorait précisément où se trouvait Manaus. Après avoir saisi les informations, les plans lui indiquèrent que Manaus se cachait au nord du pays, et était la capitale de l’État d’Amazonie.

Toujours d’après les indications fournies par Wikipédia cette fois, Manaus était situé aux confluents du rio Negro et du rio Solimões, juste avant que leurs eaux ne se rencontrent pour former l’Amazone. Une gigantesque ville de presque deux millions d’habitants, ayant longtemps vécu du caoutchouc et qui, aujourd’hui, s’occidentalisait : artères encombrées de véhicules, industries, McDonald’s et Carrefour, port de commerce avec des cargos. L’une des destinations touristiques les plus populaires du Brésil.

Sharko se frotta les yeux. Ils lui brûlaient, mais peu importait. Il était piqué au vif et voulait aller au bout de ses recherches, de ses déductions. De toute façon, il ne dormirait probablement pas cette nuit.

Il passa à l’autre tas, celui que Robillard n’avait pas encore eu le temps d’aborder. À nouveau, des montants sur des relevés de comptes. Ses yeux parcoururent les chiffres rapidement. Rien de bien concret. Retraits, dépenses quelconques… Feuille suivante, et encore… Puis, soudain, une ligne particulière retint son attention : l’utilisation de la carte bancaire d’Éva Louts dans un distributeur d’une ville française appelée Montaimont, avec le numéro 73 entre parenthèses. La Savoie… Montant de deux cents euros à 21 h 34, en date du samedi 28 août 2010.

Le lendemain de sa rencontre avec Grégory Carnot.

Le flic se recula sur son siège, se lissant les cheveux vers l’arrière. Juste après Vivonne, Éva Louts avait foncé en plein cœur des Alpes. Plus de sept cents kilomètres. Et si l’étudiante traquait quelque chose ? Un souffle invisible, qui l’avait poussée des villes d’Amérique latine aux plus hautes montagnes d’Europe, alors qu’elle était censée simplement étudier des droitiers et des gauchers, assise derrière un bureau. Comment une simple étude sur la latéralité avait-elle pu la faire voyager autant et, surtout, provoquer une mort si brutale ? Comment avait-elle été amenée à s’approcher au plus près de tueurs de la trempe d’une pourriture comme Carnot ? Et pourquoi devait-elle retourner au Brésil ?

Carnot… Sharko le haïssait plus que tout au monde, et il avait, grâce à son enquête, la possibilité de l’affronter en face à face. Il le voulait pour lui, et lui seul…

Il serra les mâchoires et fit volontairement tomber le relevé bancaire au sol. Du bout du pied, il le poussa sous un caisson à roulettes.

11

Le ciel portait la couleur du deuil.

Il pleuvait lorsque le véhicule immatriculé 59 arriva à Vivonne, dans la région Poitou-Charentes. Une pluie noire comme un nuage de mouches, qui martelait le pare-brise de la 206 depuis une bonne vingtaine de kilomètres et donnait l’illusion d’un paysage sans fin, sans espoir.

Lucie s’était arrêtée une seule fois pour avaler un café aigre sur une aire de repos, et croquer quelques biscuits. Toute la nuit et tout au long de la route, elle avait pensé aux révélations de sa mère. Ces histoires de malédictions lui avaient définitivement collé la chair de poule.

Elle regarda l’heure. À 16 heures précises, on allait enterrer une ordure au cimetière communal de Ruffigny, à dix kilomètres de Poitiers. La ville où Carnot avait vécu une grande partie de sa vie, dans la simplicité de son métier d’ouvrier. Lucie voulait voir la terre engloutir le cercueil, elle en avait un besoin viscéral. Et si sa mère ne comprenait pas, tant pis pour elle.

Auparavant, elle avait des réponses à obtenir. Et cela se passait derrière les hauts murs barbelés, d’un gris profondément déprimant, en face d’elle. Dans la prison ultramoderne où Grégory Carnot s’était donné la mort.

Vivonne.

Le commandant Kashmareck avait bien fait les choses, fidèle à lui-même. Après le contrôle de l’accueil, le délestage de ses clés, de son téléphone portable et de son portefeuille, Lucie fut orientée par un gardien vers le SPMP, le Service de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Il s’agissait d’une aile particulière de l’établissement, dont les fonctions principales étaient de dépister les troubles psychiques et d’apporter les soins médico-psychologiques courants aux détenus les plus fragiles. Depuis quelques années, les prisons de France étaient devenues de véritables incubateurs à maladies mentales.

En silence, Lucie remonta un couloir composé de cellules individuelles, propres et modernes, toutes occupées de détenus vautrés sur leurs lits ou assis sur le linoléum impeccable. Ambiance plutôt calme pour un territoire gangrené par la folie, tout au plus quelques murmures ou râles. Des paires d’yeux blasés la détaillèrent, certains prisonniers se traînèrent jusqu’à leurs barreaux pour la dévisager et se rappeler à quoi pouvait bien ressembler une femme. Chuchotements désagréables dans le dos, mots grossiers suggérés, langues glissant sur les lèvres craquelées par les neuroleptiques. Lucie soutint chaque regard autant que ses forces le lui permettaient. Quelqu’un de cette race-là, des fous meurtriers, avait volé son enfant, avait répandu le mal. Quels que fussent leurs délits, les circonstances de leur incarcération, ils la dégoûtaient. Tous, sans exception, méritaient de brûler en enfer.

Elle stoppa brusquement devant une cellule vide. Sa poitrine se serra. Lentement, elle s’approcha, ses mains enserrèrent les barreaux glacés. Le dessin à l’envers, réalisé par Carnot, était encore plus impressionnant en vrai que sur les photos. Il mesurait bien un mètre cinquante de large. Une véritable fresque colorée, d’une précision d’horloger. La mer, l’écume des vagues, le soleil… Pour la première fois, Lucie se demanda si ce fumier n’avait pas poussé le vice jusqu’à dessiner la plage des Sables-d’Olonne. Le gardien enfonça ses clés dans la serrure d’une lourde porte, face à lui.

— Le docteur l’a laissé faire son dessin jusqu’au bout. On n’avait jamais vu une chose pareille, ici. Il n’inclinait même pas la tête pour dessiner à l’envers. Non, c’était naturel… Des peintres en bâtiment vont bientôt passer, histoire de tout remettre en place. On veut l’oublier, Carnot, et vite.

Il attendit encore, Lucie ne bougeait plus.

— Bon, vous me suivez, m’dame ?

Lucie fixa encore quelque temps le lit vide, le sol propre, d’un blanc d’hôpital. Facile d’imaginer Carnot là derrière, sa stature monstrueuse, ses petits yeux noirs de sadique. Facile de le voir en train de manipuler ses feutres, de rire ou de se distraire dans ces quelques mètres carrés.

— Il pleurait souvent ? Est-ce que Grégory Carnot pleurait souvent ?

— Je l’ignore, m’dame. Pourquoi cette question ?

— Pour rien.

Lucie reprit lentement sa marche. Passage d’un sas, déclics brusques des verrous de sécurité. Des sons qui faisaient sursauter, et qui résonnaient de loin en loin, jusqu’au bout des interminables couloirs. Bureaux administratifs en enfilade, tous identiques, avant celui de Francis Duvette, l’un des psychiatres en charge de la santé mentale des détenus. C’était un homme d’une petite quarantaine d’années, chauve, au teint pâle et aux joues creusées. Son espace de travail était encombré de dossiers, de paperasse. Des piles et des piles qui n’en finissaient plus, les joies de l’administration française. Engoncé dans sa blouse, il salua Lucie et l’invita à s’asseoir.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mademoiselle Henebelle. Je tiens avant toute chose à vous signifier que je ne cherchais pas à déresponsabiliser mon patient de l’horreur de ses actes. Mais Grégory Carnot était en souffrance mentale, et il était de mon devoir de rechercher les causes de cette souffrance.

Lucie réajusta nerveusement les bords de son tailleur. Avant le drame, elle vouait une grande admiration à ces psychiatres, ces médecins, ces psychologues, qui dédiaient leur vie à l’amélioration de celle des autres et qui étaient peut-être davantage prisonniers que les prisonniers eux-mêmes. Mais aujourd’hui, sa vision avait complètement changé : elle aurait aimé que ce type de personne n’existe pas.

— Quel genre de souffrance ? demanda-t-elle.

— De celles que peuvent ressentir les schizophrènes dans leurs phases de délire. Des hallucinations puissantes, des accès de violence spontanée, incontrôlée, qui conduisent au pire. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’est suicidé. Il avait trop conscience de sa souffrance et se plaignait de maux de tête abominables.

— Carnot était schizophrène ?

— Je ne pense pas, c’est le fait le plus étrange. Mon patient n’avait aucune expérience de dépersonnalisation, celle qui donne l’impression d’un morcellement du corps. Il n’avait pas non plus d’hallucinations, ne voyait pas de personnages inexistants. Le diagnostic que j’ai pu dresser ne collait pas vraiment à la schizophrénie, mais plutôt à une succession de bouffées délirantes. Malgré tout, je reste persuadé que ses expériences de « voir le monde à l’envers » étaient bien réelles, et non hallucinatoires. Ses dessins sont trop détaillés, minutieux. Essayez de dessiner ne serait-ce qu’un arbre à l’envers, et vous comprendrez la difficulté que cela représente.

— Si ce n’étaient pas des hallucinations, alors expliquez-moi ce que c’était.

— Je l’ignore. Ces symptômes sont, à ma connaissance, complètement inconnus du milieu médical. Je devais faire des IRM sur son cerveau en activité. Il y avait peut-être un dysfonctionnement organique réel, au niveau du cortex visuel ou du chiasma optique, c’est-à-dire le croisement des nerfs optiques dans l’encéphale. Les neurologues ont déjà rencontré des problèmes comme les hémianopsies, où le patient ne voit plus que la moitié des images par exemple, mais jamais ce cas-là.

— Il n’y a pas eu d’autopsie ?

— À mon grand regret, non. Le suicide est incontestable. Et vous savez, les règles sont un peu différentes en prison. Carnot avait été condamné à trente ans, dont vingt-cinq de sûreté. Il n’existait plus. Quant à ses parents adoptifs… Ils n’ont pas réclamé d’enquête.

Il s’empara d’une feuille de papier et fit un dessin.

— L’œil fonctionne comme une lentille. L’image du monde réel qui arrive sur la rétine est inversée. Ensuite, c’est le cerveau, notamment au niveau du cortex visuel, qui se charge de la rétablir dans le bon sens, celui de la gravité. On peut très bien supposer que le cerveau de Carnot présentait un réel dysfonctionnement neurologique dans cette zone, qui aurait débuté insensiblement il y a un peu plus d’un an.

— Donc avant qu’il s’en prenne à mes enfants.

— Effectivement. Il prétendait aussi avoir déjà dessiné à l’envers sur des feuilles de papier avant son passage à l’acte. Mais une feuille, vous savez, on peut la retourner, alors difficile de savoir s’il disait la vérité. Toujours est-il que ses crises ont empiré de façon exponentielle ces dernières semaines.

— Et ces… renversements d’images pourraient, d’une façon ou d’une autre, être en relation quelconque avec ses actes de violence ? Avec sa barbarie ?

Duvette semblait peser chacun des mots qu’il prononçait :

— Vous connaissez le passé de Carnot comme moi, je suppose. Des parents adoptifs aimants, catholiques tous les deux. Un gamin qui a une enfance des plus normales. Élève moyen mais peu turbulent. Pas d’antécédents psychiatriques, peu de bagarres. Vu sa stature, de toute façon, personne ne l’ennuyait. À treize ans, il mesurait déjà un mètre quatre-vingts, il était une force de la nature. Comme il est né sous X, je n’ai pas cherché à vérifier les antécédents médicaux de sa famille biologique. C’est le seul point noir du dossier. Tout ce qu’on sait, c’est que Carnot était intolérant au lactose : il ne pouvait pas boire une goutte de lait, au risque de souffrir de diarrhées et de vomissements. Il n’était pas rare que certains détenus glissent un peu de lait dans sa nourriture, rien que pour s’amuser et le voir souffrir.

— Qu’il ait souffert est le moindre de mes soucis.

Lucie n’arrivait pas à se détendre. Ses mains lui labouraient les cuisses. Sûrement à cause de cette prison, cette atmosphère de mort et de folie qui planait partout. Elle aussi, avait enquêté sur le passé de l’assassin de sa fille. Né sous X à Reims le 4 janvier 1987, adopté par des parents rémois, de bons croyants d’une trentaine d’années à l’époque, qui avaient ensuite déménagé dans le Poitou pour cause de mutation professionnelle. À l’âge de travailler, Carnot était devenu ouvrier dans une usine de fabrique de boîtes de glace, à Poitiers. Un être transparent, toujours à l’heure au travail, que tout le monde appréciait, jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable.

Lucie revint à la réalité, elle se mordait l’intérieur des joues. Chaque fois qu’elle songeait au passé trop propre de cet assassin, cela la faisait sortir de ses gonds. Elle ne voulait pas que la responsabilité de Carnot puisse être atténuée. Même mort, elle voulait qu’il puisse porter le poids de ses actes, et les emporter avec lui sur les rives de l’enfer.

— Des individus avec la plus tendre des enfances peuvent devenir les plus pervers, fit-elle sèchement. Cela a déjà été démontré. Pas besoin d’anomalie quelconque du cerveau, ni d’antécédents familiaux. Pas besoin non plus de massacrer des animaux en étant jeune. Certains de ces tueurs sont de bons voisins à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession.

— Je le sais parfaitement. Mais vu l’état actuel des choses, je ne puis que constater. Carnot avait des périodes de grande agressivité, comme il avait des périodes de problèmes visuels et de déséquilibres, accompagnés de maux de tête. Ces derniers temps, les deux ont augmenté dans les mêmes proportions. Pas impossible que l’un soit lié à l’autre. Le cerveau est une machine complexe qui est loin d’avoir livré tous ses secrets.

Résigné, il souleva une liasse de papiers, et la relâcha comme une brique.

— Tout cela était flagrant. Carnot souffrait de quelque chose qui empirait chaque jour, un peu à la manière d’un cancer. Nul doute que dehors, on aurait eu davantage de pistes, de moyens. Nul doute que Carnot aurait eu droit à son IRM et un diagnostic complet depuis longtemps. Mais ici, vous savez, tout est ralenti par cette fichue paperasse et le manque cruel de moyens. Et maintenant, mon patient est mort.

Lucie se pencha fermement sur le bureau.

— Je vous le demande, les yeux dans les yeux : pensez-vous que Grégory Carnot ait pu commettre de telles horreurs sous le coup d’un problème quelconque de son cerveau ? Pensez-vous que l’on puisse, un an après son incarcération, remettre en cause sa responsabilité ? Pensez-vous que les douze jurés qui l’ont jugé responsable de ses actes se soient trompés ?

L’homme se racla la gorge. Son regard quitta quelques secondes celui de Lucie, avant de revenir s’y ancrer.

— Non. À l’époque, il avait pleinement conscience de ce qu’il faisait.

Lucie se recula un peu sur sa chaise, une main sur les lèvres. La réponse ne la satisfaisait pas. Voix molle. Manque d’assurance. Il lui mentait pour ne pas remettre en cause le verdict, et pour qu’elle reparte tranquillisée. Elle en était sûre.

— À l’époque… Ne dites-vous pas cela juste pour apaiser ma conscience ? En êtes-vous bien certain ?

Il se mit à déplacer des feuilles, comme s’il rangeait son bureau. Par tous les moyens, il fuyait les yeux de son interlocutrice.

— Absolument certain. Je vous le dis à vous, comme je l’ai dit au policier qui vous a précédée. Carnot était responsable.

Lucie fronça les sourcils.

— Un policier m’a précédée ? Quand ?

— Il y a tout juste deux heures. Il est arrivé tôt ce matin. Un flic de la Criminelle, du 36 quai des Orfèvres. La tête d’un type qui n’avait pas dormi depuis des lustres. J’ai sa carte ici. Enfin, sa carte… Si on peut appeler ça comme ça. Disons plutôt un morceau de carton.

Il ouvrit son tiroir et en sortit un rectangle blanc, qu’il tendit à Lucie.

L’impression d’un coup de poing dans le ventre.

Sur la carte, inscrit au stylo en diagonale sur une surface vierge, une identité : Franck Sharko.

— Ça va, mademoiselle Henebelle ?

Lucie lui rendit la carte, les doigts tremblants. Elle n’avait plus le numéro de Franck Sharko dans son propre téléphone portable. Elle l’avait effacé il y avait bien longtemps, tout comme les sentiments qu’elle avait pu éprouver pour le policier. Du moins le croyait-elle. Revoir cette identité, là, maintenant, si brusquement, dans de pareilles circonstances…

— La Crim ? Vous êtes certain ?

— Absolument.

Un silence. Lucie ne parvenait pas encore à y croire.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? Qu’est-ce que Franck Sharko est venu faire ici ?

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai connu.

Réponse sèche, qui coupait court à tout épanchement. Le psychiatre n’insista pas et revint au sujet :

— Il m’a posé des questions sur Éva Louts, une étudiante venue rendre visite à Grégory Carnot il y a une dizaine de jours. À ce que m’a dit ce commissaire, elle a été assassinée.

Tout circulait trop vite dans la tête de Lucie. Carnot était mort, mais son spectre rôdait plus que jamais autour d’elle. Elle songea à Franck Sharko. Ainsi, il exerçait toujours, ayant abandonné l’OCRVP pour la Criminelle… Pourquoi n’avait-il pas quitté ce fichu métier, comme il l’avait annoncé avant l’enlèvement des jumelles ? Pourquoi, encore, les tripes, le pavé, le sang, marquant un retour aux origines ?

Sous le coup de ces révélations pour le moins abruptes, elle respira un bon coup. Elle devait procéder calmement, avec méthode. Comme ce flic qu’elle avait été…

Elle posa d’abord des questions sur les circonstances du crime. Le psychiatre lui expliqua ce qu’avait bien voulu lui confier le commissaire de police : Éva Louts, retrouvée assassinée dans un centre de primatologie, proche de Paris. La morsure sur son visage, le vol de données dans son appartement. Le fait qu’elle ait fait des demandes pour rencontrer divers criminels violents, partout à travers la France. Lucie essaya d’emmagasiner un maximum d’informations, de relier les faits. Contre son gré, son cerveau d’ancien officier de police s’était mis à fonctionner à plein régime, et certains réflexes revenaient déjà.

— Pourquoi ? Pourquoi Éva Louts voulait-elle rencontrer ces criminels ?

— Parce qu’ils étaient tous gauchers.

Il remarqua à quel point sa réponse troubla son interlocutrice. Il apporta quelques précisions :

— Non pas que tous les criminels soient gauchers, mais Louts, elle, n’avait sélectionné que des gauchers. Et les criminels les plus violents, qui avaient tué dans des circonstances très floues qu’ils étaient, la plupart du temps, incapables d’expliquer eux-mêmes.

— Mais… Mais pourquoi ? Dans quel but ?

— Pour sa thèse, je présume. Lors de sa venue ici, elle voulait questionner Grégory Carnot en détail, mais il n’était pas trop en état, alors, j’ai joué les intermédiaires. Elle voulait savoir si ses parents étaient gauchers… Si on l’avait forcé à être gaucher ou droitier quand il était enfant. Et un tas d’autres questions qui ne servaient qu’à établir des statistiques et dresser des hypothèses. Saviez-vous que Carnot, la plupart du temps, était droitier ?

— Peu m’importe.

— Il mangeait et dessinait de la main droite, parce que ses parents adoptifs l’avaient forcé à être droitier, à ce que m’a expliqué Louts. Depuis l’aube des temps, être gaucher a toujours été considéré comme un défaut, voire une malédiction ou une marque du diable, notamment au Moyen Âge. Carnot était donc un faux droitier, contraint à le devenir par l’éducation donnée par ses parents catholiques.

Lucie observa un silence, en pleine réflexion.

— Et pourtant… Il a poignardé ma fille de la main gauche. Seize coups de couteau et pas l’once d’une hésitation.

Duvette se leva et leur servit un café dans de minuscules gobelets. Lucie pensa à voix haute :

— Comme si le fait d’être gaucher était enfoui en lui et ne l’avait jamais quitté…

— Exactement. Ce genre de détails intéressait fortement Éva Louts. Peut-être qu’être gaucher, au fond, c’est génétique, et que dans certaines circonstances, l’éducation ne peut rien contre les gènes. Je crois que c’est ce que recherchait l’étudiante lors de sa venue ici.

Lucie secoua la tête, les yeux dans le vague.

— Tout cela ne justifie pas son assassinat.

— Sans doute pas, non. Mais il faut que je vous explique encore deux choses. La première, c’est que Louts voulait à tout prix récupérer des photos du visage de Carnot, pour se « remémorer », disait-elle, chaque individu interrogé, lorsqu’elle aurait à rédiger sa thèse. Je lui ai fourni les photos anthropométriques du dossier Carnot, elles ne sont pas confidentielles. Second point : y a-t-il un rapport avec la latéralité, je l’ignore, mais toujours est-il que lorsque Louts a découvert le dessin à l’envers sur le mur de la cellule, son comportement a changé. Elle s’est mise à me poser des tonnes de questions sur l’origine du dessin. Quand Carnot l’avait-il réalisé ? Pourquoi ? Y avait-il une explication ? Elle semblait… surexcitée face à cette fresque.

— Vous savez pourquoi ?

— Je l’ignore. Dès lors, son regard sur Grégory Carnot a changé. Après avoir vu le dessin, elle a regardé mon patient avec… avec une forme de fascination au fond des yeux…

Lucie en frissonna. Comment pouvait-on éprouver de la fascination face à un être aussi monstrueux ?

— … Elle est partie en me laissant dans le vague, et je ne l’ai plus jamais revue depuis. Aujourd’hui, j’apprends qu’elle est morte. Tout cela est bien étrange.

Lucie termina son café en silence, complètement bouleversée par ces révélations. Il n’y avait plus rien à dire, à faire. Les interrogations demeuraient. Après des questions de routine qui ne lui apprirent rien de plus, elle remercia Duvette, quitta le centre pénitentiaire et s’affala quelques minutes dans le siège de sa voiture, manipulant le petit pistolet semi-automatique qu’elle avait rangé dans sa boîte à gants, aux côtés d’une vieille paire de gants en laine et d’une poignée de CD qu’elle n’écoutait même plus. Sentir l’arme entre ses mains lui fit du bien. La froideur du canon, le poids rassurant de la crosse…

Elle était venue pour obtenir des réponses, elle allait repartir avec plus de questions encore. Que s’était-il passé dans la tête de cette Éva Louts ? Et dans celle de Grégory Carnot ? Et dans celle de Clara, au moment où ce fumier de presque cent kilos se penchait sur elle ? Tant et tant d’inconnues, d’incompréhension, qui risquaient de demeurer à tout jamais sans réponses.

Elle rangea le pistolet à sa place. Elle se l’était procuré parce qu’au fond d’elle-même, elle avait toujours eu l’espoir de s’en servir contre le meurtrier de sa fille. L’introduire, d’une façon ou d’une autre, dans le tribunal. Et abattre le salaud d’une balle dans la tête. Mais elle n’avait jamais eu le cran de le faire. Parce qu’il y avait Juliette, et que son devoir de mère était de veiller sur elle.

Lorsqu’elle démarra, Lucie se regarda dans le rétroviseur et se rendit compte qu’elle était au bord des larmes. Elle donna alors un grand coup de frein et composa le numéro du téléphone portable, normalement rangé au fond du sac d’école de Juliette. Qu’elle fût en classe ou pas, peu importait. Elle devait parler à sa fille, entendre sa voix, s’assurer que tout allait bien, quitte à perturber l’institutrice en plein cours.

Malheureusement, elle tomba sur le répondeur. Elle y laissa un long message d’amour…

12

Tête nue, Franck Sharko avançait sous la pluie battante. Le vent s’était levé, une claque froide qui rougissait les joues. Il redressa le col de son imperméable trop ample et, les mains dans les poches, s’enfonça dans le cimetière.

La procession se tenait au bout de la sixième allée. Une file de noires silhouettes immobiles, qui luttaient contre la tempête pour empêcher que leurs parapluies se déchirent. Peut-être les parents adoptifs de Grégory Carnot, des oncles, des tantes. Des gens pour qui le tueur avait encore un semblant d’humanité. Des individus venus chercher des réponses qu’ils n’obtiendraient jamais. Trempés, les hommes des pompes funèbres étaient en train de descendre une boîte de bois au fond de son trou.

Alors que le froid lui vrillait les os, Sharko constata une autre forme figée, en retrait comme lui, mais de l’autre côté du cimetière. Pas de parapluie, seulement une large capuche qui lui mangeait le profil gauche, ne laissant deviner que la pointe du nez. Cette silhouette faisait tout pour se trouver dans un angle mort par rapport à la tombe de Carnot. Voir sans être vue. Pourquoi ?

Intrigué, le commissaire entreprit d’aller à sa rencontre, mais par surprise. Auparavant, il vérifia que son Sig était bien en place dans son holster. Il remonta discrètement les allées, contourna les sépultures afin de se retrouver dans le dos de l’individu. Le vent et la pluie couvraient le bruit de ses pas sur les cailloux. D’un geste ferme, il posa sa lourde main sur l’épaule droite de l’observateur, qui se retourna dans un sursaut.

Sharko eut l’impression de perdre pied.

Le visage lui apparut dans une demi-obscurité, transi, tout ruisselant, mais il le reconnut immédiatement.

— Lucie ?

Lucie mit une fraction de seconde à réaliser à qui elle avait affaire. Était-ce bien lui ? Lui, le solide gaillard qu’elle avait connu l’année précédente ? Où étaient la chair de son visage, la largeur imposante de sa silhouette ? Parlait-elle seulement à une ombre ou alors à :

— Franck ? C’est… toi ?

Elle se tut, quelque chose de fort et noueux monta dans sa poitrine. Bon Dieu, qu’est-ce qui avait pu le transformer à ce point ? La mort de Clara ? Leur si brutale séparation ? De quel enfer sortait-il ? Il portait sur lui, au fond de ses yeux, toute la culpabilité du monde, une souffrance aussi saillante que ses pommettes. De lourds cernes dévoraient son visage de pierre. Sans réfléchir, sous le coup d’un réflexe ou d’une émotion trop intense, elle se serra contre lui, passa lentement les mains dans son dos. Elle sentait le cœur battre, le tranchant des omoplates le long de ses doigts. Puis elle s’écarta brusquement. Sa capuche avait glissé vers l’arrière, libérant ses longs cheveux blonds. Sharko la regarda avec tendresse. Belle autant qu’il était abîmé. Il avait mal, si mal. La plaie se rouvrait.

— Je n’aurais pas dû venir ici.

Lentement, il plongea à nouveau ses mains trempées dans ses poches et se retourna. Il remercia la pluie, elle cachait sa tristesse, ses sentiments trop visibles. Lui qui, de toute sa vie, avait si peu pleuré. Il s’éloignait quand un mot, ce mot qu’il souhaitait autant qu’il craignait, résonna dans son dos :

— Attends.

Il s’immobilisa, serra les poings. Elle vint à sa hauteur, ignorant les flaques d’eau.

— Il y a un an, Carnot nous a séparés et aujourd’hui, il nous rassemble, j’ignore encore pour quelle raison. Mais je crois qu’il faut qu’on parle un peu. Si tu es d’accord.

Un long silence. Trop long, estima Lucie. Pourquoi ? À quoi songeait-il ? La détestait-il pour la façon dont elle l’avait abandonné ? Finalement, sa voix rauque claqua sous la pluie :

— D’accord… Mais pas longtemps.

Lucie se retourna vers la tombe lointaine de Carnot. L’eau coulait sur son visage, ses lèvres tremblaient, elle avait anormalement froid.

— Il faut que je voie la terre recouvrir son cercueil.

Sharko acquiesça sans bouger. Alors, elle ajouta, d’une voix aussi dure que le marbre d’un caveau :

— Seule.

13

Il l’attendait dans un coin sombre du troquet, pas loin du cimetière, les mains autour d’une grande tasse de café fumant. Des flots rageurs frappaient la vitrine avec force, isolant l’endroit du reste du monde. Deux ou trois ombres traînaient près des pompes à bière, des habitués venus perdre leur foie sur le comptoir. Les seules couleurs alentour étaient des gris fatigués, des noirs usés, des cuivres passés. Tout entraînait vers des abîmes sans fond où devait couler, quelque part, une lourde tristesse. Dans la pénombre, Lucie ôta son blouson trempé, l’égoutta au-dessus d’un paillasson avant de rejoindre l’homme attablé seul. Elle tira à elle une chaise et s’installa en face de lui, chassant avec un mouchoir les gouttes qui ruisselaient encore sur son visage.

Ils se jaugèrent un temps, avec des regards timides. Chacun ouvrit la bouche au même moment, les mots restèrent sur le seuil des lèvres et ce fut finalement Lucie qui débloqua cette situation embarrassante.

— Il m’est arrivé de penser à toi, Franck, après… après ce qui s’est passé. Je t’imaginais toujours dans ton costume impeccable, fort sur tes jambes, le visage dur et assuré. (Elle hocha le menton en direction du cimetière qu’on devinait à peine.) Je t’imaginais si loin de toute cette crasse. Je pensais que tu avais peut-être oublié.

Sharko lâcha un sourire malheureux, qui rendit Lucie plus triste encore. Dans quelles ténèbres avait-il sombré ?

— Plus le temps passe, et plus la plaie grandit. Comment pourrais-je avoir oublié ?

Lucie le sentit résigné, fichu. Un guerrier qui avait abandonné son combat. Inutile de lui demander comment il allait, ce qu’il avait fait ces derniers mois, tout était gravé sur son visage osseux, dans ses yeux vides où plus aucune étoile ne brillait. À coup sûr, il avait erré d’affaire en affaire, à avaler les journées et les nuits. Noyé dans le travail, le sang. Un moyen comme un autre de s’abrutir, de ne plus penser, comme elle dans son centre d’appels. Lucie essaya de faire abstraction de cette douleur acide, de rester procédurale et d’en revenir au but de leur rencontre.

— Je suis passée à la prison de Vivonne. Le psychiatre m’a tout expliqué. Ta visite là-bas, ton enquête sur une certaine Éva Louts. Tu dois me raconter, me révéler tout ce que tu sais sur le sujet.

Sharko refréna son entrain. Il fallait la calmer, la pousser à retourner dans le Nord et à tout oublier, et vite.

— Grégory Carnot est mort, Lucie. Mort et enterré. Tu n’as plus rien à faire ici. Rentre chez toi. Oublie tout ça une bonne fois pour toutes et continue à mener ta vie.

— Tu es à la Crim maintenant, il paraît ? Où est ton partenaire ? Pourquoi tu es venu seul ici ? C’est non officiel, n’est-ce pas ? Pourquoi ?

Sharko faisait tourner inutilement son index sur le rebord de sa tasse. Il n’osait même plus la regarder.

— Je vois que tu n’as rien perdu de ton sens de l’observation.

— Pourquoi, Franck ?

Le commissaire chercha une parade qui ne venait pas. Il s’était débrouillé dix fois mieux dans sa confrontation avec Leblond et Manien. Mais, face à Lucie, toutes les barrières intérieures se brisaient. Il se perdit dans un silence trop long avant de lâcher la vérité :

— Je suis venu ici pour affronter Carnot dans les yeux. Pour voir comment évoluait ce fumier. Mais il est mort…

Lucie essaya de réprimer le frisson qui montait en elle. Elle était tombée amoureuse de cet homme, elle pensait le détester plus que tout au monde et aujourd’hui, ses certitudes volaient en éclats. Ainsi, Franck Sharko ne les avait jamais oubliées, elle, Clara, Juliette. Il vivait avec leurs spectres au fond de son cœur, et ça le rongeait de l’intérieur, comme une maladie à l’issue tragique. Brièvement, Lucie signifia au serveur qu’elle ne voulait rien boire et revint au commissaire :

— Tu n’y arriveras pas tout seul. Laisse-moi t’aider. J’ai besoin de savoir. J’ai besoin de… de faire quelque chose !

— Tu n’es plus flic.

— Je le suis encore au fond de moi. On ne peut renier ce que l’on est, même avec tous les efforts du monde. Quelque chose, Franck. Juste une indication. Je te regarde dans les yeux, et je te le demande. Donne-moi une piste. Ta présence ici prouve que Carnot n’est pas tout à fait mort, et tu le sais.

Sharko serra son poing contre ses lèvres, comme si la décision qu’il allait prendre était d’une importance capitale. Quel maléfique hasard avait pu les réunir aujourd’hui, sous cette pluie rageuse, si loin de chez eux ? Elle le suppliait, lui, comme une mendiante.

— Non, désolé. Trop risqué. Mes collègues vont passer des coups de fil aux onze établissements pénitentiaires de la liste, se renseigner sur le travail de Louts. Ils finiront par appeler à Vivonne et savoir.

— Sauf si tu leur dis que tu as appelé à Vivonne toi-même, et qu’ils n’ont pas à le faire.

Sharko demeura imperturbable. Le visage de Lucie exprimait la colère. Elle se leva.

— Alors tu me laisses repartir, comme ça, sans rien ? Sans me donner la chance d’obtenir des réponses ? Et qu’est-ce que je répondrai à Juliette, quand elle sera plus grande ? Comment je lui expliquerai ce qui s’est passé ?

Elle se dirigea vers le portemanteau, tandis que Sharko la fixait, la respiration coupée. Comme si le monde s’écroulait autour de lui, il se passa les mains sur le visage.

— Bon Dieu… murmura-t-il.

Tout se précipita alors dans sa tête. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, il s’écria :

— Très bien.

Les visages sombres se tournèrent vers lui. Lucie s’installa de nouveau à ses côtés. Il se leva, se dirigea vers le comptoir et revint avec un papier et un crayon.

— Tu peux te libérer immédiatement ? L’affaire de deux ou trois jours ?

Lucie sentit quelque chose de pernicieux monter en elle, quelque chose qu’elle croyait à jamais perdu : une excitation dangereuse, qui pulvérisait toutes ses promesses. Notamment celle de prendre soin de Juliette, de ne plus jamais la laisser seule, de l’accompagner, chaque jour de chaque semaine, à l’école, et de l’y attendre le soir, au moment où les grilles s’ouvrent et où les sourires s’étirent. Remplir, simplement, son rôle de mère. Le prédateur qu’elle croyait mort à jamais veillait quelque part, et se réveillait aujourd’hui.

— Oui.

— J’aurais espéré que tu me dises non.

— Moi aussi. Mais j’ai dit oui.

Un silence. Une ultime hésitation qui risquait de tout changer…

— Dans ce cas, écoute-moi bien. J’ai passé une bonne partie de la nuit au 36, à fouiller dans les factures, les relevés de compte, les retraits de carte bleue d’Éva Louts. Et j’ai découvert quelque chose de très curieux. Le 28 août, un mouvement bancaire indique que Louts a retiré de l’argent à Montaimont, pas loin de Val-Thorens, en Savoie. La veille, elle avait comme par hasard rencontré Grégory Carnot et le psychiatre de la prison.

Le commissaire poursuivit ses explications. Il préféra ne pas parler de la partie concernant les deux voyages en Amérique latine. Trop loin, trop compliqué, trop incompréhensible pour le moment. Lucie ne devait rester qu’à la périphérie de l’enquête. Avoir l’impression de travailler et d’être utile…

— Elle a retiré deux cents euros, il était tard. Montaimont est un bled paumé. A-t-elle utilisé cet argent pour se loger cette nuit-là ? Vu la somme, le séjour a dû s’étaler uniquement sur le week-end, puisque son absence n’a pas été remarquée au centre de primatologie. Pourquoi un voyage si précipité au cœur des Alpes ? C’est d’autant plus curieux que j’en ai discuté avec le psychiatre, tout à l’heure : ni lui ni Carnot n’ont fait une quelconque allusion à cette région.

Il nota le nom du village sur la feuille et la poussa vers Lucie.

— Tu fais juste un aller et retour. Je dois rester ton seul et unique interlocuteur. Personne, absolument personne, ne doit savoir que nous bossons ensemble sur le coup. On ne se connaît pas.

— OK.

— Comme tu le suggères, je vais dire à mes collègues que j’ai appelé à Vivonne, parce que je voulais savoir ce que cherchait Louts… Toi, tu essaies de retracer le parcours de l’étudiante, tu me transmets les infos et tu retournes chez toi, à Lille. Tu es partante ?

— Plus que jamais. Les montagnes, ça me changera de l’ambiance nauséabonde de mon CDD. Un an que je n’ai pas pris de congés, enchaînant les intérims et les petits boulots. Il est peut-être temps. Je vais partir directement, j’ai quelques affaires de rechange dans mon sac.

— Tu n’es plus flic, n’oublie pas.

— Merci de me le répéter. Tu as une photo de la victime ?

Le flic sortit une photo d’identité de l’intérieur de son imperméable et la poussa vers elle.

— Louts était une jolie femme, presque une enfant. Solitaire comme toi, elle avait une véritable envie de vivre. Elle sautait à l’élastique, faisait de l’escrime, bossait sérieusement et voulait aller loin dans la vie. Je veux retrouver le fumier qui lui a fait ça. Je lui ferai payer sa dette.

Lucie ressentit un léger frisson. Les yeux de son interlocuteur étaient si sombres, sa voix si étrange… Sharko dispersa de la monnaie sur la table. Il tendit également trois billets de cent euros à Lucie, qu’il piocha dans une belle liasse.

— Pour le défraiement. C’est mon enquête, pas de raison que ce soit toi qui paies.

Lucie voulut refuser l’argent, mais il lui écrasa dans la main et referma le petit poing.

— Prends-le… L’argent, ce n’est pas ce qui manque, et tu le sais.

Il se leva. Il avait des tonnes de questions à lui poser, il aurait aimé en savoir davantage sur sa relation avec Juliette, mais il ne pouvait pas. Garder ses distances. Rester loin de Lucie, à tout prix, et écarter le sentiment dangereux qui le gagnait déjà.

Il décrocha son imperméable trempé du portemanteau, juste derrière lui.

— Très bien. Il faut que je me rentre à présent. Demain, je reprends le travail. Je le répète : l’épisode Vivonne reste entre toi et moi.

Lucie resta assise. Elle finit par empocher les billets, puis passa son index sur la photo d’Éva Louts.

— Ton numéro de téléphone, Franck. Je ne l’ai plus.

Il le lui donna et boutonna son imper gris jusqu’au cou. Encore sous le coup de sa rencontre impromptue avec Lucie, il ne put cette fois s’empêcher de lui demander, tout bas :

— Dis-moi ce que te raconte Juliette, Lucie. Est-ce qu’elle te murmure ce qui s’est passé pendant ces treize jours de captivité ? Est-ce qu’elle vient dans la nuit pour te réveiller ? Est-ce qu’elle t’en veut ? Est-ce qu’elle est gentille avec toi ?

Lucie tarda à répondre.

— Juliette est mon ange. Quoi qu’elle fasse ou qu’elle dise, je l’aimerai toujours.

Sharko s’en voulut, il regrettait déjà d’avoir impliqué Lucie dans son histoire. Elle avait besoin de rentrer chez elle, de se reposer. Il voulut reprendre la feuille mais Lucie plaqua sa main bien à plat dessus.

— Pourquoi, Franck ?

Sharko ne répondit pas et se contenta de la saluer. Sa soudaine faiblesse psychique le dégoûtait.

— Appelle-moi seulement si tu as des réponses, fit-il finalement. Et après ça, rentre chez toi.

Il prit la direction de la sortie et se livra aux bourrasques. L’orage tonnait, des éclairs torturaient l’horizon. Le flic eut le sentiment de ne faire qu’un avec la nature. Une fois seul dans l’habitacle de sa voiture, il lâcha à voix basse :

— Pourquoi ? Parce que tous les deux, on est maudits, Lucie.

14

L’impression de rouler dans le néant.

Depuis qu’elle avait dépassé Chambéry, aux alentours de minuit, Lucie ne se fiait plus qu’aux seules indications de son GPS. À en croire l’appareil, il restait une cinquantaine de kilomètres.

Seule, anonyme, crevée par la route et les virages incessants, Lucie se sentait perdue dans un vide sidéral. Elle n’avait qu’une crainte : que sa voiture tombe en panne. Parce que, autour, c’était un paysage d’apocalypse qu’aucune lumière céleste ne parvenait à éclairer. Si les montagnes étaient probablement belles de jour, la nuit, elles donnaient l’impression de titans en colère. Des monstres figés, au corps de glace, qui déchiraient l’horizon et buvaient le moindre rayon de clarté. Lucie imagina Éva Louts dans la même situation qu’elle, poussée par une force qui l’avait contrainte à accomplir tous ces kilomètres, au beau milieu de sa thèse, vers le fin fond des ténèbres.

Notre-Dame-du-Cruet, village fantôme dans un cirque montagneux, qu’elle traversa en quelques minutes. Ambiance de mort, pas une ombre mobile. À croire que les habitants reposaient tous au fond de leurs tombes. Lucie s’était toujours demandé ce que pouvaient bien faire les gens dans des bleds pareils, où le premier hôpital se trouvait à cinquante bornes minimum et où les grandes surfaces avaient la taille d’un studio parisien.

Un quart d’heure plus tard, enfin, elle arriva à Montaimont. Yeux épuisés, mâchoires douloureuses, nuque en charpie. Sur son tableau de bord, la photo d’identité d’Éva. Une belle fille souriante, à la jeunesse débordante. À côté du portrait, une bouteille de flotte vide, un emballage de sandwich, ainsi que le numéro de portable de Franck Sharko. Lucie voyait sa figure d’épouvantail dans l’ombre du troquet. Il ressemblait à un drogué au crack, irrécupérable. Le requin n’était plus qu’une vulgaire roussette, fragile et vulnérable. Comment réussissait-il à s’arracher de son lit, chaque matin, et à trouver la motivation pour aller bosser ? Je veux retrouver le fumier qui lui a fait ça. Je lui ferai payer sa dette, avait-il dit d’une voix froide, vide de tout sentiment. Elle avait aussi vu tous ces billets dans son portefeuille. De grosses coupures, au moins deux mille euros de liquide, avait-elle estimé. Elle savait qu’il avait touché énormément d’argent d’une assurance-vie, à la suite du décès de sa fille et de sa femme. Il aurait pu prendre une retraite dorée, quelque part au soleil, mais il continuait à racler les pavés usés, du pognon plein son portefeuille. Pourquoi s’infliger une telle souffrance quotidienne ?

Retour à la route étroite. Moins de cinq cents âmes en perdition, disséminées au cœur d’un cirque montagnard. Les éclairages publics peinaient, dispensant une lumière cuivrée. Façades décrépies. Quelques voitures endormies sur le bas-côté. Un bourg coupé de tout, posé là comme si une main divine avait lancé, depuis le ciel, une poignée de chalets au beau milieu des Alpes.

Le GPS indiqua qu’elle était arrivée dans la rue où se trouvait le distributeur de billets. Sous l’éclat de ses phares, le centre du village révélait quelques malheureuses vitrines. Louts avait dû rouler comme elle, elle était arrivée tard, avait retiré du liquide, forcément pour dormir quelque part. Lucie entreprit de parcourir les rues alentour. Après une dizaine de minutes à tourner, une enseigne lumineuse attira enfin son attention. Elle représentait une marmotte plutôt kitsch. Bonjour l’ambiance.

L’hôtel Les Dix Marmottes se situait en léger retrait de la route, à l’autre bout du village. Une bâtisse sans prétention, façade blanche, balconnets de bois, porte cochère. Tout au plus, une dizaine de chambres. Lucie se gara sur une espèce de parking au sol de gravillons et, une fois dehors, s’étira à n’en plus finir. L’air frais, tranchant, la contraignit à enfiler rapidement son blouson. Finalement, elle sortit son maigre bagage du coffre. Un jean, deux tee-shirts, des sous-vêtements…

Il était presque 2 heures du matin lorsqu’elle se présenta au réceptionniste, un type d’une soixantaine d’années en survêtement, avec une barbe de montagnard, des cheveux gris et des yeux noirs. Il regardait un reportage animalier sur Rai Uno, si on pouvait appeler ça « regarder ».

— Bonsoir. Il vous reste une chambre ?

Il jaugea son interlocutrice d’un œil éteint, puis se tourna vers un tableau où étaient accrochées plus des trois quarts des clés. On ne pouvait pas dire que les clients se bousculaient au portillon.

— Si, signora. La 8. Vous vous appelez ?

Un Italien, avec un accent à coucher dehors, qui roulait les r à n’en plus finir. Lucie improvisa :

— Amélie Courtois.

Il nota ses nom et prénom dans un registre.

— Combien de nuits vous restez ?

— Une ou deux. Ça dépendra.

— Tourisme ?

Lucie poussa la photo d’Éva Louts sur le comptoir.

— Cette femme est peut-être venue ici il y a dix jours. C’était le samedi 28 août, plus précisément. Est-ce que vous la reconnaissez ?

Il regarda le cliché, puis Lucie, l’air soucieux. Elle vit dans ses yeux une lueur morne : le type peinard qui ne voulait surtout pas d’ennuis.

— Vous êtes de la police ?

— Non, Éva est ma demi-sœur. Elle est partie pour l’étranger sans nous laisser d’adresse. Je cherche par tous les moyens à la retrouver. Je sais qu’elle est probablement venue ici, dans votre hôtel. Vous êtes le seul du coin ?

— Oui.

Sceptique, il chaussa une paire de lunettes et examina le cliché plus attentivement. Puis il ouvrit son registre, tourna les pages et appuya son index sur une ligne écrite en pattes de mouche.

— C’est là. Éva Louts, oui.

Lucie serra les poings, elle venait de franchir la première étape. L’homme fit silence, comme s’il cherchait au fond de sa mémoire. Nouveau coup d’œil sur la photo d’identité. Ses yeux scintillèrent légèrement. Quelque chose l’avait accroché, Lucie en avait la certitude. Elle insista :

— Réfléchissez… Vous l’avez vue, ici, à ma place. Rappelez-vous.

Sa bouche se serra tellement qu’elle sembla disparaître sous sa barbe. Il indiqua un numéro de portable noté sur le registre, juste sous le nom de la jeune femme.

— C’est le téléphone d’Éva Louts ? demanda Lucie.

Il sortit un cellulaire de sa poche, tout en se grattant la tête.

— Pazienza, pazienza. Je crois que ce numéro, il… il se trouve dans les contacts de mon propre téléphone. Curioso

Un bref instant, Lucie oublia la fatigue, les soucis, qu’elle s’était embarquée sur les traces d’une fille qu’elle ne connaissait même pas. Le trip de l’enquête lui picotait la langue. Le meilleur des shoots, capable de vous faire oublier le pire.

— Voilà. C’est lui. C’est son numéro de portable.

Il montra l’écran de son téléphone, pointant une identité : Marc Castel. Lucie sentit sa gorge se nouer.

— Qui est-il ?

— Marc est une… un guide de haute montagne. Je le recommande souvent aux touristes qui veulent grimper un peu ou marcher dans la montagne. J’ai dû noter le numéro là-dessus pour qu’elle le recopie, je ne sais plus vraiment, en fait.

Lucie fronça les sourcils.

— Où Éva Louts voulait-elle se rendre avec ce guide ? Et pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que je peux vous dire, c’est que d’après le registre, elle est restée deux nuits ici, avant de repartir au petit matin, le lundi… Le mieux serait d’aller demander à Marc. Il habite Val-Thorens. Je vais vous indiquer comment vous y rendre.

— Génial.

— Arrivez tôt chez lui, demain matin. Je dirais 7 heures, maximum. Parce que, après, Marc part tout là-haut, et on ne le revoit plus avant le soir.

Il griffonna un plan approximatif avec une adresse et le tendit à Lucie, qui le remercia en lui rendant sa clé de chambre.

— Vous pouvez me donner la 6, plutôt ? Si je me fie à votre registre, c’était celle d’Éva.

La chambre numéro 6 était agréable, mais horriblement petite. Baignoire à vous briser le dos, lit à une place, téléviseur de la taille d’un tome de Harry Potter. L’unique fenêtre donnait sur quelque chose de noir et d’infini, sans doute un pan de montagne. Sous la lueur malade d’une veilleuse, Lucie s’assit sur le matelas et ôta ses chaussures avec un soupir de soulagement. Elle se massa longuement les pieds, pensive. Des visages tournaient dans sa tête. Sharko, Louts, Carnot. Trio infernal sans point commun. Et pourtant… Qu’est-ce qui pouvait les relier ? Le hasard, une coïncidence, le destin ? Ou quelque chose de plus puissant encore ?

Délicatement, elle sortit un petit médaillon transparent de la poche de son jean et le glissa sous son édredon. Il s’agissait d’un ovale en matière plastique, avec un petit crochet pour le suspendre, qui contenait la dernière photo qu’elle avait prise des jumelles ensemble. La vivante à gauche, la morte à droite. Des médaillons de ce type, elle en avait fait fabriquer des dizaines, et en avait partout. Dans sa voiture, sa maison, ses vêtements. Ses enfants l’accompagnaient toujours, où qu’elle aille.

Elles l’accompagneraient jusqu’aux dernières secondes de sa vie.

Lucie prit dix minutes pour rédiger un long SMS à sa fille. Juliette le découvrirait demain matin, au petit déjeuner, quand elle rangerait le téléphone au fond de son cartable tout neuf.

Une fois lavée, déshabillée, et après avoir programmé la sonnerie de son téléphone portable en mode « réveil », elle s’assit sur le lit, manipulant son pistolet de collection Mann. Elle caressait la crosse, frôlait la queue de détente dans un soupir. À travers lui, elle se rappelait les odeurs de la brigade, celles du café noir, de l’encre des rapports fraîchement imprimés ou des cigarettes de certains de ses collègues. Depuis quand n’avait-elle plus pensé à ces tranches de vie ? L’arme était chargée, il suffisait juste d’ôter la sécurité. Puisqu’elle avait renfilé un costume de flic, autant jouer le rôle jusqu’au bout. Elle espérait cependant ne plus jamais avoir à s’en servir. Parce que ce serait pour tuer.

Du passé…

Après avoir posé le pistolet sur la table de nuit, elle bascula sur le matelas, les mains derrière la tête, les yeux au plafond. Cette chambre déprimante incitait au suicide. Autour d’elle, pas un bruit, hormis les écoulements d’eau et d’air dans la tuyauterie. Lucie pouvait sentir la montagne respirer. Un poumon lugubre, aux alvéoles de granit, qui semblait lui pomper tout son air. Elle bascula sur le côté, éteignit la lumière et se recroquevilla comme un enfant.

Noir total.

Elle songea alors à Éva Louts. Elle ne connaissait rien de cette pauvre fille. Avait-elle croisé les yeux de son assassin ? Avait-elle compris, dans les ultimes instants, les raisons de sa mort ? Clara, elle, n’avait pas compris. Elle était partie de ce monde en hurlant.

« Maman ! Maman ! Maman ! »

Et maman n’avait pas été là… Maman n’avait jamais été là.

Mais avec Juliette, elle rattraperait le temps perdu pour deux.

Sa petite voix, triste et fragile, s’éleva dans la nuit :

— Qu’est-ce que t’es venue foutre dans ce trou à rats, Éva ? Qu’est-ce que tu es venue chercher en haut de la montagne ?

Elle ferma ses yeux trempés de larmes, prête à se livrer à ce cauchemar récurrent qui la torturait depuis le drame.

Tous ces corps brûlés, alignés comme des tombeaux…

Malgré les cris au fond de sa tête et la peur de s’endormir, le sommeil s’empara d’elle dans sa grosse couverture chaude.

15

Lucie était bluffée par la beauté du paysage serré autour d’elle. Au pied du chalet de Marc Castel, accroché aux hauteurs de Val-Thorens, elle profitait d’une vue panoramique sur le parc national de la Vanoise. Des cimes enneigées à perte de vue. Des pointes puissantes, hiératiques, à l’assaut d’un ciel de cristal. Plus proche, comme si on pouvait les toucher, de petites montagnes rousses, vertes, jaunes, qui jouaient déjà avec les aplats de lumière. En ce tout début de matinée, la nature offrait ce qu’elle avait de plus beau, mais aussi de plus frais : engoncée dans son mince blouson à plus de deux mille mètres d’altitude, avec ses gants noirs en laine, Lucie était frigorifiée.

L’homme qui lui ouvrit n’avait rien à envier au paysage. Yeux d’un vert perturbant, cheveux courts et bruns, petite gueule d’ange qui lui donnait des airs d’Indiana Jones. Il dépassait Lucie d’une tête et, sous son maillot de corps moulant, présentait la musculature fine des grimpeurs. À l’évidence, la femme du Nord le cueillait au saut du lit.

— Excusez-moi de vous déranger, mais… le propriétaire des Dix Marmottes m’a suggéré de venir vous rencontrer ici, avant que vous ne partiez dans la montagne.

Il la regarda de haut en bas, comme si elle débarquait d’une autre planète.

— Vous avez vu l’heure ? Même pas 7 heures ! Qui êtes-vous ?

Lucie joua de nouveau le coup de la photo d’identité, qu’elle tendit devant elle. Elle parla d’une voix autoritaire. Vu l’agressivité du type, finies les civilités.

— Je suis Amélie Courtois, police criminelle de Paris. J’ai besoin de savoir ce que voulait cette fille.

Il prit la photo d’identité machinalement, sans quitter Lucie des yeux.

— Entrez deux secondes. Je me les gèle.

Lucie pénétra dans l’habitation tout en bois et referma derrière elle. Elle adorait l’ambiance qui se dégageait de l’intérieur de ces grands chalets de montagne. Les tonalités couleur miel, la douceur des parquets, la force brute des poutres. Dans le salon, une grande baie vitrée offrait une vue de carte postale. Il devait être si agréable de se réveiller ici, chaque matin, la tête dans les nuages, loin de la noirceur des grandes villes, de la pollution, des coups de klaxon.

L’homme la fixa d’un œil interrogateur.

— La police criminelle ? Et qu’est-ce que vous lui voulez, à Marc ?

— Quoi ? Vous n’êtes pas Marc ?

— Seulement un ami.

Lucie serra les dents, cet abruti ne pouvait-il pas le lui dire avant ? Dans un soupir, elle détailla les grandes photos accrochées au mur. Gros plans de marmottes, de mouflons, chorégraphies de montagnes perdues dans les nuages. Toute la splendeur d’un monde à part, partagée par une poignée de privilégiés.

— J’aimerais juste lui poser quelques questions, sur l’une de ses clientes. Où est-il ?

L’homme hocha le menton vers les cimes, par la baie vitrée.

— Là-haut… Vous n’avez pas vu des hélicos en venant ici ?

— Si. On dirait qu’ils font des allers et retours vers les sommets, en portant de gros rouleaux.

— Ils volent depuis 6 h 30, en effet. Marc était à l’intérieur de l’un d’eux. Depuis quelques jours, il participe au bâchage des parties les plus sensibles du glacier de Gébroulaz, en prévision de l’été prochain. Les hélicos amènent régulièrement des hommes et du matos.

— Vous emballez les glaciers maintenant ?

— Une infime partie. Avec le réchauffement climatique de ces dernières années, tous les glaciers de la planète se mettent à transpirer, et plus particulièrement ceux des Alpes. Depuis un siècle, certains d’entre eux ont perdu 80 % de leur volume. Cette année, on tente une expérience pour voir si on peut freiner la fonte de Gébroulaz, comme on l’a fait l’année dernière en Suisse, à Andermatt. Six mille mètres carrés de glace à emballer avec deux films différents de quatre millimètres d’épaisseur, afin de protéger des UV, de la chaleur et de la pluie.

Du grand n’importe quoi, songea Lucie. L’homme était responsable de ces catastrophes et au lieu d’en tirer les conséquences, de tout faire pour éviter ces hécatombes, il mettait de la pommade sur des jambes de bois. Elle pointa la photo d’identité.

— Donc, cette fille ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander. Je ne suis dans le coin que depuis quelques jours.

— Quand reviendra-t-il, Marc ?

— Pas avant ce soir. Et ce midi, il déjeune sur le glacier. Désolé.

Lucie rempocha sa photo et réfléchit. Deux solutions s’offraient à elle : attendre sagement, ou alors…

— Emmenez-moi aux hélicoptères.

16

Dans l’ascenseur de son immeuble, Sharko tourna la clé dans la serrure et appuya sur le –1, niveau privatif qui permettait d’accéder au parking souterrain. Il n’avait pas fermé l’œil, songeant à Lucie toute la nuit. Il s’était tellement inquiété pour elle qu’il n’avait pu s’empêcher de lui envoyer un message à 3 h 10 du matin : « Est-ce que tout va bien ? » auquel elle avait simplement répondu, aux alentours de 6 heures, « Tout va bien ».

Durant la descente, il se regarda dans le miroir. Pour la première fois depuis une éternité, il avait gominé un peu ses longs cheveux poivre et sel, les repoussant vers l’arrière. Il ne s’était pas servi du gel depuis si longtemps que le produit avait durci dans sa boîte. Sur un coup de tête matinal, il avait aussi renfilé son vieux costume anthracite, l’un de ceux qui l’avaient accompagné dans ses grandes affaires criminelles. Chaque flic avait un objet fétiche — une pipe, une balle porte-bonheur, une médaille. Lui, c’étaient ces fringues-là, et il ignorait véritablement pourquoi. Pour faire tenir le pantalon, il avait dû percer un nouveau trou dans sa ceinture noire, à l’aide d’un dénoyauteur, faute de tournevis. Il flottait dans sa veste, les épaulettes tombaient. C’était comme si on avait prêté les habits de Laurel à Hardy mais peu importait. Dans ce vêtement de belle coupe, il se sentait bien et avait meilleure mine.

Il sursauta quand il arriva à proximité de l’emplacement de sa R 21. Une ombre surgit depuis le renfoncement du garage où s’entassaient des objets bons à jeter aux prochains encombrants. Notamment, des kilos et des kilos de rails miniatures et de décors en polyuréthane.

— Putain, tu m’as fait peur !

L’individu en question était Bertrand Manien. Mine sauvage, yeux noirs de taupe. Il ficha une clope dans sa bouche et fit tourner la pierre de son briquet. Un déclic retentit dans la cavité de béton, et une lueur jaunâtre nimba son visage de silex. De tous les capitaines de la Crim, Manien avait sans doute le passé le plus sombre, le plus chaotique. Il avait côtoyé la plupart des brigades, des mœurs aux stups, connaissait tous les bas-fonds de Paris. Bordels clandestins, backrooms sadomaso, clubs glauques où certains l’avaient déjà croisé en dehors du service. Sans oublier son long passage à la répression de la traite des êtres humains. Une brigade dont personne ne pouvait ressortir indemne, tant la cruauté des affaires — qui touchaient aussi des mineurs — défiait l’imagination.

Personne, sauf Bertrand Manien. Et il affichait souvent ses états de service comme une gloire.

— Pas mal, ton costume. Jolie coupe de cheveux aussi. Quelque chose a changé dans ta vie, Sharko ? Une femme, enfin ?

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je viens de chez Frédéric Hurault. Le pauvre type habitait à trois kilomètres, à peine. Vous étiez presque voisins. De ce fait, je me suis dit que je pouvais passer dans le coin.

Depuis quand attendait-il ? Comment était-il entré ? Pourquoi était-il seul ? Et pourquoi cette allusion à la présence d’une femme ? Sharko voulut ouvrir sa portière, mais Manien la bloqua en plaquant sa main sur la tôle.

— Deux secondes. Pourquoi tu es toujours pressé ?

Le commissaire sentit sa gorge se serrer. Si Manien s’était planqué ici, un autre pouvait très bien l’avoir suivi, hier, à la prison de Vivonne, ou être carrément entré chez lui pour fouiller. Il n’y avait pas plus pourri, retors, qu’un flic s’acharnant sur un autre.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— T’as un bel emplacement pour une caisse si pourrave. Les R 21, je ne savais même pas que ça existait encore. Pourquoi tu ne la laisses pas dormir dehors ?

— Parce que cet emplacement existe, et c’est le mien.

Manien jouait avec les silences, les regards. Il contourna le véhicule, le détailla comme s’il allait le désosser.

— Tu peux me dire où t’étais vendredi dernier au soir ?

Sharko salua un voisin du menton et le laissa s’éloigner. Il baissa d’un ton :

— Tu continues à t’acharner. T’es seul, chez moi, à même pas 8 heures du mat. T’en fais une affaire personnelle. Pourquoi tu ne vas pas interroger les putes, les macs qui traînaient dans le coin, cette nuit-là ? Pourquoi tu ne fais pas juste ton boulot de flic ?

— Au contraire, je suis en plein travail. Donc, t’étais dans ton appartement, je suppose, ce fameux vendredi soir, aux alentours de minuit ?

— On ne peut rien te cacher.

— Et personne pour confirmer ?

— On ne peut rien te cacher.

Avec un sourire narquois, Manien sortit un petit carnet.

— Tu sais ce qu’il y a, là-dessus ?

— Je n’en sais strictement rien. L’adresse de ta dernière conquête ? C’est qui cette fois ? Une Roumaine de dix-huit ans ?

— Ne sois pas désagréable. Tu sais, je me suis pris à un drôle de jeu, depuis que t’as volontairement foutu en l’air ma scène de crime. Je me suis dit : « Tiens, et si j’essayais de savoir qui était vraiment le Commissaire au passé si lourd ? » L’affaire Hurault, c’était vraiment la bonne occasion de m’intéresser à toi.

— Si tu n’as rien d’autre à faire, c’est bien triste.

— Au contraire. J’ai même pris le truc à cœur. Alors, j’ai discuté un peu avec le gardien de ta résidence. Il m’a fait part de quelque chose de particulièrement intéressant.

Il laissait planer des silences malsains, espérant éveiller la curiosité de Sharko et donc, mettre à nu une marque de faiblesse. Mais le commissaire ne bronchait pas. C’était comme le combat silencieux de deux cobras s’observant avant l’attaque finale. De ce fait, l’enquêteur entreprit de poursuivre ses explications.

— Depuis qu’il te connaît, ce bon gardien t’a presque toujours vu te garer sur le parking extérieur, devant la résidence, à quelques mètres de son logement de fonction. Si t’avais une BM, j’aurais compris que tu la fourres soudain au sous-sol, à l’abri de la délinquance et des intempéries. Mais un tas de boue…

Manien se baissa, toucha le béton brossé du dos de la main.

— C’est comme neuf, ici. Ton voisin de parking m’a certifié que cette place était toujours vide, alors, il se garait de biais, c’est tellement étroit. Mais tu es allé le voir, la semaine dernière, pour lui dire que maintenant, tu te garerais à ta place et qu’il devait donc, par conséquent, ne pas empiéter sur ton espace…

Les voix résonnaient dans le parking souterrain. Au loin, des crissements de roues, des murmures de gomme. Des gens partaient au travail. Sharko sentait encore une fois la tension monter.

— Et alors ? répliqua-t-il. Tu veux le résultat de mes derniers examens médicaux ? Vu mon état physique, je dois éviter de porter du lourd, et les packs d’eau, de lait, c’est lourd. Regarde derrière toi, l’ascenseur est juste là, et il me dépose devant la porte de mon appartement. En passant par en haut, je dois marcher au moins deux cents mètres et monter un tas de marches avant de gagner l’immeuble. J’avoue que j’ai du mal à te suivre, tu cherches dans chacun de mes gestes un prétexte pour me plomber.

Manien souffla une bouffée de fumée au risque de déclencher les détecteurs à incendie, situés un peu plus loin. Ce type était fou, dangereux, Sharko l’avait déjà vu dézinguer des suspects à coups de pompe dans les tibias.

— Le gardien est formel : ta voiture n’a pas bougé de son emplacement la nuit du meurtre.

— Logique, puisque j’étais chez moi.

— Tu t’es fabriqué le parfait alibi. Même des jours après, tu continues à te garer ici. T’es brillant, vraiment brillant. Changer tes habitudes à ce point. Ouvrir le garage avec la télécommande, attendre, manœuvrer dans ces allées étroites avec ce paquebot qui possède à peine la direction assistée. Quand comptais-tu arrêter ton cinéma et te garer à nouveau là-haut, à l’air libre ?

Sharko ouvrit enfin sa portière. Il garda une voix calme, assurée.

— Tu n’as pas entendu ce que je viens de te dire, mais ce n’est pas grave. Peut-être que je me trompe, que je n’ai rien compris au métier de flic, mais le fait de posséder un alibi irréfutable a-t-il déjà fait de quelqu’un un coupable ?

Manien n’en démordit pas. Pire qu’un chien affamé lâché sur un os à moelle.

— C’est loin, le bois de Vincennes. En laissant ta caisse ici la nuit du meurtre, t’as forcément pris un taxi, un bus, ou mieux, un métro. Et dans le métro, il y a des caméras de surveillance.

— C’est ça. Va te faire toutes les caméras de la ville, ça t’occupera.

Pompant à mort sur sa clope, Manien recula encore, jusqu’à se retrouver au milieu de l’allée. Puis il jeta sa cigarette d’une pichenette, juste sous une roue arrière de la Renault 21.

— Ne me raccompagne pas, ça va aller. On se voit au 36, de toute façon. Et ne t’inquiète pas. Toute cette affaire reste entre toi et moi. J’ai déchargé Leblond, il va basculer sur votre enquête d’ici quelques jours, je crois. Je ne voudrais surtout pas que mes petites suppositions éclaboussent ta si… chaotique réputation.

Ses pas résonnèrent dans le silence, jusqu’à s’évanouir définitivement.

Sharko resta immobile, longtemps… Avec l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine gueule.

Il passa au cimetière, comme tous des mercredis, où il se recueillit devant la tombe de sa famille. Il ne réussit pas à éviter de songer à ce qui venait de se passer avec Manien.

Une demi-heure plus tard, il retrouva Jacques Levallois dans un café, à l’angle du boulevard du Palais et du quai du Marché-Neuf. Un endroit bouillonnant à une heure pareille. Piétons, voitures, hordes de motos qui filaient au travail. Le jeune lieutenant avait ses habitudes dans cet établissement, juste avant de prendre le service. Il se tenait en terrasse, dans son mince blouson en toile beige, immergeant un sucre dans son petit noir tout en regardant défiler les péniches sur la Seine. Son gros scooter, un 250 cm3 muni de deux roues à l’avant, était garé le long du trottoir. Sharko se commanda également un jus et s’installa face à son partenaire, qui le fixa de manière étrange.

— Il sort d’où, ton costume ? demanda Levallois. Tu n’as pas remarqué qu’il était un peu trop large ?

Le regard de Sharko fut absorbé par les véhicules de police qui circulaient déjà devant le Palais de Justice, juste à côté du 36. Les flics en uniforme, les toges des juges, les suspects menottés. Une ronde incessante, des kilos et des kilos d’affaires à traiter, à résoudre, à entasser dans les archives. Des prisons surpeuplées, une délinquance toujours plus grande, plus violente. Où était la solution ? Sharko revint à lui quand il vit une main dans son champ de vision. Levallois était penché par-dessus la table.

— Toi, t’as des vrais soucis. 8 heures du mat, et tu dors déjà debout. Robillard m’a dit hier soir que tu t’étais mis en relation avec lui. Que t’avais toi aussi appelé des établissements pénitentiaires, les derniers de la liste. Cool, pour une journée de congé…

Sharko avala une grande gorgée de café. Activer la machine interne, réveiller la chaudière, à tout prix.

— J’avais besoin de savoir ce que notre victime cherchait auprès des taulards. Allez, donne-moi du neuf sur l’affaire Louts.

— Alors… Nos informaticiens ont planché sur les ordinateurs. Il n’y avait rien d’intéressant sur celui de l’animalerie. Par contre, ils ont réussi à récupérer la thèse sur celui de l’étudiante. Le fichier était fragmenté sur le disque dur, mais rien de définitivement perdu, notre assassin n’ayant pas lancé de formatage. Une copie complète du document est entre les mains de Clémentine Jaspar, la primatologue.

— Excellent. Tu as pu y jeter un œil ?

— Pas vraiment, il y a plus de cent pages, avec des courbes et du baratin incompréhensible sur la biologie. J’ai rendez-vous avec Jaspar ce matin, pour qu’elle m’explique de quoi il retourne. Elle l’a entre les mains depuis hier midi.

— Tu as appris à déléguer, c’est bien. Et je vois dans tes yeux que ce n’est pas tout.

Levallois lui adressa un sourire qui aurait fait craquer n’importe quelle femme. Sharko se demanda à quoi pouvait bien ressembler son épouse. Avait-il des enfants ? Quels étaient ses passions, ses loisirs ? Où partait-il en vacances chaque année ? Le commissaire ne lui avait rien demandé, il ne voulait plus s’accrocher à quiconque. Moins il en savait, mieux c’était.

Le jeune compulsa quelques notes, sur un petit carnet.

— Environnement d’Éva Louts… Pas énormément d’infos. Une fille solitaire, comme on l’avait deviné. Ses voisins n’ont rien noté d’anormal, ses amis ne la voyaient plus depuis un bout de temps. Depuis un an, elle s’était totalement coupée du monde pour travailler. Son directeur de thèse ne nous a pas révélé grand-chose que nous ne sachions déjà. Il est par contre tombé par terre quand on lui a appris les voyages de Louts en Amérique. Il n’a absolument rien vu. Quant à ses parents… Je te laisse deviner. Ils sont complètement anéantis, ils n’y comprennent rien. Éva Louts était leur fille unique.

Sharko soupira tristement.

— Ils ont tout perdu et auront beaucoup de mal à s’en remettre. Ils savent, eux, pour les voyages ?

— Même pas, ils ne se voyaient plus qu’une ou deux fois par mois en coup de vent. Louts était une solitaire, très indépendante. Et grâce à ses parents, son compte en banque était toujours bien garni. Elle pouvait se permettre largement ce genre de fantaisies.

Il compulsa ses notes.

— Pour les prisons, t’as vu avec Robillard, t’es déjà au courant…

— Oui. Louts n’a interrogé que des criminels violents, tous jeunes, baraqués, auteurs d’infanticides, de massacres au couteau, ayant des pulsions meurtrières difficilement explicables. Elle posait toujours les mêmes questions : étaient-ils gauchers d’usage, gauchers génétiques, non droitiers, etc.

— Elle essayait aussi de voir si le fait d’avoir été gaucher avait eu une influence sur leur vie, leurs actes… Chaque fois, elle s’est arrangée pour récupérer des photos des visages des prisonniers. Elle disait que c’était pour resituer son interview plus tard, mais c’est tout de même curieux. Ces photos, on ne les a pas retrouvées. L’assassin les a peut-être embarquées.

— Et les examens biologiques ?

Les yeux de Levallois brillèrent soudain.

— Le labo m’a appelé hier soir, très tard. Ça concerne l’infime éclat d’émail retrouvé dans une plaie de notre victime. L’analyse ADN a confirmé qu’il s’agissait bien d’émail de chimpanzé commun.

Levallois prit une serviette de papier pour y inscrire quelque chose.

— T’aimes bien les devinettes ?

— Pas de bon matin.

Il poussa le papier vers le commissaire. Sharko regarda ce qu’il avait noté avec étonnement.

— 2 000 ? C’est quoi ?

— L’âge du morceau de dent.

Sharko, qui allait terminer son café, fut stoppé dans son geste et reposa immédiatement sa tasse.

— Tu veux dire qu’il s’agit d’un…

— D’un fossile, oui. L’assassin s’est probablement pointé au centre de primatologie avec un crâne simiesque datant d’une autre époque, il a tué la victime après l’avoir assommée avec le coupe-papier, puis a simplement appliqué la mâchoire sur le visage, en pressant fortement. C’est ce qui a créé la morsure. Cela est confirmé par le fait que les experts n’ont pas trouvé de salive animale mêlée au sang de Louts.

Sharko se frotta le menton. Une mise en scène digne d’un scénario de film d’horreur, qui prouvait qu’ils avaient en face d’eux un tueur précis, organisé, et méchamment retors.

— C’est pour cette raison que Shery parlait de « monstre », en déduisit-il. Un crâne de singe effrayant, qui s’est progressivement couvert du sang d’Éva Louts.

Levallois approuva.

— Certainement. Le tueur a voulu maquiller son crime en faisant croire à l’attaque d’un singe, et c’est peut-être là son erreur. Il avait à sa disposition, chez lui probablement, des mâchoires, un crâne ou, en poussant à l’extrême, un fossile complet de chimpanzé. Il n’a laissé aucune empreinte digitale, mais cette présence d’émail a trahi son acte. Bref, il s’agit d’un type en rapport avec le milieu de la paléontologie. Peut-être un conservateur, un collectionneur, un chercheur, un employé de musée. Il n’y a pas trente-six endroits dans le coin où l’on peut essayer de se renseigner sur ce genre de choses. Les squelettes vieux de deux mille ans, c’est peu commun, quand même.

— Le Muséum national d’histoire naturelle…

— Exactement, au Jardin des plantes. Je compte m’y rendre à l’ouverture, juste après le kawa. C’est là-bas que j’ai rendez-vous avec Clémentine Jaspar. Après les singes vivants du centre de primatologie, en route pour les mammouths fossilisés du Muséum.

Décidément, Sharko commençait à bien l’aimer, ce môme dont il ne connaissait rien. Il vida sa tasse, cul sec, puis hocha le menton vers le scooter.

— Enfin du concret. T’as un casque pour moi, j’espère ?

17

De là-haut, les Alpes se présentaient avec plus d’éclat encore. On aurait dit des feuilles d’aluminium poussées l’une contre l’autre, qui se seraient chiffonnées dans un contact farouche. Gneiss agressif, schiste saillant, végétation éparse, accrochée aux parois violentes. Une dentelure démesurée, titanesque, arrachée à la croûte terrestre voilà plusieurs centaines de millions d’années. Lucie se laissait bercer par ce paysage sans fin, cette beauté du monde qui, un jour, avait donné la vie.

L’hélicoptère qui la transportait, un EC 145 de la Sécurité civile couleur jaune et rouge, véhiculait également, grâce à l’hélitreuil, un gros rouleau de film spécial. Pour embarquer, Lucie y était allée au culot, à grand renfort de termes typiquement procéduraux, et l’astuce avait fonctionné : globalement, dans le cadre d’une enquête criminelle diligentée par le procureur de la République de Paris, elle devait interroger le plus rapidement possible Marc Castel. Histoire de se protéger, elle avait conservé son identité factice, Amélie Courtois. Personne n’avait osé lui demander ses papiers, et nul n’irait vérifier l’exactitude de ses déclarations. On l’avait emmenée avec le matériel, voilà tout.

Jordan, la belle gueule aux yeux verts, l’avait accompagnée à un magasin de sport de l’un de ses amis qui lui avait prêté un blouson fourré, un surpantalon, des chaussures montantes, sans oublier les gants, les lunettes à coque protectrice et le beurre de cacao sur les lèvres. De pure citadine, Lucie avait pris des allures de grande sportive. Un changement d’apparence physique qui l’arracha à la platitude de ses journées et lui fit un grand bien.

Le glacier de Gébroulaz apparut brusquement au détour d’un à-pic. Une gigantesque langue de givre, piégée dans un lit de granit. C’était comme si le temps s’était figé, comme si, quelque part, un volcan avait craché une lave froide, subitement prise dans une furie climatique. Sur ses flancs purs, des silhouettes colorées s’agitaient, tendaient des bâches, portaient du matériel. Plus loin encore, en contrebas, on apercevait Val-Thorens, ridicule point de ciment au milieu d’un lac de verdure.

Le biturbine vira vers l’ouest et fit du stationnaire à une vingtaine de mètres au-dessus d’une zone relativement plate. En bas, des poignes fermes stabilisèrent le rouleau, dégrafèrent les mousquetons. Les masses de films s’écrasèrent dans la neige, faisant se lever des nuages soyeux. Une fois les cordages remontés, le copilote parla dans son talkie-walkie, puis harnacha solidement Lucie au treuil. Après lui avoir donné quelques détails techniques, il équipa ses chaussures de crampons d’acier. Finalement, il lui tendit un bonnet en laine noire, qu’elle enfila.

— Bon courage ! Et à tout à l’heure !

Il fallait crier. Les pales vrombissaient, l’air sifflait dans les oreilles. Lucie agita le pouce, et la descente commença. Lentement, le petit corps féminin, insignifiant dans une telle démesure, se ballotta dans le vide. En proie au vertige, Lucie se sentait ivre, envahie d’un futile sentiment de liberté. L’altitude pesait sur ses muscles, sa respiration, ses organes, l’air sec lui brûlait les poumons, mais elle avait l’impression de se trouver dans un état de bien-être incroyable. Coupée ainsi du monde, ses tracas et ses démons lui paraissaient loin.

Le contact avec la glace fut rude — pression sur les genoux et les chevilles —, comparable à un atterrissage en parachute. Des mains la saisirent, la chahutèrent ; dans la seconde le mousqueton remonta devant ses yeux et l’hélicoptère reprit instantanément de la hauteur. Le bruit des pales se perdit dans le néant.

— Il paraît que vous me cherchez ?

Une face bronzée la fixait. Un visage sec, tanné, aux lèvres blanches de crème, aux yeux cachés derrière des verres ronds et opaques. Lucie voulut ôter ses propres protections solaires. En une fraction de seconde, elle sentit ses rétines brûler et ferma les yeux.

— N’enlevez pas vos lunettes. Vous n’avez jamais marché sur la neige ? La réflexion solaire, ça vous dit quelque chose ?

— Chez moi, la neige a plutôt la couleur du charbon.

Ses pupilles mirent du temps à accommoder de nouveau. Les couleurs, les formes revinrent progressivement.

— J’ai bien affaire à Marc Castel, cette fois ?

— En personne.

Lucie se tourna, les cristaux de neige croustillèrent sous ses pieds. Le glacier respirait, palpitait, comme une artère vivante.

— J’aurais aimé vous rencontrer dans des circonstances moins périlleuses. Dans le Nord, le terrain est un peu plus plat qu’ici.

— Le Nord ? Par radio, on m’a annoncé que vous étiez de Paris. Amélie Courtois, de Paris.

Lucie improvisa.

— Je travaille à Paris, j’habite le Nord. Je suis venue vous parler de…

Elle mordit dans un gant, l’ôta en tirant avec ses dents et fouilla dans sa poche.

— Éva Louts, compléta Castel.

Lucie ne prit pas la peine de sortir la photo, elle renfila vite fait sa protection en néoprène.

— Quel crime a-t-elle commis pour que vous montiez jusqu’ici ? demanda Castel.

— Elle est morte. Assassinée.

Le guide accusa le coup. Ses sourcils blonds se levèrent légèrement. Après un long moment d’immobilité, il sortit une bouteille d’eau et but à grandes gorgées. Derrière lui, des hommes s’étaient mis à déployer le rouleau et à couper le film épais à l’aide de larges cisailles.

— Comment ? Pourquoi ?

— Pour le comment, disons dans des circonstances particulièrement horribles dont je préfère vous épargner le détail. Et concernant le pourquoi, c’est le but même de ma visite. Parlez-moi d’elle.

Le guide se mit à marcher vers le haut. Il était grand, costaud. Curieusement, Lucie ne l’imaginait pas homosexuel. À moins que l’autre, Jordan, fût purement et simplement un véritable « ami ».

— Venez à mes côtés. C’est un endroit sans crevasse. Piquez bien la glace avec vos crampons. Il n’y paraît pas, mais les effets d’optique sont nombreux, et ça grimpe.

Lucie s’exécuta. Ses chaussures lui semblaient peser des tonnes. Elle respirait fort, avec peine. Marc Castel, lui, parlait avec une aisance énervante. Un type taillé dans un roc, élevé à l’oxygène pur.

— Elle était une nana pleine de pêche. Petite, nerveuse, solitaire et vachement mignonne. Elle avait débarqué à mon chalet sur les conseils de Mario.

— Le réceptionniste des Dix Marmottes…

— Exactement. Elle possédait tout ce qu’il fallait pour une excursion : chaussures de marche, sac à dos dernier cri, et même l’appareil photo autour du cou. Un Canon EOS 500, un bel appareil. Elle m’a dit qu’elle était chercheuse, et qu’elle faisait des recherches sur l’homme de Neandertal.

— Des recherches sur… Neandertal ? C’est ce… qu’elle vous… a dit ?

Il marchait à grandes enjambées, sûr de lui. Lucie peinait déjà à suivre, elle suffoquait. À plus de trois mille mètres, l’air commençait à se raréfier, transformant chaque effort en levée d’altères.

— Exactement. Elle essayait de comprendre pourquoi cette race d’hommes s’était éteinte il y a trente mille ans et pourquoi Homo sapiens, lui, avait continué à vivre et à évoluer. Elle semblait vachement calée dans le domaine.

Lucie n’avait peut-être pas tout bien saisi, mais Sharko ne lui avait-il pas parlé de recherches sur la latéralité ? Des gauchers et des droitiers ? Que venait faire Neandertal là-dedans ? Castel hocha le menton vers le lacet interminable qui se déployait devant eux.

— Le seul but de sa visite était que je l’amène tout là-haut, près du col du Soufre, sur la zone d’accumulation du glacier. Il y a, à cet endroit, une grotte, découverte voilà six mois. Une cavité mise à jour par la fonte drastique des glaces, à cause du…

— Réchauffement… climatique… Je sais…

Derrière ses lunettes de soleil, il la considéra dans un sourire qui exhiba des dents éclatantes. Il ne manquait plus que la petite étincelle qu’on voit dans les pubs pour les dentifrices.

— Notre ascension a été rapide. Elle était en sacrée condition physique, la petite, et grimpait comme une gazelle.

— Dites que… que ce n’est pas mon cas.

— Je sens que vous avez la pêche, quelque part au fond de vous. Nous deux, nous en aurons pour une heure de marche, avec un passage difficile sur des échelles surplombant une grosse crevasse. Ça vous branche ?

Lucie s’arrêta, reprit son souffle. Elle sentait l’air sec lui glacer les narines. C’était comme si elle venait de monter tous les escaliers de la tour Eiffel sans s’arrêter. Était-elle si mal en point ?

— Oui… Oui, je vous verrai… sans vos lunettes ni votre bonnet. Mais… ne marchez pas trop… vite. Y a quoi dans… dans la grotte ?

— Économisez votre air. Nous parlerons là-haut. Et surtout, restez dans mon sillage. Vous pratiquez un peu de sport ? Marche, course à pied ?

— J’en ai… fait, et je dois… reprendre bientôt.

— D’accord. Ce n’est pas gagné.

Après que Marc Castel eut informé ses collègues et récupéré un peu de matériel, il s’encorda à Lucie, lui donnant les instructions de base pour attaquer le glacier. Il expliquait avec une assurance mêlée de fermeté. Ici, c’était son territoire, son oxygène, ses rochers.

L’ascension débuta. Piolet en main, collier de mousquetons et cordes autour de sa ceinture, Lucie tira sur ses mollets, éprouva ses muscles endormis. La glace craquait, crépitait. Le soleil jouait, des bleus translucides ricochaient sous les semelles. Après le passage des parties bâchées, les parois de gneiss se tendirent, les dimensions alentour s’étirèrent, sombrant dans la démesure. Tout était si grandiose que l’humain ne pouvait que retrouver son humilité : au cœur des géants, toute forme de vie paraissait complètement insignifiante.

Très vite, dans l’effort brûlant, Lucie perdit la notion du temps. Ses pensées se dispersaient, tout son organisme se vouait à une cause unique : pousser son corps là-haut, dans les renflements de glace, de séracs, de roche. Incapable de prononcer le moindre mot pour se plaindre, elle chevaucha des escarpements, des raidillons, de petites échelles, suspendues au-dessus de profondes crevasses. Poussées d’adrénaline… Acide dans les cuisses… Trachée en feu…

La marche devint calvaire, Lucie pensa alors à Juliette, sa petite fille à qui elle avait laissé un message tôt ce matin au téléphone, pour lui souhaiter une belle journée. Elle imagina ce que Juliette allait faire de son mercredi. Sa mamy l’emmènerait sûrement au zoo de Lille et à la foire aux manèges. Juliette adorait les petites autotamponneuses. Ces pensées lui donnèrent de l’énergie. De ce fait, l’effort devint un peu moins pénible.

Enfin apparut une espèce de crevasse naturelle, au ras de la glace. Une demi-lune horizontale, qui s’enfonçait dans la montagne. Alors que Lucie engloutissait l’eau de sa bouteille, Marc sortit deux torches de son sac à dos.

— C’est ici.

Lucie reprenait son souffle, les mains sur les genoux. De cet endroit, elle avait l’impression de dominer le monde et sa verticalité.

— Comment Éva… a-t-elle pu être au… courant de l’existence de… cette grotte ?

— Quelques articles sont parus dans des revues scientifiques, au moment de la découverte.

Le guide se présenta au bord de la cavité. Des coulées de glace se répandaient à l’intérieur et disparaissaient dans l’obscurité. Marc désigna une marque sombre, sur la roche, au-dessus de la grotte encore obstruée par le glacier dans sa partie inférieure.

— Vous voyez, cette ligne, c’est l’ancien niveau du glacier. Les glaciologues ont estimé qu’elle datait de moins d’un demi-siècle. Il y a cinquante ans, la grotte dans laquelle nous allons pénétrer était recouverte de glace et par définition, inaccessible.

— C’est prodigieux.

— Je dirais plutôt que c’est catastrophique. Les glaciers sont les thermomètres de notre planète. Et notre planète, elle a de la fièvre.

Marc ôta la corde qui les solidarisait et la roula dans son sac. Lucie jeta un œil prudent vers les sommets. Face à elle, des cannelures qui n’en finissaient plus, des nuages à portée de main, le bleu du ciel en lutte avec le blanc aveuglant des reliefs. Le jeune homme attira son attention :

— Je sais que ça change de Paris ou du Nord, mais il va falloir y aller.

— Ça a aussi son charme, une barre HLM.

Marc la tira vers lui, jusqu’au bord de la bouche sombre.

— Un petit saut d’un mètre nous ramènera sous le niveau du glacier. Ensuite, nous avons quelques pas à faire sur la glace, puis nous atteindrons un sol plat, en roche. Je vous préviens, il fait extrêmement froid là-dedans. Et c’était pire quand tout était bouché, quand aucun rayon ne passait. Pour tout vous dire, cette grotte n’avait pas vu la lumière du jour depuis trente mille ans.

— Trente mille ans ? Ça en jette.

— Très bientôt, son accès sera réglementé, voire interdit, alors profitons-en tant que les politiques locaux se battent pour savoir qui aura la mainmise dessus.

Il s’engagea le premier. Assis sur une marche de glace, il se laissa glisser vers la gueule peu rassurante. Froissements de tissu, de vêtements. En contrebas par rapport à la jeune femme, il tendit la main vers le haut.

— Allez, venez.

À son tour, Lucie sauta dans la machine à remonter le temps. Derrière elle, les strates bleutées, accumulées et compressées depuis des siècles, se chevauchaient comme les couches d’un mille-feuilles. Le froid se plaqua instantanément sur son visage, son cou, sur le moindre espace de chair non protégé. La buée que son corps et sa bouche exhalaient, dessina des volutes dans un faisceau de lumière crue. Marc avait ôté ses lunettes. Il avait les yeux d’un bleu pur, plus clairs encore que ceux de Lucie. Dans l’intimité de ce lieu hors du temps, leurs regards se croisèrent pour la première fois.

— J’ai toujours imaginé les femmes dans la police plutôt… laides et baraquées.

— Et moi, j’ai toujours imaginé les guides avec les yeux bleus. Vous ne dérogez pas à la règle.

— Mais vous si, heureusement. Comment des femmes aussi mignonnes peuvent-elles devenir flics ?

— Juste pour avoir l’occasion de disposer d’un guide gratos et d’aller à des endroits où personne n’irait.

Il lui sourit franchement.

— Bon, revenons à nos moutons. Nous voici dans un sanctuaire apparu avant la naissance même du glacier. Un lieu où l’homme moderne n’avait jamais fourré les pieds.

Malgré ses couches de vêtements, Lucie ne pouvait s’empêcher de trembloter. La peau de son visage lui paraissait dure comme le roc.

— Et pourtant, nous sommes là, fit-elle. Plus rien n’échappe à la conquête de notre monde.

Marc acquiesça, puis orienta son faisceau vers la bouche d’ombre.

— La cavité est assez grande, environ une trentaine de mètres de profondeur. C’est par là, tout au fond, que des alpinistes italiens ont trouvé les hommes des glaces.

Lucie plissa les yeux. Avait-elle bien entendu ?

— Des hommes des glaces ? Combien ?

— Quatre. Incroyablement momifiés et préservés par les températures glaciales. À ce qu’on m’a raconté, c’est comme si on les avait mis dans un congélateur depuis trente mille ans.

— Rien que ça ?

— C’est une pacotille à l’échelle de l’Évolution.

— Il n’empêche…

Il but au goulot de sa bouteille. Lucie le regarda secrètement. Ce type, isolé dans ses montagnes, était à tomber. Après s’être frotté la bouche, il reprit ses explications.

— Avec l’air sec, l’eau avait totalement quitté leurs corps, leurs yeux avaient disparu, mais les muscles avaient à peine rétréci, devenus noirs et desséchés. La quasi-absence d’oxygène a évité les dégradations. Ils avaient encore leurs cheveux, des restes de fourrure, des outils à portée. Disons qu’ils avaient séché… comme du raisin.

— Si mes souvenirs d’histoire sont bons, il s’agissait donc d’hommes de Cro-Magnon ?

La glace et la poudreuse condensée formaient à présent une fine couche sur le sol de la grotte. Des paillettes d’or traversaient le faisceau lumineux, offrant un spectacle irréel. Marc se mit à avancer lentement, Lucie l’imita. La paroi se rétrécit, ils durent se baisser. Ils avançaient à présent sous la montagne, dans une gorge sinistre, inquiétante.

— C’est plus compliqué que cela. Je ne suis pas expert et je n’étais pas présent lors de la découverte, mais les paléoanthropologues qui sont venus ici ont identifié avec une quasi-certitude un homme de Cro-Magnon et une famille de Neandertal, composée d’un mâle, d’une femelle et d’un enfant. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, malheureusement. Les chercheurs ont agi vite, en toute discrétion et préservant au maximum l’endroit pour ne pas abîmer les momies. Tout ce que je sais, c’est que ces momies, les restes de vêtements, les outils ramassés ici ont été précautionneusement emballés, hélitreuillés, dans les conditions d’hygiène et de température les plus strictes. Puis ils ont été transportés dans le laboratoire de paléogénétique de l’École normale supérieure de Lyon, pour des analyses.

— Ce n’est pas tout près, Lyon. Pourquoi pas Chambéry ou Grenoble ?

— Ils sont les seuls en France, je crois, à gérer ce genre de situation, et disposent d’un matériel de pointe pour les études. Les chercheurs ont pris des photos de la découverte, vous pourrez les consulter sur place si vous allez là-bas.

Ses mots résonnaient étrangement contre les parois. Lucie avait l’impression d’évoluer à l’intérieur d’une crypte exiguë, de violer un secret ancestral, enfoui dans les glaces, au cœur des montagnes. Des rais jaunâtres ricochèrent sur les parois plissées. Le sol devint dur, les crampons d’acier mordaient la roche dans des cliquetis sinistres. Lucie ne se sentait plus du tout rassurée. Dans quel fichu enfer avait-elle fourré les pieds ? Elle essaya de réchauffer l’atmosphère en parlant un peu.

— Je ne me souvenais plus ou plutôt, j’ignorais que Cro-Magnon et Neandertal avaient cohabité.

— Ils l’ont fait, sur quelques milliers d’années. Neandertal s’est éteint, alors que Homo sapiens, lui, a continué à évoluer. On ignore encore précisément les causes de l’extinction de Neandertal, plusieurs théories sont avancées. Notamment sa moindre capacité à pouvoir s’adapter au froid. Mais Éva Louts avait ses propres certitudes. Elle pensait fermement à une extermination de Neandertal par Cro-Magnon.

— Une extermination ? Vous voulez dire une espèce de génocide ?

— Exactement.

Génocide… Un terme qui revenait à la charge, au cœur d’une nouvelle enquête. L’expression d’une folie humaine, que Lucie rencontrait de nouveau, un an plus tard. Elle chassa les nombreux souvenirs qui, instantanément, refluaient, et tenta de se concentrer de nouveau.

— Un génocide préhistorique… C’est plausible, ça ?

— C’est une théorie comme une autre, défendue par certains paléontologues. Pour Louts, Cro-Magnon était physiquement plus puissant, plus grand, plus agressif. Et les plus puissants se reproduisent forcément mieux, parce qu’ils éliminent leurs adversaires dès qu’ils en ont l’opportunité.

Lucie ne répondit pas, elle songeait aux bébés requins-marteaux, à cette compétition intra-utérine qui existait dans le but ultime de répandre les gènes par la reproduction. Elle pensait aussi à nos peurs innées des serpents, des araignées. D’où venaient ces terribles instincts de prédation ou de préservation ? Étaient-ils inscrits dans le patrimoine génétique légué par les générations passées ?

Ils doublèrent de petits tas de cendres noircies, qui semblaient prêtes à se disperser au moindre courant d’air. Les vestiges de feux vieux d’une éternité. Lucie imagina les visages rougeoyants, presque simiens, les corps à l’odeur de fauve, couverts de peaux de bêtes, réunis à proximité des flammes et poussant des cris gutturaux. Elle voyait la lourde sueur s’exhaler de leurs corps noueux, leurs ombres grotesques s’étirer sur les parois. Dans un moment d’angoisse, elle se retourna : le mur translucide issu du glacier avait disparu, ainsi que toute trace de clarté. Un véritable saut dans la préhistoire. Son imagination travaillait à plein régime. Et s’il se produisait un brutal éboulement, qui les bloquait ici, Marc et elle ? Et si elle ne revoyait plus jamais sa fille ? Et si…

Elle fonça vers l’avant, sur les pas de son accompagnateur, qui s’était déjà éloigné. Elle devait parler, décompresser.

— Excusez-moi, Marc, mais ces hommes de glace, ils ne sont évidemment plus là ?

— Non, bien sûr.

— Dans ce cas, qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi Éva Louts a-t-elle accompli tout ce chemin pour venir dans un endroit qu’elle devait savoir vide ?

Marc se retourna et la fixa des yeux. De petits nuages blanchâtres sortaient par sa bouche.

— Parce que cette cavité n’est pas totalement vide, justement.

Lucie sentit un courant lui emplir la gorge et posséder chacune de ses artères. C’était comme respirer des lames d’air qui blessaient les muqueuses, irradiaient les conduits internes. Sa tête commençait à lui tourner légèrement. L’effort, l’altitude, l’enfermement… Elle s’autorisait encore dix minutes là-dedans, parce que les images d’enfermement l’écrasaient. Les hurlements de Clara résonnèrent dans ses oreilles. Clara, Clara, Clara… Maman n’était pas là. Elle respira un grand coup, appuyée contre la paroi. Elle n’avait qu’une envie, retrouver Juliette, la serrer contre elle. Marc constata son trouble.

— Ça va aller ?

— Oui, oui… Continuons…

Enfin, ils atteignirent le fond. Une zone large, circulaire, semblable à un dôme. Le guide orienta alors sa torche vers une paroi, sur le côté.

Lucie écarquilla les yeux.

Des mains peintes en négatif apparurent. Des dizaines de mains épaisses, effrayantes, décalquées aux pigments rouges et ocre. Marc s’approcha de l’une d’elles et posa sa propre main sur le dessin.

— C’est le premier geste qu’Éva Louts a fait en arrivant ici.

— Des mains droites… Des tas de mains droites…

— En effet. Les hommes préhistoriques étalaient leur main droite et soufflaient des pigments dans un tube qu’ils tenaient avec leur main directrice. Ceux-là étaient donc gauchers…

Lucie considéra les œuvres picturales, le nez dans le blouson, les bras croisés pour se réchauffer. Elle imaginait ces hommes de l’âge de pierre, primitifs, déjà animés par la volonté de transmettre leur savoir, leur culture tribale, en laissant la trace de leur passage. Une mémoire collective, qui datait de dizaines de milliers d’années.

— Louts n’a pris que quelques photos. Mais cette découverte n’était que l’apéritif, si je puis dire. Ce qui l’intéressait vraiment se trouve derrière vous, sur l’autre paroi.

Lucie se retourna.

Son faisceau dévoila alors l’inimaginable.

La fresque rupestre représentait un troupeau d’aurochs. Douze animaux galopant, aux tons rouges, noirs, jaunes, qui semblaient fuir un hypothétique chasseur. Le trait était net, précis, loin de l’archaïsme souvent associé à ces hommes préhistoriques.

Les aurochs avaient été peints à l’envers.

Comme dans la cellule de Grégory Carnot.

Abasourdie, Lucie s’approcha, fit glisser ses doigts sur la surface lisse. Ces êtres primitifs, situés à l’autre bout de l’échelle de l’humanité, lui parurent soudain bien plus proches. Comme s’ils lui chuchotaient à l’oreille.

— Quand m’avez-vous dit que cette grotte avait été découverte ?

— C’était pendant la saison de ski. En janvier de cette année. Curieux ces dessins à l’envers, n’est-ce pas ? Comment un Cro-Magnon ou des Neandertal — j’ignore quelle espèce a peint cela — auraient pu avoir cette lucidité d’esprit ? Et surtout, pourquoi peindre à l’envers ? Quel est le but ?

Lucie réfléchissait à plein régime. Grotte découverte en janvier 2010… Grégory Carnot avait été incarcéré en septembre 2009. Et d’après le psychiatre, il dessinait déjà à l’envers. Il ne pouvait donc pas être au courant de l’existence de cette fresque.

Il fallait se rendre à l’évidence. Deux individus, espacés de plus de trente mille ans, avaient été frappés par les mêmes symptômes. Et les deux étaient, à première vue, des gauchers.

Un cas étrange, jamais rencontré par les neurologues, avait dit le psychiatre de l’hôpital. Lucie en découvrait deux en moins de deux jours. Deux cas séparés par des millénaires et des millénaires.

Elle se sentit plus mal à l’aise encore, avec le sentiment de violer une sépulture. Que s’était-il passé dans cette grotte ? Les hommes de glace s’étaient-ils laissé surprendre par le froid, la tempête, le manque de nourriture ? Que faisaient un homme de Cro-Magnon et la famille de Neandertal au beau milieu de la montagne ? Ces deux espèces se côtoyaient-elles, malgré l’hypothèse du génocide ? Se reproduisaient-elles entre elles, en dépit de leurs différences génétiques ? Leur croisement donnait-il naissance à des monstres ? Avons-nous, au cœur de nos cellules, un peu de Neandertal ?

Lucie pensait à Éva Louts, qui avait voulu voir de ses propres yeux ces dessins, probablement publiés dans des revues spécialisées. Peut-être avait-elle voulu sentir ces êtres d’un autre âge. Comprendre leur mode de fonctionnement, et la signification de ces peintures.

Qu’avait déclenché cette découverte chez elle ? Qu’en avait-elle déduit ? Cela avait-il un rapport avec son assassinat ?

Pleine d’interrogations, Lucie revint vers Marc.

— Éva Louts ne vous a rien dit d’autre ?

— Non. Elle a pris ces dessins en photo, puis nous sommes redescendus. Elle m’a ensuite payé et a repris la route. Je ne l’ai plus jamais revue.

Lucie resta quelques secondes dubitative, essayant de se mettre à la place de l’étudiante. Serait-elle directement retournée sur la capitale, après cette simple visite et quelques photos ? N’aurait-elle pas eu la curiosité de se rendre au laboratoire de paléogénétique, à la rencontre de ces êtres préhistoriques ? D’autant plus que Lyon était sur le trajet du retour.

À l’évidence, l’étudiante s’était livrée à un sinistre face-à-face avec quatre êtres d’un autre âge, qui avaient traversé l’éternité et gardé leurs secrets dans les ténèbres d’une grotte destinée, sans doute, à ne jamais être découverte.

18

À la lisière du Ve arrondissement, le Jardin des plantes, les matins de septembre, offre un spectacle magique. Une lumière rousse, de celles qui marquent la fin de l’été, tombe inclinée sur les frondaisons des gros cèdres centenaires et vient goutter sur les feuilles. Les joggers disparaissent dans les chemins encore humides des pluies de la veille, les jardiniers commencent à tailler les arbustes en prévision des saisons plus rudes. Tout incite au calme, au repos. À cette période de l’année, les groupes scolaires parisiens n’ont pas encore la haute main sur le parc et ses musées.

Sharko et Levallois pénétrèrent dans le hall de la Grande Galerie de l’Évolution, un bâtiment massif jailli d’une autre ère. Au-dessus d’eux, l’immense verrière laissait passer une luminosité orangée, qui se répandait à travers les trois niveaux organisés autour d’une nef centrale. Sans même pénétrer au cœur du musée, on distinguait des squelettes étranges, des têtes de girafes naturalisées, des centaines de vitrines abritant les espèces animales. La vie, ici plus qu’ailleurs, avait décidé de se mettre à nu.

Clémentine Jaspar attendait devant l’accueil, une grosse pochette cartonnée entre les mains. La primatologue portait un pantalon marron à pinces et une chemise kaki à larges poches, si bien qu’on aurait pu aisément la prendre pour un guide ou une randonneuse paumée en plein milieu de la capitale.

Les flics la saluèrent. Sharko lui adressa un sourire sincère.

— Comment va Shery ?

— Elle a toujours du mal à s’exprimer. Elle mettra du temps à s’en remettre, à son âge avancé. Et il n’y a pas de psy pour les chimpanzés.

Elle botta rapidement en touche.

— Et votre enquête, ça avance ?

— Pas mal, oui. Pour le moment, on récolte un maximum d’éléments, avant de tirer les conclusions qui s’imposent.

Le commissaire hocha le menton vers la pochette.

— En fait, je compte surtout sur ce que vous allez me raconter au sujet de cette thèse.

Jacques Levallois, resté légèrement en retrait, donna une petite tape sur l’épaule de son collègue.

— Je vais essayer de trouver le directeur ou quelqu’un qui pourra me fournir des infos sur le fossile. À tout à l’heure.

Jaspar le regarda s’éloigner, puis s’orienta vers les tourniquets.

— Allons dans la galerie, si vous voulez bien. Je crois qu’il n’existe pas un meilleur endroit pour que je vous explique de quoi il retourne.

Alors que Sharko sortait son portefeuille pour s’acheter un billet, elle lui en tendit un.

— J’ai mes petits privilèges, ici. C’est un peu ma seconde maison.

Le commissaire la remercia. Il habitait la région depuis plus de trente ans et pourtant, il n’avait jamais mis les pieds dans ce musée, ni dans la plupart des musées parisiens, d’ailleurs. Lui, il était plutôt prison, tribunal, hôpital psychiatrique. Ronde macabre d’établissements qui avait rythmé sa vie.

Ils franchirent les barrières et pénétrèrent dans la nef. Ils évoluaient entre des reproductions grandeur nature de requins, d’éléphants de mer, de raies géantes. Le plus impressionnant était ce squelette de baleine suspendu, démesuré, qui exposait clairement les mystères de la nature. Par quel secret magique avaient été façonnées ces vertèbres gigantesques, presque aussi grandes et lourdes qu’un homme ? Y avait-il une quelconque finalité, derrière tant de perfection ?

Jaspar grimpa une volée de marches jusqu’au premier niveau, consacré aux espèces terrestres. Au centre, des centaines d’animaux de la jungle semblaient fuir un feu imaginaire. Buffles, lions, hyènes, antilopes, figés dans leur course. La primatologue longea quelques vitrines, puis s’arrêta devant celle des lépidoptères. Des centaines d’insectes volants, piqués dans du liège, numérotés, identifiés avec précision : embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce. Elle s’assit sur un banc, invitant Sharko à l’imiter, puis ouvrit la grosse pochette verte.

— Je vais vous rendre la copie de la thèse d’Éva. Vous y trouverez mes annotations.

Elle parlait à présent avec gravité. Ses traits étaient tirés, fatigués. Sharko aurait mis sa main à couper qu’elle n’avait pas dormi de la nuit, plongée dans sa lecture. Autour d’eux, quelques étudiants venaient d’arriver et s’installaient à l’indienne, feuilles et feutres entre les mains. Des dessinateurs… Probablement une classe d’art plastique.

Sharko focalisa son attention sur son interlocutrice.

— Racontez-moi ce qu’avait découvert Éva Louts.

Jaspar réfléchit. Elle semblait chercher la meilleure façon d’aborder un sujet qui paraissait complexe.

— Elle a trouvé un rapport entre la latéralité et la violence.

La violence.

Ce mot claqua comme un pétard dans la tête du commissaire. Parce qu’il avait été le fer de lance de sa grosse enquête de l’année précédente et qu’il revenait brusquement à l’assaut. Parce que, immédiatement, l’image de Grégory Carnot s’imposa à lui… Il pensa aussi à Ciudad Juárez, une ville de feu et de sang où la terreur s’exprimait sous sa forme la plus brute. Était-ce là le lien entre l’agglomération mexicaine et Carnot ? La violence ?

La violence, partout, sous toutes les formes, qui se collait étrangement à lui, comme une teigne.

La primatologue le ramena à la réalité :

— Pour que vous saisissiez bien toute l’essence de son travail, je dois auparavant vous livrer quelques principes passionnant sur l’Évolution. Il est très important que vous m’écoutiez attentivement.

— Je vais faire mon possible.

D’un mouvement circulaire de bras, Clémentine Jaspar désigna les espèces qui habitaient la magnifique galerie. Des poissons, des coléoptères, des crustacés, des mammifères.

— Si ces espèces peuplent aujourd’hui notre planète, si cette petite libellule, qui semble si fragile, existe, c’est parce qu’elle est bien plus adaptée à survivre qu’un dinosaure. Regardez ces animaux, leurs excroissances, la forme de leur coquille, de leur queue, leur couleur. Des exemples criants d’adaptation à l’environnement, qui ont tous une fonction : l’attaque, la défense, le camouflage…

Elle désigna du menton une vitrine particulière.

— Voyez-vous ces deux animaux, face à vous ? Ce sont deux phalènes du bouleau. Observez-les attentivement. Que constatez-vous ?

Mains dans le dos, Sharko s’approcha de la vitre, intrigué.

— Deux mites complètement identiques, dont l’une a les ailes plutôt blanches, et l’autre, les ailes plutôt noires.

— Eh bien voyez-vous, au XIXe siècle, en Angleterre, la forme pâle était ultra-dominante. Durant le jour, les phalènes pâles se camouflaient sur les troncs de bouleaux, ce qui assurait leur survie. Voilà pourquoi elles étaient plus nombreuses : les prédateurs ne les voyaient pas. Vous allez me dire, en contrepartie, les phalènes noires n’étaient pas vues la nuit, mais les blanches non plus, puisqu’il faisait noir.

— Logique, en effet. Mieux valait donc être phalène blanche que noire…

— Oui. Si rien ne s’était passé, les phalènes noires auraient fini par disparaître, parce qu’inadaptées à leur environnement, plus vulnérables, génétiquement moins performantes, et donc éliminées par la sélection naturelle.

— Mes fameux canards boiteux…

— Tout à fait. Mais de nos jours, on a remarqué que la forme pâle devenait de plus en plus rare, et que la forme sombre se développait. En une centaine d’années, les rapports se sont complètement inversés.

Elle se leva, se plaça à côté de Sharko. À présent, ses yeux brillaient dans le reflet de la vitrine.

— Quelle pression de sélection naturelle avait pu changer la distribution à ce point ?

— À vous de me le dire.

— Celle créée par l’homme, commissaire. Avec l’avènement de l’ère industrielle, l’Angleterre a vécu un grave problème de pollution atmosphérique. Cette pollution modifiait la couleur des bouleaux de gris pâle à gris foncé. Ainsi, il devenait de plus en plus difficile pour la forme pâle du papillon de survivre puisque son camouflage n’était plus efficace, contrairement à la forme sombre. Vous avez là un exemple type de sélection naturelle influencée par la culture humaine : les individus les plus adaptés, la forme sombre, se sont mis à se développer en nombre, à l’inverse des formes claires, chassées par les prédateurs. Tout cela à cause de l’humain.

— L’homme, l’industrialisation, ont donc la capacité de modifier les choix de la nature. De prendre, je dirais même, l’avantage sur elle.

— Exactement, et c’est de mal en pis. Pour la première fois depuis la naissance de l’humanité, l’Évolution par les gènes est en retard sur l’Évolution par la culture et l’industrialisation. Nous allons plus vite que la nature. Pourquoi croyez-vous, par exemple, que les allergies existent, alors qu’on n’en parlait pas il y a cinquante ans ? Parce que le système immunitaire, ce grand sportif qui nous protège depuis des dizaines de milliers d’années, n’a plus rien pour s’entraîner, à cause des vaccins, des antibiotiques, de l’excès de médicaments que nous ingurgitons chaque jour. Alors, pour schématiser grossièrement parce qu’il n’a bien évidemment aucune conscience, il crée les allergies, simplement pour se donner du travail et garder son efficacité, dans le cas d’une éventuelle attaque virale inconnue…

Elle hocha le menton vers une courbe démographique, qui montrait l’accroissement de la population au fil du temps. On passait, en quelques siècles, de milliers d’individus à plusieurs milliards. Un véritable virus humain semblait se répandre sur la planète. Sharko en eut froid dans le dos.

— Deuxième point remarquable, que vous devez avoir en tête : chaque être humain vivant aujourd’hui est un pur produit de l’Évolution. Vous êtes un être incroyablement bien adapté à son environnement, comme je le suis, comme l’est l’Africain au fin fond de son village, malgré les conditions rudimentaires dans lesquelles il vit.

— Je n’ai pas vraiment l’impression d’être si adapté que ça.

— Pourtant vous l’êtes, je vous le garantis. Si aujourd’hui vous êtes vivant, c’est parce qu’aucun de vos ancêtres n’est mort avant de se reproduire, et ce, depuis la nuit des temps. Plus de vingt mille générations, commissaire, qui ont semé leur petite graine pour arriver jusqu’à vous.

Sharko fixait cette explosion de formes, de tailles, de couleurs. Cerné par cette puissance intrinsèque de mère Nature, on ne pouvait que se sentir humble et s’incliner. Petit à petit, le flic cernait les enjeux auxquels se confrontaient certains biologistes, il percevait à présent leurs obsessions : comprendre le pourquoi et le comment de la vie, comme lui cherchait à percer l’esprit de ses tueurs.

À l’aise dans son élément, Jaspar s’emballait :

— Vos ancêtres ont traversé les guerres, les famines, les catastrophes naturelles, la peste, les grands fléaux, pour toujours faire naître des bébés, qui ont grandi, et qui eux-mêmes ont propagé ces gènes extraordinaires, encapsulés dans de si petites cellules, jusqu’à vous. Vous rendez-vous seulement compte du combat invisible de nos générations passées, pour qu’aujourd’hui, vous et moi puissions discuter ? Et c’est le cas pour chacun des sept milliards d’hommes qui peuplent notre planète. Des êtres incroyablement adaptés…

Ses mots résonnaient d’une façon particulière dans cet endroit. Le flic se sentit perturbé, touché. Il pensait à sa petite fille Éloïse, morte, renversée par une voiture. Son sang, ses gènes, ces milliers d’années d’effort de ses ancêtres, pour en arriver à un brusque arrêt de sa lignée. Il mourrait sans personne derrière lui, sans prolonger son propre fleuve de vie. Était-il un échec, un être inadapté, le résultat d’un épuisement, que la nature, le hasard, la coïncidence, avaient jugé bon de jeter à la poubelle ?

Sans motivation, il essaya de se raccrocher aux paroles de la primatologue, à son enquête. Seul le goût du sang, l’odeur de la traque, parvenaient encore à l’apaiser et à lui faire oublier tout le reste.

— Où voulez-vous en venir ?

— À la thèse de Louts. Si les gauchers existent, il y a une raison, comme les phalènes blanches et noires ont des raisons d’exister. Et l’étudiante a trouvé cette raison. Ce qui l’a mise sur la piste était depuis le début sur une photo accrochée dans sa chambre. Dans le sport même qu’elle avait pratiqué intensément : l’escrime. L’évidence se cache souvent sous nos yeux.

Le commissaire songea au cadre qu’il avait décroché lors de la fouille chez l’étudiante. Deux panthères armées, qui se défiaient à coups de fleurets. Des gauchères… Jaspar s’était mise à marcher de nouveau, direction l’espace de l’Arctique. Animaux à fourrure blanche, pour passer inaperçus et être protégés du froid, mammifères dotés d’une épaisse couche de graisse… Des exemples criants d’adaptation à l’environnement.

— Éva Louts a dressé des statistiques très précises. Les références, les sources de ses informations, les dates de rédaction se trouvent dans sa thèse : dans les sports très interactifs, où l’affrontement peut être considéré comme une forme particulière de combat, la fréquence de gauchers atteint presque 50 %. Que ce soient la boxe, l’escrime, le judo. Plus les adversaires s’éloignent l’un de l’autre, et plus cette proportion diminue. Elle reste importante au ping-pong par exemple, mais retombe dans les normes au tennis et dans les sports collectifs où cette notion d’interactivité est amoindrie.

Jaspar ouvrit la thèse. Elle tourna quelques pages, dévoilant des photos d’empreintes de mains peintes sur des grottes.

— Avec ces constats, Éva a essayé de tracer la latéralité à travers les époques. Elle a découvert que la majeure partie des peintures rupestres datant du paléolithique ou du néolithique avait été réalisée par des gauchers. Les empreintes en négatif, faites à base de pigments soufflés par la bouche, sont des mains gauches dans 179 cas, contre 201 pour les mains droites, soit presque 40 %. Ce qui laisse entendre que, dans des temps reculés, ceux des premiers hommes, il y avait beaucoup plus de gauchers qu’aujourd’hui, et qu’au fil des siècles, l’Évolution a eu tendance à les faire disparaître, comme elle l’a fait avec les phalènes noires.

Elle continua à tourner les pages de la thèse. Des photos apparurent.

— Ensuite, Éva est allée dans des musées, des centres d’archives, elle a récupéré tout un tas de copies de documents datant d’époques lointaines, s’intéressant au règne des Goths, des Vikings, des Mongols. Des peuples réputés pour leur violence sanguinaire… Regardez les photos de leurs outils d’époque, de leurs armes. Louts s’est focalisée sur leur forme, le sens de rotation des forets dans le matériau, les marques d’usure liées aux dents sur les cuillères en bois, qui sont différentes selon qu’on amène la cuillère à la bouche avec la main gauche ou avec la main droite…

Elle pointa son index sur les traces caractéristiques.

— En examinant ces collections, elle a pu estimer la proportion de gauchers de ces peuples violents, pour se rendre compte qu’elle était beaucoup plus importante que chez les autres peuples de la même époque. L’étudiante a réalisé un travail titanesque, exigeant énormément de documentation, de fouilles, de rencontres, et surtout d’intelligence. Qui aurait pu voir une chose pareille et creuser dans de telles directions ? Éva ne devait plus dormir beaucoup, et je comprends cette cassure des rapports avec son directeur de thèse. Elle était sur quelque chose d’énorme, une grande découverte pour la biologie évolutive.

Sharko tendit les mains, Jaspar y déposa quelques photocopies. Il visualisa les schémas, les chiffres, les photos. À mesure qu’il tournait les pages, Jaspar commentait.

— Ici, une autre grosse rubrique, tout aussi intéressante, qui montre l’évolution du travail d’Éva jusqu’à notre société contemporaine. Pour tirer de nouvelles conclusions, elle s’est basée sur les taux d’homicides de ces cinquante dernières années d’une ville considérée comme l’une des plus violentes du monde, Ciudad Juárez, au Mexique. J’ignore d’ailleurs comment elle a obtenu ces informations, elles semblent venir directement des registres de la police mexicaine.

Sharko se passa une main devant la bouche. Un pan du mystère s’éclaircissait, le voyage au Mexique allait probablement trouver son explication.

— Elle est allée sur place une petite semaine avant d’arriver à votre centre, à la mi-juillet, confia-t-il. Nous avons retrouvé des réservations de vol.

Jaspar manifesta quelques secondes sa surprise.

— Aller si loin pour obtenir des informations. Elle était remarquable.

— Et que cherchait-elle dans ces registres ? Des gauchers, là aussi ?

— Exactement. Elle voulait savoir quelle était la proportion de gauchers parmi ces criminels extrêmement violents, vivant dans un environnement tout aussi violent. Y en avait-il autant qu’au temps des Barbares ? Sortait-on des statistiques qui donnent dans nos civilisations contemporaines, globalement, un gaucher pour dix droitiers ?

Sharko étala des pages et des pages de données, l’œil interrogatif, et la coupa avant qu’elle poursuive ses explications.

— Expliquez-moi à présent, s’il vous plaît. Ces sportifs, ces hommes préhistoriques, ces Barbares… Des gauchers, certes, dans de grandes proportions par rapport à la moyenne. Et alors ? Vous me parliez de violence. Où et comment intervient-elle là-dedans ?

Ils progressaient sur l’étage dédié à l’Évolution à proprement parler. Derrière une vitre, une large bibliothèque présentait des ouvrages de Lamarck, Joffrin et Darwin dont le livre, L’Origine des espèces, était ouvert. Le papier était jauni, l’écriture, magnifique. Jaspar sembla s’extasier devant l’ouvrage. Elle caressa la vitre, puis revint à son interlocuteur.

— Éva a découvert que dans les sociétés violentes, où le combat domine, être gaucher présente un énorme avantage pour la survie.

Jaspar laissa le temps à Sharko de digérer l’information, avant de poursuivre.

— D’après ses écrits, si les gauchers existent, c’est parce qu’ils se battent mieux. Ils bénéficient d’un avantage stratégique lors des combats, celui de l’effet de surprise. Lors d’un affrontement, le gaucher prend l’avantage parce qu’il a l’habitude de s’opposer à un droitier, tandis que le droitier est déboussolé par quelqu’un qui préfère se servir de la main ou du pied gauche. Il ne voit pas venir les coups. C’est donc parce qu’ils sont moins nombreux, moins connus, que les gauchers prennent l’avantage.

Elle montra le dessin de deux hommes face à face, une épée à la main.

— Regardez ici par exemple, il s’agit d’une reprographie datant du Moyen Âge. Lorsque le duc de Richelieu, à la veille d’un duel au XVIIIe siècle, évoque l’une des personnes qu’il aura à combattre, il s’inquiète : « Diable, le premier est gaucher, je n’ai que peu de chance. »

Elle tourna les pages, puis pointa la reproduction du visage hargneux d’un Viking.

— Si les gauchers dominent leurs adversaires, alors ils ont plus de chance de se hisser dans la hiérarchie, d’acquérir des femmes, de se reproduire et ainsi de propager leurs gènes. De ce fait, l’Évolution va favoriser cette asymétrie et finir par transmettre le caractère « gaucher » par l’intermédiaire des gènes.

— Dans l’ADN, vous voulez dire ?

— Exactement. Ça peut paraître simplet, mais c’est réellement ainsi que fonctionne la nature : tout ce qui est favorable à la propagation des gènes est sélectionné, transmis, tandis que le reste est éliminé. Évidemment, cela ne se fait pas sur quelques années, il faut souvent la maturité des siècles pour que l’information s’inscrive dans l’ADN.

Sharko tentait de faire une synthèse.

— Donc, d’après vous, plus la communauté est violente, et plus le nombre de gauchers qui la composent est grand ?

— C’est en effet le phénomène évolutif que met en avant Éva. Le caractère « gaucher » se propage par l’ADN dans les sociétés violentes, et s’efface progressivement dans les autres, pour laisser place à des droitiers.

— Je connais des gauchers. Ils ne sont pas sportifs et n’ont rien à voir avec la violence. Alors, si la nature tend à éliminer tout ce qui est inutile, pourquoi ne sont-ils pas droitiers, comme tout le monde ?

— À cause de la mémoire génétique. Leurs lointains ancêtres avaient certainement quelque intérêt à être gauchers. Des combattants à main nue, des chevaliers, des assaillants… Le caractère gaucher continue à se propager par les gènes, mais il s’épuise un peu plus à chaque génération dans notre société moderne, parce qu’il ne présente plus d’avantage à la survie. Notre culture moderne va finir par l’éliminer, comme elle va finir par éliminer nos phalènes blanches…

Elle hocha le menton vers la thèse.

— C’est pour cette raison que parmi les criminels violents de la ville mexicaine, Éva n’a pas trouvé davantage de gauchers qu’ailleurs. Il est évident qu’elle a dû être extrêmement déçue par ce constat, mais après tout, c’est logique : nul doute que, dans notre monde où il suffit d’appuyer sur un bouton ou sur la gâchette d’un revolver pour tuer, être gaucher ne sert plus à rien, puisqu’il n’y a plus cette notion d’interactivité, de corps à corps. Par conséquent, le pool génétique des gauchers va finir par s’épuiser. Un jour, il n’y aura plus de gauchers dans les sociétés modernes, quel que soit leur niveau de violence.

Sharko prit son temps pour assimiler les informations, tout lui paraissait d’une logique implacable et particulièrement passionnant. La culture modifiait l’environnement, duquel découlait la sélection des plus adaptés… Il revint à l’assaut avec ses questions :

— Une semaine après le Mexique, Éva Louts s’est rendue du côté de Manaus, la capitale de l’État d’Amazonie, au Brésil. Est-ce qu’elle y fait allusion dans sa thèse ?

Jaspar écarquilla les yeux.

— Le Brésil ? Non, non… Rien qui ne suggère un voyage là-bas. Aucune statistique, aucune donnée. Manaus serait aussi une ville violente ?

— Pas plus qu’une autre, apparemment. En tout cas, après son semi-échec au Mexique, Éva semblait continuer à mener des recherches bien précises. Et est-ce que cette thèse parle finalement d’études sur les prisonniers français ? Sur un certain Grégory Carnot par exemple ?

— Non. Rien là non plus.

Sharko reposa la feuille sur les autres, sceptique. Rien sur le voyage au Brésil, rien sur Grégory Carnot ni les visites en prison. Depuis Manaus, Louts était bel et bien sorti du cadre de sa thèse. Le commissaire tenta de creuser la piste :

— Elle s’est rendue dans des prisons dans la journée, alors qu’elle aurait dû être dans votre centre. C’est pour cette raison qu’elle voulait débuter à 17 heures, elle ne voulait pas que ses visites en établissement carcéral soient connues. Elle a interrogé les détenus, récupéré leurs photos… À la lumière de votre lecture, de vos connaissances, pourquoi Éva serait-elle allée rendre visite à des prisonniers tous gauchers, jeunes, et ayant tué de manière violente ?

Elle réfléchit quelques secondes.

— Hmm… Sa démarche semblait cette fois très différente de celle du Mexique. Elle ne cherchait pas un gaucher derrière le crime, mais un crime derrière le gaucher. Elle se demandait peut-être si la latéralité et la violence pouvaient être liées dans le cas d’individus isolés et vivant dans un endroit civilisé… Ces gauchers violents avaient-ils des points communs ? Avaient-ils une raison d’exister, perdus au milieu de droitiers ? Je ne vois que cela comme piste, désolée.

Ce qui n’éclairait pas grand-chose, se dit Sharko. En contrebas, il aperçut Levallois en train de monter les marches deux à deux. Il posa une dernière question à la primatologue :

— Autre chose sur cette thèse que je devrais savoir ?

— Je ne pense pas, mais vous pourrez la lire pour votre enquête ou votre enrichissement personnel. Hormis les modèles mathématiques et quelques données compliquées, le reste devrait vous être accessible. Éva avait écrit une étude incroyablement poussée et précise. Un travail qui, sans aucun doute, aurait fait du bruit dans le milieu scientifique. Et qui en fera si ses travaux voient tout de même le jour.

Le jeune lieutenant reprit son souffle à la dernière marche. Il aperçut Sharko et lui fit un signe, avant de fixer un grand poster qui expliquait le mode de fonctionnement des virus. Le commissaire de police remercia chaleureusement la primatologue.

— Évidemment, vous gardez tout cela pour vous, le temps de l’enquête.

— Comptez sur moi. Je vais errer encore un peu dans la galerie. Tenez-moi au courant de votre affaire. Vous pouvez m’appeler n’importe quand, même la nuit. Je dors très peu. J’aimerais vraiment comprendre ou vous aider, dans la mesure du possible.

— Je le ferai.

Elle lui sourit timidement, lui serra la main et s’éloigna. Sharko l’accompagna quelques secondes du regard, avant de se diriger vers son collègue.

— Alors, le fossile ?

— Il ne vient pas de chez eux, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas de fossile de chimpanzé de cet âge-là dans leur zoothèque.

— Donc, on fait chou blanc ?

— Au contraire, on tient une piste énorme. Le directeur m’a dit que, depuis une semaine, et jusqu’à demain, il y a une exposition sur la minéralogie et les fossiles à Drouot. Des ventes aux enchères de squelettes de mammifères datant de plusieurs milliers d’années ont eu lieu jeudi dernier. Nul doute qu’il devait y avoir des singes dans le lot. J’ai le nom du commissaire-priseur qui s’est occupé de la vente. Il sera ce soir avenue Montaigne, à 21 heures, pour mener une autre vente.

— On peut le joindre maintenant ?

— J’ai appelé en vain l’hôtel des ventes. Il arrive toujours avec au moins une demi-heure d’avance.

Sharko prit la direction des escaliers.

— Dans ce cas, on sait où passer notre soirée.

— Mouais… J’avais un truc de prévu.

— Tu t’es déjà fait un cinéma cette semaine. Il ne faut pas abuser, quand même.

Levallois prit la remarque avec humour, puis retrouva son sérieux.

— Et toi, du neuf ?

— On peut dire ça. Je t’explique au 36.

Dès qu’ils furent dehors, les températures grimpèrent. Sharko plaqua la thèse dans les mains de son partenaire.

— Tu pourras la poser sur mon bureau ? Je vais y jeter un œil.

Il partit sur la gauche, vers les grands jardins.

— Le scooter est de l’autre côté, Franck.

Sharko se retourna.

— Je sais, mais je rentre à pied et passe vite fait chez le coiffeur. Et puis, je pense avoir bien compris cette histoire d’Évolution. On a des jambes, c’est probablement pour marcher avec. À force de prendre des voitures ou des moyens de transport, il est évident qu’elles vont finir par disparaître.

19

Lucie avait repris la route après le repas du midi. Le sympathique propriétaire italien des Dix Marmottes lui avait concocté un splendide risotto de crozets qui allait, sans aucun doute, la faire tenir jusqu’au soir. Elle ne regrettait pas d’être assise depuis plusieurs heures au volant. La descente du glacier s’était faite dans la douleur, avec une méchante crampe au mollet qui l’avait clouée dans la glace cinq bonnes minutes. Mais l’aller et retour tout là-haut en avait valu la peine. Lucie était sur les traces de quelque chose, une bizarrerie préhistorique qui allumait en elle un tas de petits clignotants.

Au fil du trajet, les reliefs s’étaient tassés, les gorges, élargies, jusqu’à chasser les Alpes en arrière-plan. Place aux vallons, aux champs en pente, aux fleuves nerveux. En cette fin d’après-midi, Lyon apparut comme un rocher noir sur un lac de braises : une ville bouillonnante, vibrante. Les travailleurs rentraient chez eux, encombrant le périphérique au-delà du raisonnable. Une vie réglée au millimètre, où chacun, une fois à la maison, accorderait quelques heures à sa femme, ses enfants, Internet, avant d’aller se coucher, les soucis du lendemain plein la tête. Lucie prit son mal en patience, en profita pour appeler sa mère. Elle savait Juliette à son cours de musique, la gamine apprenait le solfège depuis deux ans. Elle demanda à Marie de l’embrasser pour elle, lui dire combien elle l’aimait. S’occupait-elle bien de Klark ? Elle donna quelques nouvelles, expliquant simplement qu’elle réglait un vieux problème, puis raccrocha rapidement. Il lui fallut encore une bonne demi-heure pour s’extirper de cette glu et s’engager dans le VIIe arrondissement de la ville.

À proximité de sa destination, elle constata l’arrivée d’un nouveau message sur son écran de cellulaire. Encore Sharko, qui demandait des nouvelles. C’était au moins le quatrième SMS. Un peu exaspérée, elle répondit rapidement qu’elle allait bien, et qu’elle approfondissait les recherches, sans donner davantage de détails.

Lucie doubla le fameux stade Gerland, où s’amassaient déjà des supporters bigarrés, avec leurs drapeaux marqués du sceau de l’Olympique Lyonnais. Elle prit conscience qu’on était mercredi et qu’il s’agissait peut-être d’un match décalé de première division. Bientôt, les rues et les bars seraient pris d’assaut. Elle dénicha une petite place dans la rue Curien, à proximité de l’École normale supérieure. Elle put apercevoir, sur sa gauche, la Saône qui rejoignait le Rhône pour former la Presqu’île. L’endroit pullulait d’étudiants, au cœur de bâtiments design : architecture fuyante, vitres teintées, lignes pures. À l’inverse d’un Lille plat et rougeoyant de par ses constructions en briques, Lyon offrait une impression de chaos maîtrisé, tant dans le relief que les couleurs vives.

Durant le trajet, Lucie était parvenue à se mettre en contact avec le secrétariat de l’Institut de génomique fonctionnelle et à décrocher, toujours sous sa casquette de flic, un rendez-vous avec Arnaud Fécamp, l’un des chercheurs de l’unité CNRS qui avait accueilli les hommes de glace. Le scientifique travaillait sur la plate-forme Palgène, unique en Europe, et spécialisée dans l’analyse de l’ADN fossile. En ligne, il avait confirmé ce que Lucie pensait : Éva Louts était bien venue dans ces laboratoires voilà dix jours.

Elle regagna à bonne allure le parvis René Descartes et pénétra dans le bâtiment, un impressionnant bloc de béton et de verre sur quatre étages, abritant toutes sortes de spécialités scientifiques liées au vivant : biologie, phylogénie moléculaire, développement postnatal… À l’extrémité droite du hall, deux grosses torsades bleue et rouge s’élevaient de plusieurs mètres : le symbole représentait la structure en double hélice de l’ADN. Lucie se rappelait vaguement ses cours de biologie de terminale, notamment les noms des quatre types de « barreaux » de cette gigantesque échelle hélicoïdale, barreaux formés des lettres G, A, T, C : guanine, adénine, thymine, cytosine. Quatre bases azotées, communes à tous les êtres vivants, et dont les combinaisons alambiquées, formant entre autres les gènes et les chromosomes, donnaient des yeux bleus, le sexe féminin ou les maladies génétiques. Lucie put lire une inscription, au bas de cette curieuse construction : L’ADN se cache depuis des millions d’années dans nos cellules. Nous sommes en train de le dérouler.

Tout était propre, immaculé, parfait : Lucie eut l’impression d’évoluer dans un décor de science-fiction, où les employés ne seraient que des robots. Arnaud Fécamp, fort heureusement, n’avait rien d’un être fait de boulons. Il était même, pour ainsi dire, bien en chair. À l’étroit dans sa blouse, il était plus petit que Lucie et avait les cheveux extrêmement courts, d’un roux flamboyant. Visage rond, lisse, malgré des rides prononcées au front. Des mains boudinées, parsemées de taches de rousseur. Difficile de donner son âge, mais Lucie l’estima à une bonne quarantaine d’années.

— Amélie Courtois ?

— Oui.

Il lui serra la main.

— Ma responsable est en réunion, c’est moi qui m’occuperai de vous. Si j’ai bien compris, vous enquêtez sur cette étudiante que nous avons reçue il y a peu ?

Alors qu’ils montaient dans un ascenseur ultraperfectionné — avec une voix féminine qui indiquait les étages — Lucie lui expliqua la raison exacte de sa visite : l’assassinat d’Éva Louts, la visite au glacier, son passage par Lyon voilà quelques jours… Fécamp accusa le coup. Ses grosses joues rouges tremblotaient à cause des vibrations de l’ascenseur.

— J’espère sincèrement que vous retrouverez l’assassin. Je ne connaissais pas particulièrement cette étudiante, mais on n’a pas le droit de faire des choses pareilles.

— Nous aussi, nous l’espérons.

— Je regarde souvent les séries télévisées. Les vieux trucs, Maigret et compagnie. Si le 36 quai des Orfèvres est sur le coup, c’est que ça doit être très sérieux.

— Ça l’est.

Lucie restait volontairement évasive, procédurale. Elle ne voulait pas trop en dire sur l’enquête et de toute façon, elle disposait de très peu d’éléments, et pour cause : elle n’était pas plus flic que lui.

— Parlez-moi d’Éva Louts.

— Comme beaucoup de chercheurs ou d’étudiants concernés par l’Évolution de la vie, elle était simplement venue ici pour voir les fameux hommes des glaces, prendre quelques photos et des notes.

— Savez-vous dans quel cadre ?

— Des recherches sur Neandertal, je crois. Du classique. Je pense que vous n’apprendrez pas grand-chose de plus, malheureusement.

Encore une fois, Louts avait prétexté des recherches sur l’homme de Neandertal, souhaitant peut-être cacher la réelle motivation de sa visite. Une fille prudente, estima Lucie, qui savait ne pas attirer l’attention. La porte s’ouvrit sur un long couloir au linoléum bleuté. Il régnait de vagues odeurs de produits désinfectants.

— On peut se rendre dans le bureau de ma chef, si vous le souhaitez. Nous serons plus à l’aise pour discuter.

— Ce serait dommage d’être sur place et de ne pas jeter un œil aux hommes des glaces. J’ai vraiment envie de voir à quoi ressemblent ceux que l’on pourrait considérer comme nos ancêtres.

Fécamp réfléchit quelques secondes, avant de lui sourire brièvement. Ses dents étaient particulièrement blanches et larges.

— Bon, vous avez raison, autant en profiter. Ce n’est pas tous les jours que l’on se retrouve face à des individus vieux de trente mille ans.

Ils bifurquèrent dans un vestiaire où étaient empilées, par dizaines, des tenues emballées. Le chercheur tendit un paquetage à Lucie.

— Enfilez cela, la taille doit correspondre. Nous allons pénétrer dans un rectangle blanc et vitré de plus de cent mètres carrés où l’air est filtré à cinq reprises, la température toujours maintenue à 22 °C, et dont les salles sont nettoyées plusieurs fois par jour à l’eau de Javel.

Lucie obtempéra. Pour impressionner et parfaire son rôle de flic, elle sortit son pistolet de son blouson.

— Je peux l’embarquer ? Pas de détecteur de métaux ou de trucs du genre ?

Fécamp déglutit, fixant l’arme compacte.

— Non, allez-y. Il est chargé ?

— À votre avis ?

Lucie fourra le semi-automatique de petite taille dans la poche arrière de son jean, ainsi que son téléphone portable.

— Le matériel idéal du policier, soupira Fécamp. Pistolet, téléphone. Je déteste les téléphones portables. À force de trop prendre d’avance sur la nature et de changer nos comportements à cause de ces fichus engins, nous allons finir par en payer les pots cassés.

Le genre à donner des leçons de vie, songea Lucie. Sans relever, elle enfila surchemise, surpantalon et surchaussures en papier, gants en latex, masque et charlotte chirurgicaux.

— En quoi consiste précisément la paléogénétique ?

Fécamp semblait enfiler ses vêtements avec lassitude. Des gestes précis, millimétrés, qu’il avait dû répéter à l’infini, jour après jour.

— Nous analysons les génomes de la biodiversité passée, c’est-à-dire la cartographie des gènes issus de l’ADN ancien provenant des fossiles qui, parfois, datent de plusieurs centaines de millions d’années. Grâce aux parties organiques des os et des dents qui résistent aux siècles, nous pouvons remonter le temps et comprendre l’origine des différentes espèces, leurs liens de filiation. Un exemple concret ? Grâce à la paléogénétique, nous savons désormais qu’il y a plus de trois mille ans, Toutankhamon est mort du paludisme combiné à une maladie osseuse. Son ADN nous a révélé qu’il n’est pas le fils de Néfertiti mais de la sœur d’Akhenaton, son père. Toutankhamon est purement et simplement le fruit d’un inceste.

— Ça aurait plu à Voici. Et avec toutes vos techniques, on n’est pas loin de faire renaître des dinosaures, si j’ai bien compris ? On récupère ce fameux ADN dans des ossements ou des coquilles d’œufs fossilisés, on clone et c’est parti ?

— Nous en sommes encore à des années-lumière, car l’ADN fossile est souvent en très mauvais état et disponible en toute petite quantité. Que faire avec un puzzle de mille pièces, dont il en manque neuf cent quatre-vingt-dix ? C’est donc un véritable parcours du combattant qui nous attend face à chaque nouvelle découverte. Cependant, avec les hommes des glaces, nous avons été incroyablement gâtés, car ils étaient dans un excellent état, bien meilleur que les momies égyptiennes ou Ötzi, le célèbre sapiens sapiens retrouvé dans les glaces à proximité des Dolomites italiennes, en 1991. Le fait que la grotte ait été complètement obstruée et en partie privée d’oxygène a empêché les proliférations de bactéries et les a gardés à l’abri des intempéries et des variations climatiques. Car l’ADN est certes une molécule stable, mais elle n’est pas éternelle. Sa dégradation commence même dès la mort d’un individu. Il se fragmente et certaines des lettres constitutives de l’information génétique sont peu à peu effacées.

— Les fameux G, A, T, C.

— En effet. Les barreaux de l’échelle se cassent. Par exemple, la séquence T G A A C A, située sur le brin d’ADN, peut très vite devenir T G G A C A à cause d’altérations et cela fausse ainsi le code génétique, donc son interprétation. Exactement comme pour les mots de la langue française, qui changent complètement de sens lorsqu’une lettre diffère. « Tige » et « Toge » par exemple. Dans les conditions les moins favorables, une dizaine de milliers d’années peut suffire à venir à bout de la dernière molécule d’ADN. Mais dans notre cas, cela a été au-delà de tout espoir. L’excellente qualité de nos momies nous a permis d’obtenir de l’ADN nucléaire de premier choix et donc, d’établir la quasi-globalité de leur génome.

Une fois en tenue de lapins blancs — ou plutôt bleus —, ils gagnèrent le laboratoire, dont l’entrée ressemblait à un sas de sous-marin.

— Vous allez avoir une petite sensation désagréable dans les oreilles. L’air est en surpression dans le labo, afin d’éviter que toute forme d’ADN contaminant puisse entrer. Il n’y aurait rien de plus terrible que d’étudier durant des semaines de l’ADN qui serait, en définitive, le nôtre ! D’où, aussi, nos tenues stériles. Vous voulez toujours poursuivre ?

— Évidemment.

Après que le chercheur eut présenté un badge devant un détecteur, ils pénétrèrent. Lucie ressentit une douleur dans les oreilles, puis un sifflement, comme celui provoqué par un train passant sous un tunnel. Quatre laborantins, penchés sur des microscopes puissants, remplissaient des pipettes ou déclenchaient des séquenceurs à ADN, et ne prêtèrent aucune attention aux visiteurs, bien trop concentrés sur leur travail d’enquêteurs de l’impossible. Sur les paillasses, enveloppés dans des sachets, s’étalaient toutes sortes d’objets étiquetés : une canine d’ours des cavernes, un basalme gallo-romain, d’antiques excréments d’oiseau-éléphant de Madagascar. Face à un congélateur aux vitres transparentes, Lucie stoppa net devant un…

— … bébé mammouth ?

— Bien vu. C’est Lyuba, elle a été trouvée dans le permafrost de Sibérie par un éleveur de rennes. Elle a quarante-deux mille ans.

— Elle semble morte hier.

— Son état de conservation est extraordinaire.

Lucie resta bouche bée devant cet animal qu’elle n’avait vu qu’en dessin dans des livres. Cet endroit était la caverne d’Ali Baba du passé. Ils s’avancèrent encore. Arnaud Fécamp poursuivit ses explications sur l’ADN :

— En général, on broie les os, les dents ou les tissus jusqu’à obtenir une poudre, que l’on met à incuber plusieurs heures dans un tampon facilitant la dégradation des matériaux indésirables, comme le calcaire ou diverses protéines parasites. L’ADN pur se retrouve alors dans le tampon. Comme il est en général cassé en trop petits fragments pour être analysé par nos machines, on « photocopie » ces fragments en milliards d’exemplaires, grâce à une technique d’amplification dite PCR, pour pouvoir les manipuler plus facilement.

— J’ai déjà assisté à ce genre de chose dans un laboratoire de police scientifique. Ça a l’air simple.

— C’est en fait extrêmement compliqué. Nous sommes l’un des labos les plus avancés en la matière.

— Vous critiquez les téléphones portables, et pourtant, vos machines font appel aux technologies les plus avancées. Pas très écolo…

Il parut sourire sous son masque, puis se dirigea vers une large porte métallique.

— Les espèces vivantes sont l’aboutissement de 3,5 milliards d’années de recherche et développement faits par notre mère Nature, c’est-à-dire une longue évolution qui a éliminé ce qui était imparfait, et optimisé ce qui fonctionnait. Le génome a traversé les âges, il est le patrimoine collectif de l’humanité, que nous nous devons de léguer à la postérité. Le téléphone portable, c’est un gadget éphémère.

Il ouvrit.

Lucie reçut une bouffée glacée sur le visage.

Une chambre froide.

Une fois à l’intérieur, elle écarquilla les yeux et marqua un temps d’arrêt, avec une curieuse sensation au fond du ventre. Jamais elle n’aurait pu imaginer un cas de momification par le froid aussi spectaculaire. Complètement nus et emballés dans un film plastique transparent, les trois membres de la famille Neandertal étaient allongés les uns à côté des autres, légèrement recroquevillés. Le petit être se trouvait entre le mâle et la femelle. Derrière ses orbites vides, avec ses mâchoires flasques, décharnées, il semblait hurler. Le plus impressionnant était leur arcade sourcilière proéminente, leur crâne bombé vers l’arrière, en chignon, la face fuyant en museau. Les structures osseuses étaient massives, avec des membres courts, un corps trapu, ramassé. Les dents portaient des marques évidentes d’usure, certaines étaient d’ailleurs brisées et noirâtres. Lucie s’approcha encore, parcourue de frissons, et se pencha vers l’avant. Elle plissa les yeux. Sur les ventres morts et secs, elle remarqua de larges entailles, profondes, semblables à des bouches furieuses. L’enfant n’avait pas été épargné non plus.

— On dirait bien des lacérations ? demanda-t-elle derrière son masque.

Le scientifique tendit le menton vers une autre table, à gauche de Lucie.

— Oui. C’est avec cet outil que l’homme de Cro-Magnon les a massacrés.

Lucie sentit ses muscles se tendre, et l’adrénaline lui fouetter le sang.

Un massacre.

Cette famille avait été l’objet d’un massacre. Cela paraissait à présent évident. Les coups avaient été trop nombreux, trop violents. Les plaies hurlaient sur la peau déshydratée. Lucie dut l’admettre : elle était en face de l’un des plus vieux crimes de l’humanité. Une violence jaillie des temps les plus reculés, qui avait traversé les millénaires sans jamais s’émousser.

Arnaud Fécamp lui montra l’arme du crime, qu’elle ausculta attentivement. Elle n’était pas plus longue qu’un avant-bras, et extrêmement effilée.

— Il s’agit d’un harpon en bois de renne, avec des barbelures qui accrochent et déchirent les intestins. C’est d’une solidité à toute épreuve, capable de percer d’épaisses couches de cuir ou de graisse. Quant à son efficacité, vous vous en doutez… Redoutable.

Lucie observa l’arme taillée en finesse, et qui semblait élaborée dans l’unique but de tuer violemment. Était-ce la raison qui avait amené Éva Louts ici et auprès des criminels en prison ? Cette expression de la violence dans le temps ? Pourtant, a priori, l’étudiante n’enquêtait pas sur les tueurs en série, ni sur les criminels, ni sur la violence. Juste une étude sur la latéralité, avait assuré Sharko.

Perturbée par cette cruauté ancestrale, Lucie tourna sur elle-même.

— Où est le Cro-Magnon ?

Arnaud Fécamp se recula et baissa son masque. De la buée sortait de sa bouche à chaque expiration. Il soupira longuement, comme s’il refusait de dévoiler un secret.

— On nous l’a dérobé.

— Pardon ?

— Embarqué, volatilisé, ainsi que tous les résultats du séquençage de son génome. Il ne nous reste plus rien. Aucune donnée. Ça a été une catastrophe car, pour la première fois, nous possédions une séquence presque complète des gènes de notre ancêtre vieux de trente mille ans, Homo sapiens sapiens. Une succession de A, T, G, C qu’il ne restait plus qu’à lire, afin d’en recenser les gènes.

Lucie croisa les bras, morte de froid. Plus elle avançait dans ses découvertes, et plus le mystère s’épaississait. À ses lèvres affleuraient tant de questions.

— Pourquoi vous ne m’avez rien dit, tout à l’heure ?

— On évite de trop ébruiter l’information. On a eu une grande chance que les médias ne se soient pas intéressés à cette histoire. On ne voudrait surtout pas que cela se produise. Je compte d’ailleurs sur votre discrétion.

— Comment le voleur est-il entré ici ?

— Avec mon badge.

Fécamp ôta sa charlotte, écarta quelques cheveux roux et montra son crâne. Lucie remarqua les traces d’une cicatrice.

— Je me suis fait agresser un soir en rentrant chez moi, par deux types cagoulés. Ils m’ont contraint à revenir ici pour leur donner accès à tous nos échantillons sur le sapiens. Ils ont tout embarqué : les disques durs, les sauvegardes, les listings, et même la momie. Après leur vol, ils m’ont assommé et laissé pour mort.

— L’établissement n’est pas surveillé ?

— Il y a des caméras et des systèmes d’alarme. Si les caméras tournent toujours, certains systèmes d’alarme, eux, se désactivent en fonction du badge, afin de permettre le libre accès jusqu’au laboratoire concerné, car cela nous arrive de travailler la nuit. Les individus sont visibles sur les enregistrements, mais hormis deux têtes cagoulées, il n’y a rien à espérer.

— Quand cela s’est-il produit ?

Arnaud Fécamp renfila sa charlotte.

— Six mois environ après la découverte dans la grotte. Les policiers sont venus, tout cela a été consigné dans un rapport.

— Des pistes ?

— Aucune. Le dossier est au placard.

Lucie retourna auprès des hommes de Neandertal. Leurs orbites vides semblaient la dévisager. L’enfant avait de si petites mains. Il pouvait avoir sept, huit ans ? Il ressemblait à un être de cire, hideux, défiguré par les morsures du temps. Mais comme sa fille Clara, il avait été massacré. Lucie repensa à ce qu’avait dit le guide de haute montagne, au sujet de la théorie d’Éva Louts : le génocide de Neandertal par Cro-Magnon. Elle avait devant elle un exemple flagrant de massacre, qui paraissait des plus irraisonnés.

— Pourquoi les voleurs ne les ont-ils pas dérobés, eux ?

— Peut-être parce qu’ils ne sont pas les ancêtres de l’homme moderne ? Ils n’ont pas de rapport direct avec notre espèce et de ce fait, leur génome est beaucoup moins intéressant. En fait, ce n’est qu’une supposition. J’en ignore complètement la véritable raison.

— Éva Louts était-elle au courant de ce vol avant de venir ici ?

— Non. Elle a été tout aussi surprise que vous.

Lucie se mit à aller et venir, se frottant les épaules pour se réchauffer.

— Excusez-moi si je n’ai pas encore compris toutes les subtilités, mais… quel est l’intérêt de voler le génome de Cro-Magnon ?

— C’est absolument énorme dans la compréhension des secrets de la vie et de l’évolution d’Homo sapiens sapiens, notre espèce.

Il s’approcha des momies, les observa avec une étrange tendresse.

— Vous rendez-vous compte ? Nous possédions là l’ADN de notre ancêtre. Des centaines de millions de séquences génétiques, qui renferment les secrets de la vie préhistorique. L’ADN est la cartographie fossile de l’Évolution, c’est la boîte noire d’un avion, si vous voulez. Quels gènes possédait Cro-Magnon que nous ne possédons pas ? Lesquels ont muté durant ces milliers d’années, lesquels sont restés intacts ? Quelle était leur fonction ? La momie possédait-elle des agents infectieux connus ou inconnus, qui donneraient un aperçu du niveau de santé de l’époque par exemple, ou qui nous feraient découvrir d’anciens virus, fossilisés eux aussi dans l’ADN ? En comparant lettre à lettre notre génome à celui de Cro-Magnon, nous aurions été capables de comprendre mieux encore, les grandes stratégies de l’Évolution sur ces trente mille dernières années.

Lucie ne saisissait pas, pour l’instant, toutes les finesses de ces explications, mais elle pouvait admettre que l’enjeu scientifique en valait sans doute la peine. Elle préféra reparler de choses concrètes.

— J’aimerais me mettre quelques minutes à la place d’Éva Louts… Elle se trouve ici, face aux momies de Neandertal. Quelle est sa réaction ? Que cherche-t-elle précisément ?

Fécamp posa ses doigts sur le plastique, passant sur les entailles béantes.

— Elle n’était qu’une étudiante, vous savez, apparemment fascinée par le morbide. C’était la violence extrême de cette scène qui l’intéressait, sans plus. Cette découverte était un excellent moyen de remettre à l’ordre du jour l’une des théories sur la disparition de Neandertal.

— Celle de son extermination par Cro-Magnon. Celle que Louts soutenait.

Fécamp acquiesça, puis jeta un œil à sa montre.

— Oui. Mais je ne suis pas de ceux-là. Le raccourci me semble exagéré, un cas particulier n’ayant jamais conduit à une généralité. Disons qu’elle était venue chercher une excellente matière pour son travail. Je n’ai malheureusement pas grand-chose à vous apprendre de plus. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, elle a pris quelques notes, des photos des plaies, de l’arme, histoire d’étayer sa thèse et de s’assurer une bonne note, puis elle est repartie. Ces pauvres Neandertal ont été massacrés avec une violence démesurée, et c’est bien triste…

— A-t-elle fait des allusions aux dessins réalisés à l’envers ? Vous a-t-elle parlé d’un certain Grégory Carnot ? De prisonniers ? D’une histoire de gauchers ?

Fécamp secoua la tête.

— Autant que je m’en souvienne, non. Bon, il fait très froid… Avez-vous besoin de photos vous aussi, pour votre enquête ?

Lucie observa la famille massacrée, avec de la tristesse dans le regard. Cela prouvait bien que l’homme, comme l’ensemble des prédateurs, avait toujours porté en lui des instincts de tueur. Il était apparu avec ce triste bagage, et l’avait véhiculé au fil des siècles, jusqu’aux générations actuelles.

Lucie revint à son interlocuteur.

— Non, ça ira.

Elle s’éloigna du groupe, tandis que le chercheur ouvrait la porte, puis se figea au milieu de la pièce, indécise. Elle ne pouvait se résoudre à abandonner la piste, à repartir sans réponse. Si elle sortait d’ici sans rien, sans grain à moudre, son enquête s’arrêterait net. Malgré l’impatience du chercheur, elle fit demi-tour vers les trois momies.

— Vous êtes un enquêteur des temps anciens, vous passez vos journées à reconstituer des faits préhistoriques. Expliquez-moi précisément ce qui s’est passé dans cette grotte, il y a trente mille ans.

Avec un soupir, le scientifique s’approcha.

— Désolé, mais je…

Une autre voix s’éleva presque en même temps. Une voix féminine, dure :

— Moi, je peux vous expliquer. Mais auparavant, pourrais-je voir votre carte de police ?

20

Une femme se tenait dans l’embrasure de la chambre froide. Grande, plantée sur de solides jambes. Lunettes à monture carrée. Elle ne portait que le masque et les gants. Elle fixa Arnaud Fécamp, qui avait joint les mains sur son ventre.

— Quand il y a des visiteurs, ici, j’aimerais au moins être au courant.

Fécamp serra les mâchoires.

— Je croyais que vous étiez en réunion jusque tard ce soir et…

— Tu n’as pas à croire, Arnaud.

Le chercheur resta figé quelques secondes. Une petite veine battait au milieu de son front. Traité comme un chien, songea Lucie. Il regarda son interlocutrice une dernière fois, les lèvres serrées, puis finit par sortir. Face à la grande femme brune, Lucie essaya de conserver son assurance.

— Vous êtes ?

— Ludivine Tassin, la responsable de ce laboratoire. Mais c’est plutôt à moi de vous poser cette question. Qui êtes-vous ?

— Amélie Courtois. Brigade criminelle de Paris.

Tassin venait de baisser son masque. Elle attendait, les mains sur les hanches. Elle avait tout de la femme antipathique et autoritaire. Des traits obtus, de grands yeux marron, parfaitement ronds, des pommettes saillantes, qui lui donnaient des allures de caïman. Lucie sortit volontairement son pistolet de sa poche, puis son téléphone portable. Elle afficha son répertoire téléphonique sur l’écran, appuyant sur les touches avec ses doigts gantés.

— Ma carte de police est restée à mon hôtel. Mais vous pouvez appeler au 36 quai des Orfèvres si vous le souhaitez. Demandez le commissaire Franck Sharko.

L’instant de vérité. Lucie sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. La femme imposante finit par abdiquer.

— C’est bon. Rangez votre arme, s’il vous plaît. Que voulez-vous, précisément ?

Lucie donna les raisons de sa visite, et après un bref échange, retrouva ses jalons.

— Je souhaiterais vraiment savoir ce qui s’est passé dans cette grotte, voilà trente mille ans, parce que je pense qu’il peut y avoir un rapport avec mon enquête d’aujourd’hui.

— Très bien. Mais sortons d’ici avant de finir congelées.

Ludivine Tassin invita Lucie à la suivre. Démarche ferme, un chef dans toute sa splendeur. Arnaud Fécamp était installé devant une énorme machine, les épaules tombantes. Lucie l’observa en silence, et put s’apercevoir, grâce au reflet d’une vitre, qu’il s’était mis à la fixer après qu’elle l’eut doublé. Un drôle de regard qui mit les sens de l’ex-flic en alerte.

Les deux femmes franchirent le sas et se dirigèrent vers le bureau de la scientifique.

— Votre laborantin m’a montré sa cicatrice. Il…

Lucie fit une pause, soudain interloquée. Au fait, pourquoi Fécamp avait-il fait cela ? Curieuse réaction. Comme s’il avait quelque chose à prouver. Lucie précisa :

— … Il a l’air d’avoir été méchamment agressé, le soir du vol.

— Ils n’y sont pas allés de main morte, en effet.

— C’est lui qui a appelé la police ?

— Depuis le laboratoire. Cette histoire nous a valu une perte inestimable. Plus jamais nous n’aurons l’occasion de trouver un tel spécimen de Cro-Magnon, si bien conservé. Quand j’ai appris la nouvelle, c’est comme si j’avais perdu un bras. Vous ne pouvez imaginer ce que ça fait.

Dans le bureau, la responsable sortit d’une armoire un paquet de photos.

— Je suis allée sur place le jour de la découverte sur le glacier. En tant que centre porteur d’un projet national, nous avons été joints dans les heures qui ont suivi.

Elle regarda ces clichés qu’elle avait déjà dû voir des centaines de fois, puis les poussa vers Lucie. Ses yeux brillaient, comme ceux d’un pirate face à un trésor.

— Quelle sublime découverte ! Le Graal pour n’importe quel chercheur qui consacre son existence à l’étude du vivant. Une famille complète de Neandertal et un Homo sapiens, dans un état de conservation au-delà de toute espérance. C’était tellement incroyable que nous avions cru, au début, qu’il s’agissait d’un coup monté de toutes pièces. Mais les procédés de datations et diverses analyses n’ont laissé aucun doute, ils étaient authentiques. Regardez…

Lucie étala les photos, prises dans les toutes premières heures de la découverte. Un plan large montrait les trois Neandertaliens d’un côté, courbés sur le sol, les mâchoires ouvertes comme s’ils criaient. Dans un autre coin, le Cro-Magnon reposait assis contre la roche, juste sous la fresque inversée des aurochs. Malgré l’état desséché des tissus, les différences morphologiques entre les individus étaient flagrantes. Cro-Magnon présentait certes un front proéminent, mais il avait un nez long et étroit, un visage aplati, une arcade sourcilière réduite : les parfaites caractéristiques de l’homme moderne.

— Sapiens et Neandertal ont cohabité pendant huit mille ans, et la période pendant laquelle ont vécu ces individus-ci correspond aux dernières années de l’existence de Neandertal. Ceux que vous voyez là sont, en quelque sorte, les derniers représentants de l’espèce. Divers éléments, des analyses méticuleuses, nous ont permis de reconstituer les ultimes heures de ces individus…

Lucie écoutait avec attention, presque incrédule. Elle allait entendre l’analyse d’une scène de crime vieille de trente millénaires. La police scientifique moderne n’aurait pas fait mieux.

— Tout d’abord, les analyses d’ADN fossile ont prouvé que nous avions bien affaire à une famille de Neandertal. Le père, la mère, le fils, dont l’ADN comportait le bagage génétique des deux êtres qui l’accompagnaient. L’homme avait environ trente-trois ans, ce qui était quasiment l’âge limite à cette période.

— Trente-trois ans ? Ils mouraient extrêmement jeunes.

— Et se reproduisaient très tôt, en conséquence, entre quinze et vingt ans. Les caractéristiques de l’Évolution biologique étant de…

— … perpétrer les gènes et assurer la survie du plus apte, si j’ai bien compris. Ils devaient absolument se reproduire avant de mourir.

— En effet. À l’époque, cependant, rares étaient les individus qui passaient l’âge de sept ans. Les conditions de vie étaient extrêmement rudes, chaque maladie, chaque blessure était souvent fatale. Jamais la sélection naturelle n’a été aussi intransigeante. On a relevé pour chaque membre de notre famille des traces de rachitisme, d’arthrite, d’abcès dentaires, de nombreuses fractures, ce qui ne les a pas pourtant empêchés de survivre. Ils étaient solides. L’analyse des fossiles de pollen trouvés dans leurs intestins a montré qu’il s’agissait de pollen de hêtre. En combinant ce résultat à l’analyse des isotopes, nous avons pu reconstituer l’endroit où cette famille a passé une grande partie de sa vie : dans les Alpes du Sud, à la frontière italienne. Nous pensons qu’elle était en migration, peut-être à cause du grand froid. À cette époque, les avatars climatiques ont réduit à peu de chose le peuplement humain de l’Europe, dispersant les tribus. Cette famille voulait assurément rejoindre une région bénéficiant d’un climat plus favorable, le nord des Alpes dans un premier temps, puis les plaines, s’ils en trouvaient la force et le courage. Ils avaient des armes, de la nourriture, des conteneurs utilisés pour les longues marches, des vêtements en peau de bête. Ils ont habité cette grotte probablement plusieurs jours, comme en témoignent les nombreux restes de feu, d’excréments, les ossements d’animaux. L’homme en a profité pour tailler des outils, chasser. Ils attendaient la fin des intempéries avant de reprendre la route… Jusqu’à l’arrivée de l’intrus.

— Cro-Magnon.

— En effet. Notre futur homme moderne et civilisé. Homo sapiens sapiens…

Son ton était, à présent, teinté d’amertume.

— Nous ignorons le pourquoi de la présence de cet individu isolé, à cet endroit. A-t-il repéré les traces de pas dans la neige et les a-t-il suivies ? Était-il en migration lui aussi, ou en fuite ? Avait-il été chassé de son village, condamné à l’exil ? Toujours est-il qu’il disposait de très peu de matériel, contrairement à Neandertal. Juste un itinérant. Un marginal.

Le ton avait changé. Dassin parlait à présent avec passion, vivait son récit. Lucie n’éprouvait aucune difficulté à visualiser la scène de l’époque : des conditions climatiques atroces, des êtres courbés combattant le souffle du vent et les flocons. Des chasseurs qui souvent mouraient de faim ou de froid, quand les blessures, les infections ne les tuaient pas. Une époque qui avait dû être l’enfer sur terre. Pourtant, ces êtres s’étaient démenés, poussés par une force reproductrice inébranlable, ce qui nous a permis d’exister aujourd’hui.

— Le feu, l’odeur de viande séchée ou de poissons d’eau douce l’attirent. Lorsqu’il pénètre dans la grotte, le mâle Neandertal se lève, prend une arme. Il a peur pour les siens. Qui pénètre sur son territoire ? Les récentes recherches en paléontologie et paléoanthropologie ont montré que Neandertal n’était pas cet être arriéré, grotesque, sujet de toutes les moqueries. Il enterrait ses morts, jouait de la musique, cultivait une certaine forme d’art primitif. Il n’était pas, non plus, forcément agressif et violent. Nous ne pensons pas qu’il ait déclenché les hostilités. Il a dû y avoir un échange de signes, de sons, d’articulations, signalant clairement à Cro-Magnon de poursuivre sa route.

Dassin désigna les différents gros plans des corps figés.

— Les trois Neandertal, y compris l’enfant, présentaient des marques défensives sur leurs avant-bras, ils n’ont pas été surpris mais ont été attaqués de front par Cro-Magnon. Ils ont littéralement été massacrés, sans demi-mesure. Frappés encore, et encore, à coups de harpon. Bras, flancs, jambes. Tout y est passé.

Lucie fronça les sourcils, puis porta une main sur son crâne. Elle imaginait parfaitement la scène. Une famille réunie autour d’un feu. Une ombre qui s’approche, arme à la main. Puis le massacre. Un instant bref, d’une violence explosive. On tue d’abord l’homme, puis la femme. L’enfant, apeuré, est recroquevillé dans un coin. L’ombre s’approche, couverte de sang et de peaux de bêtes, elle brandit son arme et frappe, frappe, frappe, sans aucune pitié.

Éprouvée, Lucie ferma les yeux. Dès lors, les images de ses cauchemars récurrents lui revinrent en tête, à l’identique. La salle d’autopsie géante… Les centaines de corps carbonisés…

Dassin constata son trouble et se pencha par-dessus le bureau.

— Ça va, mademoiselle ?

Lucie rouvrit les yeux et acquiesça. Ses mains s’étaient mises à trembler, elle les glissa entre ses jambes. Elle aurait bien bu un grand verre d’eau, respiré un bon bol d’air frais et regardé le petit médaillon transparent au fond de sa poche.

— Oui, oui. Continuez, je vous en prie.

— Cro-Magnon, quant à lui, présentait très peu de marques de blessures. Il a largement dominé le combat. Pourtant, Neandertal n’est pas un faiblard. Un mètre soixante, quatre-vingts kilos de muscles, vous avez là des chasseurs exceptionnels, très puissants, aux membres lourds et à la grande force, qui se sont fait massacrer par un individu plus grand et certainement encore plus féroce qu’eux. Se passe ensuite un épisode que nous avons du mal à saisir. C’est la fresque rupestre de ces aurochs inversés.

— C’est donc Cro-Magnon qui les a peints ?

— Après le massacre, probablement. Il a utilisé des pigments et a tranquillement réalisé son ouvrage, tandis que les corps gisaient à ses pieds. Je n’avais jamais vu une telle peinture de ma vie. Une pure curiosité scientifique, qui suscite bien des débats. Et personne n’a réellement la réponse au jour d’aujourd’hui.

— Peinte par un gaucher, là encore.

Dassin inclina la tête.

— Éva Louts m’a aussi fait cette remarque. Vous semblez avoir les mêmes réactions qu’elle.

— J’essaie de me mettre dans sa peau et de bien mener mon enquête.

— Je confirme, il s’agissait d’un gaucher, en témoignent les mains en négatif qu’il avait aussi peintes sur la caverne. Cro-Magnon voulait assurément s’approprier cette grotte. Par la suite, nous pensons qu’il y a eu une grosse avalanche, qui a piégé le sapiens à l’intérieur de la grotte et immédiatement congelé les corps, évitant toute dégradation de l’ADN. Les couches de glace qui obstruaient l’entrée ont exactement le même âge que nos momies. Cro-Magnon y est mort congelé ou de faim, dans le noir, au beau milieu du carnage qu’il avait réalisé pour une raison que nous ignorerons probablement toujours et qui prouve, déjà, qu’il n’était pas un être paisible et peu belliqueux comme continuent à l’affirmer certains. Cela remet en cause pas mal d’idées en place, et ramène au-devant de la scène l’extinction de Neandertal par une domination de sapiens.

Elle soupira, empilant des feuilles.

— Au moins, nous savons de qui nous tenons. Si beaucoup de choses ont évolué, la violence, elle, est restée intacte, traversant les millénaires. Comme si elle se propageait de façon verticale.

— De façon verticale, vous voulez dire génétique ? Le fameux gène de la violence, transmis de père en fils ?

La scientifique réagit comme si elle avait entendu un blasphème.

— J’ai dit « comme si ». Le gène de la violence n’est qu’un artifice, poussé par le délire de quelques-uns. Il n’existe pas.

Lucie avait déjà entendu parler de cette histoire de gène de la violence, comme le syndrome XYY par exemple : dans les années cinquante, des chercheurs avaient émis l’hypothèse que nombre de criminels, auteurs de crimes atroces, avaient un chromosome Y supplémentaire. Évidemment, il ne s’agissait là que de pure spéculation qui s’appuyait sur une tare génétique, et qui avait été mise à mal par d’autres recherches. Depuis ce temps, toutes les théories qui avaient émis l’hypothèse de l’existence d’un gène de la violence avaient été ébranlées.

Lucie continua à observer attentivement les photos. Une scène de crime ultra-violente. Un tueur ancestral, qui n’avait épargné ni la femme, ni un enfant sans défense. Un massacre sans motif apparent. Une peinture étrange, réalisée à l’envers. Lucie ne parvenait pas à se détacher de l’image de Grégory Carnot, qui occupait le fond de sa tête. Ses yeux noirs, sa mèche plaquée sur son front, son regard de fou. Le fait qu’il fût un gaucher, aussi, très costaud. Tant de points communs avec l’horreur qui s’était produite, voilà si longtemps. Elle releva ses yeux bleus vers son interlocutrice.

— Éva Louts vous avait-elle signalé qu’elle avait vu un dessin inversé dans une cellule de prison ?

— Elle m’en a parlé, en effet. C’est d’ailleurs la raison qui l’a menée jusqu’à notre laboratoire, semble-t-il. Elle voulait également les explications que je viens de vous donner. Ce qui la subjuguait avant tout, c’était la violence et l’étrangeté de cette scène. Une scène qui n’avait rien de logique.

Lucie repensa à la cellule de Carnot. La terreur qu’elle avait éprouvée en découvrant le dessin à l’envers.

— Rien n’est jamais logique, quand il s’agit de crimes. Et… Est-ce que votre employé, Arnaud Fécamp, était présent lorsqu’elle vous a parlé de ce dessin inversé ?

— Absolument. Nous l’avons reçue à deux. Louts était extrêmement curieuse. Elle voulait tout savoir de cette découverte, elle nous a même enregistrés avec un dictaphone. Un véritable travail d’enquêtrice. Comme le vôtre aujourd’hui.

Lucie se recula un peu sur son siège. Fécamp lui avait menti sur plusieurs points. Les dessins inversés d’abord, dont il prétendait ne pas avoir entendu parler, puis l’intérêt de Louts pour cette histoire. Pourquoi ? Que voulait-il cacher ? Lucie se rappela l’ensemble des événements, depuis son arrivée dans l’établissement. Le chercheur s’était arrangé pour la recevoir, lui faire visiter rapidement les locaux, lui donner quelques explications purement scientifiques pour l’embrouiller, avant d’essayer de la renvoyer à ses pénates sans même lui montrer les momies. Peut-être ne s’attendait-il absolument pas à ce qu’un flic débarque dans son laboratoire, dix jours après la visite de Louts.

— Arnaud Fécamp m’a dit que les résultats concernant Cro-Magnon avaient été dérobés juste avant que vous ne commenciez à les exploiter, c’est bien cela ?

— Exactement. Peu de temps après le séquençage de son génome.

— Les voleurs sont arrivés pile au bon moment, pour ainsi dire.

— Au plus mauvais moment, je dirais plutôt.

Lucie n’ajouta rien, mais elle avait une petite idée derrière la tête. Elle se leva et salua la responsable du laboratoire. Avant de sortir, elle posa une dernière question :

— Vos employés finissent à quelle heure ?

— Ils n’ont pas vraiment d’horaires, mais de manière générale, vers 19 heures, 19 h 30. Pourquoi ?

— Juste comme ça.

Encore une petite heure à patienter, planquée dans sa voiture… Si Fécamp avait quelque chose à cacher, il allait probablement réagir.

— Une dernière chose : pouvez-vous me photocopier ces photos de la scène de crime, si je puis parler ainsi ? J’aimerais les conserver avec moi.

La femme acquiesça et s’exécuta.

Lorsque, quelques minutes plus tard, Lucie se retrouva dans le couloir, elle comprit qu’elle n’aurait même pas à attendre 19 heures.

En tenue civile, à l’autre bout de l’allée, le petit rouquin joufflu venait de disparaître précipitamment dans l’ascenseur.

Il paraissait poursuivi par le diable en personne.

21

Un volcan en éruption.

Drapeaux bleus et rouges qui fouettaient l’air. Écharpes dans les mêmes tons, tendues au-dessus des crânes en fusion. Hommes, femmes, enfants, qui avançaient par bancs compacts dans la même direction. Progressivement, les trottoirs se chargeaient de paquets de nerfs en route vers le stade. Sur l’asphalte, voies encombrées, coups de klaxons, pots d’échappement brûlants : pour les malheureux automobilistes, il fallait prendre son mal en patience.

Se frayant son chemin dans la foule, Arnaud Fécamp marchait vite. Tant bien que mal, Lucie essayait de le suivre, d’abord dans le sens de la masse, puis en luttant contre le flux une fois le stade dépassé. Bouches hurlantes, haleines chargées d’alcool, yeux rougis d’excitation. Dire que le match n’avait même pas commencé.

Soudain, le chercheur traversa rapidement l’avenue Jean Jaurès, alors que le feu tricolore passait au vert. En un clin d’œil, il disparut dans la bouche de métro Stade de Gerland qui vomissait des nuées de corps et de chevelures. Lucie se mit à slalomer entre les formes, courut jusqu’au trottoir et se retrouva bloquée par un serpent de voitures. Sans réfléchir, elle se faufila dans la circulation, déclenchant les insultes des chauffeurs déjà bien énervés.

Descente difficile des marches. Elle y allait à coups de coudes et d’excuses. Les gens criaient, chantaient, chahutaient, indifférents à sa petite présence. Elle se rua dans l’étroit couloir. Plus aucune trace du roux. Nulle chance de le retrouver avec un chahut pareil. Désemparée, Lucie chercha des indications, fendit la tempête en direction d’un plan. Par chance, la station était le terminus de la ligne B. Fécamp ne pouvait donc attendre son métro que sur un seul quai : celui en direction de Charpennes. Sans état d’âme, Lucie se plaqua derrière une dame au niveau des portillons et réussit à passer sans billet. La grande porte de Plexiglas se referma juste dans son dos. Elle se remit à courir.

Le rouquin se tenait bien là, au bord de la voie. Lorsque le métro déboula et ouvrit ses portes, il pénétra en premier et s’installa sur un siège. Essoufflée, Lucie entra dans la voiture voisine et ne le quitta plus des yeux. Discrètement, à travers les vitres, elle l’apercevait de profil et le moins que l’on pût dire était qu’il paraissait soucieux. Il fixait le sol, les yeux vides, et serrait les mâchoires.

L’homme descendit à Saxe-Gambetta et prit la ligne D, direction Vaise. Les rames étaient bondées, ce qui, pour une fois, servait Lucie. Avec un vrombissement, le train s’engouffra dans des tunnels, s’enfonça dans une fournaise d’acier brûlant. Odeurs de sueur rance, de gomme cramée.

Six stations plus loin. Un autre terminus. Gare de Vaise, l’une des six gares de Lyon. Fécamp descendit et reprit son rythme d’homme pressé. Protégée par des barreaux de bras et de jambes, Lucie engagea la poursuite. Elle le laissa s’éloigner dans les rues plus tranquilles, afin de s’assurer qu’il ne l’avait pas repérée. Dès qu’il bifurquait, elle courait jusqu’au coin de la rue, le laissant de nouveau prendre de l’avance. Malgré l’adrénaline, Lucie commençait à ressentir la fatigue. La sueur ruisselait dans son dos. Le glacier, la route, la course dans les rues de Lyon… Journée chargée, muscles en rupture. Ces derniers jours, sa vie avait pris un tournant à 180 degrés.

Où allait le chercheur ? L’endroit n’avait rien à voir avec celui que Lucie venait de quitter une demi-heure plus tôt. Des grues hérissaient l’horizon. Les immeubles étaient tassés, monotones, et quand ils disposaient de balcons, ces derniers étaient encombrés de linge et de vélos. Presque plus de passants. Droit devant, se tendait un mur de barres HLM, semblant jaillir du sommet des arbres. Lucie voyait mal le chercheur habiter dans ce quartier fétide.

Arnaud Fécamp s’engagea boulevard de la Duchère, le long de ces cages à lapins qui suintaient la grisaille et la tristesse. Par petits groupes, des jeunes traînaient leurs grosses semelles. Casquettes, capuches, vêtements amples de rappeurs… Rapidement, sans relever la tête, le scientifique escalada une volée de marches et disparut dans l’un des halls de la HLM. Lucie accéléra le pas et, à son tour, s’immergea dans la misère. Dans les couloirs, ça puait la clope et le cannabis. Des ombres la passèrent en revue avec force sifflets et remarques désobligeantes. D’un geste instinctif, elle vérifia que son pistolet était bien en place dans sa poche. La tension montait et Lucie se surprit, le temps de reprendre son souffle, à se demander si elle ne ferait pas mieux de rebrousser chemin, rentrer chez elle, aux côtés de sa fille et de sa mère. Ce passé de flic qu’elle avait tenté d’enterrer resurgissait.

Devant elle, un ascenseur pourri. Au-dessus de la cage, des diodes, à moitié cassées, s’allumèrent successivement jusqu’au quatrième étage. Lucie prit l’escalier et grimpa les marches deux à deux. La brûlure dans ses mollets se réveilla.

Des voix d’hommes lui parvinrent, alors qu’elle attaquait les derniers mètres. Elle tenta de contrôler sa respiration, s’avança avec précaution, et se plaqua contre un mur, à bout de souffle, déjà.

Puis elle s’engagea dans le couloir dont une porte claqua.

Numéro 413.

Au sol, dalles de linoléum craquelées. Des murs crades, des portes en bois repeintes à la va-vite, des néons qui agonisaient. Les hordes de la misère. Lucie entendit un bébé pleurer, quelque part. Puis des rires d’enfants, d’autres claquements de portes. Elle s’avança. Les images, les vieux souvenirs affluaient. Les planques, les traques, les poursuites. La pauvreté et la déchéance la plus pure au fond des banlieues. Des gens, qui se tapaient dessus pour des histoires d’argent, d’alcool, d’adultère, et qui remplissaient les statistiques des homicides.

Dans l’appartement 413, elle entendait clairement deux hommes crier. Des mots allumèrent en elle un tas de voyants rouges : assassinat… Louts… flic…

Soudain, son cœur manqua un battement. Un cri. Puis un fracas de verre.

Une bagarre.

L’instinct du flic fut le plus fort. Immédiatement, Lucie fit jaillir son arme de sa poche, tourna la poignée de la porte et la poussa d’un coup sec.

Elle braqua le canon devant elle.

Arnaud Fécamp était couché sur le sol, au milieu du couloir, sa tête cernée d’éclats de verre. Devant lui, un homme serrait dans son poing un tesson de bouteille. Pantalon de jogging, torse nu, tatouages. Une vingtaine d’années, tout en nerfs.

— Police ! Tu bouges, et je t’explose la gueule ! Jette ton tesson !

Lucie repoussa la porte du talon. L’individu la regardait avec de grands yeux ronds. Des veines saillaient sur son cou maigre. Surpris, il lâcha son arme tranchante et leva les mains au niveau des pectoraux. Pas un poil sur son torse d’une blancheur de coke. Ou il se rasait, ou il était totalement imberbe.

— Hé ! C’est quoi ce bordel ?

Dans ce couloir étroit, Lucie essaya de contrôler son stress. Elle pria pour ne pas trembler. Trop tard pour reculer. Elle s’approcha d’une démarche ferme, enjamba le corps inanimé et poussa le jeune contre le mur.

— Assieds-toi.

Le type la défia du regard, sans obéir.

— Qu’est-ce que tu veux, salope ?

Sans réfléchir, Lucie leva son arme et cogna avec sa crosse, juste sur sa tempe droite. Un bruit creux. Le jeune se laissa glisser contre le mur, les deux mains sur le visage. Fouettée par l’adrénaline, Lucie jeta un coup d’œil rapide vers les pièces voisines. Sales, bordéliques. A priori, personne.

— Je dois répéter ? Tu vois cette arme, tête de con ? C’est un pistolet semi-automatique Mann, modèle 1919, calibre 6.35 mm, en excellent état de fonctionnement. Petit, léger, il passe inaperçu mais creuse des trous gros comme des grains de raisin. Je l’ai acheté à un collectionneur, ça m’évite de me servir de mon arme de service. Je suis seule, ici. Pas de collègue, rien. Personne pour me dire ce que je dois faire.

Le môme émit un son entre grognement et gémissement, puis sa voix se fit plus claire.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— C’est quoi, ton nom ?

Il hésita. Lucie approcha sa semelle de son entrejambe.

— C’est quoi ?

— David Chouart.

Elle recula, se baissa vers Fécamp, lui palpa la carotide. Assommé avec une bouteille de whisky bas de gamme. Chouart n’y était pas allé de main morte. Le tatoué semblait passablement éméché. Yeux injectés, haleine de fauve.

— Tu l’as bien cogné. Pourquoi ?

Le jeune se massa la tempe avec une grimace. Un hématome était déjà visible.

— J’ai déjà prévenu cet enfoiré que ça se passerait mal s’il remettait les pieds ici.

— Il y a des moyens plus tendres de s’y prendre. Éva Louts, tu connais ?

— Jamais entendu ce nom-là.

— Moi je viens de l’entendre dans le couloir, pendant que tu t’engueulais avec lui.

Chouart adressa un regard haineux vers l’homme couché.

— Ce type est taré. Il entre ici, m’accuse d’un meurtre. J’ai rien à voir avec ces conneries.

— Il a peut-être de bonnes raisons ? Parle-moi de ta relation avec lui. Quand vous êtes-vous connus, et à quelle occasion.

— Y a rien à dire.

Lucie se redressa et hocha le menton vers le corps immobile du chercheur.

— Lui, il parlera, en tout cas.

Elle sortit son téléphone portable.

— Dans moins de cinq minutes, je te colle toute la police lyonnaise au cul. Il vaut mieux que ça reste entre nous deux.

Chouart montra ses dents, à la manière d’un animal qui cherche à défier son adversaire.

— Je connais la musique. Tu vas les appeler quand même, de toute façon.

Lucie fouilla dans sa poche, puis lui balança un médaillon plastifié sur le torse.

— Je suis ici pour une raison personnelle.

Chouart considéra l’objet en plastique, la photo à l’intérieur, puis le rejeta aux pieds de Lucie, un sourire malsain aux lèvres.

— Tes filles ? T’es qui ? Une mère qui se fait justice ? Rien à foutre.

En un éclair, Lucie se précipita sur lui et lui colla l’arme au beau milieu du front. Elle respirait fort, son visage se tordait, son doigt oscillait. Soudain, la peur s’insinua dans le regard du type. Il se recroquevilla, serrant les dents.

— C’est bon ! C’est bon, je vais parler ! Arrête !

Lucie mit quelques secondes avant de relâcher la pression, le visage livide. Sa tête lui tournait. Elle avait été sur le point d’appuyer. Réellement appuyer. Jamais elle n’avait ressenti une sensation pareille, même au cours de ses enquêtes les plus noires. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Elle se recula d’un pas. À présent, sa main tremblait un peu. Le jeune avait les yeux quasiment exorbités.

— T’es complètement barge, putain !

— C’est quoi, ton rapport avec la momie de Cro-Magnon ?

Le jeune était décomposé. Il savait qu’il n’avait pas affaire à un flic normal, mais à une véritable bombe ambulante.

— C’est moi qui l’ai piquée.

— Un coup monté ? T’étais de mèche avec Fécamp ?

— Il devait nous mener jusqu’au laboratoire, et nous, on devait tout faire pour simuler une agression.

— Qui était le deuxième agresseur ?

— Un pote à moi, balèze en informatique. Il a agi bêtement et simplement, sous mes ordres. Il n’est au courant de rien.

Lucie recula sans le quitter des yeux. Chouart ne bougeait plus d’un poil, docile. Elle était sûre qu’il ne dirait plus que la vérité à présent.

— C’est Fécamp qui t’a contacté pour faire le coup ?

— Non. Fécamp n’était qu’un intermédiaire. L’employeur l’a d’abord abordé lui, avant de venir à moi. Puis un soir, tous les trois, on s’est retrouvés dans un parc de Villeurbanne, pour discuter affaires. Le contrat était simple. Fécamp touchait une grosse somme pour me mener jusqu’à la momie au bon moment. Et moi, je touchais la même somme pour la voler. Dix mille chacun. Je devais recruter un autre type, pour m’aider. Ça a été un jeu d’enfant. Fécamp nous avait tout expliqué : le badge, la position du laboratoire, les ordinateurs contenant les données et les sauvegardes.

Il désigna le chercheur du menton.

— Il déteste sa patronne. Il jouit dans son froc chaque fois qu’il entend cette garce se plaindre de la disparition de la momie. Je crois que, même gratos, il l’aurait fait.

— Le nom de cet employeur.

— Je l’ignore.

Lucie fit un pas rapide vers lui, menaçante. L’homme protégea son visage de ses deux bras. Les aigles, les serpents de ses tatouages se dressaient entre Lucie et lui.

— Je vous jure ! C’est tout ce que je sais. J’ai plus jamais entendu parler de cette histoire jusqu’à ce que cet enfoiré se pointe aujourd’hui, en me demandant si j’avais quelque chose à voir avec le meurtre d’une étudiante. Louts, ou je sais pas quoi. J’ai jamais entendu ce nom, bordel ! Interrogez-le, lui !

Lucie suait à grosses gouttes, elle s’épongea le front avec sa manche. Ses nerfs étaient à vif. Il lui fallait une piste, un nom, de quoi avancer. Hors de question de repartir les mains vides. Sans hésitation, elle se pencha au-dessus de Fécamp et le gifla, de plus en plus fort.

— Allez, on se réveille.

Après une bonne minute, le scientifique émit un grognement puis ouvrit difficilement les yeux. Il porta les mains à son crâne. Ses phalanges s’empourprèrent légèrement. Sang et alcool. Il fixa Lucie, incrédule, puis se redressa lentement. Il se traîna jusqu’au mur, sur lequel il appuya son dos, les jambes tendues. Lucie ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.

— Je vous donne dix secondes pour me dire qui vous a payé pour dérober la momie.

Fécamp serra les lèvres, comme pour s’empêcher de prononcer le moindre mot. Du pied, Lucie poussa le tesson vers Chouart.

— S’il ne parle pas, tu le taillades.

Les yeux hagards, Fécamp observa le tatoué et sa tempe boursouflée. Le jeune s’empara du morceau tranchant, sans réelle conviction.

Le regard du chercheur revint vers Lucie.

— Vous êtes folle.

— Trois secondes.

Un silence. Le temps qui s’égrène. Puis les barrières qui cèdent.

— Il… Il m’a contacté à nouveau une quinzaine de jours après le vol… Pour s’assurer que… que l’enquête de police ne mènerait nulle part. Quand je lui ai dit que l’affaire était au placard, qu’ils n’avaient aucune piste, il… il m’a donné son identité. Il s’appelle Stéphane Terney. Un Parisien, d’une bonne soixantaine d’années.

Grosse bouffée de chaleur pour Lucie. Une telle révélation, c’était inespéré.

— Épelle Terney.

Il obtempéra. Lucie mémorisa le nom.

— Pourquoi il voulait la momie ?

Le chercheur secoua la tête, comme un gamin fautif. Avec ses airs de trompettiste, on aurait pu lui donner le bon Dieu sans confession. De toute évidence, ce type avait été embarqué dans une histoire qui le dépassait. Juste une victime, un rancunier séduit par le fric.

— Je l’ignore. Je vous jure que je l’ignore. Nous nous sommes vus très peu, c’est lui qui décidait de l’endroit, chaque fois.

— Et pourquoi il aurait donné son vrai nom, dans ce cas ? C’était sacrément risqué de sa part ?

— Il m’a aussi passé son numéro de téléphone. Il voulait que je serve de sentinelle. Je devais le rappeler si des gens venaient pour poser des questions sur la fresque des aurochs, sur le Cro-Magnon ou des histoires de gauchers. Et lui décrire précisément ce que les visiteurs recherchaient.

— Et c’est ce que vous avez fait quand Éva Louts vous a rendu visite. Vous l’avez rappelé, vous lui avez donné tous les renseignements la concernant. Son identité, et même son adresse, je suppose.

— Oui, oui… Je… Je ne peux pas croire qu’il… qu’il soit mêlé au meurtre.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un médecin et un chercheur réputé. Sur le coup, je ne l’avais pas reconnu, mais Terney, c’est le grand spécialiste des problèmes liés à la grossesse. Il a aussi écrit un bouquin qui a fait pas mal de bruit dans la communauté scientifique, il y a trois ou quatre ans.

— Quel bouquin ?

— La Clé et le Cadenas. Un livre scientifique qui parle de codes cachés dans l’ADN.

Lucie engrangea les informations. Ce Terney, vu la description qu’en faisait le rouquin, n’avait pas vraiment le profil type du délinquant. Alors pourquoi ce vol ? Et pourquoi recruter une sentinelle ?

— Que lui avez-vous raconté, précisément ?

— Qu’Éva Louts s’intéressait à ce dessin, parce qu’elle avait vu le même genre de curiosité en prison. Puis il y avait cette histoire de gauchers, aussi. Bref, j’ai répété ce que vous a probablement raconté ma chef, Dassin.

Lucie réfléchit. Peut-être un pan du mystère qui s’éclaircissait. Sans le savoir, le rouquin avait fait peser un grave danger sur les épaules de Louts en prévenant Terney. Inquiété par les recherches de la jeune femme, ce chercheur l’avait rapidement éliminée. Restaient toujours d’innombrables questions : qu’avait découvert Éva Louts qui pût avoir entraîné son assassinat ? Que représentait de si précieux le génome de ce Cro-Magnon, pour en justifier le vol ? Quels secrets renfermait-il ? Terney était-il au courant des dessins réalisés par Grégory Carnot ? Les deux hommes s’étaient-ils rencontrés ?

Lucie réclama le numéro de portable de Terney, qu’elle mémorisa également. Si elle avait été, un jour, une bonne enquêtrice, c’était aussi parce qu’elle possédait une excellente mémoire visuelle et immédiate. Si elle avait perdu sa forme de sportive, elle avait par contre conservé tous ses réflexes de flic.

Et maintenant, que faire de ces deux lascars ? Lucie était autant illégitime qu’eux. Elle se faisait passer pour un flic, se promenait avec un flingue chargé, agressait à tout va. De quoi se causer de sérieux problèmes et mettre sans nul doute en danger sa relation avec Juliette. À ce moment précis, elle se rendit réellement compte qu’elle était allée trop loin. Elle essaya pourtant de jouer son rôle jusqu’au bout sans se dégonfler :

— J’ai vos noms, vos adresses. On a un contrat, tous les trois, vous savez comment ça se passe. Je vais aller voir ce Terney, régler mes comptes personnels et essayer de vous garder loin de toute cette crasse. J’ai dit essayer. Je ne vous conseille surtout pas de le prévenir. À la moindre connerie, attendez-vous à passer une paire d’années en taule.

Elle donna des coups de semelle dans les cuisses du chercheur.

— Allez, fichez le camp ! Retrouvez votre laboratoire, allez analyser vos dents d’ours des cavernes ou de je ne sais quoi, et faites comme si cela n’avait jamais existé.

Fécamp ne demanda pas son reste. Un peu titubant, il mit les voiles sans se retourner. Lucie se baissa, ramassa son médaillon, ne put s’empêcher de regarder la photo de sa fille avant de le rempocher.

Puis, à son tour, elle disparut à reculons, refermant doucement la porte derrière elle.

Avec une seule idée en tête.

Stéphane Terney…

22

Avec la thèse, les dates dont il disposait, les conclusions qui s’imposaient lentement, Sharko, aidé de Levallois, avait passé l’après-midi à tenter de retracer le parcours de l’étudiante, les mois précédant sa mort, et avait fait le point pour toute l’équipe Bellanger, dans un petit bureau exigu du 36.

L’été 2009, sous la houlette d’Olivier Solers, son directeur de thèse, Éva Louts entame un travail censé durer plus d’une année. L’un des sujets : étudier la latéralité chez les grands singes, dont prioritairement l’homme. Faire des observations, remplir des tableaux, tirer, si possible, des conclusions. Banal travail d’une étudiante en fin de cycle de biologie évolutive.

Les deux premières années semblent se passer sans problème. Tranquillement installée chez elle, Louts fait des rappels sur les théories évolutionnistes et la sélection naturelle. Elle cite des exemples clairs et facilement compréhensibles d’Évolution : le large thorax des Indiens des Andes, qui augmente leur capacité pulmonaire et leur permet d’extraire plus facilement l’oxygène raréfié. La morphologie longiligne des Soudanais du Sud adaptée à la dissipation de chaleur, celle, ramassée, des Inuits pour sa conservation. Les yeux bridés des Nord-Asiatiques, qui protègent leurs yeux du froid et de l’éblouissement provoqué par les rayons de soleil sur la neige…

Elle parle ensuite des comportements humains, de la latéralisation du cerveau, avec les hémisphères droit et gauche. Elle relate les difficultés à déterminer la latéralisation d’un individu : influences culturelles, faux droitiers, ambidextres, sans oublier ceux qui écrivent de la main droite et mangent de la gauche. Elle expose également les cas déjà observés chez les animaux : crapauds, poussins, rats, chats, poissons, têtards. Chiffres, données mathématiques, de quoi noircir des pages et satisfaire les professeurs pendant de longs mois.

Puis elle va sur le terrain. Louts fait, au début, le tour d’une centaine d’écoles maternelles, pour établir de pures statistiques : depuis plus de trente ans, les instituteurs dressent systématiquement des fiches de compétence par élève, qu’ils archivent ensuite. Ils y notent, notamment, la latéralité apparente de l’enfant. Un terreau intéressant pour l’étudiante, car si l’éducation et la pression parentale peuvent forcer l’enfant à changer de latéralité, cela ne peut se faire que quelques années après la petite classe de maternelle. Dans ses toutes premières années d’existence, le gamin est davantage sollicité par les gènes que par l’éducation. Ce qui permet d’avoir les données les plus fiables sur la véritable latéralité de l’individu. Éva Louts en tire un chiffre ; il y a près de 10 % de gauchers dans la population française.

Bref, elle mène une thèse classique, sans véritable surprise.

Alors intervient le hasard, au printemps 2010. Éva Louts, elle-même gauchère, voit la photo du combat d’escrime dans sa chambre, et constate que son adversaire est gauchère, elle aussi. S’agit-il d’une coïncidence ou d’autre chose ? Intriguée, l’étudiante creuse la piste des sports, et remarque un nombre disproportionné de gauchers par rapport à ses fameux 10 %, dans les disciplines très interactives. Pourquoi ? Et pourquoi plus les adversaires s’éloignent, plus le nombre de gauchers diminue ? Elle en déduit que le fait d’être gaucher n’est pas lié au type de sport, mais à la proximité des adversaires.

Dès lors, Louts comprend qu’elle a mis le doigt sur quelque chose d’important : le fait d’être gaucher pourrait-il avoir un rapport quelconque avec un contact physique, ou mieux, avec la violence ? Pour vérifier sa théorie, elle s’intéresse alors à l’histoire, et plus particulièrement aux civilisations réputées violentes, obligées d’utiliser les mains ou des armes de poing pour survivre. Hommes préhistoriques, Vikings, Goths, Barbares… Des êtres qui, pour manger ou simplement détruire, attaquent et tuent. Nombre d’entre eux, à l’étude de leurs outils, leur art, se révèlent gauchers. La théorie de Louts s’affirme.

Juin-juillet 2010. Les rapports entre Éva Louts et son directeur de thèse se dégradent. L’étudiante fait de la rétention d’informations, ne livre plus que des bribes, protégeant ainsi ses découvertes. Frayant sa propre voie, elle décide de pousser ses recherches encore plus loin, et part pour la ville la plus violente du Mexique, Ciudad Juárez. Est-ce que, comme il y a des centaines, des milliers d’années, les populations violentes continuent à présenter davantage de gauchers que la moyenne ? Elle se rend malheureusement compte que ce n’est plus le cas de nos jours. Le progrès d’une civilisation encadrée de lois strictes, l’évolution des moyens d’agresser — notamment les armes à feu qui évitent une proche interaction — ont eu raison des communautés de gauchers. Est-elle déçue face à cette logique implacable de l’Évolution ? Assurément. En tout cas, elle ne se résigne pas : elle décide de se rendre au Brésil, pour une raison inconnue mais suffisamment importante pour qu’elle reste sur place une semaine. Qu’a-t-elle bien pu faire si longtemps dans cette grande ville de Manaus ? A-t-elle, là-bas aussi, rencontré des criminels ? A-t-elle cherché une autre forme de violence ? Est-elle allée à la rencontre de quelqu’un en particulier ? Impossible de le savoir, la seule indication dont disposent les policiers étant un important retrait d’argent à Manaus.

À son retour en France, elle ne note rien dans ses cahiers : les pages sur le Brésil restent blanches. Échec ou, au contraire, découverte si importante qu’elle préfère la garder dans sa tête ? Dès son retour, Louts demande des autorisations pour rencontrer des criminels violents, tous gauchers. Les démarches administratives prennent du temps, mais le 13 août, elle rencontre son premier prisonnier, et le 27, se trouve face à Carnot. Le 28, les montagnes. Moins d’une semaine plus tard, elle réserve un nouveau billet d’avion pour Manaus…

Alors qu’il marchait aux côtés de Levallois, avenue Montaigne, Sharko avait désormais une conviction : quelque chose avait tout précipité. Le voyage au Brésil avait entraîné l’intérêt brutal de Louts pour les assassins français… Uniquement des hommes gauchers, à la carrure imposante, jeunes et ayant tué avec une violence extrême. Avant d’arriver à Grégory Carnot.

Quel avait été le déclic dans la tête de Louts ? Qu’avait-elle découvert sur les terres d’Amérique latine, qui l’avait ensuite conduite sur les hauteurs des montagnes ? Que cherchait-elle dans cette verticalité du monde ? Et pourquoi voulait-elle retourner à Manaus ?

Sharko revint à la réalité. Devant, l’avenue Montaigne brillait par sa démesure. Le VIIIe arrondissement de Paris, dans toute sa splendeur. Mercedes à la queue leu leu devant les palaces, boutiques de luxe, marques prestigieuses : Cartier, Prada, Gucci, Valentino. À droite, la Seine et en arrière-plan, la tour Eiffel. Une carte postale destinée à attirer les riches.

Le commissaire resserra le nœud de sa cravate couleur caramel et tira un peu sur les manches de sa veste. Il jeta un œil sur une vitrine, qui lui renvoya son reflet. Sa nouvelle coupe, cette brosse qu’il avait toujours eue, lui plaisait bien et lui rendait son vrai visage de flic. Ne manquait plus que la carrure pour que le Sharko d’autrefois renaisse complètement de ses cendres.

Ils pénétrèrent au numéro 15, dans un bâtiment prestigieux, d’une blancheur de palais. L’hôtel des ventes Drouot était la plus ancienne institution de ventes aux enchères publiques au monde. Un musée magique, éphémère, où l’on pouvait acquérir tout ce que l’esprit humain ou la nature avait été capable d’imaginer. La plupart du temps, les expositions d’objets, en rapport avec un thème, une époque, un pays, duraient quelques jours. Huit cent mille biens circulant chaque année d’une main à l’autre, trois mille ventes. Un business que la crise n’affectait pas.

Sharko et Levallois voulaient rencontrer le commissaire-priseur, Ferninand Ferraud, avant qu’il pénètre dans la salle des ventes. Le personnel de l’accueil avait bien confirmé qu’il arrivait toujours avec une bonne demi-heure d’avance, histoire de préparer la soirée.

Dans l’attente de cette rencontre, ils s’engagèrent en direction des salles et en profitèrent pour jeter un œil à l’exposition du jour, intitulée « Si le temps nous était compté ». Ambiance feutrée, lumières tamisées, calme d’église. Des couples, bras dessus bras dessous, évoluaient silencieusement entre les quatre cent cinquante objets d’art méticuleusement numérotés, censés retracer la grande épopée humaine de nos origines à la conquête de l’espace. Levallois se dirigea vers le coin « Météorites », dont une pièce d’une tonne et demie occupait le centre. Il la considéra d’un œil intrigué, tout autant que d’autres visiteurs, élégants, venus observer une dernière fois les objets, avant, peut-être, de les acquérir.

— Franchement, tu te vois avec une météorite au milieu de ton salon ?

— Ça ne passerait pas la porte d’entrée. En revanche, pour fracasser le crâne de quelqu’un, c’est bien.

— Tu penses à une personne en particulier ?

Mains dans le dos, Sharko ne répondit pas et se dirigea vers les minéraux. Malachite stalactiforme, géode de calcédoine, sphérules de mésolite… Dans une salle en face, s’élevaient des squelettes de « rhinocéros laineux », indiquait une affiche, d’ours des cavernes de l’Oural et surtout celui, complet, d’un mammouth adulte. Parfaitement mis en scène, éclairé, avec l’une de ses pattes reposant sur un piédestal, le tas d’os en imposait.

— Il vient de Russie, fit une voix derrière lui. On m’a signalé que vous vouliez me voir.

Sharko se retourna. Devant lui, un type serré dans un costume sombre, cravate rouge, cou de girafe. Ferdinand Ferraud, à tous les coups. Sharko s’attendait à un croûton, genre professeur Tournesol, mais le commissaire-priseur était jeune et plutôt bien fichu. Le flic regarda autour de lui, désigna d’autres individus.

— Vous auriez pu aller voir n’importe lequel d’entre nous. Je ressemble tant que ça à un policier ?

— À l’accueil, on m’a parlé d’un homme mince, coupe en brosse, portant une veste trop large.

Sharko montra sa carte et présenta Levallois, qui venait de le rejoindre. Puis il entra dans le vif du sujet.

— Nous sommes ici à propos d’une vente qui a eu lieu jeudi dernier. Elle concernait des squelettes de mammifères, sur une période s’étalant de… — il sortit un dépliant qu’il avait récupéré à l’accueil — … de nos jours à — 10 000 ans.

— « Arche de Noé. » Une expo et une vente qui ont connu un immense succès. L’année Darwin y a été pour beaucoup. Les gens ont un regain d’intérêt pour les arts primitifs et le retour à la nature. Le marché du fossile devient tellement rentable que des trafics en tout genre s’organisent, notamment avec la Chine et la Russie.

— Nous aimerions accéder au registre des ventes de ce jour-là.

Le commissaire-priseur regarda sa montre et ne marqua aucune hésitation.

— D’accord. Je n’ai malheureusement pas énormément de temps à vous consacrer, la vente débute bientôt.

Ferraud les invita à le suivre. Enfin un type qui n’opposait aucune résistance et leur ouvrait grand les portes. Sharko se dit qu’il devait avoir l’habitude de la visite des enquêteurs de l’OCLVBC — l’Office central de lutte contre le vol des biens culturels — ou des douanes. Le trafic d’objets d’art était un business florissant.

Ils évoluèrent entre des animaux empaillés, tous plus étranges les uns que les autres. Bec-en-sabot du Nil, Daman… Le commissaire-priseur livra quelques explications, histoire de montrer qu’il avait bien potassé son sujet.

— Si l’Évolution s’est déroulée sur des milliards d’années, nous constatons que c’est seulement depuis cinq mille ans que l’homme en modifie le cours à un rythme effrayant et participe activement à l’extinction des espèces. Celles que vous voyez ici, bientôt, n’existeront plus que dans les musées ou les collections privées. Vous savez, il y a neuf mille espèces d’oiseaux environ, et on estime que 1 % d’entre elles se sont éteintes en six cents ans, à cause de l’homme.

— 1 % en six cents ans, ce n’est pas la fin du monde, répliqua Sharko.

— C’est deux cents fois plus élevé que le rythme d’extinction naturel.

— Ah, quand même !

Il désigna de magnifiques clichés d’un groupe d’hippopotames, pris par un photographe célèbre.

— On massacre des hippopotames, se disant qu’ils ne servent à rien. À la suite, des centaines d’espèces de poissons disparaissent. Pourquoi ? Parce que les excréments d’hippopotames fertilisent les eaux des rivières sur des centaines de kilomètres, favorisant la multiplication de plancton et donc, des poissons. Chaque élément, dans un écosystème, a un rôle, une raison d’être… Rien n’est inutile, et tout est incroyablement fragile.

Sharko songea aux malheureuses phalènes blanches, à la capacité de nuisance de l’homme. Forêts détruites, mort des coraux, dérèglement d’écosystèmes, trou dans la couche d’ozone, trafic d’ivoire, braconnage, fuite de pétrole dans les océans. La liste n’en finissait plus. L’anéantissement de milliers, de millions d’années d’Évolution. Des choses auxquelles il valait mieux ne pas penser, si l’on ne voulait pas mourir d’inquiétude.

Ils s’engagèrent dans un escalier qui permettait d’observer les salles d’en haut et surtout, d’accéder à un ensemble de bureaux. Ferraud pénétra dans l’un d’eux, ouvrit une armoire verrouillée et sortit la pochette correspondante. Il se lécha le bout des doigts.

— Que cherchez-vous, précisément ?

Levallois, qui voulait montrer qu’il existait aussi, prit les devants.

— Les identités du ou des acquéreurs de fossiles de chimpanzés, dont l’âge est estimé à deux mille ans.

L’homme trifouillait dans ses listings à une vitesse impressionnante. Son regard devint soudain fixe. Avec un demi-sourire, il leva les yeux vers ses interlocuteurs.

— Nous n’avions qu’une pièce de cette période-là, précisément, vous avez de la chance.

— Elle a été achetée ?

— Oui.

Les deux flics échangèrent un coup d’œil rapide.

— Et je me souviens de l’acheteur, un collectionneur passionné. Il nous a laissé un chèque de douze mille euros. Il a carrément acquis un exemplaire de chaque grand singe que nous proposions. Quatre squelettes d’excellente qualité, qui avaient plus de 20 % de leurs os d’origine.

Sharko fronça les sourcils. Le commissaire-priseur expliqua :

— Vous devez savoir que ces fossiles n’en sont pas vraiment. Le mammouth d’en bas, par exemple, n’a même pas 5 % d’ossements d’origine. Dans sa forme initiale, il n’intéresserait personne, car il serait trop abîmé et inesthétique. Le reste de l’ossature est synthétique, et est assemblé par une entreprise spécialisée dans l’exhumation, la préparation et la livraison de fossiles, basée en Russie. Le SPPL, Saint Petersburg Paleontological Laboratory, qui a pour objectif d’en faire de véritables œuvres d’art.

Ferraud entoura le nom sur sa feuille, et la tendit aux flics.

— Livré à son domicile, vendredi matin, par notre union des commissionnaires. Vous avez là son adresse exacte, ça ne s’invente pas. D’autres informations ?

23

Montmartre, la nuit. Ses ombres fuyant sous les halos fatigués des réverbères. Ses rues étroites serties de pavés, sa forme en ogive qui se découpe sur les hauteurs, morcelée par ses escaliers interminables. Un dédale de voies qui s’entrecroisent avec, au centre, son Minotaure : Stéphane Terney.

Lucie avait garé son véhicule rue Lamarck, près d’une bouche de métro dont les marches s’enfonçaient en spirale sous le sol. De petites brasseries et des bars encore ouverts absorbaient de rares promeneurs. L’air était lourd, poisseux. Une atmosphère de fin d’été, saturée d’humidité comme si l’orage allait éclater à la minute. Dans cette moiteur, le quartier ressemblait à une forteresse, à un îlot protégé par la brume loin du tumulte des Champs-Élysées ou de la place de la Bastille.

Afin d’obtenir l’adresse de celui qui avait organisé le vol de Cro-Magnon, Lucie avait simplement appelé les renseignements. Il existait dans la capitale et aux alentours trois personnes possédant cette identité, mais le nom de la rue où vivait l’une d’elle ne laissait pas place au doute.

Rue Darwin.

Charles Darwin… Le père de la théorie de l’Évolution et l’auteur de L’Origine des espèces, se rappela Lucie de ses cours lointains de biologie. Étrange coïncidence.

Depuis son retour de Lyon, elle était restée dans sa bulle. Quand elle avait quitté l’appartement du jeune mec au tesson de bouteille, quartier de la Duchère, elle s’était précipitée dans une librairie pour se procurer le livre de Stéphane Terney : un ouvrage scientifique, avec des exemples et des démonstrations mathématiques qui paraissaient inintéressantes. Puis, après avoir averti sa mère qu’elle risquait de rentrer très tard dans la nuit, voire au petit matin, elle avait pris la route, sans s’arrêter ni penser à autre chose qu’à son affaire. Le pied enfoncé au plancher, elle n’avait eu qu’une envie : se retrouver face à celui qui, sans aucun doute, aurait des comptes à rendre au sujet du vol de la momie et l’éclairerait sur son rapport ambigu avec Grégory Carnot.

À grandes enjambées, elle dépassa une rangée de maisons et se retrouva face à celle de Terney : une façade de béton peinte en blanc, sur deux étages, avec garage privé et solide porte métallique, qui lui donnait l’allure d’un coffre-fort géant. Il était presque 23 heures et aucune lumière ne filtrait par les fenêtres du premier. Trop tard, bien trop tard pour frapper à la porte sans éveiller les soupçons. Après tout, Lucie ne connaissait presque rien de Terney et marchait sur des œufs : l’homme, caché derrière un tas de diplômes, à en croire le rouquin et le livre sur l’ADN, devait être d’autant plus dangereux.

Confrontée à cette situation difficile, elle observa les alentours et se précipita vers une impasse, quelques mètres plus loin, qui éventrait le bloc des habitations. L’étroit chemin permettait un raccourci vers une rue parallèle mais, surtout, d’accéder aux terrasses et aux jardinets situés à l’arrière des demeures. Il suffisait d’escalader une haute barrière en ciment pour en avoir le cœur net.

Après avoir enfilé sa paire de gants de laine, Lucie se propulsa vers le haut, ses paumes agrippèrent le rebord et elle parvint à se hisser après plusieurs tentatives, non sans s’écorcher les coudes et les avant-bras. L’instant d’après, son corps chutait lourdement dans l’herbe. Elle grogna en silence. Rien de cassé, mais ce petit exercice lui démontra, une fois de plus, qu’elle avait perdu sa forme d’antan.

Elle avait vu juste. Si les maisons côté rue n’offraient que des façades anonymes, de ce côté s’exprimaient les extravagances de leurs propriétaires. Terrasses suspendues, varangues hexagonales, jardins japonais à la végétation luxuriante. Un Paris friqué, à l’abri des convoitises.

Dans la rue Darwin, Lucie avait compté le nombre de façades qui séparaient la maison de Terney de l’impasse. Après avoir discrètement traversé le quatrième jardin, elle estima qu’elle se trouvait au bon endroit.

Analyse rapide de la situation : impossible d’entrer par le bas, à cause de la véranda au double vitrage. À l’étage, en revanche, elle remarqua une fenêtre entrouverte. Peut-être la chambre du scientifique. Le dos baissé, elle se dirigea vers la véranda, grimpa sur le baril récupérateur d’eau situé sous la gouttière et se retrouva sur le Plexiglas du toit en quelques secondes. Elle jeta un œil vers les environs : personne aux fenêtres. Les gens s’abrutissaient devant la télé, faisaient l’amour ou dormaient.

Près de la fenêtre, elle sortit son arme de sa poche. Tout circulait très vite dans sa tête : son illégitimité, le danger, les ennuis qu’elle aurait forcément en pénétrant là sans autorisation. Et s’il y avait des blessés ? Elle hésita quelques secondes et, poussée par une force qui l’avait toujours animée, s’engagea à l’intérieur.

Elle braqua le lit. Personne. La chambre était vide, mais les draps chiffonnés. Les angles de la pièce renvoyaient des cônes opaques. Lucie laissa ses pupilles s’accommoder à l’obscurité. Son cœur se serra lorsqu’elle remarqua les deux charentaises et la robe de chambre, vulgairement étalées sur le sol.

Terney était là, quelque part.

Dans la maison.

Lucie banda tous ses muscles, ses sens s’éveillèrent plus encore. Les infimes craquements du plancher, sous ses pieds, lui parurent amplifiés. L’homme qui se cachait en ces murs avait peut-être massacré une étudiante, il n’hésiterait pas à l’éliminer. Un véritable prédateur, qui avait l’énorme avantage de connaître le terrain. Lucie se trouva stupide, irresponsable. Pourquoi n’avait-elle pas simplement prévenu Sharko ? Pourquoi se mettre à ce point en danger alors que sa petite fille l’attendait à la maison ? Qu’avait-elle dans la tête pour se retrouver seule, ici, au contact du danger ?

Elle essaya de retrouver son sang-froid. Elle poussa la porte du bout des doigts et s’avança dans le couloir. La demeure était éclairée par les réverbères extérieurs. Face à elle, une rambarde en aluminium, vrillée en double hélice comme la molécule d’ADN, longeait le couloir et donnait sur le salon en contrebas. Lucie perçut des voix diffuses, des rires qui finirent par s’estomper dans l’air humide, dehors. Gonflant ses poumons, elle progressa, plaquée au mur, auscultant les pièces attenantes au fil de sa marche silencieuse. En contrebas, elle aperçut un répondeur téléphonique dont le cadran lumineux clignotait, avec le chiffre 7 écrit en gros.

Sept messages… Lucie relâcha un peu la pression. Stéphane Terney n’était sans doute pas caché chez lui, mais simplement absent. Et depuis pas mal de temps, apparemment.

Elle avança encore. L’une des pièces, gigantesque, retint toute son attention. Elle eut l’impression de se trouver dans l’antre d’un collectionneur macabre. Dans la pénombre, des squelettes, en position d’attaque. Fossiles préhistoriques en parfait état, animaux de toutes sortes, de tailles diverses, qu’elle identifia comme des reconstitutions de dinosaures. Dans des vitrines, des minéraux, des coquilles en pierre, des parties d’anatomie. Fémurs, cubitus, dents, silex. Le médecin avait créé son propre musée de l’Évolution.

Une fresque, au fond, lui serra les tripes. Il s’agissait de cinq squelettes. Proche d’eux, une inscription, sur une toile peinte : « Les cinq grands singes. » Elle reconnut celui d’un homme, et aussi, celui d’un chimpanzé, plus petit, plus trapu, dont il manquait la partie haute : crâne et mâchoires.

La nuque douloureuse, Lucie se retourna et remarqua des lattes de plancher arrachées. Dessous, une cache, qui était vide. Quelqu’un avait-il fouillé ?

Finalement, elle sortit. Terney était plus qu’un passionné, il vivait au cœur de l’Évolution, jusqu’à habiter rue Darwin. Çà et là, des objets d’art, des peintures, en rapport avec l’ADN, la magie de la nature, l’infiniment petit. Filaments enchevêtrés, gros plans de cellules, fractales colorées. Ce couloir n’en finissait plus. Combien de mètres carrés la maison faisait-elle ?

Soudain, une odeur l’alerta. Une puanteur qu’elle connaissait trop bien, mélange de chairs mortes et de gaz intestinaux. Ses doigts se rétractèrent plus encore sur la crosse de son Mann. Du bout du pied, elle poussa la dernière porte avant les escaliers et s’engagea dans un cube d’ombre. Après avoir pointé son arme vers les angles obscurs, elle écrasa son poing sur l’interrupteur.

Le spectacle d’horreur lui apparut brusquement.

Stéphane Terney gisait au sol, sur le flanc droit, au pied d’une chaise renversée.

Le corps nu avait été ligoté avec du ruban adhésif, les mains devant, les pieds attachés aux montants. De larges entailles entamaient le torse, les bras, les mollets : sourires noirs, figés, qui avaient labouré les chairs. Un morceau d’adhésif, qui avait servi de bâillon, était encore à moitié accroché à la joue. L’homme avait chuté de sa chaise sur le côté, mais les index de ses deux mains étaient tendus droit devant lui, comme s’il avait cherché à montrer quelque chose. Lucie se retourna dans la direction indiquée. Une bibliothèque, qui comprenait des centaines de livres, rangés les uns sur les autres à plusieurs mètres de hauteur. Une crypte de papier. Quel livre en particulier désignait la victime ?

Sans s’approcher, prenant garde de ne rien contaminer, Lucie essaya de mémoriser la scène, d’imaginer l’assassin à l’action. Il lui fallait un profil, une silhouette, au moins une ombre, pour qu’elle puisse s’immerger complètement dans l’affaire et comprendre le genre d’individu qui semait des cadavres dans son sillage. Un tueur s’était trouvé ici, dans cette pièce. Il avait forcément laissé un peu de lui-même, de sa personnalité dans ce tombeau froid et sinistre.

Terney avait été mutilé, torturé avec méthode, sans que l’assassin panique. Au sol traînaient des cigarettes écrasées, à l’extrémité noire de tabac grillé. L’une d’entre elles était encore fichée dans l’épaule du cadavre, comme si le mégot avait collé à la peau. Le bâillon, en partie décollé, pouvait laisser penser que Terney avait fini par parler. Qu’avait cherché à lui faire dire son bourreau ?

Lucie crut qu’elle allait s’évanouir quand elle entendit un bruit imperceptible, provenant du fond de la pièce. Il y avait une autre porte.

Le bruit se renouvela. Boum, boum… Quelque chose cognait contre un mur. Ou plutôt, quelqu’un.

Lucie s’avança, la gorge serrée. Retenant son souffle, arme tendue, elle tourna la poignée puis ouvrit brusquement.

Un homme en pyjama noir se tenait là, assis au sol, un gros livre ouvert entre les jambes. Tout en oscillant légèrement — d’où le bruit —, il tournait les pages, imperturbable, concentré, sans même relever la tête. Il n’avait pas vingt ans.

Lucie n’eut pas le temps de comprendre, de réagir, que des coups sourds sur la porte d’entrée la tétanisèrent.

— Police ! Ouvrez !

Une voix grave, agressive. Lucie se recula, désarçonnée. L’homme assis ne réagissait toujours pas, tournant inlassablement ses pages. Bon Dieu, c’était incompréhensible. Pourquoi ne fuyait-il pas ? Qui était-il ? Lucie devait réfléchir, et vite. Si on la prenait ici, c’en était fini. À grandes enjambées, elle se rua dans le couloir et renversa une statuette posée sur le haut de la rampe d’escalier. Elle serra les dents, incapable de rattraper l’objet qui dévala les marches dans un tintamarre sans se briser.

Du métal.

— Stéphane Terney ! Ouvrez !

Des coups, encore, bien plus pressants. Des voix, des cris. Lucie fonça vers la chambre en apnée. Les coups devenaient du fracas, les forces de l’ordre y allaient sûrement au mini-bélier. La porte d’entrée vola en éclats au moment où Lucie atterrissait pieds joints dans le jardin. En manque d’air, elle fonça à travers les branchages. Autour, des lumières s’allumaient, perçant la nuit comme des yeux curieux. Alertées par le bruit, des ombres molles se dessinaient déjà derrière les grandes vitres des maisons voisines. Lucie grimpait, dévalait, courait, les doigts tendus, le visage fouetté par la végétation. C’était une question de secondes. Elle ne se retourna pas. Les flics devaient être en train de découvrir le cadavre, d’arrêter le type, d’investir les pièces en ordre serré, de se ruer vers les issues. Probable que dans moins d’une minute, ils éclaireraient les jardins avec leurs puissantes lampes torches. Elle arriva à la grande barrière en ciment. Elle s’élança alors comme la pierre d’une fronde. Son corps percuta lourdement le matériau, ses bras la hissèrent et la propulsèrent dans l’impasse. L’atterrissage fut rude mais ses genoux tinrent bon. Au moment où elle se redressa, sa joue droite se heurta à la paroi froide.

Un canon de revolver se braqua sur sa tempe.

— Bouge pas !

Elle se sentit incapable de remuer le moindre muscle. Une poigne ferme avait rabattu sa main dans son dos, l’immobilisant par une clé. Elle respirait bruyamment par le nez, sa bouche se tordait. Ils l’avaient piégée, surveillant toutes les issues possibles. Elle était fichue et pensa immédiatement à sa fille Juliette. Elle vit les barreaux d’une prison entre leurs deux visages.

Le temps sembla se dilater, puis Lucie sentit soudain la tension se relâcher. L’homme la retourna sèchement, leurs yeux se rencontrèrent.

— Fr… anck ?

Le visage émacié de Sharko flottait dans la pénombre. Avec les lueurs palpitantes, il avait l’allure de ces flics de film noir. Pommettes taillées au couteau, flingue dans l’alignement de sa silhouette longiligne, presque furtive, et la gueule d’un type qui avait tout vu, tout traversé. Il regarda rapidement derrière lui et parla à voix basse.

— Bordel, Henebelle ! Qu’est-ce que tu fous ici ?

Lucie haletait, incapable de retrouver son souffle.

— Il… Il est… mort… Torturé… Il… Il y a quelqu’un dans… dans la pièce… Un type en pyjama…

Sharko baissa son arme, il ne tenait plus en place. Son regard filait vers la rue, se posait sur Lucie. Au loin, par les fenêtres de la maison de Terney, des faisceaux lumineux se mirent à balayer l’obscurité.

Le commissaire porta ses doigts à son crâne. Il fallait réfléchir, et vite.

— Quelqu’un t’a vue ?

Lucie secoua la tête, les mains sur les genoux, crachant un filament de bile.

Il lui agrippa le poignet et serra fermement.

— Comment t’es arrivée ici ?

— Lai… sse-moi… partir… Je… t’en… prie…

Sharko n’eut même pas à lutter contre sa propre conscience de flic. Ils étaient pareils, tous les deux. Des êtres fracassés, blessés intérieurement, et au-delà des lois. Il relâcha finalement la pression.

— Tire-toi. Remonte l’impasse et disparais. T’as moins de cinq secondes. Et surtout, ne m’appelle pas, ne laisse aucune trace de notre rencontre, quoi qu’il arrive. Moi, je t’appellerai.

Il la poussa si fermement qu’elle manqua de tomber. Lucie se redressa, se retourna pour le remercier d’un coup de menton, mais il s’éloignait déjà. Alors, elle prit une grande inspiration et piqua un sprint, telle une fugitive, jusqu’à finalement disparaître dans les ténèbres de la butte Montmartre.

24

Le corps puissant de Levallois percuta celui de Sharko à l’angle de l’impasse et de la rue Darwin. Le jeune flic à la gueule carrée bouillait, le corps tendu par l’excitation et l’odeur de la traque.

— Quelqu’un a pris la fuite par l’arrière des maisons ! T’as rien vu passer ?

Sharko se retourna vers la haute barrière de ciment.

— Calme plat de mon côté. Qui a pris la fuite ? Que se passe-t-il ?

Levallois regardait partout, l’œil vif. Il revint à Sharko.

— La fenêtre de sa chambre était ouverte. Il n’y a que par les jardins qu’il a pu fuir. J’ai cru t’entendre crier.

— Une saloperie de chat. Tu es sûr que tu as vu quelqu’un ?

— J’en sais rien. Il y a un truc bizarre là-dedans. Va voir…

Levallois se retourna, accéléra, se jeta sur la palissade et son corps disparut dans les jardins. Seul, Sharko poussa un profond soupir. Il avait été moins une. À présent, Lucie devait être suffisamment loin pour se trouver hors de danger.

Dans tous les cas, elle aurait de sérieuses explications à lui donner.

Il se précipita vers la maison. Des hommes en sortaient un autre par la force. Menotté, il hurlait à la mort, avec des sons graves, nasaux. Ses pieds battaient dans tous les sens. Il ne fallait pas moins de trois policiers pour le maintenir. Bellanger, le chef de groupe, fixait le jeune individu de ses yeux sombres.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda Sharko en haletant.

— On n’en sait rien. Terney est mort. Ce jeune type ne parle pas et tournait les pages d’un livre, tranquillement assis, alors qu’il y avait un cadavre à trois mètres.

— Sa démarche étrange… Ses cris… Un handicapé mental ?

— Très handicapé mental, je dirais même. Sur la couverture de son livre, c’est écrit 342 en gros, et les pages sont numérotées de 1 à 300, mais elles sont toutes blanches. L’individu n’a aucun papier sur lui, rien. C’est sans doute lui qui est passé par la fenêtre pour entrer. Il a fait tomber l’objet en métal quand on a voulu pénétrer. Le bruit lui a fait peur, il s’est enfermé dans une petite pièce attenante à celle du crime…

Sharko acquiesça.

— Je n’ai rien vu passer dans les jardins. À mon avis, Levallois poursuit un fantôme.

Même enfermé dans la voiture de police, on entendait l’individu hurler. Dans les habitations voisines, des lumières s’allumaient. Des gens sortaient de chez eux.

— Je donne ma démission si ce type ne s’est pas évadé d’un hôpital psychiatrique ou d’un truc dans le genre, fit Bellanger d’une voix grave. Mais pourquoi il serait venu ici ?

Une demi-heure plus tard, ils pénétrèrent dans la demeure, précédés par la police scientifique. Des hommes en tenue s’étaient déversés dans toutes les pièces.

— Je te rejoins sur la scène de crime, fit Sharko. Je m’imprègne un peu des lieux, avant.

Le flic carburait au café pur, bourré de caféine. 23 heures. Corps chargé comme une pile électrique. Autant laisser l’adrénaline et les excitants travailler, lui pomper ses ultimes cartouches. Peut-être finirait-il par s’effondrer, un jour, et dormir jusqu’à en crever.

Tandis qu’au rez-de-chaussée Levallois récoltait des informations précises par téléphone sur la victime, Sharko évoluait de pièce en pièce, croisant les visages sombres, inquiets, fatigués, de collègues. Salon, séjour, salle de billard, de projection… Tout était incroyablement en ordre, d’une propreté de bloc opératoire. D’après les toutes premières données, Stéphane Terney était un obstétricien et immunologiste réputé exerçant à Neuilly. Il avait soixante-cinq ans et devait être un maniaque du rangement. Même les couverts, dans les tiroirs, étaient empilés avec une rigueur militaire. Sûrement une déformation professionnelle : jouer avec des pipettes, des aiguilles, et amener des bébés au monde devait exiger une grande rigueur.

Les messages laissés sur le répondeur étaient variés. Deux femmes différentes — des maîtresses ? — s’inquiétaient de son silence. Des collègues de travail dérangeaient Terney qui, alors, terminait ses trois semaines de congés, pour lui poser des questions purement administratives.

Dans cette même pièce, le flic s’approcha de la grande cheminée à foyer ouvert et s’accroupit. Les techniciens récupéraient, parmi un tas de cendres, des restes de cassettes vidéo — au moins cinq ou six selon les premières constatations — complètement calcinées. Les bandes n’étaient plus que poussière et les boîtiers, des boules noires de plastique. On n’avait trouvé aucun magnétoscope dans la maison, mais les policiers avaient découvert que des lattes avaient été arrachées du plancher, dans la pièce aux fossiles de Terney. Là où, probablement, il avait caché les cassettes, depuis longtemps. L’assassin les avait récupérées, et brûlées.

Sharko fit ensuite un petit tour à l’étage, dans la grande salle abritant la collection privée de fossiles et de minéraux. Il devait y en avoir pour une petite fortune. Les pièces étaient soignées, mises en scène par des jeux de lumière. Les animaux semblaient s’affronter. Il se retourna et remarqua les lattes arrachées du sol, dans un coin.

Le commissaire s’engagea ensuite dans la bibliothèque, pour y rejoindre Bellanger. À peine plus âgé que Levallois, Nicolas Bellanger avait tous les atouts d’un bon meneur d’équipe. Célibataire, intelligent, sportif. Et ambitieux. Les rapports entre les deux hommes n’étaient ni bons ni mauvais. Ils bossaient ensemble, voilà tout.

De son côté, Jacques Levallois auscultait attentivement les rangées de livres dans la direction indiquée par les index de la victime. Paul Chénaix, le médecin légiste qui avait déjà autopsié Éva Louts, se redressa en retirant ses gants. Puis il nettoya ses petites lunettes rondes avec une lingette.

— Globes oculaires en liquéfaction, sublime tache abdominale, et une rigidité cadavérique bien résolue. Il n’est pas encore complètement vert. Je dirais qu’il a passé l’arme à gauche il y a au moins quatre jours, mais moins de huit. Les examens approfondis nous donneront peut-être une meilleure fourchette. On va pouvoir lever le corps.

Sharko moulinait les informations. Avec la fatigue et les excès de caféine, il se sentait dans un drôle d’état : l’impression de flotter légèrement, comme après quelques verres de vin. Il parvint néanmoins à faire le tri dans sa tête :

— Éva Louts a été assassinée il y a trois jours. Terney est mort avant… Donc, Terney n’est pas son meurtrier.

Bellanger, le chef, scrutait attentivement la pièce, tournant lentement sur lui-même. C’était une grande tige, aux yeux aussi noirs que du café, et aux cheveux bruns en pétard.

— Supposition appuyée par le fait qu’on n’a pas retrouvé le crâne du chimpanzé dans son petit musée privé. Le tueur est d’abord passé ici, il a torturé Terney, l’a éliminé, puis il s’est chargé d’Éva Louts le lendemain, embarquant les mâchoires pour commettre son meurtre. À étudier, mais je vois mal le type en pyjama commettre deux meurtres de ce genre. D’après ce que je viens d’apprendre du bureau, l’individu se cognait partout avec des grognements bestiaux. Dès qu’ils lui ont rendu son livre, il s’est immédiatement calmé. Il s’est mis à tourner ses pages blanches, comme ici, sans décrocher un mot.

Tout dans la pièce retenait l’attention de Sharko. Des rangées de livres s’étiraient jusqu’au plafond, sur des mètres et des mètres. Le bois précieux, les œuvres d’art bizarroïdes, le high-tech sentaient le fric et aussi une originalité morbide.

— Tu as trouvé quelque chose ? demanda-t-il à Levallois.

— Rien pour le moment. Tu as vu le nombre de bouquins ? Comment savoir ce qu’il désignait ?

L’esprit un peu à la renverse, le commissaire revint au cadavre, devant lui. Brûlé, mutilé, probablement à coups de couteau. Le légiste avait basculé le corps sur le dos. Sharko désigna la large plaie, profonde, dans le pli de l’aine.

— C’est ce qui l’a tué ?

— Oui. L’artère iliaque externe gauche a été tranchée. Cette artère est un fleuve. La victime est tombée de sa chaise, s’est vidée de son sang et est morte quelques secondes plus tard…

— Façon peu commune de liquider quelqu’un. Peut-être un tueur en rapport avec le milieu médical. Ou, en tout cas, il s’y connaît en anatomie humaine. Il voulait d’abord le faire souffrir. Après lui avoir arraché les mots de la bouche, c’est-à-dire probablement l’emplacement des cassettes vidéo, il l’a purement et simplement éliminé, puis est parti juste avant que Terney rende son dernier souffle. Un travail propre, maîtrisé. Comme pour Louts, le tueur n’a pas paniqué.

— Il y a aussi des traces de tabac sur sa langue et ses gencives. L’assassin a dû le contraindre à fumer ces cigarettes, pour le brûler avec ensuite.

Le légiste s’écarta un peu et désigna le torse.

— Regardez sur la poitrine. L’ensemble des brûlures de cigarettes forme deux lettres côte à côte. X et Y…

— X et Y… Ce sont les marques de la masculinité, non ?

Le légiste acquiesça.

— Exactement. Sur les vingt-trois paires de chromosomes communes à chaque être humain, seule une paire est différente, suivant le sexe : XX ou XY. Les nouveau-nés portent toujours le chromosome X de leur mère, mais leur père leur lègue soit son chromosome X — et dans ce cas, le sexe est féminin — soit son chromosome Y.

Sharko se mit à réfléchir. L’assassin avait cruellement joué avec sa victime. D’un autre côté, il leur laissait, volontairement ou pas, un indice. Dubitatif, le commissaire se dirigea vers trois tableaux accrochés à l’un des murs, et disposés les uns à côté des autres. Le premier était la peinture d’un oiseau en flammes, au cœur d’un ciel en fusion : le légendaire phénix. Le second semblait représenter un placenta humain : une grosse bulle transparente et vascularisée. Les vaisseaux sanguins, d’un rouge cramoisi, ressemblaient à d’étranges serpentins et donnaient à l’ensemble de l’œuvre l’allure d’une araignée monstrueuse. Le troisième tableau contenait une photo agrandie d’une momie d’homme préhistorique, complètement desséchée, et allongée sur une table comme si on cherchait à l’autopsier. Le commissaire plissa le nez face au placenta.

— Ou je n’y connais rien à l’art, ou ce Terney avait de drôles de goûts.

Nicolas Bellanger s’approcha. Sous le phénix et le placenta, se trouvait la signature de l’artiste : « Amanda P. »

— Tu as vu comme moi. Tout, dans cette maison, est en rapport avec l’ADN, la naissance ou la biologie, jusqu’à la forme des meubles. Encadrer la photo d’une momie dégueulasse, franchement… Il habite même la rue Darwin, il faut le faire.

— Passionné jusque dans la mort, puisqu’il a fini avec un X et un Y sur la poitrine… Joli clin d’œil de l’assassin.

Le légiste les salua et mit les voiles, il avait encore du pain sur la planche. Sans un mot, les hommes de la morgue introduisirent le cadavre dans une housse noire. Le bruit de la fermeture Éclair résonna jusqu’au fond de la pièce. Seul à présent avec Sharko, Nicolas Bellanger se dirigea vers la petite pièce du fond.

— C’est là que se tenait le type en pyjama. Il s’y était enfermé, avec son bouquin. Trois cents pages soigneusement numérotées au stylo, mais toutes blanches. T’as déjà vu un truc pareil, toi ?

— Souvent, oui… Il suffit d’aller dans un HP.

Dans un soupir, Sharko rejoignit Levallois. Très vite, il se rendit compte que les livres étaient classés par thèmes : sciences, histoire naturelle, géographie. Puis, pour chaque thème, par ordre alphabétique.

— Terney était un méticuleux. S’il a désigné cet endroit, il y a peut-être quelque chose de remarquable. Un livre à l’envers, ou qui ne serait pas à sa place. Quelque chose qui trancherait avec le reste.

Dans sa propre recherche, Sharko remarqua un ensemble de livres aux titres évocateurs : L’Autorisation de mettre fin aux vies qui ne valent pas d’être vécues, L’Euthanasie, Solutions contre le vieillissement des populations… Des livres sur l’eugénisme et la pureté de la race s’étalaient par dizaines. Il y avait également, sur la droite, un pan complet d’ouvrages sur la virologie, l’immunologie. Rien de bien réjouissant.

Levallois redescendit les barreaux très lentement, l’œil sur les livres à sa portée. De sa main gantée, il tira un ouvrage de son emplacement.

— Bingo ! Un livre sur l’ADN, rangé au beau milieu de livres de géographie. Il s’appelle La Clé et le Cadenas. Et devinez quoi ?

— Accouche.

— C’est Terney en personne qui l’a écrit.

Sharko tendit la main, Levallois y déposa l’ouvrage et observa attentivement la couverture. On y voyait un dessin de Léonard de Vinci : un homme nu, debout, représenté successivement dans un cercle et un carré. Sous le titre, un texte aguicheur : « Les codes cachés de l’ADN. »

— C’est l’homme de Vitruve, expliqua le jeune lieutenant. Il représente la distribution des mesures du corps humain par la nature, ainsi que les rapports harmonieux de l’anatomie humaine. Un homme aux bras et jambes écartés peut être inscrit dans les figures géométriques parfaites du cercle et du carré. Vous saviez que Léonard de Vinci était gaucher ?

— Tu peux nous dire à quoi ça nous servirait de le savoir ?

— À rien. C’est juste de la culture générale.

Alors que Sharko lisait mentalement la quatrième de couverture de l’ouvrage, Bellanger s’approcha.

— De quoi ça parle ?

— Je ne comprends même pas le résumé. Écoute ça : « Pourquoi les nombres 26 et 13 sonnent et ordonnent l’harmonique majeur du rapport entre le milliard de codons du génome humain entier, et le codon le plus fréquent, parmi les 64 types de codons possibles ? Pourquoi, dans les 3 milliards de bases formant un simple brin d’ADN, chacun des codons possède-t-il quelque part son codon miroir ? Pourquoi le génome humain entier obéit-il aux proportions du nombre d’or ? Destiné aux spécialistes ou aux passionnés, cet ouvrage apportera les réponses que vous vous posez depuis longtemps sur le travail implacable de la nature dans la construction de la vie. »

Bellanger resta sans voix. Sharko feuilleta les premières pages.

— Ça a l’air compliqué, et procédural. Il y a des pages et des pages de séquence ADN, des formules mathématiques partout, des courbes, assez peu de texte… Pourquoi Terney nous aurait-il orientés vers ce livre ?

— C’est écrit dans le titre : le code caché de l’ADN… Pense au X et au Y sur la poitrine du cadavre. Ce livre va peut-être au-delà de ce qu’on peut y lire ?

Bellanger ausculta quelque temps l’ouvrage, l’œil morne, et le fourra dans un sachet transparent.

— Je refile ça immédiatement à nos biologistes du laboratoire de PS. Qu’ils y passent la nuit s’il le faut. J’ai besoin de comprendre dans quel merdier on se trouve.

De retour au 36, Sharko s’approcha de l’une des cellules de garde à vue. Assis dans un coin, le type en pyjama tournait avec mollesse les pages les unes après les autres. Ses yeux étaient vifs, brillaient d’une petite lueur, comme s’il cherchait quelque chose dans ces feuillets vierges. Il avait peut-être juste vingt ans, des cheveux blonds, hirsutes, et de longues mains osseuses, avec les pouces légèrement recourbés vers l’extérieur. Ses lèvres murmuraient des mots que Sharko ne parvenait à comprendre.

— Qui es-tu ? demanda le flic. Qu’est-ce que tu marmonnes entre tes dents ? Et que cherches-tu dans ces pages blanches ?

Le jeune homme ne releva pas la tête. Les mâchoires serrées, Sharko se redressa et se dirigea vers une petite salle de réunion, au troisième étage. Les visages étaient crayeux, les traits tirés. Des gobelets vides et quelques cadavres de cigarettes traînaient sur la vieille table. Il était une heure du matin et plus personne n’avait envie de parler. Pascal Robillard triturait mollement un élastique, Jacques Levallois n’arrêtait pas de bâiller, tandis que Nicolas Bellanger donnait les dernières directives :

— Priorité : retrouver qui est le type au pyjama. On doit le faire parler, comprendre ce qu’il fichait là. Alors, Pascal… tu appelles les hôpitaux psychiatriques et les commissariats locaux, on cherche un fugueur… Tu épluches aussi le passé de Terney. Je veux savoir qui il est, avec qui il a bossé, s’il a des ennemis. Peut-être qu’il connaît ce barge, qu’il est de sa famille. Un petit cousin, un neveu, un môme qu’il aurait suivi plus jeune pour une raison X… Toi, Sharko, tu t’occuperas de son environnement professionnel et sentimental. Tu interrogeras ses collègues de la clinique de Neuilly et ses amis. Vu les messages sur son répondeur, c’était un homme à femmes. Creuse par là également. L’affaire prend de l’envergure, on n’y arrivera jamais seuls. Alors, dès demain, le gros des hommes de l’équipe de Manien va venir bosser avec nous à plein temps, pour nous prêter main forte. On a besoin de bras et de têtes pensantes.

Sharko serra les mâchoires.

— Ils ne sont pas sur l’affaire Hurault ?

— L’affaire Hurault ? Ils sont complètement secs. Pas l’ombre du début d’une piste. De ce fait, le patron a placé notre dossier en priorité haute et accroît encore plus nos effectifs.

— C’est Manien qui va faire la gueule.

— Je m’en fiche.

Bellanger s’orienta vers Levallois.

— Toi, Jacques, tu te farcis l’autopsie, elle débute dans une heure. T’es prêt pour une petite nuit blanche ?

Le jeune lieutenant acquiesça.

— Il faut bien quelqu’un.

— Très bien. J’ai aussi filé ton numéro de portable au responsable du labo de biologie, pour le livre sur l’ADN, La Clé et le Cadenas. En espérant qu’il t’appellera au beau milieu de la nuit pour t’annoncer une bonne nouvelle.

— On est au beau milieu de la nuit.

Bellanger parvint à sourire brièvement, considéra ses troupes puis donna un grand coup de brosse au tableau blanc, derrière lui.

— Allez… J’ai encore trois tonnes de paperasse à me farcir avant que le jour se lève. À tout à l’heure.

Sharko était furieux et inquiet. Assis au volant de sa voiture, il essayait de joindre Lucie, sans succès. Il était tard, certes, mais pourquoi diable ne répondait-elle pas ? Lui était-il arrivé quelque chose à Montmartre ou durant sa fuite ? Avait-elle eu un accident ? Il pila devant un feu rouge auquel il n’avait pas prêté attention. La petite Nordiste occupait à nouveau toutes ses pensées, au point de le rendre dingue. Les vannes intérieures qu’il avait tenté de cloisonner à double tour se rouvraient en grand, brisant toutes les barrières.

Lorsqu’il regagna le palier de son appartement, courbaturé, vidé, écrasé d’idées noires, une ombre, assise devant sa porte, se leva.

Lucie Henebelle, téléphone portable dans une main, livre de Terney dans l’autre, l’attendait avec une impatience non dissimulée. Elle se leva et le regarda dans les yeux :

— Dis-moi qu’ils n’ont rien trouvé sur moi.

25

Sharko fit entrer Lucie et referma la porte à clé derrière lui. Il l’entraîna par le poignet au milieu du salon et se précipita vers la fenêtre de la cuisine.

— Est-ce qu’on t’a vue entrer ici ? Est-ce que tu as parlé à quelqu’un ?

— Non.

— Mais pourquoi tu n’as pas répondu à mes appels ?

Lucie jeta un œil autour d’elle. La première fois qu’elle était venue dans cet appartement remontait à plus d’un an. À l’époque, elle avait dormi sur le canapé, lui dans sa chambre. Si le fauteuil était toujours là, les clichés de sa femme et de sa fille, si nombreux avant, avaient disparu. Plus aucun souvenir de sa vie passée, plus de décoration, ni de bibelots. Pourquoi Lucie avait-elle la froide impression que cet appartement était devenu sans vie, sans âme, comme ceux que l’on visite après le décès du propriétaire ? Elle observa Sharko, qui accrochait son arme de service sur un portemanteau, comme il l’avait toujours fait. Depuis combien d’années répétait-il ce même geste ? Malgré sa coupe en brosse, ses cernes avaient encore enflé, ses traits semblaient s’effriter comme du mauvais plâtre. La fatigue le consumait, telle une drogue sournoise.

Lucie resta debout.

— Je voulais t’expliquer en face, et non par téléphone.

Elle se tut un moment, la gorge serrée. Ses mains tordaient nerveusement le livre de Terney.

— Je voulais te remercier, aussi, pour ce que tu as fait, tout à l’heure. Tu t’es mis en danger pour moi. Tu n’étais pas obligé.

Sharko partit se décapsuler une bière. À 2 heures du matin, il avait besoin de décompresser, un peu d’alcool aiderait. Lucie refusa le verre qu’il lui proposa.

— Garde tes remerciements, répliqua-t-il sèchement, ce qui est fait est fait.

— Tu n’es pas obligé non plus de me parler si froidement. Maintenant, dis-moi : le type en pyjama… Qui est-il ? Est-ce lui qui a tué Terney ?

— On n’en sait rien pour l’instant. Étant donné son état mental, sa posture, on doute fort qu’il ait été capable de telles tortures. Est-ce qu’il t’a vue ?

— Non.

— Raconte-moi comment, en partant pour les Alpes, sans infos, sans rien, tu as atterri chez Terney avant quinze types de la Criminelle.

Il essayait de blinder son cœur et ses sentiments, mais ses organes saignaient. Lucie finit par s’asseoir au bord du fauteuil et se lissa les cheveux vers l’arrière. Après une telle journée, tant de kilomètres, à pied, en voiture, elle ne tenait plus sur ses jambes. Lentement, elle se mit à raconter :

— Quelques semaines avant de rencontrer Carnot, Éva Louts avait lu un article scientifique et remarqué un dessin inversé. Il s’agissait d’une fresque d’aurochs, réalisée dans une grotte préhistorique. Un cas unique qui n’a pas fait de bruit au niveau de la presse, et qui n’avait pas fait réagir Louts plus que cela à l’époque. Mais il y a dix jours, quand elle a vu le dessin à l’envers de Grégory Carnot, elle a immédiatement foncé vers la grotte originelle, histoire de voir la fresque des aurochs de ses propres yeux.

Lucie continua à expliquer calmement, n’épargnant aucun détail. Elle parla de la famille de Neandertal, massacrée par le sapiens avec un harpon. Du transport des corps au centre génomique de Lyon. Du vol du Cro-Magnon. Du scientifique rouquin, Arnaud Fécamp, qui lui avait paru suspect. Elle relata sa traque dans Lyon, son intervention musclée dans l’immeuble de la Duchère, puis sa remontée vers Montmartre avec une seule idée en tête : comprendre. Au fil de son récit, Sharko s’était crispé, son visage s’était tordu. Il se leva, furieux, et considéra Lucie d’un regard ferme.

— Tu aurais pu te faire tuer ! Qu’est-ce qui t’as pris ?

— Ma fille s’est fait tuer. Pas moi. Malchance, hasard ? Rien à foutre. Ce qui compte, c’est que je sois ici, en face de toi, et qu’on avance.

Un silence. Des muscles tendus, des nuques douloureuses, écrasées de fatigue nerveuse. Lucie se releva finalement et marcha vers la cuisine.

— Les bières sont dans le réfrigérateur ?

Sharko acquiesça. Il la regarda aller, décapsuler sa canette, revenir. Elle n’avait rien perdu de ses capacités de flic, elle était encore vive d’esprit, alerte, intelligente. Quelque chose, dans sa tête, l’avait épargnée de l’anéantissement total qu’aurait pu causer le drame.

La voix féminine l’arracha de ses pensées.

— Avez-vous retrouvé la trace du Cro-Magnon et de son génome chez Terney ?

— Non. Pas de labo secret ou de truc dans le genre. Une maison tout ce qu’il y a de plus clean. En revanche, cette momie, il l’avait prise en photo et accrochée dans sa bibliothèque, aux côtés de peintures d’un phénix et d’un placenta. Quant au génome… On n’a retrouvé aucun matériel informatique chez la victime. Dérobé, sans aucun doute.

— Des infos sur le bonhomme ?

— Ça remonte tranquillement, on débroussaille demain. À première vue, il était médecin accoucheur, spécialiste des problèmes néonatals, et auteur du bouquin que tu tiens entre les mains. Un pluridisciplinaire.

— Raconte-moi tout ce que vous avez découvert. Dis-moi comment, vous, vous avez atterri chez la victime.

— Pars, Lucie.

Elle le foudroya du regard, faisant claquer sa canette sur la table.

— Va te faire foutre, Sharko. Si tu veux me mettre dehors, alors tu devras le faire à coups de pompes.

Elle resta droite, face à lui, les poings le long du corps. Sharko se laissa choir dans son sofa.

— Bois ta bière et calme-toi…

La poitrine serrée, Lucie s’installa en face de lui et liquida un tiers de sa canette avec une grimace. Elle devait à tout prix décompresser, l’alcool allait l’aider. Le commissaire serrait les mains autour de sa petite bouteille.

— Écoute bien à présent.

Il relata les grandes lignes de son enquête. La thèse traitant de la latéralité, et le rapport avec la violence. L’enquête de la jeune femme sur les sportifs, les peuples féroces, son voyage au Mexique, puis celui, incompréhensible, à Manaus. Sa demande, dès son retour du Brésil, de rencontrer des criminels violents français, dont Grégory Carnot semblait être l’aboutissement. Il répéta que le Brésil avait changé quelque chose dans la quête de Louts, et qu’elle devait y retourner. Côté technique, il expliqua brièvement que l’éclat d’émail récupéré dans le corps de Louts avait permis de remonter jusqu’à Terney qui, pour le moment, représentait le dernier maillon de la chaîne.

Même si elle n’avait pas encore tout assimilé, même s’il lui manquait les détails, les odeurs, les images que laisse une affaire criminelle, Lucie se laissa guider par ses simples déductions :

— Grégory Carnot, gaucher d’origine, se met à faire des dessins à l’envers en même temps qu’il devient violent. On ne connaît rien de ses antécédents familiaux. Enfant abandonné à la naissance, adopté, sans problèmes particuliers, hormis une intolérance au lactose.

— C’est un bon résumé.

— Trente mille ans en arrière, un homme de Cro-Magnon, gaucher lui aussi, massacre une famille complète, et dessine également à l’envers. Deux personnes ont remarqué ces similitudes et fait le lien. D’un côté, Stéphane Terney, chercheur et médecin parisien, qui semble surtout intéressé par le génome du Cro-Magnon, au point de le voler. De l’autre côté, Éva Louts, étudiante en biologie, plutôt motivée par sa thèse et ses découvertes sur la latéralité et la violence, si j’ai bien compris.

— C’est ça.

— Tous les deux morts, probablement tués par le même individu. L’une, cherchant un rapport entre la latéralité et la violence, et l’autre, un fondu de l’ADN, cherchant ou protégeant quelque chose dans le génome de Cro-Magnon. Le tueur a cru bon de les liquider tous les deux, ce qui doit vouloir dire qu’il y a un point commun…

— Éva Louts revient du Brésil… Immédiatement, elle part voir des prisonniers gauchers, violents. Elle récupère des données sur eux, des photos… Puis prévoit de retourner au Brésil… Comme si…

— On lui avait confié un travail. Collecter des données, et les ramener là-bas.

— Exactement.

Lucie agita le livre de Terney devant elle.

— Les gauchers, le génome de Cro-Magnon, l’ADN, ce bouquin, qui parle de codes cachés… Tout a l’air lié.

— Mais il nous manque le lien.

Lucie but encore un coup et se frotta les lèvres. Ses boyaux chauffaient déjà.

— Réfléchissons. Qu’est-ce qui pourrait donner les mêmes caractéristiques à deux individus espacés de quelques millénaires ?

— L’ADN ? Les gènes ?

Lucie acquiesça avec conviction.

— C’est ce qui ressort de cette enquête depuis le début. On dirait qu’il y a une relation avec cette fichue molécule d’ADN. Pourtant, la directrice du centre de recherches de Lyon m’a certifié que la violence ne peut pas se propager dans les gènes. Ce fameux « gène de la violence » n’est qu’un mythe. Et puis, ce serait complètement stupide de parler d’un lien de parenté entre Carnot et un être ancestral séparé de lui par des centaines, des milliers de générations.

— Pourquoi stupide ? Nous ne sommes pas nés dans un chou, et ces Cro-Magnon sont forcément les ancêtres de certains d’entre nous. En tout cas, je pense que Terney était au courant de quelque chose. Quelque chose qui traverse les époques, et que le tueur l’a empêché de révéler.

— Tout comme Louts… Deux chemins différents, mais qui mènent au même résultat.

— La mort…

Sharko hocha le menton vers le livre.

— Son bouquin, tu as pu y jeter un œil ?

— Oui, rapidement. À mon sens, il n’a pas plus de valeur qu’un livre de recettes de cuisine. Grosso modo, tu prends les chromosomes humains, tu déroules leur ADN et tu le mets bout à bout. Ça te donne une série d’environ trois milliards de lettres A, G, T, C qui se suivent, et constituent notre patrimoine génétique, le fameux génome humain. Avec ça, tu fais des statistiques, des calculs, et tu cherches des coïncidences, que tu interprètes comme des messages cachés…

— T’as l’air d’être calée dans ce domaine.

Lucie crispa ses mains sur son pantalon. Elle soupira et lâcha des mots lourds :

— Je connais un peu, en effet. Il y a un an, c’est moi qui ai prélevé mon propre ADN pour comparaison avec celui du corps brûlé de la forêt.

Sharko s’aplatit dans son fauteuil, abasourdi. Lucie parlait avec lenteur. Ses mots pesaient comme des briques.

— J’ai suivi chaque étape qui permettait, à partir de cette molécule, de mener à une identité. J’ai passé mes jours et mes nuits avec les techniciens du laboratoire, masquée et gantée, jusqu’à ce que cette fichue succession de A, de T, de C et de G de mon ADN soit comparée à celle de… de…

— De la petite victime de la forêt.

— Oui. Je pourrais te décrire le processus par cœur.

Sharko tentait de garder un air impassible, de construire une muraille invisible autour de lui. Mais, lentement, un poison se glissait dans ses veines. Il voyait les visages des filles de Lucie, il entendait leurs rires, il sentait le sable de Vendée crisser sous leurs petits pieds. Les sons, les odeurs ne s’effacent jamais. Ce jour-là, sur la plage des Sables-d’Olonne, Sharko avait empêché Lucie d’accompagner les petites au marchand de glaces, parce qu’il était en train de lui confier ses sentiments. Il avait suffi d’une minute… Une petite minute pour que Clara et Juliette se fassent enlever. Tout avait été sa faute.

De son côté, Lucie réfléchissait en silence. Elle jeta finalement un œil en direction de l’ordinateur.

— Je voudrais faire quelques recherches sur ce Stéphane Terney. Il a écrit un bouquin, il est réputé, on doit pouvoir récupérer pas mal d’infos sur Internet.

Sharko se réfugia dans sa bière. L’alcool coulait bruyamment, lourdement dans sa gorge. Son esprit était tiraillé de tous les côtés. Il hocha le menton vers l’horloge.

— Il est plus de 2 heures du matin. Tu me refais exactement le même gag qu’il y a un an. Tu dois te reposer un peu.

— Toi aussi.

Sharko soupira et se lança :

— Tu vois un psy ? Quelqu’un qui… qui t’aide à traverser tout ça ?

Lucie serra les mâchoires, puis, contre sa volonté, se pencha vers Sharko et lui attrapa les mains. Elle caressa les os, enroba les doigts fins avec les siens.

— Et toi ? Tu as vu comment tu es abîmé ? Que t’est-il arrivé, Franck ? C’est moi qui devrais être dans ton état, c’est moi qui…

Il la coupa :

— Moi, je n’ai plus rien, ni personne.

Il fixa le sol, les yeux vides, et se redressa subitement, regrettant déjà ses paroles.

— Ah, et puis merde. Je n’ai pas le droit de m’apitoyer devant toi. Je suis bien comme je suis, Lucie, quoi que tu en penses. J’ai mes petites habitudes et un job qui m’évite de trop penser au reste. Que demander de plus ?

Il se dirigea vers son ordinateur, s’installa sur sa chaise, appuya sur l’interrupteur de l’unité centrale. Lucie vint juste derrière lui, canette dans la main.

— Avant que je te revoie, il m’arrivait encore de te haïr, Franck.

Il lui tournait le dos. Elle vit ses épaules se crisper. Il paraissait si fragile, tout en porcelaine sous sa carcasse de flic. Lucie se souvenait encore parfaitement : quelques heures après l’enlèvement des jumelles, elle avait rejeté toute sa haine, son impuissance sur Sharko. Les gens autour, les flics avaient demandé au commissaire de disparaître et de rester loin de Lucie.

— En fait, je crois qu’il ne se passe pas une journée sans que je haïsse quelqu’un. Mon ancien chef de la brigade, ma mère, et même ma fille, ma petite Juliette.

Elle secoua la tête, au bord des larmes.

— Tu ne comprends pas, n’est-ce pas ? Tu me prends pour une malade, une mère indigne, une folle ?

— Je ne te juge pas, Lucie.

— Toujours, toujours les mêmes phrases qui tournent en boucle dans ma tête. Pourquoi n’est-ce pas Juliette qui est partie à la place de Clara ? Pourquoi est-ce elle que les policiers ont redescendue d’une chambre de la maison de Carnot, et pas sa sœur ? Pourquoi l’a-t-il épargnée ? Tant et tant de pourquoi, dont je ne pourrai me débarrasser que si j’enterre Grégory Carnot profondément.

Elle soupira.

— Il est encore en vie, Franck. Grégory Carnot vit encore par l’intermédiaire de celui qui a tué Terney et Éva Louts. Cet assassin ne fait pas dans la demi-mesure. On ne comprend pas ce qui s’est passé dans la tête de Carnot, mais des gens savent, j’en suis certaine. Je veux, je dois retrouver le tueur. Il en va de la santé de Juliette, des enfants qu’elle aura plus tard. Ma mère m’a dit qu’il fallait résoudre les conflits, les affronter et ne surtout pas les enterrer. Tout doit se terminer avec des réponses.

Elle déglutit. Ses mains étaient moites. Le peu d’alcool qu’elle avait ingurgité lui était monté à la tête, déjà. Sharko était profondément ému, presque au bord des larmes, lui aussi. Il en va de la santé de Juliette, des enfants qu’elle aura plus tard.

— On est en plein dedans, Franck. La violence… Comme l’année dernière, sauf que… cette fois, c’est dans le temps qu’elle s’exprime, et non dans l’espace. C’est tellement étrange qu’elle nous touche, toi, moi, à ce point-là. Comme si…

— On était poursuivi par elle.

Un autre silence. Un malaise pesant.

— On est pareils, toi et moi, ajouta Lucie. On veut aller au bout des choses, quel que soit le prix à payer.

Sharko éteignit son écran. Il ignorait précisément ce qu’il était venu chercher sur son ordinateur, hormis un moyen de fuir le regard de Lucie.

— Moi, je suis déjà passé à la caisse, désolé… Tout est terminé depuis bien longtemps.

— Rien n’est terminé, parce que tu es là, debout en face de moi, quelle que soit ta douleur, ta colère.

— Tu ignores à quoi ressemble ma colère.

— Je peux la sentir. Mais ne me laisse pas rentrer chez moi sans réponse. Garde-moi proche de l’enquête. Proche de toi.

Sharko resta impassible, les doigts crispés sur la souris, incapable de prendre une décision. Très vite, face à ce silence, à cette interminable attente, Lucie se sentit mal, flottante, comme une armure que l’on croit incassable, qui a affronté tant et tant de coups d’épée qu’elle finit par se briser au moindre souffle de vent. Lentement, elle se retourna et se dirigea vers la porte en titubant. Sa tête lui tournait, elle voyait des papillons, des étoiles. La fatigue, les nerfs, ces kilomètres avalés depuis hier…

— Excuse-moi de… de t’avoir dérangé, peina-t-elle à dire.

Sharko bondit de son siège et plaqua sa main sur la porte. Il se pencha vers elle pour la soutenir, elle écrasa son visage dans son épaule et se vida de ses larmes. Elle tremblait de tous ses membres. À bout de forces, elle manqua de s’évanouir.

Lorsque Sharko la borda dans le canapé, elle dormait déjà, toute recroquevillée. Dans un soupir, il lui caressa longuement le visage, dévoré par les regrets et les remords.

Puis il serra les mâchoires et partit s’enfermer dans sa chambre.

Il lui sembla dormir une ou deux heures, végétant entre réalité et cauchemars. Des images, des voix, des idées démentes jouaient à la frontière de ses sens. Savoir Lucie si proche de lui, si fragile, lui collait la nausée. Ses doigts se rétractèrent dans les draps. Il avait l’impression d’être coupé en deux. De revivre sa propre histoire, ses souffrances, toute cette détresse qui l’avait habité.

À 7 h 30 du matin, alors qu’il fixait le plafond, parfaitement allongé sur son lit tel un défunt en présentation au funérarium, il reçut un coup de fil de Pascal Robillard.

Le lieutenant avait trouvé qui était l’homme au pyjama.

Il s’appelait Daniel Mullier.

Échappé d’une maison d’accueil spécialisée du XIVe arrondissement de Paris.

Un autiste…

26

Sharko était sorti discrètement, sans réveiller Lucie. Juste un rapide passage par la salle de bains, un mot griffonné sur un morceau de papier, c’était tout. Pas de café, de radio, de bruit. Un regard glissant sur la jeune femme, une envie douloureuse de la serrer contre lui, un départ qui lui arrachait le cœur. Autant espérait-il ne plus jamais la revoir, autant souhaitait-il qu’elle serait là, ce soir, quand il rentrerait. Peut-être pourrait-il lui apporter un peu de chaleur ? Peut-être pourrait-il l’aider à ouvrir les yeux sur l’avenir ? Ou alors, était-ce elle qui l’aiderait, plutôt ?

Trajet morne, bouchons, des bruits, des interrogations plein la tête. Manque de sommeil, cerveau déjà en ébullition. Le commissaire gara le véhicule sur le parking de la Maison d’accueil spécialisé Félicité. Il alla saluer son collègue, qui venait d’arriver lui aussi. Levallois grillait une cigarette, appuyé sur la tôle de sa voiture. Ses yeux avaient gonflé.

— Alors l’autopsie ? demanda le commissaire en lui serrant la main.

— Victime torturée au moins deux heures, brûlée à la cigarette à coup de motifs chromosomiques, puis vidée de son sang. La victime n’est pas morte sur le coup, mais elle n’a pas survécu plus de quelques secondes. Le reste, c’est du détail médico-légal qui ne nous apporte pas grand-chose. J’ai passé une nuit d’enfer. Vive la police !

Le jeune semblait accuser le coup. Sharko lui posa une main sur l’épaule et le secoua un peu. Les deux hommes se tenaient devant le bâtiment aux allures haussmaniennes, isolé de la rue par de petites grilles et des jardins agréablement fleuris. Le XIVe arrondissement était celui des institutions psychiatriques, avec, en tête de file, le fameux hôpital Sainte Anne.

— Et pour le bouquin de Terney, des nouvelles ?

— Plusieurs biologistes ont bossé dessus cette nuit, ils connaissaient déjà ce bouquin. Hormis des statistiques, des mathématiques et des propos eugénistes, ils n’ont rien noté de particulier pour le moment. Mais il y a presque deux cents pages, il va falloir du temps, je crois. Ils ne savent pas quoi chercher.

— Des propos eugénistes, tu dis ? Au milieu de données mathématiques ?

— Le responsable du labo a dit de passer le voir si on voulait plus d’infos. Il était d’assez mauvaise humeur.

— Si on voulait plus d’infos ? Terney a eu le réflexe de désigner ce bouquin avant de mourir, évidemment qu’on veut plus d’infos !

L’homme qui reçut Sharko et Levallois s’appelait Vincent Audebert. Il était le directeur du centre, qui accueillait quatorze autistes adultes de haut niveau, tous incapables d’autonomie. Vu son état mental, Daniel Mullier avait été ramené dans son environnement quelques heures plus tôt. Chose certaine, il n’était pas coupable : d’après le directeur, les quatorze malades revenaient d’une semaine de vacances dans un centre spécialisé de Bretagne, et ils n’étaient de retour que depuis deux jours, donc après la mort de Stéphane Terney.

Vincent Audebert désigna du menton l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.

— La chambre de Daniel donne sur la cour. Il lui est déjà arrivé de fuguer, mais ça remonte à deux ou trois ans.

— Qu’est-ce qui a provoqué sa fuite ?

— Stéphane Terney avait promis de venir le chercher hier, pour l’emmener à une conférence sur l’ADN. Ils se connaissent depuis des années. Daniel et Terney se voyaient une ou deux fois par mois. Le médecin a toujours tenu ses promesses, Daniel comptait énormément sur ces rendez-vous. Mais cette fois…

Il marqua un silence.

— … Alors, pour signifier sa colère, Daniel s’est mis à compter le nombre de grains d’un paquet d’un kilo de riz. Quand c’est ainsi, il s’enferme dans sa chambre et nous le laissons aller au bout de son rituel, qui lui prend en moyenne quatre heures. Il n’y a aucune autre solution.

— Vous ne vous êtes pas aperçu de sa disparition, cette nuit ?

Il fit tinter un lourd jeu de clés, les mains dans les poches, puis soupira.

— Nous ne sommes pas une prison, il n’y a pas de rondes de nuit ou d’incursion inopinée dans les chambres, sauf nécessité. Daniel est sorti par sa fenêtre, il a escaladé la barrière puis a disparu dans la ville. Il s’était déjà rendu chez Stéphane Terney, il connaissait la route.

— A-t-on une chance que Daniel nous parle ou nous explique ce qu’il aurait pu voir ou entendre ? Pourra-t-il nous expliquer sa relation avec Terney ?

— Absolument aucune chance. Il ne parle pas, n’écrit rien d’autre que des successions de lettres, de nombres et de calculs. C’est son seul et unique langage. Il ne comprend pas ses propres émotions, et encore moins celles des autres. C’est pour cela qu’il est si difficile de pénétrer dans la sphère que les autistes bâtissent autour d’eux. Mais Terney, lui, avait réussi. Il était parvenu à établir une forme de communication avec Daniel. Et elle passait par les mathématiques.

— De quelle forme d’autisme souffre Daniel exactement ?

— De l’une des formes les plus graves. Je vais éviter d’entrer dans les détails mais globalement, il présente une totale incapacité à communiquer de façon orale, des troubles du développement social, et souffre d’un profond repli sur soi. Paradoxalement, malgré tous ces handicaps lourds, il est atteint par ce que l’on appelle communément le syndrome du savant. En plus d’avoir une mémoire prodigieuse, il développe des capacités exceptionnelles en ce qui concerne les statistiques et l’analyse des chiffres ou des lettres. Ça va au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Je vais vous montrer la pièce que nous avons aménagée spécialement pour lui, les images valent plus que les longues explications.

Ils avancèrent à l’intérieur du bâtiment, qui avait des allures d’établissement scolaire. Rangées de portemanteaux, dessins accrochés au mur, des salles vides, avec des chaises autour de tables rondes. Une incroyable impression d’ordre et de propreté y régnait. Les adultes devaient encore se trouver dans leurs chambres, certainement situées dans l’aile perpendiculaire. Le calme se répandait dans les couloirs, telle une soyeuse couverture de folie.

— Comment Stéphane Terney et Daniel se sont-ils connus ? demanda Sharko.

— Ça remonte à 2004. Le chercheur est venu ici. Il connaissait les capacités de Daniel pour l’analyse des grands ensembles de lettres et de chiffres. Il voulait le rencontrer parce qu’il avait l’idée d’écrire un livre sur l’ADN. Un livre où il serait question de chiffres, de statistiques. Il pensait que Daniel serait peut-être capable de détecter des choses dans la molécule, et ainsi, de l’aider.

— Quel genre de choses ?

— Des équilibres mathématiques, des lois immuables auxquelles obéirait cette interminable succession de A, G, C et T. Terney cherchait de l’ordre dans le chaos.

Le directeur ouvrit la porte d’une vaste pièce circulaire toute blanche, aux plafonds très hauts. Sharko et Levallois se figèrent, stupéfaits. Des centaines, des milliers d’ouvrages, tous identiques, étaient rangés les uns à côté des autres, sur plusieurs étages, et tout autour d’eux. La bibliothèque de Terney paraissait ridicule par rapport à celle-ci. Sur les tranches étaient inscrits des numéros, par ordre croissant… 1, 2, 3, 4…

— Des livres semblables à celui que Daniel tenait chez Terney, murmura Levallois.

Au centre de cette pièce, Daniel était assis devant un bureau, un livre ouvert devant lui, un stylo à la main. Face à lui, il y avait une boîte avec des dizaines de stylos, tous identiques, ainsi qu’un ordinateur allumé. Daniel ne leur lança pas un regard. Il était courbé, concentré sur sa tâche. Il écrivait, sans s’arrêter, avec de petits gestes rapides. Sharko roula des yeux ; il avait remarqué un morceau de tissu rouge, qui pendait entre les volumes 341 et 343, sur la gauche. Il se rappela que Daniel avait été découvert chez Terney avec le volume 342.

Le directeur désigna les ouvrages d’un grand geste, parlant à voix basse :

— Il y a exactement cinq mille livres, comportant trois cents pages chacun. Pas une de plus, pas une de moins. C’est Terney qui les a fait fabriquer pour Daniel. Ceux qui sont situés après le petit morceau de tissu sont encore à remplir. Autant dire, la quasi-totalité.

Levallois écarquilla les yeux.

— À remplir ? Par… Daniel, vous voulez dire ? Mais… Que note-t-il ?

Le directeur du centre s’empara du premier ouvrage, le numéro 1, et l’ouvrit.

— Il note le génome complet de l’homme moderne… L’ensemble des trois milliards de lettres A, C, T et G qui composent l’ADN de nos quarante-six chromosomes mis bout à bout. La grande encyclopédie de la vie. Le plus puissant des manuels, qui contient, de manière cryptée, la construction de nos organes, le périple de nos ancêtres, un ensemble d’instructions que les petits Champollion présents dans notre organisme lisent depuis des centaines de milliers d’années, de manière à fabriquer ces protéines qui nous font vivre.

Levallois feuilleta les pages, troublé, halluciné même. Des milliers et des milliers de lettres, écrites en minuscule les unes derrière les autres — AAGTTTACC… — sur chaque page, de chaque livre, de chaque étage.

— Vous tenez là le tout début de la séquence du chromosome 1, expliqua le directeur. Cela fait six années que Daniel a commencé, à raison de dix heures par jour pendant lesquelles il écrit cent mille lettres environ. Ça fait cinquante pages quotidiennes.

Sharko observa la succession infinie de papier, la quantité improbable de travail à accomplir.

— Bon Dieu…

— Vous pouvez le dire. C’est une quête sans fin. À ce rythme-là, malgré sa vitesse incroyable d’écriture, et en travaillant trois cent soixante-cinq jours par an, il lui faudrait plus de cent ans. On sait déjà qu’il va passer le restant de ses jours à faire cela… Noter, noter, noter…

Les deux flics se regardèrent, bouleversés.

— Mais… Pourquoi ? demanda Sharko.

— Pourquoi ? Parce que c’est son monde, la matérialisation de son bouillonnement intérieur. Il n’a aucun autre moyen d’expression, aucune autre possibilité d’expulser la formidable quantité d’énergie qui brûle dans son cerveau. Toutes les capacités qui lui manquent, toute cette lumière qu’il ne voit pas autour de lui, se concentrent dans cette unique tâche. Elle est insensée pour nous, mais tellement significative pour lui. Daniel a… trouvé sa voie.

Dans un soupir, il hocha le menton vers l’ordinateur.

— Daniel a affiché deux génomes différents de l’homme moderne à l’écran, que l’on peut récupérer sur le site du Génoscope. Je vous passe les détails, mais regardez comment Daniel procède : il visualise le contenu du premier génome en haut de l’écran, le mémorise et le recopie sur ses pages, avant de poursuivre en appuyant sur les flèches « Suivant ». Car le génome s’étale sur des millions d’écrans successifs !

— Pourquoi afficher deux génomes à l’écran, s’il n’en recopie qu’un seul ?

Le directeur désigna des lettres soulignées dans le livre. Il y en avait tout au plus une ou deux par page.

— Il ne se contente pas de recopier le génome. Il souligne aussi certaines lettres, chaque fois qu’il y a une différence entre son génome de référence et l’autre génome présent à l’écran.

— Vous êtes en train de me dire qu’il y a aussi peu de différences génétiques entre deux génomes différents, et donc deux individus distincts ?

— Exactement… Vous avez plus de 99,9 % d’ADN commun avec l’aborigène au fin fond de l’Australie, avec le Noir, le Chinois, le Mongol. Vous êtes plus proche génétiquement de ces personnes, que ne le sont deux chimpanzés pris au hasard dans la même jungle. C’est pour cela que l’on parle DU génome de l’homme et non DES génomes, et qu’il n’y a pas autant de génomes sur Internet qu’il y a d’humains. En fait, il n’y en a que deux de disponibles, car à l’époque, deux projets avaient été menés en parallèle. Les génomes de l’humanité sont globalement tous pareils, aux petites « erreurs » près qui, pour schématiser, changent par exemple la couleur des yeux. Parmi les trois milliards de bases A, T, C, G présentes dans l’ADN de chacune de nos cellules, seules trois ou quatre millions d’entre elles sont à des emplacements différents, présentent des enchaînements inédits d’un être humain à l’autre. Votre propre encyclopédie de la vie, commissaire, sera quasiment identique à celle de Daniel ou à la mienne, à ces quelques lettres soulignées près.

Sharko était bluffé, mais d’un autre côté, il éprouvait une grande pitié pour cet homme, qui avait encore toute la vie devant lui et qui passerait son existence à recopier ce qu’un ordinateur restituait en quelques secondes à peine.

— De quoi parle précisément le livre de Terney ? Pourquoi Daniel a-t-il été impliqué ?

— Au départ, l’ouvrage devait traiter uniquement de statistiques. Stéphane Terney s’est amusé en utilisant ces fameux A, T, C, et G, à faire un tas de calculs selon leur emplacement, leur répétition, leur quantité dans la longue chaîne de l’ADN. Diviser, par exemple, le nombre total de séquences ATA par celui de CCC — on appelle des successions de trois lettres des codons —, et obtenir des nombres remarquables, entiers, comme 13, ou 7, alors qu’on devrait trouver des nombres à virgule complètement aléatoires. Daniel l’y a aidé… Terney parle même de nombre d’or, de suites mathématiques remarquables… Bref, il annonce clairement que toute la magie de la nature s’exprime à travers l’ADN par ces codes cachés.

— D’où le dessin de l’homme de Vitruve sur la couverture. La perfection de l’humain, cachée dans l’ADN.

— Exactement. Mais moi, je suis très sceptique face à ces « trouvailles ». Quand on cherche quelque chose dans une telle quantité de lettres et de chiffres, on finit toujours par le trouver…

Il grimaça.

— Ce livre n’aurait pu être qu’un vulgaire Da Vinci Code de l’ADN, mais je crois qu’il n’était qu’un prétexte. Terney s’en est servi pour distiller de nombreuses idées eugénistes : plaidoyer pour l’euthanasie, avortement systématique en cas de problème fœtal, rejet des populations vieillissantes, qu’il considère comme un virus de la planète. Terney est… enfin, était pour la pureté et la jeunesse de l’humain. Pour lui, certaines « races », certaines maladies génétiques, cassaient les équilibres mathématiques parfaits qu’il avait réussi à trouver dans le génome humain à l’aide de Daniel… Les « intrus », comme il disait, n’étaient pas dignes de figurer dans le patrimoine génétique à léguer à nos successeurs. Il a utilisé Daniel pour… porter préjudice à des gens comme Daniel, justement. J’ai trouvé cette démarche monstrueuse.

Sharko songea aux individus les plus faibles dans les bancs de poissons. Terney avait voulu faire passer le même genre de message, mais d’un point de vue génétique.

— Pourtant, vous l’avez laissé continuer à voir Daniel, fit-il.

— J’ai essayé d’interrompre leur relation, au début. Mais Daniel était malheureux, ses crises empiraient. Terney lui apportait réellement quelque chose dans cette communication par les chiffres et les lettres. Je pense qu’au fond, il l’aimait vraiment beaucoup. L’ADN était la clé du cadenas qui emprisonnait Daniel, Terney lui a amené cette clé. Alors, j’ai laissé couler mais croyez-moi, je ne portais pas Terney dans mon cœur. Maintenant qu’il n’est plus là, je suis tout de même attristé, car j’ignore comment va évoluer Daniel…

Sharko fixa le jeune autiste, qui se leva, alla poser son stylo dans un coin pour en reprendre un neuf dans la boîte. Il détailla ces rangées, ces étages de livres vides, dont la plupart ne seraient jamais remplis. Dans cette spirale illogique, il eut soudain une intuition.

— Est-ce que Daniel a lu La Clé et le Cadenas ?

— C’est pour ainsi dire son livre de chevet. Il le parcourt presque tous les soirs, inlassablement…

Sharko et Levallois échangèrent un bref regard, tandis que le directeur poursuivait :

— … Mais lire n’est pas le terme exact, vous l’aurez compris. Il ne comprend pas, évidemment, les propos eugénistes, ni les énoncés. Il serait très difficile de vous expliquer rapidement comment il fonctionne mais… disons qu’il parcourt tous les livres qui lui tombent sous la main en termes de « succession de lettres ». Pour schématiser, on va dire que des connexions s’allument dans sa tête, que des ensembles se colorent immédiatement sous ses yeux face à du texte. Il pourra d’un coup d’œil vous faire comprendre ou vous écrire qu’une page comporte cinquante fois la lettre e, sans être capable de vous dire de quoi parle le texte qui la compose.

Sharko serra discrètement les poings.

— J’aimerais beaucoup voir cet exemplaire.

Le directeur acquiesça.

— Il est méticuleusement rangé dans sa chambre, toujours à la même place. Je reviens.

Il disparut dans le couloir.

— C’est effroyable… murmura Levallois. Et nous, qui nous plaignons sans cesse. Ce môme n’a même pas vingt ans et il va passer sa vie ici, dans cette pièce.

— La maladie mentale est un lent poison.

Sharko s’approcha de Daniel. Le jeune homme voûta un peu plus les épaules lorsqu’il sentit la présence derrière lui, comme l’aurait fait un chat sur la défensive, mais il ne cessait de noter. Son pouce et son index droits étaient déformés, osseux. Il tenait son stylo comme on tient le manche d’un tournevis. Le commissaire aurait aimé rassurer ce môme, poser sa main sur son épaule, lui donner un peu de chaleur, mais il n’en fit rien.

Audebert était de retour. Sharko récupéra La Clé et le Cadenas et le feuilleta attentivement. Des pages complètes, vides de sens, représentaient des séquences ADN, d’où Terney tirait des statistiques, traçait des graphiques, dressait des conclusions. Il n’y avait aucune note de la part de Daniel, mais Sharko remarqua des pages cornées, plus abîmées que d’autres. Par exemple, la page 57 du livre. En haut de celle-ci, était indiqué : « Considérons, par exemple, la séquence ADN suivante. » Dessous, plusieurs centaines de A, T, C et G se succédaient, pour former une séquence. Ce qui choqua le commissaire n’était pas cette suite vide de sens. Mais le fait que toutes les lettres, sans exception, avaient été soulignées par Daniel de la même façon que dans le volume numéro 1 de l’encyclopédie de la vie. Il montra la page à Vincent Audebert.

— Vous savez pourquoi il a fait ça ?

Audebert plissa les yeux.

— Je n’avais jamais fait attention… Mais… Il souligne tout ce qui est différent du génome de référence. Avec l’ordinateur, il sait faire des recherches dans le génome… Peut-être a-t-il recherché cette séquence sur le site du Génoscope, sans la trouver ? De ce fait, il aurait tout souligné ?

Sharko tourna encore les pages. Ça recommençait. Pages 141, 158, 198, 206, 235, puis 301… Toujours la même phrase de début : « Considérons, par exemple, la séquence ADN suivante », et toujours les lettres soulignées. Daniel s’était acharné.

Levallois se dirigea vers le livre numéro 2, l’ouvrit, feuilleta quelques pages, haussa les épaules…

— Je ne comprends pas… On voit bien qu’il n’y a qu’une différence de temps en temps entre deux individus. Une différence toutes les mille ou deux mille lettres. Comment Daniel a-t-il pu souligner de si nombreuses différences successives ?

— Stéphane Terney a peut-être écrit des séquences complètement au hasard, juste à titre d’exemple ? Ou alors…

Le directeur paraissait perturbé. Il réfléchit quelques secondes, puis claqua soudain des doigts.

— … ou alors, j’ai peut-être une autre explication.

Il récupéra le livre, ausculta attentivement les pages.

— À cause de Daniel et Stéphane Terney, j’ai dû beaucoup étudier l’ADN, pour comprendre. Je sais à quels endroits de la molécule correspondent des changements aussi rapides, regroupés et importants de séquences. Ils sont ce qu’on appelle des microsatellites.

Il hocha le menton vers l’encyclopédie de la vie.

— Un jour, Daniel écrira des pages où des centaines, des milliers de lettres successives seront soulignées comme ici, avant que tout retombe dans la normalité… Ce seront alors des microsatellites. Vos techniciens de la police scientifique les utilisent tous les jours pour leurs analyses ADN, parce qu’ils sont comme les empreintes digitales. Ils sont uniques pour chaque individu, et toujours situés à la même place dans le génome.

Sharko et Levallois se regardèrent à nouveau, bluffés.

— Ces microsatellites serviraient donc pour les empreintes génétiques ? demanda le commissaire.

Le directeur acquiesça avec conviction.

— Exactement. Messieurs, je crois que sept empreintes génétiques différentes sont noyées dans ce livre, au milieu d’autres données anodines. Sept code-barres de sept individus qui existent peut-être sur cette planète.

27

Les deux flics avaient pénétré en coup de vent dans le bâtiment de la police scientifique, quai de l’Horloge. L’endroit était divisé en différents services comme la toxicologie, la balistique, l’analyse de documents. Un concentré de technologie, un labyrinthe de machines toutes plus coûteuses les unes que les autres, qui analysaient le sang, les mégots, les explosifs, les cheveux. Des aveux arrachés par le biais de la science.

Jean-Paul Lemoine, directeur du laboratoire de biologie moléculaire de la police scientifique de Paris, les attendait dans un petit bureau. Âgé d’une quarantaine d’années, il avait de courts cheveux blonds, presque gris, et d’épais sourcils assortis. Un physique passe-partout, sans éclat, mais sans gros défauts non plus. Son job ? Manipuler avec ses équipes d’énormes machines, comme les amplificateurs PCR[4], les séquenceurs, qui photocopiaient, découpaient, analysaient des morceaux d’ADN.

Il invita les flics à s’asseoir, un peu gêné.

— Des microsatellites… Votre homme a raison. Ils étaient noyés dans la masse d’informations du livre. On aurait peut-être fini par trouver, mais en combien de jours, de semaines ?

Il fixa l’ouvrage ouvert devant lui.

— En tout cas, c’était sacrément astucieux d’avoir dissimulé des codes génétiques dans un livre publié. C’est la meilleure façon d’empêcher qu’un secret soit détruit. En le dispersant dans des milliers de foyers… Je connaissais ce livre. À sa sortie, Stéphane Terney l’avait fait envoyer gratuitement à des universités, des scientifiques, des chercheurs. Une forme de propagande pour des thèses eugénistes habilement dissimulées derrière des données mathématiques. Un auteur turc avait déjà utilisé ce genre de technique dans son Grand Atlas de la création, pour remettre en cause le darwinisme et propager la vague créationniste. L’ouvrage du Turc, magnifique, très fouillé et documenté, avait été adressé aux scientifiques et intellectuels du monde entier.

Il repoussa le livre vers Sharko.

— Que désirez-vous de plus ? La procédure exacte que nous utilisons pour dresser un profil génétique ?

— Pas vraiment, non. On est venus vous voir pour savoir si on pouvait lancer une recherche de ces sept empreintes génétiques dans le FNAEG.

C’était Sharko qui avait eu l’idée. Le FNAEG était le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Depuis 1998, tous les auteurs d’infractions à caractère sexuel y figuraient et, depuis 2007, on pouvait y ajouter presque tous les contrevenants interpellés par la police ou la gendarmerie. Il suffisait qu’il y ait correspondance entre l’enregistrement dans le fichier, et celui trouvé sur une scène de crime par exemple, pour remonter à un suspect.

Lemoine eut l’air sceptique.

— Euh… Il faudrait que je me tape la saisie des lettres à la main pour les rentrer dans l’ordinateur, tout est automatisé d’ordinaire. Normalement, on reçoit un écouvillon de salive à analyser, un vêtement taché de sperme, on met le prélèvement dans la machine et le code-barres de l’individu en ressort. Mais ici, on n’a aucun prélèvement, juste… du papier. Regardez ces pages, vous avez vu comme moi, une empreinte génétique peut atteindre, je ne sais pas, un millier de lettres successives ? Ça prendrait des heures de tout saisir, et encore, sans commettre la moindre erreur. Ce qui demanderait une grande concentration, à renouveler sept fois. Et moi, j’ai déjà eu ma nuit de travail, je suis un peu fatigué.

Il haussa les épaules, l’air gêné. Apparemment, il n’avait qu’une envie à présent : rentrer chez lui.

— Vous savez commissaire, le FNAEG contient moins d’un million et demi de profils génétiques de prévenus, soit même pas 2 % de la population française. Française, commissaire, et non mondiale. Et puis, rien ne nous dit que les empreintes génétiques du livre sont réelles. Elles pourraient…

— Des gens sont morts à cause de ça, le coupa Sharko. Ces empreintes sont réelles, j’en mettrais ma main à couper. Terney les a écrites dans son livre et s’est mis en relation avec un autiste savant pour qu’un jour peut-être, on puisse comprendre s’il lui arrivait malheur. Même si Daniel Mullier n’avait pas été présent sur les lieux du crime, il est évident que nous serions remontés à lui, d’une façon ou d’une autre. Il était comme… une clé, destinée à ouvrir un cadenas. Faites-le. S’il vous plaît.

Après réflexion, le scientifique reposa son gobelet vide et acquiesça dans un léger soupir.

— Très bien. Je vais essayer. Il faudrait quelqu’un pour lire, pendant que je tape.

Il s’empara de l’ouvrage, le tendit à Sharko, qui le tendit lui-même à Levallois.

— Vas-y. J’ai mal dormi, j’ai les yeux qui brûlent.

Levallois grogna.

— Ben voyons. Et moi, tu crois que j’ai dormi ?

Avec un soupir, le lieutenant s’installa aux côtés de Lemoine. Le scientifique l’avisa :

— Surtout, surtout, aucune erreur. Je vais vous indiquer où commencer, pour que ça coïncide avec le format exigé par le logiciel.

Il entoura une lettre particulière, celle juste après la séquence d’amorçage identique à toutes les encyclopédies de la vie.

— Allez-y lentement, mais sûrement.

Levallois se mit à lire…

— AATAATAATAATGTCGTC…

… tandis que Lemoine tapait. Après une vingtaine de minutes, Levallois souffla « Terminé ! », et le biologiste appuya sur « Entrée ». Il patienta quelques secondes. La première empreinte génétique se trouva comparée instantanément aux millions d’enregistrements stockés sur les serveurs sécurisés, basés à Écully.

Sur l’écran, un mot : NÉGATIF. Déception sur les visages.

— Première empreinte inconnue. On dirait que votre théorie ne fonctionne pas, commissaire. On arrête ?

— On continue.

Ils recommencèrent. Deuxième empreinte : négatif. Des cafés, une clope pour Levallois, les cent pas pour Sharko. Troisième empreinte : négatif. Quatrième empreinte… Ronronnement des processeurs, feulement du ventilateur. Les yeux de Lemoine s’écarquillèrent.

— C’est pas vrai. On en tient un. Alors là, je n’en reviens pas.

Sharko s’arracha de son siège et se précipita de l’autre côté. Lemoine lut à voix haute ce que l’écran lui affichait. Nom, prénom, date de naissance.

— Grégory Carnot. Né en janvier 1987.

Sharko eut l’impression de recevoir une balle en pleine poitrine. Levallois détailla à nouveau l’écran, comme s’il n’en croyait pas ses yeux.

— Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous le connaissez ? demanda le scientifique.

Le jeune lieutenant acquiesça.

— La fille qui a été assassinée, à l’origine de notre enquête, est allée le voir en prison. Enfin, il me semble.

Il fixa Sharko dans les yeux.

— Je me trompe, Franck ? Éva Louts est bien allée rendre visite à ce Grégory Carnot, non ? Il faisait bien partie du fameux listing des prisonniers ?

Sharko lui posa la main sur l’épaule, inquiet.

— Va te dégourdir les jambes, je prends le relais.

— T’as les yeux comme des billes. Il ne faut pas se tromper d’une seule lettre. T’es sûr que ça va aller ?

— Tu me prends pour un demeuré ?

Finalement, Levallois lui laissa volontiers sa place. Le commissaire s’installa, l’œil rivé vers le profil génétique de Carnot. Pourquoi Terney avait-il caché l’identité du tueur dans son livre ? Quel était le lien entre les deux hommes ? Il secoua la tête, se concentra sur les lettres comme face à une grille de mots croisés. Les questions viendraient plus tard.

— On y va ? demanda le biologiste.

— On y va…

Sharko se mit alors à réciter les séries de lettres, méticuleusement, posant l’index sous chacune d’elle. Intérieurement, il se battait contre son organisme pour ne pas céder à la déconcentration. Lemoine tapait en silence. Les aiguilles de l’horloge défilaient. Dans la pièce, les corps se chargeaient d’électricité, les doigts se couvraient de moiteur.

Cinquième profil : inconnu. Levallois revint avec trois cafés achetés à la machine. La caféine glissait dans les artères, excitait les neurones. Malheureusement, le sixième profil ne donna pas davantage de résultat. Les hommes reprirent leur souffle. Sharko bâilla, se frotta les yeux, Lemoine fit craquer la jointure de ses doigts, au bout du rouleau.

— Allez, en route pour le dernier, avant la barre dans le crâne.

Ils reprirent leur travail de fourmi, construisant, lettre après lettre, l’identité unique de l’un des sept milliards d’individus peuplant la planète.

Touche « Entrée ».

Le résultat renvoyé par le FNAEG pour le septième et dernier profil leur explosa à la figure.

POSITIF.

Mais le logiciel ne déclina aucune identité, n’afficha aucune photo. Lemoine cliqua sur un bouton qui donnait le détail de la recherche.

— L’enregistrement qui nous intéresse a été saisi par la gendarmerie. C’est une trace qui tourne dans le FNAEG depuis seulement trois jours, sans identité. Ce qui signifie…

Sharko soupira, se passant les deux mains sur le visage, puis compléta :

— … qu’il s’agit d’ADN prélevé sur le lieu d’un délit, mais qu’on n’a toujours pas arrêté son propriétaire. Cela veut aussi dire que l’auteur du délit en est probablement à sa première infraction grave, puisqu’il n’est pas fiché. Je pense avoir la réponse, mais pouvez-vous me dire de quel genre de délit il s’agit ?

Le biologiste lui répondit d’une voix blanche :

— Crime de sang.

28

Lucie flotte au ras du sol. Elle avance sans que ses pieds touchent terre, comme si un souffle divin, froid et silencieux, la poussait. Elle essaie de tourner la tête, mais une espèce de minerve, équipée de grosses œillères, l’en empêche. Son regard inquiet se fige définitivement vers le petit carré de lumière qui troue une nuit uniforme. Le grondement d’un orage retentit, la terre tremble et la seconde d’après, une pluie d’objets lourds se met à dévaler des cieux. Des vases… Des milliers de vases tous identiques se brisent autour d’elle dans un fracas de fin du monde. Curieusement, aucun projectile ne la heurte, comme si un bouclier la protégeait. Le souffle invisible se fait plus virulent, la silhouette de Lucie fend le déluge jusqu’à s’élever plus encore, pour entrer dans la lumière aveuglante. Elle ferme les yeux de douleur, puis la clarté se tamise, sa vision revient progressivement. À présent, elle vole au-dessus de centaines de tables d’autopsie, alignées horizontalement et verticalement. Les cadavres allongés sont, eux aussi, rigoureusement identiques. Petits, nus, méconnaissables. Et brûlés… Leurs visages ressemblent à ce que pourrait être la matérialisation de la souffrance. Quant à leurs corps… Une terre aride…

Exactement au centre de tous ces morts, Lucie remarque que l’un des enfants semble avoir une position différente : au lieu d’être le long de son corps, ses mains sont regroupées sur sa poitrine volcanique, et tiennent quelque chose. Dès lors, Lucie oriente son corps en apesanteur dans cette direction, donne une légère impulsion qui permet un mouvement fluide, uniforme à travers les airs. Elle s’approche, tandis que l’odeur de brûlé reflue comme une protubérance solaire. Brutalement, les paupières de l’enfant se soulèvent, laissant place à deux puits noirs d’horreur. Lucie crie sans qu’un son sorte de sa bouche. Elle veut faire demi-tour, mais son corps glisse sur l’air et la rapproche inexorablement du gouffre des yeux. Elle voit enfin ce que l’enfant tient : un vase, le même que ceux qui chutent à l’extérieur. L’œil noir, le gauche, est à présent aussi grand qu’un tourbillon. Lucie se sent incapable de lutter et se laisse aspirer. L’enfant lui tend le vase, qu’elle agrippe au moment où l’œil l’avale… Et elle chute en hurlant…

Lucie émergea en sueur, un cri au bord des lèvres. À la frontière de l’éveil, elle ouvrit les yeux. Les murs, le plafond, la décoration réduite à son minimum… Durant quelques secondes, elle se demanda où elle se trouvait, puis ses pensées se réorganisèrent. L’Haÿ-les-Roses, Sharko, leur discussion dans la nuit… Suivie du trou noir.

Habits chiffonnés… Cheveux en pétard… Chaussettes abandonnées… Lucie se redressa, encore secouée. Il n’était pas une semaine sans que tous ces enfants morts viennent la hanter. Toujours, toujours le même scénario, qui la conduisait irrémédiablement vers une chute sans fin dans l’œil. Elle savait que ce rêve lui racontait quelque chose. Les vases avaient probablement un rapport avec le défaut dans l’iris de Clara, cette pluie improbable lui indiquait qu’elle devait ouvrir les yeux, faire attention à ces vases. Mais pourquoi ?

— Franck ? Tu es là ?

Pas de réponse. Elle jeta un œil à sa montre. Presque 9 heures du matin, bon Dieu. En catastrophe, elle se jeta sur son cellulaire. Des messages. Sa mère s’inquiétait du manque de nouvelles. Immédiatement, elle la rappela pour la rassurer, lui dire que tout allait bien.

Au téléphone, il lui fut difficile de trouver les mots justes, d’expliquer qu’elle ne rentrerait pas tout de suite, sans provoquer l’incompréhension, la colère de son interlocutrice. Face à ces semblants d’explications, des phrases dures sortaient du cellulaire : comment Lucie pouvait-elle à nouveau sombrer dans le cauchemar qui avait brisé sa vie ? Carnot était mort, mort et enterré, pourquoi n’arrivait-elle pas à l’admettre, à faire le deuil de cette ordure ? Pourquoi continuer à poursuivre des fantômes ? Chez qui avait-elle dormi ? Et patati, et patata. Cinq minutes à laisser les reproches se déverser.

Sans se fâcher, Lucie demanda comment allait Juliette. Sa mère l’avait-elle bien déposée ce matin à l’école ? La petite s’entendait-elle bien avec ses nouveaux camarades ?

Marie ne répondit que par des oui secs, puis raccrocha.

Lucie se dit que sa mère avait tellement raison, au fond. Elle avait toujours été incapable de développer une relation stable et complète avec ses filles. De leur apporter l’amour d’une vraie mère. Son métier de flic avait été à la fois la cause et l’excuse, elle avait besoin que ses filles lui manquent pour les aimer, elle voulait voir le pire autour d’elle, traquer les plus abjectes ordures, pour revenir du travail à bout de force et prendre conscience qu’elle avait une véritable chance d’avoir une famille à chérir.

Mais depuis le drame, Lucie avait affronté une autre vérité, bien plus insupportable : elle n’avait jamais autant aimé Clara. Et quand, dans ses yeux, Juliette devenait Clara, elle lui donnait toute son affection. Mais quand Juliette restait Juliette… Parfois Lucie l’aimait, et parfois…

Elle préféra ne pas insister. Avec un soupir, elle se dirigea vers la cuisine. Un mot l’attendait sur la table : « Fais-toi un café. Il y a encore tes affaires dans le placard de ma chambre. Et pars avant ce soir, s’il te plaît. » Les mâchoires serrées, elle roula le papier en boule, le jeta à la poubelle et se dirigea dans la chambre. Le magnifique circuit de trains miniatures avait été complètement démonté, les rails stockés pêle-mêle dans des sacs plastique, prêts à être jetés. Plus aucune décoration ni couleur, lit fait au carré, draps pas froissés, on aurait dit la chambre d’un mourant. Même la petite locomotive Ova Hornby à l’échelle 0, avec son wagonnet noir pour bois et charbon, celle dont Sharko ne se séparait jamais, ne faisait plus partie du décor.

Lucie trouva ses habits de l’été dernier au fond de la commode. Ils étaient soigneusement empaquetés sous du film plastique, avec deux petites boules de naphtaline. Sharko jetait ses trains si chers à son cœur, mais pas les vêtements d’une femme qu’il n’aurait jamais dû revoir…

Elle prit le paquet de vêtements et fut surprise d’apercevoir, derrière une pile de pulls appartenant à Sharko, une boîte de cartouches ainsi qu’un revolver. Il s’agissait d’un Smith & Wesson, calibre 357 Magnum. Lucie s’en empara. La plupart des flics possédaient une seconde arme chez eux, généralement pour pratiquer le tir en stand ou parce qu’ils étaient collectionneurs. Par curiosité, elle ouvrit le barillet. Elle frissonna lorsqu’elle découvrit qu’il y avait une balle à l’intérieur. Une balle bien placée, qui jaillirait du canon si l’on appuyait sur la détente. Pouvait-il s’agir d’un oubli ? Sharko, vu son état, était-il capable de commettre une telle erreur ? Elle ne préféra pas s’interroger sur l’usage qu’il pouvait — ou qu’il comptait — faire de cette arme et la remit en place.

Dans le paquet, elle piocha un jean noir, des sous-vêtements propres, un sweat beige à manches courtes. Direction la salle de bains. Une feuille de papier, accrochée au mur, illustrait la dégringolade du poids du flic. Il s’apprêtait à franchir la limite des soixante-dix kilos. Lucie en eut le cœur retourné. Elle se lava et s’habilla le plus vite possible, dans ce silence de mort, face au miroir trop grand, dans lequel elle ne pouvait s’empêcher de voir Sharko ruminer sa solitude, chaque matin, chaque soir, chaque nuit. Le calvaire d’un forcené de la vie, qui voulait purger sa peine jusqu’au bout. Et si un jour il craquait, l’arme serait là, juste au bout du lit, pour aider…

Après avoir bu un café, fait la petite vaisselle, elle remarqua une enveloppe, proche de l’unité centrale de l’ordinateur. Il ne lui semblait pas avoir vu cette enveloppe hier. Sharko l’avait-il apportée dans la nuit ? Ou alors, l’avait-il laissée là volontairement, pour qu’elle y jette un œil ?

Lucie l’ouvrit. Elle contenait les photos de la scène de crime de Terney : plans sur la bibliothèque, le musée avec ses fossiles, les trois tableaux étranges côte à côte — Lucie grimaça devant le placenta et la momie de Cro-Magnon — et le cadavre bien sûr, photographié sous toutes les coutures. Elle plissa le nez. L’homme âgé avait été torturé jusqu’au tréfonds de sa chair. Ses yeux fixaient le néant, comme s’ils cherchaient l’ultime réponse à la question que devaient se poser toutes les victimes avant de mourir : pourquoi ?

Après avoir allumé l’ordinateur, elle ouvrit un navigateur Internet et entra l’identité « Stéphane Terney » dans le moteur de recherche. La page se chargea de réponses, dont, en premier lieu, une page Wikipédia consacrée au chercheur. Lucie cliqua, et fut surprise par la longueur et la densité de l’article. Un vrai papier de journaliste. Elle se dit qu’Internet était quand même génial.

Elle se mit à lire.

Stéphane Terney était né le 8 mars 1945 à Bordeaux. La photo, en encart, le présentait âgé d’une cinquantaine d’années. Costume sombre, les traits sévères, les lèvres droites et fines, sans la moindre trace de sourire.

Dans sa jeunesse, Terney est avant tout un sportif, comme son père, en son temps champion de France du quatre cents mètres plat. Au rythme de six heures d’athlétisme par semaine, Stéphane Terney participe, à quatorze ans, aux championnats régionaux d’Aquitaine sur la distance du dix kilomètres, enchaîne les compétitions, mais ne parvient jamais à se classer dans le trio de tête. Très vite, il tourne le dos aux études et se retrouve, à seize ans, enrôlé dans le 57e régiment d’infanterie, qui dispose d’une excellente équipe de coureurs de fond. Terney s’explose dans la course, obtient des résultats, satisfait ses supérieurs, mais on lui impose, en parallèle, une formation d’infirmier militaire. De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre d’Algérie fait rage et, parce qu’il se sent indispensable à l’équipe sportive, Terney ne voit pas le coup venir : on l’envoie sans sommation, comme des milliers d’autres, dans la grande ville d’Oran, au nord-ouest du pays. Là-bas, l’infiltration du FLN et de l’OAS dans la population provoque des flambées de violence. Enlèvements, attentats, l’épouvante règne dans les quartiers musulmans et européens. Sur place, Terney s’occupe des blessés, les soigne comme il peut. Les bras arrachés par des explosions ne se comptent plus, la terreur est omniprésente et le jeune infirmier, pas du tout habitué à côtoyer la violence, peine à s’y accoutumer. Des gens gémissent et pleurent dans ses bras.

Le tournant se situe le 5 juillet 1962. Des civils équipés d’armes de poing et de couteaux se ruent sur les immeubles des Européens, enfoncent les portes des appartements, ouvrent le feu dans les restaurants, arrêtent, enlèvent, égorgent, au hasard des rencontres. Pendaisons à des crocs de boucher, mutilations, énucléations, l’horreur n’a plus de limites. À cause des accords de paix, les soldats français tardent à intervenir. Lorsque Terney débarque dans les rues, il a l’impression de sombrer dans un autre monde. Deux images le marquent dans sa chair même. La première est celle d’un type assis contre un mur, bien vivant, qui tient ses boyaux dans les mains avec un sourire. La folie et la mort le guettent. Et la seconde…

Lucie gesticula sur son siège, mal à l’aise. Tant de détails sordides… Il était évident que l’auteur de la page Wikipédia avait rencontré et interrogé Terney pour bâtir son article. Le scientifique lui avait alors livré ses plus intimes souvenirs, ses douleurs infernales, les exposant aux yeux de tous. S’agissait-il d’un moyen de se purger ? D’un besoin de reconnaissance ?

Refroidie, elle se remit à sa lecture.

La seconde image… Terney, trousse de secours en main, avance avec la troupe. Claquement de chaussures Rangers au milieu des rues mortes. Soudain, des cris aigus, presque imperceptibles, proviennent de l’intérieur d’une habitation. L’infirmier pense d’abord à un chat, puis réalise qu’il doit s’agir d’un nouveau-né. Il pousse la porte. Ses chaussures baignent dans un sang noir et épais. Face à lui, au sol, il découvre une civile décédée, complètement nue et mutilée. Un bébé hurle entre ses jambes, sur le carrelage, dans une flaque blanchâtre. L’enfant est encore relié par le cordon ombilical à sa mère. Avec un hurlement, Terney se précipite et coupe ce lien de vie avec une paire de ciseaux. Le bébé gluant et ensanglanté se tait brutalement et meurt dans la minute. Des soldats retrouvent Terney figé dans un coin, l’enfant mort serré contre lui.

Une semaine après, il est en France, libéré de ses obligations militaires. La cause ? Trop grande fragilité psychologique.

À dix-neuf ans, Terney ne voit plus le monde de la même façon : il mesure soudain, de façon aiguë, le prix de la vie humaine et ressent l’irrépressible envie de réaliser « quelque chose d’important pour ses concitoyens ». Il va alors étudier et devenir médecin. Était-ce enfoui au plus profond de lui-même ? S’agissait-il d’une réelle vocation, en définitive ? Toujours est-il que Terney fait de brillantes études à Paris et se spécialise en gynécologie obstétrique. Il veut suivre des grossesses et faire naître des bébés.

Dès lors, la mécanique de création, qui s’étale de la fécondation à la naissance, ainsi que tous les processus mis en place par l’organisme maternel, le fascinent. Comment une telle alchimie, une telle complexité peuvent-elles exister ? Comment la nature peut-elle drainer autant d’intelligence ? Très vite, en complément de ses activités, il devient un spécialiste du système immunitaire, notamment sur le comportement des mécanismes de défense qui assurent la survie de l’embryon, puis du fœtus. Pourquoi le système immunitaire, qui attaque tous les corps étrangers et rejette même les greffes, laisse-t-il un organisme, dont la moitié du patrimoine génétique est intrus (car paternel), se développer dans le ventre maternel ? Quels secrets de l’Évolution permettent la naissance in vivo, à l’intérieur même de l’être humain ?

Terney se passionne alors pour ces grandes questions sur la vie et avance ainsi avec deux casquettes : gynécologue obstétricien d’un côté, chercheur de l’autre. À même pas trente ans, il publie, beaucoup, dans la presse spécialisée. Dès 1982 — Terney a trente-sept ans — il devient l’un des référents mondial de la pré-éclampsie, une hypertension artérielle gravidique qui touche les mères pendant leur grossesse. Un phénomène inexpliqué, mystérieux, qui frappe 5 % des femmes et qui fait naître majoritairement des bébés faibles et maigres, dont très peu survivent.

Lucie bâilla et s’étira. De nombreux liens permettaient de naviguer sur des articles Wikipédia connexes. Immunologie, pré-éclampsie, obstétrique… Dix fois mieux qu’un rapport de police. Elle se leva et partit se servir un second café. Un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Elle pouvait apercevoir les frênes du parc de la Roseraie, là où Sharko aimait se promener. Continuait-il à y passer une heure ou deux, chaque semaine, assis sur son vieux banc en bois ? Se rendait-il toujours, chaque mercredi, sur la tombe de sa famille ? Au loin, dans une espèce de brume grise, elle distinguait la tour Eiffel, minuscule, et la mer infinie de maisons.

Lucie retourna lentement vers le salon. Terney lui apparaissait comme un personnage brillant, d’une grande intelligence, qui avait trouvé, dans le chaos algérien, un sens à sa vie. Mais quelles cicatrices profondes avait laissé en lui la violence sur cette terre de feu ? Quel sentiment ressentait-il, chaque fois qu’il amenait un bébé à la lumière ? Celui de soigner une blessure intérieure ? De rééquilibrer l’injustice du monde ?

Elle s’installa à nouveau et, tasse aux lèvres, poursuivit sa lecture.

Alors qu’il se spécialise dans l’ADN, la compréhension de la pré-éclampsie et rédige des articles sur le sujet, Terney se met à développer ses premiers propos eugénistes. À cette époque, il voyage beaucoup, rencontre de nombreux chercheurs du système immunitaire et prône ses idéaux de manière subtile, à renforts d’exemples rodés : les maux sociaux et sanitaires — tuberculose, syphilis, alcoolisme —, les tares congénitales véhiculées par les reproductions de plus en plus tardives, affaiblissent le « pool génétique » de l’humanité. Les dispositifs sociaux de protection des plus démunis, des malades et des plus faibles constituent la première de ses cibles. Il est clairement contre la charité chrétienne. Dans son activité de gynécologue obstétricien où son excellence compense son arrogance, il profite de la loi Veil et n’hésite pas à conseiller l’avortement à ses patientes, en cas de grossesses à risque, aussi petit soit le risque. Pour le bien de tous.

Terney poursuit ses tournées auprès de chercheurs, de spécialistes, d’étudiants, exposant sans cesse des exemples saillants. Lors de conférences devant des publics de centaines de personnes, il interroge son assemblée : il demande aux spectateurs de lever la main si des amis ou des membres de leur famille ont été touchés par un cancer. Il renouvelle l’expérience avec des cas de diabète et, enfin, avec la stérilité. Encore des mains qui se lèvent. Terney demande finalement à tous ceux qui ont levé la main au moins une fois, de le faire à nouveau. Presque tous les doigts se lèvent. Devant la stupéfaction des invités, le chercheur lance des phrases chocs : « Notre population est trop vieillissante et sa richesse génétique s’épuise. Notre génération d’enfants est la première à être en moins bonne santé que celle de ses parents. »

Lucie interrompit sa lecture, tant le paragraphe la stupéfiait. Elle aussi aurait levé sa main : l’un de ses ex-collègues de travail était diabétique, son oncle était mort d’un cancer de la gorge à cinquante-deux ans. Elle pensait aussi à Alzheimer, aux allergies en tout genre. Des maladies de plus en plus nombreuses, qui n’existaient pas il y a cent ans. Terney avait fichtrement raison. Plus le temps passait, plus nous nous reproduisions tard, et plus les enfants naissaient avec davantage de problèmes que leurs parents.

Perturbée par cette criante réalité, elle revint au texte.

Vie personnelle de Terney : en 1980, à trente-trois ans, il est amoureux et se marie. Six ans plus tard, il divorce. Sa femme, Gaëlle Lecoupet, avocate au barreau de Paris, ne le suit pas en province lorsqu’il prend, la même année, la tête du département de gynécologie obstétrique de l’hôpital de la Colombe, une grosse maternité, à cent cinquante kilomètres de la capitale.

Soudain, la gorge de Lucie se serra.

Le nom de la ville où Terney avait exercé, de 1986 à 1990, lui claqua à la figure.

Reims.

Là où était né Grégory Carnot, en janvier 1987.

Stupéfaite, Lucie se passa les mains sur le visage. La coïncidence était trop, bien trop grosse. Reims… Était-il possible que Terney ait travaillé dans l’hôpital où était né Carnot ? Elle se rua sur son téléphone portable, appela l’état civil de Reims. Après quelques détours administratifs, on lui annonça le nom de la maternité dans laquelle était né, sous X, Grégory Carnot.

L’hôpital de la Colombe.

Lucie raccrocha.

Elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans un coin de la pièce, le front contre le mur comme une petite fille punie.

Une certitude lui martelait à présent l’esprit : aussi incroyable que cela puisse paraître, Stéphane Terney avait sans aucun doute mis au monde Grégory Carnot en 1987. Et vingt-trois ans plus tard, une enquête criminelle rapprochait à nouveau les deux hommes. Il ne pouvait pas s’agir d’un hasard. Impossible.

Pourtant, Lucie avait beau chercher, se creuser la tête, elle ne comprenait pas. Terney avait-il suivi la trace de Carnot, pendant toutes ces années ? L’avait-il surveillé ? Avait-il même cherché à le mettre au monde ? Mais pour quelle fichue bonne raison ?

Lucie termina l’article rapidement.

Après Reims, Terney ne fait plus fait beaucoup parler de lui. Il revient à Paris en 1990, se marie encore et divorce à plusieurs reprises, consumant ses liaisons comme des cigarettes, sans jamais avoir d’enfant. Il exerce dans une clinique de Neuilly, poursuit ses recherches sur la pré-éclampsie, se spécialise davantage en immunologie, laissant en arrière-plan l’obstétrique. En 2006, il rédige son fameux livre La Clé et le Cadenas, qu’il envoie par milliers d’exemplaires dans les écoles, chez des particuliers ciblés, ravivant ainsi, quelque temps, sa réputation et ses propos eugénistes. Avant que tout s’éteigne à nouveau et qu’il mène une carrière des plus classiques.

Lucie éteignit l’ordinateur et regarda ses clés de voiture, qui étaient posées sur la table du salon. Elle disposait d’un nom de maternité, d’une date de naissance. Même si la mère de Grégory Carnot avait accouché sous X, il devait forcément y avoir des dossiers, des gens avec qui Stéphane Terney avait travaillé à l’époque, qui pourraient, peut-être, parler de l’obstétricien, de son rapport avec la mère, le nouveau-né, ou même de l’accouchement. Peut-être cet enfant maudit, sa mère, son père, avaient-ils laissé une trace dans les mémoires ? Peut-être la mère biologique avait-elle abandonné son identité dans les dossiers ?

Il fallait tenter le coup, essayer d’ouvrir des pistes d’investigations pour comprendre ce qui pouvait relier Terney au tueur de sa fille. Elle mettrait à peine deux heures pour se rendre à Reims.

Avant de filer, Lucie réfléchit. Elle savait qu’elle risquait de se heurter à des murs, dans un milieu aussi administratif que l’hôpital. Se prétendre flic ne suffirait plus. Il lui fallait une fausse carte de police. Non pas une reproduction parfaite, mais un papier qu’elle montrerait rapidement. Après tout, personne ne savait à quoi ça ressemblait réellement.

Elle disposait d’une photo d’identité dans son portefeuille, et Sharko, d’une excellente imprimante couleur.

Lucie se connecta à Internet. Les sites pour fabriquer de faux papiers, « destinés à l’amusement », ne manquaient pas. Permis de conduire, diplômes, fiches d’état civil… Un quart d’heure plus tard, l’imprimante crachait la fausse carte de police sur une feuille cartonnée blanche. Elle avait décidé de s’appeler à nouveau Amélie Courtois. Mieux valait continuer à rester anonyme. Lucie découpa la feuille méticuleusement, la froissa légèrement pour la vieillir un peu, y apposa la photo d’identité décollée de sa carte de la médiathèque et glissa le tout derrière le petit carré en plastique, légèrement opaque, dans l’une des poches intérieures de son portefeuille.

Ni vu, ni connu. Son expérience et son aplomb feraient 90 % du travail.

Cette fois, elle était redevenue flic, enquêtant dans un espace parallèle où personne n’aurait le réflexe de creuser, pas même Sharko. Parce que personne ne connaissait aussi bien Grégory Carnot qu’elle : le rapprochement entre ce tueur né à Reims et la clinique où Stéphane Terney avait exercé il y a plus de vingt ans était indétectable.

Elle embarqua les photos de la scène de crime de Terney, son blouson, et sortit, claquant la porte derrière elle.

Elle ne remarqua pas l’homme assis au volant de sa voiture, devant la résidence. Après qu’elle eut disparu, Bertrand Manien s’alluma une cigarette et prit en souriant la direction du 36, quai des Orfèvres.

29

La 407 de fonction conduite par Levallois venait de rejoindre l’autoroute A6a, direction Fontainebleau. En cette fin de matinée, la circulation était fluide — une notion toute relative lorsqu’on habitait à Paris — et les flics n’avaient pas eu à utiliser le gyrophare deux tons pour se frayer leur chemin.

Auparavant, Sharko était repassé au 36, afin de faire part de leurs découvertes et de refiler ses tâches — à savoir, interroger les proches et collègues de Stéphane Terney — à d’autres coéquipiers.

À présent, les deux flics fonçaient en direction de La Chapelle-la-Reine, un bled paumé au sud de la forêt de Fontainebleau. Ils avaient rendez-vous avec le capitaine de gendarmerie Claude Lignac, qui avait tenu, l’espace de quelques heures, les rênes d’une enquête particulièrement sordide : un double crime de sang dans les bois, commis par un tueur dont l’ADN figurait dans un bouquin rédigé en 2006 par Terney. Devant la nature immonde et inhabituelle de l’acte, ce gendarme avait finalement perdu l’enquête au profit de la prestigieuse section de recherche de Versailles.

Évidemment, hormis les officiers du 36, tout le monde ignorait que le code génétique de l’auteur de ce double homicide datant de six jours, figurait dans les pages d’un livre somme toute banal, sorti quatre ans plus tôt : La Clé et le Cadenas. Afin d’éviter les fuites, notamment avec la presse, les flics devaient garder, pour le moment, l’information secrète. Officiellement, ils s’intéressaient à ce meurtre ayant un rapport avec l’une de leurs enquêtes dont ils ne pouvaient, pour l’instant, divulguer la moindre information.

Sharko changea la station de radio, basculant sur une chanson des Cranberries, Zombie. Bellanger lui sourit.

— Ces derniers jours, tu essaies de te redonner une bonne allure. Ton costume… Tes cheveux… Et puis tu as l’air un peu moins triste aussi. Il y a une femme dans ta vie ?

— Pourquoi vous me dites tous ça, bon sang ?

— On m’a dit que depuis la mort de ta femme, c’était le grand désert pour toi. Alors je…

— Laisse tes suppositions de côté. Ça vaut mieux.

Levallois haussa les épaules.

— On est collègues. Les collègues, ils se disent ce genre de choses. On dirait que je bosse avec un poteau électrique. Personne ne sait réellement ce que t’as fichu à l’OCRVP. Et pourquoi on ne parle jamais d’autre chose que des affaires ? Pourquoi tu ne me poses aucune question sur… sur ma vie par exemple ?

— Parce que c’est mieux ainsi. Le métier entre suffisamment dans ta vie, ne fais pas entrer ta vie dans le métier. Laisse ta femme, tes gosses si tu en as, en bas du 36, c’est préférable.

— Je n’ai pas encore de gosse mais… — il hésita — mais ma femme est enceinte. On va avoir une petite fille.

— Tant mieux.

Réponse froide, sèche. Levallois secoua la tête de dépit et se concentra sur la route, sur leur enquête. L’affaire le happait chaque jour davantage, et chaque jour, il rentrait un peu plus tard. Il se surprit à ressentir une excitation croissante, au fur et à mesure qu’il sombrait dans les ténèbres. Finirait-il un jour comme Sharko, lui aussi ? Préférant revenir dans le concret, il tira ses dernières conclusions à voix haute :

— Stéphane Terney a écrit son livre en 2006, il y a quatre ans. Il disposait déjà du code génétique de Carnot et de celui du tueur de La Chapelle-la-Reine, alors que ceux-ci n’étaient même pas dans le FNAEG. Notre empreinte génétique n’est pas écrite sur notre front, donc, il les a forcément rencontrés, un jour ou l’autre, pour leur faire des analyses à partir de leur sang, leurs cheveux, leur salive, que sais-je ? Toujours est-il qu’il a utilisé le genre de machines dont on dispose à la police scientifique pour en extraire leur profil ADN et le planquer dans son livre.

Sharko approuva.

— Il y a sept profils génétiques dans son bouquin. Deux d’entre eux sont présents dans le FNAEG. Des tueurs violents, sans pitié, a priori. Ça laisse potentiellement six tarés en liberté, quelque part. Les cadavres de Fontainebleau prouvent que l’un d’entre eux est en action. Quant aux autres, ils sont des bombes à retardement qui, si on continue à ce rythme, ne vont pas tarder à exploser.

— Peut-être qu’elles ont déjà explosé… Peut-être que ces autres anonymes ont tué, mais qu’ils n’ont pas laissé leur ADN sur les lieux du crime. Ou alors, peut-être agissent-ils dans un autre pays ? Qu’est-ce qu’on en sait ?

Ses mots furent suivis du silence de la réflexion. Qui était cette armée de l’ombre ? Qu’est-ce qui déchaînait cette violence en eux et les poussait à commettre des crimes atroces ? Sharko posa son front sur la vitre côté passager et bâilla discrètement. Même dans ces circonstances, le sommeil revenait comme un acide et le rongeait de l’intérieur. Devant, les lignes blanches défilaient, les paysages se succédaient. Les barres d’immeubles d’un gris déprimant laissèrent rapidement place aux champs colorés, puis à la forêt de Fontainebleau. Un monstre végétal qui happait l’asphalte et la lumière, qui rendait à la nature son pouvoir.

Tandis que Sharko somnolait, sursautant chaque fois que sa tête chutait vers l’avant, le véhicule quitta l’autoroute du Soleil et rejoignit La Chapelle-la-Reine en dix minutes à peine. Trois mille habitants, des champs partout, la lisière de la forêt autour, à tout juste deux kilomètres. La gendarmerie ne ressemblait qu’à un bâtiment administratif parmi d’autres. Un bloc de béton, barré d’une enseigne tricolore « Gendarmerie ». Monotone, déprimant. Sur le parking, dormaient deux malheureuses voitures de fonction bleu foncé.

Levallois se gara en épi, sortant Sharko de sa torpeur.

— Franchement, je ne comprends pas, fit le jeune. Qu’est-ce qu’on est venus foutre ici ? C’est la SR qui est chargée de l’enquête, qui possède tous les dossiers. Pourquoi on n’est pas allés les voir directement, histoire de gagner du temps ?

— Le type qu’on va rencontrer, Claude Lignac, doit être profondément aigri de ne pas avoir gardé la main. Je te parie qu’il est au jus, plus que n’importe qui. Et puis, il ne nous posera pas trop de questions. J’aime bien les gens qui ne posent pas trop de questions.

— Le chef voulait qu’on aille voir la SR. On sort des procédures, et je n’aime pas trop ça.

— La SR n’aurait lâché que des bribes d’information, qu’est-ce que tu crois ? La guerre entre police et gendarmerie n’est pas juste une légende. Il faut savoir se passer des procédures et te fier à ton intuition.

Ils sortirent et s’engagèrent dans l’entrée. Un jeune, vêtu du pull bleu marine, avec des épaulettes indiquant son grade de brigadier, les salua et les emmena dans le bureau du capitaine Claude Lignac. L’homme, âgé de trente-cinq ans, portait de petites lunettes rondes, avait les moustaches fines et élégantes, et les traits particulièrement joviaux : une vraie tête d’enquêteur anglais. Après les présentations et quelques questions de routine sur la raison de l’intérêt de la PJ pour cette affaire, il prit ses clés de voiture ainsi qu’un dossier.

— J’ai cru comprendre que vous vouliez voir la scène de crime au plus vite ?

— Si vous pouviez nous y emmener, en effet. Nous discuterons là-bas. Vous suivez un peu le dossier de la SR ?

Le gendarme haussa les épaules.

— Évidemment que je le suis. Les gars de Versailles nous ont peut-être débarqués de l’enquête, mais on est chez moi, ici. Et tout ce qui s’y passe me concerne.

Il les précéda vers la sortie. Sharko fit un clin d’œil à son collègue. Claude Lignac monta dans sa voiture, démarra, Levallois suivit. En cinq minutes à peine, la forêt les avala. Quittant la départementale qui filait vers Fontainebleau, le gendarme s’engagea sur une route de traverse un peu chaotique, roula encore cinq bonnes minutes, puis finit par se garer au bord d’un chemin de randonnée. Claquements de portières, semelles crissant contre la terre. Sharko rapprocha les pans de sa veste, la température avait sensiblement baissé comme pour leur rappeler l’ampleur du drame dont ces arbres avaient été les témoins. Autour, quelques piaillements d’oiseaux et craquements de vieux bois se perdaient dans l’immensité.

Claude Lignac les invita à le suivre. En file indienne, ils marchèrent sur de la terre légèrement humide, au cœur des broussailles, des hêtres, des châtaigniers. Le capitaine bifurqua dans un espace un peu plus dense et désigna un tapis végétal constitué de mousse et de feuilles décomposées.

— C’est là qu’un cavalier les a retrouvés. Carole Bonnier et Éric Morel, deux jeunes qui habitaient Malesherbes, une ville située à environ vingt kilomètres d’ici. D’après leurs parents, ils étaient venus passer trois jours dans les bois, en camping sauvage, pour faire de l’escalade sur les rochers.

Sharko s’accroupit. Des traces de sang séché maculaient encore les feuilles et le bas d’un tronc. Des giclées franches, épaisses, qui témoignaient de la furie du crime. Lignac sortit des photos de sa pochette et les tendit à Levallois.

— Je les ai récupérées auprès de la SR. Voilà ce que ce bâtard leur a fait.

L’âpreté soudaine de ses mots surprit Sharko. Le visage de Levallois se ferma plus encore, tandis que Lignac continuait à livrer ses explications :

— La section de recherche affirme qu’il les a d’abord frappés violemment au visage et dans l’abdomen, au point de quasiment les assommer. L’autopsie a révélé des hématomes sous-cutanés et la rupture de certains vaisseaux sanguins, qui démontrent la violence des coups.

— Il a utilisé un outil ? Un bâton ?

— Non, il y est allé à mains nues au début. Ensuite seulement, il a utilisé un de leurs piolets d’escalade qu’il avait pris dans leur sac, pour finir le travail, si je puis dire. On n’avait jamais vu une chose pareille, ici.

Les lèvres serrées, Levallois tendit les photos au commissaire. Sharko les observa attentivement, l’une après l’autre. Plans larges de la scène de crime, gros plan des plaies, des visages, des membres mutilés. Une boucherie.

— Tout y est passé, commenta le gendarme avec dégoût. Le légiste, là-bas, à Paris, a relevé quarante-sept coups de piolet pour lui, et… et cinquante-quatre pour elle. Il a frappé partout, avec acharnement et une force peu commune. L’impact du métal sur les os a même provoqué des cassures, il paraît.

Sharko rendit les photos et fixa un temps le sol maculé. Deux monstres dissemblables, Carnot et celui-ci, avaient agi à un an d’écart, mais avec un mode opératoire à peu près identique, d’une violence extrême. Deux animaux sauvages recensés par Terney, déjà en 2006.

Deux parmi sept… Sept profils qui, a fortiori, appartenaient à la même race de tueurs. D’où la question étrange de Sharko :

— Savez-vous si l’assassin est gaucher ?

Question qui, comme Sharko s’y attendait, sembla déstabiliser le militaire.

— Gaucher ? Heu… Faudrait demander à la SR, mais si je me souviens bien, ça n’était pas stipulé dans le rapport d’autopsie. L’arme utilisée pour le crime était à bords symétriques, donc il n’y a aucun moyen de le savoir en observant les plaies. Pourquoi cette question ?

— Parce que votre tueur est probablement gaucher. Il doit aussi être grand, fort, âgé de vingt à trente ans. Ces empreintes de pas, imprimées dans la terre, sont les siennes ?

— Oui. Il chausse du 45. Mais comment vous…

— Un grand gaillard, d’une taille sans doute supérieure à 1,85 mètre. Avez-vous pu reconstituer les circonstances exactes du crime ?

Sharko observait attentivement les alentours, surtout les troncs. Il y cherchait des gravures. Peut-être que, comme pour Carnot ou le Cro-Magnon, le tueur avait fait des dessins inversés ? Malgré son œil inquisiteur, il ne dénicha rien de particulier.

— À peu près, oui, répondit le gendarme. L’estimation du décès remonte à 8 heures du matin, il y a six jours. Nous sommes arrivés environ un quart d’heure après l’appel du cavalier, aux alentours de 9 h 30. Une casserole était posée sur le réchaud à gaz allumé, toute l’eau s’était évaporée. On pense que les victimes préparaient leur petit déjeuner. Elles étaient en tenue de sport, short et tee-shirt. La tente était encore montée, et les duvets dépliés. Des VTT étaient enchaînés à l’arbre.

Le capitaine s’avança et remua quelques feuilles du pied.

— Les victimes ont été retrouvées juste là, près de leur tente. Elles n’ont pas eu le temps de fuir, ou n’ont pas cherché à le faire. Le tueur venait assurément par le chemin que nous venons d’emprunter. Un chemin relativement fréquenté par les promeneurs, les cyclistes, les cavaliers. Il a quitté la voie, a traversé les fougères. Il s’est approché, il a frappé. A-t-il utilisé un prétexte pour les aborder, ou s’est-il précipité sur eux ? À ce stade, la SR est dans le flou.

Sharko se dit qu’il avait eu du flair : l’homme suivait l’enquête de près. Un moyen, pour lui, de prouver qu’il restait maître de son territoire et, surtout, de s’arracher à sa monotonie quotidienne.

— Pas de témoins ?

— Aucun. C’était un peu tôt pour les promeneurs, qui restent de toute façon sur le sentier. Les circonstances du meurtre ont été détaillées dans la presse locale, c’est moi qui m’en suis chargé, je connais du monde. Un appel à témoins a été lancé.

— Très bien. Et ça a donné quelque chose ?

— Non, personne ne s’est manifesté. L’assassin a eu de la chance.

— Ils en ont souvent. Jusqu’à ce qu’on les arrête.

Sharko enjamba quelques branchages et revint sur le chemin. Il haussa le ton :

— Je me trompe ou on ne pouvait pas voir la tente depuis le chemin ?

Le gendarme réajusta ses petites lunettes rondes.

— Vous avez raison. Ces jeunes devaient savoir qu’ils n’avaient pas le droit de camper dans le bois, ils se sont mis à l’abri des regards. Comment l’assassin les a-t-il trouvés s’il passait par hasard dans le coin ? Au son de leur voix, car il était probable que les jeunes parlaient. Et n’oubliez pas que de l’eau chauffait, il devait s’élever un panache de fumée dans l’humidité du petit matin. Facile alors de les repérer.

Ce gendarme était un adepte du détail. Sharko se frotta le menton, scrutant à nouveau les alentours. La végétation était dense, on n’y voyait pas à dix mètres. Levallois se frottait les mains, comme s’il avait froid.

— Une idée sur le profil du tueur ? demanda-t-il.

Lignac acquiesça, s’empressant de livrer les détails et de montrer ses compétences.

— Physiquement, on sait que ce bâtard chausse du 45 et avait des chaussures de marche. La présence du chromosome Y dans l’ADN confirme qu’il s’agit d’un homme… Un homme de belle corpulence, à voir la profondeur des empreintes de semelle. Comme vous dites, sûrement aux alentours de 1,85 mètre, facile. Il n’a rien volé ni dérangé. Les victimes n’ont pas été agressées sexuellement, les corps n’ont pas été déplacés après leur mort. Tout est resté en plan. Aucune volonté d’effacer les traces. On a affaire à un crime complètement désorganisé…

Exactement comme avec Carnot, pensa Sharko.

— … la SR dispose d’empreintes de pas, digitales, d’ADN plus qu’il n’en faut, sur les corps, l’arme du crime et dans le sac où il a pris le piquet d’escalade. L’intervention a été foudroyante, personne n’a rien vu. Le tueur fait preuve d’une certaine immaturité. Les coups relevés par le légiste sont parfois maladroits, désordonnés. Il est venu, il a tué comme il a pu, emporté par ce qui ressemble à une rage hors du commun. Ce couple a eu le malheur de se trouver sur son chemin.

Sharko et Levallois échangèrent un regard. Comme pour Carnot, ça rejetait l’hypothèse du tueur traquant ses victimes de longues heures, connaissant parfaitement leur emploi du temps, leurs déplacements. Les deux jeunes avaient croisé sa route au mauvais endroit, au mauvais moment.

En plein dans ses interrogations, le commissaire jeta un œil vers un oiseau, perché sur une branche, qui frottait son bec sur l’écorce. Il tenta d’en reconnaître l’espèce, en vain. À coup sûr, Lignac la connaissait, lui. Ce type était bon, finaud, plein de jugeote, comment pouvait-il croupir dans un bled pareil, à tamponner des PV ? Sharko creusa un peu plus, il obtenait davantage d’informations avec ce gendarme local qu’il ne l’aurait espéré avec la SR.

— Vous pensez qu’il est du coin ?

Le gendarme s’enfonça plus encore dans les fougères, s’arrêta à proximité d’un arbre.

— Oui, nous en avons tous la certitude. Il y a un élément très important et très curieux, dont je ne vous ai pas encore parlé. Venez…

Les flics s’approchèrent. Lignac désigna le sol.

— Ici, au pied de ce tronc, nous avons découvert une dizaine d’allumettes brûlées, avec une boîte d’allumettes à l’effigie d’une marque d’alcool pour jeunes, « Vitamin X ». La SR pense que l’assassin s’est assis là, après son crime, et s’est mis à gratter ces allumettes, les unes derrières les autres, en regardant les corps. La plupart des allumettes étaient cassées, ce qui prouve que l’assassin devait être dans un état de tension nerveuse extrême, en surpression comme une cocotte-minute. Assurément, il a eu besoin de s’asseoir, de décompresser, peut-être se sentait-il mal pour rentrer sur-le-champ ? Peut-être a-t-il complètement pété les plombs ? En tout cas, je le répète, il n’était pas du genre méticuleux, il n’a pas cherché à tout prix à effacer ses traces.

Il s’orienta en direction de la scène de crime et eut un soupir. Il ne se promènerait plus jamais dans cette forêt sans penser au massacre. Et plus jamais, il ne laisserait ses enfants jouer seuls, même dans son propre jardin. Ce drame allait le marquer à vie.

— Cette boîte d’allumettes, véritable cadeau du ciel, lui appartenait, car les jeunes avaient un briquet. Elle a en outre donné une information extrêmement précise à la SR. Elle n’existe pas dans le commerce et a été distribuée lors d’une opération promotionnelle, il y a environ un mois, dans une grosse discothèque à Fontainebleau, le Blue River. Il est certain que l’assassin se cache dans cette ville et qu’il fréquente ce club.

— Il pourrait également habiter une ville voisine, non ?

Lignac secoua la tête.

— C’était une soirée sélecte. L’entrée était exclusivement réservée aux habitants de Fontainebleau.

Sharko et Levallois se regardèrent brièvement. De telles informations, c’était inespéré.

— Et… la SR a quelque chose de sérieux concernant cette discothèque ? Des suspects potentiels ?

— Pour le moment, leurs investigations n’ont rien donné. Cette opération promotionnelle avait attiré énormément de monde, quasiment tous les jeunes de la ville. L’établissement était plein à craquer, plus de mille cinq cents personnes. La seule donnée fiable dont ils disposent, c’est l’ADN de l’assassin. Peut-être finiront-ils par faire des tests sur certains jeunes adultes qui fréquentent cette boîte de nuit et chaussent du 45. Mais ça risque d’être long et de coûter cher.

— Surtout si l’assassin n’y est allé qu’une seule fois, dans cette boîte…

Sharko se mit à aller et venir, une main au menton. Les gendarmes traquaient un fantôme, un monstre sans mobile apparent, qui s’était peut-être, aujourd’hui, enfermé chez lui et n’en sortirait que poussé par de nouvelles pulsions meurtrières. Hormis sa carrure, ils ignoraient à quoi il ressemblait, ce qui motivait son acte. Ils ne savaient pas non plus que ce tueur avait, sans aucun doute, des points communs avec Grégory Carnot. Il fallait affiner, profiter des données acquises sur l’assassin de Clara Henebelle pour cerner ce meurtrier anonyme.

En observant encore l’oiseau qui nourrissait ses petits dans le nid, le flic eut alors une idée, quelque chose de dingue qui lui traversa la tête sans prévenir. Ça lui prendrait sans doute tout l’après-midi, mais ça valait le coup d’essayer. Éva Louts, grâce à sa thèse, ses recherches, allait peut-être lui livrer le tueur sur un plateau.

Il essaya de cacher son enthousiasme :

— Très bien. Je crois qu’on a vu tout ce qu’il y avait à voir.

Quand ils furent sur le parking, il remercia Claude Lignac et le laissa s’éloigner. Il tendit la main ouverte vers Levallois.

— Les clés… C’est moi qui conduis.

Il prit le volant. Levallois exprima son scepticisme.

— L’ADN partout, le coup de la boîte d’allumettes, tu ne trouves pas ça énorme ? C’est comme si l’assassin cherchait à se faire prendre.

— C’est peut-être le cas. Peut-être veut-il nous mener à lui, parce qu’il ne comprend pas ses actes. Il sait qu’il est dangereux, et qu’il pourrait recommencer.

— Pourquoi ne se rend-il pas dans ce cas ?

— Personne ne veut terminer ses jours en prison. Le tueur veut se laisser une chance d’un côté, et se déculpabiliser de l’autre : « Si je recommence à tuer, ce sera de votre faute, parce que vous n’avez pas su m’arrêter à temps. »

Lorsque Sharko arriva sur la départementale, il se dirigea vers Fontainebleau. Le jeune lieutenant fronça les sourcils.

— Je peux savoir à quoi tu joues ? Qu’est-ce que tu veux faire ? Aller dans cette discothèque et faire ce que la SR a déjà fait ? On a d’autres chats à fouetter.

— Pas du tout. Nous deux, on part à la chasse au trésor. On possède un énorme avantage sur la SR : on sait que Grégory Carnot et notre tueur anonyme sont liés par le livre de Terney. Tous les deux ont pété un plomb, tous deux sont jeunes, grands, forts, et, j’en mettrais ma main au feu, gauchers.

— Comment tu sais ça ?

— On baigne là-dedans depuis le début. Louts est allée voir des types de cette trempe-là en prison, jusqu’à tomber sur Carnot. Elle a été tuée à cause de ses recherches sur les gauchers. T’as besoin d’autres justifications ? Allez, on va couper la poire en deux. Toi, tu loues une voiture pour l’après-midi, et tu vas chez tous les médecins de Fontainebleau.

Le jeune lieutenant écarquilla les yeux.

— C’est une plaisanterie ?

— J’ai l’air de plaisanter ? Tu recherches un patient masculin, jeune, costaud, qui aurait des troubles d’équilibre, et qui, à certains moments, verrait le monde à l’envers. Peut-être ne se sera-t-il pas exprimé sous cette forme-là, peut-être se sera-t-il plaint de soucis visuels, de maux de tête violents. Bref, quelque chose qui pourrait faire penser à des hallucinations, des problèmes mentaux.

— Mais c’est du délire… pourquoi ?

— Grégory Carnot, dernière identité du listing de taulards, présentait ces symptômes-là. Il voyait le monde à l’envers de temps en temps. Des instants qui ne duraient jamais bien longtemps, mais suffisamment intenses pour qu’il en perde l’équilibre. C’était aussi lié à son agressivité.

Levallois fronça les sourcils.

— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé pendant les réunions ?

— Parce que ça n’était pas important.

— Pas important ? Tu plaisantes ?

— Ne le prends pas mal.

Levallois observa un temps le silence, frustré.

— Ça va. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire à Fontainebleau, pendant que je me cogne la tournée des médecins ? Boire une bière ?

— Ce que tu es médisant. Moi, je plonge dans le passé et je me rapproche du nid de notre oiseau. Je retourne dans l’enfance de notre assassin, espérant qu’il habite et qu’il a toujours habité Fontainebleau. Pour tout te dire, je vais faire, comme Éva Louts, le tour des écoles maternelles, à la recherche de ces si rares gauchers.

30

Lucie sentit son cœur se serrer lorsqu’elle se gara sur le parking face à l’hôpital de la Colombe, au CHR de Reims. Les maternités se ressemblaient toutes. Malgré l’apparente austérité de ces longs vaisseaux de béton percés de fenêtres identiques, elles respiraient la vie, les gens y entraient mari et femme, et en sortaient papa et maman, plus responsables, plus fiers, plus heureux. Un fruit de la nature était né du mélange de leurs chromosomes, et l’incroyable alchimie de la naissance les transformait pour toujours.

Lucie songea à sa propre expérience. Neuf années, déjà… La plupart de ses souvenirs de l’époque s’étaient émoussés, mais certainement pas ceux liés à l’arrivée des jumelles. Lucie se rappelait la panique de sa mère, lorsqu’elle avait commencé à perdre les eaux, au beau milieu de la nuit. La course vers la polyclinique de Grande-Synthe, dans le Nord, en plein orage, puis la prise en charge par le personnel. Elle entendait encore le bip des moniteurs, dans les minutes qui avaient précédé son accouchement. Elle voyait le visage de sa mère auprès d’elle, leurs mains qui se cherchaient, dans la souffrance, alors que le personnel s’affairait autour de son ventre gonflé. La sage-femme, l’infirmière, l’aide-soignante, le médecin… Clara était arrivée la première, Lucie entendait encore parfaitement son petit cri aigu, provoqué par le déploiement de ses poumons. Elle se souvenait avoir pleuré toutes les larmes de son corps lorsque la sage-femme avait posé les deux bébés identiques, tout collants, avec leur peau si olivâtre, de chaque côté de sa poitrine. Très vite, une infirmière s’était approchée avec deux petits bracelets nominatifs. Elle avait alors demandé à Lucie qui était Clara. La jeune femme avait hoché le menton vers l’enfant de gauche, le premier sorti de son ventre.

Le destin de Clara avait alors été scellé.

Et aujourd’hui, elle était morte, tuée par le monstre né dans cet hôpital, là, juste en face d’elle. Sa sœur Juliette avait failli suivre.

Ce salopard avait vu le jour voilà vingt-trois ans.

Lucie claqua la portière de sa voiture avec des interrogations plein la tête. Pourquoi se retrouvait-elle seule loin de chez elle, devant un lieu si symbolique, alors qu’à la même date environ, l’année précédente, c’était dans une morgue qu’elle se rendait ? Qui avait tendu ce fil macabre entre la vie et la mort ? Pourquoi cherchait-elle, au fond, à remonter le temps, à poursuivre des ombres ? Elle se rappelait encore distinctement les mots de sa mère, quelques jours plus tôt. Cette espèce de malédiction qui avait frappé sa famille, le traumatisme des jumeaux disparus, qui se propageait de génération en génération. Était-il arrivé le même genre de drame aux ancêtres de Grégory Carnot ? Un mal invisible, transgénérationnel, avait-il transformé Carnot en tueur d’enfants ? Était-il né avec une prédestination quelconque pour le meurtre ? Comment pouvait jaillir une telle violence chez un être civilisé ? Qu’est-ce qui était responsable ? La culture ? La société ? Le même genre de mémoire génétique qui avait poussé l’embryon Henebelle à absorber sa sœur jumelle ?

— Je ne suis pas comme eux, murmura Lucie. Eux arrachent des vies…

L’enveloppe contenant les photos de la scène de crime de Terney dans la main, Lucie se dirigea vers l’accueil et montra rapidement sa fausse carte de police, juste de quoi imprimer le motif tricolore dans la tête de son interlocutrice.

— Lieutenant Courtois, police criminelle de Paris. Je souhaiterais parler au chef du service d’obstétrique.

Ce genre de présentation, voix ferme et assurée, suivie d’une requête précise, coupait court à toute hésitation ou tout refus. Il suffisait que les gens entendent le mot « criminel » pour décrocher sagement leur téléphone et obéir. La secrétaire parla quelques secondes au téléphone, puis raccrocha avec un sourire anxieux.

— Le docteur Blotowski vous attend en gynécologie obstétrique. Son bureau se trouve au deuxième étage, tout au fond sur la gauche. Son nom est écrit sur la porte.

Lucie la remercia et grimpa par les escaliers, lentement. Depuis neuf ans, elle n’avait jamais remis les pieds dans une maternité. Perdue dans un univers de mecs, elle n’avait été au courant d’accouchements que par ouï-dire. Tel collègue, qui devenait papa pour la première fois… Un autre, dont la femme attendait son deuxième enfant… Un SMS, parfois, de lointains amis dunkerquois, auxquels elle se contentait de répondre « Toutes mes félicitations »… Qu’est-ce qui n’avait pas tourné rond chez elle ? Pourquoi s’était-elle coupée à ce point de ces tranches de bonheur qui font la vie d’une femme ? Pourquoi s’être enfermée dans ce fichu métier de flic, au point d’en négliger ses propres enfants, ses relations avec les hommes, ses amis ?

Perturbée, elle longea un interminable couloir où se succédaient des portes à demi ouvertes. Des bébés criaient, utilisant à bon escient le seul instinct de survie dont la nature les avait dotés à la naissance. Lucie avait déjà entendu dire que ce cri est aussi puissant que le bruit d’un marteau-piqueur, et pouvait provoquer une montée de lait chez la mère. Décidément, rien ne pouvait lutter contre ces curieux mécanismes gravés dans nos gènes.

Elle frappa puis entra dans le bureau du médecin-chef, un homme de trente-cinq à quarante ans maximum. Il avait le crâne rasé, un petit bouc taillé au cordeau, aux poils d’un beau gris clair qui mettaient en valeur ses yeux bleus. Il invita Lucie à s’asseoir, se présenta rapidement et alla droit au but :

— Je vous écoute.

Lucie — Amélie Courtois aux yeux du médecin — avait posé l’enveloppe contenant les photos sur ses genoux. Elle appliqua ses mains, qui tremblaient encore un peu, sur ses cuisses, et parla d’une voix relativement assurée.

— Dans un premier temps, j’aimerais savoir si vous avez connu Stéphane Terney. Il a été chef de service en gynécologie obstétrique, comme vous, dans cette maternité, de 1986 à 1990.

— J’ai pris mes fonctions il y a six ans, après le docteur Philippe, qui était le successeur de Terney. Je ne le connais que de réputation. Malgré ses divergences d’opinion avec certains et ses idées bien arrêtées, il a apporté beaucoup à cet hôpital. Ses travaux sur la pré-éclampsie sont très estimés et servent de base de travail de nos jours dans la France entière. Votre enquête le concerne ?

— Un peu, oui. Il s’est fait assassiner.

Le médecin se recula sur son siège, bouche bée. La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing.

— Bon Dieu ! Et dans quelles circonstances ?

— Je vous passe les détails. Si je suis venue ici, c’est parce que le 4 janvier 1987, un enfant qui porte l’identité de Grégory Carnot est né sous X dans cet hôpital. Je sais qu’il a été transféré dans une pouponnière sociale de Reims, où il a été adopté à l’âge de trois mois. Pour les besoins de l’enquête, j’aimerais lever le secret de sa naissance. Dans un premier temps, je souhaiterais connaître l’identité de sa mère biologique. J’ai besoin de discuter avec elle de son accouchement, de son rapport avec le docteur Stéphane Terney. Savoir jusqu’à quel point ils se connaissaient. Et parler avec elle de son fils, aussi.

Le docteur parut embarrassé. Il se mit à manipuler un coupe-papier qu’il avait sorti d’une poche de sa blouse.

— L’accouchement sous X est très protégé par le droit français. En général, seul l’enfant né sous X peut, à sa majorité, requérir la levée du secret. Il a alors accès au pli scellé, laissé par la mère, dans lequel elle décline son identité et divers renseignements qu’elle souhaite transmettre : antécédents familiaux, informations sur le père, raisons de l’abandon. Ces plis sont parfois vides, la mère peut très bien décider de ne laisser aucune trace, et ainsi ne jamais être retrouvée. C’est souvent le cas, d’ailleurs, pour ne rien vous cacher. Néanmoins, comprenez bien que je ne puis vous laisser avoir accès à ce pli sans un papier du juge qui explique clairement les motifs de votre requête.

Il parlait d’une voix claire, les yeux dans ceux de Lucie. On sentait le ton didactique de celui qui ne laisse rien transparaître et applique les procédures. Elle soutint son regard, hochant la tête à chaque phrase du praticien. Elle devait le convaincre si elle ne voulait pas rentrer bredouille.

— La demande a été faite, et je vous assure que vous disposerez de ce papier dans deux ou trois jours. Les juges sont écrasés de travail, et vous savez comme moi comment traîne l’administration. Nous, les policiers de terrain, avons besoin d’aller vite et à l’essentiel, docteur. La plupart du temps, des vies sont en jeu, des gens souffrent. Vous savez ce que c’est.

— Je vous comprends bien, mais je…

Les photos que Lucie lui mit devant les yeux lui coupèrent la parole.

— Vous vouliez connaître les circonstances de la mort de Terney. Les voici.

L’homme prit les clichés et les considéra avec dégoût.

— Comment peut-on faire une chose pareille ?

— Les malades existent, partout. Son tortionnaire l’a fait souffrir de longues heures, avec brûlures et mutilations. Quant à Grégory Carnot, ce pauvre bébé né sous X, il s’est ouvert la gorge au fond de sa cellule la semaine dernière, de ses propres mains. Et savez-vous pourquoi il est allé en prison ?

— Non.

— Il a tué de seize coups de couteau une fillette de huit ans, puis il a brûlé son corps dans les bois. Cette fillette, c’était mon enfant.

L’obstétricien baissa le regard et reposa lentement les clichés devant lui. Lucie l’avait bombardé de détails sordides et, pour la première fois, elle le sentit désarçonné. Il lança un furtif coup d’œil à la photo de son propre fils, près de son ordinateur.

— Je… J’en suis sincèrement désolé.

— Ne le soyez pas et aidez-moi, plutôt. La seule personne susceptible de venir récupérer cette enveloppe scellée est morte au fond d’un cachot. Un tueur de la pire espèce se cache dans nos rues. On court après lui, docteur, on court après lui et on ne peut pas se permettre d’attendre après de la paperasse. Alors, je vous le demande une dernière fois : montrez-moi ce pli.

Blotowski hésita encore quelques secondes, puis décrocha son téléphone.

— Je me rends aux archives, fit-il d’une voix sèche à son interlocutrice.

Il raccrocha, remit le coupe-papier dans sa poche de devant et se leva.

— Suivez-moi. Tout est stocké au niveau –1.

Avec un soupir de soulagement, Lucie récupéra ses photos et lui emboîta le pas. Grâce à une clé que Blotowski introduisit sur le tableau de bord de l’ascenseur, ils débarquèrent au sous-sol dans un étroit couloir éclairé aux néons. De gros tuyaux rampaient le long des murs noirs. La ventilation soufflait bruyamment, comme dans la salle des machines d’un navire.

— Ces couloirs souterrains permettent au personnel de voyager entre les différentes cliniques du CHR. C’est aussi par ici que transitent toutes les analyses sanguines entre la maternité et les laboratoires. Elles passent notamment dans les tuyaux que vous voyez au-dessus de votre tête. Finalement, nous stockons aussi dans ces sous-sols les dossiers des patients, sur les trente dernières années. Bientôt, l’informatique aura raison de tout cela, Dieu merci.

Devant eux s’étalait un véritable labyrinthe. Des gens y circulaient, y couraient, les blouses se frôlaient sous l’éclairage mourant. À intervalles réguliers, des panneaux indiquaient les directions des bâtiments, tant il était facile de se perdre. Se déployait ici une vie souterraine, grouillante, insoupçonnée.

Ils bifurquèrent encore. Avec une autre clé, Blotowski ouvrit une porte métallique, qui donnait accès aux archives de la maternité. Il alluma, les tubes phosphorescents crépitèrent et furent dévoilées des dizaines de mètres de dossiers — des vies fossilisées dans l’encre et le papier — précautionneusement alignés les uns derrière les autres, sur plusieurs niveaux. Comme un poisson dans l’eau, le médecin alla vers la bonne rangée, au fond de la zone de stockage. De gros autocollants disposés sur des planchettes indiquaient années et mois. Lucie se sentait toute petite, humble. Tant et tant de naissances, d’âmes nouvelles, de corps prêts pour l’aventure de la vie, avaient rempli les dossiers avant de se disperser.

— Janvier 1987, c’est ici. Alors… Lettre C.

Son index parcourait les tranches des classeurs, jusqu’à s’immobiliser.

— De Brachet à Debien. OK… Nous devrions trouver là-dedans tout ce qu’il nous faut. Dossier d’admission, suivi gynécologique, actes de naissance, déroulement de l’accouchement.

Il sortit le classeur qui rassemblait plusieurs dossiers, en tourna les lourds intercalaires, jusqu’au nom qui l’intéressait.

— Voilà, je l’ai. Grégory Arthur Tanael Carnot. Né le 4 janvier 1987.

Il sortit des cercles métalliques une grosse pochette plastique, barrée d’une étiquette avec l’identité. Lucie fixait ces trois prénoms, Grégory, Arthur, Tanael… Pourquoi ceux-là ? S’agissait-il des prénoms de son père et son grand-père, comme c’était souvent le cas dans les familles françaises ? Dans son anonymat, Carnot avait peut-être conservé, à travers ces prénoms, des traces de son passé, de ses ancêtres, selon la volonté de sa mère. Même si cette dernière l’avait cruellement abandonné, pour une raison que Lucie aurait bien aimé connaître.

À l’intérieur de la pochette que tenait le médecin, se trouvait le fameux pli. Il le mit de côté et s’empara des dossiers médicaux. La lumière des néons éclairait de tons froids, bleutés, le vieux papier. Il régnait ici une nuit perpétuelle, glaçante.

L’obstétricien lut presque à contrecœur.

— Alors… La mère a été admise le 29 décembre 1986 en obstétrique. C’est bien le docteur Terney qui l’a prise en charge dès son arrivée à l’hôpital. En fait, à ce que je peux lire, il était aussi son gynécologue et la suivait depuis son cinquième mois de grossesse. D’ailleurs…

Il fouilla dans la pochette transparente.

— Tiens, curieux… Où est son dossier de suivi gynécologique ? Les échographies, les examens ? Il aurait dû se trouver ici, avec le reste.

— Vous êtes bien certain ?

Il fouilla encore, histoire de s’assurer qu’il n’avait rien oublié.

— Non. Il n’y a rien. Peut-être un oubli. Peut-être quelqu’un a-t-il voulu consulter ce dossier quelque temps plus tard et ne l’a jamais remis en place ? Malheureusement, il n’est pas rare que les vieux papiers se perdent dans les méandres de l’administration.

— Ce n’est pas rare, oui. On va dire ça.

Lucie se sentait de plus en plus sur la bonne piste. Quelque chose de curieux, de mystérieux était enfoui dans le passé de Stéphane Terney. Elle indiqua du menton la pochette que tenait le médecin.

— Vous avez entre les mains le dossier d’admission de cette femme, vous avez forcément son identité sans qu’on ait à ouvrir cette fameuse enveloppe scellée ?

Il tourna le dossier vers Lucie. « Madame X » était écrit dans les emplacements réservés aux noms et prénoms.

— Et c’est partout comme cela. Préservation de l’anonymat, selon la volonté de la mère.

Lucie serra les mâchoires. Heureusement, il restait le pli scellé. De nombreuses questions lui brûlaient les lèvres :

— Pourquoi cette admission en obstétrique une semaine avant l’accouchement ? Des problèmes particuliers chez la mère ?

Blotowski feuilletait les pages. Tout était indiqué. Les perfusions, les produits injectés, les prises de sang, la fréquence cardiaque, le nom de l’infirmière attachée à sa chambre. De ce côté-là, la transparence était parfaite, Stéphane Terney n’avait rien caché.

— D’après ce que je lis, Terney a établi un diagnostic de pré-éclampsie. La patiente devait rester sous observation. D’où l’hospitalisation.

La pré-éclampsie… La spécialité de Stéphane Terney, se rappela Lucie.

— En quoi consiste exactement la pré-éclampsie ?

— C’est la traduction d’une insuffisance de vascularisation du complexe fœtoplacentaire. Un placenta très pauvre en vaisseaux sanguins, si vous voulez, ce qui donne généralement des bébés avec un retard de croissance à la naissance. Cela provoque chez la mère de nombreux problèmes, notamment une hypertension artérielle et une protéinurie, c’est-à-dire une élimination trop importante de protéines dans les urines. La plupart du temps, lors du dernier trimestre de grossesse, la future maman se plaint de céphalées pénibles, de bourdonnements d’oreille. C’est la maladie des théories. Aujourd’hui, on sait la prévenir, mais on ne connaît toujours pas ses causes. Le docteur Terney a beaucoup travaillé dans ce domaine, celui des gènes responsables de la pré-éclampsie et de ce manque de vascularisation du placenta. C’est plus clair à présent ?

— Un peu, oui.

L’obstétricien tourna les pages.

— Très bien. Alors… Antécédents médicaux de la mère, pas grand-chose à dire. Hormis qu’elle était intolérante au lactose.

— Comme son fils.

— Logique. C’est génétique, ça se transmet de génération en génération.

Le froissement des feuilles faisait un bruit particulier ici, il paraissait amplifié, cristallin.

— L’accouchement a eu lieu à 2 h 34 du matin, en salle 3. Terney, une sage-femme, un anesthésiste et l’infirmière qui suivait la patiente étaient présents en salle d’accouchement. Le docteur a noté que Madame X s’est mise à convulser, son rythme cardiaque s’est emballé. Oh là là…

— Quoi ?

Un long soupir souleva sa poitrine. Il redressa ses yeux vers Lucie.

— La mère de Grégory Carnot est morte sur la table d’accouchement, d’une hémorragie cataclysmisque. Pour être plus clair, elle s’est vidée de son sang.

Lucie reçut l’information comme un choc. Malgré elle, elle songea aux propos de sa mère sur la psychogénéalogie, et cette transmission d’un mal. Elle se représentait Carnot comme un enfant maudit, démoniaque, qui était allé jusqu’à tuer sa propre mère pour venir au monde. Elle imagina son visage rouge sang, son cri strident qui traversait la salle d’accouchement, alors que sa mère se vidait et mourait.

Lucie fut incapable de cacher sa déception : sa piste risquait de s’arrêter ici, au fond de ces archives.

— Et le bébé ?

— Grégory Arthur Tanael Carnot… Mis au monde par césarienne. Quatre kilos et cinq cents grammes, et… cinquante-cinq centimètres ? C’est… assez hors norme. La plupart des bébés dont la mère souffre de pré-éclampsie naissent avec un retard de croissance, justement à cause du manque de vascularisation du placenta. Néanmoins, ce genre de cas arrive.

— Souvent ?

— Rarement. Mais tous les mécanismes de la pré-éclampsie ne sont pas encore connus, principalement les interactions entre la mère et le fœtus, qui échappent à toute recherche. Des prédispositions génétiques peuvent aussi influer. Bref, tout cela est très compliqué.

Un bébé déjà différent des autres à la naissance, pensa Lucie. Il tue sa mère, et il sort des statistiques liées à la pré-éclampsie…

L’index du spécialiste courait sur la feuille.

— Apparemment, bébé sans problèmes particuliers lors de sa venue au monde. Les remarques qui figurent ici sont classiques à toutes les naissances.

Le docteur sortit le dossier de néonatologie, qu’il feuilleta rapidement.

— Croissance, examens… Tout est normal. En revanche, le docteur Terney a requis un nombre relativement élevé de prises de sang sur le nourrisson, à ce que je vois.

— On sait pourquoi ?

Il secoua la tête.

— Rien ne figure ici. L’enfant est resté neuf jours en néonat avant son départ pour la pouponnière. Classique, là aussi.

Retour à la pochette transparente, d’où il sortit les copies des actes de naissance et de décès. Cela fit un drôle d’effet à Lucie, de voir ces deux papiers l’un à côté de l’autre. La mère et le fils. L’une morte, alors que l’autre venait au monde.

— Date et rédaction de l’acte de naissance : juste après l’accouchement. Identités de la mère et du père : vide, ce qui est normal pour les enfants nés sous X. Pour votre information, lorsque l’enfant est adopté, l’état civil, qui possède son propre acte de naissance, comble les lignes restées blanches avec la filiation des parents adoptifs. Mais nous, aux archives, on dispose toujours de l’acte original, celui établi juste après la naissance par le médecin-chef.

Il changea de feuille.

— Quant à l’acte de décès, rédigé par le médecin-chef Terney : « Décès suite à une éclampsie et une hémorragie cataclysmique. » Heure, date, personnes présentes. Tout cela me paraît correct.

— Quoi, c’est tout ? Une femme meurt dans un hôpital, et il n’y a pas d’autopsie ni d’enquête ?

— Pas si aucun des proches ne l’exige. Ce qui semble le cas ici, puisque je ne trouve pas d’autres papiers. Vous savez, en cas de décès, il y a toujours un débriefing avec le médecin-chef, et une enquête médicale — accompagnée parfois d’une autopsie scientifique — uniquement si les causes du décès ne sont pas définies. On réétudie aussi les dossiers en essayant de comprendre ce qui s’est passé. Je vous prie de croire qu’un décès dans un hôpital, surtout durant un accouchement, n’est jamais pris à la légère.

Lucie croisa les bras, refroidie par ces révélations. Elle avait l’impression qu’il lui manquait l’essentiel. Le rapport humain entre Terney et sa patiente, les raisons de l’abandon de l’enfant…

Plus Lucie réfléchissait, plus elle se sentait nerveuse. Elle savait les réponses toutes proches, mais elle était incapable de les obtenir. Alors que ses yeux erraient sur le dossier, elle tiqua, soudainement, sur les trois prénoms de Carnot, inscrits sur la grosse étiquette frontale.

— Grégory Arthur Tanael Carnot. Bon sang…

Un long silence, durant lequel Lucie se figea complètement. Le médecin nota son trouble.

— Qu’y a-t-il ?

Lucie eut du mal à retrouver sa voix. Tout son corps bouillait.

— Cette… Cette identité, qui la lui a donnée ?

— Il doit s’agir d’un souhait de la mère, qui avait dû signaler les prénoms et le nom qu’elle voulait donner avant son accouchement. Après la naissance, son choix est reporté sur le certificat par l’obstétricien ou la sage-femme qui a fait l’accouchement. Si la mère n’avait pas donné de prénoms et de nom, alors, ces cases seraient restées vides, et l’officier de l’état civil, en mairie, aurait choisi trois prénoms, dont le dernier aurait tenu lieu de nom de famille à l’enfant. « Carnot » n’est pas un prénom, donc c’est forcément la mère qui a décliné cette identité… Pourquoi cette question ?

Lucie s’empara du dossier et posa son index sur chaque première lettre des noms qui constituaient l’identité du tueur de sa fille.

— Ses initiales forment G A T C. Les bases de la molécule d’ADN.

Le médecin fronça les sourcils.

— C’est vrai ça. Comment vous avez pu déceler une chose pareille ?

— Disons que… J’ai été pas mal confrontée à cette molécule, ces derniers temps.

Interloqué, Blotowski sortit la petite enveloppe marron et scellée de la pochette.

— Curieuse coïncidence, en tout cas.

— Ce n’est pas une coïncidence. Ce n’est pas la mère qui a donné cette identité. C’est Terney.

— Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?

— Je l’ignore. Mais curieusement, ça me fait penser au sceau brûlant dont on marque la cuisse du bétail pour en identifier les individus et pouvoir les suivre à volonté. La traçabilité, vous voyez ?

Blotowski ne répliqua pas, tout à sa réflexion. Ce que lui exposait cette femme dépassait l’entendement. Lucie montra du menton l’enveloppe scellée qu’il serrait entre ses doigts.

— Vous l’ouvrez à présent ?

Le spécialiste fit sauter le sceau avec son coupe-papier. Lucie se dit, au fond d’elle-même, que cette histoire de secret au fond d’une simple enveloppe était bien symbolique. N’importe quel personnel détenteur d’une clé pouvait venir ici et faire sauter les plis, pour découvrir l’identité de la mère.

Il décacheta l’enveloppe, l’ouvrit et la tourna vers Lucie.

— Vide. La mère a préféré garder son anonymat. Je suis désolé.

Lucie était figée. Ce n’était pas possible de repartir sur un tel échec. Grégory Carnot était né ici. Des gens, cités dans ces dossiers, s’étaient occupés de lui, l’avaient nourri, lavé, dès son premier cri. Ils savaient forcément des choses sur cet enfant. Au moment où le médecin remettait la pochette transparente dans le classeur, elle l’en empêcha.

— Attendez deux secondes.

Elle attrapa le dossier d’admission, le consulta rapidement et pointa son index sur l’identité de l’infirmière présente lors de l’accouchement. La femme avait aussi suivi la mère en soins dans l’unité d’obstétrique, du début à la fin. Assurément, les deux femmes avaient dû échanger des impressions, elles avaient forcément discuté. Cette infirmière devait connaître les rapports entre Terney et la mère.

— Pierrette Solène, infirmière. Elle bosse encore ici ?

— Jamais entendu parler.

Le médecin chef rangea le classeur et lui sourit.

— Pour apaiser votre déception, je jette un œil aux archives du personnel et je vous donne l’adresse de son domicile de l’époque, peut-être y habite-t-elle toujours. Ça vous branche ? Et après, on se boit un café, tous les deux, mademoiselle Courtois ?

31

Il était plus de 13 heures lorsque Lucie frappa à la porte du pavillon de Pierrette Solène. Hormis le café pris à la maternité avec Blotowski qui s’était mis à la draguer ouvertement, elle n’avait rien dans le ventre depuis son départ de Paris. Après cette visite, il lui faudrait absolument déjeuner quelque part. Elle devait recharger les batteries, histoire de ne pas finir au fond d’un fossé, évanouie à son volant. En deux jours, elle avait fait plus de kilomètres qu’en une année entière.

L’infirmière habitait l’une de ces petites maisons pas chères, en parpaing, à la façade blanche et crépie, au cœur d’une cité calme à la périphérie de la ville. D’après l’état civil fourni par Michel Blotowski, la femme avait aujourd’hui soixante-huit ans et avait quitté l’hôpital de la Colombe huit ans plus tôt pour une retraite qui, assurément, devait être bien méritée.

Pierrette Solène ouvrit un peu la porte, gardant le corps dans l’embrasure. Elle était vêtue simplement d’une longue robe à fleurs et d’escarpins noirs d’un autre âge. Des rides quadrillaient son front et ses joues, dessinant des formes géométriques complexes. Elle portait de grosses lunettes à monture marron, à verres légèrement grossissants et aux branches reliées par une ficelle.

— Désolée, quoi que vous ayez à vendre, ça ne m’intéresse pas.

— Je n’ai rien à vendre. Je suis de la police.

Lucie montra plus longuement sa carte, cette fois. Pierrette Solène, méfiante, l’observa avec la plus grande attention, les yeux légèrement plissés. Lucie tenta de la rassurer au mieux :

— Ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de dramatique. Mon enquête m’a menée à l’hôpital de la Colombe. D’après le fichier du personnel, vous y avez exercé plus de trente ans. J’essaie de remonter le temps, et je viens juste vous poser quelques questions sur une période précise.

Pierrette Solène jeta un œil vers le trottoir et la 206 de Lucie, garée au bord de l’allée.

— Où est votre collègue ? Les policiers viennent toujours par deux, dans les séries télévisées. Pourquoi êtes-vous seule ?

Lucie lui adressa un petit sourire poli.

— Mon collègue interroge d’autres personnes de l’hôpital. Quant aux séries… Vous ne devriez pas croire tout ce qu’elles vous racontent, la réalité du métier de policier est bien différente.

Après une légère hésitation, la sexagénaire invita son interlocutrice à entrer. Cinq minutes plus tard, Lucie se trouvait assise dans un canapé recouvert d’une grosse couverture en laine, une tasse de café bien noir et sucré entre les mains. Un chat européen se glissait affectueusement entre ses jambes. La télé diffusait une série américaine, justement, quelque chose qui parlait de feu et d’amour. Le visage de Pierrette s’était vite animé lorsque Lucie lui avait demandé de donner des informations sur Stéphane Terney.

— J’ai été sous son autorité pendant les quatre années où il a exercé à la Colombe. C’était un bon médecin, un passionné qui voulait toujours trop en faire.

— C’est-à-dire ?

— Il mettait les pieds partout : en obstétrique, en gynéco, en immunologie. Tout ce qui tournait autour de la procréation le fascinait. Il ne comptait jamais ses heures, passait tout son temps à la Colombe. Au boulot, il tenait ses équipes d’une main de fer. Il n’aimait pas qu’on prenne des congés. Le travail, toujours le travail.

— Il pratiquait souvent des accouchements ?

— Oui. Malgré son apparente dureté, il aimait beaucoup mettre des bébés au monde. En tout cas, il venait au moins une fois par jour dans les salles, pour couper les cordons et saluer les mères qu’il suivait en gynécologie. Et ça, quelle que soit l’heure. Je n’avais jamais vu un chef de service faire une chose pareille. Il nous menait la vie dure, mais globalement, on l’aimait bien.

Lucie se rappelait l’article sur Wikipédia. Terney, soldat-infirmier, qui découvre le bébé gisant au sol, relié à sa mère par le cordon. L’Algérie et ses traumatismes ne l’avaient jamais véritablement quitté. Tasse de café aux lèvres, Pierrette considéra soudain Lucie tristement, comme si elle réalisait tout à coup la raison de sa visite.

— Il est arrivé quelque chose au docteur Terney ?

Lucie lui annonça la terrible nouvelle puis la laissa encaisser le choc. Derrière ses gros verres de lunettes, Pierrette, de ses yeux vides, fixait le sol. Les souvenirs de l’hôpital devaient affluer, les bons, les mauvais, ceux qui prendraient désormais une tout autre valeur suite au décès, et qu’elle rangerait dans une boîte précieuse. Lucie sauta sur l’occasion :

— Parlez-moi de la nuit du 4 janvier 1987. Une nuit froide d’hiver, où le docteur Terney a mis au monde un garçon qu’il a ensuite appelé Grégory Carnot. Vous étiez de service, cette nuit-là, dans la salle 3 de la maternité. La mère est morte sur la table d’accouchement, suite à une grave hémorragie liée à une pré-éclampsie. Vous vous rappelez ?

Le visage de l’infirmière sembla enfermé dans un étau de glace. Sa lèvre supérieure se mit à battre, la vieille femme se passa la main sur la bouche, stupéfaite. Elle posa sa tasse, qui cliqueta contre la soucoupe en porcelaine. Lucie serra ses poings l’un contre l’autre : vingt années plus tard, Pierrette Solène portait encore les stigmates de cette nuit-là. Contre toute attente, l’ancienne infirmière se leva et se contenta de dire :

— Tout cela est trop, bien trop loin. Je ne me souviens plus, désolée.

Lucie se leva également et vint à quelques centimètres d’elle.

— Vous ne pouvez pas avoir oublié. De quoi avez-vous peur ?

Pierrette hésita quelques secondes.

— Vous pouvez m’assurer que je n’aurai pas d’ennuis ?

— Je vous le garantis.

Un silence. L’infirmière réfléchissait. Lucie se dit qu’elle portait un lourd secret, un secret que Terney l’avait, peut-être, contrainte à garder durant toutes ces années. Maintenant qu’il était mort, qu’elle avait quitté l’hôpital, les verrous allaient sauter.

Pierrette se leva et éteignit le téléviseur. Un silence de mort enveloppa les deux femmes. Lucie reprit la parole, supposant que l’infirmière devait être un peu guidée :

— Durant son séjour à l’hôpital, vous avez été auprès de cette femme, vous lui avez apporté ses repas, prodigué des soins avant son accouchement. Savez-vous comment elle s’appelait ? C’est très important pour mon enquête.

— Bien sûr que je le sais. Elle s’appelait Amanda Potier.

Lucie ressentit un grand soulagement de pouvoir enfin coller un nom sur ce visage blanc, sur cette femme morte en couches, probablement dans d’horribles souffrances. Elle ne demanda aucune feuille ni crayon pour noter les informations, elle ne voulait surtout pas affoler son interlocutrice et provoquer un blocage. Tout devait rester informel, volatil. Mais Lucie mémorisait chaque mot.

L’infirmière poursuivit :

— Elle était très jeune, vingt ou vingt et un ans. Une belle femme aux longs cheveux noirs, aux yeux très sombres.

— Pourquoi voulait-elle accoucher sous X ?

— Elle ne voulait plus de cet enfant, et il était trop tard pour avorter… Elle avait été lâchement abandonnée par son petit ami quelques semaines plus tôt. À son âge, elle se sentait incapable de l’élever seule.

Lucie serra les poings. Une future maman, jeune, abandonnée par celui qu’elle aimait, celui qui lui avait probablement tout promis et qu’elle avait cru, naïvement. On était en plein dans son histoire personnelle. Les sutures de son passé craquaient les unes derrière les autres, cette maudite enquête la touchait jusque dans sa chair. Elle essaya de chasser ses sentiments, de faire abstraction de ses propres douleurs de femme et de mère. Il fallait rester concentrée et forte.

— Donnez-moi les souvenirs tels qu’ils vous reviennent, fit Lucie. Prenez votre temps.

Pierrette ferma longuement les yeux, puis les rouvrit.

— Amanda Potier était une artiste peintre, elle se lançait et avait du mal à vivre de ses peintures. Elle habitait un petit appartement à la périphérie de Reims, du côté de la Neuvillette, à quelques kilomètres d’ici. Elle et le docteur Terney se connaissaient d’avant son admission, il lui avait acheté quelques-unes de ses œuvres lors d’un vernissage, pour la soutenir, l’encourager. Elle semblait l’aimer beaucoup. Il lui a même commandé des peintures. Des dessins en rapport avec l’ADN et la naissance, qu’il voulait pour décorer sa maison. Elle m’a confié qu’il avait vraiment des goûts bizarres, mais il la payait bien.

Lucie se rappela alors le tableau qu’elle avait brièvement vu, accroché dans la bibliothèque de Terney et sur les photos de la scène de crime. Cette espèce de placenta ignoble et la signature, Amanda P., dans un coin. Elle avait un vague souvenir de ce prénom et de cette initiale, aperçus rapidement sur l’un des clichés.

— … Amanda racontait qu’il leur arrivait de déjeuner ensemble, pour discuter surtout d’art. Puis un jour, leur conversation a glissé sur sa grossesse. Le docteur l’a convaincue de laisser son ancien gynéco et de le choisir, lui. Il l’a alors prise en charge les quatre derniers mois de sa grossesse.

Lucie essayait de réfléchir en même temps. Stéphane Terney avait absolument voulu se rapprocher d’Amanda, et de son futur bébé. Elle poussa son raisonnement encore plus loin : Terney s’était-il volontairement rapproché d’Amanda Potier ? La surveillait-il, alors qu’elle le prenait pour son ami ? Avait-il acheté ses œuvres uniquement pour gagner sa confiance ? Lucie rebondit sur une question qui lui vint immédiatement à l’esprit.

— Savez-vous pourquoi le docteur est venu s’installer à Reims en 1986 ? Pourquoi cette maternité ? Terney avait un excellent poste à Paris, il menait beaucoup de recherches, voyageait énormément. Alors, pourquoi s’enfermer en province ?

Pierrette haussa les épaules timidement.

— Il a simplement profité d’une opportunité, je crois. Le docteur Grayet, son prédécesseur, était à trois années de sa retraite. Il a démissionné au moment où le docteur Terney posait sa candidature.

Un coup violent, dans la poitrine de Lucie.

— Démissionné, à trois ans de la retraite ? C’était prévu, cette démission ?

L’infirmière secoua la tête, lèvres serrées.

— Grayet ne nous en avait jamais parlé, et jamais nous n’aurions cru cela de lui. Mais c’était ainsi… Il voulait profiter un peu de la vie, je crois. Il a quitté l’hôpital discrètement, sans feu d’artifice.

— Comment s’appelait ce docteur, précisément ? Son prénom ?

— Robert. Robert Grayet. Mais vous ne pourrez pas l’interroger. Il est décédé suite à un Alzheimer il y a cinq ans, je suis allée à ses obsèques. C’est triste de finir comme ça.

Lucie engrangeait ces informations capitales. Était-il possible que Terney ait encouragé le départ de son prédécesseur pour le remplacer et, ainsi, se rapprocher d’Amanda Potier et devenir son médecin ? Lucie en avait presque la tête qui tournait. Cela paraissait complètement inconcevable. Et pourtant, les dates coïncidaient. Terney quitte Paris en 1986, s’installe à Reims, alors qu’Amanda est enceinte… Il prend en charge sa grossesse, pour la faire accoucher début janvier 1987. Lucie remonta encore un peu le temps. Paris, toujours en 1986. D’après l’article Wikipédia, Terney avait divorcé quelques semaines avant son départ. Peut-être un événement avait-il provoqué cette rupture… Peut-être sa première femme était-elle au courant de quelque chose en rapport avec Amanda Potier ou Robert Grayet.

Lucie mit de côté ses interrogations et reprit :

— Amanda Potier n’avait-elle aucune famille ? Personne ne venait la voir à la maternité ?

— Si, bien sûr. Ses parents sont venus de Villejuif, ils la soutenaient. Sa mère était une très belle femme, encore jeune, qui lui ressemblait beaucoup. Une future grand-mère d’une quarantaine d’années…

L’infirmière faisait tourner son index autour de sa tasse de café. Les souvenirs lui faisaient mal, mais Lucie ne lâcha pas le morceau :

— Durant son hospitalisation, comment le docteur se comportait-il avec elle ?

— Il était tout le temps là, très proche de sa patiente. Le jour comme la nuit. Il nous suppléait même dans notre travail d’infirmière. Je me rappelle des examens qu’il lui faisait faire, des prises de sang. Amanda était extrêmement fatiguée, son ventre était énorme. Je me rappelle, aussi, elle mangeait énormément. Des fruits, des biscuits, tout ce qui lui tombait sous la main.

— Le docteur et elle étaient intimes ?

Elle serra les dents.

— Pas suffisamment pour que le docteur pleure sa mort sur la table d’accouchement, en tout cas.

Lucie réfléchit, de plus en plus troublée. Elle avait désormais la certitude que Grégory Carnot n’avait jamais été un enfant comme les autres. Quelque chose, en lui, avait intéressé le médecin au plus haut point. Quelque chose qui avait peut-être contraint Terney à divorcer, déménager et construire sa vie en fonction de cet enfant. Ça défiait l’entendement.

— Parlez-moi du jour de l’accouchement à présent.

Pierrette Solène avala difficilement sa salive.

— La nuit du 4 janvier, les appareils branchés sur Amanda Potier se sont affolés. Sa tension était très forte, le cœur s’emballait. Elle était une semaine avant le terme, mais il fallait à tout prix sortir le bébé. Le docteur a immédiatement convoqué l’anesthésiste, une sage-femme et l’a menée dans une salle d’accouchement.

Sa voix tremblait désormais, l’émotion la submergeait.

— Tout s’est ensuite passé très vite, et a empiré. La patiente s’est mise à convulser, l’hémorragie s’est déclarée. Nous n’arrivions pas à la stabiliser. Le docteur a fait une césarienne. C’était… c’était horrible. Elle a bientôt perdu au moins un litre de son sang. C’était comme si le corps se vidait de toute son énergie, de manière incompréhensible.

Lucie sentit ses poils se dresser.

— Amanda Potier n’a même pas assisté à la naissance de son fils. En trente ans de carrière, je n’ai vu que trois mères mourir sur une table d’accouchement. C’était chaque fois une expérience profondément traumatisante, inhumaine, que je ne souhaite à personne.

Lucie imagina l’ambiance dans la salle d’accouchement. Le sang partout, le tracé plat de l’électro-encéphalogramme, les visages creusés. Et l’ignoble sensation d’échec.

— Et le bébé ?

Pierrette eut une grimace d’écœurement.

— En pleine forme, lui, alors que sa mère se vidait. Un bon gros bébé, bien au-dessus des normes, d’ailleurs. Un cas très rare pour une pré-éclampsie.

Elle parlait avec une grande amertume, empreinte d’un certain dégoût.

— Vous avez pu le suivre un peu, ce bébé ? demanda Lucie.

— Non. Il est parti en néonat, ce n’était plus mon job. À vrai dire, je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. Je crois que… que je ne voulais plus en entendre parler. Sa mère était morte sous mes yeux, alors que lui, il était en pleine forme. (Elle eut une grimace.) Et avec ce que vous m’apprenez aujourd’hui… Cela me navre encore plus…

L’imagination de Lucie carburait, des images sordides se présentaient à elle. Elle ne pouvait s’empêcher de voir un bébé monstrueux, couvert de matières organiques, de sang, agitant ses membres gluants dans tous les sens en hurlant. Pierrette se frotta longuement le visage. Elle sembla hésiter, soupira, et finit par dire :

— Cette nuit-là, j’ai vu quelque chose, madame. Quelque chose dont je n’ai jamais parlé à personne. Quelque chose qui allait à l’encontre du diagnostic de la pré-éclampsie établi par le docteur.

Lucie se pencha vers l’avant. Elle se sentait au bord du gouffre, comme d’ailleurs l’infirmière, qui poursuivit lentement :

— C’était au sujet de la vascularisation du placenta.

Le placenta… Lucie songea encore au tableau dans la bibliothèque de Terney. L’infirmière peinait à lâcher des mots qui n’étaient probablement jamais sortis de sa bouche.

— Vous savez, la pré-éclampsie rend les placentas très, très pauvres en vaisseaux sanguins, c’est systématique, même dans le cas de bébés de taille normale. Quand ce bébé-là est sorti par césarienne, le docteur s’est empressé d’aspirer immédiatement le placenta resté dans le ventre maternel. La sage-femme et l’anesthésiste n’ont rien vu, l’une s’occupait du bébé, l’autre essayait tant bien que mal de stabiliser la patiente et d’y voir quelque chose à travers tout ce sang qui pissait. Mais moi je l’ai vu.

Un silence. Lucie buvait ses paroles.

— Qu’avez-vous vu précisément ?

— Ce placenta, on aurait presque dit… un cocon d’araignée, tant il y avait de vaisseaux sanguins à sa surface. Pour tout vous dire, en trente ans de carrière, je n’avais jamais vu un placenta si irrigué. C’est pour cette raison que le bébé était gros et grand, il disposait de toutes les ressources pour se développer correctement.

Sur les nerfs, Lucie se leva brusquement.

— Deux secondes…

Elle courut vers sa voiture et revint avec l’enveloppe marron qui contenait les photos de la scène de crime. Elle en piocha une qui montrait le tableau du placenta en gros plan et la tendit à l’infirmière.

— Le placenta d’Amanda Potier ressemblait à ça ?

Pierrette acquiesça avec dégoût.

— Exactement. Il était aussi vascularisé. Mais… D’où est-ce que ça vient ?

— De chez le docteur. Il a demandé à Amanda de le lui peindre.

— Amanda aurait peint son propre placenta. Oh, mon Dieu, c’est odieux…

— Ça implique que le docteur était au courant pour ce placenta ultra-irrigué, et que cela l’intéressait au plus haut point.

L’infirmière rendit la photo à Lucie et souffla sur ses mains.

— Tout cela est si étrange. Il aurait su grâce aux échographies ?

— Je le pense.

Il y eut un silence. Chacune essayait de comprendre. Lucie désigna également le tableau du phénix, au cas où, mais l’infirmière ne voyait pas de quoi il s’agissait.

Pierrette reprit la parole :

— Vous n’allez peut-être pas me croire, mais quand… quand le docteur a découvert le placenta de sa patiente lors de l’accouchement, j’ai vu son regard briller. Comme de… de fascination. Ça a été très bref, ça n’a même pas duré une seconde, mais c’est cette sensation que j’ai eue.

Elle se frotta les avant-bras.

— Regardez, je ne vous mens pas, j’en ai les poils qui se dressent. Quand il a remarqué que je l’avais surpris, il m’a adressé le regard le plus froid qu’il m’ait été donné de connaître. Durant l’aspiration, il m’a fixée sans ouvrir la bouche. J’ai alors compris que je devais garder le silence… Et une minute plus tard, la mère était morte.

Lucie réfléchissait à toute allure. Elle se sentait profondément perturbée par les paroles de son interlocutrice. À quoi rimait cette histoire de placenta ? Que signifiait cet éclat de jouissance dans le regard de Terney, alors que sa patiente mourait sur sa table ? Avait-il sacrifié une mère, la contraignant à accoucher, pour faire naître à tout prix son bébé ?

Toujours la même question, qui revenait en boucle : pourquoi ce bébé devait-il venir au monde ? Pierrette continuait à parler d’une voix monocorde, éprouvant à présent le besoin de se vider complètement.

— On a eu un débriefing quelques heures après l’accouchement, avec le chef de l’hôpital, le docteur Terney, l’anesthésiste et la sage-femme. Un compte rendu a été établi. Officiellement, Amanda Potier était morte d’une pré-éclampsie. Terney avait tous les chiffres, les résultats d’examens, les preuves de protéinurie, de tension haute, même les statistiques de pré-éclampsie donnant des bébés correctement proportionnés. L’hôpital était hors de cause. Ses parents n’ont jamais souhaité attaquer qui que ce soit.

— Et vous, vous n’avez pas parlé du placenta ?

Pierrette secoua la tête, comme le ferait un enfant qui ne veut pas avouer sa faute.

— Qu’est-ce que ça aurait changé ? C’était ma parole contre celle du médecin. Le placenta avait été détruit. Et puis, la mère était décédée, et il n’y a pas eu d’erreur médicale. L’hémorragie s’était déclarée sans qu’on puisse agir. Je ne voulais pas compliquer les choses, ni mettre ma carrière en danger.

Elle soupira, apparemment abattue.

— Vous voulez mon sentiment, vingt-trois ans après ? La maladie qui a tué Amanda Potier ressemblait à une pré-éclampsie, on pouvait la diagnostiquer comme telle parce que certains éléments ne mentaient pas, mais ce n’en était pas une. Et je suis persuadée, aujourd’hui, que le docteur, lui, savait de quoi il s’agissait. Ce tableau monstrueux en est d’ailleurs la preuve flagrante.

Elle s’arracha du fauteuil en prenant appui sur ses mains.

— Maintenant, excusez-moi, mais je ne pense plus avoir grand-chose à vous dire. Tout ça, c’est du passé. Il est trop tard pour revenir sur de vieux fantômes. Le docteur est mort, paix à son âme…

— Il n’est jamais trop tard. C’est au contraire dans le passé que se cachent toutes les réponses.

À son tour, Lucie se leva du canapé. Son voyage n’avait pas été vain, même si les questions étaient encore plus nombreuses. En tout cas, elle était certaine d’une chose : lentement mais sûrement, le gynécologue obstétricien avait tissé une toile qui avait conduit à la naissance d’un monstre.

Même si elle avançait dans le flou le plus complet, Lucie savait que sa quête de la vérité se précisait chaque fois un peu plus. Amanda Potier, Stéphane Terney, et Robert Grayet, son prédécesseur à la Colombe, étaient morts, emportant avec eux leurs sinistres secrets. Pour Lucie, il ne restait pas trente-six solutions : il fallait encore remonter le temps, et partir à la rencontre de la première des ex-femmes de Stéphane Terney.

Celle dont il avait divorcé, juste avant son départ précipité pour Reims.

L’une des traces du passé qui, peut-être, détenait une partie de la vérité.

32

Sharko avait une idée bien précise et complètement folle en tête : comme l’avait fait Éva Louts à plus grande échelle, il allait recenser les anciens enfants gauchers de la ville de Fontainebleau. Auparavant, il était passé à la mairie et avait récolté la liste des écoles maternelles : au total, sept établissements pour les tout-petits.

Prenant son courage à deux mains, il se dirigea vers la première adresse de la liste : l’école Lampain, située à l’est de la ville. Obnubilé par ses pensées, il traversa les différents quartiers sans même regarder autour de lui. Il songeait à cette enquête tortueuse, à ces meurtres horribles, bien sûr, mais il pensait surtout à Lucie Henebelle. Avait-elle jeté un œil aux photos qu’il avait volontairement laissées en évidence près de l’ordinateur ? Était-elle toujours dans son appartement de L’Haÿ-les-Roses ou repartie chez elle ? Sa raison privilégiait la deuxième hypothèse, mais son cœur, lui, penchait sans ambages pour la première. Ces antagonismes, cette lutte entre sentiments et logique, le tiraillaient de l’intérieur, et lui faisaient si mal qu’il ne put s’empêcher de l’appeler, juste pour savoir.

Elle répondit au bout de la troisième sonnerie. Sharko comprit, au ronflement dans l’écouteur, qu’elle était également au volant. Sa déception fut immédiate.

— C’est Franck… Tu conduis, je devrais peut-être te rappeler plus tard.

— Ça va. Je t’ai mis sur haut-parleur.

Elle n’ajouta rien. Pourquoi ne parlait-elle pas ? Pourquoi ne lui demandait-elle pas où il en était dans l’enquête ?

— Tu es en route pour Lille ?

Lucie hésita, elle ne s’attendait pas à son appel. Devait-elle lui dire la vérité et prendre le risque qu’il l’empêche, par un moyen ou un autre, d’aller au bout ? Pour l’instant, elle préféra mentir, histoire de creuser sa piste davantage, tranquillement, et de s’assurer que ses déductions ne menaient pas à une impasse.

— Oui. J’ai vu ton mot, sur la table de la cuisine. Ça m’a fait mal, cette façon de me chasser de chez toi. Mais je comprends que tu m’en veuilles à ce point.

— Je ne t’en veux pas, Lucie… Je ne t’en ai jamais voulu.

Un temps. Le cœur de Sharko battait fort dans sa poitrine. Arrêté à un feu rouge, il ferma brièvement les yeux. La voix féminine retentit à nouveau dans l’écouteur.

— Je n’ai pas pu verrouiller la porte d’entrée car je n’avais pas de clé. Désolée.

Sharko réfléchit rapidement, légèrement sceptique. Quelque chose le tracassait. Se pût-il qu’elle ait aussi facilement abandonné le combat, à cause d’un simple mot sur une table ? Elle, la Lucie Henebelle qu’il connaissait ? Il essaya de la sonder :

— Pourquoi es-tu partie si tard ?

— Tu aurais dû me réveiller, ce matin. J’ai mis plusieurs minutes à réaliser où je me trouvais. Que s’est-il passé, hier soir ? Je ne me souviens plus.

— Tu t’es effondrée de fatigue. Je t’ai alors couchée sur le canapé, comme… comme je l’ai fait l’année dernière. C’est étrange, tout de même, comment les faits se reproduisent. Je… Je n’aurais jamais cru cela possible.

Les blancs entre leurs paroles étaient interminables. Sharko se sentait gêné et désarçonné. Il ne put s’empêcher de lui demander :

— J’ai un peu bossé cette nuit, et j’avais laissé l’ordinateur allumé. Tu as pu faire tes recherches sur Stéphane Terney avant de partir ?

— À quoi bon ? J’ai bien compris que c’était toi l’enquêteur, que c’était toi qui disposais de tous les moyens. Moi, là-dedans, je ne suis rien.

Sharko sentait les larmes monter. Il soupira, loin du micro : c’en était bel et bien terminé cette fois, ce fichu hasard qui les avait de nouveau fait se rejoindre n’opérait plus. Désormais, Lucie était partie loin de lui, vers ses propres ténèbres. Quelque part, il s’en sentit soulagé, même si son cœur saignait.

Le GPS lui signala qu’il était arrivé.

— Bon. Il faut que je te laisse. Je te rappellerai un jour, si je vais au bout de cette histoire. Au revoir, Lucie.

— Un truc, juste un truc : le type au pyjama…

— Il n’y est pour rien. Il est autiste, lui et Terney se fréquentaient, c’est tout. Au mauvais endroit au mauvais moment.

Il raccrocha brusquement, les mâchoires serrées, avant même qu’elle lui réponde. Il resta cinq minutes dans sa voiture, histoire de reprendre ses esprits. Sa cervelle semblait embourbée dans une marée noire, visqueuse.

Mettant ses sentiments et sa déception de côté, il se dirigea vers l’école, un beau petit bâtiment fleuri, avec une grande cour de récréation, cernée de grilles vertes. Ça sentait la jeunesse, l’innocence, le début de la vie. Le portail d’entrée était fermé à clé. Sharko se sentit à nouveau fébrile. Dès qu’il s’approchait un peu trop d’une école, le souvenir de sa propre fille Éloïse lui revenait. Il l’imaginait encore parmi les enfants, jouant avec des cubes en bois ou courant avec ses petites copines. Tout se mélangeait dans sa tête : les visages, les époques, les sentiments. Il se rappelait sa schizophrénie tenace. Ce temps où la petite Eugénie, son personnage imaginaire, venait à ses côtés pour lui parler, le rassurer mais aussi le maudire. Elle aurait probablement couru dans cette cour, grimpé aux jeux en criant et riant. Dieu merci, elle était finalement sortie de la tête de Sharko lorsqu’il avait enfin refermé le couvercle sur un deuil jamais fait.

Eugénie était ce deuil…

Dans un soupir, il sonna à l’interphone et se présenta. La directrice, Justine Brevard, le reçut dans son bureau. Une femme bien en chair, d’une cinquantaine d’années, à l’allure sympathique et qui devait inspirer confiance aux enfants. Évidemment, elle était au courant du double meurtre dans la forêt, comme n’importe quel habitant de la ville.

— C’est horrible, ce qui est arrivé à ces jeunes. Mais en quoi puis-je vous aider ?

Sharko se racla la gorge.

— Voilà… Grâce à certains éléments de l’enquête, nous avons établi un profil assez précis du meurtrier. Nous pensons qu’il est âgé aujourd’hui de vingt à trente ans, qu’il est grand, probablement costaud, qu’il habite cette ville et surtout, qu’il est gaucher. Je sais que, depuis de nombreuses années, chaque instituteur dresse des fiches de compétence pour les élèves de la petite section, je me trompe ?

— Non. Nous y notons l’équilibre, la capacité à s’exprimer, la participation en classe. Et de nombreux autres critères.

— Comme la latéralité, n’est-ce pas ? Gaucher ou droitier.

Une étincelle brasilla dans le regard de la directrice.

— C’est exact. Je vois où vous voulez en venir. Vous croyez que votre assassin est passé dans notre établissement quand il était jeune, c’est cela ? Et que ces fiches peuvent vous aider à l’identifier ?

— Dans votre établissement ou un établissement de la ville, oui. Je recherche tout simplement ce qui doit être assez rare dans une classe d’une vingtaine d’enfants : des garçons plus grands, plus costauds que les autres. Et surtout, gauchers, c’est le critère le plus sélectif. Peut-on jeter un œil à vos archives ? Les classes qui m’intéressent s’étalent, disons, entre 1985 et 1995. En espérant que vous ayez toutes ces fiches. Cela donne des adultes dont l’âge est compris entre dix-huit et trente ans.

Elle se leva.

— Je les ai, ainsi que toutes les photos de classe correspondantes. Suivez-moi…

Ils dépassèrent des classes aux portes ouvertes. Les enfants menaient leurs activités : peinture, lecture, jeux, chants. Certains d’entre eux lorgnèrent le flic avec de grands yeux de chouette. Sharko leur adressa un rapide mouvement de main, ils le lui rendirent avec un sourire.

Ils se dirigèrent vers une pièce bondée d’armoires, avec les années inscrites sur des étiquettes. La directrice ouvrit le tiroir de l’année 1985. Ses doigts parcoururent diverses pochettes de cette année-là, et sortirent celle qui était appropriée. Elle contenait de l’administratif, une photo de classe ainsi que les fameuses fiches de compétence, dont elle s’empara. Ce papier cartonné, légèrement jauni, était encore plus détaillé que prévu, les cases étaient nombreuses. De plus, dans le coin, en haut à droite, se trouvait une photo d’identité de l’enfant en question.

Justine Brevard se livra à quelques explications :

— On remplit ces fiches à chaque trimestre, afin d’évaluer la progression de l’enfant et ses aptitudes en classe. Regardez, votre case sur la latéralité est bien là. Il y a également une zone pour les remarques éventuelles que juge bon de noter l’enseignant. Notamment sur les problèmes de santé, les interdictions alimentaires, les allergies.

Elle se mouilla l’index et en un tournemain, parcourut les fiches une à une. Elle en mit une de côté.

— J’ai ici une gauchère.

— Vous pouvez l’écarter. D’après l’ADN, on sait que notre assassin est un garçon.

Elle feuilleta encore, jusqu’à atteindre la fin du paquet.

— Terminé pour l’année 1985. Je n’ai rien pour vous, hormis cette fameuse gauchère.

— Tant mieux. Moins il y en a, mieux c’est.

— Passons aux suivantes.

Sharko l’aida. Ensemble, ils rassemblèrent dans un premier temps toutes les fiches comprenant les garçons gauchers. Chaque fois, un, deux, ou dans les cas les plus rares, trois garçons maximum par classe étaient concernés, ce qui donnait une petite vingtaine de fiches pour les dix années observées.

Parmi ces fiches, Sharko scruta les visages, les corpulences, les tailles, s’aidant des photos de classe et d’identité. Il tomba sur des blonds, des bruns, des frisés, des mômes à lunettes, penauds ou sûrs d’eux, de différentes tailles, plantés au milieu de leurs camarades. Certains, frêles, petits, ne correspondaient pas à l’image que le commissaire se faisait du tueur, mais pouvaient-ils néanmoins être éliminés ? N’était-il pas possible qu’ils se soient fortement développés par la suite ? Tant d’années séparaient aujourd’hui d’hier. Face à cette réalité, le flic comprit que la tâche était plus difficile que prévu. Et puis, il n’avait aucune certitude, en définitive. Le tueur pouvait très bien habiter Fontainebleau depuis peu, et ne pas y avoir vécu dans sa jeunesse. Devant l’ampleur et le caractère hasardeux du travail, les doutes l’envahissaient. Cependant, il demanda une photocopie de toutes les fiches qu’il tenait en main, remercia la directrice et sortit de l’établissement, un peu déçu.

Seul point positif : l’opération n’avait duré qu’une petite demi-heure.

Assis dans sa voiture, Sharko essaya de faire un tri plus fin encore, de privilégier certains profils parmi tous ces gauchers. Il sélectionna les mômes les plus grands, les plus costauds. Il affina encore : certains des enfants du lot avaient aujourd’hui trente ans. C’était peut-être légèrement âgé pour se rendre en discothèque. Il constitua, de ce fait, un autre tas. Au final, il lui restait tout de même neuf fiches entre les mains. Des mômes de quatre ou cinq ans, souriants, et si différents. Il était absolument impossible de privilégier un profil plus qu’un autre. Pas de regard démoniaque, pas de flammes noires dans les yeux. Seule l’innocence rayonnait de ces visages mangés par le temps.

Déçu, il poursuivit néanmoins sa quête, se disant qu’au pire, la Section de recherche de Versailles pourrait faire un relevé ADN de tous ces individus, afin de le comparer à celui trouvé sur la scène de crime. Il arrivait parfois, dans certaines enquêtes délicates, qu’on procédât à des prélèvements ADN de masse après avoir réalisé un ciblage plus ou moins grossier. Cela coûtait cher, mais la vérité n’avait pas de prix.

Les écoles qu’il visita, à l’architecture variée, avaient toujours le même fonctionnement interne. Fiches stockées, parfaitement rangées, aisément disponibles. De ce côté-là, l’Éducation nationale avait fait du bon travail. L’heure tournait, Sharko entassait les feuilles, éliminait autant que faire se peut, mettait de côté, sans que rien ne lui saute réellement aux yeux. Il avait espéré qu’une connexion se créerait dans sa tête, une intuition qui l’orienterait immédiatement vers le bon visage. Mais rien, absolument rien, ne vint… Ces mômes étaient trop jeunes, arborant leur physionomie de bambins : grosses joues et regards amusés. Comment y déceler un tueur ? Comme l’avait fait remarquer Levallois, l’empreinte génétique n’est pas écrite sur notre front.

Il s’arrêta boire un café bien serré dans un troquet, histoire de recharger les batteries. Après avoir appelé son collègue, qui de son côté n’avait rien trouvé non plus, il avala un sandwich et s’assoupit sur le siège de sa voiture. Une demi-heure plus tard, il émergea et reprit le volant, la bouche pâteuse.

Avant-dernière école maternelle à visiter sur les sept. L’école de la Victoire. Peut-être un nom prédestiné, se dit Sharko en soupirant. Interphone, directrice, présentation, explication, archives. Un circuit qu’il commençait à connaître par cœur, et qui lui tapait sur le système.

Encore une fois, les années défilèrent, les fiches s’accumulèrent. Sharko trouvait absolument prodigieux cette distribution aussi précise, régulière, des gauchers dans la nature, ces proportions qui, chaque fois, restaient globalement les mêmes. Zéro, un ou deux gauchers par classe de vingt élèves, c’était tellement précis, prévisible, comme si la nature avait elle-même composé les classes. Il se rappela les propos de la primatologue, les données présentes dans la thèse de Louts, qui annonçaient que d’ici quelques centaines, quelques milliers d’années, il n’y aurait plus de gauchers dans notre société. Certaines classes d’écoles maternelles témoignaient déjà de cette disparition.

À nouveau, des noms, des visages, des physionomies défilèrent sous ses yeux. Alors qu’il parcourait mécaniquement les fiches, qu’il glissait les rares feuilles concernant des garçons gauchers sur le côté, il sentit son cœur faire un saut dans sa poitrine.

Les doigts tremblants, il reprit la fiche qu’il venait de déposer.

Elle datait de 1992. L’enfant, né en 1988, avait aujourd’hui vingt-deux ans.

Il s’appelait Félix Lambert. Gaucher. Cheveux châtain clair, yeux bleus, peau légèrement hâlée, et assez grand, bien qu’il y eût plus grand que lui sur la photo de classe. À première vue, rien de bien extraordinaire, Sharko ayant déjà croisé ce genre de physique dans ses fiches précédentes.

Et si ses yeux n’étaient pas tombés sur la zone consacrée aux « remarques éventuelles », il aurait simplement mis cette fiche de côté, sur le tas des profils potentiels.

Mais dans cette fameuse zone d’annotations était écrit, en grand : « Pas de produits laitiers. Intolérant au lactose. »

Grégory Carnot était lui aussi intolérant au lactose.

Sharko sonda le regard du gamin, qui souriait à pleines dents. Il passa son doigt sur le visage d’ange.

Le flic était presque certain de tenir, en face de lui, l’identité du meurtrier du couple de randonneurs. Cette même identité que Stéphane Terney avait cachée au cœur de son livre, derrière un ensemble de quatre lettres A G T C mélangées dans de longues séquences anodines.

Le commissaire ne prit pas la peine de poursuivre ses recherches et informa Levallois d’arrêter immédiatement les siennes. Il quitta l’établissement scolaire précipitamment, après avoir remercié la directrice. Cinq minutes plus tard, il consultait l’annuaire téléphonique de la ville, à la poste du coin qui allait fermer ses portes. Il trouva deux Lambert à Fontainebleau : Félix et Bernard. Même numéro de téléphone. Probablement le père et son fils…

Il récupéra son jeune collègue devant un loueur de voitures et démarra en trombe avec l’adresse exacte sous les yeux.

Au bout de la route, un tueur l’attendait.

33

D’après les informations récupérées aux renseignements, Gaëlle Lecoupet, la première des femmes de Stéphane Terney, vivait à Gouvieux, une ville tranquille située à proximité de Chantilly. Depuis son retour de Reims, Lucie avait perdu énormément de temps dans les bouchons aux alentours de la capitale, si bien qu’on approchait de la fin d’après-midi lorsqu’elle longea le château de Chantilly, son hippodrome et ses terrains de golf. Après quelques kilomètres, elle se gara dans l’allée de gravillons d’une grande villa en retrait de la route, juste derrière une Audi gros modèle et un cabriolet Mercedes.

Un homme aux cheveux grisonnants, occupé à tailler des rosiers, s’approcha d’elle. Après que Lucie lui eut montré sa fausse carte et expliqué qu’elle souhaitait rencontrer Mme Lecoupet pour une histoire en relation avec son premier ex-mari, il orienta Lucie vers la demeure, sans desserrer les lèvres. Vu son absence de commentaires, Lucie se dit, d’une part, que ni lui, ni sa femme n’avaient dû être prévenus de la mort de Terney — l’établissement des faire-part n’étant pas géré par la police — et que, d’autre part, les flics du 36 n’avaient pas encore jugé nécessaire de creuser la piste si loin en arrière. Interroger la lointaine ex-femme — ça remontait tout de même à vingt-cinq ans — d’un type qui avait été la proie d’un tueur particulièrement sadique, tueur qui était également le meurtrier d’une étudiante, devait être la moindre de leur priorité.

La propriétaire des lieux se tenait dans une large véranda, envahie de plantes grimpantes et d’une dizaine de chats de toutes races et de toutes couleurs. Les animaux tournaient autour d’elle en ronronnant, alors qu’elle versait du lait et des croquettes dans de nombreuses coupelles.

— Chérie, c’est la police pour toi, fit l’homme aux cheveux gris. Au sujet de Stéphane Terney…

Gaëlle Lecoupet cessa tout mouvement et tendit un visage surpris à Lucie. C’était une grande femme, fine, belle sans maquillage, habillée d’un vieux tee-shirt et d’un jean qui ne cadraient pas vraiment avec la classe de la demeure. De longs cheveux gris, bien coiffés, cascadaient sur ses épaules frêles. Elle posa finalement la nourriture des chats sur une table, s’essuya les doigts dans une serviette et s’approcha de Lucie. Avant de lui serrer la main, elle eut un regard pour son compagnon, le priant de les laisser seules. L’homme, l’air inquiet, obtempéra et retourna à ses occupations extérieures. Gaëlle Lecoupet ferma une porte en verre, enfermant les chats dans la véranda, puis s’adressa à Lucie.

— Mon ex-mari aurait-il des problèmes ?

La flic lui annonça sa mort violente, sans adoucir la réalité. Elle voulait immédiatement plonger son interlocutrice dans l’ambiance nauséabonde de l’enquête, et provoquer une espèce d’électrochoc.

Gagné. Gaëlle Lecoupet se laissa tomber sur une chaise du grand salon, fébrile, les mains sur le visage.

— Bon Dieu ! Assassiné… Ça me fait tout drôle d’entendre une chose pareille.

Lucie resta debout, en face d’elle, la jaugeant rapidement. La sexagénaire avait pris un vrai coup de massue sur le crâne. Amélie Courtois n’y alla pas par quatre chemins et décida d’attaquer avec des questions directes.

— Vous étiez encore en contact avec lui ?

Tristement, Gaëlle Lecoupet secoua la tête et tarda quelque peu à répondre.

— Nous avions interrompu toute relation depuis le divorce. Plus un coup de fil, plus une lettre, rien. Je n’ai depuis, entendu parler de lui que par quelques articles dans des revues scientifiques.

— Nous pensons que son assassinat est lié à son passé, notamment vers l’année 1986, lorsqu’il exerçait à Reims. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi, il y a presque vingt-cinq ans, il est subitement parti pour cette ville, alors qu’il avait une excellente situation à Paris ?

La femme répondit cette fois du tac au tac.

— Pratiquer en province était une bonne opportunité pour lui. Quitter la capitale lui a permis d’exercer à plein temps la gynécologie et l’obstétrique, métier qu’il aimait par-dessus tout. Il a toujours apprécié le contact simple et direct avec les patientes, les futures mamans, les bébés. À Paris, il était en permanence sollicité pour une conférence, un article ou une interview. Il voulait se couper de tout cela et retourner à ses véritables racines : la pratique de la médecine.

C’était le genre de réponse typique, trop belle, toute faite, qui ne satisfaisait pas Lucie. Cette phrase, Gaëlle Lecoupet avait dû la répéter à d’autres occasions, chaque fois qu’il avait fallu se justifier. D’ailleurs, elle n’avait même pas réfléchi pour répondre. L’ex-flic se dit qu’il fallait creuser un peu plus, fouiller davantage l’intimité du couple. Elle avait appris, par son métier, que les réponses se cachent toujours dans l’angle mort du miroir. Elle posa donc d’autres questions banales, peu engageantes, histoire de mettre son interlocutrice en confiance et de ranimer le passé. Elle n’apprit pas grand-chose de bien nouveau : Stéphane Terney était brillant, ambitieux, impliqué… Il aimait que l’on parle de lui, accordait de nombreuses interviews, avide d’expliquer son parcours. Un mari aux allures d’homme idéal, qui vouait sa vie entière aux sciences médicales et à la biologie, et dont le métier importait plus que la famille. Il ne voulait pas d’enfants, « de peur de le voir grandir dans un monde voué à l’échec ». Vision salement pessimiste et fataliste de l’avenir.

Après avoir écouté ces fadaises, Lucie décida d’attaquer de front.

— Je vais vous poser une question un peu plus personnelle et directe : votre divorce était-il lié à son départ pour Reims ?

La sexagénaire fronça les sourcils.

— Comme vous le dites, c’est très personnel. Je ne comprends pas bien en quoi cela pourrait vous aider dans votre enquête, madame… ?

— Lieutenant Amélie Courtois… Votre ex-mari s’est fait assassiner, nous essayons d’explorer toutes les pistes, de comprendre les motivations de son bourreau qui, assurément, le connaissait bien. Toutes les informations que nous pourrons recueillir, y compris sur le passé de Stéphane Terney, sont très importantes. Alors, répondez à ma question, s’il vous plaît : votre divorce était-il lié à son départ pour Reims ?

Mme Lecoupet hésita, puis finit par céder devant le ton impérieux de son interlocutrice.

— Je ne voulais pas repartir de zéro en plaquant tout. À Paris, j’ai peiné à créer mon cabinet d’avocate, et je commençais à avoir une bonne clientèle, à me faire un nom dans un milieu où la concurrence est rude. Alors, j’ai refusé de le suivre là-bas. J’aimais Paris. C’est aussi simple que cela.

— Le nom de Robert Grayet vous dit-il quelque chose ?

— Absolument pas.

— Il devrait, pourtant. Il était le chef de service que votre ex-mari a remplacé à Reims. Je suppose qu’il vous en a parlé ? Ce départ pour la province était quand même à l’origine de votre divorce, non ?

— C’est que… Tout cela est si loin. Je ne m’en souviens plus. Mon mari rencontrait beaucoup de monde. Alors oui, peut-être en ai-je entendu parler. Mais je serais bien incapable de vous dire dans quelles circonstances.

Lucie sentit le sang monter dans ses tempes, mais elle essaya de garder son calme. Elle était persuadée que cette femme lui cachait la vérité et qu’en dépit de tout, elle protégeait un homme qu’elle avait sans doute beaucoup aimé.

— Écoutez-moi attentivement, madame Lecoupet. Votre ex-mari a été torturé avec des cigarettes et des couteaux par un individu abominable. Si je suis ici, je vous le répète, c’est parce que j’ai la certitude que son assassinat est lié à ce qui s’est passé il y a vingt-trois ans, à la maternité de Reims. Pour tout vous dire, quelques semaines après sa prise de fonction à la Colombe, votre ex-mari a suivi une patiente en gynécologie, elle s’appelait Amanda Potier. Elle est morte sur la table d’accouchement, le 4 janvier 1987, sous ses yeux.

Lucie laissa s’écouler quelques secondes, jaugeant la réaction de son interlocutrice. Assurément, celle-ci n’était pas au courant. L’ex-flic poursuivit d’un ton ferme et assuré :

— Je ne pense pas que vous vous soyez séparés uniquement sur des critères géographiques ou carriéristes. J’ai la certitude que votre mari est allé dans cette maternité uniquement pour suivre cette patiente et mettre son bébé au monde, coûte que coûte. Le départ de Robert Grayet, chef de service à l’époque, a été certainement provoqué grâce à l’argent. Cet argent, il venait bien de quelque part. Alors maintenant, madame Lecoupet, j’aimerais que vous ravaliez vos phrases toutes faites et que vous m’expliquiez ce qui s’est réellement passé. Pourquoi votre ex-mari a-t-il voulu à tout prix partir pour Reims ?

La femme se passa une main sur le visage, dans un long soupir. Puis elle se leva.

— Je fais un aller-retour au grenier… Attendez-moi ici.

Une fois seule, Lucie se mit à aller et venir, les bras croisés, en observant les chats. Elle était chargée d’énergie et, d’une certaine manière, fière de progresser ainsi, seule, loin des sentiers battus. Cela prouvait qu’elle était encore bien vivante, et capable d’autre chose que de répondre au téléphone dans un centre d’appels pourri. D’un autre côté, elle s’en voulait à mort de moins penser à sa petite Juliette, à sa mère, et même à Klark, surtout ces derniers jours. Mais pour le moment, cette quête impossible qu’elle menait était plus importante que tout au monde. Elle agissait ainsi pour le bien de toute sa famille. Pour que les non-dits, les secrets, les malédictions se rompent définitivement. Repartir dans la vie sur des bases propres…

Gaëlle Lecoupet réapparut enfin avec un petit sachet transparent, légèrement poussiéreux, entre les mains. Il contenait une vieille cassette VHS toute noire, sans étiquette, qu’elle plaça dans le double lecteur DVD/magnétoscope. Elle s’empara alors d’une télécommande et se dirigea vers la fenêtre donnant dans le jardin. Elle tira brusquement un double rideau, et alla verrouiller la porte d’entrée.

— Je ne veux pas que Léon voie ces images… Il n’est même pas au courant de l’existence de cette cassette.

Elle revint près de Lucie, l’invita à s’asseoir dans un fauteuil. Elle serra les mâchoires, les doigts crispés sur sa télécommande.

— Vous avez raison. Je n’ai divorcé ni à cause de mon cabinet, ni de ma clientèle. C’est lié à… à ce que me cachait Stéphane.

Un silence. Lucie essaya de relancer avec ce qui lui venait en tête.

— Est-ce que ça aurait un rapport avec ses idées eugénistes ?

— Non, non, pas du tout. Je connaissais les tendances de Stéphane avant de me marier avec lui. À l’époque, je partageais d’ailleurs certaines de ses idées.

Gaëlle Lecoupet capta le regard étonné de Lucie et crut bon de se justifier :

— Il ne faut pas prendre les eugénistes pour des monstres ou des nazis. Dire que la protection sociale, l’alcool, les drogues, le vieillissement des populations vont à l’encontre de ce qu’a créé la nature et empêchent l’essor de notre société n’est pas une abomination. C’est une façon comme une autre de nous mettre face à nos responsabilités et à l’holocauste écologique que nous sommes en train de créer.

Elle regarda tendrement ses chats dont certains, issus de la rue, étaient mal en point, puis revint vers Lucie.

— Environ deux ans avant notre divorce, Stéphane a commencé à avoir des rendez-vous secrets. Il prétendait être à son club de bridge, mais le hasard m’a fait découvrir qu’il me mentait. J’ai pensé à une maîtresse, alors je me suis mise à le surveiller. En fait, j’ai découvert qu’il ne voyait pas une femme, mais deux hommes. Des individus qu’il rencontrait plusieurs fois par mois dans les tribunes de l’hippodrome de Vincennes, ville où nous vivions à l’époque. Mon mari ne jouait pas aux courses, alors, qu’est-ce qu’il fichait là-bas avec ces inconnus ?

— Vous savez qui étaient ces hommes ?

— Je ne l’ai jamais su. Pas de noms, de prénoms, Stéphane n’a jamais laissé la moindre trace écrite. C’étaient sans doute des scientifiques, comme lui, ou des anthropologues.

— Des spécialistes des civilisations ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Quand vous visualiserez la cassette, vous comprendrez.

— Et ces hommes, vous pourriez les décrire physiquement ?

Elle secoua la tête.

— Non, c’est bien trop loin, trop flou. Je suis toujours restée à distance, et par conséquent, ne les ai jamais vus précisément. Grossièrement je dirais que l’un d’eux était plutôt châtain, taille moyenne, physique banal, sans doute de l’âge de mon mari, ou pas loin. Et l’autre… Je ne sais plus. Un blond peut-être. Mais que vous dire d’autre sur eux ? En vingt-cinq ans, les gens changent tellement, et la mémoire s’effrite si vite. Par contre, je peux vous parler de Stéphane, ça oui. Souvent, quand il revenait du champ de courses — ou plutôt de son club de bridge comme il le prétendait —, il me paraissait changé, et chaque jour davantage mystérieux. Il s’enfermait à clé plus souvent dans son bureau.

— Et vous ne lui avez jamais parlé de ses rendez-vous, de son comportement ?

— Non. Je voulais comprendre de quoi il retournait. Ces rencontres ont eu lieu sur une année. Stéphane était de plus en plus paranoïaque et interdisait à quiconque d’entrer dans son bureau, même en sa présence. Chaque fois qu’il le quittait d’ailleurs, il le fermait toujours à clé. J’ignorais où il cachait les clés, il prenait un soin particulier à tout dissimuler. Il ne laissait jamais rien au hasard.

Son regard s’obscurcissait, ses pupilles se dilataient. Les portes du passé venaient de se rouvrir en grand.

— Mais c’est souvent quand on veut que les choses ne se voient pas qu’elles sont le plus visibles. Alors, j’ai compris que Stéphane devait dissimuler dans son bureau quelque chose d’important, de primordial. J’ai voulu savoir. Un jour — il était parti pour la journée —, j’ai appelé un serrurier, pour qu’il m’ouvre discrètement. Concernant la porte du bureau, il n’y a pas eu de problème particulier. Mais au fond de la pièce, il y avait une grosse armoire de métal, verrouillée elle aussi, que Stéphane avait achetée quelques mois plus tôt.

— Au moment de sa rencontre avec les hommes…

— À peu près, oui. Je voulais à tout prix savoir ce qu’elle contenait. Alors, j’ai demandé au serrurier de renouveler l’opération sur le premier des dix tiroirs. Le problème, c’est que la serrure était plus difficile à ouvrir, et cet abruti qui se prétendait spécialiste a fichu en l’air le système. Certes, le tiroir était bel et bien ouvert, mais je savais que Stéphane verrait immédiatement que j’avais fouillé. Et il n’y avait rien à faire pour réparer les dégâts. Je me sentais vraiment très mal.

Tristement, elle désigna du menton le magnétoscope.

— Dans le tiroir, il y avait une cassette vidéo. L’une de celles que lui avait assurément remises l’un des hommes de l’hippodrome.

— Parce qu’il y en avait plusieurs, des cassettes ?

— Dans les autres tiroirs, oui, j’en ai la certitude. Je n’ai malheureusement jamais pu les visionner. Cette cassette-ci est une copie que je me suis empressée de faire, ce jour-là, et que j’ai à mon tour cachée avant son retour. La cassette originale portait, sur une étiquette, la mention « Phénix n° 1 », ce qui prouve bien qu’il existait plusieurs cassettes.

À l’évocation de ce curieux terme, Lucie se sentit aspirée par un tourbillon. Elle se rappelait le tableau de l’oiseau de feu, accroché dans la bibliothèque de Terney, juste à gauche du placenta. Le phénix… Elle savait qu’elle était en train de mettre le doigt sur quelque chose d’énorme, d’insoupçonné, mais elle était absolument incapable d’en saisir l’essence.

La voix grave de Gaëlle Lecoupet la sortit de ses pensées.

— Maintenant, si vous permettez, nous allons la visionner. Il faut avoir le cœur bien accroché.

Excitée par ses découvertes et les enchaînements qui se mettaient en place dans sa tête, Lucie la fixa.

— J’ai le cœur d’un flic, il l’est forcément.

La femme appuya sur le bouton Lecture.

34

Face aux deux spectatrices, un écran noir. Puis une incrustation, en bas : « 9/6/1966 », et des déclinaisons de gris. Des feuilles, des arbres. Une violence de jungle. Les images défilaient en noir et blanc. Un film de qualité correcte, probablement tourné avec du matériel amateur. Autour de celui qui tenait la caméra se pressaient des palmes, des lianes, des fougères. Sous ses pieds, dans une pente, les herbes crissaient. Face à lui, une brèche s’ouvrait dans le mur végétal, donnant sur des huttes en contrebas. Vu la faible luminosité, ce devait être le soir, ou le début du jour. À moins que la jungle fût si dense qu’elle empêchait toute lumière de filtrer.

La caméra s’enfonça dans les profondeurs, et avança sur une terre noire et humide : un carré d’une cinquantaine de mètres de côté, que la végétation cherchait à dévorer. On entendait les pas, le frisson des arbres alentour. L’objectif se focalisa sur les vestiges d’un feu. Au milieu des cendres, de petits os calcinés, des pierres disposées en cercle, des crânes d’animaux.

Lucie se frottait rapidement le menton, sans quitter l’écran des yeux.

— Ça ressemble à un village indigène abandonné ?

— C’est en effet un village indigène. Mais « abandonné » n’est pas le terme exact. Vous allez très vite comprendre.

Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? L’ex-flic sentait ses mains de plus en plus moites, au fur et à mesure de l’avancée du film. À l’écran, des cris perforèrent le silence, l’image se fixa sur le plafond végétal. Plus un seul coin de ciel cette fois. Seules s’étalaient des frondaisons interminables. Au-dessus, à trois ou quatre mètres, une colonie de petits singes se dispersait dans les branchages. Les hurlements stridents ne cessaient plus. La caméra zooma sur l’un des primates, au corps sombre et à la tête claire, probablement blanche. L’animal cracha un coup et disparut en grimpant le long d’une liane. Malgré l’immensité de l’endroit, les sentiments d’enfermement, d’oppression, dominaient. Une prison vivante, aux barreaux de chlorophylle.

Le caméraman finit par ignorer les singes inquisiteurs et avança encore, en direction d’une hutte. L’image tanguait au rythme de ses pas lourds et lents. À première vue, les toits étaient fabriqués en feuilles de palmiers tressées, les parois en bambous attachés les uns aux autres par des lianes. Des habitations archaïques, pouvant abriter quatre ou cinq personnes chacune et qui semblaient jaillies d’un autre âge.

Dans l’entrée, se dessina subitement une nuée de moustiques et de mouches qui donnait l’impression d’une tempête de sable. Lucie se recula un peu sur son fauteuil, pas du tout à l’aise. Ses yeux s’attendaient à découvrir l’horreur à tout moment.

Le porteur de la caméra pénétra lentement dans la hutte, tel un intrus à l’affût du moindre mouvement. Toute clarté s’effaça, des taches noires voletaient. La bande sonore était saturée de bourdonnements. Inconsciemment, Lucie se gratta la nuque.

Des insectes en masse… Elle craignait le pire.

Le faisceau d’une lampe, probablement positionnée sous la caméra, déchira l’obscurité.

Et l’horreur apparut.

Au fond, dans le rai de lumière, six corps, tordus comme des chenilles les uns à côté des autres. Apparemment, une famille complète d’indigènes, entièrement nus. Un amalgame de visages boursouflés, d’yeux déjà secs et envahis de mouches, de larves. Du sang suintait de leur nez, leur bouche, leur anus, comme s’ils avaient explosé de l’intérieur. Leurs ventres étaient gonflés, probablement à cause des gaz intestinaux. Celui qui filmait n’épargnait aucun détail, multipliant plans interminables et zooms. Tous les cadavres avaient les cheveux noirs, les pieds usés, les peaux tannées des tribus ancestrales. Mais ils étaient méconnaissables, dévorés par la détresse et la mort.

Lucie eut l’impression d’avoir oublié de respirer. Elle imaginait aisément la puanteur dans la cabane, les dégâts de la chaleur, de l’humidité sur les corps en putréfaction. La furie des grosses mouches vertes en témoignait.

Soudain, l’un des corps tressaillit. Le mourant ouvrit de grands yeux sombres et malades en direction de la caméra. Lucie sursauta et ne put retenir un petit cri. La main se tendit comme pour demander du secours, les doigts fins et noirs se rétractèrent en l’air avant que le bras s’abatte sur le sol comme un tronc mort.

Vivants… Certains d’entre eux étaient encore vivants…

Lucie jeta un bref coup d’œil vers sa voisine, qui tordait un mouchoir entre ses mains. Elle se rappela la violence de son cauchemar : cet enfant carbonisé qui ouvre brusquement les yeux, comme ici. Transie, elle revint vers le film. L’horreur continuait. Le pied du caméraman frappa légèrement les corps, afin de vérifier s’ils étaient morts ou vivants. Un geste purement et simplement insoutenable. Lucie retrouva un souffle normal quand l’homme sortit de ce charnier. Au-dessus, les singes étaient toujours là, oppressants, figés cette fois sur leurs branches. C’était comme si un couvercle recouvrait la jungle. Le répit se révéla de courte durée. Dans les autres huttes, le spectacle se renouvela : des familles anéanties, mêlées à d’ultimes survivants qu’on filmait et laissait crever comme des bêtes.

Le film se termina avec un plan large du village décimé : une dizaine de huttes avec leurs habitants décédés ou agonisants, et livrés aux ténèbres de la jungle.

Noir.

35

Parle-moi de l’intolérance au lactose. Ça frappe qui, dans quelles proportions, et pourquoi ?

Tout en conduisant, Sharko avait appelé Paul Chénaix, son ami légiste. Il voulait s’assurer de la cause et de la rareté de cette caractéristique, pour définitivement se prouver qu’il ne faisait pas fausse route. Il brancha le haut-parleur, afin que Jacques Levallois puisse entendre.

Le spécialiste répondit après quelques secondes de réflexion.

— Tu fais appel à mes vieux souvenirs de médecine et de biologie, mais l’explication est suffisamment remarquable pour que je me la rappelle. À l’époque, ça m’avait scotché. On est en plein dans ces histoires de sélection naturelle et d’Évolution. Tu connais un peu ?

Sharko et Levallois échangèrent un regard interrogateur.

— Si je connais ? On baigne dedans avec mon collègue. Vas-y.

— Très bien. Il faut avant tout savoir que le lactose est un composé spécifique du lait des mammifères. La différence individuelle entre tolérance et intolérance au lactose est purement génétique. L’intolérance au lactose se manifeste chez l’humain après le sevrage du nourrisson par sa mère, à partir du moment où l’on essaie de lui faire consommer du lait de vache.

— Jusque-là, rien d’extraordinaire.

— C’est maintenant que ça devient remarquable, écoute bien. La tolérance au lactose, j’ai bien dit tolérance, est relativement récente à l’échelle de l’Évolution, elle date d’environ cinq mille ans et n’existe que dans les populations humaines ayant domestiqué des vaches dans le but d’en consommer directement le lait. Chez l’Homme avec un grand H, on trouve le gène de la tolérance au lactose surtout dans les régions géographiques où, chez la vache, existent aussi les gènes impliqués dans la forte production de lait.

— Donc… la nature a agi à la fois sur les vaches et les hommes, modifiant leur ADN en créant des gènes qui n’existaient pas auparavant…

Sharko pensait en même temps à la thèse de Louts : la violence d’un peuple, qui grave le caractère « gaucher » dans son ADN. La culture, qui influe sur la génétique…

— Tout à fait. Gène de forte production laitière pour les vaches, et gène de la tolérance pour les hommes. Si je me souviens bien, c’est ce qu’on appelle une coévolution, ou encore une course à l’armement entre la vache et l’homme : la sélection naturelle a fait que l’homme, à l’origine chasseur-cueilleur et se nourrissant exclusivement de viande et de fruits, puisse boire le lait des vaches qu’il domestiquait. De ce fait, elle a aussi rendu les vaches meilleures productrices de lait. Et plus elles produisaient, plus les hommes buvaient… D’où le terme de course à l’armement. Remarquable, non ?

— Si j’ai bien compris le fond de ton explication, cela voudrait dire que les personnes aujourd’hui intolérantes au lactose ne possèdent pas ce gène de protection, parce que leurs ancêtres ne domestiquaient pas de vaches ?

— C’est exactement cela. Ces individus non tolérants ont dû avoir des ancêtres qui vivaient éloignés du centre de domestication des races bovines laitières. Plus les vaches étaient éloignées, moins les individus supportaient le lait et développaient le gène. À l’époque de mes études, les chiffres indiquaient environ 5 % d’intolérants au lactose en Europe, et un truc du genre 99 % en Chine, par exemple. Car 70 % de la population mondiale est intolérante. Fais boire du lait à un Asiatique, et il vomit sur-le-champ. Par contre, n’importe quel Français pur souche depuis des générations pourra consommer du lait à volonté. J’ai répondu à tes questions ?

— Génial. Merci, Paul.

Le commissaire raccrocha, bluffé. Ces histoires d’Évolution défiaient l’entendement, mais c’était réellement ainsi que la nature, l’homme, les espèces s’étaient façonnés, au fil des millénaires. De ce fait, son sentiment de se trouver sur la bonne voie se renforçait plus encore. Levallois tira ses propres conclusions à voix haute :

— Si j’ai bien compris, Grégory Carnot et Félix Lambert n’ont pas uniquement un point commun dans leur violence extrême, leur jeune âge. Des causes génétiques plus profondes les rapprochent. Il y a celles qu’on voit, comme la taille, le fait d’être gaucher et la carrure, puis celles invisibles, comme l’intolérance au lactose.

— Tu as compris. J’ignore à quoi nous avons affaire, précisément, mais il y a comme un goût de médecine et de génétique, derrière tout ça.

La voiture s’engagea sous les frondaisons. L’armée des arbres se referma autour de la 407 et le ciel disparut. Des rangs noirs de troncs se dressaient de part et d’autre, ne laissant plus apparaître, de temps en temps, que des façades discrètes de belles demeures. Dans cette luminosité décroissante, le commissaire se fia aux indications du GPS. Un peu plus loin, il bifurqua sur la Route Ronde, roula quelques centaines de mètres et aperçut, à l’écart dans les bois au bout d’un grand parc arboré, la propriété des Lambert : une superbe maison de maître du XIXe siècle sur deux étages, en grosses pierres de taille blanches et au toit en ardoise. Le lierre dévorait la façade, constituant une sorte de deuxième mur végétal. Deux voitures, un coupé sport et une classique 207 Peugeot, reposaient dans l’allée.

— Ils sont là, souffla le commissaire. Lambert, père et fils. Et on ne peut pas dire qu’ils soient dans le besoin.

— C’est maintenant qu’on devrait appeler les renforts.

— J’aimerais bien sonder le terrain, auparavant.

Le commissaire se gara plus loin, sur le bas-côté, et revint à pied à une dizaine de mètres de l’entrée. L’accès était protégé par un portail fermé, et l’ensemble de la propriété — qui s’étalait sur plusieurs hectares — semblait cerné par un haut mur de briques de trois mètres de haut.

— Hors de question de se présenter à l’interphone, fit le commissaire à voix basse. On doit profiter de l’effet de surprise et éviter que Félix Lambert, d’une façon ou d’une autre, puisse préparer une parade ou prendre la fuite.

— Tu m’expliques comment on entre, alors ?

— T’es un peu long à la détente, toi. Suis-moi.

— Quoi ? Alors, on n’appelle personne ? Tu sais qu’on sort des…

Sharko se mit à longer le mur, vers l’intérieur du bois très dense.

— … procédures, murmura le jeune lieutenant entre ses dents.

Après une hésitation, il finit par suivre son collègue, qui disparaissait déjà dans la végétation. Les arbres se serraient contre lui, les fougères attaquaient ses chevilles, les branches se tordaient contre le mur, comme si la nature cherchait, d’une façon ou d’une autre, à reprendre ses droits sur l’homme. Après quelques minutes de progression, Sharko recula afin d’élargir son champ de vision, et parvint à distinguer le sommet de la façade ouest de la maison.

— Un pignon sans fenêtre, semble-t-il. Le bon endroit pour pénétrer dans le parc sans être vu.

Levallois trépignait.

— C’est du délire. Merde, ce type a massacré deux mômes. On ignore quel genre d’individu on va rencontrer, là derrière. Et puis, on…

Sharko revint vers lui et le fixa, coupant court à ses jérémiades :

— Ou tu me suis, ou tu restes ici à te lamenter. Mais dans tous les cas, tu la fermes, d’accord ?

Le commissaire observa les arbres, trouva une branche suffisamment basse pour s’y hisser, plaquant également ses semelles contre le mur. Il n’était plus fait pour ce genre d’acrobaties et grimpa comme un pantin désarticulé. Mais peu importait la manière et la douleur dans ses membres fatigués, seul comptait le résultat. La veste couverte de traînées verdâtres, les mocassins à moitié fichus, il atterrit dans l’herbe grasse en grognant un bon coup, puis courut jusqu’au mur de la maison.

Levallois le suivait à quelques mètres. Il vint se plaquer juste à ses côtés, l’arme dans la main.

Sharko reprit un peu son souffle. Pas un mouvement autour de lui, rien ne bougeait, hormis quelques oiseaux dans les branches et des feuilles qui frissonnaient. L’ambiance était trop calme, trop silencieuse. Sharko pressentait que tout cela n’augurait rien de bon. Très vite, il bascula sur l’autre façade, suivi par son collègue. Le lierre courait sur leurs épaules. Progressant avec prudence, il jeta un œil à travers la première fenêtre qu’il rencontra. Vaste pièce, plafond très haut, immense lustre. Sans doute le salon. Sharko perçut des bruits. Il ferma les yeux et écouta. Des basses sourdaient des murs.

Boum, boum, boum…

— La télé, chuchota Levallois. On dirait que le son a été poussé à fond.

Dos voûté, Sig Sauer en main, le commissaire poursuivit sa progression et se dirigea vers une autre fenêtre, qui donnait sur une cuisine. Levallois couvrait ses arrières, jetant des coups d’œil dans toutes les directions. Il vit le commissaire blêmir et se figer brusquement.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Sharko regardait par la fenêtre. Ses yeux plissés étaient dirigés vers le carrelage.

Accélération du rythme cardiaque.

— Merde. C’est pas vrai…

À l’intérieur de la maison, des traînées de sang partaient d’une chaise et s’éloignaient dans une autre pièce. On avait tiré un corps méchamment blessé, sans doute par les pieds vu la forme des traces. Subitement pris de suées, Sharko se rua sur la fenêtre voisine.

Une salle à manger. L’horreur. Un cadavre gisait, le regard orienté vers le plafond. Son visage était noir, couvert de sang séché, de même que ses habits à moitié déchiquetés, probablement par une arme blanche. Le crâne de l’homme était dégarni, avec quelques cheveux gris. Il avait une cinquantaine d’années.

— Le père.

Les deux flics se plaquèrent contre le mur, le souffle court. La donne venait subitement de changer. Levallois était blanc comme un linge.

— Faut qu’on reparte. Faut qu’on appelle les renforts.

Sa voix était entrecoupée par son souffle inquiet. Sharko s’approcha de son oreille.

— Ils vont mettre des plombes à arriver. Un tueur se cache là-dedans. Il y a peut-être d’autres personnes en danger. On va entrer. Tu te sens capable d’intervenir ?

Levallois se colla au lierre, la tête contre le mur. Il fixait le ciel, les yeux grands ouverts. Puis il acquiesça sans desserrer les lèvres. En silence, Sharko se dirigea vers la porte. Il baissa la poignée avec le coude. Fermée à clé. Alors, sans plus réfléchir cette fois, il ôta sa veste pour l’enrouler autour de sa main.

— Pousse-toi. On attaque. Tu couvres à gauche, et moi à droite.

Devant la fenêtre, il envoya un grand coup de crosse sur la vitre. Un vacarme effroyable résonna. Aussi vite qu’il put, il chassa les éclats de verre de son bras protégé et tira sur la poignée intérieure. Moins de dix secondes plus tard, deux ombres armées tombaient dans la salle à manger. Les sons issus du téléviseur faisaient vibrer les murs : sûrement une chaîne musicale. La maison paraissait ne plus respirer. Les pièces, trop grandes et sans vie, donnaient le vertige. Levallois, tendu, disparut avec souplesse dans une salle voisine. Il revint quelques secondes plus tard, secouant négativement la tête.

Soudain, les deux équipiers se figèrent, sans un souffle. Ils perçurent des bruits de pas, juste au-dessus de leur crâne. Un mouvement lourd, régulier comme un pendule, qui ne dura pas plus de cinq secondes. Ils traversèrent prudemment le hall et se dirigèrent vers l’escalier, Sharko devant, Levallois derrière. Leurs pieds trempèrent soudain dans l’eau, elle coulait lentement de l’étage. Le long des murs obliques, sur la tapisserie, se succédaient des empreintes de main ensanglantées. On aurait dit l’antre d’un train fantôme.

— Des mains gauches… Merde, qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Le plus silencieusement possible, le commissaire monta les marches en pointant son arme vers le mur latéral, devant lui. Son cœur propulsait le sang jusque dans ses tempes. Avec ses muscles à fleur de peau, il pouvait presque sentir chaque veine pulser, et écouter son corps le préparer au danger. Un ignoble mélange d’odeurs l’assaillit : merde, pisse, hémoglobine. Des pans de tapisserie étaient arrachés, le bois des marches était gorgé de flotte. L’impression d’évoluer dans un cauchemar.

À l’étage, les flics bifurquèrent sur la droite et doublèrent la salle de bains.

Le robinet du lavabo était tourné au maximum, l’eau dégueulait de partout. Des vêtements sales flottaient dans la baignoire.

Ils progressèrent encore. Toutes les portes étaient grandes ouvertes, sauf celle du fond, dont la poignée était couverte de sang. Les mains ensanglantées menaient par là, sans la moindre ambiguïté. Le monstre était tapi dans son antre.

Il attendait.

Le souffle court, Sharko prit position juste sur le côté de cette porte, légèrement accroupi. Retenant sa respiration, il tenta d’abaisser la poignée avec la crosse de son arme. Mais le verrou était enclenché.

Le flic ramena son pistolet contre sa joue et expira. Il sentait le souffle chaud de Levallois sur sa nuque.

— C’est la police ! Vous voulez qu’on discute un peu ?

Silence. Les flics perçurent alors de petits miaulements, comme des pleurs. Ils furent incapables de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Une victime que Lambert retenait vivante ?

Ils se regardèrent avec de l’effroi dans les yeux. Sharko tenta une dernière fois d’y aller par la manière douce.

— Nous pouvons vous aider. Il suffit juste d’ouvrir cette porte et de vous rendre tranquillement… Y a-t-il quelqu’un avec vous ?

Aucune réponse ni réaction.

Sharko attendit encore, sur le qui-vive. Le forcené était probablement armé, mais sans doute d’une arme blanche, sinon il aurait tiré. À présent, le silence le plus complet s’était installé. Le flic n’en pouvait plus d’attendre et décida de passer à l’action.

— Reste là… Je ne voudrais pas priver une femme enceinte de son mari.

— Va te faire foutre. Je rentre avec toi.

Sharko acquiesça. Sans bruit, les deux flics firent face à la porte. Levallois pointa son canon vers la serrure et ouvrit le feu. Dans la seconde, le commissaire donna un gros coup de semelle sur le bois et se jeta dans la chambre, le Sig Sauer droit devant lui.

Immédiatement il braqua le colosse qui se tenait dans un coin, debout, voûté, les poings serrés contre la poitrine. Il était seul. Ses yeux étaient d’un jaune intense, fiévreux, cernés par deux ombres violacées.

Il s’était arraché la peau des joues et fixait Sharko dans les yeux. Solidement planté sur ses jambes écartées, le commissaire ne se laissa pas intimider. Levallois le braqua à son tour.

— Tu ne bouges surtout pas !

Félix Lambert n’avait pas d’arme. Il referma les yeux, se mordit les doigts jusqu’au sang, alors que son visage se tordait de douleur. Ses gencives étaient à vif, ses lèvres sèches comme du parchemin. La folie brûlait son visage. Quelque chose de maléfique, d’irréel. Tremblotant, il rouvrit subitement les yeux et se mit à courir vers la fenêtre. Sharko eut à peine le temps de crier que le meurtrier traversait la vitre, la tête la première.

Il s’écrasa dix mètres plus bas, sans le moindre hurlement.

36

Gaëlle Lecoupet appuya sur « Stop » et éjecta la cassette d’un geste légèrement tremblotant.

— Je ne l’avais plus visualisée depuis des années. C’est toujours aussi monstrueux…

Lucie mit du temps à revenir à la réalité. Avait-elle bien vu ? Le contenu du film l’effrayait autant que son aspect documentaire : la véracité des images, la rudesse des sons, qui ne laissaient évidemment place à aucun trucage, à nulle mise en scène. Cela était arrivé, quelque part dans le monde, quarante ans plus tôt. Quelque chose de violent avait frappé des indigènes, au milieu d’une jungle, et un individu au courant du massacre était venu immortaliser l’instant avec sa caméra. Un monstre, qui avait eu le sadisme de filmer les survivants sans même tenter le moindre geste pour les sauver.

Les types de l’hippodrome… Les auteurs de Phénix n° 1…

Peut-être le ou les assassins que Lucie recherchait.

Elle poussa un gros soupir. Depuis le début, cette enquête ne véhiculait que ténèbres et mystères, la confrontait à son propre passé, la forçait à puiser dans ses forces pour continuer. Elle avait déjà affronté des monstruosités ces derniers temps, mais il semblait que l’on atteignît ici le summum de l’horreur, que ces quelques minutes régurgitaient toute la violence du monde.

Tout cela ne cesserait jamais.

Après s’être ressaisie, Lucie se tourna vers son interlocutrice :

— Ce village a été complètement anéanti. On aurait dit, je ne sais pas… un virus, en pleine brousse.

— Sans doute, oui. Un virus, comme vous dites, ou une infection quelconque.

Lucie n’avait à présent plus qu’une envie : comprendre, obtenir des réponses.

— Que savez-vous de ce reportage ?

Gaëlle Lecoupet pinça ses lèvres et éluda en partie la question, répondant à côté :

— Vous imaginez bien ce qui s’est passé, quand Stéphane est rentré, cette fameuse journée où j’ai pénétré dans son bureau. Lui, qui découvre que j’ai fouillé dans son armoire. Et moi, qui lui demande des explications sur ce film ignoble et sur ces hommes mystérieux, qu’il rencontre secrètement depuis plusieurs mois. Ce jour-là, tout a explosé entre nous deux. Stéphane a disparu plusieurs jours, avec tous ses secrets, ses papiers, ses cassettes, sans aucune explication, sans m’en dire davantage. Quand il est revenu de je ne sais où, c’était pour m’annoncer qu’il partait pour Reims et qu’il demandait le divorce.

Elle soupira longuement, assurément très perturbée. Même un quart de siècle plus tard, les souvenirs de ce pénible moment étaient là.

— Ce fut aussi simple et aussi violent que cela. Il a sacrifié notre relation pour… quelque chose qui l’obnubilait. Je n’ai jamais su pourquoi il s’était exilé si brusquement dans cette maternité de Reims. J’ai supposé, comme je vous l’ai dit, qu’il voulait tout lâcher pour un retour aux sources. Et, peut-être, s’éloigner de toute cette crasse, de ce ou ces types bizarres, capables de filmer des abominations. Désormais, tout ce qui me reste de lui est cette vieille cassette.

Lucie réitéra sa question :

— Et… Avez-vous pu tirer quelque chose de ces images ? Avez-vous essayé de comprendre de quoi il s’agissait ?

— Oui, au début. J’ai mis cette cassette entre les mains d’un anthropologue. Il n’avait jamais vu une chose pareille. Étant donné l’état des corps et le peu d’informations dont il disposait, il n’a pas été capable de reconnaître de quelle tribu il s’agissait. Seuls les singes ont pu lui donner une indication fiable.

Elle rembobina et fit un arrêt sur image sur l’un des primates filmé en gros plan.

— Ce sont des capucins à face blanche, que l’on trouve uniquement dans la forêt amazonienne, du côté des frontières vénézuélienne et brésilienne.

Lucie eut soudain l’impression qu’un gouffre s’ouvrait sous ses pieds et que, d’un coup, l’évidence lui explosait à la figure. L’Amazonie… La destination d’Éva Louts après le Mexique. Là où elle s’apprêtait à repartir. Pouvait-il encore y avoir le moindre doute ? Lucie avait la certitude que l’étudiante avait quitté Manaus pour s’enfoncer dans la jungle, qu’elle était partie à la recherche de ce village, de cette tribu. Ça expliquait le retrait d’argent, le voyage d’une semaine : une expédition…

Gaëlle Lecoupet continua :

— Par la suite, j’ai arrêté les investigations. Cela faisait trop mal. L’épisode de notre violente rupture et de notre divorce avait été suffisamment difficile, je voulais laisser tout cela derrière moi et me reconstruire. La première chose que j’ai faite, ensuite, a été de mettre cette horrible cassette au fin fond d’une malle. J’ai eu comme un déni profond envers ce que j’avais vu, je ne voulais pas y croire. Au fond de moi, je refusais d’aller au bout et de comprendre.

Elle secoua la tête, les yeux baissés. Cette femme qui avait tout pour être heureuse saignait encore en profondeur, sous son vernis élégant.

— J’ignore pourquoi je ne me suis jamais débarrassée de cette vidéo. Sans doute me suis-je dit qu’un jour, je chercherais à connaître la vérité. Mais je ne l’ai jamais fait. À quoi bon ? Tout cela est du passé. Aujourd’hui, je me sens bien avec Léon, et c’est le plus important.

Elle déposa le boîtier de plastique noir dans les mains de Lucie.

— Vous, vous êtes venue jusqu’ici. Vous trouverez la vérité, vous remonterez aux origines. Gardez cette cassette maudite, faites-en ce que vous voulez mais emmenez-la avec vous, hors de cette maison. Je ne veux plus jamais la voir ni en entendre parler.

Lucie acquiesça sans perdre ses réflexes de flic :

— Avant que je m’en aille, pourriez-vous me la dupliquer sur un DVD avec votre appareil ?

— Oui, bien sûr.

Finalement, les deux femmes se saluèrent. Avant de monter dans sa voiture, l’ex-flic hocha poliment la tête en direction de Léon, plaça la cassette et le DVD sur le siège passager puis démarra, le crâne en fusion.

Les voyages, la cassette, les individus de l’hippodrome… À quelle secrète et mystérieuse entreprise s’était livré Terney ? Qu’était-il réellement arrivé à tous ces indigènes ? Quelles horreurs dissimulaient le mot « Phénix » ? Comment Éva Louts avait-elle pu remonter jusqu’à la tribu ? Qui cherchait-elle ? Les auteurs du carnage ? Ces êtres de violence pure qui avaient filmé, et peut-être provoqué la mort ?

À quelques kilomètres de l’autoroute A1, Lucie réfléchit sur la direction à prendre. Lille ou Paris ? Gauche ou droite ? Sa famille ou l’enquête ? Revoir Sharko ou définitivement l’oublier ? Lucie sentait que, face au flic, elle pouvait vaciller à tout moment : jamais, elle ne se serait crue à nouveau capable de ressentir quelque chose pour un homme. Après le drame, son corps, son esprit étaient devenus des racines mortes. Mais, à présent, tous les sentiments qu’elle croyait à jamais disparus remontaient lentement à la surface.

Paris à droite, Lille à gauche… Les deux extrémités d’une profonde déchirure.

Au dernier moment, elle se décida et prit vers la droite.

Encore une fois, il allait falloir remonter le temps, et s’enfoncer davantage dans les ténèbres. L’une de ses filles avait été assassinée sous le soleil des Sables-d’Olonne, voilà plus d’un an, sans qu’elle en comprenne véritablement la raison.

Et aujourd’hui, elle savait que c’étaient dans les profondeurs effroyables d’une jungle, à des milliers de kilomètres de chez elle, que l’attendaient peut-être toutes les réponses.

37

Le soleil avait commencé à décliner à travers les frondaisons lorsque les véhicules de police envahirent la propriété isolée des Lambert. Camionnette de la police scientifique, photographe de scène de crime, voitures de fonction des officiers de la judiciaire. En ce jeudi soir aux températures encore estivales, les hommes étaient à cran : ils avaient déjà affronté un début de semaine bien chargé en horreurs et la situation ne semblait franchement pas s’améliorer, avec ces deux nouveaux cadavres sur les bras et une demeure qui faisait penser aux scènes les plus sombres de Amytiville, la maison du diable.

Sharko était assis contre un arbre, devant la bâtisse, la tête dans les mains. Les ombres descendaient sur son visage, se pressaient contre lui comme pour l’engloutir. En silence, il observait le fourmillement des différentes équipes, cette espèce de ballet morbide commun à toutes les scènes de crime. Quels que fussent l’endroit, la situation, la mort changeait peut-être de costume, mais jamais de visage.

Après le travail minutieux de la police scientifique, le cadavre de Félix Lambert avait été recouvert d’un drap, puis son corps embarqué pour l’IML en même temps que celui de son père. Aux premières indications fournies par la résorption de la rigidité cadavérique, le décès de Bernard Lambert remontait à quarante-huit heures, au moins. Deux jours, que le père avait passés, étalé sur le carrelage d’une salle à manger, baignant dans son sang, avec la télé à fond et l’eau qui coulait du lavabo de la salle de bains à l’étage.

Bon Dieu… Que s’était-il passé dans la tête de Félix Lambert ? Quels démons avaient pu le pousser à accomplir de tels actes ?

Avec un soupir, Sharko se redressa. Il se sentait fébrile, vide, usé jusqu’à la corde par une trop longue journée et une enquête sinueuse, où rien n’était simple. D’un pas traînant, il rejoignit Levallois et Bellanger, qui discutaient avec virulence devant l’entrée. La tension entre les deux coéquipiers était perceptible. Plus le temps passait, et plus les hommes, fatigués, à bout de nerfs montaient en pression. Des couples exploseraient peut-être, et les zincs des bars verraient des officiers en bout de course tenter d’oublier.

Le chef de groupe en termina avec Levallois et emmena le commissaire à l’écart, à proximité d’un gros hortensia bleu.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

— Un petit coup de fatigue, mais ça va. J’ai vidé un Thermos de café sucré apporté par l’équipe, ça m’a redonné un peu d’énergie. À vrai dire, je n’ai pas mangé grand-chose ces derniers temps.

— C’est surtout le manque de sommeil. Il te faudrait un peu de repos.

Sharko hocha le menton vers la zone entourée de rubans « Police nationale ». Il s’agissait de l’endroit maudit où le cadavre de Félix Lambert gisait, quelques minutes plus tôt.

— Le repos, ce sera pour plus tard. Vous avez pu prévenir leurs proches ?

— Pas encore. On sait que la sœur aînée de Félix Lambert habite à Paris.

— Et la mère ?

— Pas de trace pour le moment. On débarque, et il y a tant à faire…

Il soupira, apparemment abattu. Sharko avait été à sa place, naguère. La fonction de chef de groupe criminel n’était qu’un nid à emmerdements, un poste où l’on se faisait taper dessus par en haut et par en bas.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ce bordel ?

Sharko leva les yeux vers la vitre brisée de l’étage.

— J’ai croisé le regard du fils avant qu’il ne saute, j’ai vu dans ses yeux quelque chose que je n’avais jamais vu dans les yeux d’un être humain : de la souffrance à l’état pur. Il se labourait la peau des joues, il s’était pissé dessus, comme une bête. Quelque chose le rongeait de l’intérieur jusqu’à le rendre dingue, le déconnecter de la réalité. Un mal qui le poussait à accomplir des actes d’une violence démesurée, y compris massacrer des randonneurs et son propre père. J’ignore de quoi il s’agit, mais je suis de plus en plus persuadé que ce qu’on cherche se cache en lui, dans son organisme. Quelque chose de génétique. Et Stéphane Terney savait de quoi il s’agissait.

Le silence les cernait. Nicolas Bellanger se frottait le menton, le regard dans le vague.

— Dans ce cas, on verra ce que nous raconte l’autopsie.

— Quand aura-t-elle lieu ?

Son chef ne répondit pas tout de suite. Son esprit devait ressembler à un champ de bataille après le combat.

— Euh… Chénaix attaque à 20 heures. Il commencera par le père et enchaînera avec le fils. Chouette soirée en perspective.

Le jeune flic se racla la voix, il paraissait ennuyé et mal à l’aise. Sharko constata son trouble et demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est au sujet du livre de Terney, La Clé et le Cadenas… Les empreintes génétiques ont évidemment orienté notre attention sur Grégory Carnot, le dernier prisonnier de la liste d’Éva Louts. De ce fait, Robillard a appelé lui-même la prison de Vivonne. Et devine…

Sharko se sentit pâlir. Alors voilà, ils y étaient… Alors qu’il restait silencieux, Bellanger poursuivit :

— Il a découvert que tu n’avais pas juste donné un coup de fil chez eux, mais que tu étais allé sur place pour interroger le prisonnier pendant ta journée de congé. Tu connais Robillard, il a creusé un peu, pour se rendre compte qu’une autre personne s’était rendue là-bas aussi, le même jour. Il s’agissait de la mère des petites enlevées par Carnot, elle s’appelle — il sortit un papier — Lucie Henebelle… Tu la connais ?

Le sang de Sharko ne fit qu’un tour. Il ne vacilla pourtant pas.

— Non. Je me suis rendu là-bas pour discuter avec un psy au sujet d’un des prisonniers figurant sur une liste, c’est tout.

— Et tu ne nous as rien dit. Ce qui m’embête, c’est que tu sais depuis des lustres que Carnot a été retrouvé mort dans son cachot. Alors pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ? Pourquoi, à personne, tu n’as raconté cette histoire de monde à l’envers, d’accès de violence ou d’intolérance au lactose ?

— C’étaient des détails. Je ne pensais pas qu’il y avait un lien avec notre affaire. Louts est allée le voir et lui a posé des questions classiques, comme elle l’a fait dans tous les autres établissements.

— Des détails ? C’est pourtant ces détails qui t’ont mené jusqu’ici ! Tu as menti, tu as tout gardé pour toi, égoïstement, au détriment de notre enquête et des collègues qui travaillent avec toi. Tu en as fait une affaire personnelle.

— C’est faux. Je cherche à attraper un meurtrier et à comprendre, comme n’importe lequel d’entre nous.

Bellanger secoua la tête vivement.

— Tu es sorti des rails trop, bien trop de fois. Tu pénètres sur une propriété privée sans informer les collègues ni avoir l’autorisation. Ce sont des vices de procédure qui peuvent foutre en l’air tout notre travail. Le comble, c’est que tu entres par effraction, et on se retrouve avec deux cadavres sur le dos. Il va falloir justifier tout ça maintenant.

— Je…

— Laisse-moi finir. À cause de toi, Levallois va s’en prendre plein la gueule et probablement ressortir avec un blâme. Moi, je vais me récolter trois tonnes d’emmerdes. La section de recherche de Versailles est sur les dents, ils vont se pointer pour essayer de comprendre comment, bordel, on en est arrivés là. Qu’est-ce qui t’a pris de les court-circuiter ?

Il allait et venait, très nerveux.

— Et pour enfoncer le clou, Manien s’y est mis.

Sharko vit rouge. Rien que d’entendre le nom de cette ordure lui donnait envie de gerber.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il m’a remis sur le tapis ton comportement sur la scène de crime de Frédéric Hurault. Ta négligence, ton je-m’en-foutisme… Il a répété que tu voulais lui pourrir sa scène de crime parce que vous ne vous aimiez pas, tous les deux.

— Manien n’est qu’un enfoiré. Il va profiter de la situation pour me plomber.

— C’est déjà fait.

Il fixa Sharko bien au fond des yeux.

— Tu comprends que je ne peux pas laisser passer ?

Le commissaire serra les mâchoires et s’achemina vers la demeure.

— On verra plus tard. Pour l’instant, on a du travail.

Il sentit une pression sur son épaule, qui le contraignit à se retourner.

— Tu n’as pas l’air de bien comprendre, fit Bellanger d’une voix forte.

Sharko se dégagea.

— Si, je comprends parfaitement. Mais je te le demande : laisse-moi sur le coup encore quelques jours. J’ai le feeling avec cette affaire, je sens qu’on peut y arriver. Laisse-moi assister à l’autopsie, creuser les nouvelles pistes qui s’ouvrent à nous. J’ai besoin d’aller au bout. Après, promis, je ferai tout ce que tu voudras.

Le jeune chef secoua la tête.

— Ça aurait été entre toi et moi, à la rigueur, j’aurais pu faire traîner les choses. Mais…

— Encore Manien, c’est ça ?

Nicolas Bellanger acquiesça.

— Il est déjà au courant, pour le bordel ici et à Vivonne. Il a ameuté qui il fallait au 36, il ne me laisse pas le choix.

Le commissaire serra les poings, observant Marc Leblond, le bras droit de Manien, qui discutait au loin au téléphone en le regardant.

— Ses espions ont parlé…

— C’est à croire. Je suis obligé de prendre les mesures qu’on applique dans ce cas-là, pour me blinder et protéger l’équipe. Je ne veux pas que tout le monde trinque à cause de toi, surtout pas Levallois.

Sharko regarda tristement en direction du môme qui faisait les cent pas, les bras croisés et les yeux baissés. Il devait s’inquiéter pour son avenir, ses ambitions qui pouvaient tomber à l’eau en un claquement de doigts.

— Surtout pas, non. C’est un bon flic.

— Je le sais… Mais rien n’est perdu pour toi. Des gens vont statuer sur ton cas. Ils tiendront forcément compte de tes états de service, de toutes ces affaires que tu as résolues. On sait tous ce que tu as fait pour la PJ, depuis tout ce temps.

Sharko haussa les épaules avec un rire nerveux.

— J’ai passé ces cinq dernières années entre mon bureau et un hôpital psychiatrique, où l’on me suivait pour une foutue schizophrénie. Chaque lundi, chaque vendredi, de chaque semaine, je me retrouvais face à un psychiatre qui essayait de comprendre ce qui ne marchait pas dans ma tête. Si je suis ici aujourd’hui, c’est grâce au soutien d’un grand homme qui n’est plus dans les effectifs. Plus personne ne m’appuiera. Je suis définitivement grillé.

Bellanger tendit sa main ouverte. Avec un soupir, le commissaire sortit sa carte de police et son arme de service, et les lui plaqua dans la paume. Ce geste lui arracha le cœur. Il regarda son chef sans parvenir à cacher sa tristesse.

— Ce métier, c’était tout ce qu’il me restait. Dis-toi bien que tu viens d’enterrer un homme aujourd’hui.

Sur ces mots, il s’éloigna dans le parc, sans jamais se retourner.

38

Sharko crut d’abord à un rêve.

Elle était là, bel et bien là, dans sa cuisine.

Lucie Henebelle.

Le flic resta un instant immobile dans l’embrasure de sa porte d’entrée. Le canapé, la table de salon, le téléviseur, les petits meubles avaient changé de place. Une grosse plante verte trônait sur un guéridon, dans un coin, et une agréable odeur de citron se répandait. Sharko s’avança lentement vers la cuisine, abasourdi. Lucie lui sourit brièvement.

— Ça te plaît ? Je me suis dit qu’un peu de nouveauté, ça pourrait te faire du bien. Et puis, j’avais besoin de m’occuper en t’attendant. Les nerfs, tout ça… Je… J’ai acheté la plante tout près d’ici. Je sais que tu les aimes bien vertes et moyennement grandes.

Elle paraissait montée sur ressorts, et était en train de mettre la table. Elle sortait les assiettes, les couverts des bons placards, comme si elle avait toujours vécu entre ces murs.

— Je me suis aussi dit que tu aurais faim en rentrant.

Elle ouvrit le réfrigérateur et en sortit un grand plateau coloré de nourriture, ainsi que deux canettes de bière.

— J’ignorais à quelle heure tu reviendrais précisément, alors j’ai fait livrer du japonais. Ça te changera des pâtes qui s’accumulent par paquets de dix dans tes placards. On dirait l’Armée du Salut. Bon, on mange et ensuite, on se met au travail.

Sharko la regarda avec une tendresse qu’il ne parvenait plus à dissimuler. Il aurait aimé prendre un ton plus ferme, mais il n’en trouva pas la force :

— On se met au travail ? Mais… Lucie ? Qu’est-ce tu fais ici ? Je pensais que tu étais rentrée chez toi ?

Il se dirigea vers la fenêtre et jeta un œil en direction de la rue. Lucie lut de l’inquiétude dans son regard.

— Je t’ai menti, fit-elle, je ne voulais pas que tu puisses m’empêcher de faire ce que j’avais à faire. Allez, assieds-toi.

Le flic resta planté là, dos à la vitre, les bras ballants et la tête pleine d’émotions contradictoires. Finalement, il se défit de sa veste et dégrafa son holster vide, qu’il accrocha au portemanteau. Ce détail n’échappa pas à Lucie.

— Et ton arme ?

Il la fixa, les lèvres serrées.

— Ils… Ils t’ont écarté ?

Elle comprit immédiatement et vint se coller contre lui.

— Mince, c’est pas vrai… C’est ma faute.

Dans un soupir, Sharko lui caressa le dos. Il se sentait si bien, serré ainsi contre elle, et aurait tant aimé qu’ils se rapprochent autrement qu’à travers les ténèbres.

— Ce n’est pas ta faute. J’ai accumulé les conneries, ces derniers temps.

— Oui, mais ils savent pour Vivonne, n’est-ce pas ?

Sharko ferma les yeux.

— Ils ignorent tout du voyage de Louts à Montmaison, et du vol de Cro-Magnon par Terney.

— Alors, qu’est-ce qui t’inquiète ?

Sharko s’écarta en peu et se massa les tempes.

— Mon ancien chef, Bertrand Manien, est sur mon dos depuis le début de l’enquête et il fait tout pour me pourrir la vie. Notre rencontre à Vivonne a dû l’interpeller. C’est une teigne, il va creuser et savoir pour nous deux, il y a un an. Il va découvrir que j’étais plus que concerné par le passé meurtrier de Carnot. Il va découvrir notre histoire, et celle de tes jumelles.

Le cœur de Lucie battait fort, pour diverses raisons.

— Je comprends ton embarras. C’est très personnel et tu ne veux pas qu’ils l’apprennent là-bas. Mais est-ce si important s’ils savent, finalement ?

Le flic tira une chaise, s’effondra dessus et décapsula sa bière. Sa veste, sa chemise étaient chiffonnées par une trop longue journée.

— On… enfin ils ont retrouvé deux cadavres supplémentaires aujourd’hui.

Lucie écarquilla les yeux.

— Deux cadavres ? Explique-moi.

Le commissaire souffla longuement pour évacuer le stress de ces dernières heures, tandis que Lucie déballait les sushis et les petits pots de sauce.

— Il s’est passé tellement de choses… Pour faire simple, tout tourne autour du bouquin de Terney, La Clé et le Cadenas. Ses pages dissimulent sept empreintes génétiques. C’est Daniel, le jeune autiste présent sur la scène de crime, qui nous a mis sur la voie. Deux de ces empreintes sont présentes dans le FNAEG. La première concerne le meurtrier de… de Clara.

Il s’attendait à davantage de surprise dans les yeux de Lucie, mais elle restait calme, buvant à son tour une gorgée d’alcool.

— Et la seconde ?

Sharko lui expliqua tout le processus qui l’avait mené à Félix Lambert. La discussion avec le gendarme Claude Lignac, le tour des écoles maternelles, cette histoire d’intolérance au lactose. Lucie remarqua qu’il se libérait complètement, sans édifier la moindre barrière, sans rétention d’informations. Elle avait l’impression que plus ils s’enfonçaient dans la noirceur, plus elle retrouvait un peu de l’homme qu’elle avait rencontré un an plus tôt. Seule la carapace s’était fendillée, mais au fond de lui-même, il était toujours le même. Il lui fit part de son ressentiment, lui parla de la souffrance qu’il avait lue dans les yeux du jeune Lambert, de cette horrible sensation qu’un mal le bouffait de l’intérieur. La même impression qu’avait ressentie le psychiatre de Grégory Carnot, avant que ce dernier se donne la mort dans son cachot. S’il n’avait pas vu de dessins à l’envers chez Lambert, Sharko avait la certitude que les deux hommes souffraient du même mal incompréhensible.

Après avoir écouté attentivement, Lucie partit chercher la petite enveloppe marron contenant les photos de la scène de crime de Stéphane Terney, une cassette vidéo ainsi qu’un DVD. Elle sortit le cliché représentant les tableaux du phénix, du placenta et de la momie de Cro-Magnon, accrochés dans la bibliothèque du médecin assassiné, et le tendit à Sharko.

— À mon tour maintenant. J’ai bien avancé également de mon côté.

Avec des baguettes, le commissaire glissa un sushi dans sa bouche, tout en retrouvant un semblant de sourire. C’était la première fois que Lucie le voyait étirer les lèvres.

— Comment se fait-il que ça ne me surprenne même plus ? demanda-t-il. Tu es incroyable.

— Je suis surtout une mère prête à tout pour découvrir la vérité.

Il regarda la photo, tandis que Lucie avalait un sushi.

— Pourquoi me montres-tu ces cadres ? Ce placenta ignoble ?

— Tu veux savoir comment Terney a obtenu l’empreinte génétique de Grégory Carnot ? Il s’est arrangé pour le mettre au monde, il y a vingt-trois ans. Il lui a ensuite fait un tas de prélèvements de sang, qu’il a analysés, et dont il a extrait un profil ADN. C’est aussi simple que ça.

À son tour, entre deux bouchées, elle se mit à relater ses découvertes depuis la matinée. Reims, lieu de naissance de Carnot où Terney avait exercé. Sa visite à la maternité de la Colombe, sa rencontre avec l’infirmière, qui l’avait convaincue que Terney avait tout mis en œuvre pour suivre la grossesse de la mère, Amanda Potier. Le placenta hypervascularisé, la petite étincelle dans les yeux du gynécologue au moment de la naissance… Et finalement, son détour chez la première femme du médecin, qui lui avait parlé de l’étrange comportement de son ex-mari et livré cette curieuse cassette vidéo.

Sharko manipula le boîtier de plastique, le regard sombre.

— On a retrouvé des cassettes brûlées dans la cheminée de Terney. Elles étaient cachées sous le plancher. L’assassin était venu les chercher, c’est la raison des tortures. Malheureusement, on n’a rien pu en tirer.

— Nul doute qu’il s’agissait des originaux. Celle-ci est une copie.

— Que contient-elle ?

— Peut-être la clé de toute cette affaire. Sur l’originale, il y avait une étiquette, m’a expliqué l’ex-femme. C’était écrit Phénix n° 1.

Sharko promena son index sur la photo.

— Phénix… L’oiseau qui renaît de ses cendres…

— Exactement. J’ai fouiné un peu. Le phénix est doué de longévité et ne meurt jamais. Il symbolise ainsi les cycles de mort et de résurrection. Une légende raconte que n’ayant pas de femelle, lorsqu’il voyait l’heure de sa mort approcher, il assurait sa descendance en mettant le feu à son propre nid. Il succombait alors dans les flammes et un nouveau phénix naissait des cendres. Cela me fait méchamment penser à Amanda Potier et Grégory Carnot. Elle meurt, mais l’enfant naît de ses entrailles, après avoir détruit le nid…

Sharko prit la mesure de l’importance des découvertes de Lucie. Elle avait creusé une piste parallèle, improbable, poussée, peut-être, par ses instincts maternels. Eux n’étaient restés que dans le sillage des meurtres, dans l’aura que chaque scène de crime dégageait, exploitant les indices matériels au maximum. Ils avaient parcouru l’espace, et Lucie, le temps…

— On dirait que chaque tableau accroché a un sens, fit Sharko. Le projet Phénix d’abord… Le placenta d’Amanda Potier ensuite… Reste à comprendre ce que signifie cette photo de la momie de Cro-Magnon accrochée juste à côté. Elle a peut-être une signification cachée, une raison d’être… Ces trois tableaux, c’est comme si Terney exposait ses secrets, mais sans que personne n’y comprenne rien.

Lucie prit le DVD.

— Viens voir.

Elle partit dans le salon et inséra le disque dans l’ordinateur.

— Avant de démarrer, je dois te dire que ça se passe en Amazonie.

— L’Amazonie. Le voyage d’Éva Louts… Ne me dis pas que tu as aussi la réponse sur la présence de l’étudiante au Brésil ?

— Pas tout à fait. Mais on s’en approche. Ça dure dix petites minutes. Accroche-toi.

Sharko se plongea dans l’univers malsain de la bande vidéo. Lui aussi se recula sur son siège lorsque les yeux suintant de maladie et de fièvre s’ouvrirent en grand. Autant de coups de poignard, qui s’ajoutaient aux ténèbres, encore, et encore.

Le reportage terminé, le commissaire se leva dans un soupir et retourna s’asseoir dans la cuisine, où il s’empara de la cassette en silence. Il la manipulait sans la voir, ses yeux semblaient figés dans le néant. Lucie s’approcha de lui.

— À quoi penses-tu ?

Il était déstabilisé.

— On n’est sûrs de rien, Lucie. Hormis l’Amazonie, rien ne relie Éva à ces indigènes. Le film est si ancien. 1966, tu te rends compte ? Il n’y a aucun lien apparent.

Dans un silence troublant, il enchaîna des sushis les uns derrière les autres, sans même en apprécier le goût. Lucie le sentait profondément perturbé. Elle se déplaça nerveusement dans son champ de vision.

— Bien sûr que si, on est sûrs ! Ce serait un trop grand hasard que les deux éléments ne soient pas liés. On a tout ce qu’il nous faut pour poursuivre l’enquête, mais il nous manque l’essentiel : l’identité de cette tribu.

— Et quand bien même ? À quoi ça t’avancerait ?

— À comprendre pourquoi Louts voulait retourner là-bas, armée de noms et de photos après sa tournée des prisons. Et plein d’autres choses encore.

Sharko remarqua une lueur qui l’effraya dans ses iris glacés. Il la sentait capable de tout plaquer et de partir au fond de cette maudite jungle. Il essaya de reprendre le contrôle de leur conversation ; le terrain était beaucoup trop glissant et dangereux.

— Oublions cette cassette pour le moment et reprenons tout depuis le début, calmement.

Il s’empara d’un papier et d’un crayon, piqué au vif par les incroyables révélations de Lucie et oubliant presque qu’il venait d’être viré une heure plus tôt. L’enquête continuait à le happer, à le dévorer sans qu’il puisse lutter.

— Remettons tout dans l’ordre. Alors de quoi dispose-t-on exactement ? Il nous faut un nœud central, autour duquel tourne toute l’enquête.

— Terney, évidemment.

— Terney, oui. Focalisons-nous sur lui… Essayons de retracer son parcours pour y voir clair, pour y trouver les concordances entre tes pistes et les miennes. Il y a forcément des éléments qui vont se recouper et nous éclairer. Tu as fait des recherches sur lui et son passé, alors vas-y, attaque.

Lucie allait, venait, une vraie pile électrique. Sharko prit des notes quand elle commença à raconter.

— J’ai le sentiment que l’année 1984 représente le début de notre histoire. C’est l’année où Terney rencontre les hommes de l’hippodrome. L’un de ces mystérieux individus ou les deux sont sans conteste les auteurs de la cassette. Sans hésitation, ils sont les hommes à trouver aujourd’hui, d’un âge à peu près équivalent à celui de Terney, puisqu’ils existaient déjà en 1966. L’un des deux, ou encore une fois les deux, est NOTRE homme.

— Du calme, OK ? Évite de tirer des conclusions trop hâtives et continue, s’il te plaît.

— Très bien. 1984–1985… Les réunions sont nombreuses entre les trois hommes. Terney se renferme sur lui-même, devient secret et mystérieux. Ensuite, remise de plusieurs cassettes vidéo par les deux hommes à Terney… Phénix n° 1. Première d’une série…

— Pourquoi lui remettent-ils ces cassettes ?

— Pour lui exposer leurs découvertes ? Le mettre au courant de l’existence d’un… d’un programme de recherche ? D’un projet monstrueux auquel il pourrait contribuer ? Phénix n° 1 ne serait qu’une… qu’une introduction. La naissance de quelque chose.

— Et comment les trois hommes se seraient-ils rencontrés ?

Lucie répondait du tac au tac.

— Terney est un scientifique réputé. Les deux autres sont venus à lui.

— Ça me semble plausible. Continue…

— 1986, divorce, départ de Terney pour Reims. Immédiatement, il se met en contact avec une femme enceinte, Amanda Potier. Il devient son gynéco. Janvier 1987, il met Grégory Carnot au monde, la mère meurt en couches. Placenta très vascularisé, en contradiction avec la pré-éclampsie. Terney récupère le sang du bébé. Le sang cache l’ADN. L’ADN cache-t-il quelque chose ? Phénix ?

— Deux secondes, deux secondes… Voilà, c’est bon.

— 1990. Retour de Terney à Paris. Clinique de Neuilly. Je n’ai pas grand-chose à ce sujet.

— Ils s’occupent de ça au 36. Rencontre des collègues de travail, de ses relations amicales. Malheureusement, on n’aura pas l’info.

— Pas grave pour le moment. Poursuivons.

Sharko acquiesça.

— OK. On en arrive à ma partie. 2006, publication de La Clé et le Cadenas, avec l’aide d’un jeune autiste — qu’il ne cite nulle part dans son bouquin, au passage. Terney y cache sept profils génétiques. Carnot, Lambert… Et cinq autres qui, si on extrapole, doivent présenter les mêmes caractéristiques morphologiques et génétiques.

Il garda le silence quelques secondes, puis ajouta :

— Assurément sept individus gauchers, grands, forts, et jeunes. Intolérants au lactose. En proie à une violence extrême et subite dans leur vie de jeune adulte. Si Terney ne les a pas tous mis au monde, il les a sans doute rencontrés dès leur plus jeune âge. À ton avis, comment sept individus pourraient-ils présenter des caractéristiques aussi semblables ?

— Des manipulations génétiques ? Sept mères à qui l’on aurait donné des traitements à leur insu durant leur grossesse ? Amanda Potier et Terney étaient proches. Il l’a suivie médicalement, elle était désabusée et seule. Il aurait très bien pu lui administrer tout ce qu’il souhaitait. Pourquoi n’aurait-il pas agi de même avec les autres mères ? Lui ou un autre médecin… Des gens avec qui il travaillait en raison de ses conférences sur la pré-éclampsie. Pourquoi pas des eugénistes ? N’oublions pas que Terney proclamait ses théories haut et fort. Ils se regroupent peut-être en secte, ces types-là.

Sharko acquiesça avec conviction.

— Hormis ton histoire de secte, ça se tient.

— Oui. Quand on fait le bilan de nos enquêtes croisées, on se rend compte que ça fonctionne bien. Ces bébés, Terney ne les a peut-être pas tous mis au monde, mais en tout cas, il a été en contact avec leurs mères. Lui ou les deux autres types aussi allumés que lui.

Sharko embraya immédiatement.

— Autre chose ?

— Oui, et pas des moindres. Début 2010. Vol de Cro-Magnon et de son génome à Lyon.

Le commissaire s’empara de la photo des trois tableaux. Il se concentra sur celui qui contenait l’agrandissement de l’homme préhistorique, étalé sur une table.

— C’est vrai. Quelle est la véritable raison de ce vol ? On n’a pas encore vraiment réfléchi sur ce point.

— On n’a surtout pas eu vraiment le temps de le faire et de mettre en rapport nos découvertes parallèles. C’est peut-être le bon moment, vu qu’on semble inspirés.

Elle sortit les photos réalisées au centre de génomique de Lyon, qu’elle disposa sur la table.

— Voilà une scène de crime datant d’il y a trente mille ans. Cro-Magnon, gaucher, assurément âgé de vingt à trente ans, massacrant trois Neandertal avec un harpon. Terney a volé le Cro-Magnon, puis l’a photographié pour le mettre dans un cadre.

Sharko observa attentivement les clichés un à un.

— Je me demande bien où se trouve la momie.

— Cette scène de crime préhistorique ne te rappelle pas quelque chose ? demanda Lucie.

— C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec Lambert.

— Ou ce qui s’est passé entre Carnot et Clara voilà un an.

Sharko marqua une pause, en pleine réflexion, puis il dit finalement :

— Même furie inexplicable. Un pur déchaînement de violence.

Lucie acquiesça.

— Ce qui est sûr, c’est qu’à l’époque préhistorique, Terney n’était pas sur place. Il n’a pas mis le Cro-Magnon au monde.

Ils échangèrent un bref sourire, histoire de détendre l’atmosphère. Lucie poursuivit :

— Remontons le temps, et intéressons-nous aux sept profils du livre. Pour une raison qu’on ignore encore, Terney suit dans les années quatre-vingt un groupe d’enfants avec certaines caractéristiques génétiques communes, dont cette fameuse intolérance au lactose. Des enfants qui, a priori, ont des prédestinations à la violence et se mettent à massacrer lorsqu’ils deviennent adultes. À l’époque, Terney s’intéresse à leur sang et à leur ADN, il semble y chercher quelque chose de bien particulier.

Sharko avala un sushi au saumon.

— Le mythique gène de la violence ?

— On en a déjà parlé, il n’existe pas.

— On le sait aujourd’hui. Mais ne pouvait-il pas y croire dans les années quatre-vingt ? Et n’avons-nous pas affaire à un déchaînement de violence presque spontané et incompréhensible chez ces individus ? On peut se poser franchement la question.

Interpellée, Lucie le fixa quelques secondes avant de poursuivre.

— Pour tout te dire, je n’en sais rien. Mais… laisse-moi pousser mon raisonnement. Imagine maintenant que la découverte récente de la grotte, de ce massacre préhistorique, remonte aux oreilles du médecin. Immédiatement, il fait un rapprochement : et si ce qu’il cherchait chez ces sept enfants — ou ce qu’il constatait, ou ce qu’il avait provoqué artificiellement avec des médicaments chez les mères enceintes — était aussi présent de façon naturelle chez ce Cro-Magnon, il y a plus de trente mille ans ? Peut-être sous l’autorité des types de l’hippodrome, ou agissant seul, le médecin se met alors en contact avec un biologiste du centre de génomique de Lyon, laisse les scientifiques décrypter le génome et vole l’ensemble des données au moment opportun, sans la moindre trace.

Lucie leva l’index. Ses yeux brillaient.

— Imagine alors l’importance que revêt ce génome pour Terney. Au même titre qu’il dispose du profil génétique des sept enfants, il tient à sa portée l’ensemble de la molécule d’ADN décryptée d’un ancêtre vieux de plusieurs millénaires. Un ancêtre qui a massacré une famille complète, qui rentre exactement dans le cadre de ce que semble étudier Terney.

— Un autre de ses « enfants », en quelque sorte.

— Exactement. C’est pour lui une découverte fondamentale, monstrueuse. Peut-être LA découverte de sa vie.

— Où veux-tu en venir ?

Elle observa la photo de Cro-Magnon dans son cadre.

— Le gynécologue était quelqu’un d’extrêmement prudent, de méticuleux, limite paranoïaque. Il a toujours protégé ses découvertes et laissé des signaux, comme s’il se jouait du monde : les codes génétiques dans son livre, le tableau du phénix, celui du placenta, ces cassettes qu’il enfermait dans une armoire en métal, dans un bureau fermé à clé lui aussi.

— Et qu’il planquait sous les lattes d’un plancher quasiment neuf.

— Exactement. De ce fait, ne crois-tu pas qu’il aurait habilement conservé les informations du génome de Cro-Magnon quelque part ? Qu’il les aurait protégées, comme tout le reste ?

— C’est bien pour cette raison que son assassin a dérobé tout son matériel informatique.

Lucie secoua la tête.

— Non, non. Terney ne se serait pas contenté d’une simple sauvegarde informatique, c’était trop évident, facile à dérober. On a toujours peur de se faire voler nos données par des pirates, rien n’est jamais sûr, même avec toutes les précautions du monde. L’informatique, ça tombe aussi en panne, les disques durs lâchent sans raison. Il était bien plus malin que ça. Et plus extravagant aussi.

— Tu penses à ce troisième tableau, c’est ça ? La photo du Cro-Magnon.

— Évidemment. Mais… Comment comprendre ? Tout cela suit une logique implacable.

Après réflexion, Sharko se redressa soudain, en claquant des doigts.

— Bon Dieu, bien sûr ! La clé et le cadenas !

Lucie fronça les sourcils.

— Comment ça, la clé et le cadenas ?

— Je crois que j’ai trouvé. T’es prête pour une virée dans Paris ?

Sharko avait fait sauter les scellés de la porte d’entrée de la maison de Terney sans difficulté. Lucie l’attendait en retrait de la rue, veillant à ce que personne ne les surprenne inopinément. Très vite, il grimpa à l’étage, direction la bibliothèque. De ses mains gantées, il décrocha le cadre abritant la photo du Cro-Magnon, enroula cette dernière et la serra dans sa main. Deux minutes plus tard, il était dehors…

Direction le XIVe arrondissement.

Daniel Mullier portait cette fois un survêtement, mais il n’avait quasiment pas bougé par rapport à la dernière fois. Même boîte de stylos, même ordinateur allumé, même volume numéro 342. Sharko avait prévenu Lucie de s’attendre à un « choc » face à cette pièce étrange, où la vie d’un homme se résumait à des kilomètres de papier. Sur le seuil de la porte, elle observait silencieusement autour d’elle, tandis que le directeur Vincent Audebert s’approchait seul de Daniel. Sharko restait en retrait, silencieux.

Audebert entra dans le champ visuel du jeune autiste, lui dit quelques mots pour attirer son attention, puis poussa la photo du Cro-Magnon ainsi que des feuilles vierges devant lui. Daniel s’interrompit alors dans sa tâche insensée. D’un geste un peu gauche, il s’empara de l’agrandissement et le fixa avec attention. Lentement, comme si tout cela suivait finalement une logique inébranlable, il s’empara d’une feuille de papier sans lever le regard, changea de stylo pour en prendre un rouge et, spontanément, se mit à noter des séries de lettres.

Audebert s’éloigna discrètement à reculons, caressant son menton d’une main.

— Je n’en reviens pas, ça fonctionne. La photo est un déclencheur. Stéphane Terney a utilisé Daniel comme…

— Une mémoire vivante… compléta Sharko. Un autiste anonyme, perdu au milieu d’un centre spécialisé. La clé qui va ouvrir le cadenas.

Avec Lucie, ils le regardèrent faire, en silence. La mine du Bic rouge filait sur le papier, Daniel était courbé, appliqué, mais il écrivait à un rythme effréné. Au bout d’une demi-heure, le jeune autiste poussa les feuilles et la photo sur le côté, puis, sans transition, retourna à sa tâche initiale.

Le directeur du centre s’empara des données et les tendit à Sharko.

— Une séquence ADN, chuchota-t-il, écrite à partir de cette photo de momie qui est dans un état remarquable. Cela voudrait dire que vous avez sous les yeux un code génétique ayant appartenu à cet ancêtre préhistorique ?

— On dirait, répliqua Sharko. Cette séquence vous dit quelque chose ?

— Comment voulez-vous ? Il n’y a là qu’une succession de lettres, qui ne ressemble pas à une empreinte génétique, cette fois. Je ne suis pas assez calé pour comprendre de quoi il s’agit. Vous devriez vous adresser à un généticien.

Lucie observa à son tour les feuilles avec attention.

— Peut-être est-ce cela, finalement, le fameux code caché de l’ADN. La clé de toute notre histoire.

Les deux ex-flics remercièrent le directeur, qui les précéda vers la sortie.

— Au revoir, Daniel, murmura Lucie, restée seule quelques secondes avec le jeune autiste.

Mais Daniel ne l’entendit pas, enfermé dans sa bulle. Lucie finit par sortir et referma doucement la porte.

Une fois seul sur le parking, Sharko fixa les séquences, l’air inquiet.

— On s’emballe un peu, Lucie. On dispose de ces données, mais… Qu’en faire ? On n’a plus accès à aucun élément du dossier.

— Parce que t’es viré ? Et alors ? Enfin… je sais que c’est grave, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais… ça ne nous empêchera pas d’avancer. On peut continuer sans eux. On dispose de cette séquence ADN, de la cassette sur l’Amazonie, on met tout ça entre les mains de spécialistes dès demain matin. Un généticien pour la séquence, un anthropologue pour la cassette.

— Et quand bien même, Lucie…

— Ne sois pas défaitiste, on a d’autres os à ronger. Félix Lambert et son père sont décédés, mais ils ont de la famille. On interroge la mère sur sa grossesse, son séjour à la maternité. On essaie de voir si elle a subi un traitement médicamenteux, ou quelque chose de suspect durant sa grossesse. Si on arrive à recouper avec Terney, c’est un grand pas. Peut-être y aura-t-il moyen de remonter aux hommes de l’hippodrome ? On fonce et on avance à la débrouille.

Lucie fixa gravement les trois feuilles mystérieuses.

— J’ai besoin de comprendre ce qui tourne autour de Phénix. J’irai aussi loin que je le pourrai, avec ou sans toi.

— Tu irais jusqu’à t’enfoncer au cœur de la jungle et risquer ta vie ? Pour de simples réponses ?

— Pas pour de simples réponses. Pour faire le deuil de ma fille.

Le commissaire soupira longuement.

— On rentre. Tu vas aller finir les sushis et prendre des forces. Tu vas en avoir besoin.

Lucie le gratifia d’un large sourire.

— Alors c’est OK ? Tu fonces avec moi ?

— Tu ne devrais pas sourire, Lucie. Il n’y a rien de drôle dans ce que nous risquons de faire ou de découvrir. Des gens meurent.

Il regarda sa montre.

— Direction l’appartement, le temps de se reposer un peu. À 22 heures, on se remettra en route.

— 22 heures ? Pour aller où ?

— Chercher des réponses à l’Institut médico-légal.

39

Le quartier de Paris qui donnait sur le quai de la Râpée somnolait paisiblement. De petites lueurs jaunâtres se balançaient dans les cabines des péniches. Des reflets orangés dansaient sur l’eau, disparaissaient, se reformaient ailleurs, en fuite perpétuelle. Malgré ce calme apparent, un souffle de ferraille et de gomme perturbait régulièrement la tranquillité de l’endroit : les rares voyageurs de la ligne 5 du métro se laissaient transporter vers leur domicile ou partaient à la rencontre du Paris nocturne.

22 h 30. Jacques Levallois, Nicolas Bellanger et un gendarme en tenue venaient de sortir de l’IML. Bien à l’abri dans l’habitacle de la 206, à une cinquantaine de mètres de là, Sharko et Lucie apercevaient nettement les bouts rouges des cigarettes voler dans l’air comme des lucioles.

— Ils sont avec un gendarme de la section de recherche, murmura Sharko. C’étaient eux qui enquêtaient sur le meurtre de Fontainebleau, et on leur a fauché l’herbe sous le pied. Ça a dû barder.

Sous la caresse des lampadaires, les trois hommes discutaient, bâillaient, allaient et venaient, apparemment très nerveux. Au bout de cinq minutes, ils montèrent dans leurs voitures respectives et démarrèrent. Les deux ex-flics se baissèrent quand les voitures passèrent à leur niveau. Ils se regardèrent avec un air complice, tels deux adolescents planqués pour ne pas être pris en faute.

— Ce que tu ne me fais pas faire, souffla le vieux flic. Avec toi, j’ai l’impression de retrouver une deuxième jeunesse.

Lucie manipulait son téléphone portable, inquiète. Elle avait appelé à Lille une heure plus tôt, mais Juliette dormait déjà. Sa mère l’avait quasiment éjectée, furieuse en raison de sa trop longue absence.

Ils patientèrent encore un peu, puis sortirent et s’avancèrent dans la nuit. Sharko portait une sacoche à bandoulière, dans laquelle il dissimulait les trois feuilles écrites à l’encre rouge par Daniel. L’Institut se dressait face à eux, espèce de Moby Dick qui engloutissait tous les cadavres à dix kilomètres à la ronde. La porte centrale s’ouvrait comme une gueule prête à vous happer, pour vous entraîner dans un estomac plein de macchabées en tout genre : accidentés, suicidés, assassinés. Lucie interrompit soudain sa marche. Les poings plaqués sur les hanches, elle s’était figée face au bâtiment austère. Le commissaire revint vers elle.

— Tu es sûre que ça va aller ? Tu n’as presque pas décroché un mot depuis tout à l’heure. Si entrer dans un IML te fait encore trop mal, dis-le-moi.

Lucie inspira profondément. C’était sans doute là, maintenant, qu’elle devait chasser les vieilles images de sa tête et dépasser sa souffrance de mère. Elle se remit en route.

— Allons-y.

— Reste bien à mes côtés. Et ne dis rien.

Ils franchirent le seuil et instantanément, la température baissa. Les épais murs de brique rouge ne laissaient rien filtrer, surtout pas l’espoir. Sharko fut soulagé lorsqu’il reconnut le veilleur de nuit qu’il avait souvent croisé ces derniers temps. Il n’aurait pas à utiliser cette stupide carte de police que Lucie lui avait fabriquée en quelques minutes.

— Bonsoir, fit-il d’une voix neutre. La double autopsie… Une idée de la salle ?

L’homme jeta un œil en direction de Lucie puis acquiesça sans poser de questions.

— La 2.

— Merci.

Côte à côte, les deux ex-flics s’enfoncèrent dans les tunnels d’ombre, éclairés parcimonieusement. Le bâtiment était immense, le trajet interminable. Les semelles couinaient, des odeurs de viande avariée flottaient comme des nuages d’ammoniac. Marcher dans un IML en pleine nuit avait quelque chose de profondément dramatique. Lorsque Lucie aperçut le petit carré de lumière, à travers la fenêtre du sas, elle se sentit subitement transportée un an en arrière dans un grand tourbillon noir. Cette palpitation jaune lui rappela soudain cette chambre qu’elle avait aperçue dans la nuit, à l’étage de la maison de Carnot, en débarquant avec les forces de police. Très distinctement, Lucie se vit avancer dans la demeure, suivre les hommes qui défonçaient la porte en criant. Elle se rappelait les odeurs de soufre dans les pièces, comme des allumettes qu’on craque. Elle vit Grégory Carnot plaqué au sol par les flics, tandis qu’elle courait dans l’escalier, à bout de souffle et au milieu des cris. Elle…

Soudain, une voix se fit entendre dans son oreille. De petits coups sur ses joues.

— Oh, oh, Lucie. Ressaisis-toi !

Lucie secoua la tête. Elle se rendit compte qu’elle était appuyée contre le mur, le front entre les mains.

— Ex… Excuse-moi. Il… Il vient de se passer quelque chose de bizarre dans ma tête. Je me suis vue entrer dans la maison de Carnot pour aller chercher Juliette à l’étage.

Sharko la regardait en silence, l’incitant à poursuivre.

— Le truc étrange, c’est que je n’ai aucun souvenir d’être entrée dans sa maison.

— Que s’est-il passé exactement, ce soir-là ?

Ses yeux se troublèrent.

— Les hommes entrent chez Carnot, moi, j’arrive un peu après avec une deuxième équipe. On me dit de rester en bas, on m’empêche d’entrer. Ce sont les secondes les plus longues de ma vie. Puis l’un des policiers revient sur le seuil avec Juliette dans ses bras. Il la lâche et elle se jette sur moi en pleurant.

Lucie porta ses mains aux tempes, les yeux mi-clos.

— C’est si curieux. J’ai… J’ai l’impression d’avoir vécu deux réalités différentes. Tout était tellement traumatisant.

Sharko lui prit délicatement le poignet.

— Viens. Je te ramène à la voiture.

Elle résista.

— Non, ça va. Laisse-moi y aller.

— Pourquoi te tortures-tu de cette façon ? Tu es toute pâle. Je vais y aller seul et je t’expliquerai.

— Non, non. S’il te plaît.

Résigné devant tant de détermination, Sharko lui lâcha le poignet. Il savait qu’elle irait jusqu’au bout de ses forces, de sa souffrance, et même au bout du monde pour toucher du doigt la vérité. Il la précéda et se présenta le premier dans la salle.

Paul Chénaix se tenait entre deux tables de dissection vides, en train de passer le jet d’eau sur le sol. Un autre médecin légiste que le commissaire avait déjà vu deux ou trois fois collait des étiquettes sur des tubes et des boîtes de prélèvements. Indifférent, il les salua d’un coup de menton et d’un « Bonsoir » fatigué. Après trois heures d’examens au moins, les deux hommes devaient être exténués.

Chénaix interrompit son travail de nettoyage, surpris. Il regarda d’ailleurs sa montre.

— Franck ? Ton boss m’a dit que tu n’étais pas dispo ce soir. (Il jeta un œil à Lucie.) Il y a plus romantique comme endroit pour une visite. Vous n’avez pas l’air d’aller bien, mademoiselle.

Fébrilement, Lucie s’avança et tendit la main.

— Je vais très bien. Je suis…

— Une amie et une collègue lilloise, la coupa Sharko.

— Une collègue lilloise ?

Un mince sourire se dessina au-dessus de son bouc parfaitement taillé.

— Ma première femme habitait Lille. C’est une ville que je connais bien.

Sharko changea immédiatement de sujet sans laisser l’opportunité à Lucie de répondre.

— J’aimerais que tu me parles des éléments essentiels des autopsies Lambert.

— Pourquoi ne demandes-tu pas à tes collègues ? Ils viennent de sortir.

Sharko réfléchit rapidement. Bellanger avait évité d’ébruiter sa mise à l’écart.

— Et ils sont sûrement rentrés chez eux pour rejoindre leurs femmes et leurs gosses, fit le commissaire. À toi, ça ne te prendra que quelques minutes, tu sais aller à l’essentiel. Je vais bosser le dossier de mon côté, cette nuit. C’est important.

Chénaix posa son pistolet-pression et s’adressa à son collègue.

— Je vais à la morgue, je reviens.

Dans sa tenue encore maculée de sang, il se dirigea vers une paillasse.

— Et j’emporte ça.

Il s’empara d’un bocal rempli de liquide translucide et légèrement jaunâtre. Sharko plissa les yeux : le récipient contenait quelque chose qui ressemblait à un cerveau humain.

Le Dr Chénaix les précéda dans le couloir. Tout en dévalant des escaliers, il murmura à l’oreille de Sharko :

— Je peux parler devant elle ?

Sharko lui posa une main sur l’épaule, comme à un ami.

— Il y a quelque chose que tu vas faire pour moi, Paul. Ne surtout pas parler de notre visite. À cause d’un vice de procédure, je ne suis plus sur l’affaire, je ne voulais pas te le dire devant l’autre légiste.

Paul Chénaix fronça les sourcils.

— Dans ce cas, tu me mets dans une situation embarrassante. L’instruction a ses secrets et…

— Je sais. Mais si vraiment on t’interroge là-dessus, tu diras simplement que je t’ai menti. J’assumerai.

Un petit silence.

— Très bien.

Chénaix ne posa pas davantage de questions, tous savaient que c’était mieux ainsi. Ils arrivèrent au sous-sol. Le légiste appuya sur un interrupteur. Néons crépitants, lumières ternes. Aucune fenêtre. Des centaines de tiroirs métalliques, alignés verticalement et horizontalement. Une véritable bibliothèque du macabre. Dans un coin, des sacs avec des vêtements, des chaussures, dont on ne savait probablement que faire et qui partiraient bientôt pour l’incinérateur. Lucie, légèrement en retrait, croisa les bras et se frotta les épaules. Elle avait froid.

Le légiste posa son bocal sur une table contre un mur, se dirigea vers un casier et le tira vers lui, laissant apparaître un cadavre à la peau légèrement bleutée. Elle semblait molle, pareille à du latex, et des veines de surface semblaient sur le point de quitter le corps. Toutes les incisions, entre le cou et le pubis, avaient été recousues de façon appliquée : si la dépouille était réclamée par la famille, il fallait qu’elle soit présentable. Sharko s’avança au plus près, plaqué quasiment contre le rail coulissant. L’odeur de chair pourrissante était forte mais encore supportable. Chénaix désigna certaines parties de l’anatomie et expliqua :

— Le père a été frappé à coups de tisonnier à de nombreuses reprises. C’est cette même arme qui a été utilisée pour lui perforer les organes vitaux. Certaines côtes étaient brisées, son assassin a fait preuve d’une force inimaginable. C’était brutal, violent, ça s’est passé en quelques secondes. Pour les détails précis, les emplacements des blessures, tout cela sera noté dans le rapport, que je remettrai demain à ton chef. Si tu veux le lire, il faudra te débrouiller avec lui. Aucune copie ne sortira d’ici, désolé…

Sharko observa encore quelques secondes le corps en charpie, puis hocha la tête.

— Je m’en passerai. Le fils à présent. C’est lui qui m’intéresse.

Chénaix laissa le tiroir en l’état et ouvrit celui d’à côté. Félix Lambert avait le visage en sale état, la peau plus claire, d’un ton plutôt blanc-jaune. Son corps puissant occupait la totalité de l’espace, comme un bloc de glace.

— Ils se ressemblent, constata Sharko. Même nez, même forme du visage.

— Père et fils par le sang, pas de doute là-dessus.

En proie à de légers tremblements, Lucie s’était approchée un peu. Cet endroit était vraiment l’un des pires au monde. Il n’y avait ici que des âmes éteintes, des corps en charpie. On ne sentait aucune aura dans l’air, aucune chaleur qui eût pu rappeler une présence. Elle aurait aimé se serrer contre Sharko, pour qu’il la rassure, la réchauffe, mais le regard du commissaire était noir, imperturbable, entièrement préoccupé par l’enquête. Constatant sa présence, le légiste s’écarta un peu pour lui laisser une place.

— La cause du décès est la rupture des cervicales. Là aussi, une mort instantanée, sans aucun doute possible.

— Je confirme, j’étais aux premières loges. Il s’est jeté par la fenêtre sous mes yeux.

— Mais même quand les raisons sont aussi évidentes que celles-là, le protocole nous oblige à pratiquer l’examen de A à Z. Et parfois, on tombe sur de petites perles, comme ici.

— Explique-toi.

Il orienta son doigt vers le crâne du cadavre. Le scalp avait été remis en place, mais on pouvait encore apercevoir le trait rouge et régulier laissé par la scie Streker.

— C’est là-dedans que ça se joue. Quand j’ai ouvert, je me suis rendu compte que le cerveau présentait une dégradation incroyable aux alentours des aires frontales et préfrontales. Il était carrément spongieux à ces endroits, criblé de petits trous. Je n’avais jamais vu une chose pareille.

Il partit chercher son bocal. La masse blanchâtre flottait dans le liquide.

— Regardez ici…

Les deux flics purent constater les dégâts. La partie supérieure de l’organe semblait avoir été rongée par des centaines de minuscules souris. L’aspect spongieux était surprenant.

— De quoi s’agit-il ? demanda Lucie sans cacher son inquiétude.

— On dirait une infection qui a commencé par dégrader lentement le tissu cérébral, jusqu’à arriver à ce stade. J’ai découpé et observé méticuleusement l’autre partie du cerveau, l’hémisphère gauche, pour aller voir ce qui se passait en profondeur. Je pense que les premières dégradations datent de plusieurs mois, voire des années. Une lente affection, qui a conduit jusqu’à ce point. La maladie de Creutzfeldt-Jakob, la fameuse maladie de la vache folle, donne exactement ce genre de dégradation spongieuse. Mais dans notre cas, je n’y vois aucune affection connue. Le reste de l’organisme est parfaitement intact.

Le silence les enveloppait. Lucie regardait les deux corps, les lèvres serrées. Elle songeait à Grégory Carnot, mort en s’arrachant la gorge. Son cerveau s’était-il consumé de la même façon ?

— Vous croyez que Félix Lambert aurait pu tuer les deux randonneurs et son père à cause de cette… chose ?

— Il me semble évident que les deux sont liés. Les zones que l’on attribue au siège des émotions ont été fortement dégradées. Envahies, je dirais plutôt. Et cela s’est fait sur plusieurs mois.

Lucie souffla sur ses mains. Cette découverte remettait en cause, bien évidemment, la responsabilité de Grégory Carnot. Cette maladie, cette forme de dégénérescence, l’avaient peut-être contraint à agir ainsi, indépendamment de sa volonté ou de sa conscience. Les questions fusaient dans sa tête. Comment Félix Lambert avait-il contracté cette « chose » ? Était-ce cela qui intéressait Stéphane Terney au plus haut point ? Mais quel était le rapport avec le placenta, la naissance, le fait que le gynécologue se soit intéressé à Carnot avant même qu’il naisse ? Des médicaments, des traitements chez la mère pouvaient-ils provoquer ces horreurs chez le fils ? Et quel fichu rapport avec la jungle ?

Le légiste poursuivit ses explications :

— … Ces régions des émotions, lorsqu’elles fonctionnent, utilisent notamment la sérotonine, un neurotransmetteur qui est un inhibiteur de l’agressivité. Sans cette capacité à utiliser la sérotonine, et sans le bon fonctionnement de ces régions, l’individu retrouve les comportements primitifs qui lui permettent de répondre à ses besoins fondamentaux pour…

— … assurer sa survie, compléta Sharko.

Le légiste acquiesça.

— C’est marrant que tu dises cela et que l’on ait parlé d’intolérance au lactose dans l’après-midi, ce sont des notions purement évolutives qui m’ont rappelé un tas de souvenirs de mes études.

— Éclaire-nous.

— Laisse tomber, c’est débile. Je n’en ai pas parlé à tes collègues et je…

— Nous, on veut t’entendre.

Il hésita quelques secondes, avant d’expliquer.

— Pour tout te dire, quand j’ai vu ce cerveau, je me suis demandé comment cet homme pouvait encore être en vie, se nourrir, dormir. Il vivait avec un cinquième du cerveau en piteux état et d’un point de vue neurologique, cela aurait fait tomber par terre plus d’un spécialiste. Puis j’ai pensé à Phineas Gage, un contremaître des chemins de fer qui vivait dans les années 1800 dans le Vermont aux États-Unis. Son cas a fait le tour de toutes les écoles de neurologie. Suite à une explosion, une barre à mine lui avait perforé le crâne par le dessus, traversé le cerveau et une extrémité de la barre était ressortie sous son œil gauche. Plusieurs parties frontales de son cerveau avaient été détruites, mais Gage avait survécu. D’homme honnête, loyal, droit, il devint cependant grossier, agressif et colérique, sans pour autant perdre son intelligence et sa capacité à survivre.

Chénaix s’appuya sur la table.

— Ce qui est assez remarquable dans le cerveau de Félix Lambert, c’est que, à première vue, les zones spongieuses ne se sont développées que dans ce que l’on appelle le néocortex et le cerveau limbique. Le cerveau reptilien, correspondant grosso modo au tronc cérébral situé tout à l’arrière, était complètement intact. La barre à mine de Gage n’avait pas touché cette zone non plus.

— Cerveau reptilien, limbique… C’est du chinois. Explique-toi.

— Cette théorie des trois cerveaux est globalement approuvée par les scientifiques. Elle repose sur le fait qu’au cours des millénaires, l’évolution du cerveau humain se serait faite en trois phases. Trois structures cérébrales successives se seraient en quelque sorte posées les unes sur les autres, comme des couches de crème, pour former notre gros cerveau intelligent et performant d’aujourd’hui. Cela expliquerait également l’augmentation du volume du crâne depuis les tout premiers primates. Le premier cerveau, le plus ancien et commun à la plupart des espèces vivantes, serait ce fameux cerveau reptilien. Bien protégé, en profondeur sous le crâne, il est la structure cérébrale la plus résistante à un traumatisme, par exemple. Il assure notre survie et répond aux besoins primaires : l’alimentation, le sommeil et la reproduction. Il serait aussi responsable de certains comportements primitifs comme la haine, la peur, la violence. Le deuxième cerveau, le limbique, gère pour l’essentiel la mémoire, les émotions. Le troisième, appelé néocortex, le plus récent, est situé sur les couches extérieures et s’occupe des facultés intellectuelles, comme le langage, l’art, la culture. Il est la pensée, la conscience.

Sharko observa attentivement le cerveau malade, interloqué. Des concepts liés à l’Évolution revenaient à la charge ici, au beau milieu d’une morgue, à l’intérieur même de l’organe le plus fascinant du corps humain. Pouvait-il s’agir d’un hasard, d’un étrange concours de circonstances ?

— Donc… Tu es en train de me dire que cette maladie qui bouffe le cerveau aurait laissé intactes les facultés qui assurent la survie ? Qu’elle aurait fait resurgir ses instincts les plus violents qui étaient jusque-là contrôlés par les deux autres cerveaux, en les infectant ?

— D’un point de vue théorique, oui. D’un point de vue pathologique et anatomique, c’est beaucoup plus compliqué. On sait que les trois cerveaux sont en interaction, et qu’une lésion d’un millimètre au mauvais endroit, même dans le cerveau limbique ou le néocortex, peut tuer ou rendre fou. Félix Lambert, dans son malheur, a peut-être eu de la chance de vivre si longtemps. Quant au fait que l’affection — l’infection, appelle ça comme tu veux pour le moment — n’ait pas touché le cerveau reptilien, n’y vois pas une quelconque intelligence de la maladie. Je pense que c’était uniquement une question de temps. Dans tous les cas, vu la progression du mal, cet homme était destiné à mourir.

Lucie et Sharko se regardèrent en silence, bien conscients qu’ils approchaient de quelque chose de monstrueux. Éva Louts et Stéphane Terney avaient été sauvagement assassinés pour que personne ne puisse remonter à la source. Qu’était cette maladie ? Avait-elle été injectée, transmise de façon génétique, déclenchée ?

— Tu n’as rien trouvé de semblable dans le cerveau du père ? demanda Sharko.

— Rien de rien. Un organe en pleine forme. Enfin, si je puis m’exprimer ainsi.

— Et cette affection aurait pu provoquer des dysfonctionnements visuels ? Comme le fait de dessiner à l’envers par exemple ?

— Oui. Il semblerait que certaines zones aux alentours du chiasma optique soient également touchées. L’individu a dû ressentir en premier lieu des troubles de la vision, des pertes d’équilibre… Les premiers signes avant-coureurs du déchaînement de violence et de souffrance. Si Lambert et Carnot ont fini par se suicider, c’est parce qu’ils ne supportaient plus la douleur qui pulsait sous leur crâne. Cela devait ressembler à Hiroshima, là-dedans.

D’un geste ferme, le médecin légiste repoussa les deux tiroirs. Les corps disparurent, engloutis par les froides profondeurs. Quand la porte de métal claqua, Lucie tressaillit et s’appuya contre le commissaire. Le légiste ôta enfin ses gants en latex, les fourra dans une poubelle et se frotta les mains l’une contre l’autre, avant de sortir une pipe et du tabac de sa poche.

— Les deux moitiés du cerveau vont partir pour les examens biologiques, avec les différents prélèvements. Ce cas m’interpelle, et les chercheurs devraient nous dire de quoi il s’agit assez rapidement, je l’espère.

Il se dirigea vers l’interrupteur pour éteindre, mais Sharko le précéda, un DVD dans la main.

— Va fumer tranquillement ta pipe, prends ton temps. Mais après, j’aurai encore besoin de ton avis deux secondes sur un film. Un avis médical.

— Un film ? Quel genre de film ?

Sharko lança un dernier regard vers le cerveau en rotation dans les fluides, à peine éclairé par les néons du couloir. Il se dit que cinq autres individus, quelque part dans les rues, la campagne, seuls ou en famille, avaient sous leur crâne la même bombe à retardement qui, probablement, avait déjà commencé à agir. Des monstres capables de tuer leurs enfants, leurs parents, ou quiconque les croiserait dans la rue.

Le temps était compté.

Il sentit alors un frisson le parcourir jusqu’à la nuque et répondit finalement :

— Le genre à t’empêcher de dormir.

40

Situé à l’étage, le bureau du Dr Chénaix ressemblait ni plus, ni moins, à un cabinet médical. Un squelette monté sur fil de fer traînait dans un coin, deux étagères croulaient sous les études et les livres spécialisés sur les pathologies, l’anthropologie médico-légale, la médecine générale. De vieux posters sur le corps humain habillaient les murs, il manquait juste la table de consultation. Seule touche d’humanité, le légiste avait accroché, un peu partout, des photos de sa famille : une femme et deux filles qui n’avaient pas dix ans. Une manière de se rappeler que la vie, ce n’était pas seulement la mort.

Imprégné de l’odeur de tabac froid mêlée à celle, plus rance, des cadavres, le médecin légiste s’installa devant son ordinateur et glissa le DVD dans le lecteur. Lucie et Sharko s’étaient assis en face de lui, silencieux. Aucun d’eux n’avait envie de discuter de quoi que ce soit. L’image de ce cerveau ravagé, qui avait poussé aux pires actes criminels, hantait leurs esprits. Lucie songeait également à l’implication de leurs ultimes découvertes, qui les mettaient face à l’évidence : Grégory Carnot n’avait peut-être été que le malheureux résultat de quelque chose de monstrueux, qui portait le nom de Phénix. Un projet, des expériences, un programme de recherche ? Peu importait. Même si le jeune adulte aux cheveux noirs avait tué sa fille de ses propres mains, les véritables responsables étaient ailleurs, en liberté. Eux aussi avaient assassiné Clara. Eux aussi allaient devoir répondre de leurs actes.

Le docteur visualisa les dix minutes de film très attentivement. Comme n’importe quel être humain normalement constitué, il sursauta au passage de la hutte. Mais globalement, son visage n’afficha aucune forme de dégoût ni d’émotion particulière, si bien que les flics étaient incapables de dire ce qu’il ressentait. La mort, sous toutes ses formes, était son métier, il avait su l’apprivoiser et la regardait comme un maçon regarde le mur qu’il bâtit.

Ce fut seulement après le visionnage qu’il manifesta un intérêt évident.

— C’est un document exceptionnel. Savez-vous d’où il vient ?

Sharko secoua la tête.

— Non, ceci n’est qu’une copie. Pour ce qui est du lieu de tournage, c’est l’Amazonie.

— L’Amazonie… Votre tribu a été décimée par une épidémie de rougeole.

Lucie fronça les sourcils. Elle s’attendait à quelque chose de cent fois pire, à la hauteur des horreurs qu’ils avaient découvertes jusque-là. Un truc ignoble, genre Ébola ou choléra. Ou pourquoi pas ce qui avait infecté Lambert ? Pour elle, rougeole rimait avec ces maladies que l’on attrapait systématiquement dans l’enfance. Rougeole, rubéole, oreillons…

— Juste la rougeole ? Vous êtes certain ?

— Ne dites pas « juste la rougeole ». C’est un virus très agressif qui a fait jadis des ravages dans les populations et qui, lorsqu’il provoque la mort, entraîne d’effroyables souffrances. Pour ce qui est de ma certitude… Je dirais 95 % de chances. Les symptômes s’y prêtent à la perfection. Il y a évidemment la présence de signes de Köplick, même si l’éruption cutanée n’est pas des plus flagrantes, et des yeux larmoyants, très sombres parce qu’ils doivent être rouges. Mais l’une des caractéristiques de la maladie est qu’elle provoque, dans les cas les plus graves, des hémorragies internes, qui font perdre au malade du sang par le nez, la bouche et l’anus. C’est le cas ici. Et vu l’incroyable virulence de la maladie, je puis vous garantir que cette population n’avait jamais affronté le virus auparavant. Leur système immunitaire a été absolument incapable de réagir face à l’assaillant. Il ne l’a tout simplement pas reconnu.

Il fixa Sharko d’un air grave qui prenait, allié à ses yeux sombres, une tournure funeste.

— Rappelle-toi notre histoire de vaches et de buveurs de lait. C’est pareil ici, et c’est toujours le même principe. Les virus de la rougeole, la variole, les oreillons ou la diphtérie ont d’abord incubé chez les animaux domestiques. Ils ont ensuite muté et acquis la capacité à infecter les humains. Cela s’est révélé très avantageux pour eux, et a donc été favorisé par la sélection naturelle. Les fortes densités de population les ont entretenus, les ont propagés dans le Nouveau et l’Ancien Monde, et ont en même temps développé des parades immunitaires pour ne plus en mourir systématiquement. Virus et humains ont cohabité, dans une lutte à l’armement. Ils se sont, je dirais presque, « auto-alimentés », et ont traversé les siècles ensemble.

— Le virus qui a décimé ce village venait donc d’un individu « civilisé », si je puis dire ?

— Aucun doute là-dessus. Aujourd’hui, l’homme est le seul réservoir possible de la rougeole. Le virus était en lui, dans son organisme, comme il est peut-être en ce moment dans le vôtre. Seulement, vous ne le savez pas, à cause de votre système immunitaire performant et des vaccins que vous avez dû faire, qui le rendent inoffensif.

Chénaix sortit le DVD de son emplacement et le rendit au commissaire.

— À ma connaissance, aucune épidémie de rougeole aussi virulente et mortelle n’a jamais été filmée. Au début des années soixante, il était impossible de trouver des sociétés, même primitives, dont les adultes manquaient d’anticorps au point de provoquer une telle hécatombe. Donc, une conclusion s’impose : avant la date de ce film, cette civilisation n’avait jamais rencontré l’homme moderne, puisque la rougeole, même des millénaires plus tôt, ne l’a jamais atteinte. Probable que celui qui a tourné le document ait été le premier étranger qu’elle ait jamais vu, et ce depuis des siècles. Vous avez affaire à une tribu extrêmement isolée.

Finalement, le légiste se leva, invitant les deux policiers à faire de même. Il éteignit son écran.

— Personnellement, c’est tout ce que je peux en tirer.

— C’est déjà énorme. Dis-moi, tu connais Jean-Paul Lemoine, le spécialiste en biologie moléculaire au laboratoire de police scientifique de Paris ?

— Pas mal oui, lui et son équipe s’occupent de la plupart des analyses biologiques qu’on envoie d’ici. Ce sont d’ailleurs eux qui vont analyser le cerveau de Lambert. Pourquoi ?

Sharko ouvrit sa sacoche et lui tendit les trois feuilles de données, dressées par Daniel.

— Tu peux lui dire de jeter un œil à ça au plus vite ?

— Une séquence ADN ? Que représente-t-elle ?

— C’est toute la question.

Le médecin soupira.

— Tu abuses, tu le sais au moins ?

Sharko tendit la main avec un sourire.

— Encore merci. Et n’oublie pas…

— Je n’ai pas oublié. Tu n’es jamais passé ici.

41

Une fois dehors, les policiers respirèrent un grand coup, comme après une longue remontée d’une plongée sous-marine. Jamais le bruit d’une voiture filant à vive allure devant eux n’avait été aussi rassurant. Tout leur pesait sur les épaules, jusqu’au poids de l’air. Sharko s’avança au bord de la Seine et, les mains dans les poches, regarda les scintillements d’ambre le saluer. Autour, Paris se lovait sous sa grosse couverture lumineuse. Au fond de lui-même, il aimait cette ville autant qu’il la détestait.

Discrètement, Lucie vint à son côté et lui demanda :

— À quoi penses-tu ?

— Plein de choses. Mais notamment à ces histoires d’Évolution et de survie. À ces gènes, qui veulent à tout prix se propager, allant même jusqu’à tuer leurs porteurs parfois.

— Comme les mâles des mantes religieuses ?

— Les mantes religieuses, les bourdons, les saumons. Même les parasites, les virus suivent cette logique, ils nous colonisent pour continuer à exister, avec toute l’intelligence qu’on leur connaît. Tu sais, je pense à cette histoire de course à l’armement. Ça me rappelle un passage du deuxième tome d’Alice au pays des Merveilles. Tu as lu Lewis Carroll ?

— Non, jamais. Mes lectures étaient malheureusement un peu plus sombres.

Lucie s’approcha encore, leurs épaules se frôlaient presque. Sharko fixait l’horizon, ses pupilles s’étaient dilatées. Sa voix était douce, limpide, en contradiction avec toute cette violence qui les écrasait chaque minute un peu plus.

— À un moment donné, Alice et la Reine Rouge se lancent dans une course folle. Alice demande alors : «  Mais, Reine Rouge, c’est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ?  » Et la reine lui répond : «  Nous courons pour rester à la même place.  »

Il laissa planer un silence, puis fixa Lucie dans les yeux.

— On est comme n’importe quelle espèce, n’importe quel organisme : on fait tout pour survivre. Toi et moi, l’antilope de la savane, le poisson au fond de l’océan, le pauvre, le riche, le Noir, le Blanc, on court pour notre survie, depuis le début. Quels que soient les drames qui nous font tomber, on se relève chaque fois, et on se remet à courir pour rattraper ce paysage qui défile trop vite. Et quand, finalement, notre retard est comblé, ce maudit paysage accélère de nouveau, nous contraignant à nous adapter et à aller plus vite encore. Si l’on n’y parvient pas, si notre esprit ne trouve pas les parades pour nous pousser encore, notre course à l’armement s’arrête et on meurt, éliminés par la sélection naturelle. C’est aussi simple que ça.

Sa voix vibrait d’une telle émotion que Lucie sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle pensait aux jumeaux de sa famille. Dans cette course effrénée à la survie, elle avait agi comme les bébés requins, elle avait dévoré sa propre jumelle dans le ventre maternel parce que, peut-être, il n’y avait de la place que pour une seule d’entre elles, la plus compétitive, dans ce monde. Elle se rappelait la sœur de sa propre mère, morte à cause d’une grenade, tandis que Marie Henebelle avait survécu et avait elle-même donné la vie… Tant et tant de mystères, de questions qui ne trouveraient probablement jamais de réponses.

Sans plus se poser de questions cette fois, Lucie finit par se serrer contre lui.

— On a traversé les mêmes souffrances, Franck, et on a continué à courir tous les deux, chacun de son côté. Mais aujourd’hui, on court ensemble. C’est le plus important.

Elle s’écarta un peu. Sharko cueillit du bout des doigts la larme qu’elle ne put retenir et observa attentivement ce petit diamant d’eau et de sel. Il inspira profondément, puis lâcha simplement :

— Je sais ce qu’Éva est allée chercher au Brésil, Lucie… Je l’ai compris dès les premières minutes du film.

Lucie le fixa avec surprise.

— Mais pourquoi tu…

— Parce que j’ai peur, Lucie ! J’ai peur de ce qui nous attend au bout du chemin, tu comprends ?

Il lui tourna le dos et s’approcha au plus près de la berge, comme s’il s’apprêtait à sauter. Il regarda la rive opposée, longtemps, en silence. Puis, dans une inspiration douloureuse, il lâcha :

— Et pourtant… C’est là-bas que ton esprit te pousse, Lucie. Pour que tu saches enfin.

Il s’empara de son téléphone portable et composa un numéro. À l’autre bout de la ligne, quelqu’un décrocha. Sharko se racla la voix avant de parler :

— Clémentine Jaspar ? Commissaire Franck Sharko à l’appareil. Je sais qu’il est tard, mais vous m’aviez dit que je pouvais vous appeler n’importe quand. J’ai besoin de vous parler.

42

Sharko n’avait pas prononcé un mot en route. Lucie le regardait conduire, elle voyait les muscles de son cou et de ses mâchoires se tendre sous la peau. Elle savait, au fond, à quoi il pensait. Aux réponses qui allaient venir de la bouche de la primatologue. Des mots qui les précipiteraient, tous les deux, sur les traces d’Éva Louts, loin, si loin d’ici. Dans un endroit que Sharko redoutait tant.

Clémentine Jaspar vivait à quelques kilomètres seulement du centre de primatologie, dans une maison à la périphérie de Meudon-la-Forêt. Si l’habitation ne semblait pas très grande, le terrain, parfaitement arboré, s’étalait sur plusieurs milliers de mètres carrés. Un peu partout, de petits luminaires déversaient l’énergie solaire accumulée dans la journée et créaient d’agréables oasis bleutées au milieu des arbres. Clémentine Jaspar avait sans doute voulu se recréer un environnement qui lui rappelait un pays lointain.

Vêtue d’une tunique ample et très colorée, la primatologue les accueillit sur une grande terrasse aux meubles de teck, faiblement éclairée. Alors qu’elle s’asseyait, Lucie eut la surprise de voir un singe ouvrir la baie vitrée et s’approcher d’elle.

— Oh, mon Dieu !

De ses grandes mains habiles, Shery s’empara d’un verre rempli de thé glacé sur la table et aspira le liquide bruyamment avec une paille. Clémentine Jaspar adressa un regard gêné à Sharko, qui observait la scène avec des yeux d’enfant.

— J’avais fermé la porte, mais… Écoutez, je compte sur votre discrétion quant à la présence de Shery dans ma maison. Je sais que c’est interdit, mais depuis ce qui est arrivé, je ne peux plus la laisser seule au centre.

— Ne vous inquiétez pas. Nous comptons également sur votre silence quant à notre présence ici. Disons que nous vous rencontrons de manière officieuse. L’enquête officielle est partie sur d’autres rails mais nous deux, nous sommes persuadés que les réponses sont ailleurs.

La scientifique acquiesça avec un regard entendu. Après avoir vidé son verre en un temps record, Shery se dirigea mollement vers le jardin, proche d’une lampe solaire, et s’installa là, assise tel un bouddha en méditation. Elle fixait les invités avec une grande sagesse au fond des yeux.

— Demain, il va pleuvoir, fit Jaspar. Shery fait toujours ça la veille d’une journée pluvieuse. Elle est le meilleur des baromètres.

— Elle plairait beaucoup à ma fille, confia Lucie, amusée.

— Shery adore les enfants. Venez un jour avec votre fille, elles passeront la journée toutes les deux.

— Sérieusement ?

— Sérieusement.

Jaspar offrit à ses invités du thé glacé. Lucie la regardait se déplacer, captait les échanges complices entre elle et son animal. Elle se dit que personne n’était fait pour vivre seul sur cette planète, les gens devaient toujours se raccrocher à quelque chose : un ami, un chien, un singe, des locomotives miniatures… Elle sirota en silence sa boisson, pensant à sa petite fille qui devait la réclamer. Lucie se demanda si elle lui avait parlé une seule fois au téléphone, depuis son départ de l’appartement lillois. Elle s’en voulait tellement.

La température extérieure était encore agréable, la brise de fin d’été apaisait les paupières lourdes. La primatologue se renseigna sur l’avancée de l’enquête, Sharko s’empressa de lui répondre.

— L’étau se resserre. Mais nous allons encore avoir besoin de vos services ou de vos connaissances. Et je ne voulais pas vous le demander par téléphone.

Il se pencha un peu en avant, les mains bien à plat devant lui.

— Alors voilà : nous savons tous, désormais, qu’Éva Louts traquait la violence dans le monde et à travers les époques. Elle est allée dans l’une des villes les plus dangereuses de la planète pour fouiller dans des archives criminelles, elle a rencontré des meurtriers gauchers qui avaient tué de manière horrible, elle a enquêté, à l’aide de documents et de photos, sur des barbares, des peuples qui sans cesse ont versé le sang. Elle a étudié tous ces cas extrêmes dans un but unique : vérifier la corrélation entre latéralité et violence.

Jaspar acquiesça, intriguée par le propos. Sharko poursuivit son explication, s’étonnant lui-même sur sa compétence en biologie évolutive, alors qu’il n’y connaissait rien quelques jours plus tôt.

— Vous m’aviez dit au Jardin des plantes que, de nos jours, il n’y a plus aucun avantage pour les individus violents, ou issus d’un environnement propice à la violence, à être gauchers, à cause de la modernité de notre société et des armes à feu.

— C’était l’explication avancée par Éva, oui.

— … Et c’était aussi une immense déception pour elle lorsqu’elle a fait ce constat au Mexique, m’avez-vous affirmé.

— Je le suppose, en effet. Comme tout chercheur, elle devait rêver de concrétiser ses découvertes, par une observation directe d’un nombre important de gauchers. Constater de ses propres yeux la preuve formelle, vivante de sa théorie, pour pouvoir l’exposer au monde. Malheureusement, ces criminels mexicains n’étaient pas plus gauchers que vous et moi.

— Mais Éva n’a jamais abandonné le combat. Elle a échoué au Mexique, alors elle a fouillé ailleurs. Sur les terres vierges d’Amazonie…

Il laissa planer un silence. Les deux femmes le fixaient avec intensité.

— Dès que j’ai visualisé la cassette, j’ai immédiatement compris qu’elle était allée chercher dans la jungle la violence la plus pure. Une violence coupée de toute civilisation, de toute influence humaine. Une violence ancestrale, qui continuerait à se véhiculer au cœur d’une tribu primitive. Allait-elle enfin y trouver ses fameux gauchers, cette fois ?

Lucie porta la main à la bouche, comme si l’évidence la frappait, elle aussi, à la figure. Jaspar buvait quant à elle son verre en réfléchissant, puis finit par hocher la tête avec conviction. Ses yeux brillaient.

— Votre raisonnement se tient même si je n’aime pas trop le terme de « tribu primitive », puisqu’elles ont autant évolué que nous. Les tribus aborigènes ne sont pas « contaminées » par le monde moderne avec ses usines, ses guerres, sa technologie. Leurs arbres à eux ne se teignent pas à cause de la pollution et là-bas, l’espèce des phalènes dominantes est à n’en pas douter la blanche. N’importe quel ethnologue vous le dirait : étudier ces tribus est un véritable moyen de remonter le temps, parce que les génomes ont évolués différemment, il est plus proche des premiers sapiens que la nôtre. Ils ont probablement conservé d’anciens gènes préhistoriques, et n’en ont pas acquis d’autres.

Lucie et Sharko se regardèrent : les éléments s’imbriquaient logiquement dans leur esprit. Finalement, l’enquête tournait autour de trois piliers : premièrement, le Cro-Magnon ; deuxièmement, des Carnot et des Lambert. Et entre les deux, comme un maillon évident, les tribus primitives, véritable lien entre préhistoire et monde moderne. Une charnière humaine entre le passé et le présent.

D’un geste assuré, le commissaire sortit le DVD et le posa sur la table.

— Voilà très précisément ce que l’on cherche : une tribu amazonienne qui aurait été découverte dans les années soixante. Certains de ses individus ont été décimés par une épidémie de rougeole. Il s’agit d’une tribu qui doit ou devait probablement combattre ses voisins à mains nues ou avec des armes blanches pour survivre et conquérir les territoires. Une tribu qui, par le passé et peut-être encore aujourd’hui, était réputée comme la plus violente, la plus sanguinaire qui ait jamais existé en Amazonie, voire dans le monde. C’est elle qu’Éva Louts est allée rencontrer en Amérique latine, à la recherche de ses fameux gauchers.

Il lui tendit le DVD et lui expliqua son contenu sordide, avant de conclure.

— Louts était au courant de l’existence de cette communauté, elle savait où la trouver. Donc, ce peuple est forcément répertorié. Pouvez-vous nous aider à rapidement mettre un nom dessus ?

La scientifique se leva pour aller chercher une feuille de papier et y nota les principales informations énoncées par le commissaire.

— Je n’y connais pas grand-chose et ne pourrais vous répondre, mais j’ai un ami anthropologue. Je le contacte demain à la première heure et vous rappelle illico.

— Très bien.

Les ex-flics finirent leur boisson, tout en parlant rapidement de l’affaire et de ce qu’Éva aurait pu devenir, dans un monde où le crime n’existerait pas.

Mais ce monde-là n’est pas près de voir le jour.

Finalement, ils se levèrent et saluèrent leur hôtesse.

Lorsqu’ils sortirent du jardin, Lucie regarda longuement le grand singe, l’extrême sagesse de cet animal qui fixait les étoiles comme s’il y cherchait la trace des siens. Elle se dit que nous, humains, étions uniques car nous possédions des caractéristiques positives que n’avait aucun des autres êtres, pas même ce singe, mais uniques aussi par nos comportements sinistres : génocide, torture, extermination des autres espèces. Tout ce mal pouvait-il compenser le bien dont nous étions capables ?

Avant de regagner la voiture, elle posa sa main sur l’épaule de Sharko.

— Merci pour tout ce que tu fais.

Il lui fit face, esquissa un sourire qui s’évanouit vite.

— Je ne voulais pas venir ici, je ne voulais pas te faire part de mes découvertes. Maintenant, la boîte de Pandore est ouverte. Je sais que ton corps et ton esprit vont te pousser là-bas, coûte que coûte. Mais si tu dois le faire, alors je veux venir avec toi. Je t’accompagnerai au Brésil. Je t’accompagnerai au bout du monde.

Elle l’étreignit.

Il ferma les yeux lorsqu’elle l’embrassa sur les lèvres.

Leurs ombres s’étirèrent alors le long des arbres.

Celles de deux amants maudits.

43

Ils avaient bel et bien couru pour rattraper le paysage.

Parce qu’ils voulaient tous les deux survivre.

Et vivre.

Vivre à travers la mort qui les avait séparés.

Serrés l’un contre l’autre dans le lit, Lucie et Franck appréciaient chaque seconde après l’amour, parce que bientôt le temps s’accélérerait encore. Comme Alice au pays des Merveilles, il faudrait alors se relever et courir, courir sans respirer, sans se retourner. Courir pour, peut-être, ne plus jamais s’arrêter.

Alors, ils profitaient des gestes tendres, se perdaient dans leurs regards, se souriaient, tout le temps, comme s’ils avaient voulu enfermer, dans ce segment d’Évolution bien trop court, la somme de tout ce qu’ils avaient perdu. Une seconde n’est rien à l’échelle de l’humanité. Mais chaque seconde possède cette magie d’être unique.

Finalement, les premiers mots sortirent de la bouche de Lucie. Son haleine était tiède, son corps nu, brûlant.

— Je veux qu’on reste ensemble cette fois, quoi qu’il arrive. Je ne veux plus jamais te quitter.

Sharko avait les yeux rivés vers les chiffres du radio-réveil. Il était 3 h 06. Il repoussa finalement l’engin de façon à ne plus voir les numéros maudits qui le hantaient chaque nuit. Plus jamais de 3 h 10, plus jamais de cris dans sa tête. Il fallait tirer un trait sur le passé. Essayer de se reconstruire.

Avec elle.

— Je le veux aussi. C’était mon souhait le plus profond, mais comment pouvais-je encore y croire ?

— Tu y as toujours cru. C’est pour cette raison que tu as gardé mes vêtements dans ton armoire, protégés par deux petites boules de naphtaline. Tu t’es débarrassé de tes trains, mais jamais de mes habits.

Elle caressa ses côtes saillantes, ses hanches façonnées par un si lourd désespoir. Puis sa main remonta avec amour vers les pectoraux, le menton, les joues.

— Ta coquille s’est fendue. Je vais t’aider à la reconstruire. On va avoir du temps, tous les deux.

— Je suis abîmé à l’extérieur, mais toi, c’est à l’intérieur. Moi aussi, Lucie, je vais t’aider à te reconstruire…

Lucie soupira, puis posa son oreille sur la poitrine de Sharko, au niveau de son cœur fêlé.

— Tu sais, quand j’ai suivi le biologiste, à Lyon, et que j’ai atterri face à ce jeune qui me menaçait avec un tesson de bouteille, j’ai… j’ai failli le tuer parce qu’il avait ricané devant la photo de mes filles. J’ai écrasé le canon d’une arme sur sa tempe, et j’étais prête à appuyer sur la détente. Prête à abandonner Juliette pour lui coller une balle entre les deux yeux.

Sharko ne bougeait pas, il la laissa parler.

— Je crois que j’ai reporté sur lui toute la violence que je n’ai pas pu exprimer contre Carnot. Ce pauvre môme était comme un catalyseur, un paratonnerre. Cette violence, elle était enfouie en moi, dans ce fichu cerveau reptilien dont parlait le légiste. Nous l’avons tous en nous, parce que nous avons tous été des chasseurs comme Cro-Magnon. Cette histoire m’a fait comprendre que… que j’avais au fond de moi des restes de… quelque chose d’ancestral, d’animal probablement, peut-être davantage qu’une autre mère.

— Lucie…

— J’ai donné naissance à mes filles, je les ai élevées comme j’ai pu, j’ai fait comme n’importe quelle espèce vivante : j’ai propagé la vie. Mais je ne les ai pas aimées comme j’aurais dû le faire en ma qualité d’être humain. J’aurais dû être auprès d’elles, sans cesse. Nous ne sommes pas uniquement là pour faire des guerres, nous haïr les uns les autres ou poursuivre des assassins. Nous sommes aussi là pour aimer… Je veux aimer Juliette à présent. Je veux prendre mon enfant dans mes bras en pensant à l’avenir, et non plus au passé.

Sharko serra les mâchoires, il devait maîtriser l’émotion qui le submergeait. Lucie vit les petites boules d’os rouler au niveau de ses tempes. Il cherchait à parler, mais ses lèvres restaient définitivement figées. Lucie ressentit son malaise et lui demanda :

— C’est ce que je viens de te raconter qui te dérange ? Je te fais peur ?

Un long silence. Sharko secoua finalement la tête.

— J’aimerais pouvoir te parler de quelque chose, mais je ne peux pas. Ne m’en demande pas davantage, je t’en prie. Dis-moi juste si tu pourras vivre avec quelqu’un qui garde ses secrets. Quelqu’un qui aimerait laisser tout ce qu’il a vécu derrière lui, qui voudrait apercevoir, enfin, un petit rayon de soleil. J’ai besoin de le savoir. C’est important pour moi, pour l’avenir.

— Nous avons tous nos secrets. Je l’accepte sans aucun problème. Franck, je voudrais te dire, pour notre violente rupture, l’année dernière… Je n’étais plus dans un état normal. Mes filles avaient disparu et… Je suis tellement désolée de t’avoir chassé de cette façon.

— Chut…

Il l’embrassa sur les lèvres. Puis il bascula sur le côté et éteignit la lampe.

Lorsqu’il replaça le radio-réveil à sa place, le cadran lumineux indiquait 3 h 19.

Il ferma les yeux et, même s’il se sentait bien, serein, n’arriva pas à s’endormir.

Il sentait déjà l’haleine nauséabonde de la jungle s’écraser sur son visage.

44

Lucie émergea avec l’odeur du lait chaud et des croissants. Elle s’étira longuement, mit quelque chose sur elle et se rendit dans la cuisine, où l’attendait Sharko, déjà prêt. Il portait une belle chemise blanche sous son éternel costume, et sentait bon. Lucie l’embrassa sur les lèvres avant de s’installer devant le petit déjeuner qui l’attendait.

— Ça fait longtemps que je n’ai pas mangé de croissants, confia-t-elle.

— Ça fait longtemps que je ne suis pas sorti en acheter…

Elle aimait retrouver ces gestes simples, partagés, qu’elle avait presque oubliés. Elle trempa la viennoiserie dans le lait auquel elle avait ajouté un peu de cacao. Elle voulut consulter son téléphone portable, mais la batterie était définitivement vide. Elle remarqua que Sharko, resté debout face à elle, manipulait nerveusement son propre cellulaire entre ses doigts. Il s’était contenté d’une tasse de café et de biscuits secs.

— Qu’y a-t-il ?

— Je suis passé par un collègue des stups pour avoir l’adresse d’un des membres de la famille Lambert.

— Et alors ?

— J’ai celle de la sœur, elle habite dans le IVe. J’ai appelé, c’est le grand-père qui a répondu. Ils sont tous effondrés, là-bas, et l’homme ne voulait pas me parler. Il ne comprend pas pourquoi on les harcèle, les collègues sont déjà passés hier et les Lambert ont besoin d’être en paix pour le moment. Bref, il m’a éjecté.

Lucie mordit dans son croissant à pleines dents.

— Très bien. Je finis mon petit déjeuner, file dans la salle de bains et on y va.

Une dizaine de personnes aux visages tristes était réunie dans un grand appartement situé au quatrième étage d’un immeuble haussmannien, à proximité de l’île de la Cité. Un endroit très classe, dont le loyer devait être démesuré. Lucie et Sharko étaient restés sur le seuil de la porte, face à un homme de soixante-cinq, soixante-dix ans, moustache grise bien taillée, qui portait un costume noir et avait le visage dur. Derrière lui, la famille était en deuil, sous le choc de la nouvelle, sans doute incapable de comprendre le carnage de la maison de Fontainebleau. Des yeux rouges, gonflés, se tournaient vers eux.

Le moustachu qui avait déjà parlé à Sharko au téléphone ne tarda pas à lancer les hostilités.

— Fichez-nous la paix ! Police ou pas, ne voyez-vous donc pas que vous n’avez rien à faire ici ?

Il s’apprêtait à refermer la porte, mais Lucie s’interposa.

— Écoutez, monsieur. Nous comprenons votre douleur, mais nous n’en avons pas pour longtemps. Nous pensons que votre petit-fils n’est peut-être pas totalement responsable de ses actes, et nous voudrions en discuter avec vous.

Lucie pesait ses mots. Elle s’imagina à la place de cet homme, et la réaction qu’elle aurait eue, si on était venu lui annoncer que le tueur de Clara n’était pas responsable. Probable qu’elle aurait étripé son interlocuteur. D’un autre côté, la situation était ici un peu différente : l’assassin de son fils était son propre petit-fils.

— Pas totalement responsable ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

La voix ne venait pas du grand-père, mais de derrière lui. Une jeune femme apparut dans l’embrasure. Elle devait avoir une vingtaine d’années, et semblait très affaiblie. Lucie remarqua son ventre rond et gonflé : elle était enceinte, la naissance était sûrement pour très bientôt.

— Ne te soucie pas de cela, Coralie, fit le moustachu. Ces messieurs-dames s’apprêtaient à repartir.

— Je veux savoir ce qu’ils ont à dire. Laisse-moi, papy.

Serrant les mâchoires, l’homme libéra le passage. La jeune femme dut se retenir à la porte, légèrement titubante. Son grand-père la soutint et fixa les flics froidement.

— Son enfant doit naître dans moins de quinze jours, bon Dieu. Vous voulez l’interroger ? Soit, je reste avec elle. N’essayez surtout pas de la traumatiser encore plus avec vos questions.

La jeune femme portait une chaîne en or avec la croix du Christ par-dessus ses habits foncés. Elle se frotta le nez dans un mouchoir et parla d’une voix faible, presque imperceptible.

— Félix est… Félix était mon frère.

Lucie lui passa une main sur l’épaule et l’emmena dans un endroit plus vaste, proche de la cage d’escalier, où traînaient quelques chaises entassées. Sharko et le grand-père restèrent en retrait. L’homme à la moustache s’appuya contre la rambarde, la tête entre les mains. Il soupirait longuement. De son côté, Sharko réalisa que cet homme serait bientôt arrière-grand-père, alors qu’il avait à peine soixante-dix ans. Sans ce drame, il aurait laissé une belle et grande famille derrière lui.

Coralie Lambert se laissa lentement tomber sur une chaise. Elle manipulait son pendentif du bout des doigts, inconsciemment.

— Comment… Comment pouvez-vous dire que Félix n’était pas responsable de ce qu’il a fait ? Il a… il a tué mon père et assassiné deux jeunes personnes de sang-froid.

Sharko resta en retrait, laissant faire Lucie. Il sentait que Coralie Lambert se confierait plus facilement à une autre femme, capable de partager ses souffrances. De son côté, Lucie était consciente qu’elle ne devait surtout pas parler de l’autopsie ni de leurs découvertes, elle en avait discuté avec Sharko avant de monter. Trop en dire risquait de mettre le feu aux poudres. Le moustachu, qui veillait sur sa petite-fille, serait capable d’appeler les enquêteurs, les médecins, et Sharko et elle seraient immédiatement grillés. Il fallait rester neutres, invisibles.

— Ce n’est qu’une hypothèse pour le moment, dit Lucie pour ne pas se mouiller. Votre frère paraissait sain, équilibré. Jamais de problèmes de violence. Accomplir soudainement des actes d’une telle cruauté, qui génèrent une telle incompréhension, peut parfois avoir une cause psychiatrique ou neurologique qui remonte à loin.

— Nous n’avons jamais eu ce genre de pr…

Sharko coupa le grand-père, qui cherchait déjà à s’interposer.

— Laissez faire ma collègue, et taisez-vous, s’il vous plaît.

L’homme serra les mâchoires. Lucie reprit :

— Nous devons creuser toutes les pistes. À votre connaissance, votre frère présentait-il des problèmes particuliers de santé ?

Lucie avançait complètement à l’aveugle, elle ne connaissait rien de la vie de Félix Lambert mais espérait de ce fait susciter des réactions chez son interlocutrice.

— Non. Avec Félix, nous nous sommes toujours bien entendus, nous avons grandi ensemble jusqu’à nos dix-huit ans. Je suis plus âgée que lui d’un an, et je puis vous assurer que nous avons eu une belle enfance, à l’abri des soucis.

Ses paroles se prolongeaient en sanglots brefs.

— Félix a toujours été… parfaitement équilibré, ce qui s’est passé est incompréhensible. Dernièrement, il terminait ses études pour devenir architecte. Il… Il avait tellement de projets.

— Vous vous voyiez encore souvent ?

— Une fois par mois, peut-être ? Il est vrai que ces derniers temps, je ne l’ai plus vu beaucoup. Il se sentait… en moins bonne forme et se plaignait de fatigue, de maux de tête.

Lucie se rappelait l’état de son cerveau, véritable éponge. Pouvait-il en être autrement ?

— Et il vivait avec vos parents ?

— La maison appartient à mon… père. C’est… C’était un homme d’affaires qui rentrait très peu en France. Là, il revenait de Chine, où il était resté presque un an.

— Et votre mère ?

Coralie Lambert caressa soudain son ventre, avec de petits gestes précis, inconscients. Le ventre, le Christ… Le Christ, le ventre… Lucie savait que le futur bébé et Dieu allaient l’aider à traverser l’épreuve. Coralie leur parlerait quand elle se sentirait mal, et l’un d’eux l’écouterait plus que l’autre.

Après un long silence, elle regarda son grand-père, perdue. Malgré les exhortations de Sharko, l’homme ne put s’empêcher de lui venir en aide.

— Sa mère, ma fille, est morte en couches.

Lucie se redressa et s’approcha de l’homme, soudain fébrile.

— Lorsqu’elle a donné vie à votre petit-fils Félix, c’est ça ?

Le moustachu acquiesça, les lèvres pincées. Lucie fixa Sharko, le regard grave, puis parla lentement, clairement.

— Il est très important que vous nous racontiez ce que vous savez sur cet accouchement.

— Pourquoi ? répondit l’homme sèchement. Quel est le rapport ? Ma fille est morte il y a vingt-deux ans et…

— Je vous en prie. Nous ne négligeons aucune piste. Les causes des actes de votre petit-fils peuvent remonter à sa naissance.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Il n’y a rien à raconter. C’est trop personnel, et… vous rendez-vous seulement compte de ce que nous sommes en train de vivre ?

Il tendit la main en direction de sa petite-fille.

— Allez, rentrons à présent…

Coralie ne bougeait pas. Tout se bousculait tellement dans sa tête qu’elle ne possédait plus l’ensemble de ses capacités de réflexion.

— Mon père m’a beaucoup parlé de ma mère… murmura-t-elle enfin. Il l’aimait profondément.

Lucie se tourna vers elle.

— Je vous écoute.

— Il voulait qu’elle continue à exister dans notre esprit. Il voulait que… que nous comprenions sa mort… À ce qu’il m’a raconté, les médecins ont conclu à une pré-éclampsie gravissime, qui a entraîné une hémorragie interne irréparable. Ma mère s’est… s’est vidée de son sang dans la salle d’accouchement, et les docteurs n’ont rien pu faire.

Lucie eut du mal à avaler sa salive. Amanda Potier était morte exactement de la même façon.

— Le nom de Stéphane Terney vous dit-il quelque chose ?

— Non.

— Vous êtes certaine ? Il était gynécologue-obstétricien.

— Absolument certaine. Jamais entendu parler.

— Et vous ? demanda Lucie au grand-père.

L’homme secoua la tête. Lucie revint à Coralie.

— Où votre mère a-t-elle accouché ?

— Dans une clinique de Sydney.

— Sydney… En Australie, vous voulez dire ?

— Oui. Mon frère et moi sommes tous les deux nés là-bas. Mon père y a travaillé trois ans, ma mère a suivi. Après le drame, papa est revenu habiter en France, dans la maison familiale de Fontainebleau.

Lucie se redressa, elle passa nerveusement sa main sur sa bouche.

— Et… votre père vous a-t-il parlé de problèmes de grossesse que votre mère aurait pu avoir avant l’accouchement ? A-t-elle été suivie médicalement ?

La future maman secoua la tête.

— Mon père m’a toujours raconté que ma mère n’avait quasiment jamais pris un cachet de sa vie. Elle était une femme en pleine santé, papy pourrait vous le confirmer. Elle était contre les médicaments et tout ce qui était synthétisé, manipulé par la science. Elle voulait accoucher par voie naturelle, dans l’eau, et refusait d’être suivie. C’était son choix de vie. Durant ses deux grossesses, elle ignorait si elle allait mettre au monde une fille ou un garçon. Toute la science, leurs avancées ne l’intéressaient pas. Elle croyait en la magie de la procréation, de la naissance, et savait que tout se passerait bien, parce qu’elle était fortement croyante et avait confiance en Dieu…

Ses yeux partirent dans le vague, longtemps. Lucie ne trouvait plus de nouvelles questions à poser, ses théories s’effondraient. Si Terney s’était un jour approché de Félix Lambert, c’était après la naissance, au cours d’un examen classique, d’une prise de sang, ou de milliers d’autres façons. Mais certainement pas avant.

Coralie réagit enfin quand elle sentit un petit coup de pied dans son ventre. Elle essaya de se lever, le grand-père accourut pour l’aider.

— Tu vois bien qu’il faut te reposer. Rentrons à présent.

— Juste une dernière chose, intervint Sharko. Est-ce que quelqu’un dans votre famille aurait des origines amérindiennes ? Venezuela, Brésil, Amazonie ?

Le grand-père foudroya le flic du regard.

— On a l’air d’être amérindiens ? Nous sommes français depuis des générations et des générations, bon sang. Je vous garantis que vous allez avoir de mes nouvelles.

Lucie écrivit rapidement son numéro de téléphone portable sur une carte, qu’elle parvint à glisser dans la poche de l’homme.

— On n’attend que ça.

Sans répondre, les deux Lambert disparurent dans l’appartement. La porte se referma lentement derrière eux.

— Les vies se font et se défont, fit Lucie tristement. Et Dieu n’a rien à voir là-dedans. Il a un gros Scotch sur la bouche, Dieu, et les mains liées dans le dos.

Sharko préféra ne pas répondre, Lucie était à fleur de peau. Il sortit son téléphone portable qui vibrait.

— Terney n’a pas manipulé la naissance de Félix Lambert comme il l’a fait avec Carnot. Il n’a pas créé ce monstre-là.

— Apparemment, le monstre s’est créé tout seul. Et Terney s’est peut-être contenté de le repérer pour l’ajouter à sa liste.

Sharko montra le cadran lumineux à Lucie.

— C’est Clémentine Jaspar.

Le commissaire s’éloigna dans le couloir, répondit, et revint quelques minutes plus tard. Lucie l’interrogea du regard, Sharko acquiesça.

— Oui… Son ami anthropologue a trouvé.

Lucie ferma les yeux de soulagement. Sharko poursuivit :

— Il veut nous rencontrer à Vémars, un bled à quelques kilomètres de l’aéroport Charles-de-Gaulle, aux alentours de 11 heures. On y va.

45

Il pleuviotait lorsque les deux ex-flics arrivèrent devant une maison située en retrait du bourg, proche d’un silo à grains. Sous le ciel gris aux nuages laineux, devant cet horizon de champs verts et jaunes, l’habitation donnait l’impression d’un animal assoupi et blessé. Le jardin était en friche, la peinture des murs tombait en lambeaux, certaines vitres étaient brisées.

Une maison abandonnée. Sharko et Lucie se regardèrent avec surprise.

Le commissaire gara son véhicule au bout d’un chemin de terre, derrière une vieille Super 5 comme on n’en trouvait plus. Un homme en sortit et vint à leur rencontre. Ils se présentèrent et se serrèrent la main.

L’anthropologue Yves Lenoir, la cinquantaine, semblait être un homme simple. Vêtu d’habits plutôt passés — pantalon en daim marron, pull en laine rouge, chemise à carreaux —, il inspirait immédiatement confiance, avec sa barbe blanche et ses cheveux gris clairsemés. Sous le trait épais de ses sourcils clairs, brillaient des yeux d’un vert profond, en osmose avec toutes ces jungles dont il avait probablement étudié les peuples. Appuyé sur une canne — il boitait fortement de la jambe gauche —, il s’approcha du portail qui n’était pas fermé à clé : il suffisait de pousser les vantaux pour qu’il s’ouvre.

— Clémentine m’a parlé de l’importance de cette affaire pour vous. J’ai voulu vous rencontrer dans cet endroit, là où Napoléon Chimaux a vécu. En fait, cette maison appartenait initialement à son père.

— Napoléon Chimaux ? Qui est-ce ?

— Un anthropologue. Assurément, je l’ai identifié comme l’auteur du film que vous m’avez remis. C’est lui qui a découvert la tribu du DVD.

Lucie serra les poings. Une seule question l’intéressait :

— Est-il encore vivant ?

— Aux dernières nouvelles, oui.

Ils pénétrèrent tous dans l’habitation par une grande baie latérale donnant sur ce qui avait dû être le salon. Y traînaient des fantômes de meubles, des fauteuils aux housses craquelées et tapissées de poussière. L’humidité avait pris possession des lieux, gondolant les boiseries. Plus aucun bibelot, ni cadre. Les tiroirs, les portes des meubles étaient grands ouverts et complètement vides. La luminosité avait baissé, comme si le jour avait décidé de se lever plus tard ici qu’ailleurs.

— Tous les habitants du village ont dû entrer au moins une fois ici. Par curiosité. Vous connaissez les gens.

— Ils ont surtout tout dévalisé, répliqua Sharko.

— Ah, ça…

Yves Lenoir s’approcha d’une table en triste état, souffla sur la poussière et y posa sa canne ainsi qu’une sacoche marron, d’où il sortit le DVD.

— Tout d’abord, j’aimerais, dans la mesure du possible, pouvoir récupérer ce précieux film et le présenter à divers conseils et fondations d’anthropologie, notamment brésiliennes et vénézuéliennes.

Sharko comprenait mieux à présent la démarche du bonhomme. Il offrait une visite guidée dans l’univers de Napoléon Chimaux mais, en contrepartie, il avait ses petites exigences. Le commissaire décida d’entrer dans son jeu :

— Bien sûr, vous l’aurez en temps et en heure, et en exclusivité. (Il lut un bref éclat de jouissance dans les yeux de Lenoir.) Mais je vous demanderais de ne surtout rien ébruiter pour le moment, tant que notre enquête est en cours.

L’anthropologue acquiesça et déposa le DVD dans la main tendue du commissaire.

— Évidemment. Permettez-moi d’insister mais… J’aimerais comprendre comment vous avez obtenu ce document exceptionnel et d’une incroyable cruauté. D’où vient-il ? Qui vous l’a donné ?

Sharko prit son mal en patience et lui expliqua brièvement les grandes lignes de l’enquête, tandis que Lucie faisait le tour de la pièce. Lenoir n’avait jamais entendu parler de Stéphane Terney, ni d’Éva Louts, ni de Phénix.

— Nous aimerions à notre tour vous poser des questions, intervint Lucie en revenant auprès des deux hommes. En fait, pour être clairs, nous aimerions tout savoir sur Napoléon Chimaux et cette tribu.

Leurs voix résonnaient, alors que dehors, la pluie crépitait de plus en plus fort sur le toit. Yves Lenoir contempla le ciel quelques secondes.

— La tribu qui vous intéresse s’appelle les Ururu. Une tribu amazonienne qui reste, à ce jour, l’une des plus méconnues.

Il sortit un livre de sa besace, ainsi qu’une carte géographique qu’il rempocha aussitôt. L’ouvrage était abîmé, la couverture racornie. Il était assez épais. Un livre signé Napoléon Chimaux.

— Napoléon Chimaux… murmura Lenoir.

Il avait prononcé ce prénom et ce nom comme s’il s’agissait d’un blasphème. Il présenta la photocopie couleur d’un portrait à Sharko.

— C’est l’une des rares photos récentes que l’on possède de lui. Elle a été prise à la sauvette, au téléobjectif, il y a un an, en pleine jungle. Chimaux est l’anthropologue français qui a découvert les Ururu en 1964, dans l’une des zones les plus reculées et inexplorées de l’Amazonie. À l’époque, celle des jours les plus noirs de la dictature brésilienne, Chimaux n’avait que vingt-trois ans. Il suivait les traces de son père, Arthur, l’un des plus grands explorateurs du siècle passé, mais aussi l’un des moins recommandables. Quand Arthur revenait entre deux expéditions, c’était ici, à Vémars. En dépit de toutes les merveilles qu’il avait vues, je crois qu’il aimait retrouver la simplicité d’un endroit comme celui-ci.

Sharko considéra le cliché. Napoléon Chimaux ne regardait pas le photographe. Il était au bord d’un cours d’eau, grimé et vêtu de vêtements kaki comme ceux des militaires. Malgré sa soixantaine d’années, ses cheveux étaient d’un brun intense, son visage paraissait fin et poli comme l’acier. Sharko ne sut exprimer exactement ce qui le mettait mal à l’aise dans ce cliché. Chimaux, qui avait aujourd’hui soixante-neuf ans, en paraissait dix de moins. Il avait quelque chose de noir dans le regard, que le commissaire ne parvenait à définir.

Lenoir parlait avec une certaine forme de compassion, de respect dans la voix.

— … Arthur Chimaux, le père, connaissait bien l’Amazonie. Il était l’un des principaux acteurs du jeu politique dans le nord du Brésil et avait de nombreux soutiens, comme les exploitants de mines d’or et les principaux adversaires des droits indigènes. Il mourut dramatiquement en 1963 au Venezuela, un an avant la découverte des Ururu par son fils. Il lui a légué énormément d’argent.

Lenoir s’empara du livre et le montra au commissaire, qui le prit entre ses mains.

— Comment j’ai découvert les Ururu, le peuple féroce… ça a été le seul ouvrage que Napoléon Chimaux écrivit sur les Ururu, dans les années 1964 et 1965. Il y parle de son incroyable expédition, de toutes les fois où il a failli mourir, de l’horreur de sa première rencontre avec ceux qu’il qualifie comme « le dernier groupe vivant issu de l’âge de pierre ». Il fait clairement passer ce peuple pour une relique vivante de la culture préhistorique, un peuple d’une violence inouïe. Il raconte, je le cite : « J’ai en face de moi un tableau incroyable de ce à quoi pouvait ressembler la vie pendant une bonne partie de la préhistoire. »

Lenoir donnait l’impression de connaître l’ouvrage par cœur. Sharko feuilleta les pages et s’arrêta sur la photo noir et blanc d’un indigène, complètement nu. Un colosse aux yeux belliqueux, aux lèvres charnues, qui fixait l’objectif comme s’il allait le dévorer.

Chimaux commenta le cliché.

— Les Ururu ont la peau claire, les yeux noisette, Chimaux les appelait les « Indiens blancs ». Il a ramené ici même, en 1965, des fragments de squelette qui suggèrent des traits « caucasoïdes ».

— Les Ururu viendraient donc de l’Europe ?

— Comme tous les Indiens natifs d’Amérique. Ils descendent des premiers chasseurs du paléolithique, qui ont franchi le détroit de Béring il y a au moins vingt-cinq mille ans. Ils seraient néanmoins la seule tribu restée morphologiquement et culturellement très proche de Cro-Magnon.

Le commissaire tendit le livre à Lucie. En silence, ils échangèrent un regard inquiet, dans lequel tournait toujours le même cheminement incompréhensible : Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert… Cro-Magnon, les Ururu, Carnot et Lambert…

La chaîne du temps.

Aidé de sa canne, Lenoir se mit à marcher dans la maison, vers l’escalier, tout en poursuivant ses explications :

— Dans son ouvrage, Napoléon Chimaux n’est pas tendre avec les Ururu. Il les décrit comme un peuple sanguinaire, une horde de tueurs qui ne cesse de livrer des guerres tribales. La plupart des individus sont jeunes, puissants, agressifs. Ils pratiquent des rites d’une grande barbarie, avec, à la clé, une mort affreuse. Chimaux décrit avec beaucoup d’emphase leur violence extrême, la manière très archaïque et directe dont ils tuent, et ce dès le plus jeune âge. Si vous regardez les clichés, vous verrez que les outils, les armes sont en bois ou en pierre. En 1965, ils ne connaissaient pas le métal.

Sharko, qui avait continué à feuilleter le livre, pointa du doigt la photo de quatre hommes Ururu, armés de haches.

— Viens voir, Lucie. Viens voir de quelle main ils tiennent leur hache.

Lucie s’approcha et avant même de regarder, elle avait la réponse.

— Quatre guerriers, trois gauchers… Chimaux parle-t-il de cette particularité ?

L’anthropologue regarda la photo, comme s’il la voyait pour la première fois.

— Des gauchers ? Tiens, vous avez raison. Non, il n’en parle pas. C’est curieux qu’ils soient si nombreux.

Direction l’étage. L’escalier… Des pas grinçants… L’impression de violer une intimité… Lenoir avait allumé une lampe de poche. Sur les murs, des jeunes avaient laissé un tas de messages, du genre « Marc + Caroline » dans un cœur. Lucie ne se sentait plus du tout à l’aise dans cette maison malsaine, silencieuse, sans vie. Ils pénétrèrent dans une petite chambre dont la fenêtre donnait sur les champs. Un matelas traînait au sol, à côté de son sommier délabré.

— C’est ici que Napoléon Chimaux a grandi avec sa mère.

On pouvait encore deviner la tapisserie d’une chambre d’enfant, les motifs de bateaux et de palmiers qui se répétaient régulièrement. Des avant-goûts de voyage.

— … Dans son livre, Napoléon Chimaux dresse un parallèle étroit entre la structure des Ururu et celles de nombreux primates. Comme pour les troupes de babouins, les villages se scindent en deux dès qu’ils dépassent une certaine taille. Selon Chimaux, les « Féroces » ressemblent à ces singes : des primates amazoniens dont la parfaite amoralité fait du meurtre et des rites sanguinaires des idéaux tribaux.

Au milieu de la pièce, Lucie feuilleta le livre, s’arrêtant chaque fois qu’elle tombait sur une photo. Les Indiens présentaient des visages effrayants, parfois maquillés. Lucie ne pouvait s’empêcher de penser aux films de cannibales qu’elle avait vus quand elle était plus jeune, et elle frissonna.

— Où est-il ? demanda-t-elle. Où est aujourd’hui Napoléon Chimaux ?

— J’y viens, je termine juste ce que je vous racontais. Entre 1964 et 1965, Napoléon a parcouru le monde pour faire part de sa découverte et écrire son livre. Il se rendait dans les universités, les instituts de recherche avec ses photos, ses ossements. De nombreux scientifiques étaient intéressés par ses découvertes.

— Des scientifiques ? Pourquoi ?

— Parce que la « valeur marchande » d’un groupe tribal est d’autant plus grande qu’il est éloigné ou isolé. Pour les scientifiques, les biologistes, les généticiens, le sang de telles tribus vaut plus que de l’or. Ce sang issu d’un autre âge a un caractère génétique unique, vous comprenez ?

— Je comprends très bien.

— Mais que ce soit dans son livre ou ses voyages, jamais, jamais Napoléon ne dévoile l’endroit où vivent les Ururu en Amazonie, si bien que personne n’est capable de lui « voler » son peuple. Lui seul, ainsi que son équipe d’expédition, des marginaux, des chercheurs d’or qu’il protège jalousement, sont capables de retrouver leurs traces… En 1966, Chimaux disparaît brusquement de la civilisation. D’après les gens d’ici, il ne revenait dans cette maison que de temps à autre, juste quelques jours.

— 1966, c’est justement la date du film, fit remarquer Lucie.

Yves Lenoir acquiesça, le visage grave.

— On sait qu’il vit depuis toutes ces années dans le plus gros village des Ururu, où apparemment, il règne en maître sur l’ensemble du peuple. Vous savez, le temps qui passe a eu raison des terres vierges. Aujourd’hui, il n’est plus un kilomètre carré de cette planète qui n’ait été exploré. Photos satellites, avions, expéditions de plus en plus spectaculaires, à renfort de gros moyens. L’endroit où vivent les Ururu est géographiquement connu, il se situe dans les alentours du haut rio Negro, on peut désormais s’y rendre relativement facilement. Mais les Ururu font partie des soixante communautés indiennes qui n’ont aucun contact avec l’extérieur. Les aventuriers ont longtemps eu peur de tenter un voyage, à cause de la férocité de ce peuple, décrite dans le livre de Chimaux. Mais le goût de la découverte a été plus fort. Les expéditions se sont multipliées. Cependant, ceux qui se sont hasardés dans ces régions pour tenter d’étudier les Ururu se sont fait chasser à la manière forte, avec un message pour le moins direct de Napoléon Chimaux : « Ne revenez plus jamais ici. »

Chacun de ses mots était envoyé comme une fléchette empoisonnée. Le peuple, la région qu’il décrivait ressemblaient à l’enfer. Pourtant, Lucie était persuadée que Louts avait réussi à aborder Chimaux, et qu’elle s’apprêtait à retourner le voir.

Dans l’intimité de cette chambre, Lenoir frappa sa canne contre un mur, faisant tomber un peu de plâtre.

— Les anthropologues que nous sommes se sont toujours demandé comment Chimaux avait réussi à si bien s’intégrer parmi ce peuple, à se hisser au sommet de leur hiérarchie et à y imposer sa loi. Avec votre film, j’ai désormais la réponse, et c’est pour cette raison que ce documentaire est primordial. Il ne fait désormais aucun doute que Chimaux est revenu en 1966 avec le virus de la rougeole dans son sac.

Il y eut un silence seulement perturbé par la pluie et le vent. Sharko prit la mesure de la cruauté et de la folie de Chimaux.

— Vous voulez dire que… qu’il l’aurait amené volontairement, dans un flacon ou un truc dans le genre, pour anéantir certains Ururu ?

— Exactement. Les peuples primitifs ont leurs croyances, leurs dieux, leur magie. Porteur d’une telle arme de destruction, l’anthropologue s’est imposé comme l’être capable d’anéantir sans même rien toucher. Un dieu, un sorcier, un diable… Dès lors, les Ururu ont dû le vénérer tout autant qu’ils le craignaient.

— C’est monstrueux, murmura Lucie.

— C’est pour cette raison que ce document devra être connu des fondations d’anthropologie. Les gens doivent savoir, afin de réagir en conséquence. Aujourd’hui, aucune fondation, aucune ONG ne sait comment intégrer le sort des Ururu dans le paysage indien amazonien. Tous ont peur de les approcher.

— Cela est certes monstrueux, mais n’explique pas Phénix n° 1, noté sur la tranche de la cassette, fit remarquer Sharko. Il n’y a pas que cette histoire de rougeole, Phénix suggère quelque chose de plus vaste, de plus monstrueux encore. La contamination n’était que le début de quelque chose

Lucie prit le relais, restant sur la même longueur d’onde que son coéquipier.

— Napoléon Chimaux a été vu à plusieurs reprises en France, à Vincennes, entre 1984 et 1985, accompagné d’un autre homme. Ces deux individus étaient en relation avec un gynécologue-obstétricien, à qui ils ont remis plusieurs cassettes de ce genre. Ça vous dit quelque chose ?

L’anthropologue réfléchit quelques secondes.

— Chimaux sortait souvent de sa jungle. On l’a vu au Brésil, au Venezuela, en Colombie, et souvent ici même. Il gardait des relations avec la France, ça c’est sûr. En 1967, il a été intercepté au Venezuela avec une cargaison d’éprouvettes venant de France justement, qu’il comptait utiliser pour recueillir des échantillons de sang des Ururu. Il n’avait aucune autorisation d’une quelconque commission de surveillance scientifique, aucun papier. Il a prétendu vouloir prélever le sang pour aider ses Indiens, afin d’étudier les différentes formes de malaria qui infestaient la région. Ça a fait du bruit mais Chimaux s’en est sorti, certainement en glissant quelques billets dans les bonnes poches et aussi grâce à l’aura que son père avait laissée dans le pays.

Lucie allait et venait, sa main au menton. La rupture de Napoléon Chimaux avec le monde civilisé en 1966, la cassette la même année, les éprouvettes en 1967… À l’époque, Stéphane Terney ne pouvait pas être impliqué, il était revenu d’Algérie quelques années plus tôt pour se lancer dans la carrière de gynécologue-obstétricien, dans l’anonymat. À quel sombre trafic s’était livré Napoléon au cœur de la forêt amazonienne ? Qui l’avait aidé ? Qui lui avait fourni le virus de la rougeole ? Et qui allait analyser le sang des Ururu ? Un scientifique ? Un biologiste ? Un généticien ?

C’était forcément le deuxième homme de l’hippodrome.

Trois hommes connaissaient les secrets de Phénix.

Terney l’obstétricien… Chimaux l’anthropologue… Et le scientifique inconnu…

— Sait-on précisément de quel laboratoire français venaient les éprouvettes ? demanda Lucie, nerveuse.

— Pas à ma connaissance. Un avion avait décollé de France avec ce colis, mais Chimaux n’a jamais donné davantage d’informations. Il devait travailler avec un laboratoire, ça c’est sûr. Mais il savait protéger ses sources.

Lucie s’appuya sur le bord de la fenêtre. Derrière elle, la pluie claquait contre la vitre, comme des petites mains d’enfants. Elle soupira :

— Il s’est fait prendre cette fois-là, mais il est évident qu’il a continué son trafic. Que revenait-il faire ici, dans cette maison ?

— On l’ignore aussi. Mais depuis qu’on a tenté de le tuer, il a cette fois définitivement disparu dans la jungle, et n’est plus jamais revenu.

— Tenté de le tuer ? Comment ça ?

— Ça a fait la une des journaux, c’était en… 2004, si j’ai bonne mémoire. Je me suis beaucoup intéressé à cette affaire, car je suivais la carrière de Chimaux. Napoléon a reçu un coup de couteau ici — il désigna son aine gauche. Mais il dormait avec une prostituée, cette nuit-là, qui a surpris l’assassin au moment où ce dernier intervenait. Cela lui a sauvé la vie. L’artère iliaque a été à peine touchée. Le tueur a pris la fuite, et Chimaux a eu une chance phénoménale de s’en sortir.

Lucie et Sharko échangèrent un regard entendu. La manière de tuer ne laissait aucun doute : celui qui avait éliminé Terney en lui tranchant l’artère iliaque avait cherché à tuer Chimaux quatre ans plus tôt.

— Qu’a donné l’enquête de police ? demanda Lucie.

— Pas grand-chose. Chimaux a toujours certifié qu’il s’agissait d’un voleur. Toujours est-il qu’à peine rétabli, il est reparti dans sa jungle, avec ses « Féroces », pour toujours.

Finalement, Sharko voulut lui rendre le livre, mais il refusa.

— Je vous le laisse ainsi que la photo de Chimaux, vous me remettrez le tout avec le DVD.

Il haussa les épaules, dépité.

— Tout cela, c’est un beau gâchis. Aujourd’hui, il est évident que les Ururu sont de plus en plus contaminés par la civilisation qui, même si elle ne les a pas encore tout à fait atteints, se rapproche d’eux. Ils ne sont plus purs et savent que le monde existe ailleurs. Ils ont découvert le métal, la technologie, ils ont vu les avions dans le ciel. En les gardant pour lui, Napoléon Chimaux a privé le monde d’une découverte primordiale, de ce qu’est réellement l’histoire de ce peuple et de ce que fut, peut-être, la préhistoire… Voilà, grosso modo, tout ce que je puis vous dire sur lui.

Ils redescendirent dans le salon en silence, moralement éprouvés. Cette maison avait abrité un enfant comme un autre, qui avait grandi et était devenu un monstre. À quels sombres forfaits s’était-il livré au cœur de la tribu Ururu ? Quelles horreurs contenaient les fameuses cassettes Phénix ? Combien de litres de sang, de prélèvements avaient transité à travers la jungle, par avion, vers la France ? Et dans quel but ?

Alors qu’Yves Lenoir s’apprêtait à sortir, Lucie l’interpella.

— Attendez… On voudrait se rendre là-bas, comme l’a fait Éva Louts. Dites-nous comment procéder.

Il écarquilla les yeux.

— Aller sur le territoire des Ururu ? Vous deux ?

— Nous deux, répéta Sharko d’une voix qui ne prêtait à aucun commentaire.

Après une hésitation, l’anthropologue revint au centre de la pièce.

— Ce n’est pas une mince affaire, vous savez ?

— Nous le savons.

Il sortit une carte du nord du Brésil de son sac et la déploya sur la table. Sharko et Lucie se serrèrent à ses côtés.

— Aller au Brésil ne pose aucun problème. Pas de visa, un passeport suffit. Les vaccins ne sont même pas obligatoires, mais je vous conseillerais celui contre la fièvre jaune ainsi qu’une antipaludéen. Si votre étudiante est allée à la rencontre des Ururu, elle est partie à huit cents kilomètres au nord de la capitale, en direction de la frontière vénézuélienne. Elle a assurément pris l’avion de Manaus jusque São Gabriel da Cachoeira, la dernière ville avant nulle part. Depuis Charles-de-Gaulle, il y a deux ou trois vols par semaine, c’est un trajet emprunté par les touristes qui partent en trek vers le Pico da Neblina, la plus haute montagne brésilienne.

— Vous avez l’air de bien connaître.

— Tous les anthropologues du monde sont déjà allés là-bas, on y trouve les plus grandes réserves indiennes. Certains tentent même leur chance vers les Ururu, sans succès évidemment. Plutôt que de prendre vos billets isolément, accrochez-vous à un tour-opérateur. Ainsi, vos trajets seront gérés jusqu’à São Gabriel, et surtout, on se chargera pour vous de récupérer les autorisations par la FUNAI, la Fondation nationale de l’Indien. Des policiers, des militaires naviguent sur les rivières et ne sont pas tendres, mieux vaut être en règle pour traverser les territoires indigènes qui longent le rio Negro. Là-bas, lâchez le tour-opérateur et prenez votre propre guide. Les habitants ont l’habitude des étrangers, vous trouverez facilement.

Il marqua précisément l’endroit sur son plan détaillé. Un véritable no man’s land.

— De là, comptez une journée de bateau, et une autre de marche pour atteindre le territoire des Ururu. Les guides vous y amèneront si vous les payez bien. Je ne dirais pas que les demandes sont fréquentes, mais elles existent. En tout cas, à ma connaissance, les résultats sont toujours les mêmes : Chimaux et les Ururu chassent quiconque s’approche de leurs villages, et parfois avec des conséquences tragiques.

Lucie observait attentivement la carte. Des aplats verts à perte de vue, des montagnes, des fleuves immenses, déchirant la végétation. Loin, si loin de Juliette.

— Nous essaierons quand même.

— Je vous aurais bien accompagné si je n’avais pas cette jambe foutue. Je connais bien la jungle, elle n’est pas une forêt comme les autres. C’est un monde mouvant, fait de faux-semblants et de pièges, où la mort peut vous attendre à chaque pas. Gardez bien cela en tête.

— C’est notre quotidien.

Ils se saluèrent et se souhaitèrent bonne chance, puis ils se quittèrent sous la pluie et partirent dans leurs voitures respectives. Avant de mettre le contact, Sharko considéra la photo de Napoléon Chimaux.

— Tentative d’assassinat en 2004… L’époque où Stéphane Terney entame la rédaction de son livre La Clé et le Cadenas, pour y cacher les codes génétiques. Nul doute qu’il a pris peur, et qu’il a commencé à se protéger. Ce scientifique tueur devait le terroriser.

— Après sa tentative d’assassinat, Chimaux a prétexté un voleur, pour se protéger aussi. Il connaissait forcément l’identité de son assassin. Mais s’il parlait…

— … Il se grillait, à cause de Phénix. J’ai l’impression que ça explique le rôle de Louts là-dedans. Emprisonné dans sa jungle, Chimaux s’en est peut-être servi comme… d’un éclaireur, ou d’un pigeon voyageur. Il l’a envoyée récupérer quelque chose pour lui.

— Des noms, des caractéristiques et des portraits d’assassins gauchers ?

— Peut-être oui. Des assassins gauchers ultra-violents, entre vingt et trente ans.

Sharko fit gronder le moteur.

— Il y a une dernière chose que j’aimerais vérifier.

Dans l’animalerie du centre de primatologie, Sharko et Lucie suivaient Clémentine Jaspar en silence. Cette dernière se présenta face à Shery, et lui montra le portrait récent de Napoléon Chimaux. À l’aide de ses gestes en Ameslan, elle posa la question suivante : « Toi connaître homme ? »

Comme l’aurait fait n’importe quel humain, Shery prit la photo entre ses grandes mains, l’observa et secoua négativement la tête. Elle ne l’avait jamais vu.

Lucie considéra Sharko dans un soupir.

— On a Terney, on a Chimaux. Il nous manque le troisième homme : le scientifique…

— … Qui élimine allègrement tous ceux qui se trouvent sur son passage. Un individu extrêmement dangereux, un animal acculé, prêt à tout pour survivre.

— Et vu l’état des choses, je ne vois plus malheureusement qu’un endroit où on peut aller chercher son identité.

— Sur les lèvres du monstre : Napoléon Chimaux.

46

Le départ pour Manaus était normalement prévu pour le surlendemain, le dimanche à midi, ce qui laissait le temps à Lucie de se préparer au voyage et, surtout, de passer un peu de temps avec Juliette. Avant de partir de Paris, trois heures plus tôt, elle avait emprunté le portable de Sharko — le sien étant déchargé — pour prévenir sa mère de son retour, aux alentours de 16 h 30.

Il était 16 h 45. Bien qu’elle se sût très en retard pour la sortie de l’école, elle se gara néanmoins le long du boulevard Vauban et courut jusqu’à l’établissement scolaire. Mais les grilles étaient déjà fermées. Les parents, les enfants avaient déserté les lieux pour le week-end. Face à elle, la cour de récréation était désespérément vide. Mais peu importait. Lucie aimait cette école, elle y aurait passé des heures, là, seule, à se rappeler ses propres souvenirs d’enfant. Elle contempla cette étendue de bitume avec de la joie dans le regard.

À la hâte, elle regagna son appartement. Pour la première fois depuis longtemps, elle était heureuse de retrouver ces façades familières, ces murs de brique, de croiser les visages des étudiants qui habitaient à proximité. Était-ce grâce à Sharko, à leur nuit d’amour, leurs confidences ? Parce qu’elle se sentait encore capable d’aimer, et de se dire que tout n’était pas fichu ? Lorsqu’elle entra chez elle, elle vit Marie Henebelle, assise dans le canapé, en train de regarder la télé. Les jouets, les poupées, les cahiers de vacances étaient toujours là, au sol, un peu partout et par deux. Ici aussi, ça sentait bon l’enfance, les rires, une présence joyeuse.

Lucie salua Klark, qui la lécha à qui mieux mieux, puis elle se précipita et embrassa sa mère sur la joue.

— Salut maman.

— Salut, Lucie…

Elles échangèrent un sourire un peu tendu.

— Je reviens, je file voir qui tu sais, fit Lucie.

Marie remarqua qu’elle tenait un cadeau dans sa main. Il s’agissait d’un jeu de mode créative. Avec entrain, Lucie se dirigea vers la chambre de sa fille. Son cœur battait tellement fort dans sa poitrine… Elle ouvrit la porte. Juliette se tenait là, assise sur son lit, au milieu de ses peluches. Avec calme, elle jouait avec de petites perles colorées, qu’elle enfilait délicatement le long d’un fil de nylon. Il y en avait des centaines sur le sol. Lucie sentit son cœur chavirer lorsque la gamine la regarda, qu’elle lui adressa son si joli sourire.

Toute joyeuse, la fillette s’empara d’un collier et le passa autour du cou de sa mère.

— D’abord pour toi. Et après, j’en ferai un pour Clara.

Elles se serrèrent l’une contre l’autre. Leurs cœurs battaient à l’unisson.

— Tu m’as tellement manqué, confia Lucie dans un soupir.

Elle lui donna son cadeau.

— Ça te permettra de créer de vraies tenues de mode miniatures. Ça te plaît ?

Juliette acquiesça.

— Clara aussi, elle aimera bien. Je vais l’attendre pour l’ouvrir.

— D’accord, ma puce.

Lucie remarqua le téléphone portable qu’elle avait acheté pour sa fille, dans un coin. Elle le ramassa et observa l’écran à cristaux liquides.

— Tu n’as pas écouté les messages que j’ai laissés depuis le début ? Mais pourquoi ?

Juliette, qui continuait à enfiler ses perles, haussa les épaules.

— Mamy ne m’a pas montré comment on s’en servait. Elle ne veut pas en entendre parler, je crois. Ces trucs-là, ça la met en colère.

Lucie lui décocha un clin d’œil.

— Mamy est parfois un peu vieux jeu.

Elles s’échangèrent des câlins et se mirent à discuter, longtemps. Elles parlèrent de l’école, des nouvelles copines, des maîtresses. Juliette avait tant de choses à dire que Lucie n’entendit même pas sa mère entrer dans la chambre, derrière elle.

Marie était raide, le regard grave.

— Désolée de t’interrompre, mais un policier de Paris est venu ici ce matin. Ne crois-tu pas qu’il est temps de passer aux explications à présent ?

Lucie se redressa, les sourcils froncés. Elle s’adressa à Juliette :

— Je reviens tout à l’heure, ma chérie. Tu me fais d’autres colliers ?

Elle sortit et referma la porte derrière elle. Les deux femmes retournèrent au salon.

— Comment ça, un policier ? demanda-t-elle tout bas. Qui ?

— Il s’appelait Bertrand Manien, il venait de Paris. Il m’a posé un tas de questions sur Franck Sharko et toi. Sur ce qui s’est passé l’année dernière.

Lucie se rappelait ce nom, Sharko lui en avait parlé.

— Manien est l’ancien chef de Franck Sharko. Pourquoi est-il venu ?

— Je l’ignore, il ne m’a rien dit. Il a juste posé des questions.

— Et tu lui as tout raconté ? Notre relation, et… ce qui s’est passé ensuite ?

— À ton avis ? C’était un policier, plutôt virulent. Le plus curieux, c’est qu’il voulait tout savoir sur Clara et Juliette, et leur rapport avec Sharko.

— Les jumelles ? Mais ça n’a aucun sens. Et il était seul ?

— Seul…

Marie se pinça les lèvres.

— Franck Sharko est revenu dans ta vie, c’est ça ? Comment ? Comment cela est-il seulement possible ?

— C’est si compliqué.

— Tu n’as pas remarqué que j’avais tout le temps pour t’écouter ? Tu disparais quatre jours, tu rentres et tu t’enfermes dans une chambre sans rien dire ?

— J’ai tout de même le droit de profiter un peu de ma fille, non ?

Lucie sortit ses affaires de son sac de voyage, perturbée. Manien avait fait la route depuis Paris, il était entré ici, chez elle. Il était seul… Donc, c’était une enquête en dehors des rails. Que cherchait-il ? Pourquoi cet intérêt pour ses jumelles ? Que lui cachait Sharko ?

Un peu refroidie, elle partit se servir un Coca dans le réfrigérateur. Elle discuterait de cette histoire avec le commissaire dans l’avion. Pour l’heure, elle vérifia que Juliette ne s’approchait pas, s’écroula dans un fauteuil et se mit à tout déballer, dans les grandes lignes. Elle décrivit à quel point cette enquête la prenait aux tripes, la dévorait, de sorte qu’elle se sentait désormais obligée d’aller aussi loin que possible. Marie écoutait, toutes les expressions possibles défilant sur son visage au fil du récit. Plusieurs fois, elle eut envie de pleurer, de crier, de gifler sa fille pour son inconscience, ce combat aveugle qu’elle menait. Aussi Marie était-elle au bord de l’explosion lorsque Lucie lui annonça qu’elle allait encore partir, le surlendemain.

— Où vas-tu encore aller ? fit Marie, méchamment. Dans quel maudit endroit, cette fois ?

— L’Amazonie.

Marie se leva, les mains sur le visage.

— Tu es folle. Complètement folle.

Lucie essaya de la rassurer comme elle pouvait.

— Je ne serai pas seule. Franck va m’accompagner, nous partons en compagnie d’un groupe de touristes, avec un tour-opérateur. C’est une destination très commune, tu sais ? D’ailleurs, je… je dois avoir le billet électronique sur ma messagerie, Franck est très organisé. Avec lui, je serai en sécurité. On atterrit à Manaus, on part à la rencontre d’un anthropologue et on revient. Rien de plus.

— Rien de plus ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?

Lucie serra les mâchoires.

— Oui, je m’en rends compte. Tu peux crier, t’énerver. Rien ne pourra m’empêcher d’aller là-bas.

Marie la fixa dans les yeux.

— Pas même la petite fille qui est dans sa chambre ? Tu ne resterais pas pour elle ?

Lucie baissa ses yeux tristes.

— Je suis désolée, maman. Mais… Il va encore falloir que tu t’occupes de Juliette quelques jours.

Marie soupira entre ses doigts tremblants. À bout de forces, elle se laissa submerger par l’émotion. Des larmes roulèrent sur son visage, et les mots, ces mots secrets qu’elle avait si longtemps gardés au fond d’elle-même, sortirent d’eux-mêmes :

— M’occuper de Juliette ? Tu n’as pas encore compris que c’est de toi dont je m’occupe depuis un an ? Que c’est toi et toi seule que je protège de… de ta tête ?

Lucie la considéra avec étonnement.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Marie marqua un long silence, essayant de se ressaisir :

— Je suis en train de te dire que tout est en train d’exploser dans ton esprit, et j’ignore si c’est bien ou mal pour toi. Alors oui, peut-être que tu dois aller là-bas, à l’autre bout du monde, pour obtenir toi-même tes réponses. Peut-être que c’est finalement ça, la voie de ta guérison.

— Quelle guérison, bon Dieu ?

Sans répondre, Marie partit chercher son sac à main et sa paire de chaussures, qu’elle posa devant la porte d’entrée. Elle se frotta le nez avec un mouchoir.

— Fais ce que tu as à faire. Je vais rassembler quelques affaires qui traînent ici depuis trop longtemps et rentrer un peu chez moi. Je reviendrai avant ton départ pour te dire au revoir et m’occuper de… ton chien.

Dans le couloir, Marie retint un sanglot. Elle alla dans sa chambre, tira sur sa petite valise à roulettes et y plongea du linge entassé dans une armoire.

Lucie soupira longuement face à la porte fermée de la chambre de Juliette. Ce fichu téléphone portable sonnait encore. C’était probablement le répondeur qui rappelait indéfiniment, jusqu’à ce que quelqu’un se décide à décrocher.

Elle ouvrit la porte en grand.

Elle passa devant le lit et ramassa le cellulaire. Elle effaça tous ses messages sans les écouter. Puis elle rangea le jeu de mode créative qui traînait au sol à proximité d’un sac d’école encore emballé et d’un tas d’objets neufs : boîte de perles, trottinette empaquetée achetée à Noël, robe sous plastique, qui portait encore l’étiquette du prix.

Il n’y avait pas d’enfant dans cette pièce.

Ni dans l’appartement, d’ailleurs.

47

Samedi soir.

Sharko poussa sa vieille valise en cuir dans un coin de sa chambre et se dit que tout était fin prêt pour leur aventure en Amazonie. Il avait été surpris de la facilité avec laquelle il avait pu intégrer un tour-opérateur par un site de « voyages de dernière minute ». Merci la crise. Officiellement, Lucie et lui partaient pour un trek — jugé de difficulté moyenne — au Pico da Neblina, appelé le « Trek des nuages ». Leur interlocuteur s’était à peine renseigné sur leur état de santé (heureusement) et leur avait fourni une liste de matériel à embarquer. Sharko avait alors réglé les dix jours d’expédition, de frais, de nourriture, de prise en charge et d’assurances pour deux personnes. De l’argent dépensé pour rien, mais peu importait.

Malgré les délais serrés, il avait essayé de songer à tout. Médicaments, crèmes diverses, antiseptiques, trousse de toilette, hautes chaussures de marche, pantalons épais, sac à dos neuf, lampe frontale, moustiquaire… Sur la table de chevet reposaient son passeport et son billet électronique imprimé. Lucie avait reçu le sien par e-mail, avec cette même liste d’affaires à emporter.

Il avait ajouté qu’il pensait beaucoup à elle.

Elle avait répondu qu’elle aussi.

Ils devaient se rejoindre à Roissy Charles-de-Gaulle à 8 h 30, le lendemain, pour un décollage à 10 h 30. Le tour-opérateur se chargerait d’emmener le groupe à São Gabriel, de les loger une nuit à l’hôtel avant de naviguer sur le rio Negro, en direction des plus hautes montagnes du Brésil. Sauf qu’à ce moment, Lucie et Sharko prétendraient vouloir rester dans la ville, et prendraient leur propre guide, destination le territoire des Ururu.

Juste une excursion dans un parc naturel géant, soupira-t-il.

Finalement, il partit se coucher, sachant que le sommeil ne viendrait que difficilement. Tant et tant de ténèbres, autour de lui. Il mourait d’envie d’appeler Lucie, d’entendre sa voix, lui dire combien elle lui manquait, déjà. Il attendait ce moment où tout serait terminé, où ils pourraient se retrouver, et où il s’occuperait enfin d’elle, à l’abri des tempêtes.

Et où il dormirait, dormirait, dormirait.

Deux amants maudits… songea-t-il en serrant les dents. Lui s’était débarrassé de sa petite Eugénie imaginaire et désormais, Lucie prenait le relais, comme si le Mal transitait d’un être à l’autre, sans jamais s’éteindre. Sharko connaissait trop bien la silhouette infâme de ce fléau souterrain. Eugénie était restée dans sa propre tête plus de trois ans, résistant à toutes les attaques. Au départ, on avait probablement dit et répété à Lucie que sa petite Juliette n’existait pas — ou n’existait plus —, qu’elle n’était que le fruit de son imagination, mais cela n’avait servi à rien : son esprit faisait bloc, se créait sa propre réalité et rejetait tout ce qui pouvait lui nuire par des crises, des dénis, des refus. Alors, ses proches — sa mère — avaient probablement décidé de jouer le jeu, espérant et redoutant le moment où Lucie serait de nouveau confrontée à la vérité.

Dans la réalité, Juliette et Clara était bel et bien mortes, toutes les deux, de la folie de Carnot.

Mais dans l’esprit de Lucie, l’une des deux était toujours vivante.

Depuis le début, Sharko savait exactement ce qui s’était passé, cette nuit de fin août 2009, sept jours après la découverte du corps de Clara dans la forêt. L’enquête était sur le point d’aboutir. Grâce à des recoupements, des témoignages, des portraits-robots, on s’apprêtait à arrêter Grégory Carnot. Malgré son infernale souffrance, Lucie avait suivi l’affaire, s’était intégrée aux équipes. Le soir de l’arrestation, elle était montée à l’étage avec les forces de l’ordre, vers la petite lumière de la chambre. Elle avait alors découvert le corps carbonisé sur le sol — celui de Juliette — et s’était effondrée pour se réveiller deux jours plus tard dans un hôpital. Son esprit avait éclaté en morceaux. Amnésie partielle due au choc psychique, entre autres maux… Dans la tête de Lucie, Juliette était alors progressivement revenue les jours qui avaient suivi le drame.

Juliette était devenue une hallucination. Un petit fantôme, que seule Lucie voyait à certains moments, quand son esprit voulait se rappeler. Dans sa chambre d’enfant, près des écoles, en promenade à ses côtés.

Du vent… Juste du vent…

Seul dans son grand lit, recroquevillé sous ses couvertures, le flic eut terriblement froid. Lucie, cette enquête, ses propres démons… La nuit précédente, il avait lu le livre de Napoléon Chimaux, il avait découvert par lui-même la violence des Ururu, leurs rites barbares, inhumains, mais aussi cette ambition mêlée à la cruauté du jeune anthropologue. Voilà ce qu’il décrivait, par exemple :

« Le chef organisa un raid pour enlever les femmes d’une tribu lointaine. Ils se rendirent sur place et proposèrent aux indigènes de leur apprendre à prier, à l’aide de gestes et de cris. Les hommes s’étant agenouillés, la nuque penchée vers l’avant, ils leur tranchèrent la tête à coups de hache en pierre taillée, s’emparèrent de leurs femmes et s’enfuirent. »

Qu’en était-il aujourd’hui ? Comment, en quarante ans, cette tribu avait-elle évolué aux côtés de l’explorateur français ? Les recherches sur Google n’avaient rien donné, les Ururu tout comme leur chef blanc demeuraient mystérieux, inapprochables, en proie à toutes les légendes et interrogations. Il se répéta qu’aller à leur contact était peut-être de la folie.

Mais on leur avait déjà tout pris, à Lucie et lui.

Ou plutôt, on n’avait plus rien à leur prendre.

Dans la nébuleuse de ses pensées, à la frontière de l’endormissement, le commissaire ne pouvait s’empêcher de songer à un film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now : cette plongée visqueuse dans les entrailles de la folie humaine, qui s’épanche à mesure que les héros s’enfoncent dans la jungle. Il imagina Chimaux comme une espèce de colonel Kurtz, couvert de sang, de tripes, hurlant vers les cieux et asservissant une horde de barbares. Il entendit distinctement ce mot répété d’une voix effroyable et hantée, à la toute fin du film : L’horreur, l’horreur.

L’horreur…

Au bout de quelque temps, les images, les sons, se mélangèrent dans sa tête. Il fut incapable de juger s’il rêvait, s’endormait, se réveillait. Toujours est-il qu’il sursauta lorsqu’il entendit les coups sourds à la porte d’entrée. Dans un état second, il jeta un œil au radio-réveil. Il était exactement 6 heures du matin. Pas 6 h 01, ni 5 h 59. Non, 6 heures. Sharko sentit alors sa gorge se nouer. Cette heure avait une signification toute particulière pour n’importe quel officier de police.

Alors, il sut.

Il se leva, enfila en catastrophe un pantalon et un tee-shirt. Il fourra le passeport et le billet électronique sous son oreiller, poussa sa valise dans un placard et se dirigea lentement vers la porte.

Lorsqu’il ouvrit, pas un mot. Deux silhouettes sombres se précipitèrent vers lui et le plaquèrent contre le mur. Avec des gestes précis, violents, on regroupa ses mains dans son dos et on lui passa les menottes. On lui mit la notification de garde à vue, signée par le procureur, devant le nez.

Puis on l’emmena dans le jour levant.

48

Terminal 2 F de l’aéroport Charles-de-Gaulle… Des milliers d’électrons gravitant autour d’atomes d’acier. Des litres de stress, des milliards de neurones interconnectés, une vision compactée sur le monde par l’intermédiaire de panneaux électroniques géants : Bangkok, Los Angeles, Pékin, Moscou…

Dans cette tempête d’indifférence, Lucie fixait nerveusement sa montre devant les pupitres d’enregistrement des bagages. Elle était cernée d’aventuriers en tout genre, des jeunes pour la plupart, en couple ou célibataires en mal de sensation. Vingt-deux personnes — elle et Sharko y compris — en route pour une expédition de dix jours au cœur de la jungle, tous pris en charge par Maxime, leur accompagnateur. Des gens cherchaient déjà à lui parler, l’approcher, mais Lucie n’avait certainement pas le cœur à la fête.

Elle avait pris sa place dans la file, parce que l’avion décollait dans moins d’une heure et quart et Maxime insistait lourdement. Qu’est-ce que Franck Sharko fichait ? Il était injoignable et n’avait donné aucune nouvelle. Avait-il un problème de téléphone ? Des embouteillages sur la route ? Lucie se dit qu’il allait forcément apparaître. Ainsi, lorsque son tour arriva, elle déposa son bagage sur la balance, confiante. L’employée de l’aéroport vérifia son billet, son passeport, apposa une étiquette sur le grand sac de randonnée tout neuf et appuya sur un bouton. Ses affaires disparurent derrière des lanières en caoutchouc, direction le contrôle, puis la soute.

Lucie s’écarta du groupe, excitée, nerveuse, et resta seule à l’écart. Plus tard, on entendit un rappel au micro : le vol pour Manaus était prévu à l’heure, les passagers étaient priés de se rendre en salle d’embarquement. Lucie écrasa son gobelet de café dans son poing et, après de longues hésitations, se rendit à un distributeur d’argent. Elle retira le maximum autorisé par sa carte bleue, soit deux mille cinq cents euros. Compte ultra-débiteur, tant pis. Elle passa nerveusement les contrôles de sécurité. Elle se retournait sans cesse, cherchait des yeux, tendait le cou. Elle s’attendait enfin à un signe, une voix qui crierait son prénom dans la foule. Elle resta encore quelques minutes derrière les portiques puis suivit les retardataires vers la salle d’embarquement, où les hôtesses procédaient déjà aux contrôles : on faisait monter les gens dans l’avion. Son groupe d’aventuriers, de simples touristes de tous âges, des Brésiliens qui rentraient chez eux… Lucie songea, encore, à tout plaquer et à faire demi-tour.

Emportée par ce courant de bras et de jambes, elle se rapprocha du personnel navigant. Elle attendit l’ultime seconde avant de, finalement, tendre son titre de transport.

Il y eut deux rappels : le passager Franck Sharko était prié de se présenter au plus vite en salle d’embarquement, porte 43. Lucie se surprit encore à espérer, tenta même de donner un dernier coup de fil avant l’extinction des téléphones portables.

Puis, on ferma les portes de l’avion.

Vingt minutes plus tard, l’Airbus A 330 décollait du tarmac de l’aéroport parisien. Un type d’à peine vingt-cinq ans, ressemblant à Tintin, profita de la place vide pour s’installer à côté de Lucie. Un célibataire collant, qui commença à lui parler trek et matériel de camping. Lucie l’éconduit poliment.

Le front collé au hublot, elle se dit que jamais rien ne l’épargnerait dans cette putain de vie.

Comme Éva Louts, elle partait à la rencontre de sauvages, avec une énorme interrogation sur le bout des lèvres : qu’était-il arrivé à Franck Sharko pour qu’il rate l’un des rendez-vous les plus importants de toute sa vie ?

49

Les « salles d’interrogatoire » du 36 n’ont rien à voir avec l’image qu’on s’en fait. Pas de vitre sans tain, pas d’outillage perfectionné, pas de détecteur de mensonge. Non, juste un bureau ridicule, mansardé, où le plafond semblait vouloir vous écraser et où les dossiers criminels entassés dans les armoires se pressaient contre vous, comme pour vous prendre à la gorge.

Sharko était seul, assis sur une chaise en bois sommaire, menottes aux poignets, face à un mur garni d’un calendrier et à une petite lampe de bureau. Manien et Leblond l’avaient laissé mijoter plusieurs heures, enfermé là-dedans comme un lion en cage. On était dimanche. Les couloirs étaient vides, et Manien avait choisi un bureau à l’étage administratif, sous celui de la Crim, s’assurant ainsi que personne ne viendrait les déranger. Pas d’eau, pas de café, pas de téléphone. Ces salauds ne respectaient aucune procédure. Ils voulaient qu’il ait les nerfs à fleur de peau, en pleine tension, et, surtout, qu’il s’interroge. Technique de flic, qui forçait le suspect à se poser un tas de questions, à se mettre en doute.

Le commissaire n’en pouvait plus. Il était presque midi. Six heures, menotté, le cul sur une chaise, dans ce bureau étouffant qui puait la rancœur. Il pensait à Lucie, et ça le rongeait de l’intérieur. Elle avait dû appeler sur son téléphone portable, à maintes reprises, à la fois inquiète et impatiente. Et elle avait embarqué pour Manaus, Sharko en avait la certitude.

Elle était partie seule vers les ténèbres, sans comprendre.

Rien que cette idée le rendait dingue.

Les deux salopards entrèrent encore dans la salle, la clope au bec. Régulièrement, ils allaient et venaient, sans rien dire, juste pour montrer qu’ils planchaient sur son cas. Cette fois, Manien tenait un gros dossier sous le bras. Il déposa un CD sur le bureau, et demanda simplement :

— Tu as déjà discuté avec Frédéric Hurault à la Salpêtrière ?

— Discuter n’a jamais fait de quelqu’un un meurtrier.

— Réponds juste à la question.

— Ça m’est arrivé.

Manien repartit en parlant tout bas avec son collègue. Ils allaient jouer avec lui, profiter de leurs vingt-quatre heures pour le mettre à mal. Beaucoup de personnes piégées dans ces bureaux avouaient parfois des crimes qu’ils n’avaient pas commis. On privait un drogué de son héroïne, un alcoolique de sa bouteille, une mère de son enfant. On menaçait, intimidait, poussait à bout. Il existait en chaque être humain une barrière psychologique qui pouvait être brisée, à force de menaces, d’intimidations, d’humiliations.

Seul, Sharko fixait le CD sur le bureau. Qu’y avait-il là-dessus ? Pourquoi cette question sur la Salpêtrière ? Pourquoi le procureur de la République avait-il autorisé la garde à vue ? Une bonne heure plus tard, les deux hommes revinrent avec de nouvelles questions, et repartirent. Matraquage psychologique.

Autre salve. Cette fois, Manien s’installa face à Sharko, de l’autre côté du bureau, tandis que Leblond restait près de la porte fermée, les bras croisés. Cet abruti jouait avec un élastique.

Manien déclencha un enregistreur numérique puis hocha le menton vers le CD.

— On a la preuve que tu as tué Frédéric Hurault.

Sharko ne tressaillit pas. N’importe quel flic ou psychiatre l’aurait dit : pour survivre à un interrogatoire, il fallait nier, toujours nier, en pesant ses mots. Ne pas répondre, par exemple : « Quelle preuve ? »

— Je ne l’ai pas tué.

Manien ouvrit son gros dossier, prenant garde que Sharko ne puisse voir ce qu’il contenait. Le commissaire tendit le menton vers la couverture cartonnée.

— Il y a quoi là-dedans ? Une ramette de papier vierge ?

Manien en sortit une photo et la poussa vers le commissaire.

— C’est vierge, oui, mais ce n’est pas du papier. Jette un œil.

Sharko hésita. Il pouvait refuser de collaborer, faire la forte tête, mais il s’exécuta. De toute évidence, depuis le début de la garde à vue, Manien lui proposait un duel. Tous deux connaissaient les règles, tous deux savaient qu’au terme des vingt-quatre heures, un seul d’entre eux sortirait vainqueur.

Lorsqu’il vit ce que le cliché représentait, une violente bouffée d’angoisse lui monta au nez, son visage se tordit. Il n’avait qu’une envie : hurler. Il ne put réprimer un tremblement.

— Je vois que ça te parle, cette fois ? fit l’interrogateur.

Sharko serra ses poings dans son dos.

— Tu me montres le cadavre de deux fillettes dans une baignoire, bordel.

Manien souffla un nuage de fumée, comme pour se donner une aura maléfique.

— Tu te rappelles, la première fois où on a parlé de Frédéric Hurault dans mon bureau ? C’était lundi dernier.

— Je sais que c’était lundi dernier.

— Pourquoi tu ne m’as pas dit que ses filles étaient des jumelles ?

Sharko se souvenait parfaitement de la vision d’apocalypse, en ce lointain dimanche matin de l’année 2001. De petits corps nus, rigoureusement identiques, la tête enfoncée dans la baignoire. Il essaya de garder son sang-froid, même s’il pressentait que ses nerfs pouvaient se rompre à tout moment. Manien avait trouvé le point faible, la rotule abîmée sur laquelle il allait appuyer, jusqu’à faire péter les ligaments. Sharko se dit que désormais, il fallait tenir. Juste tenir.

— Pourquoi je t’en aurais parlé ? C’était important ? Tu crois franchement que ça va t’aider à coincer son assassin ? Je n’en reviens pas que tu sois toujours sec sur cette affaire.

Manien retourna la photo et la mit bien en évidence devant Sharko, accroissant le supplice.

— Regarde-les. De belles petites jumelles toutes blondes d’à peine dix ans. Leur père leur a enfoncé la tête dans l’eau, à toutes les deux en même temps. Imagine un peu la scène… Ça ne te rappelle rien ?

Sharko sentait l’orage gronder dans sa tête, mais il garda le silence. Des mots, des phrases résonnaient. On a la preuve que tu as tué Frédéric Hurault.

Manien déroula lentement ses conclusions :

— Retour d’un an en arrière. Août 2009. Tu flirtes avec une collègue lilloise, Lucie Henebelle, un beau petit brin de femme, très baisable, je te félicite.

— Va te faire foutre.

— Elle est maman de deux jumelles de huit ans. Elles se font enlever à proximité de la plage pendant que toi, tu discutes tranquillement avec la dame.

Il entrecoupait ses phrases de longs silences, surveillant la moindre variation du visage de son suspect.

— On retrouve un premier corps cinq jours plus tard dans les bois, carbonisé… Même sa mère n’arrive pas à le reconnaître. Et le deuxième, découvert après encore sept jours, a subi le même sort dans la maison de Grégory Carnot. Huit ans après Hurault, te voici, encore, confronté à un crime de jumelles. Sauf que cette fois, ça te touche de très près. Dingue, comment le destin peut s’acharner.

Sharko s’était isolé mentalement. Son corps restait de marbre, mais tout l’intérieur bouillait. Comment Manien avait-il obtenu tous ces détails de sa vie privée ? Jusqu’où était-il allé dans ce viol d’intimité ?

— … Dès lors, c’est la dégringolade pour toi. Finis les bureaux de Nanterre, tu reviens à la Crim, chez moi. Tu deviens un véritable débris, tu ne t’en remets pas et racles la merde des rues, parce que tu n’as plus que ça. Henebelle ne te pardonne pas. Quelque part, tu lui as volé ses enfants. Et tu n’as aucun moyen de les lui rendre…

Sharko ne pouvait plus répondre. Que dire ? Que faire ? Il se contenta de fixer Manien avec dégoût. L’autre souffla un nouveau nuage de fumée dans sa direction. Son visage était gris, impassible.

— Parfois, pour rendre quelque chose à quelqu’un, on est obligé de prendre à une autre personne. C’est ce que tu as fait, tu as pris une vie. Une vie qui méritait de rôtir en enfer. Une vie qui t’a paru l’équivalent de celle de Grégory Carnot. Tu as appliqué la loi du talion. Œil pour œil, dent pour dent.

Sharko soupira, puis se leva. Il marcha un peu, fit craquer sa nuque. Il s’arrêta face au reptile silencieux et le regarda dans les yeux.

— Comme on risque d’en avoir pour un bout de temps, tu ne pourrais pas m’ôter les menottes ?

— Vas-y, ordonna Manien à son subordonné. Il connaît les règles.

Leblond s’exécuta, Sharko s’efforça de sourire.

— Tu es bien aimable… Si tu pouvais aller me chercher un peu d’eau et du café, aussi.

« Abuse pas » furent ses seuls mots, avant qu’il sorte finalement. Manien aussi s’était levé. Il se dirigea vers la vitre grillagée et, mains dans le dos, observa les toits des habitations avant de reprendre la parole.

— Tu sais, cette histoire de sourcils et d’ADN sur les vêtements de Hurault m’ont longtemps tracassé. Un flic comme toi qui se transformerait en tueur ne peut pas laisser un poil sur une scène de crime. Tu aurais mis une cagoule, un masque, tu aurais pris toutes les précautions nécessaires.

— Tu as donc toutes tes réponses. Tu dois chercher quelqu’un d’autre.

— Sauf si tu l’as fait exprès.

Il se retourna brusquement, sondant Sharko au plus profond des yeux.

— Tu as tué, tu es flic, alors, quelque chose au fond de toi-même, quelque chose d’inconscient, t’a murmuré que tu devais payer ta dette. Laisser une preuve de ton passage, c’était comme… t’absoudre du crime. Te dire que si on ne t’attrapait pas, alors, ce ne serait pas totalement ta faute. Mais tu ne voulais pas que ce soit trop facile. C’est pour cette raison que tu as pourri la scène, le jour de la découverte du cadavre. Vu la proximité du crime, tu savais que le 36 interviendrait, et tu voulais semer le trouble. Compliquer notre travail en laissant cette ambiguïté sur l’ADN : l’avais-tu apporté lors du crime, ou au moment de la découverte du corps ?

— C’est une théorie intéressante, mais je ne suis pas maso à ce point. Qui aurait envie de finir ses jours en prison ?

Manien eut un sourire. Il se dirigea vers le bureau et sortit d’un tiroir le Smith & Wesson de Sharko, empaqueté et déchargé, qu’il agita devant lui.

— D’où le flingue… Avec une seule balle à l’intérieur.

Sharko eut envie de lui exploser le nez d’un coup de tête. Manien embraya :

— … Tu te l’es acheté en mars dernier, dans une armurerie du VIe, dixit tes relevés. Tu butes Hurault, et si justice est faite, si on t’attrape, tu te flingues. Parce que finalement, tu veux mourir, mais tu n’as pas les couilles de le faire sans raison. Pour ça, il faut que tu sois acculé, comme une bête sauvage. Que tu n’aies plus d’autre solution.

— Tu délires.

— Seulement, Henebelle revient dans ton univers. Et ça change tout, parce que tu as décidé de ne plus mourir. Désormais, tu n’as plus qu’une idée en tête : t’en sortir.

Sharko haussa les épaules.

— Pour le Smith & Wesson, je comptais m’inscrire à un club de tir. Tu pourras aller vérifier. Cette balle dans le barillet provient d’une boîte de cartouches que tu as dû aussi trouver dans mon armoire. Je ne l’ai pas retirée, et alors ? Ça arrive d’oublier, non ? Ton explication est passionnante, mais elle ne tiendra devant aucun tribunal. Vous n’avez rien contre moi, aucune preuve matérielle, aucun témoin. Vous êtes secs, et c’est pour cette raison que vous vous y prenez comme des manches. Vous jouez l’intimidation, au risque de foutre en l’air toute la procédure et de détruire votre carrière. C’est tellement délicat de s’attaquer à un flic du 36…

Sharko retourna s’asseoir sur sa chaise.

— C’est vous ou moi, le proc a dû vous le dire, non ?

— Ne t’occupe pas de ce que le proc a dit.

— Si vous êtes bredouilles demain à 6 heures tapantes, j’aurais le pouvoir de vous faire sauter tous les deux.

Manien serra les mâchoires.

— Tu auras ce pouvoir, oui.

Le chef de groupe arracha les gobelets des mains de Leblond, qui revenait, et les posa violemment sur le bureau. La moitié de la flotte se renversa sur les genoux du commissaire. Le chef de groupe rembarqua son dossier et se précipita vers la porte.

— Sauf que ton pouvoir, tu n’auras pas à l’utiliser. Parce que la preuve, elle est sur le CD, devant toi. Et pour te montrer qu’on ne panique pas et qu’on est sûrs de notre affaire, on ne viendra te revoir que tard dans la nuit, pour te donner le coup de grâce. Alors en attendant, mijote bien dans ton jus.

50

Aéroport Eduardo-Gomes. Lundi 17 h 30, heure locale.

Manaus, ou la sudation perpétuelle. Une ville écrasée d’humidité, une chaleur équatoriale. Le mercure ne descendait jamais, même la nuit. Dès qu’elle franchit les portes automatiques, Lucie ne transpira pas, elle ruissela. La jungle respirait, les eaux du rio Negro saturaient l’atmosphère et prenaient les poumons. La forêt amazonienne, pourtant invisible, annonçait la couleur.

Après un passage aux bureaux de change, Lucie et le groupe guidé par Maxime se dirigèrent en minibus vers le petit aéroport régional d’Eduardinho. Deux bornes d’asphalte. Tours de béton lointaines, grandes artères, industries. Des panneaux publicitaires en portugais entre les palmiers et les palétuviers. Aucune trace de forêt, la civilisation sapiens creusait, dévorait, étendait son territoire, telle une fourmilière avide.

Maxime leur distribua des bouteilles d’eau, des collations, à grand renfort d’explications touristiques dont Lucie se fichait royalement. Manaus, ancienne ville du caoutchouc… Maisons coloniales construites avec des matériaux français, blablabla. Son portable avait automatiquement basculé sur le réseau brésilien Claro, et elle tentait désespérément d’appeler Sharko. Il devait être aux alentours de 22 h 00 en France. Toujours aucun message, ni aucune nouvelle. Elle angoissait, regrettait d’être ici, à treize heures d’avion de chez elle. Autour, les gens étaient joyeux, séduits, excités. Tristement, elle fixait un couple de sexagénaires, eux aussi embarqués pour l’aventure. Ils se tenaient la main et échangeaient des regards amoureux. Ils avaient tant de choses à partager, se découvraient encore, après toutes ces années, se créaient des défis parce que, peut-être, le grand malheur les avait épargnés. De colère, par jalousie, ou simplement pour se prouver qu’elle existait, Lucie rédigea des SMS pour sa mère et Juliette.

Une seule compagnie aérienne, la Rico Linhas Aéreas, desservait São Gabriel da Cachoeira. À 18 h 32, le groupe décollait à bord d’un Embraer EMB, petit modèle. Le paysage était à couper le souffle, la démesure s’exprimait avec arrogance. Lucie vit, sous ses yeux, la formation du fleuve Amazone, résultat de la confluence des eaux noires du rio Negro et des eaux jaunes du Solimões. Une envergure de presque quarante kilomètres à certains endroits. Quelques villages épars marquaient les dernières traces de civilisation. Lentement, le soleil venait mourir sur l’horizon d’émeraude, fendu de rides liquides, de fanges obscures, de marécages secrets. Des plaies brunes s’ouvraient, des montagnes crevaient la végétation. Lucie imagina cette vie mystérieuse qui grouillait sous elle, ces millions d’espèces végétales et animales qui luttaient pour leur survie, se reproduisaient, perpétraient leurs gènes dans la touffeur tropicale. Les Ururu étaient l’une de ces espèces. Des prédateurs des ténèbres qui avaient traversé les siècles, véhiculant avec eux une violence préhistorique.

Elle somnola, puis secoua la tête lorsque le train d’atterrissage entra en contact avec le tarmac, deux heures plus tard. Salve d’applaudissements à l’extinction des moteurs. L’aéroport se résumait à deux pistes, des barrières barbelées autour, un grand bâtiment décrépi. Pas de tapis roulants ici, on déchargeait les bagages à même la piste. Ça sentait le bitume brûlant mais surtout les eaux du fleuve, ce mélange particulier de limon et de bois mort. Vérification des papiers, douane. Présence de la police militaire écrasante. Des regards sévères, inquisiteurs. Vestiges, selon Maxime, des années noires où les compagnies minières chassaient et massacraient les autochtones pour l’or, le plomb, le tungstène de ces régions du haut rio Negro. Aujourd’hui, ces policiers étaient des hommes de jungle, qui naviguaient en pirogue et traquaient les pilleurs de forêt : trafiquants de bois précieux, de plantes médicinales, d’animaux. Sans oublier la drogue. Les frontières colombienne et vénézuélienne étaient à moins de deux cents kilomètres, et les FARC, guère plus loin. Pour la première fois, Lucie fut heureuse d’être en compagnie du groupe. Elle ne comprenait pas un mot de portugais — ce n’était pas le genre de langue qu’on apprenait dans le nord de la France — et voulait éviter toute complication.

Dès la sortie de l’aéroport, on se jeta sur eux. On leur proposait de les prendre en photo avec un paresseux dans les bras, un boa autour du cou, un bébé caïman sur les genoux. Certains tendaient des publicités en anglais : tour en bateau sur le rio Negro, visite des réserves indiennes, excursion dans la jungle. Des marchands, des dizaines de guides se pressaient autour de leur groupe…

Alors, Lucie eut une idée pour, peut-être, accélérer les choses. Dans la cohue, elle s’éloigna volontairement des touristes, sortit de son sac une photo d’Éva Louts, qu’elle avait pris soin d’agrandir, et se laissa submerger par les locaux.

— Qui connaît ? demanda-t-elle en anglais. Qui connaît ?

La photo circulait de main en main, se chiffonnait, disparaissait parfois, jusqu’à ce qu’un homme à la longue barbe noire, le visage détruit et foncé, s’approche d’elle. Un mélange de Blanc et d’Indien, songea Lucie. L’individu d’une quarantaine d’années lui répondit en anglais :

— Moi, je la connais.

Derrière, Maxime invitait, tant bien que mal, les voyageurs à se regrouper sur un parking, près d’un minibus. Lucie fixa son interlocuteur et l’emmena à l’écart.

— Je veux aller là où elle est allée… C’est possible ?

— Tout est toujours possible. Pourquoi les Ururu ?

Il savait pour les Ururu, il avait donc vraiment accompagné Louts là-bas. La voix était grave. L’homme avait la chemise trempée et à moitié ouverte, laissait jaillir les poils noirs de sa poitrine. Une gueule de roublard, pensa Lucie, mais elle n’avait pas vraiment le choix.

— Pour rencontrer Napoléon Chimaux, comme elle. Combien ?

Le guide fit mine de réfléchir. Lucie l’observa attentivement. Il était grand, costaud, abîmé de partout. Il avait des mains grosses comme des tourteaux.

— Quatre mille reis. Ça comprend l’équipage, le bateau, le matériel, la nourriture. Je m’occupe de tout, je vous amène là-bas.

Il avait parlé français, avec un fort accent sud-américain, certes, mais compréhensible. Lucie ne chercha pas à discuter le prix. Cette somme correspondait à celle qu’Éva Louts avait retirée en liquide.

— Très bien.

Ils se serrèrent la main.

— Vous logez au King Lodge ? demanda-t-il.

— Oui.

L’homme lui rendit la photo.

— Demain matin, 5 heures. Ainsi, nous arriverons au bout de la rivière à la fin de la journée, nous dormirons sur place avant la marche du lendemain. Vous me paierez l’intégralité. N’oubliez pas votre autorisation et un peu d’argent liquide pour le passage sur la rivière.

— Dites-moi comment s’est passé le voyage avec Éva Louts. Qu’est-elle allée chercher là-bas ?

— Demain. Au fait, je m’appelle Pedro Possuelo.

Il disparut dans la foule, aussi discrètement qu’il était arrivé. Une ombre parmi les ombres…

Le trajet depuis São Gabriel était un trek à lui tout seul. Ils prirent encore un minibus aux portières dépareillées et en mauvais état. Même si la pleine lune brillait, Lucie n’aperçut pas grand-chose de la ville, mais elle en devina la misère. Murs de bétons à demi écroulés, toits en tôle, trottoirs poussiéreux sous des ampoules suspendues. Ces gens n’avaient même pas de route pour quitter la région, la jungle les enserrait, les étouffait. Maxime, dont le visage commençait à trahir la fatigue, fournit néanmoins quelques explications, jouant son rôle à la perfection : après l’occupation par les carmélites jusqu’au début du xxe siècle, les cascades sur le fleuve avaient transformé São Gabriel en une ville de garnison. Les gros bateaux de commerce en provenance de Manaus ne pouvaient aller plus loin dans la jungle, à cause des rapides. Les Indiens, eux, venaient par l’autre côté, en pirogue légère, vendre et acquérir des biens, faisant de l’endroit un lieu d’échange de denrées et d’expériences. La population d’aujourd’hui — moins de vingt mille habitants — était d’ailleurs composée principalement d’autochtones sortis des forêts, des cultivateurs, des marchands, des artisans, qui conservaient des liens avec leurs régions d’origine.

São Gabriel n’était pas juste une ville dans la forêt, où siégeaient quelques ONG comme la FUNAI, l’IBAMA ou la Fondation nationale de santé. C’était aussi une ville de la forêt.

Les voyageurs furent conduits au King Lodge, un petit hôtel en bordure de jungle, tenu par des Blancs. Couleurs vives, ventilateurs géants, palmiers dans le hall. Maxime regroupa les troupes, récupéra les autorisations de la FUNAI auprès de l’un de ses collègues, déjà sur place. Il distribua les papiers nominatifs à chaque voyageur. Il leur expliqua aussi le programme du lendemain : départ à 10 heures en canot à moteur pour rejoindre un campement à cent kilomètres en aval sur le fleuve, nuit en hamac au beau milieu de la jungle, avec repas typiquement local.

Après avoir donné les ultimes consignes, il salua tout le monde et leur laissa quartier libre, enfin.

Crevée, Lucie alla dans sa chambre du rez-de-chaussée et déclencha le ventilateur. Elle lorgna son téléphone portable. Plus de réseau, on avait atteint ici les limites du monde civilisé. Dans un soupir, elle partit prendre une longue, une interminable douche. Elle avait besoin de se débarrasser de cette moiteur obscène, de se rafraîchir l’esprit et de régénérer son corps.

Elle passa un short, un tee-shirt et des tongs. Elle descendit dans le hall de l’hôtel, il y avait une cabine téléphonique qu’elle avait déjà repérée en arrivant. Un homme lisait un journal sur une banquette, des jeunes buvaient un coup au bar, le couple de sexagénaires sortait dans la ville, bras dessus, bras dessous. Elle tenta une dernière fois d’appeler Sharko, il devait être presque 3 heures du matin en France. Répondeur. Sans grand espoir, elle laissa le numéro de téléphone de l’hôtel et raccrocha.

Au moment de se coucher, elle fut surprise de ne trouver aucune moustiquaire, puis se rappela ce qu’avait expliqué Maxime : les eaux acides du rio Negro chassaient les insectes. Néanmoins, elle repéra un gros papillon contre la vitre. Elle ouvrit pour le libérer et contempla la nuit. Un noir infini sur un ciel pur, une poignée de lucioles, des craquements, des piaillements, des hurlements. Lucie songea aux singes de la cassette vidéo, les capucins à face blanche. Peut-être étaient-ils là, tout proches, peut-être la surveillaient-ils. Autour, les arbres frissonnaient, les branches vibraient, et Lucie s’attendait à voir jaillir des dizaines d’animaux mystérieux.

Juste avant de refermer, elle perçut alors une lueur dans l’obscurité. Quelque chose de circulaire, de scintillant.

La pleine lune paraissait se refléter sur…

Des lentilles de jumelles.

Lucie avala difficilement sa salive. Pouvait-elle se tromper ? Son imagination lui jouait-elle un tour à cause de la fatigue ? Non… Une masse sombre observait dans sa direction, à la lisière de la jungle, à une trentaine de mètres.

Lucie sentait son cœur battre à tout rompre. Elle essaya de contrôler ses émotions, ferma sa fenêtre, mais sans la verrouiller. Elle tira les rideaux, éteignit la lumière et revint rapidement à la vitre, jetant un œil discret. Elle fixa le néant. Pas de doute, il y avait bien quelqu’un au niveau des arbres. Ça bougeait mais sans s’approcher.

L’ombre attendait.

Elle attendait que Lucie s’endorme.

Prise de panique à cette idée, Lucie examina sa chambre. La lumière de la lune s’infiltrait par-dessus les rideaux et sur les côtés. Elle discerna une lampe de chevet, un vase avec des fleurs tropicales… Elle tira de toutes ses forces sur un portemanteau vissé dans le mur et finit par l’arracher. Elle tenait ainsi en main un morceau de bois d’une quarantaine de centimètres, avec des crochets en fer. Très vite, elle arrangea l’édredon et les oreillers sous les draps pour leur donner la forme d’un corps.

Puis elle se cacha dans la salle de bains, située entre le lit et la fenêtre.

Qui savait qu’elle était ici ? Qui l’observait ? Des locaux ? Des Indiens ? Des militaires ? La photo de Louts qui avait circulé à l’aéroport était-elle tombée entre de mauvaises mains ? Avait-elle mis le feu aux poudres ? Cette ville était toute petite, les nouvelles devaient se répandre rapidement.

Lucie songeait aux meurtres de Louts et Terney. À la tentative d’assassinat sur Chimaux. Le temps lui parut interminable. Le ventilateur vrombissait, brassant un air moite, malsain. Lucie s’entendait respirer, comme un animal acculé. Elle était dingue de ne pas descendre à l’accueil, de solliciter de l’aide.

Mais elle voulait savoir.

Soudain, un bruit à la fenêtre : une poignée qu’on tournait. Puis le déplacement d’un corps lourd sur la moquette. Lucie retint son souffle, perçut le chuintement léger d’un couvercle qu’on ouvrait. Elle savait l’individu tout proche, juste de l’autre côté du mur. Il lui tournait certainement le dos. Elle serra fermement son arme, la brandit au-dessus de la tête et rentra alors dans la chambre.

Elle frappa au moment où l’ombre maintenant proche du lit se retournait dans sa direction. Le bois heurta le crâne, et les crochets, le visage. Le métal entra dans la peau des joues comme dans du beurre. Lucie eut le temps d’apercevoir le visage tanné, la tenue de treillis, le béret vert : un militaire. L’homme grogna et, à demi assommé, fit un grand mouvement de bras vers l’avant, poing fermé. Lucie fut touchée à la tempe et propulsée contre le mur. Tremblement dans la cloison, vase brisé. Un boucan d’enfer. Elle eut à peine le temps de reprendre ses esprits que la silhouette sautait déjà par la fenêtre. Elle voulut s’élancer, mais une grosse ombre noire traversa son champ de vision et la tétanisa.

Une araignée.

La bête était juste sur le rebord de son lit, presque en équilibre au-dessus du vide. Elle paraissait la fixer, explorant la texture des draps de ses longues pattes. Elle était toute noire, et le dessus de son abdomen portait une croix rouge.

Lucie se recula sur les mains, un cri au bord des lèvres. Puis, elle effectua un demi-tour et fit irruption dans le couloir de l’hôtel, tandis que ses deux jeunes voisins venaient aux nouvelles, inquiétés par le bruit.

Sous le coup de l’émotion, elle s’effondra dans leurs bras.

51

36, quai des Orfèvres… lundi, 3 heures du matin.

La voix rauque de fumeur de Manien.

— L’enregistrement présent sur ce CD, face à toi, vient de l’hôpital de la Salpêtrière, service psychiatrie. Il date du 14 mars 2007 et nous a été remis par le docteur Faivre, le psychiatre de Frédéric Hurault. Tu connais le docteur Faivre ?

Sharko plissait les yeux. Dans le minuscule bureau, la lumière trop vive de l’ampoule lui agressait les rétines. Les ombres étaient descendues sur les dossiers, les étagères, les noyant dans une obscurité tenace. Manien le maintenait sur le gril depuis plus de vingt minutes, déjà. Dans la journée, il lui avait apporté des sandwichs, du café, de l’eau, mais avait toujours refusé de le laisser téléphoner.

Leblond n’était pas dans la pièce, mais ne traînait pas loin. De temps à autre, ses semelles grinçaient dans le couloir.

— Je connais le docteur Faivre de nom, répliqua Sharko.

— Un type gentil, avec une excellente mémoire. Je lui ai posé quelques questions. À ce qu’il m’a raconté, vous vous voyiez de temps en temps, avec Hurault, puisque vous étiez dans des services voisins. Tu te rappelles ?

— Vaguement. Et alors ?

Manien manipulait le CD.

— Tu savais qu’il y avait des caméras de surveillance en psychiatrie ?

— Comme partout, je suppose.

— Il y en a notamment dans les halls et devant l’hôpital, là où les patients peuvent sortir griller une clope et discuter un peu. Là où tu buvais tes cafés, en attendant ton rendez-vous… Ils archivent tout, pour des raisons de sécurité et en cas de problèmes ultérieurs. Ils gardent même leurs enregistrements plus de cinq ans. Cinq ans, t’imagines ? Normal, finalement, chez les barges…

Sharko se sentit sur une pente glissante. Si ceux qui l’interrogeaient l’avaient branché à des appareils, ils auraient constaté que, malgré son apparente assurance, sa tension était montée en flèche, et que son corps s’était mis à suer anormalement. Sa journée, sa nuit avaient été un enfer. Il ne répondit rien, cette fois. Manien sentit qu’il prenait l’ascendant et poursuivit :

— Tu te doutes bien qu’on en a trouvé plusieurs où Frédéric Hurault et toi êtes ensemble et discutez un peu, un gobelet à la main. Ces recherches m’ont bouffé les deux derniers jours. Des heures et des heures de visionnage, à voir des débiles se balader en pyjama.

— Et alors ?

— Et alors ? Je me suis demandé : qu’est-ce qu’un tueur d’enfants, jugé irresponsable et ayant écopé de « seulement » neuf ans d’HP, peut bien raconter au flic qui l’a arrêté ?

— Sûrement des trucs du genre : « Comment va ta schizophrénie ? Tu entends encore des voix ? » La banale conversation de deux fous ensemble. Comment veux-tu que je m’en souvienne ?

Manien fit tourner le CD entre ses doigts. Un rai de lumière dansait à la surface, tel l’œil d’un phare sinistre.

— La vidéo de ce CD est muette, mais on voit clairement vos lèvres, à tous les deux. On a pu reconstituer l’un de vos dialogues, grâce à un spécialiste du langage labial. Tu sais, ceux qui lisent sur les lèvres ?

Manien se régala du regard soudain intrigué de Sharko. Il se leva brusquement, l’air satisfait.

— Eh oui, commissaire. On t’a baisé. On a retrouvé un enregistrement.

Silence. Manien retourna le couteau dans la plaie :

— Ce jour-là, Hurault t’a dit qu’il avait entubé tout le monde. Les flics, les juges, les jurés. Il t’a avoué qu’il était pleinement conscient de son acte quand il a ôté la vie de ses gamines. Et c’est pour cette raison que trois ans plus tard, tu lui as enfoncé plusieurs coups de tournevis dans le bide. Tu l’as fait payer.

Assommé, Sharko se pencha pour prendre le gobelet d’eau. Ses doigts tremblaient, ses yeux le piquaient. Son organisme tout entier pliait. Il but lentement, avala doucement chaque gorgée, aussi froide qu’un barreau de prison. Bien sûr, il pouvait demander à voir le CD, mais ne serait-ce pas entrer dans leur jeu, et s’enfoncer plus encore ? Ses propos, ses réactions étaient enregistrés, tout jouerait désormais contre lui…

Il sonda Manien, hésitant longuement. Son regard se porta alors vers le calendrier, en arrière-plan.

Il arrêta les mots qui s’apprêtaient à sortir de sa gorge.

Il se recula sur sa chaise et fit un calcul dans sa tête.

Puis il plaqua ses deux mains ouvertes sur son visage.

— Tu bluffes. Sacré bon Dieu, tout ton interrogatoire n’est que du vent !

Manien fut troublé une fraction de seconde. Sharko jubilait à présent. Il prit un temps pour s’en remettre, avant de demander :

— De quand date l’enregistrement, m’as-tu dit tout à l’heure ?

— Le 14 mars 2007… Mais…

Manien se retourna vers le calendrier derrière lui, sans comprendre au départ. Quand il revint à Sharko, le commissaire était debout, les deux poings sur le bureau.

— Il y a trois ans. Si mes calculs sont bons, ce serait… un mercredi. Jamais, jamais je n’ai eu de rendez-vous à l’hôpital un mercredi. Ils étaient toujours le lundi, voire le vendredi quand j’en avais deux. Mais jamais le mercredi. Tu sais pourquoi ? Parce que ma femme et ma fille sont mortes un mercredi, c’est le jour où je me rends sur leur tombe. Aller à l’hôpital un mercredi pour chasser de ma tête la gamine qui me rappelait ma fille, était purement et simplement inconcevable. La maladie me l’interdisait, tu comprends ?

Sharko ricana.

— Tu as voulu m’assommer avec les détails, donner des dates, des lieux, pour faire croire que tu tenais quelque chose. Trop de détails tuent le détail. Tu t’es laissé prendre à ton propre piège… Tu n’as aucune vidéo de Hurault et moi. Tu as juste… supposé.

Sharko fit trois pas en arrière. Il tenait à peine debout.

— Il est 3 heures du matin. Vingt et une heures que je croupis ici. Le combat est terminé. Je crois qu’on peut arrêter là, non ?

Manien fixa le plafond, dépité. Il prit le CD et le jeta à la poubelle. Puis il arrêta l’enregistreur numérique avec un soupir, avant de se mettre à rire grassement.

— Bordel… Espèce d’enfoiré…

Il se leva et plaqua bruyamment sa main sur le calendrier.

— On ne peut pas inculper quelqu’un parce qu’il se met à rentrer sa voiture dans son sous-sol. Hein, Sharko ?

— On ne peut pas…

— Il y a une dernière chose que j’aimerais savoir. De toi à moi, comment t’as réussi à attirer Hurault au bois de Vincennes sans laisser la moindre trace ? Pas un seul appel téléphonique, pas la moindre rencontre, aucun témoin. Merde, comme t’as fait ?

Sharko haussa les épaules.

— Comment voudrais-tu qu’il y ait une quelconque trace, puisque je ne l’ai pas tué ?

Au moment de sortir, Manien l’interpella une dernière fois.

— Va en paix. Je lâche l’affaire, Sharko. Le dossier va couler et s’accumuler avec les autres.

— Je dois te remercier ?

— N’oublie pas ce que je t’ai dit l’autre fois : personne ne sait. Le proc a agi en souterrain, tout comme moi. Il ne veut pas de vagues.

— Et ça veut dire ?

— Si tu me plombes avec ce qui s’est passé ici, attends-toi à ce que toute cette merde t’explose à la gueule. Et franchement Sharko, de toi à moi : t’as eu raison de buter cet enfoiré.

Sharko revint à l’intérieur de la pièce, récupéra son arme emballée et tendit la main vers Manien, qui tendit la sienne avec un sourire. Sharko la lui attrapa, tira brutalement le capitaine de police à lui et lui envoya un coup de boule au beau milieu du nez.

Le craquement fut à la hauteur du choc : titanesque.

52

Une fois rentré dans son appartement, Sharko se précipita sur son téléphone portable et écouta les messages. Il y en avait six. Lucie, à Charles-de-Gaulle. Lucie, à Manaus. Lucie, à São Gabriel. Ton de plus en plus paniqué, désespéré, lointain. Au sixième, il raccrocha le répondeur et composa immédiatement le numéro de l’hôtel d’où elle avait appelé, le King Lodge. Opérateurs, attente interminable. Cinq minutes plus tard, ils étaient enfin en ligne, tous les deux. Sharko sentit son cœur se serrer. La voix était si faible, tellement loin de lui.

— J’ai eu des problèmes, Lucie. Des problèmes avec Manien. On m’a empêché de t’appeler, parce que j’étais en garde à vue.

— En garde à vue ? Mais…

— Manien cherche à me pourrir depuis le début, je t’expliquerai. Excuse-moi. Je m’en veux tellement de t’avoir laissée dans le flou. Tout est terminé à présent. Je prends le premier vol, je veux te rejoindre. Je veux être près de toi, c’est à deux qu’on doit aller chercher la vérité. Je t’en prie Lucie, dis-moi que tu vas m’attendre.

Dans le hall de l’hôtel, Lucie se tenait seule contre la cabine téléphonique. Elle avait collé un pansement sur sa tempe gauche. Tout se bousculait encore dans sa tête.

— On a cherché à me tuer, Franck…

— Quoi ?

— Quelqu’un est entré dans ma chambre et a glissé une veuve noire dans mon lit. Il paraît que c’est l’espèce la plus dangereuse et la plus agressive, on en trouve beaucoup dans le coin. Si je m’étais endormie, je n’aurais eu aucune chance.

Sharko rétracta ses doigts sur le cellulaire. Il allait et venait, à s’en cogner la tête contre les murs.

— Tu dois aller voir la police ! Tu dois…

— La police ? Le type était un flic ou un militaire. Je ne connais rien de cette ville, de ce monde, je crois qu’aller parler de ça ne ferait qu’empirer les choses. On est au milieu de nulle part ici. Aux gens de l’hôtel, j’ai dit que j’avais laissé ma fenêtre ouverte, ce qu’on ne doit jamais faire. Puis que j’avais paniqué, que je m’étais cognée quand j’ai vu l’araignée. Personne ne se doute de rien.

Lucie remarqua que le réceptionniste la fixait. Elle se tourna de côté et parla à voix basse.

— Ce fichu scientifique meurtrier connaît la raison de ma présence ici, c’est une certitude. Mais comment a-t-il pu être au courant ? Comment pouvait-il me connaître ? J’ai fait circuler la photo de Louts à l’aéroport, la fuite vient peut-être de là. Je n’en sais rien. En tout cas, on voulait faire passer ma mort pour un accident. On ne voulait pas que ça se voie.

Sharko s’était déjà dirigé vers son ordinateur, il avait entré les données pour un vol en direction de Manaus.

— Pas de vol avant deux jours. Merde !

Un silence.

— Deux jours ? C’est trop long, Franck.

— Non, non. Écoute-moi bien : tu vas rester sagement à l’hôtel et au contact des gens jusqu’à mon arrivée. Change de chambre, évite de traîner seule, mange au resto de l’hôtel, ne va pas dans la ville, surtout.

Lucie eut un petit sourire triste.

— C’est trop long, deux jours. Si… si je reste ici, sur place, je suis cuite. Notre tueur ne me lâchera pas, il… il va s’acharner. Je n’ai aucune arme, aucun moyen de me défendre, je ne connais pas les visages de mes adversaires. Écoute, j’ai déjà trouvé un guide. Je pars à 5 heures du matin dans la jungle. Approcher Chimaux est ma meilleure protection.

Sharko se prit la tête dans les mains.

— Je t’en prie, attends-moi.

— Franck, je…

— Je t’aime. Je t’ai toujours aimée.

Lucie eut envie de pleurer.

— Moi aussi, je t’aime. Je… Je te rappelle bientôt.

Et elle raccrocha.

Sharko frappa du poing dans une cloison. Il était là, à des milliers de kilomètres d’elle. Et il ne pouvait rien faire. Dans sa rage, son impuissance, il alla s’ouvrir une bière, qu’il engloutit en quelques gorgées. Une deuxième. Du liquide coula sur son menton.

Puis il enchaîna avec du whisky. Sans modération.

Titubant, il vit son Smith & Wesson, sur la table. Il s’en empara et le propulsa contre le téléviseur.

Une heure plus tard, il finit par s’effondrer, complètement ivre.

Sharko peina à émerger du canapé lorsqu’il entendit des coups frappés à sa porte. Il lorgna sa montre, les yeux vaseux : il était 17 heures.

Presque douze heures d’un sommeil lourd, éthylique.

Gueule chargée, haleine de fond de cuve. Déphasé, il se leva difficilement et se traîna jusqu’à l’entrée. Lorsqu’il ouvrit, son chef, Nicolas Bellanger, se tenait en face de lui, le regard noir. Il n’y alla pas par quatre chemins :

— À quoi tu joues avec Chénaix et Lemoine ?

Sharko ne répondit pas. Bellanger entra sans y être invité, remarqua les cadavres de bouteilles sur la table basse, le flingue au sol, le téléviseur brisé.

— Merde Franck, tu croyais que tes actions en douce allaient passer inaperçues ? Tu continues à enquêter de ton côté, c’est ça ?

Sharko se frotta les tempes, les yeux mi-clos.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Comprendre pourquoi tu voulais à tout prix obtenir le décryptage d’une séquence ADN. Comprendre ce que tu as trouvé, où, comment. Qui a écrit cette séquence ?

Mollement, Sharko se dirigea vers la cuisine, jeta un coup d’œil à son téléphone. Aucun message de Lucie. Elle devait se trouver quelque part, au milieu des flots. Il jeta deux aspirines dans un verre d’eau et ouvrit la fenêtre en grand. L’air frais lui fit du bien. Il se tourna vers son chef.

— Dis-moi d’abord ce que vous, vous avez trouvé.

Levallois désigna du menton la poitrine du commissaire.

— Va t’habiller, avale un tube complet de dentifrice, donne-toi une meilleure mine. On file au labo. Tu as parlé de cette séquence à quelqu’un ? Qui est au courant ?

Il y avait de la gravité, de l’urgence dans ses paroles.

— À ton avis ?

— Bon, on verrouille tout. Personne ne doit savoir, rien ne doit filtrer. Ça risque de tourner à l’affaire d’État, cette histoire.

Le commissaire engloutit son verre d’eau effervescente avec une grimace.

— Dis-moi pourquoi.

Bellanger inspira profondément.

— Ces trois feuilles remplies de lettres que tu as données, c’est le code génétique d’un véritable monstre.

Le jeune chef fixa Sharko au fond des yeux et conclut :

— Un virus préhistorique.

53

La rivière était acide et noire, comme un avant-goût des Enfers. Des eaux d’encre qui brassaient du tanin arraché aux débris végétaux, des flots encombrés d’îles boisées, d’assauts de lianes, de racines noueuses. Le rio Negro s’élargissait, rétrécissait, étranglé par les murailles de la forêt. La lumière naissante filtrait à peine par la canopée, où s’ébrouaient des colonies de singes attirés par le vrombissement du moteur. Le Maria-Nazare, un bateau-hamac, ressemblait à un steamboat en miniature, avec une capacité maximale de six personnes. Lucie en faisait partie, avec trois membres d’équipage. Il y avait son guide Pedro Possuelo, ainsi que Candido et Silvério, deux jeunes frères indiens Baniwa qui, selon Pedro, vivaient à São Gabriel avec les douze membres de leur famille… Trois hommes armés de fusils, de coupe-coupe, de couteaux, assis au milieu des cordes, des bidons d’essence, des casseroles, des stocks de nourriture en vrac. Des individus dont elle connaissait juste les prénoms. Elle n’était pas vraiment rassurée, mais son guide paraissait honnête : il était venu la chercher dans le hall de l’hôtel, il avait salué le personnel, discuté avec eux et expliqué qu’à présent, il la prenait en charge. Des gens connaissaient ce guide, ils les savaient ensemble.

Régulièrement, le long des berges, apparaissaient d’imposants panneaux qui annonçaient la présence de territoires indiens : « Atenção ! Area restrita. Prohibido ultrapassar… » Des airs de douane sur une autoroute d’eau. Pedro vint s’accouder au côté de Lucie, à la poupe du bateau. Il mangeait de petites galettes à base de manioc — ici, tout était à base de manioc — et en proposa une à Lucie. Elle accepta. C’était bon, mou, légèrement salé. De quoi tenir au ventre.

— J’ai récupéré Éva Louts à la sortie de l’aéroport comme je l’ai fait avec vous, expliqua Pedro. Je lui ai dit que je pouvais l’emmener là-bas, aux frontières du territoire des Ururu.

— Comment ça s’est passé, là-bas ?

Après avoir avalé une dernière bouchée, Pedro plongea ses mains dans une bassine et se passa de l’eau claire sur le visage. L’air était déjà lourd, gras, saturé d’humidité, marquant la transition entre la saison des pluies et la saison sèche. En face, le soleil se levait tout juste : un gros fruit coupé, couleur sang.

— La première fois que j’ai tenté une expédition vers le territoire des Ururu doit remonter à une quinzaine d’années. Un anthropologue millionnaire, un peu excentrique, voulait tenter sa chance. Approcher les inapprochables.

Il montra une large entaille sur sa clavicule gauche, ainsi que de petites boules sous sa peau, au niveau des cuisses.

— Des plombs de fusil… Je les garde en souvenir de mes années de lutte contre les pilleurs. J’étais jeune, je n’avais pas peur de mourir. À l’époque, l’homme m’a payé une fortune pour m’aventurer là-bas. Les conditions d’exploration étaient beaucoup plus difficiles qu’aujourd’hui. De moins bons bateaux, pas de GPS, et les Ururu étaient très enfoncés dans la jungle. Aujourd’hui, ils se sont rapprochés des rives du fleuve. Quelques heures après qu’on a débarqué, Chimaux et ses sauvages ont failli tous nous tuer — il claqua des doigts — comme ça… Mais il s’est rendu compte qu’il avait davantage à y gagner en nous laissant en vie qu’en nous massacrant. Aujourd’hui, il se sert de nous, les guides, comme de messagers.

Frappant nerveusement le bout de ses hautes chaussures de marche sur l’acier du pont, Lucie observait les flancs noirs et paisibles de la rivière. Elle imaginait des visages gris qui l’observaient, armés d’arcs et de sarbacanes. Elle voyait des serpents géants jaillir des flots. Trop de films d’horreur, trop de conneries occidentales lui donnaient une fausse image de ce monde perdu.

— Des messagers ? C’est-à-dire ?

— Désormais, nous amenons à la frontière du territoire des Ururu tous les curieux, les scientifiques, les spécialistes qui le souhaitent, sans poser de questions. Je me fiche de savoir ce que vous allez faire là-bas. Tant qu’il y a l’argent pour faire tourner la boutique, vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Ces étrangers, Chimaux les effraie et les menace. Il se cache dans la jungle, tourne autour d’eux, parfois grimé de façon effrayante. Il lui arrive aussi d’agresser, histoire de laisser un avertissement, de montrer que ce territoire est le sien. Il est complètement fou.

Lucie rétracta ses doigts sur le bastingage. Pedro parlait naturellement, comme si la mort et l’enfer étaient son quotidien.

— Il laisse tourner la roue du hasard au sujet du sort qu’il réservera à chacun d’entre eux. Chaque aventurier sait comment ça se passe, connaît les règles, le danger, mais chaque aventurier veut tenter sa chance, parce que c’est ça, l’exploration. Chacun veut briser le secret de la tribu Ururu. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? D’où provient leur violence légendaire ? Le livre qu’a écrit Chimaux a eu l’effet contraire à celui escompté. Au lieu d’effrayer, il n’a été qu’un catalyseur d’envie, qui a déchaîné les passions. Les gens qui cherchent à décrypter l’horreur ne manquent pas sur cette planète.

Pedro montra du menton les berges inaccessibles.

— Les Indiens sont dangereux. Il y a encore quelques années, ce n’étaient pas des panneaux d’interdiction que l’on voyait le long de la rivière, mais des têtes coupées. Les autochtones sont là, tout autour de nous. La plupart d’entre eux nous détestent. Chaque fois que des Blancs sont apparus, ils n’ont été que source de guerres, de conflits, de maladies. Ces indigènes ont été massacrés, soumis à l’esclavage, on violait leurs femmes. Les années passent, mais les blessures restent. Aujourd’hui, les gentils Occidentaux pensent les apprivoiser avec des casquettes ou des lecteurs mp3, mais ils restent l’envahisseur.

Lucie se rendit compte de la fragilité de ce monde, aux frontières sensibles, mouvantes comme celles de la végétation. Pedro la fixa bien dans les yeux.

— Comme cette jeune fille, vous ne ressemblez pas à ceux que j’ai l’habitude d’emmener là-bas. Vous êtes consciente qu’avec moi, il n’y a aucune assurance-vie, et que vous aussi, vous pouvez y laisser des plumes ?

— Oui… Je le sais…

Lucie laissa le silence et la lumière d’émeraude l’envelopper. Elle avait peur, non pas de mourir, mais de partir sans avoir dit au revoir à ceux qu’elle aimait. Malgré tout, elle sentait que c’était dans ce mélange exubérant de vie et de moisissure que l’attendait son destin.

Une pétarade du moteur la ramena à elle. Au milieu du fleuve, un tronc mort flottait, roulant lentement sur lui-même tel un crocodile blessé.

— Éva Louts a réussi à entrer en contact avec Chimaux et les Ururu ?

Il acquiesça.

— Avec elle, il s’est passé quelque chose dans la jungle. J’ignore comment elle a fait, mais elle a réussi. Chimaux l’a emmenée avec lui trois jours. Jamais, à ce que je sais, il n’avait autorisé quelqu’un à entrer sur ses terres. Mon équipe et moi l’avons attendue à notre campement, en dehors du territoire, avec nos fusils entre les mains.

Il cracha dans la rivière.

— Lors du trajet du retour, elle ne nous a rien dit. Elle savait garder un secret. Mais elle m’a confié qu’elle reviendrait et me recontacterait le moment venu. Elle est directement repartie en France, et nous ne l’avons plus jamais revue.

Pedro Possuelo se retourna au signal de l’un de ses hommes. Il partit vers la proue, accompagné de Lucie. Coup de corne de brume. Le Brésilien montra du doigt une grosse cabane au bord d’un ponton lointain, qui barrait quasiment la rivière.

— Nous arrivons au poste avancé de la FUNAI. Ils contrôlent tous les accès vers l’amont. N’oubliez pas. Officiellement, vous êtes en visite le long des réserves indiennes. (Il lui fourra un appareil photo dans les mains.) Reportage photos. OK ?

— OK…

Il tendit la main.

— Deux cents.

Lucie lui donna les billets qui éviteraient les trop nombreuses questions, les fouilles, les ralentissements. Le moteur changea de régime, de grosses fumées blanches frisèrent de chaque côté de l’embarcation. Progressivement, des ombres noires, humaines, se dessinèrent dans le flou. Mitraillettes en bandoulière, treillis, Rangers : des militaires. Ils marchaient lentement sur le ponton, tandis que l’un d’entre eux était resté dans la cabane, un gros téléphone satellite à l’oreille. Les flancs du Maria-Nazare vinrent lentement heurter les grosses bouées d’amortissement. Pedro sauta sur le ponton, leur serra la main : ils se connaissaient. Échange de mots en portugais, vérification des papiers, fric qui circule entre les mains, quelques regards inquisiteurs vers Lucie. Puis les sourires, des tapes sur les épaules, des accolades : ça passait. Pedro revint sur le bateau, ordonna le départ.

Les gaz, démarrage…

À ce moment, l’homme de la guérite sortit et se plaça au milieu du ponton, les mains à plat entre sa ceinture et son ventre. À travers les écharpes de brume, il fixa Lucie avec un sourire froid. Deux grosses cicatrices rougeâtres, encore fraîches, lui barraient le visage.

Lucie en oublia d’avaler sa salive. C’était lui. Le type à la veuve noire.

Alors que le bateau reprenait de la vitesse, elle le vit porter son index devant sa gorge, et faire un lent geste horizontal, tout en remuant ses lèvres.

Lucie n’eut pas besoin de comprendre le portugais.

T’es morte…

Son ombre épaisse finit par se disperser dans le brouillard. Livide, Lucie observa Pedro avec méfiance, qui s’était mis à écailler des poissons avec son couteau, assis en tailleur sur le ponton. Le militaire les avait laissés passer. Pourquoi ? Devait-elle se méfier de ses propres accompagnateurs ? Qu’est-ce qui les attendait au bout du chemin ?

— Qui est l’homme de la cabane ? demanda-t-elle.

Pedro répondit sans la regarder, occupé avec son poisson.

— Alvaro Andrades. Ici, on l’appelle le maître de la rivière. J’ai vu son geste, j’ai cru comprendre ce qu’il vous a dit. « Au retour, t’es morte. » Qu’est-ce qui se passe avec lui ? Je ne veux surtout pas d’ennuis.

— Vous n’en aurez pas. Chimaux et lui ont des relations ?

Pedro se leva, embarquant ses poissons et sa bassine.

— Andrades tient la rivière. Les langues racontent, ici, qu’il cherche Chimaux. Il fouille de fond en comble tous les bateaux qui vont dans l’autre sens, vers São Gabriel. Nous aussi, nous y aurons droit à notre retour. Et c’est pour cela que son geste m’inquiète. Que vous veut-il ?

— Je n’en sais rien, je ne le connais pas.

Il descendit vers la coursive inférieure, laissant Lucie à sa réflexion. Ainsi, Chimaux était piégé dans sa jungle. Après sa tentative d’assassinat manquée, le tueur avait acheté les militaires, mettant sans doute la tête de l’anthropologue à prix.

Par la suite, le temps parut interminable. La jungle succédait à la jungle, toujours plus compacte, oppressante. La beauté des contreforts osseux du Pico da Neblina laissa place à des rouleaux d’arbres interminables, plats comme des galet. Un horizon perdu, sans espoir. Voûtes de feuillages, purée de verdure, et de plantes tropicales. Ce n’était plus le bateau qui semblait avancer, mais le décor qui défilait de chaque côté, identique, comme un film qu’on rembobinait sans cesse. Lucie songea à l’image de Sharko, avec Alice au pays des Merveilles… Cette course impossible, vaine, en direction de nulle part.

Onze heures plus tard, le moteur se mit au ralenti… Ils avaient pris dans l’intervalle un repas à base de poisson cuit dans un bouillon pimenté, une bouillie de fécule, et de la bière artisanale. Devant, rivière gigogne : des confluents, toujours plus étroits, imbriqués les uns dans les autres, jusqu’au bout de tout. Parfois, quelque chose brillait sur les rives — le mica, l’or des imbéciles — ou alors, des caïmans disparaissaient sous les flots. Pedro surprenait Lucie chaque minute un peu plus. Comment pouvait-il à présent s’orienter dans ce labyrinthe de marécages, étranglé par des troncs en putréfaction ? Le guide s’en vantait : il était le seul à s’aventurer dans cette voie, qui permettait de gagner un temps précieux. Ils étaient à présent aux frontières de l’impossible. La végétation avait tout envahi : l’eau, la terre, le ciel. Les racines buvaient, creusaient, avançaient. Les lianes pendaient dans l’eau, telles d’interminables stalactites, les branches tordues griffaient la surface noire. Un univers sans frontière, hostile à toute forme d’existence humaine.

Pedro fit virer le bateau d’une trentaine de degrés de façon à se placer à quelques mètres de la berge, puis jeta une ancre.

— C’est toujours à cet endroit que nous mouillons, fit le guide. Nous n’irons pas plus loin en bateau. Dans trois heures, il fera noir. Nous allons dormir ici, et demain, nous nous mettrons en route.

Il y eut un craquement parmi d’autres, des oiseaux aux couleurs de feu prirent leur envol, et l’attention de Lucie fut absorbée par de petits singes noirs à la face blanche. Les fameux capucins de la cassette Phénix n° 1, qui veillaient… Pedro regardait, lui, en direction de la jungle. Ses yeux s’étrécirent. Il ramassa son fusil et vérifia qu’il était bien chargé. Frissonnante, Lucie suivit la direction du regard.

— Que se passe-t-il ? Vous avez vu quelque chose ?

Le guide désigna discrètement des grandes feuilles de bananiers, qui s’agitaient à droite, puis à gauche, avant de retrouver leur immobilité glaçante.

— Je crois que nous n’aurons pas à attendre demain, ni à marcher bien longtemps. Ils sont déjà là.

54

Un virus… Le mot tournait en boucle dans l’esprit de Sharko.

Un virus issu d’un autre âge, aussi vieux que l’humanité, qui avait sans doute frappé le Cro-Magnon de la grotte et l’avait rendu ivre de violence. À quoi correspondait-il ? Avait-il aussi contaminé Grégory Carnot et Félix Lambert ? D’où sortait-il ? Comment se propageait-il ?

Le commissaire et le chef du groupe Crim arrivèrent à destination. En route, ils n’avaient échangé que de rares paroles, chacun enfoncé dans ses tourments. Sharko pensait à sa petite Lucie. À cette heure, elle devait être aux frontières de l’inconnu, impuissante, fragile. Comment allait-elle s’en sortir ? Et s’il lui arrivait malheur ? Si elle était blessée, même… Comment serait-il seulement mis au courant ?

Dans un vestiaire jouxtant le laboratoire, les deux hommes passèrent une tenue stérile.

— Tu es sûr qu’on ne risque rien à entrer là-dedans ? demanda finalement Sharko. Je veux dire… ce virus, il peut nous contaminer ?

— Il ne vole pas et ne se propage pas au toucher, si c’est ce qui te fait peur. Et puis, tout est contrôlé.

Sharko enfila des surchaussures.

— Et l’enquête ? Où en êtes-vous ? Vous avancez ?

— Tu es prêt ? Allez, entrons.

Après avoir franchi un sas, les deux hommes pénétrèrent dans le laboratoire de biologie moléculaire. La pièce abritait toutes sortes de microscopes — électroniques à balayage, à effet tunnel… — , d’énormes machines posées sur des plate-formes antivibrations, des centaines de pipettes, des piles de boîtes de Pétri. À presque 16 heures, l’effervescence régnait dans cet univers dédié à l’infiniment petit. Des gens s’activaient, couraient, discutaient.

— Ils ont pour consigne de ne parler à personne de ce qu’on a découvert ici, souffla Bellanger. Avec ce qui s’agite sous leurs microscopes, ils sont tous sur les dents et conscients d’avoir fait, peut-être, la découverte de la décennie.

Jean-Paul Lemoine se précipita vers eux, surexcité. Il serra fermement la main de Sharko.

— Explique-lui tous les détails, dit Bellanger. Qu’il comprenne bien les enjeux.

— Tout ? Même ce qui concerne Félix Lambert ? Tu as dit que…

— Tout.

Le chef du laboratoire se frotta le menton, se demandant probablement comment aborder le sujet. Il entraîna Sharko dans un endroit plus calme, au fond de la pièce.

— Hmm… Ce n’est pas simple. Tout d’abord, savez-vous ce qu’est un rétrovirus ?

— Expliquez-moi.

— Le sida en est un. Pour faire simple, un rétrovirus est un petit malin qui, grâce à sa boîte à outils contenant des ciseaux et de la colle, va intégrer son génome — ses propres lettres A T C G — à l’ADN des cellules qu’il contamine, et s’y cacher. Il devient alors invisible au système immunitaire, qui est, pour cette raison, incapable de le combattre. Grâce à la machinerie cellulaire, le génome bien caché du virus est lu et analysé par le petit ouvrier qui parcourt chaque lettre de l’ADN. Ce petit ouvrier, qui ignore qu’il a affaire à un intrus, fait ce qu’il fait avec n’importe quelle séquence lue : équipé de sa truelle, il fabrique une protéine, qui servira à construire des tissus humains. Sauf que cette protéine est en réalité un nouveau virus libéré dans l’organisme, qui va aller infecter une autre cellule et procéder exactement de la même façon. Et ainsi de suite. Cette propagation se fait toujours au détriment d’autres cellules, comme la baisse du nombre de lymphocytes pour le VIH et donc, des défenses immunitaires. Voilà, globalement et vulgarisée, la stratégie d’un rétrovirus… Dernière précision : un rétrovirus est dit « endogène » s’il se transmet de génération en génération. Il se cache dans l’embryon, fruit du père et de la mère, et se réveille quand bon lui semble, parfois vingt, trente ans plus tard.

Un embryon… Sharko songea aux accouchements catastrophiques de Lambert et Amanda Potier, aux hémorragies mortelles. Cela pouvait-il être lié ? Bellanger leur apporta un café chaud. Le biologiste trempa ses lèvres dans le breuvage, puis poursuivit :

— Venons-en à nos moutons. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, on croyait que 98 % de la molécule d’ADN ne servait à rien. On appelle d’ailleurs cette partie, aujourd’hui encore, l’ADN poubelle. Tout notre patrimoine génétique, les trente mille gènes qui font nos yeux bleus, nos cheveux noirs, notre corpulence, répartis sur les quarante-six chromosomes, sont dispersés dans seulement deux petits pour cent utiles. Le reste de l’ADN ne serait que… garniture, débris, scories.

— 2 %… On pourrait donc… brûler la quasi-globalité de l’encyclopédie de la vie sans créer de dommages génétiques ?

— C’est ce qu’on a longtemps cru, en effet.

Sharko imagina la gigantesque bibliothèque de Daniel réduite à une simple étagère…

— Mais la nature ne crée jamais rien d’inutile. On s’est rendu compte, avec le décryptage des génomes, qu’un ver de terre avait quasiment autant de gènes que nous. Pourtant, nous sommes infiniment plus compliqués. C’est donc que cet ADN poubelle renferme forcément des secrets. On s’aperçoit aujourd’hui que certaines parties de l’ADN poubelle interviendraient dans le fonctionnement de l’organisme, interagiraient avec des gènes parfaitement répertoriés. Ils seraient la clé d’une multitude de cadenas qui, sans eux, ne pourraient être ouverts, si vous voulez. Depuis peu, on a surtout appris que plus de 8 % de cet ADN poubelle était composé de fossiles génétiques. Des fossiles de milliers de rétrovirus endogènes, que l’on appelle les HERV, les Human Endogenous Retroviruses.

Sharko soupira, une main sur le front.

— J’ai passé une nuit d’enfer. Pourriez-vous être plus clair ?

Le biologiste eut un sourire pincé.

— Plus clair ? Si vous voulez. Il y a des milliers d’aliens dans notre génome, commissaire. Ils sont parmi nous, tapis dans les recoins de notre ADN. Des équivalents de sida du passé, des monstruosités préhistoriques, des tueurs microscopiques momifiés, qui après avoir infecté nos ancêtres voilà des millions d’années, se sont transmis de génération en génération et sommeillent dans l’ADN de chacun des sept milliards d’individus qui peuplent cette planète.

Cette fois, Sharko comprit mieux et frissonna à cette idée effroyable. Il imagina la molécule d’ADN comme une espèce de filet qui ramassait tout ce qui traînait, qui emmagasinait sans jamais se purger, et qui grossissait, grossissait. La boîte noire d’un avion qui aurait traversé les siècles…

— Pourquoi ces nombreux rétrovirus fossiles ne se réveillent-ils pas ? Pourquoi ne nous contaminent-ils pas ?

— C’est plus compliqué, je vous explique : chaque fois, le parcours est identique, l’agent infectieux s’insère dans l’ADN des cellules, y compris les cellules sexuelles, puis est transmis à la filiation comme n’importe quel autre gène, par l’intermédiaire du patrimoine génétique. Au cours du temps biologique, le rétrovirus endogène humain subit plusieurs mutations — ses lettres A, T, C, G changent — et il perd progressivement de sa dangerosité. Pensez aux terres d’Auvergne, tous ces volcans déchaînés qui, au fil du temps géologique, se sont éteints.

— Pourquoi ce rétrovirus mute-t-il ?

— À cause de l’Évolution, de la course à l’armement entre humains et virus. S’il nuit à l’espèce humaine, s’il procure plus d’inconvénients que d’avantages, l’Évolution de l’espèce humaine va tout faire pour l’éradiquer, le casser. Bref, au fil des millénaires, le virus se trouve incapable de jouer son rôle initial, c’est-à-dire fabriquer des enveloppes virales complètes pour se transporter de cellule en cellule et les détruire. Mais ça ne veut pas dire qu’il est mort. Certains rétrovirus mutés, amoindris, ont été apprivoisés par l’Évolution et jouent un rôle très avantageux dans certains aspects physiologiques. Par exemple, un rétrovirus muté de la famille appelée HERV-W participe très activement à la formation du placenta. Stéphane Terney était de ceux qui affirmaient que si ce rétrovirus-là n’avait pas un jour envahi les espèces vivantes, les mammifères n’auraient jamais existé. Les femelles — y compris celles de l’espèce humaine — auraient mis au monde leurs enfants en dehors de leur corps, par la ponte d’œufs notamment. Les rétrovirus mutés ont donc participé à l’évolution des espèces animales.

Sharko essayait d’écouter avec attention. Certains mots, comme placenta, immunologue, Terney, allumaient de petites lampes dans son esprit.

— Terney s’y connaissait donc en rétrovirus ? demanda-t-il.

— En tant qu’immunologue et de par ce que je viens de vous expliquer, oui. Je vous donne un dernier exemple d’apprivoisement par l’Évolution de corps étranger chez l’humain : la drépanocytose. C’est une maladie héréditaire très répandue dans les populations africaines, et qui n’a pas été éliminée par l’Évolution parce qu’elle confère une résistance au paludisme. L’avantage procuré — la protection contre le paludisme — est jugé supérieur aux autres désavantages.

Lemoine posa deux paquets de trois feuilles imprimées devant le commissaire. Celles de gauche étaient celles écrites par Daniel. Sur chaque feuille, des A, T, G, C à n’en plus finir.

— Passons au concret. À gauche, il s’agit de la mystérieuse séquence rétrovirale que vous nous avez donnée et dont, je l’espère, vous allez nous fournir l’origine.

— Comment savez-vous qu’il s’agit d’un rétrovirus ?

— Tous les rétrovirus ont la même signature, le même starter, en début de séquence. Quand vous, vous voyez un revolver, vous savez immédiatement de quelle marque il s’agit, non ? Pareil pour moi avec mon ADN.

Il écrasa son doigt sur l’une des feuilles de droite.

— Ici, à droite, il s’agit de la séquence de l’un des milliers de rétrovirus fossiles présents dans l’ADN poubelle de chacun d’entre nous. Le vôtre, le mien… On sait que ce rétrovirus appartient à cette fameuse famille des HERV-W. On le trouve quelque part dans le premier tiers du chromosome numéro deux. Avant aujourd’hui, on ignorait absolument la fonction qu’il avait pu avoir dans les millénaires passés. Tout ce qu’on savait, c’est que cette séquence était apparue uniquement dans la branche des hominidés, parce qu’on ne la trouve dans le génome d’aucun autre animal, végétal ou champignon.

— Un virus spécifique aux humains…

— Il semblerait. On ignore tout de lui. Sa fonction, sa virulence, son pouvoir de destruction à l’époque. Mais l’affaire sur laquelle vous travaillez est sur le point de marquer un tournant en biologie moléculaire et en génétique. Même un tournant dans l’Évolution de l’humanité.

Sharko était sonné par de si grands mots. Il observa les deux paquets, rapprocha les feuilles du dessus en vis-à-vis. La séquence de droite était ressemblante à celle de gauche, hormis des scories que le biologiste avait stabilotées en bleu fluorescent. Il y avait une différence toutes les cent lettres A T C G environ.

— Certaines de ces scories, on ignore lesquelles, ont rendu le rétrovirus incrusté dans notre génome complètement inactif, précisa Lemoine. Il n’est plus qu’un débris dans notre ADN et n’a aucune influence sur l’organisme.

Il écarta les deux paquets de trois feuilles, et en plaça un autre entre les deux.

— À présent, regardez attentivement cette séquence intermédiaire.

Sharko plissa les yeux. La nouvelle séquence était encore une fois quasiment identique aux deux autres. Mais il y avait beaucoup moins de marques stabilotées, tout au plus une vingtaine par page. Une séquence très proche de celle de Cro-Magnon, mais pas identique non plus. Sharko fixa Lemoine gravement.

— C’est le rétrovirus qui a infecté Félix Lambert, n’est-ce pas ? C’est ce que vous avez retrouvé dans son cerveau malade ?

Le biologiste acquiesça.

— Exactement. À gauche, la séquence que vous nous avez ramenée… Au milieu, celle trouvée dans les cellules cérébrales de Lambert… Et à droite, notre séquence à nous tous, inoffensive. De gauche à droite, il y a un accroissement du nombre de scories. Jetez un œil dans le microscope électronique maintenant.

Sharko s’exécuta. À travers les lentilles, il aperçut une grosse boule noire centrale, entourée de filaments torsadés comme du barbelé, et munie de deux fils plus longs qui la faisaient ressembler à une méduse. Elle était laide, monstrueuse, et semblait naviguer tranquillement sur une mer d’huile. Sharko en eut les poils hérissés. Le monde de l’infiniment petit était tellement glacial, effrayant.

— Je vous présente GATACA, dit Lemoine. C’est le nom temporaire qu’on a donné à l’agent pathogène présent dans les tissus de l’organisme de Lambert. Il s’agit d’un rétrovirus ancestral, légèrement muté puisqu’il présente des scories comme vous l’avez vu sur les feuilles. Son génome comporte exactement huit mille deux cent douze bases A T G C, il est à peine plus petit que le sida. On ignore bien évidemment encore son fonctionnement et son mode de réplication. À la vue de ce que l’on a découvert dans l’organisme de Félix Lambert, on pense que GATACA envahit progressivement, de manière très lente et inoffensive, les cellules du corps humain — et plus particulièrement les cellules cérébrales — de longues, longues années, à la manière du VIH. Puis il passe à l’attaque lorsque son hôte atteint l’âge adulte, disons vers une bonne vingtaine d’années. Est-ce la sécrétion d’hormones, l’horloge biologique ou le vieillissement cellulaire qui déclenchent l’assaut ? Il est bien trop tôt pour le dire. Toujours est-il que dès cet instant, il entame un cycle réplicatif violent : il se multiplie à grande échelle dans les cellules nerveuses du cerveau, notamment les zones de surface, et dérègle tout chez son hôte, un peu comme le fait la sclérose en plaque ou la maladie d’Alzheimer. On connaît la suite. Individu qui a des troubles d’équilibre, qui devient agressif et se met à commettre des actes violents…

Sharko vida son café en grimaçant. Il avait la gorge sèche.

— Est-ce qu’il est contagieux ?

— Ni par les airs, ni par le toucher, mais peut-être sexuellement. Nous n’en savons rien. Applique-t-il une stratégie différente chez les hommes et les femmes ? Grande inconnue. On ignore quand et comment GATACA est entré dans l’organisme de Félix Lambert. L’a-t-il attrapé de quelqu’un d’autre au cours d’un rapport sexuel ? Lui a-t-on administré ? Quand ? Où ? Et qui a créé GATACA ? Si on en croit le bouquin de Terney, Grégory Carnot était porteur de ce virus, et au moins cinq autres personnes sont dans ce cas-là. Mais pourquoi eux ? Il va falloir des semaines, des mois peut-être pour le comprendre, trouver des parades. Imaginez les dégâts qu’il pourrait causer, surtout s’il se transmet d’individu en individu à chaque rapport sexuel. Le nombre de personnes contaminées pourrait croître de façon exponentielle.

Il s’empara des feuilles ramenées par Sharko, l’air grave.

— Vos découvertes sont primordiales. Cette séquence que vous nous avez fournie semble être la forme originelle, pure, non mutée. Peut-être est-elle encore plus violente, plus offensive, peut-être se propage-t-elle davantage. Aujourd’hui, on sait fabriquer, cultiver des virus. Quand on voit déjà les dégâts que cause GATACA, imaginez un peu les monstruosités dont serait capable un homme qui posséderait le mode d’emploi — la séquence génétique — d’un tel virus préhistorique.

— Administration à l’insu des gens ? Contamination ?

— Oui. Et propagation sexuelle ou endogène, c’est-à-dire transgénérationnelle.

— De parents à enfants…

— Des générations futures, qui seraient progressivement toutes contaminées, à grande vitesse. Des gens qui mourraient vers vingt ou trente ans, ivres de violence. Dites-nous ce que vous savez. Nous allons nous mettre en relation avec le ministère de la Santé, déclencher des programmes de recherche d’urgence. J’ai le sentiment qu’il faut aller vite, très vite. Plus le temps passe, et plus le contrôle de ce virus risque de nous échapper.

— Dis-nous, répéta Bellanger. On t’a expliqué. À toi de nous rendre la monnaie de la pièce.

Sharko réfléchit, encore sous le coup de ces horribles révélations. Il devait être extrêmement prudent. Bellanger, Lemoine, les flics ignoraient tout de l’enquête de Lucie. Le vol du Cro-Magnon, la cassette, Phénix, la tribu amazonienne, la fouille approfondie dans le passé de Terney, les mères qui mouraient en couche. Jusqu’où devait-il aller dans ses confidences sans mettre Lucie en danger ? D’un autre côté, avait-il le droit de garder pour lui de telles révélations ? Des vies — et Dieu seul savait combien — étaient en danger.

Il observa les trois paquets de feuilles en vis-à-vis, l’œil vif. À gauche, Cro-Magnon, avec le virus pur. Au milieu, Lambert, avec le virus encore actif, mais muté. À droite, le reste de l’humanité, avec le virus inactif.

Trois formes différentes, parce que mutées au fil du temps par l’Évolution.

Donc, en tout état de cause, trois époques différentes. Comment cela était-il possible, puisque Lambert n’avait pas vingt-cinq ans ?

La chaîne du temps, songea-t-il soudain. La chaîne du temps avec ses trois maillons : Cro-Magnon, l’humain civilisé d’aujourd’hui, et, entre les deux, les Ururu.

Alors, comme une évidence, il comprit.

Il se passa une main sur le visage dans un soupir.

— Félix Lambert ou Grégory Carnot n’ont pas attrapé ce virus, murmura-t-il. On ne le leur a pas administré non plus. Non. Cette saleté était déjà en eux au moment de leur naissance. Ils l’ont reçue de leurs parents, qui, à leur tour…

Il s’interrompit et fixa son chef dans les yeux.

— Laisse-moi encore quelques heures, le temps de vérifier quelque chose. Et après, je promets de tout t’expliquer.

— Sharko, je…

Sans lui laisser l’occasion de répondre, il se tourna vers le biologiste.

— Cette séquence provient d’un homme de Cro-Magnon âgé de trente mille ans. Appelez le centre de génomique de Lyon, et vous aurez toutes vos réponses.

Sur ces mots, il s’éloigna à reculons, puis s’arrêta avec une dernière question :

— Dites-moi : est-ce que la présence de ce virus muté peut rendre ses hôtes gauchers ?

Le biologiste prit le temps de la réflexion et sembla connecter.

— Lambert était gaucher, comme Carnot, alors vous pensez que… — un silence — oui, c’est bien possible. Les recherches récentes tendent à prouver qu’il existerait un gène lié à la latéralité, situé sur le chromosome 2, justement à proximité de ces séquences rétrovirales fossiles. En génétique, il est fréquent que l’expression de certaines séquences ADN — dans notre cas, le rétrovirus — modifie fortement le « comportement » de gènes voisins. Ce fonctionnement explique d’ailleurs l’émergence de certains cancers, notamment des leucémies ou des lymphomes. Pour bien comprendre, il faudrait que je vous parle de translocation chromosomique et…

Sans plus écouter, Sharko recula encore et disparut en courant.

55

Pedro savait lire la jungle. Il interprétait les variations, décodait les formes, sentait les dangers : insectes, serpents, araignées, qui parfois chutaient à leurs pieds comme des grappes mouvantes. À renfort de gestes précis, il sabrait avec sa machette les enchevêtrements, ouvrait des voies improbables. Avec Lucie et les deux Indiens, ils s’étaient enfoncés dans l’étau de verdure, fusils en main, sacs au dos. Partout, la jungle poussait, comprimait, dévorait. Des bambous interminables se serraient en barreaux, des branchages de caoutchouc et de teck tendaient leurs toiles informes. L’accostage en bateau, le long du marais, avait été impossible, il avait fallu marcher dans l’eau croupissante jusqu’aux genoux sur une dizaine de mètres. Lucie était trempée. Son front, son dos, sa nuque ruisselaient. Chaque respiration ressemblait à une brûlure d’ammoniac, qui prenait aux poumons. Avec un couteau, Pedro avait légèrement troué le cuir de ses chaussures neuves, pour que l’eau s’évacue au mieux et évite les ampoules. Il donna un coup de machette à la base d’un bambou. L’eau jaillit du cylindre creux, il y colla sa gourde et la remplit sans parler. Ses yeux furetaient, chassaient dans les entrelacs sombres. Plus loin, il se courba vers des lianes épaisses, le long de troncs noirs.

— Regardez, elles sont cassées net.

Il avança encore un peu, montrant d’autres brisures. Une piste étroite, insoupçonnée, venait de prendre naissance.

— On appelle ça le chemin des Indiens : un sillage, à travers la jungle… Il n’y a plus aucun doute, les Ururu sont ici.

Angoissée, Lucie observa autour d’elle, mais elle n’y voyait pas à dix mètres. Même le bleu du ciel avait disparu, ne laissant place qu’à d’interminables rouleaux de verdure. Ici, tout était démesuré, y compris la taille des fourmis. Pedro fit couler de l’eau fraîche dans ses cheveux bouclés, puis jeta un œil à son GPS étanche.

— Nous n’allons pas nous éloigner du bateau. Dans deux heures, il fera noir. Marchons encore un peu, droit devant nous. Ils vont venir avant la tombée de la nuit, je le sens…

Ils se remirent en route, sur leurs gardes. Les branches, les feuilles gémissaient sous leurs pas. Lucie ne pouvait s’empêcher de comparer la jungle à un cerveau humain : un réseau d’éléments interconnectés qui échangeaient des signaux, s’ajoutaient les uns aux autres, se soustrayaient, dans un but de coopération ou de compétition. Symbiose, osmose, mais aussi prédation et parasitisme. Chaque élément fondamental constituait un petit nœud, qui menait vers un nœud plus gros. La mort amenait la pourriture, la pourriture donnait les bactéries qui enrichissaient la terre. La terre créait les feuilles, les feuilles amenaient à l’espèce, les espèces formaient l’écosystème, une entité fragile, d’une richesse effroyable, en équilibre perpétuel entre vie et mort, déchéance et majesté.

Enfin, ils atteignirent une zone plus dégagée, où grondait un torrent, en contrebas. Tout suintait l’humidité, jusqu’à l’écorce des arbres. Dans la forêt amazonienne, le degré hallucinant d’hygrométrie — presque 100 % — était le pire ennemi. Il rendait l’allumage du feu difficile, pourrissait les chairs des pieds, propageait les maladies. En retrait, Lucie reprenait un peu son souffle. Son organisme souffrait. Loin du rio Negro, les piqûres de moustiques se multipliaient. Soudain, elle crut apercevoir une silhouette, entre les troncs serrés, derrière elle.

Ça se déplaçait vite, avec aisance.

Des branches commencèrent à s’agiter, un peu partout, des lianes vibraient. À droite, à gauche, en face. Le silence, l’agitation… Le silence, l’agitation… Comme si, soudain, on se regroupait autour d’eux, et qu’on dansait à un rythme lent. Lucie se rappela les visages effroyables, dans le livre de Chimaux.

Ils étaient là, quelque part, autour d’elle.

Sur ordre de Pedro, les deux Indiens déposèrent leurs armes à leurs pieds, puis levèrent leurs mains en signe de paix. Autour, les ombres se précisaient. Les yeux, des nez percés d’os, des faciès apparaissaient entre les bambous avant de disparaître, comme des masques flottants. Puis il y eut des cris, des chants aigus, des élans sonores qui provoquèrent la fuite de singes, loin dans la canopée. Pedro expliqua tout bas qu’il ne fallait surtout pas bouger, juste attendre que Napoléon Chimaux daigne se montrer. Lucie essaya de rester droite, sûre d’elle, mais elle tremblait de partout. Sa vie, son futur, plus rien ne lui appartenait.

Combien de temps l’intimidation dura-t-elle ? Elle ne put l’estimer. Ici, le temps se diluait, les repères volaient en éclats. Des feuilles de palmier s’écartèrent enfin. Et l’anthropologue apparut, apparemment seul, si ce n’est qu’autour de lui, tout vibrait, comme un rouleau compresseur prêt à démarrer. Il était grand, puissant, solide sur ses jambes, et vêtu d’un treillis kaki. Son crâne était chauve et ses grands yeux noirs étaient injectés de sang. Son front, ses joues étaient marqués de signes ocre, qui formaient des droites brisées, des zigzags furieux. Les mains sur les hanches, il renifla l’air comme le ferait un prédateur sur la piste d’une proie. Lucie se remémora les images de Phénix n° 1 : ce pied qui pousse les cadavres, dans les cabanes… Elle avait envie de s’emparer d’un fusil et de lui coller le canon entre les deux yeux, jusqu’à ce qu’il crache toute la vérité. Mais au moindre geste, elle était morte : une trentaine de haches, de lances, devaient être pointées dans sa direction, prêtes à lui fendre le crâne.

La voix grave de Chimaux coula comme un lent poison :

— Donnez-moi une bonne raison pour que je ne vous tue pas.

L’homme ignorait complètement les guides, il s’adressait à Lucie directement. Elle leva une main en signe de paix, et plongea l’autre main, lentement, prudemment, dans la poche ventrale de sa chemise. Elle tendit une photo devant elle.

— La voici, ma raison. Éva Louts.

Elle avait répliqué d’un ton sec, tranchant. Elle voulait se montrer forte, sans peur, parce qu’elle était au bout. Au bout de sa quête, au bout du monde. Tout devait se terminer à présent. Chimaux eut un sourire malsain.

— Avancez, avancez… Que je voie bien la photo…

Sans réfléchir, Lucie obtempéra, s’éloignant de ses guides. À présent, ils étaient à moins de trois mètres l’un de l’autre. Chimaux tendit le bras, lui intimant de ne plus bouger. Puis il plissa les yeux.

— C’est bien elle, dirait-on. Éva Louts… Mais encore, jeune femme ? N’avez-vous rien d’autre à me raconter ? Éveillez un peu ma curiosité.

— Éveiller votre curiosité ? Vous attendiez Éva Louts, mais elle ne viendra plus jamais. Elle s’est fait assassiner.

Lucie avait touché dans le mille. Elle lut de la stupéfaction, puis de la rage sur le visage de l’anthropologue.

— Comment ?

— Mutilée dans la cage d’un chimpanzé. Stéphane Terney est mort, l’artère iliaque tranchée. Ça vous rappelle quelque chose ? Je suis au courant pour les mères qui meurent en couche, les cerveaux qui se consument et rendent violents. J’ai vu la première cassette de Phénix. Quand Éva Louts est arrivée ici, vous l’avez acceptée parce qu’elle vous a surpris. Elle savait que les Ururu étaient gauchers et violents. Elle avait trouvé un lien qu’aucun de ceux qui s’étaient succédé ici n’avait soupçonné. Alors, vous avez décidé de la laisser pénétrer votre univers. Vous avez noué une relation de confiance avec elle, et l’avez renvoyée en France avec une mission : vous ramener des identités de prisonniers gauchers et extrêmement violents. Vous recherchez ces enfants maudits qui se mettent à massacrer sans raison, c’est bien ça ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont le fruit ultime de Phénix, et que le tueur vous interdit de sortir de votre jungle pour voir leurs visages ? Je suis là, en face de vous, pour les ultimes réponses. Finissez avec moi ce que vous avez commencé avec elle.

Chimaux inclina la tête d’un côté, puis de l’autre, les yeux agrandis, comme s’il cherchait à lire à l’intérieur de Lucie. Il ressemblait à un étrange animal soudain confronté à son propre reflet. Son visage, ses avant-bras étaient lardés de cicatrices. Son torse se gonfla sous sa veste militaire, et il poussa alors un long cri rauque. Instantanément, des dizaines de silhouettes nues jaillirent des arbres, haches en main, et coururent vers Lucie en hurlant. Tétanisée, elle n’eut pas le temps de réagir. Un être hideux, deux fois plus lourd qu’elle, l’empoigna. Un autre ouvrit la paume de sa main énorme et lui souffla une poudre blanchâtre au visage. Lucie sentit alors une brûlure dans ses narines, sa trachée. Dans la seconde, ses jambes se dérobèrent, des mains l’empêchèrent de chuter. Des peaux moites s’agglutinèrent contre elle. Elle sentit des odeurs de plantes, de boue et de sueur. Tout se mit à tourner, les arbres, les faciès semblaient se tordre, dégouliner comme de la cire fondue. Elle se vit décoller de terre, incapable de bouger. Et alors, tandis que des mouches noires se déversaient sous son crâne, l’haleine tiède de Chimaux se répandit dans sa nuque.

— Vous voulez voir à quoi ressemble Phénix ? Une naissance nous attend, cette nuit. Vous serez au premier rang. Ensuite, je boirai votre âme…

Ils emmenèrent Lucie dans la jungle.

Les feuilles des palmiers se refermèrent brutalement derrière eux, comme un rideau de théâtre qu’on tire. Quelques craquements de branches. Puis le silence.

56

Un virus, transmis à l’enfant de génération en génération, par le père ou la mère. Un monstre habilement caché dans l’ADN, en interaction avec le gène de la latéralité, et qui attendait son heure pour se réveiller, se multiplier dans le cerveau de l’organisme hôte à grande vitesse, et l’anéantir. Sharko n’y connaissait rien aux virus, à leur stratégie, mais les dix jours d’enquête avaient collé sous son crâne une hypothèse démente. Une hypothèse qu’il devait absolument vérifier.

C’était un homme fin, au visage fatigué, qui lui ouvrit, au quatrième étage de l’immeuble haussmannien où il était déjà venu avec Lucie pour interroger la sœur de Félix Lambert. Le commissaire se présenta sans montrer sa fausse carte. Sa voix ferme et son regard verrouillé suffirent.

— Police criminelle de Paris. J’aimerais parler à Coralie Lambert. Nous nous sommes déjà vus.

— Masson… Elle s’appelle Coralie Masson, nous sommes mariés depuis plus d’un an.

L’homme, Patrick Masson, n’avait même pas trente ans. Il invita Sharko à entrer dans le vaste appartement sans poser de questions. La jeune femme était allongée sur un canapé, un oreiller sous la nuque, les mains sur le ventre. Elle regardait une émission télévisée. Elle voulut se redresser à l’arrivée du flic, mais Sharko s’avança rapidement, paume ouverte devant lui.

— Non, restez allongée, je vous en prie. Je n’en ai pas pour très longtemps.

Le commissaire demanda à Patrick de les laisser seuls quelques instants.

— Je descends fumer, fit le jeune homme à destination de sa femme. (Il agita son iPhone dernière génération.) Si tu as besoin de moi, n’hésite pas.

Sharko tira une chaise à lui, de manière à s’installer face à Coralie, et observa ce gros ventre rond, qui s’apprêtait à donner la vie. Il se frotta les mains l’une contre l’autre, il devait jouer serré : ne surtout pas parler des découvertes dans le laboratoire.

— La naissance approche, dit-il calmement, avec un demi-sourire.

Mollement, Coralie éteignit la télé en pressant sur le bouton d’une télécommande. Elle avait un teint de nacre et des yeux cernés. Et elle était si jeune.

— Je ne pense pas que vous soyez venu ici pour que l’on parle de mon bébé.

Sharko se racla la voix.

— Vous avez raison. La question que je vais vous poser risque de vous paraître étrange, mais êtes-vous intolérante au lactose comme votre frère Félix, madame Masson ?

La jeune femme se redressa finalement avec une petite grimace, et s’installa confortablement au milieu des coussins. Ses chevilles étaient enflées, sûrement l’un des effets d’une grossesse dont le proche aboutissement semblait difficile. Au sol, dans une assiette, traînaient des trognons de pommes, des paquets de biscuits vides, des emballages de compote à la fraise.

— Oui, mais pourquoi cette question ?

— Parce que, je vous l’ai dit la fois dernière, notre enquête nous entraîne sur une piste médicale, et ne concerne pas seulement Félix. C’est plus vaste que cela, je ne puis vous en révéler plus pour le moment, mais je le ferai dès que possible. Votre père, votre mère étaient-ils intolérants ?

— Mon père buvait du lait sans problème, mais ma mère était intolérante, elle aussi.

— Savez-vous qu’en Europe, l’intolérance au lactose concerne surtout les populations immigrées et leurs descendants ?

— Je l’ignorais. Mais que cherchez-vous à me dire, précisément ?

— Qu’à un moment donné, il y a probablement eu du sang étranger dans la lignée de votre famille. Du sang qui aurait amené cette intolérance et… hmm… quelque chose de mauvais. Et je pense que cela est relativement récent.

Coralie parut outrée. Elle fit courir sa langue sur ses lèvres un peu sèches, les sourcils froncés. Elle se leva difficilement, partit ouvrir un tiroir et revint avec un album, qu’elle posa entre les mains de Sharko.

— Nous ne sommes pas immigrés, notre sang français coule depuis des générations et des générations. Plusieurs membres de ma famille ont dressé des arbres généalogiques, avec des racines qui remontent jusque dans les années 1700. Vous en trouverez des copies sur les premières pages.

Sharko ouvrit l’album. De grandes feuilles de papier étaient collées et pliées à l’intérieur, sur lesquelles se répandaient les branches de l’arbre généalogique.

— Je ne doute pas de la véracité de votre document, fit Sharko. Ce que je veux dire, c’est qu’un enfant peut très bien être né d’une aventure extraconjugale, sans que cela se voie sur l’arbre. Un mari trompé, par exemple.

Coralie garda le silence, la bouche serrée. Très vite, Sharko repéra l’embranchement de Coralie et Félix Lambert. Leur mère, Jeanne, décédée sur une table d’accouchement et fille unique… Leurs grands-parents… Des dates, des noms, des lieux de naissance bien français. Sur l’arbre, Jeanne Lambert, la mère de Coralie et Félix Lambert, était née en 1968 à Paris. 1968… Une date qui, immédiatement, alluma des signaux dans l’esprit du flic : la cassette Phénix n° 1, tournée en 1966… Les transferts d’éprouvettes entre l’Amazonie et la France, en 1967…

Comme une mécanique implacable, tout s’assemblait logiquement dans l’esprit du flic. Ses hypothèses semblaient se vérifier. Il fixa Coralie dans les yeux.

— Vous êtes intolérante au lactose. Votre mère Jeanne l’était également, et non votre père. Donc l’intolérance vient de la branche maternelle. (Il pointa son index sur deux cases : Geneviève et Georges Noland.) D’où ma question : votre grand-mère ou votre grand-père, du côté maternel, étaient-ils également intolérants ?

Coralie réfléchit quelques secondes.

— Mon grand-père a bu du café au lait, il y a quelques jours, à l’endroit exact où vous vous tenez. Il a divorcé de ma grand-mère il y a bien longtemps, mais elle aussi buvait du lait. Ils… Ils ne sont pas intolérants. (Il y eut un silence.) Ça voudrait dire…

Sharko ne tenait plus en place, il avait, sous les yeux, sa « rupture » génétique dans la lignée familiale de Félix Lambert. Il passa sa main sur ses lèvres, se rendant compte de l’ampleur de ses découvertes, et de toute l’horreur que cela impliquait.

— Avez-vous des photos de votre mère et de ses parents, Georges et Geneviève ?

Coralie prit l’album et le feuilleta, avant de le rendre au commissaire.

— Là, maman et ma grand-mère. Et ici, maman et mon grand-père. Vous ne les aurez jamais à trois, car mes grands-parents étaient déjà séparés depuis longtemps. Sur ces photos, maman devait avoir quinze ans. Elle était belle… Elle avait dix-neuf ans quand elle m’a donné naissance, et vingt quand Félix est né.

Sharko contempla avec attention les photographies en couleur. La mère de Coralie, Jeanne, était une adolescente brune, avec des yeux foncés, certains traits de ressemblance flagrants avec sa propre mère, comme le nez, l’expression du sourire. Coralie dit à voix haute ce que Sharko pensait tout bas.

— Ma mère ne ressemble pas du tout à mon grand-père, c’est ce à quoi vous pensez. C’est… inconcevable !

Sharko serra les lèvres. L’enfant n’était pas du grand-père, le flic en avait à présent la certitude. Une seule hypothèse se dessinait, en lien avec les Ururu d’Amazonie, les trafics, ces histoires de virus et d’Évolution : aussi fou que cela pût paraître, la grand-mère de Coralie et de Félix avait reçu, probablement à son insu, le produit séminal d’un Indien intolérant au lactose, colossal, violent. Des spermatozoïdes porteurs du virus. L’horreur s’était passée entre 1967 et 1968. Une horreur destinée à se propager de génération en génération.

Désarçonné, écrasé d’interrogations, le flic referma l’album et le présenta lentement à Coralie, la contraignant à tendre le bras. Il nota précisément avec quelle main elle le récupéra.

La gauche.

GATACA venait de trahir sa présence.

Son cœur se serra dans sa poitrine. Il respira un grand coup pour faire taire la colère, l’envie de hurler qui montait en lui. D’une voix hésitante, il fit :

— Dites-moi que votre enfant sera une fille.

Coralie le regarda étrangement, puis secoua la tête.

— Non, ce sera un garçon.

Sharko essaya de garder son calme, mais intérieurement, il était décomposé, en miettes.

— Êtes… Êtes-vous suivie médicalement ?

— Oui mais je…

— Que donnent les échographies ? Est-ce que tout est normal ?

Coralie semblait perdue face à ce flic qui la malmenait et posait des questions dont elle ne comprenait pas le sens.

— Bien sûr que tout est normal ! Le bébé est gros, en pleine forme. (Elle sourit.) Il… Il bouge toujours ! Je n’ai jamais eu autant d’appétit, je n’arrête pas de manger, c’est un grand gourmand. Il n’y a que mon placenta qui présente un petit problème, mais ce n’est pas gr…

— Une hypervascularisation ?

— Comment savez-vous ? Qu’est-ce que tout ceci signifie ?

Les ultimes doutes de Sharko se confirmaient. Coralie portait GATACA endormi en elle. Après avoir anéanti sa mère, le bébé de Coralie naîtrait, grandirait, transmettrait à son tour le rétrovirus à son enfant, avant que son cerveau se consume et le rende violent. Un cycle maudit, destiné à se répéter tant que naîtraient des enfants dans cette famille. Perdu, dépité, Sharko s’accroupit devant la jeune femme et chercha ses mots.

— Votre grand-mère maternelle est vivante ?

— Bien sûr. Mais que se passe-t-il ? Dites-moi, enfin !

Sharko avait du mal à saisir les subtilités du virus : les mères semblaient mourir en couches en donnant naissance à leur garçon, mais étaient-elles épargnées lorsqu’il s’agissait de filles ? Pourquoi ? Comment ? Tant et tant d’interrogations, qui lui brûlaient les lèvres.

— Je suis au courant de certains faits, que je ne puis vous révéler pour le moment car nous manquons de certitudes. Je peux juste vous dire qu’il s’est passé quelque chose entre vos grands-parents maternels. Quelque chose de génétique, lié à la procréation de votre mère. C’est de là qu’est venu un défaut, si vous voulez, qui est remonté jusqu’à votre frère Félix…

Il se tut un moment, évitant de lui avouer qu’elle aussi était touchée de plein fouet, et qu’un monstre en forme de méduse se nichait dans son ADN et celui de son futur bébé.

— … J’ai besoin d’interroger vos grands-parents. Je dois savoir comment s’est passée la grossesse de votre grand-mère, et avec quels médecins, quels spécialistes elle a été en contact.

— Vous dites un défaut ? Quel défaut ? Nous n’avons jamais entendu parler de défaut. Mon grand-père en aurait forcément touché un mot à la famille. Il est généticien et spécialiste de la procréation. Il a suivi la grossesse de grand-mère. Repérer les défauts, c’est son métier, il n’y a pas meilleur que lui pour ces choses-là.

Sharko eut l’impression d’un coup de poing dans la gueule.

— Un… un généticien, vous dites ?

— Un grand généticien. Je n’y connais pas grand-chose, mais je sais qu’il a découvert des gènes importants, il y a longtemps, qui lui ont valu une grande renommée. Depuis des années, il dirige un important laboratoire chargé d’accueillir les couples qui ont des problèmes de procréation, des insuffisances hormonales. Il les conseille, les aide à avoir des enfants. Que lui voulez-vous ? Qu’est-ce qui se passe ?

Sharko se releva, se demandant s’il allait tenir sur ses jambes. Tout lui parut tellement clair. Des inséminations…

Il comprenait aussi, à présent, la tentative d’assassinat sur Lucie à São Gabriel. Georges Noland était présent quand Lucie avait interrogé Coralie. Sharko se rappelait avoir demandé si quelqu’un de leur famille avait des origines amérindiennes, et Noland avait coupé court. Dès lors, le généticien avait dû se rendre compte du sérieux de leur piste, et se douter que l’un d’eux finirait par se rendre au Brésil. Lucie lui avait même donné sa carte avec son numéro de téléphone. Sans le savoir, elle s’était livrée au monstre, qui avait dû faire jouer ses contacts militaires en Amazonie pour essayer de l’éliminer discrètement et faire croire à un accident.

Le commissaire fixa la jeune femme avec effroi, incapable, sur le moment, de mesurer la portée de sa découverte et, surtout, d’estimer la perversité de Georges Noland. Cet homme avait injecté un virus dans l’organisme de sa propre femme, créant ainsi une malédiction sur toutes les générations à venir. Il avait tué Louts, torturé Terney. À l’abri de son laboratoire, il avait probablement inséminé des femmes avec des problèmes hormonaux, incrustant un virus mortel jusqu’au cœur de leur ADN. Comment un être humain pouvait-il faire une chose pareille ?

La main tremblante, il sortit un papier et un stylo de sa poche.

— J’aimerais lui parler. Pouvez-vous me donner son adresse ?

Un long silence. Coralie soupira. Elle caressa son ventre pour s’apaiser.

— À cette heure, il doit être dans son laboratoire. Mon grand-père n’arrête jamais de travailler. La société s’appelle Génomics, elle est basée à Villejuif, près de l’Institut de recherche sur le cancer.

Sharko nota les informations, mâchoires serrées. Derrière lui, le mari réapparaissait, un briquet dans la main. Le commissaire rangea son papier, puis serra doucement la main de la jeune femme.

— Prenez bien soin de vous.

Il la laissa dans le plus grand trouble, entraîna le mari dans le couloir de l’appartement et parla à voix basse.

— Coralie vous a-t-elle raconté, pour sa mère ? Le décès d’une hémorragie cataclysmique à la naissance de Félix Lambert ?

— Évidemment.

— Dans ce cas, écoutez-moi bien : vous allez vous rendre immédiatement à l’hôpital, car il est probable que ce qui s’est passé avec la mère de votre femme se reproduise avec elle. Donnez aux médecins tous les détails de la mort de Jeanne Lambert, dites-leur que si rien n’est fait, quelque chose va se déclencher chez Coralie à la naissance du bébé. Quelque chose qui va la faire mourir d’une hémorragie. Tout cela est génétique.

L’homme n’était pas loin de se décomposer. Sharko lui posa une main sur l’épaule.

— Il y a peut-être moyen de la sauver si vous vous y prenez tout de suite. Et, je vous en prie, empêchez-la de prévenir son grand-père, je fonce à Villejuif. Tout ça, c’est sa faute.

Il dévala les marches trois à trois. Une fois dans son véhicule, il sortit son Smith & Wesson de son holster, le chargea à bloc, et démarra en trombe.

57

Lucie était en dehors du temps. Les yeux injectés, elle avait du mal à remuer ses paupières. Un grand feu brûlait devant elle, aux flammes si hautes qu’elles embrasaient les ténèbres. Elle était assise à même la terre, en tailleur, incapable de se relever, comme si ses membres ne lui appartenaient plus. Derrière, autour, une rumeur grondait, des voix de gorge mâles battaient à l’unisson, des pieds nus écrasaient le sol, dans une lente rythmique de tambour. Boum, boum, boum… Des mains, des bras, tournaient dans l’obscurité, dessinaient des figures incompréhensibles. Lucie se sentait osciller, ses globes oculaires roulaient dans leurs orbites, assaillis de flashes violents. Où était-elle ? Elle n’arrivait plus à réfléchir, tout se mélangeait dans sa tête, comme si un tunnel s’était ouvert vers le néant, où se déversaient des souvenirs. Des visages… Son père, sa mère, Sharko. Ils tournaient, se mêlaient, s’étiraient, engloutis dans une gorge d’encre. Au fin fond de son crâne, elle entendit des rires de petites filles, vit le sable blanc gicler devant ses yeux au ralenti. D’abord brouillés, les visages de Clara et Juliette se dessinèrent lentement. Lucie tendit la main devant elle pour les toucher, mais elles s’évaporèrent dans la nuit. Sourires, puis larmes. Lucie vacilla, sa tête partit à la renverse, tandis que les larmes inondaient son visage. Elle sentit son corps chuter, puis une caresse sur sa nuque. Des graines et de la poudre de champignons broyés tombèrent sur le charbon incandescent disposé entre ses jambes. Il y eut un ressac de fumée brûlante qui lui enveloppa le visage. Lucie sombra, revint ensuite à elle, dans un état second. Les fumées, les odeurs de plantes, de racines l’enveloppaient, la chahutaient.

Soudain, la foule s’écarta, une clameur s’éleva, encouragée par des haches brandies. Quatre hommes transportaient une femme, couchée sur un tapis de feuilles et de branches. Elle était complètement nue, couverte de peintures. On la posa près du feu. Des dessins s’entortillaient autour de son ventre gonflé.

Chimaux s’installa au côté de Lucie et respira une poudre brunâtre.

— Ces plantes que nous inhalons ont des pouvoirs insoupçonnés, notamment ceux de guérir les corps et les esprits malades. Respirez, respirez profondément, et laissez-vous porter…

Il ferma les yeux quelques secondes. Lorsqu’il les rouvrit, ils brûlaient comme des braséros.

Sharko se gara devant un panneau d’interdiction de stationner et sortit en courant de son véhicule, le Smith & Wesson à la ceinture. Il dépassa l’immense Institut Gustave-Roussy avant d’atteindre un grand bâtiment de verre et d’acier, aux arêtes épurées, aux larges portes automatiques, au-dessus desquelles s’étalait en lettres rouges et noires « GENOMICS ». Il se précipita vers l’accueil, montra brièvement sa fausse carte de police et demanda à voir immédiatement Georges Noland. L’hôtesse voulut décrocher son téléphone pour prévenir son patron, mais Sharko l’en empêcha.

— Non. Emmenez-moi directement auprès de lui.

— Il travaille en « salle propre », au niveau –1. La où on stocke nos échantillons de tissus. Je n’ai pas accès et…

Sharko désigna l’ascenseur.

— On y accède par là ?

— Avec un badge, oui. Il n’y a aucun autre moyen d’y descendre.

— Dans ce cas, appelez-le, sans révéler qu’il s’agit de la police. Dites que sa fille veut le voir.

Elle s’exécuta, puis raccrocha quelques secondes plus tard.

— Il arrive.

Sharko se dirigea vers l’ascenseur et attendit. Quand les portes s’ouvrirent, il se précipita à l’intérieur et plaqua Noland contre le fond, lui enfonçant discrètement l’arme dans le ventre.

— On va descendre tous les deux.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit sur un couloir. En face, protégée par d’épaisses cloisons vitrées, s’étalait une grande pièce à la pointe de la technologie. Des hommes et des femmes masqués, en tenue stérile, travaillaient devant des moniteurs, appuyaient sur des boutons qui commandaient d’énormes appareils cryogéniques à pression. Dès qu’il le put, Sharko contraignit Georges Noland à entrer dans un bureau. Il verrouilla la porte derrière lui, poussa le généticien contre le mur et lui colla un coup de crosse sur la tempe. L’homme se plia en deux, les mains sur le front. Le flic écrasa le canon sur l’une de ses joues.

— Je vous laisse dix secondes pour appeler le Brésil et annuler le contrat sur Lucie Henebelle.

Georges Noland secoua la tête.

— Je ne vois pas de quoi v…

Sharko le fit basculer sur le côté et lui enfonça le canon dans la bouche, jusqu’à la glotte.

— Cinq, quatre, trois…

Noland eut un haut-le-cœur et acquiesça à toute vitesse. Il cracha longuement. Le flic le poussa violemment vers le téléphone, tout son corps tremblait d’une dangereuse tension nerveuse. Composition d’un numéro, attente… Puis des mots en portugais. Sharko ne comprenait pas la langue, mais il devina qu’ils parlaient chiffres, argent. Finalement, Noland raccrocha et se laissa choir lourdement sur un siège à roulettes.

— Ils sont passés sur la rivière à l’aube. Alvaro Andrades, un militaire qui garde la rivière, les laissera circuler librement à leur retour.

Sharko ressentit un grand soulagement. Lucie était toujours vivante, quelque part. Il s’approcha de Noland et l’agrippa par le col de sa blouse, avant de le propulser dans un coin, lui et sa chaise à roulettes.

— Je vais vous tuer. Je vous jure que je vais le faire. Mais avant, parlez-moi du rétrovirus en forme de méduse, des profils génétiques, de ces mères qui meurent en couche. Expliquez-moi votre relation avec Chimaux et Terney. Je veux toute la vérité. Maintenant.

Napoléon Chimaux hocha le menton vers la future mère Ururu, que d’autres femmes, jeunes ou vieilles, venaient caresser au front, en une longue procession. À ses côtés, Lucie oscillait, sa tête partait vers l’avant, revenait vers l’arrière. Les mots résonnaient, graves, déformés :

— Toute la magie, le mystère, le secret des Ururu se trouve là, devant vous. Le plus fantastique modèle d’Évolution qu’un anthropologue pouvait espérer rencontrer. Regardez comment cette jeune femme enceinte est sereine. Pourtant, elle sait qu’elle va mourir. Dans ces moments-là, ils sont tous en parfaite communion. Voyez-vous une quelconque forme de violence dans ce peuple, vous ?

Ses globes oculaires roulèrent vers le haut, ses pupilles disparurent quelques instants, avant de réapparaître, plus dilatées encore. De grosses veines avaient gonflé sur son cou.

— Les Ururu savent exactement de quel sexe sera l’enfant à naître. La mère mange davantage dans le cas d’un garçon, son ventre devient énorme, et elle est très fatiguée dans les quatre derniers mois de grossesse. Le fœtus mâle lui pompe toute son énergie. Il veut à tout prix venir au monde, avec les meilleures chances de survie. Le placenta s’hypervascularise pour amener davantage d’oxygène et de nourriture. L’enfant sera gros, fort, en excellente santé…

Les chants se succédaient, le rythme des pas s’accélérait, les visages tournoyaient. Lucie laissait la sueur couler dans ses yeux brûlants. Hormis les vagues silhouettes, elle ne parvenait pas à distinguer quoi que ce soit d’autre. Elle se rappela vaguement… Le bateau, la jungle… Elle se voyait couchée sur des feuilles, le visage de Chimaux tout près du sien. Elle s’entendait parler, pleurer, raconter… Que lui avait-on fait ? Quand cela était-il arrivé ?

Soudain, un homme jaillit de la foule, armé d’une pierre taillée, à la tranche fine comme un scalpel. Il s’accroupit devant la femme enceinte.

Noland épongea en silence le sang qui coulait de sa tempe. Puis ses lèvres serrées, mauvaises, s’ourlèrent brusquement.

— Ce n’est pas en fabriquant des fauteuils roulants qu’on fait avancer la science. La science a toujours demandé des sacrifices. Mais vous ne pouvez pas comprendre ces valeurs.

— J’ai déjà été confronté à des tarés comme vous, des illuminés qui se croient tout permis et qui nient l’existence d’autrui. Ne vous souciez pas de ce que je peux comprendre ou non. Je veux toute la vérité.

Le généticien plongea ses yeux noirs dans ceux du flic, qui n’y lut que du mépris.

— Je vais vous la coller en pleine gueule, la vérité. Mais êtes-vous bien certain de vouloir l’entendre ?

— Je suis prêt à tout entendre. Commencez par le début. Les années soixante…

Un silence… Deux paires d’yeux qui se dévorent… Noland finit par abdiquer.

— Au moment de la découverte des Ururu, Napoléon Chimaux a fait appel à mon laboratoire pour analyser quelques échantillons de sang de sa tribu, afin de juger, au départ, de leur état de santé. Il n’y avait là aucune mauvaise intention, cela se faisait systématiquement à chaque découverte d’un nouveau peuple. C’était en 1965, l’époque où il venait d’écrire son livre et où il parcourait les instituts d’anthropologie, avec ses ossements d’Ururu. C’est moi et moi seul qui ai eu le privilège de travailler avec lui, parce qu’il appréciait mon travail sur les gènes et partageait mes idées.

— Quel genre d’idées ?

— Celles contre l’augmentation de l’espérance de vie. L’accroissement du nombre de vieillards va à l’encontre des choix initiaux de la nature. La « gérontocratie » ne fait que… créer des problèmes, déclencher des maladies et pourrir notre planète. La vieillesse, la procréation tardive, tous ces médicaments qui prolongent l’existence sont des viols de la sélection naturelle…

Il parlait avec dégoût, appuyant chaque mot.

— … Nous sommes le virus de la Terre, nous nous propageons sans jamais mourir. Quand Napoléon Chimaux s’est rendu compte que, à l’identique des temps préhistoriques, la vieillesse n’existait pas chez les mâles Ururu, que cette société s’équilibrait d’elle-même à travers ses morts et ses naissances tragiques, il a voulu avoir mon avis scientifique. Est-ce que les Ururu exerçaient leurs rituels à cause d’une culture, d’une mémoire collective perpétrée de génération en génération, ou les exerçaient-ils parce que la génétique ne leur laissait pas le choix ? Nous avons sympathisé, développé des affinités. Il m’a emmené là où personne n’était jamais allé, pour que je voie de mes propres yeux ses grands Indiens blancs.

Assis en tailleur, Chimaux posa calmement ses mains sur ses genoux. Les flammes se reflétaient dans ses pupilles dilatées. Lucie parvenait à peine à l’écouter. Des pensées éclairs, fracassantes, jaillissaient tout droit de son esprit, au rythme des flammes immenses qui dansaient devant elle : elle vit des boules de glace écrasées sur la jetée… Une voiture qui file sur une autoroute… Un corps carbonisé sur une table d’autopsie… Lucie détourna la tête, comme giflée. Elle divaguait, essayait d’écouter la voix de Chimaux, parmi les cris et les hurlements sous son crâne. Elle voulait tellement comprendre.

— Cet homme, face à vous, est le géniteur, et il va sortir le bébé avant de tuer la mère.

Le jeune indigène, grimé de la tête aux pieds, s’était agenouillé auprès de sa femme. Il parlait tout bas, caressant ses joues. Et la voix de Chimaux, toujours, entêtante, si lointaine et si proche à la fois.

— Ce mari s’est reproduit, ses gènes ont un avenir assuré, parce que son bébé va naître fort, gros, et fera un bon chasseur. Cet homme a tout juste dix-huit ans. Bientôt, il trouvera d’autres partenaires, des femmes de la tribu. Il diffusera sa semence, encore… Puis, dans quelques années, il se donnera la mort au cours d’une autre cérémonie. Les anciennes lui auront transmis l’art de se tuer proprement, sans souffrance, dans le respect de leurs traditions. Imaginez un peu ma stupéfaction, lorsque j’ai découvert le… fonctionnement des Ururu, il y a si longtemps. On éliminait les femmes lorsqu’elles donnaient naissance à des garçons, on les laissait vivre quand il s’agissait de filles. On tuait des hommes qui n’avaient pas trente ans, mais qui avaient accompli tout ce que la nature exigeait d’eux : combattre quand il le fallait, assurer leur propre descendance et la pérennité de leur tribu. Pourquoi cette culture si particulière, si cruelle, existait-elle dans cette tribu unique ? Quel était le rôle de la sélection naturelle là-dedans ? Comment l’Évolution intervenait-elle ?

Il but un liquide sombre qui le fit grimacer, puis cracha sur le côté.

— Je suppose que vous avez lu mon livre ? Vous avez eu tort, il n’est que foutaises. La violence des Ururu n’existe pas, parce qu’elle n’a pas le temps de s’exprimer : les adultes mâles se sacrifient aux premiers symptômes de déséquilibres, de visions inversées. J’ai inventé la violence légendaire de ce peuple, je l’ai portée d’université en université. Il fallait que cette tribu effraie autant qu’elle fascine, vous comprenez ? Les gens devaient avoir peur de venir ici, face à ces grands et puissants chasseurs. Partout à travers le monde, on m’a fait passer pour un fou, un meurtrier, un dégénéré assoiffé de sang, mais cette image ne faisait qu’arranger mes affaires. Il fallait qu’on nous craigne. Ce peuple est le mien, et je ne l’abandonnerai jamais.

— L’inné, l’acquis… La culture, les gènes… De si vastes débats. L’ADN forçait-il la culture Ururu, ou la culture Ururu modifiait-elle l’ADN ? Chimaux était grand partisan de la seconde solution, évidemment. Il avait sa propre théorie, purement darwiniste, sur le mode de fonctionnement de cette tribu : les Ururu étaient gauchers pour mieux combattre leurs adversaires, et ce caractère s’était inscrit dans leurs gènes, parce qu’il présentait un énorme avantage évolutif. Les mâles naissaient au détriment de leur mère, parce qu’ils survivraient et allaient de toute façon reconquérir des femmes plus tard, qu’ils féconderaient. Les filles ne tuaient pas leurs mères en naissant, parce que d’une part, elles ne combattaient pas, ne chassaient pas, et n’avaient donc pas besoin d’être fortes, mais aussi pour que les mères puissent à nouveau se reproduire et donner naissance à un garçon. Les Ururu mâles mouraient jeunes parce qu’ils s’étaient reproduits jeunes, comme Cro-Magnon, et que la nature n’avait plus besoin d’eux. Quant aux mères, elles mouraient plus âgées, parce qu’elles s’occupaient de la progéniture… Pour Chimaux, la culture Ururu modifiait réellement leurs gènes, et avait créé ce magnifique modèle évolutif. Mais moi, moi, j’étais persuadé que cela était avant tout génétique, que les gènes avaient forcé cette culture basée sur des sacrifices humains. Que les Ururu n’avaient jamais eu le choix : il fallait éliminer les mères donnant naissance à des garçons si on ne voulait pas les voir se vider de leur sang dans d’horribles souffrances. Que la violence incompréhensible qui les touchait quand ils devennaient adultes et qui annonçait la fin de leur vie était purement génétique, enfouie au plus profond de leurs cellules, et non pas influencée par l’environnement ou la culture. Les rites n’étaient que maquillage et superstitions.

— Alors, Chimaux et vous avez eu une idée monstrueuse pour confronter vos deux théories… Vous avez pratiqué des inséminations.

Noland serra les mâchoires.

— Chimaux avait un ego démesuré, il voulait toujours avoir raison, mais il était incapable de prendre des décisions. C’était mon idée à moi, et moi seul. J’ai toujours fait les choix les plus importants. C’est mon nom que l’on devra se rappeler, et non le sien.

— On se le rappellera, ne vous faites aucun souci là-dessus.

Le scientifique serra les lèvres.

— La seule chose que Chimaux a eu à faire était de prendre le pouvoir chez les Ururu. D’où l’idée de la rougeole… MON idée. C’est moi qui ai filmé les corps décimés, et non lui. C’est moi qui ai fait le sale travail, pour qu’il puisse s’approprier la tribu.

De petites bulles d’écume se posaient sur ses lèvres. Sharko se savait face à l’une des expressions les plus perverses de la folie humaine : des hommes qui dilapidaient leur intelligence supérieure dans l’unique dessein d’accomplir le mal. La figure du savant fou se trouvait incarnée juste en face de lui.

— Puis… en effet, j’ai inséminé des femmes, à leur insu. La cryogénie existait depuis les années trente, les spermatozoïdes congelés des Ururu ont traversé des milliers de kilomètres dans de petits conteneurs cryogéniques pour venir jusqu’ici. Des couples de bons Français venaient me voir parce qu’ils peinaient à avoir des enfants. Spermogrammes trop faibles, ovules peu féconds… J’auscultais ces femmes, certaines voulaient une insémination de sperme de leur mari. Facile pour moi d’y mettre le produit séminal des Ururu. C’était invisible. Ces Indiens étaient blancs, avec des traits caucasiens, les bébés qui naissaient avaient tout de bons Européens. Seule l’intolérance au lactose, qui se transmettait forcément du spermatozoïde Ururu à l’enfant, pouvait trahir cette manipulation. Et aussi le fait que l’enfant ne ressemblait pas à son père. Mais même dans ces cas-là, les familles trouvaient toujours des critères de ressemblance…

Sharko renforça l’étreinte sur la crosse de son arme. Jamais l’envie de tirer n’avait été aussi forte.

— Et vous avez même inséminé votre propre femme.

— Ne cherchez pas à me juger si rapidement. Pour votre gouverne, je n’ai jamais aimé ma femme. Vous ne connaissez rien de moi, de ma vie. Vous ignorez ce que les mots « obsession » et « ambition » signifient.

— Combien de pauvres innocentes avez-vous inséminé ?

— J’ai voulu en inséminer plusieurs dizaines, mais les taux d’échecs étaient énormes, ça ne fonctionnait pas bien. Nous étions aux balbutiements de la technique, et peut-être les spermatozoïdes supportaient-ils mal la cryogénisation et le transport. Au final, cela a fonctionné seulement avec trois femmes…

— La vôtre… Et la grand-mère de Grégory Carnot, entre autres, c’est bien ça ?

— En effet. Ces trois femmes inséminées ont eu un enfant chacune, et ce n’étaient que des filles.

— L’une de ces enfants nées d’insémination était donc Amanda Potier, la mère de Grégory Carnot, et l’autre, Jeanne Lambert, la mère de Coralie et Félix…

Il acquiesça.

— Trois filles avec des gènes Ururu, porteuses du virus qui, à leur tour, ont donné naissance à sept enfants, trois garçons et quatre filles…

La génération des enfants dont les codes génétiques étaient dans le livre de Terney, songea Sharko.

— … Cette génération des sept était, pour moi, la génération de la vérité. Félix Lambert… Grégory Carnot… et cinq autres. Sept petits-enfants avec des gènes Ururu, nés dans des bonnes familles, qui ont reçu de l’amour et qui, pourtant, reproduisaient le schéma de la tribu. Leurs mères mouraient en donnant naissance à des fils, et vivaient dans le cas contraire. De jeunes adultes mâles qui se mettent à… devenir violents. Ça a commencé il y a tout juste un an. Grégory Carnot a été le premier à, enfin, exprimer ce que j’avais attendu depuis toutes ces années. Carnot, vingt-quatre ans… Lambert, vingt-deux ans… Il semblerait que le virus se déclenche quelques années plus tôt dans notre société, plus proche de la vingtaine que de la trentaine. Sans doute le mélange avec les gènes occidentaux a-t-il… modifié légèrement le comportement de mon rétrovirus.

Il soupira.

— J’avais raison : la culture n’avait rien à voir là-dedans. Tout était purement génétique. Même plus que génétique, puisque j’apprendrais bien tard qu’il s’agissait en réalité d’un rétrovirus à la stratégie incroyablement efficace, qui a su trouver en la tribu quasi préhistorique des hôtes parfaits.

Malgré la situation tendue, ses yeux continuaient à briller. Le genre de fanatique qui le resterait toute sa vie, qui y croirait jusqu’au bout, et qu’aucune prison ne pourrait enfermer.

— Quel était le rôle de Terney là-dedans ? demanda Sharko.

— À l’époque, j’ignorais que le virus existait. Je ne comprenais pas ce qui tuait les mères, je pensais à un problème immunologique, quelque chose en rapport avec le système immunitaire, les échanges mères-fœtus durant la grossesse. Terney était certes un fanatique doublé d’un paranoïaque, mais il était un génie. Il connaissait sur le bout des doigts l’ADN et les mécanismes de la procréation. Il m’a aidé à comprendre, et c’est lui qui a déniché le rétrovirus. Imaginez l’état dans lequel je me suis trouvé, lorsque je l’ai visualisé pour la première fois au microscope…

Sharko pensa à la méduse ignoble, flottant dans son liquide. Une tueuse d’humains…

— … Ce rétrovirus, nous l’avons nommé du même nom que le projet d’insémination : Phénix. Je savais que Terney mordrait à l’hameçon, qu’il ne pourrait refuser l’opportunité de suivre une mère qui portait en elle un pur produit de l’Évolution. Je surveillais Amanda Potier, je la savais enceinte. Elle était quasiment la matérialisation du sens de la vie de Terney, de sa quête, de ses recherches… Grégory Arthur TAnael CArnot, G A TA CA, était un peu son enfant… Avec sa réputation et ses compétences, il lui a été facile de récupérer les échantillons sanguins des sept enfants après leur naissance, d’en faire des analyses, de m’aider à mieux connaître Phénix.

— Parlez-moi de ce Phénix. Comment cette saloperie fonctionne-t-elle ?

L’Ururu mâle souffla une poudre vers le visage de sa femme, dont les yeux s’ouvrirent en grand et rougirent instantanément. Puis il la fit mordre dans un bâton. Chimaux observait le macabre spectacle avec une certaine fascination dans les yeux.

— Le nouveau-né sera directement confié à une autre femme du village, qui devient par conséquent celle qui l’élève. Ainsi se perpétue la vie chez les Ururu. C’est cruel, mais cette tribu a traversé les millénaires avec ses rites. Si elle existe encore, c’est que, quelque part, un équilibre naturel, évolutif, s’est créé. La tribu Ururu n’a pas connu la décadence des sociétés pourrissantes du monde occidental. Elle n’a pas eu ce besoin absolu de se reproduire de plus en plus tard, de prolonger sa vie sans réelle utilité, de vivre dans le modèle familial tel que nous le connaissons. Regardez les dégâts en Occident : ces maladies qui se déclenchent en chaîne après quarante ans. Vous pensez qu’Alzheimer est une maladie nouvelle ? Et si je vous disais qu’elle a toujours existé, mais qu’elle ne s’est jamais déclarée simplement parce que les hommes mouraient plus jeunes ? Elle veillait au cœur de nos cellules et attendait son heure. Aujourd’hui, chacun peut connaître son génome, ses prédispositions aux maladies comme le cancer. Des probabilités immondes qui orientent notre futur… On en devient fou et hypocondriaque. L’Évolution ne décide plus de rien.

— Pourquoi Louts… marmonna Lucie dans un éclair de conscience.

— Louts est arrivée ici avec une théorie formidable, qui aurait pu être la mienne vingt ans plus tôt : la culture de combat d’une société, qui « imprime » le caractère gaucher dans l’ADN, forçant ainsi les descendants à être gauchers, eux aussi, pour en faire de meilleurs combattants… La mémoire collective qui modifie l’ADN… Elle avait MA conception de l’Évolution, elle était exactement comme moi.

Il baissa la ceinture de son treillis et désigna une large blessure, sur son aine.

— J’ai failli mourir il y a cinq ans. Noland voulait aller bien trop loin. Quand, avec Terney, il a repéré et cerné le fonctionnement exact du virus, il s’est mis à parler d’un projet de grande envergure. Si vous le connaissiez, vous sauriez ce que ces mots-là signifient dans sa bouche. J’ai voulu m’y opposer, parce qu’il ne s’agissait plus de quelques morts cette fois, mais bien de réinjecter un virus vivant dans le patrimoine génétique de l’humanité. Un sida puissance dix, censé faire le grand ménage. Alors, il a cherché à me tuer. Depuis ce temps, je ne sors plus de cette jungle.

Il réajusta ses habits, but un nouveau coup. Lucie essayait de mémoriser ses mots. Un virus… Noland… Elle devait lutter, les brumes l’enveloppaient, dévoraient ses pensées, gommaient ses souvenirs.

— Quand Louts est venue à ma rencontre, j’ai eu une idée. Je voulais savoir si… les premiers symptômes du virus avaient frappé de jeunes adultes mâles. Si certains d’entre eux étaient devenus ultra-violents, et si toutes les hypothèses de Terney et de Noland se confirmaient. Alors, j’ai utilisé l’étudiante, je lui ai demandé de faire le tour des prisons, d’y rechercher des gauchers violents, jeunes, présentant des symptômes de perte d’équilibre. Elle devait juste me ramener une liste de noms et des photos, je savais que j’y reconnaîtrais des petits-enfants Ururu et que, si tel était le cas, alors toutes les théories de Noland se vérifiaient. Quand je ne l’ai pas vue revenir, j’ai su qu’elle était allée beaucoup plus loin. Que ses recherches et son obstination lui avaient coûté la vie. Noland l’avait tuée…

Lucie pataugeait. Les images continuaient à se chevaucher dans sa tête. Tout s’embrouillait, alors que des hurlements féminins s’élevaient au cœur du feu. Des voix distinctes du passé se mêlèrent aux clameurs du présent. Des flics qui criaient, qui s’élançaient. Toute tremblante, trempée, Lucie se vit clairement marcher avec les forces de l’ordre. On défonçait la porte, Lucie suivait. Carnot, là, plaqué au sol… Elle courait dans les escaliers, ça sentait le brûlé. Une porte, la chambre. Un autre corps, dont les yeux étaient restés ouverts.

Juliette, là, morte juste devant elle, les yeux grands ouverts.

Lucie roula sur le côté, les mains au visage, et poussa un long hurlement.

Ses doigts griffèrent le sol, ses larmes se mêlèrent aux terres ancestrales, tandis que devant, des mains ensanglantées brandissaient aux cieux un bébé arraché au ventre de sa mère. Dans un ultime éclair de lucidité, elle vit Chimaux se pencher au-dessus d’elle, et l’entendit murmurer, d’une voix glaciale :

— Et maintenant, je vais aspirer votre âme.

Noland parlait calmement, épongeant son arcade par petites touches précises.

— Phénix est sorti du ventre de l’Évolution et a contaminé des générations de Cro-Magnon, il y a trente mille ans. Je pense que, quelque part, il a contribué à l’extinction de l’homme de Neandertal par un génocide des Cro-Magnon infectés, mais ceci est une autre histoire. Toujours est-il que la course à l’armement entre virus et humain, dans les sociétés occidentales naissantes, a donné l’avantage à l’humain : le rétrovirus est devenu inefficace au fil des siècles et s’est retrouvé fossilisé dans l’ADN. Cependant, il a persisté dans la tribu Ururu, ne mutant que légèrement, au rythme de la lente évolution de cette tribu isolée et issue de l’ère préhistorique. Dans une société occidentale, la culture va trop vite, elle guide les gènes, les oriente, elle prend l’ascendant sur la nature. Mais pas dans la jungle. Les gènes gardent toujours leur avance sur la culture.

— Comment fonctionne le virus ?

— Il suffit d’un porteur, homme ou femme, pour que l’enfant soit contaminé. Phénix se cache sur le chromosome numéro 2, proche de gènes qui entrent en compte dans la latéralité. C’est sa présence qui rend les hôtes gauchers. Mais pour se réveiller et se multiplier, Phénix a besoin d’une clé. Cette clé, c’est n’importe quel mâle de cette planète qui la détient, sur son chromosome sexuel Y.

Sharko songea au livre de Terney, La Clé et le Cadenas. Nul doute que ce titre faisait une allusion cachée au virus Phénix. Encore l’un de ses tours de passe-passe.

— Quand j’ai inséminé les mères saines, il y a plus de quarante ans, elles ont donné naissance à un enfant contaminé — génération G1 —, puisque le virus était dans le spermatozoïde Ururu et donc, dans le patrimoine génétique de l’enfant. Supposons que l’enfant G1 né soit une fille, comme ce fut le cas à chaque fois et en particulier pour… Jeanne, la mère de Coralie.

Il parlait là de celle censée être sa fille, mais qui ne possédait aucun de ses gènes paternels. Une étrangère à ses yeux, le simple produit d’une expérience.

— Jeanne est donc porteuse du virus. Lors de la future fécondation de son ovocyte avec un spermatozoïde mâle occidental, vingt ans plus tard, le hasard décide : le nouveau fœtus sera fille ou garçon. Jeanne a d’abord eu une fille, Coralie, et ensuite un garçon, Félix. Deux enfants infectés de la deuxième génération G2. Dans le cas de Coralie, le père occidental a transmis son chromosome X, le virus ne s’est pas déclenché chez Jeanne car le cadenas est resté fermé. Cela n’empêche en aucun cas à Phénix d’être transmis génétiquement à Coralie par le biais du chromosome 2… Dans le cas de Félix, le père transmet son chromosome Y. Ce Y se retrouve dans la composition du placenta, qui interagit fortement avec l’organisme de Jeanne. Dès lors, le cadenas qui retient le virus sur le chromosome 2 de Jeanne s’ouvre. Des protéines sont fabriquées dans le corps maternel, le virus se multiplie alors avec un unique but : assurer sa propre survie et propagation dans un autre corps. L’expression du virus se caractérise donc par une hypervascularisation du placenta, avec, en contrepartie, une détérioration des fonctions vitales de la mère. Le virus a tout gagné : il tue son hôte et se propage par l’intermédiaire du fœtus, garantissant ainsi sa propre survie… Vous connaissez la suite. Félix grandit, devient adulte, a probablement des relations sexuelles. À son tour, il transmet le virus si naissent des enfants. Puis il se passe ce qui s’est passé dans l’organisme de la mère G1 : le virus se multiplie chez Félix et le tue, s’exprimant cette fois dans le cerveau. Le schéma fonctionne dans tous les cas de figure. Mère ou père contaminé, garçon ou fils qui naît. Phénix a appliqué la stratégie de n’importe quel virus ou parasite : survivre, se propager, tuer. S’il a survécu chez les Ururu, c’est parce que humains et virus ont tous deux trouvé des avantages bien supérieurs aux inconvénients. Une tribu jeune, forte, à l’évolution ralentie, dont la taille s’autorégulait, et qui n’éprouvait nul autre besoin que celui de survivre et assurer sa pérennité. Le reste — et notamment le vieillissement — n’est que… du superflu.

Il soupira, les yeux au plafond. Sharko avait envie de l’étriper.

— J’ai tout consigné dans des documents, aux détails près. Les séquences analysées de Phénix muté, puis Phénix non muté vieux de trente mille ans. Vous n’imaginez même pas l’impact de la découverte de Cro-Magnon dans la grotte, il y a un an. Un individu isolé qui avait massacré des Neandertal… Le dessin inversé… J’avais là l’expression de la forme originelle d’un virus dont nous n’étions que trois au monde à connaître l’existence, et sur lequel nous planchions depuis des années. Stéphane Terney s’est arrangé pour subtiliser la momie et son génome.

— Pourquoi ne pas voler que les fichiers informatiques ? À quoi vous servait cette momie ?

— Nous ne voulions pas la laisser entre les mains des scientifiques, qui auraient forcément de nouveau extrait le génome, et l’auraient passé au crible. À terme, ils auraient relevé les différences génétiques entre le génome ancestral et le nôtre, ils auraient fini par comprendre et découvrir mon rétrovirus…

Il fit claquer sa langue.

— Terney voulait à tout prix garder le Cro-Magnon dans son musée, et j’ai dû lui forcer un peu la main pour qu’on s’en débarrasse. Puis nous avons exploité le génome. Nos travaux avançaient vite et bien, notamment grâce à l’explosion des connaissances dans le domaine de la génétique. Jusqu’à ce que Terney m’appelle, paniqué, au début du mois, et qu’il me parle d’une étudiante qui fourrait son nez dans des histoires de gauchers, de violence. Éva Louts… J’ai alors enquêté sur elle, et j’ai appris qu’elle s’était rendue en Amazonie. Nul doute que Napoléon Chimaux avait quelque chose à voir là-dedans. De ce fait, j’ai décidé de faire le ménage, ça devenait bien trop dangereux. La paranoïa de Terney commençait à le faire paniquer sérieusement. Je les ai tués, j’ai brûlé les cassettes qui montraient les rites Ururu, les prélèvements que nous avions faits, les inséminations. J’ai effacé toutes les traces. Laisser Terney photographier le Cro-Magnon et ne pas ôter les trois cadres de son mur de bibliothèque a été ma plus grande erreur. Mais jamais, jamais je me serais douté que vous feriez un rapprochement quelconque.

Il serra les deux poings.

— Je voulais… donner vie au véritable Phénix, voir de quoi il était capable par rapport à son cousin Ururu muté en forme de méduse, mais je n’ai pas eu le temps. Vous n’imaginez même pas le travail que j’ai accompli, les sacrifices que j’ai endurés. Vous, vulgaire petit flic de rue, vous avez tout gâché. Vous n’avez pas compris que l’Évolution est une exception et que la règle, c’est l’extinction. Nous sommes tous destinés à nous éteindre. Vous le premier.

Sharko s’approcha et lui enfonça le canon sur le nez.

— Votre petite-fille Coralie allait mourir sous vos yeux, et vous le saviez.

— Elle n’allait pas mourir. Elle allait jouer son rôle dicté par la nature. La nature doit décider, pas nous.

— Vous êtes un fanatique irrécupérable. Rien que pour ça, je vais appuyer.

Noland trouva la force d’étirer ses lèvres en un sourire froid.

— Tirez donc. Et vous ne connaîtrez jamais l’identité des quatre profils restants. Ou tout au moins, vous risquez de les découvrir un peu tard, quand le pire aura eu lieu. Et vous connaissez la couleur de ce pire, commissaire.

Sharko serra les dents, et dut lutter contre ses plus grands démons pour retirer son doigt de la détente. Il baissa son arme.

— Celle que j’aime a intérêt à revenir vivante, espèce d’ordure. Parce que même au fin fond de la prison où vous allez passer le reste de vos jours et être confronté aux pires déchets de votre satanée Évolution, je vous jure que je viendrai vous chercher.

Lucie ouvrit brusquement les yeux. Le paysage tanguait, comme posé sur des coussins d’air. Le grondement d’un moteur… Les effluves de limon… Les vibrations sur le plancher… Elle se redressa, une main sur le crâne, et mit quelques secondes à se rendre compte qu’elle se trouvait sur le Maria-Nazare. Le bateau naviguait à présent dans le sens du courant.

Elle rentrait au bercail.

Que s’était-il passé ?

Blème, Lucie se traîna jusqu’au bastingage et vomit. Elle vomit, parce que, comme une sordide vérité, elle voyait, aussi clairement qu’elle voyait le paysage, les jouets encore emballés dans la chambre des jumelles… Puis elle, seule devant les grilles de l’école, le jour de la rentrée scolaire, sans personne à amener… Le téléphone portable, abandonné dans un coin… Ses promenades, seule avec Klark, le long de la Citadelle. Les regards curieux de sa mère, les allusions, les soupirs… Seule, seule, toujours seule, à parler au chien, à un mur, à s’adresser au vide.

L’estomac de Lucie se tordit à nouveau. La jungle, les drogues, lui avaient révélé que ses deux petites filles étaient mortes. Que depuis plus d’un an, elle avait vécu avec un fantôme, une hallucination, un petit être de fumée venu lui apporter son soutien, l’aider à surmonter le drame.

Ô Seigneur…

Titubante, Lucie releva ses yeux embués vers Pedro, qui était appuyé à la proue et mâchait du tabac froid. Droit devant, se dressait le poste de la FUNAI. On ne chercha même pas à les arrêter, l’homme aux cicatrices leur faisait signe de circuler rapidement. Il fixa Lucie sans bouger, de son regard glacial, et retourna dans sa cabane à grands pas.

Le guide s’approcha de Lucie avec un sourire.

— Vous voilà de nouveau parmi nous.

Lucie inspira avec douleur, puis frotta ses larmes avec ses doigts. Elle avait l’impression de revenir d’outre-tombe.

— Que s’est-il passé ? Je me souviens de notre marche… De fumée… Puis, le trou noir. Juste des images dans ma tête. Des images… personnelles. Mais… où est Chimaux ? Pourquoi faisons-nous demi-tour ? Je veux retourner là-bas, je…

Pedro lui posa une main sur l’épaule.

— Vous avez vu Chimaux et ses sauvages. Ils vous ont ramenée au bateau, après trois jours.

— Trois jours ? Mais…

— Chimaux a été clair : il ne veut plus qu’on retourne là-bas. Jamais. Ni vous ni moi. Mais il a eu une phrase pour vous. Quelque chose qu’il m’a demandé de vous transmettre.

Lucie passa ses deux mains sur son visage. Trois jours. Que lui avait-on fait dans la tête ? Comment avait-on réussi à lui ouvrir l’esprit à ce point ?

— Dites-moi, murmura-t-elle avec tristesse.

— Il a dit : « Les morts peuvent toujours être vivants. Il suffit juste d’y croire, et ils reviennent. »

Sur ces mots, il se rendit dans la timonerie, donna fièrement un coup de corne de brume et remit les gaz.

Quelques heures plus tard, le bateau aborda le petit port de São Gabriel. Parmi la foule des locaux, un Européen se dressait, belle chemise grise mi-ouverte, lunettes de soleil sur les yeux.

Des lunettes dont l’une des branches était rafistolée à la glu.

Lucie sentit son cœur chavirer, et ses yeux s’embuèrent, encore. Avec un soupir, elle fixa silencieusement les flots noirs, ténébreux, sous lesquels foisonnaient pourtant des milliers d’espèces. Du fin fond de sa tristesse, elle se dit que tout ce qu’il y avait de plus sombre pouvait aussi porter l’espoir et la vie.

Épilogue

Le ciel du Nord déposait sur les tombes ses teintes argentées. Lucie fit le signe de croix devant le caveau de ses enfants, remonta un peu le col de sa veste et glissa son bras sous celui de Franck Sharko. Un vent froid, descendu du septentrion, décrochait les dernières feuilles des peupliers et annonçait un difficile mois de novembre. On disait que l’hiver à venir serait rude. Pour Lucie et Sharko, il ne le serait pas autant que l’été.

Seul dans les grandes allées, le couple finit par disparaître et regagna le centre-ville de Lille à pied. En ce milieu d’après-midi, les grands centres commerciaux ne désemplissaient pas, les SDF faisaient la manche ou se réchauffaient au-dessus des souffleries, bus et tramways brassaient leur lot quotidien de travailleurs, d’étudiants, de promeneurs : des gens qui suivaient chacun leur trajectoire mais qui participaient, sans même s’en rendre compte, au grand chantier de l’Évolution.

Franck et Lucie avaient prévu d’entrer dans un café de la Grand-Place pour discuter un peu mais, sur un coup de tête, le commissaire prit sa compagne par la main et l’entraîna aux abords du Vieux-Lille, dans la rue des Solitaires. Ils pénétrèrent alors dans un petit troquet qui ne payait pas de mine, le Némo. L’enseigne était neuve, l’établissement avait été racheté récemment par un ancien routier. Dès qu’il franchit les portes, Sharko sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Il respira les bonnes odeurs de vieilles briques et de ciment poreux. Ils s’installèrent sous une petite voûte à peine éclairée. Sharko observa autour de lui, les yeux brillants.

— C’est ici même que j’ai connu Suzanne. J’étais militaire. Je n’ai pas remis les pieds dans cet endroit depuis tellement longtemps.

Il prit les mains de Lucie dans les siennes. Ses doigts étaient redevenus épais, sa poigne, solide.

— C’est dans ce lieu tellement important pour moi que je veux te répéter que je t’aime, Lucie.

— Moi aussi, je t’aime. Si tu savais…

— Je le sais.

Ils se regardèrent sans plus parler, comme ils le faisaient souvent, puis commandèrent deux chocolats chauds qu’on leur apporta rapidement. Sharko fit tourner son index sur le rebord de sa tasse brûlante.

— J’ai appris hier que tu étais retournée voir ton commandant de police. Que tu t’étais renseignée pour une réintégration au 36 quai des Orfèvres. La Criminelle parisienne… Kashmareck t’aime beaucoup, il a l’air de se démener pour toi, et ta requête a toutes les chances d’aboutir. Pourquoi fais-tu une chose pareille ?

Lucie haussa les épaules.

— Je veux juste être proche de toi. Je veux qu’on soit ensemble, tout le temps. Qu’on fasse équipe.

— Lucie…

— Le grand ménage a été fait chez Manien, grâce à tes révélations. Des places sont à pourvoir. Je n’ai plus rien à faire à Lille… Trop de souvenirs.

Elle soupira tristement et ajouta :

— Tant que tu ne démissionneras pas, alors, je te suivrai.

— Je ne peux pas démissionner. Pas maintenant. Quelqu’un a tué Frédéric Hurault à proximité du 36 pour que je sois sur l’affaire. On a retrouvé mon ADN sur ses vêtements, et je suis quasi certain que ce n’est pas moi qui l’ai déposé là par mégarde. Hurault était père de deux jumelles. Je suis persuadé que ce quelqu’un était au courant pour Clara et Juliette… Ce meurtre, il était pour moi. Maintenant que j’ai l’esprit plus clair, j’ai la certitude qu’on m’a adressé un message par cadavre interposé.

Lucie secoua la tête.

— Tu as l’esprit trop clair, justement. Tu connais comme moi la force des coïncidences. Ce SONT des coïncidences, et rien d’autre. Personne ne t’en veut. Ce crime n’est qu’un fichu fait divers parmi tant d’autres.

— Peut-être. Mais maintenant que l’on m’a réintégré, je ne quitterai pas mes fonctions avant d’avoir résolu cette dernière affaire.

Lucie versa du sucre dans son chocolat et mélangea avec une petite cuillère.

— Dans ce cas, je ferai pareil. Et c’est avec toi que je veux bosser. Toi, et toi seul.

Sharko finit par sourire.

— Il y a deux mois, on s’était juré de tout arrêter, bon Dieu !

— Oui, mais le paysage d’Alice au pays des Merveilles s’est remis à défiler. On n’a pas le choix.

— On n’a pas le choix.

Ils échangèrent un sourire sincère, puis un baiser.

— Tu crois qu’on va faire un bon tandem ? demanda Sharko.

— On a déjà fait nos preuves, non ?

Ils se turent et chacun but sa boisson, les yeux dans le vague. Les souvenirs de leur dernière enquête leur collaient encore tellement à la peau… Georges Noland avait finalement lâché les sept identités correspondant aux sept profils génétiques du livre de Terney. Des hommes, des femmes, jeunes, subissaient en ce moment même des examens, des échographies, des IRM, incapables de comprendre ce qui leur arrivait. Certes, Noland avait parlé, mais qui pouvait affirmer qu’il n’avait pas mené d’autres expériences, d’autres inséminations, qui n’auraient été notifiées nulle part ? Et s’il avait des complices ? Jusqu’où était-il allé dans la folie ? Avait-il raconté aux policiers toute la vérité, ou en cachait-il une partie au fond de son cerveau malade ?

Quant à Napoléon Chimaux… Il était toujours quelque part, au fin fond de sa jungle. Le déloger de là et lui faire avouer ses responsabilités ne serait pas chose facile.

Coralie Lambert n’avait pas pu être sauvée. Au moment de son hospitalisation, des millions de petites méduses avaient déjà envahi son corps, GATACA s’était multiplié dès les premiers mois de grossesse, entamant un processus de mort inéluctable. Son bébé était venu au monde en pleine forme, mais dissimulant dans ses entrailles un monstre endormi. Il restait à espérer que les généticiens, les biologistes, les virologues trouveraient un moyen d’anéantir GATACA, avant que ce bébé innocent se transforme, un jour, en un Grégory Carnot ou un Félix Lambert.

En proie à ses souvenirs, bons et mauvais, Sharko serra les lèvres. L’Évolution bâtissait des choses merveilleuses, mais elle savait se montrer extrêmement cruelle. Le flic se répétait souvent la phrase que lui avait dite Noland dans leur ultime face-à-face : l’Évolution est une exception. La règle, c’est l’extinction. Il avait raison… La nature faisait des essais, sans cesse, elle testait des millions, des milliards de combinaisons, dont seules quelques-unes allaient perdurer à travers les millénaires. Dans cette alchimie, se développaient forcément des monstruosités : le sida, le cancer, GATACA, les grands fléaux, les tueurs en série… La nature ne savait pas distinguer le bien du mal, elle tentait juste de résoudre une équation incroyablement complexe. Chose certaine : elle avait pris un risque énorme en créant l’homme.

Un couple entra, deux jeunes qui se tenaient la main et partirent s’installer autour d’une petite table ronde. Ils se regardaient timidement et Lucie y lut l’éclat doux d’une relation naissante. Un jour, peut-être, leurs chromosomes s’embrasseraient, leurs gènes se croiseraient. Ses yeux bleus à lui, ses cheveux blonds à elle… La courbe d’un nez, l’ovale d’une pommette, le petit creux d’une fossette. Le hasard déciderait qui, du père ou de la mère, transmettrait telle et telle particularité physique ou mentale au bébé. Leur amour engendrerait un être pensant, intelligent, capable d’accomplir de belles choses, et qui prouverait que nous n’étions pas seulement des machines à survie.

En proie à la rêverie, Lucie fixa alors Sharko et se surprit à imaginer, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, ce que donnerait le fruit de leur union. Sûr qu’il y aurait un peu de Clara et de Juliette, quelque part dans l’être à venir.

Oui, Clara et Juliette étaient en elle, au plus profond de son ADN, et non pas en dehors d’elle, à deux mètres sous terre. Il suffisait juste d’une toute petite étincelle pour qu’une partie de ses petits trésors reprenne vie.

Et cette étincelle s’appelait Franck Sharko.

Mot de la fin

Nous voici au bout d’une belle aventure.

L’écriture de ce diptyque a été pour moi l’occasion de réfléchir longuement sur le thème de la violence. D’où vient-elle ? Quels sont ses fondements, ses origines profondes ? Peut-elle toucher n’importe qui, n’importe quand ? Le syndrome [E] s’intéresse plus particulièrement à la violence dans notre société contemporaine, et la manière dont elle se répand entre les individus de la planète, en mettant de côté, volontairement, le facteur chronologique. Je qualifierais cette démarche de « verticale » : dilution dans l’espace, et non dans le temps. Avec GATACA, je voulais aborder l’autre axe, l’axe horizontal ou chronologique, qui s’étend sur plusieurs millénaires. Comment la violence avait-elle évolué depuis les premiers hommes jusqu’à nos civilisations modernes ? Par quel biais s’était-elle propagée ? Génétique ou culturel ?

Préparer et écrire ces deux histoires a été une aventure difficile mais passionnante, qui m’a permis d’aborder des thèmes aussi incroyables que variés. Pour ne parler que de GATACA, j’espère avoir réussi à vous transmettre, sur quelques pages, le plaisir que j’ai éprouvé à me plonger dans l’univers de l’anthropologie, de la paléontologie, de la biologie et leurs multiples déclinaisons, toutes plus intéressantes les unes que les autres.

La plupart des informations scientifiques décrites dans cet ouvrage sont vraies. Aussi incroyable que cela puisse paraître, latéralité et violence sont bien liées. Mais n’oubliez pas que les gauchers ne sont pas violents, ils sont juste plus nombreux dans les sociétés violentes. La paléogénétique permet de faire parler des momies vieilles de quelques millénaires. L’extinction de Neandertal n’a pas encore trouvé son explication, mais la thèse du génocide par Cro-Magnon n’a jamais été définitivement écartée. Lyuba, le bébé mammouth dont je parle brièvement, existe, son état de conservation est remarquable. Toutes les informations concernant l’ADN sont avérées, notamment la présence d’une multitude de rétrovirus fossiles dans la longue chaîne de nucléotides, constituant le fameux ADN poubelle.

Ces histoires de coévolution ou de course à l’armement sont fascinantes, elles existent également entre les parasites et leurs hôtes, de manière plus flagrante encore, mais ceci est un autre sujet et pourrait presque faire l’objet d’un livre. Quant à la toute dernière partie concernant cette fameuse tribu amazonienne ainsi que les expérimentations dont elle aurait pu être victime… Lisez peut-être Au nom de la civilisation, de Patrick Tierney, ou lancez une recherche sur Internet, et faites-vous une opinion. Vous verrez que réalité et fiction ne sont pas si éloignées que cela.

Pour des raisons de rythme, j’ai volontairement simplifié les explications liées aux mécanismes complexes qui se produisent dans les organismes humains, notamment sur le codage des protéines, le comportement des gènes, les modes de réplication des rétrovirus. Comme je le dis dans le roman, GATACA possède une véritable stratégie qui fonctionne dans tous les cas de figure, quelle que soit la génération. Il aurait fallu des pages d’explications alors, je vous en dirai davantage un jour, peut-être, de vive voix, lors d’une future rencontre.

Quant aux gauchers qui liront mon roman… J’espère que cette histoire aura éveillé en vous une grande interrogation !

Pour les curieux que l’Évolution et la compréhension de certains mystères de la vie intéresseraient, je vous suggère les ouvrages passionnants de Jared Diamond (Le Troisième Chimpanzé), Yves Coppens, Richard Dawkins (notamment Le Gène égoïste), et Charles Darwin évidemment, dont la lecture de L’Origine des espèces devrait être conseillée par tous les professeurs de biologie. De façon plus légère, je vous conseille également la lecture très instructive de Cro-Magnon toi-même, de Michel Raymond, qui donne une excellente idée de ce qu’est la biologie évolutive. C’est dans cet ouvrage que j’ai puisé mon idée des « buveurs de lait » !

Les personnages à présent… Pour les lecteurs qui connaissent Lucie Henebelle et Franck Sharko depuis, désormais, quelques années, vous vous êtes aperçus que leur trajectoire n’est pas facile (c’est le moins que l’on puisse dire). Mais il y a une chose que j’ai aujourd’hui comprise, et qui est l’un des principaux moteurs de mon écriture : bâtir de bons personnages est aussi important que créer une bonne histoire. Comme dirait un célèbre spécialiste en biologie évolutive ( !), les lapins courent plus vite que les renards simplement parce qu’ils courent pour survivre. Des Franck et des Lucie courent pour leur survie, et c’est dans la souffrance, la contradiction, le combat, qu’ils s’expriment le mieux. Je les aime ainsi et ai envie qu’ils continuent à m’accompagner dans ce sens.

À ceux pour qui ces personnages comptent, sachez que vous les retrouverez en 2012 dans de nouvelles aventures. D’ici là, fin 2011, je vous proposerai un one shot, un thriller original qui vous entraînera vers les profondeurs de l’âme. Imaginez simplement que vous vous réveilliez enchaîné au fond d’un gouffre, avec deux inconnus, et que vous découvriez que l’on ne viendra jamais vous chercher…

Et parce que les chiffres me passionnent, je ne pouvais vous quitter sans vous en livrer quelques-uns sur cette intrigante molécule d’ADN. Vous avez sans doute remarqué la séquence G, A, T, C en haut de chaque page, qui vous accompagne, tel un fil d’Ariane, depuis le début de cette histoire. Elle représente, grosso modo, les 30 000 premiers nucléotides du chromosome 1 du génome humain. Cela constitue quinze pages dans la fameuse encyclopédie de la vie de Daniel, qui comporte, je vous le rappelle, 5 000 volumes de trois cents pages chacun (avec quelques coquilles entre votre encyclopédie et la sienne, constituant vos différences !)

Pour vous donner une autre idée, ce seul chromosome 1 décrypté en entier nécessiterait environ 500 volumes sur 6 000 (il est très gros) et si, au lieu de l’écrire, on le déroulait complètement de manière physique, il mesurerait huit bons centimètres. Mis bout à bout, les 46 chromosomes formant l’ADN d’une seule de nos cellules donneraient un filament de la taille d’un homme. Cela devient intéressant. Mais en pratiquant de même avec toutes les cellules composant le corps humain, cela donnerait une longueur approximative de… un milliard et cinq cents millions de kilomètres, soit la distance Soleil-Saturne, pour un seul individu.

Des milliards de kilomètres tortillés, enroulés, cachés au cœur de nos cellules, de notre intimité, depuis l’aube des temps.

Une chose est sûre : la vie n’a certainement pas fini de nous livrer tous ses secrets.

Je remercie de tout cœur les personnes qui m’ont accompagné, encouragé, soutenu tout au long de l’écriture de ce diptyque. Je pense tout d’abord à Sylvain Billiard, maître de conférences et chercheur en biologie évolutive, sans qui cette histoire-là n’aurait jamais existé : tes anecdotes m’ont fasciné et fait tellement réfléchir sur le sens de la vie… Merci aux professeurs Dubucquoi, Fily, au docteur Renouf, au docteur Tournelle, médecin légiste de talent. À Hervé Jourdain, frère de plume et capitaine de police au 36, qui a toujours su répondre à mes questions avec promptitude. À Laurent Guillaume, autre frère de plume, pour la précision de ses explications sur le fonctionnement de la police. À un certain Laurent B., pour les informations sur les conflits internationaux. Grand merci également à ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont contribué à une phrase, un mot. La somme de ces mots a donné deux livres…

Merci à François Laurent pour ses lectures et avis passionnés, et pour m’avoir si bien aiguillé. Merci à Céline Thoulouze pour sa perspicacité et son professionnalisme, et à Deborah, pour son accompagnement. Merci également à Aurélie et Julie, pour leur travail acharné avant même la publication de ce roman. Merci à toute l’équipe du Fleuve Noir, qui a cru en ces histoires dès le début. Votre motivation a été sans faille, et m’a donné des ailes. Je remercie particulièrement les services qui œuvrent dans l’ombre, mais qui font que ce livre existe. Une pensée pour chaque personne que j’ai pu croiser place d’Italie…

Merci aux deux Laurent, mes grands, grands amis, ils se reconnaîtront sans problème. Puissent nos interminables discussions se prolonger ad vitam aeternam.

Merci aux gentlemen de la Ligue de l’imaginaire, Patrick Bauwen, Maxime Chattam, Olivier Descosse, Eric Giacometti et Jacques Ravenne, Henri Loevenbruck, Laurent Scalese (encore lui), Bernard Werber et Erik Wietzel.

Merci à ma famille. Ce dernier mot est pour eux.

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Polymerase Chain Reaction.