Rama est revenu ! Rama, ou plutôt son double, son clone, son jumeau : Rama II. Soixante-dix ans plus tôt, un mystérieux engin extraterrestre traversait brièvement le système solaire, donnant corps à cette fabuleuse révélation : l’homme n’était pas seul dans l’Univers.

Et voilà qu’en cette année 2196, le scénario se répète ! Un deuxième vaisseau interstellaire, exactement semblable au précédent, se matérialise dans l’espace… L’humanité, pour la seconde fois de son histoire, envoie une équipe de savants à la rencontre du visiteur.

Mission exaltante, bien sûr, mais les intentions des uns et des autres sont-elles aussi nobles qu’elles le paraissent ? Sans oublier celles de l’étranger : pourquoi la nef infléchit-elle brusquement sa course vers la Terre ? Que dissimulent les flancs de Rama II ? Des merveilles… ou un danger mortel ?

Arthur C. Clarke

Gentry Lee

1. LE RETOUR DE RAMA

Excalibur n’était plus opérationnel depuis un demi-siècle. La décision de construire ce radar nucléaire géant mis en service en 2132 avait été prise suite à la traversée du système solaire par Rama. L’humanité comptait alors sur lui pour l’informer de l’approche d’autres visiteurs venus d’étoiles lointaines : il détecterait tout appareil aussi démesuré à des distances interstellaires… des années, espérait-on, avant que sa venue ne pût influencer le cours des affaires des hommes.

Doter la Terre d’un tel générateur d’impulsions fut décidé avant même que Rama n’eût atteint le périhélie. Quand le premier engin d’un autre monde contourna le Soleil et repartit vers les étoiles, des armées de scientifiques étudiaient déjà les informations récoltées par les membres de la seule expédition qui l’avait abordé.

Tout permettait de conclure que Rama était un appareil automatique qui ne s’intéressait aucunement à la Terre ni à ses habitants. Nulle explication aux nombreux mystères découverts par ses explorateurs ne figurait dans les rapports officiels, mais les experts pensaient connaître un des principes de base de la méthodologie raméenne. Étant donné que la plupart des systèmes et sous-systèmes de Rama avaient deux contreparties fonctionnelles, on pouvait en déduire que ces extraterrestres fabriquaient tout « par trois ». En conséquence, et comme l’ensemble du véhicule géant semblait être une machine, tout laissait supposer que deux vaisseaux identiques suivraient le premier.

Mais rien n’émergea du néant interstellaire pour se diriger vers le système solaire et les Terriens furent confrontés à des problèmes plus pressants. L’intérêt suscité par les Raméens, ou tout autre peuple qui avait créé ce cylindre long de cinquante kilomètres, décroissait au fur et à mesure que son passage acquérait un statut de fait historique. De nombreux érudits s’y intéressaient toujours, mais la plupart des hommes reportèrent leur attention sur d’autres sujets. Au début des années 2140, le monde subissait une grave crise économique. Les fonds manquaient pour assurer la maintenance d’Excalibur, dont les rares découvertes ne justifiaient pas le coût très élevé. Le grand générateur nucléaire d’impulsions fut ainsi laissé à l’abandon.

Quarante-cinq ans plus tard, trente-trois mois de travail acharné furent nécessaires pour lui rendre un statut opérationnel. La raison de cette remise en état était scientifique. Au cours des dernières années les techniques de traitement des images avaient progressé et de nouvelles méthodes d’interprétation des données apportaient plus de valeur à de telles observations. Le jour où Excalibur se remit à sonder l’espace lointain, rares étaient ceux qui attendaient encore l’arrivée d’un deuxième Rama.

Et quand un top d’écho apparut sur son moniteur, le responsable des opérations de Station Excalibur l’attribua à un algorithme laissant à désirer et ne prit même pas la peine d’en informer son superviseur. Mais cette signature radar refusait de disparaître et il finit par lui accorder un peu plus d’attention. Il avertit le chef de l’équipe scientifique, qui analysa les données et estima qu’il devait s’agir d’une comète à périodicité lente. Ce fut seulement deux mois plus tard qu’une simple stagiaire démontra que ce signal provenait d’un objet cylindrique de plus de quarante kilomètres de longueur.

En 2197 tous savaient qu’un deuxième vaisseau extraterrestre se dirigeait vers le système solaire. L’Agence Spatiale Internationale, l’A.S.L, consacra tous ses moyens à la préparation d’une mission qui intercepterait l’intrus à l’intérieur de l’orbite de Vénus fin février 2200.

L’humanité levait une fois de plus les yeux vers les étoiles et débattait des questions philosophiques soulevées par le passage du premier Rama. Alors que le nouveau visiteur poursuivait son approche et que ses caractéristiques étaient définies avec plus de précision par les batteries de détecteurs braqués vers lui, il s’avéra que ce vaisseau extraterrestre était extérieurement identique à son prédécesseur. Rama revenait. L’humanité avait un second rendez-vous avec sa destinée.

2. SIMULATIONS

L’étrange créature métallique progressait lentement le long de la falaise, en direction d’une corniche en surplomb. Elle évoquait vaguement un tatou squelettique, avec son corps articulé surmonté par la coquille de protection des gadgets électroniques installés à califourchon sur son segment central. Un long bras flexible sortit du nez de l’hélicoptère qui restait en vol stationnaire à environ deux mètres de la paroi verticale et ses pinces manquèrent de peu se refermer sur le robot.

— Bon sang, grommela Janos Tabori, je n’y arriverai jamais tant que cet engin ne se sera pas stabilisé. Même dans des conditions idéales il est presque impossible d’avoir des gestes précis quand le bras est en extension maximale.

Il regarda le pilote.

— Pourriez-vous m’expliquer pourquoi ce dernier cri de la technique ne peut conserver une altitude et une assiette constantes ?

— Rapprochez-vous de la paroi, ordonna le Dr David Brown.

Hiro Yamanaka lui lança un regard puis utilisa le clavier pour fournir une instruction à l’ordinateur du bord. Le message ORDRE INACCEPTABLE, MARGE DE SÉCURITÉ INSUFFISANTE se mit à clignoter en rouge sur l’écran de la console. L’homme s’abstint de tout commentaire et leur engin continua de faire du surplace.

— Il reste cinquante centimètres entre les pales et la paroi, peut-être soixante-quinze, pensa Brown à voix haute. Dans deux ou trois minutes le biote se sera réfugié sous le surplomb. Il faut passer en manuel et s’en emparer immédiatement. Cette fois, vous n’aurez pas de droit à l’erreur, Tabori.

Hiro Yamanaka dévisagea le scientifique au crâne dégarni puis fit abstraction de ses doutes et entra une nouvelle instruction avant de basculer un gros levier noir vers la gauche. Les mots MODE MANUEL. AUCUNE PROTECTION AUTOMATIQUE clignotèrent sur le moniteur. Avec prudence, Yamanaka rapprocha leur engin de la falaise.

Tabori était prêt. L’ingénieur glissa ses mains dans les gants de commande du bras articulé et s’entraîna à ouvrir et refermer ses griffes. Le membre de métal s’étira à nouveau et ses serres mécaniques se refermèrent sur le segment central de l’escargot. Des palpeurs retransmirent à l’intérieur des gants une sensation de contact.

— Je le tiens ! s’exclama Tabori.

Il entreprit de ramener la créature artificielle vers l’hélicoptère.

Une brusque rafale de vent déséquilibra leur appareil qui s’inclina vers la gauche. Le bras et le biote heurtèrent la paroi. Tabori sentit sa prise lui échapper.

— Redressez ! cria-t-il en continuant de rétracter le bras.

Yamanaka essaya de compenser le mouvement de roulis et l’engin piqua du nez. Ses trois passagers entendirent la roche rogner l’extrémité des pales.

Le pilote japonais pressa un bouton rouge et l’hélicoptère passa en mode automatique. Moins d’une seconde plus tard une sirène gémissait et un message clignotait sur le moniteur : DOMMAGES IMPORTANTS. FORTES PROBABILITÉS D’ACCIDENT. ÉJECTION CONSEILLÉE.

Sans hésiter, Yamanaka sauta dans le vide. Son parachute se déploya. Tabori et Brown l’imitèrent. Dès que l’ingénieur hongrois retira ses mains des gants manipulateurs, les griffes de l’extrémité du bras mécanique s’ouvrirent et le tatou fit une chute d’une centaine de mètres jusqu’à la plaine où il explosa en un millier de fragments minuscules.

L’hélicoptère privé de pilote s’abaissait par à-coups. Bien qu’en mode d’atterrissage automatique, l’appareil endommagé rebondit brutalement sur ses patins et bascula de côté. Non loin du point d’impact un homme corpulent en uniforme brun bardé de décorations descendit de la cabine de l’ascenseur du poste de contrôle de la mission avant même qu’elle n’eût touché le sol. Il bouillait de rage, alors qu’il se dirigeait d’un pas rapide vers un véhicule qui l’attendait. Une femme blonde et svelte en combinaison de vol de l’A.S.I. le suivait, avec du matériel de prises de vues en bandoulière. Le militaire n’était autre que le général Valeriy Borzov, commandant en chef du projet Newton.

— Des blessés ? demanda-t-il au conducteur, l’électrotech Richard Wakefield.

— Janos a reçu un coup violent à l’épaule lorsqu’il a sauté, mais Nicole vient d’annoncer par radio qu’il ne s’est rien démis ou cassé. Il ne souffre que de simples contusions.

Le général s’installa sur le siège avant, à côté de Wakefield. La femme blonde, la journaliste Francesca Sabatini, cessa de filmer la scène pour ouvrir la portière arrière. Borzov lui fit signe de s’écarter.

— Allez voir Desjardins et Tabori, ordonna-t-il en désignant du doigt l’autre côté de la plaine. Wilson doit déjà être sur place.

Les deux hommes partirent dans la direction opposée. Quatre cents mètres plus loin ils s’arrêtèrent à la hauteur de David Brown, un quinquagénaire vêtu d’une combinaison de vol. Il était occupé à plier son parachute et à le ranger dans son sac. Le général Borzov descendit du véhicule et s’approcha du scientifique.

— Vous n’êtes pas blessé, docteur Brown ?

Il semblait impatient d’en finir avec les préliminaires. L’autre homme se contenta de secouer la tête, sans rien dire.

— En ce cas, peut-être pourrez-vous m’apprendre à quoi vous pensiez quand vous avez ordonné à Yamanaka de passer en mode manuel ? Mieux vaudrait mettre les choses au point ici, loin des oreilles indiscrètes.

L’Américain resta muet.

— N’avez-vous pas vu les messages de danger ? continua Borzov après une brève pause. Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’une telle manœuvre compromettrait votre sécurité ?

Brown lui adressa un regard menaçant. Lorsqu’il répondit enfin, sa voix sèche et tendue trahissait ses émotions.

— Nous devions saisir notre proie. Réduire cette marge représentait le seul moyen de capturer le biote. Notre mission consistait à…

— Il est superflu de me le rappeler, l’interrompit le militaire avec emportement. Je fais partie de ceux qui ont décidé des modalités de cet exercice. Mais vous avez oublié que la sécurité des membres de l’équipe doit passer avant tout, quelles que soient les circonstances. Cette consigne est d’autant plus prioritaire qu’il s’agit de simples simulations… Et j’avoue que vos acrobaties m’ont sidéré. L’hélicoptère est endommagé et Tabori blessé. Vous pouvez vous estimer heureux que nul n’y ait laissé la vie.

Sans plus prêter attention au général, David Brown se détourna pour achever de plier son parachute. À en juger par l’énergie qu’il dépensait pour ce travail de routine, il devait bouillir de rage.

Borzov regagna son véhicule. Après quelques secondes d’attente il proposa au Dr Brown de le reconduire jusqu’à la base. L’Américain secoua la tête, hissa le sac sur son dos et s’éloigna à pied vers l’ascenseur.

3. RÉUNION

Janos Tabori était assis dans un fauteuil, en face d’une rangée de petits projecteurs portables installés à l’extérieur de la salle de conférences de la base d’entraînement.

— Le faux biote était à la limite de la portée du bras mécanique, expliquait-il à la caméra de poche de Francesca Sabatini. J’ai tenté de le saisir à deux reprises, sans succès. Le Dr Brown venait de décider de passer en manuel pour rapprocher l’hélico de la paroi quand une rafale de vent a déséquilibré l’appareil…

La porte de la salle s’ouvrit sur un visage rubicond et souriant.

— Vous vous faites désirer, déclara le général O’Toole. Je crois que Borzov commence à s’impatienter.

Francesca coupa les projecteurs et glissa le caméscope dans une poche de sa combinaison.

— C’est bon, mon héros hongrois, déclara-t-elle en riant. Il faut remettre la fin de cette interview à plus tard. Le grand patron a horreur d’attendre.

Elle s’avança pour étreindre le petit homme et tapoter doucement son épaule bandée.

— Nous sommes tous heureux que votre blessure soit bénigne.

Pendant les prises de vues Reggie Wilson était resté à la limite du champ de la caméra pour taper des notes sur un petit clavier plat rectangulaire. Ce Noir quadragénaire plein de prestance les suivit dans la salle.

— Je voudrais faire un papier sur les techniques de télémanipulation, murmura-t-il à Tabori lorsqu’ils s’assirent. De nombreux lecteurs se passionnent pour les détails de ce genre.

— Je vous remercie d’avoir daigné vous joindre à nous, déclara Borzov sur un ton sarcastique. Je commençais à craindre que de telles réunions ne soient pour vous une corvée, une activité bien moins intéressante que romancer nos mésaventures ou pondre des articles scientifiques.

Il désigna Reggie Wilson et le clavier dont il ne se séparait jamais.

— Wilson, même si vous avez des difficultés à l’admettre, vous faites partie de cette expédition et cela doit passer avant vos devoirs de journaliste. Ne pouvez-vous ranger ce maudit machin et vous contenter d’écouter ce que j’ai à vous dire à titre officieux ?

Wilson fourra le clavier dans son attaché-case. Borzov se leva et fit le tour de la salle. Autour de la table ovale on dénombrait douze places dotées d’un terminal et d’un moniteur encastrable dans le plateau en faux bois. Comme à leur habitude, les deux autres militaires – l’amiral européen Otto Heilmann (devenu un héros depuis l’intervention du Conseil des gouvernements dans la crise de Caracas) et le général des forces aériennes américaines Michael Ryan O’Toole – occupaient les sièges placés de part et d’autre de celui de Borzov à une extrémité de l’ovale. Les membres restants de l’équipe Newton ne s’installaient jamais à la même place, ce qui avait le don d’irriter l’amiral Heilmann et, à un moindre degré, le commandant Borzov.

Parfois, les « civils » se regroupaient à l’autre bout de la table et laissaient aux « cadets de l’espace », ainsi qu’on appelait familièrement les diplômés de l’Académie spatiale, le soin de créer une zone tampon entre eux et les militaires. Le projet Newton focalisait depuis près d’un an l’attention constante des médias et le public les avait divisés en trois catégories : le groupe des deux scientifiques et des deux journalistes, la troïka militaire, et les cinq cosmonautes qui se chargeraient des tâches spécialisées tout au long de la mission.

Mais les habitudes n’avaient pas été respectées, ce jour-là. Shigeru Takagishi, ce chercheur pluridisciplinaire japonais considéré comme le meilleur expert de l’expédition envoyée sur le vaisseau extraterrestre soixante-dix ans plus tôt (et auteur de l’Atlas de Rama que devaient obligatoirement lire tous les participants à cette nouvelle mission), était assis entre la pilote soviétique Irina Turgenyev et l’électrotech britannique Richard Wakefield, en face de l’officier des Sciences de la vie Nicole Desjardins – une femme sculpturale au teint cuivré et à l’arbre généalogique franco-africain compliqué –, du pilote japonais taciturne Yamanaka et de la très séduisante signora Sabatini. Les trois dernières positions au sud de l’ovale, en face des grandes cartes de Rama qui couvraient la paroi opposée, étaient occupées par le journaliste américain Wilson, le loquace Tabori (un cosmonaute soviétique de Budapest), et le Dr David Brown qui avait étalé un monceau de documents devant lui au début de la réunion.

Borzov poursuivit son tour de la salle, en disant :

— Il est inconcevable qu’un seul d’entre vous puisse oublier, ne serait-ce qu’un instant, que vous avez été désignés pour mener à bien ce qui sera peut-être l’expédition la plus importante de tous les temps. Et les résultats de cette série de simulations m’inquiètent.

« Certains s’imaginent que ce Rama sera la copie conforme du précédent et ne s’intéressera pas aux créatures insignifiantes venues l’explorer. Les données étudiées depuis trois ans laissent supposer que le deuxième Rama est identique au premier, mais même si c’est un autre appareil robotisé construit par une race extraterrestre éteinte voici des millénaires notre rôle sera capital. Et j’estime que nous devons faire tout notre possible pour assurer la réussite de cette mission.

Le général soviétique prit le temps d’ordonner ses pensées. Janos Tabori allait pour poser une question mais Borzov reprit son monologue :

— Les résultats obtenus lors de ces derniers exercices sont lamentables. Je n’ai aucun reproche à faire à certains d’entre vous, mais d’autres semblent avoir oublié la finalité de notre expédition, ou ne pas avoir pris connaissance des procédures à suivre. Je vous accorde que ces préparatifs ne sont guère exaltants, mais en acceptant cette affectation il y a dix mois vous vous êtes engagés à apprendre et à respecter les protocoles et les buts du projet. Même ceux qui n’avaient aucune expérience de l’espace.

Borzov venait de s’arrêter devant une des grandes cartes murales : une vue d’un secteur de la cité de « New York » prise à l’intérieur du premier vaisseau raméen. L’îlot de la mer cylindrique où se dressaient ces hauts bâtiments étroits qui ressemblaient aux gratte-ciel de Manhattan avait été en partie cartographie lors de la précédente expédition.

— Dans six semaines, nous aborderons un véhicule spatial où nous trouverons peut-être une ville identique à celle-ci, et nous serons alors les représentants de toute l’espèce humaine. Nous ignorons ce que nous découvrirons. Quelle que soit notre préparation, elle sera insuffisante. Notre connaissance des procédures prévues doit être parfaite et machinale, afin que nos esprits n’aient à traiter que les cas imprévus.

Il s’assit en bout de table.

— L’exercice d’aujourd’hui a failli tourner au désastre. Nous aurions pu perdre trois hommes et un des hélicoptères les plus coûteux jamais construits. Je vous rappellerai, une fois de plus, quelles priorités ont été données à cette mission par l’Agence spatiale internationale et le Conseil des gouvernements. La sécurité des membres de l’expédition doit passer avant tout. Viennent ensuite l’analyse et la détermination d’une éventuelle menace pour la population de la Terre.

Il fixa Brown, qui lui retourna un regard glacial.

— Ce n’est qu’après avoir obtenu l’assurance que le vaisseau raméen est sans danger que nous capturerons un ou plusieurs biotes.

— Je souhaite rappeler au général Borzov que le respect des priorités selon un ordre sériel ne fait pas l’unanimité, rétorqua David Brown d’une voix forte. Ramener des biotes sur Terre est d’une importance capitale pour la communauté scientifique. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le préciser lors de précédentes réunions et d’interviews accordées aux médias, si ce Rama est semblable au premier – autrement dit s’il ne fait aucun cas de notre présence – et si nous ne capturons pas un seul biote avant de revenir sur Terre, la science aura été privée d’une opportunité unique d’élargir ses connaissances dans le seul but d’apaiser les inquiétudes de quelques politiciens timorés.

Borzov allait pour répondre mais Brown se leva et gesticula.

— Non, non, écoutez-moi jusqu’au bout. Vous m’avez accusé d’incompétence et je compte exercer mon droit de réponse.

Il prit un listing qu’il agita sous le nez du militaire.

— Voici les conditions définies par vos techs pour la simulation d’aujourd’hui. Laissez-moi vous rappeler des points essentiels que vous semblez avoir oubliés. Condition de situation numéro 1 : cette opération se déroule à la fin de la mission, après qu’il a été établi que Rama II ne représente une menace ni pour nous ni pour la Terre. Condition de situation numéro 2 : nous n’avons pour l’instant vu des biotes que de façon sporadique et toujours isolés.

L’attitude des autres membres de l’équipe lui indiquait qu’il marquait des points. Il inspira à pleins poumons et continua sur sa lancée :

— J’en ai déduit que cet exercice représentait pour nous la dernière possibilité de nous emparer d’un biote et qu’un échec serait lourd de conséquences. Dans toute l’histoire de l’humanité, l’unique contact avec une culture extraterrestre s’est produit en 2130, quand nos cosmonautes ont abordé le premier vaisseau spatial raméen.

« Mais la science n’en a guère bénéficié. Il est vrai que nous disposons d’une multitude de données recueillies lors de cette exploration, dont le rapport d’autopsie d’un biote-araignée que nous devons au Dr Laura Ernst. Mais un seul artefact a été ramené, ce fragment de fleur biomécanique dont les caractéristiques se sont altérées avant même qu’un seul de ses mystères n’ait été percé à jour. Nous n’avons pas d’autre souvenir de cette expédition. Pas un cendrier, un verre ou même un transistor qui nous aurait renseignés sur la technologie raméenne. Une deuxième chance nous est offerte. Il leva les yeux vers le plafond de la salle.

— Si nous trouvons et ramenons deux ou trois biotes à des fins d’analyse, notre mission deviendra la plus importante de tous les temps. Car c’est seulement en assimilant la logique des Raméens qu’il est possible d’établir, au sens véritable du terme, un contact avec eux.

Même Borzov en fut impressionné. David Brown utilisait souvent son éloquence pour retourner une situation défavorable. Le général soviétique décida de changer de tactique.

— Nous ne devons pas oublier les dangers et compromettre notre sécurité, rétorqua-t-il d’une voix douce. Je désire autant que vous ramener sur Terre des biotes et d’autres échantillons de Rama II, mais rien ne démontre de façon irréfutable que ce vaisseau est identique au premier. Avons-nous des preuves que les Raméens ne sont pas animés de mauvaises intentions ? Aucune. Il serait très risqué de s’emparer prématurément d’un biote.

— Nous n’avons jamais de certitudes en ce domaine, commandant, intervint Richard Wakefield. Même si cet appareil est la copie conforme de l’autre, nous ne pourrons prévoir ce qui se passera lors d’une telle intervention. Admettons que le Dr Brown ait raison et que les deux vaisseaux soient des appareils automatisés très perfectionnés fabriqués il y a des millions d’années par une race aujourd’hui éteinte. Nous ignorons quelles sous-routines de comportement ont été programmées dans ces biotes en cas d’agression. S’ils sont essentiels au bon fonctionnement de Rama, selon des critères qui nous échappent, ils devraient avoir les moyens de se protéger. Et il n’est pas à exclure que l’enlèvement de l’un d’eux modifie le fonctionnement de tout le vaisseau. Je me souviens avoir lu un article sur la sonde automatique qui s’est écrasée dans la mer de méthane de Titan en 2012. Elle avait dans ses mémoires une panoplie d’instructions différentes en prévision de…

— Un instant, l’interrompit Janos Tabori en souriant. Les problèmes qui se sont posés à l’aube de l’exploration robotisée du système solaire ne sont pas à l’ordre du jour.

Il regarda Borzov, à l’autre bout de la table.

— J’ai mal à l’épaule, mon estomac est vide et cet exercice m’a épuisé. Tout ceci est passionnant mais si vous n’avez rien de plus important à nous dire ne pourrait-on pas en rester là, ce qui nous laisserait pour une fois le temps de préparer nos bagages ?

L’amiral Heilmann se pencha vers lui.

— Cosmonaute Tabori, c’est à notre commandant de déterminer…

Le Soviétique agita la main.

— Non, Otto, Janos a raison. Nous venons de vivre une journée éprouvante après dix-sept jours d’entraînement intensif. Nous reprendrons cette conversation une fois reposés.

Il se leva.

— La séance est terminée. Des navettes vous conduiront à l’aéroport dès que vous aurez dîné.

Tous se dirigeaient vers la porte lorsqu’il ajouta, comme pour réparer un oubli :

— Mettez cette brève période de repos à profit pour réfléchir. Il ne reste que deux semaines de simulations dans cette base avant les congés de fin d’année. Les préparatifs du lancement débuteront sitôt après. J’espère que vous reviendrez fin prêts pour la prochaine série d’exercices… et conscients de vos responsabilités.

4. LE GRAND CHAOS

En 2130, l’arrivée du premier vaisseau raméen dans le système solaire eut un impact important sur l’histoire de l’humanité. Il ne se produisit aucun changement immédiat dans l’existence quotidienne des hommes après que l’équipe placée sous les ordres du commandant Norton fut revenue de Rama I, mais elle avait rapporté la preuve irréfutable qu’un peuple d’une intelligence supérieure existait (ou avait existé) ailleurs dans l’univers, ce qui rendait nécessaire une redéfinition de la place de l’Homo sapiens dans le cosmos. Il était désormais évident que des produits chimiques synthétisés par les grands cataclysmes stellaires avaient servi de catalyseurs à la conscience en un autre lieu et un autre temps. Qui étaient les Raméens ? Pourquoi avaient-ils construit et lancé un vaisseau géant vers le système solaire ? Tant en public qu’en privé, les Raméens alimentèrent la plupart des conversations pendant de nombreux mois.

Puis l’humanité attendit avec plus ou moins d’impatience la découverte d’un autre signe de leur présence. Les télescopes sondèrent l’univers sur toutes les longueurs d’onde dans l’espoir d’obtenir des informations en relation avec le vaisseau extraterrestre en partance. Ces recherches furent vaines. Les cieux restèrent muets. Les Raméens repartirent aussi rapidement et inexplicablement qu’ils étaient arrivés.

Excalibur devint opérationnel mais son sondage de l’espace s’avéra infructueux et l’attitude du grand public se modifia. Ce premier contact avec Rama acquit un statut d’événement historique et fut considéré comme appartenant au passé. Dans les journaux et les magazines, les articles qui avaient jusqu’alors débuté par : « Quand reviendront les Raméens… » commencèrent en ces termes : « S’il devait se produire une autre rencontre avec les créatures qui ont construit l’énorme vaisseau découvert en 2130… » Ce qui avait été perçu comme une menace, un catalyseur de solidarité, devint rapidement une simple curiosité historique. Traiter de sujets tels que le prochain passage des Raméens ou la destinée de l’espèce humaine dans un univers peuplé d’entités intelligentes perdait de son urgence. L’homme s’accorda un répit et se replia sur lui-même. Il en résulta une période d’égocentrisme sans précédent.

Cette onde de sybaritisme mondial était compréhensible. La rencontre avec Rama I venait d’altérer une composante fondamentale du psychisme de la population de la Terre. L’espèce humaine n’était plus le seul exemple connu d’intelligence développée dans le cosmos. Le postulat selon lequel les hommes pouvaient dans une certaine mesure façonner leur destin était commun à bien des philosophies. Que les Raméens existent (ou aient existé, car même au passé la conclusion restait la même) changeait toutes les données du problème. L’Homme n’était pas unique, peut-être même ne possédait-il aucun statut privilégié. Que la conception homocentrique de l’univers fût balayée par une prise de conscience plus aiguë de l’existence des Autres n’était plus qu’une question de temps. Et la plupart des gens s’abandonnèrent à la recherche des plaisirs matériels, comme six siècles plus tôt quand un poète tel que Ronsard avait exhorté les jeunes filles à jouir de leur jeunesse fugace par des poèmes tels que celui commençant par : Mignonne, allons voir si la rose…

La frénésie de surconsommation fut mondiale et dura un peu moins de deux ans. Cette ruée sur tous les biens négociables eut des répercussions sur une situation économique déjà fragile qui avait failli déboucher sur une récession en 2130, lors de la traversée du système solaire par le vaisseau raméen. Les efforts conjugués des gouvernements et des grands organismes financiers permirent de repousser l’échéance, mais il n’existait aucun remède à cette faiblesse de l’économie. La vague d’achats du début de 2132 fut à l’origine d’une période de croissance rapide. Les capacités de production furent augmentées, les cours de la Bourse grimpèrent vertigineusement, le chômage disparut. Le monde connut une prospérité sans précédent et le niveau de vie des hommes en fut amélioré.

Dès la fin de l’année 2133, des observateurs lucides acquirent la conviction que le « Boom raméen » conduirait à un désastre. Ils firent de sombres prédictions sur l’effondrement imminent du système économique, au milieu des cris d’enthousiasme des multitudes euphoriques qui découvraient l’abondance. Nul ne tint compte de leurs suggestions d’équilibrer les budgets et de limiter les crédits à tous les niveaux. On ne songeait au contraire qu’à élargir les possibilités d’achat d’une population qui ne savait plus attendre, et encore moins se priver.

Le marché boursier mondial commença à vaciller sur ses bases en janvier 2134, et des rumeurs de krash commencèrent à circuler. Mais la plupart des habitants de la Terre et de ses colonies spatiales trouvaient de telles prédictions absurdes. L’économie était en expansion depuis près d’une décennie, les profits augmentaient en flèche et les gouvernants affirmaient qu’ils avaient les moyens d’empêcher les effondrements cycliques du capitalisme.

Et le peuple les crut… jusqu’en mai 2134.

Au cours du premier trimestre tous les marchés boursiers entamèrent une baisse inexorable. Le phénomène fut tout d’abord très lent, puis marqué par des chutes brutales. De nombreux individus, contaminés par la crainte superstitieuse que les météores inspiraient aux hommes depuis deux millénaires, associèrent ces difficultés au retour de la comète de Halley qui apparut en mars, bien plus lumineuse qu’on ne l’avait annoncé. Tous les astronomes étudièrent le phénomène pendant des semaines pour tenter de lui apporter une explication. Après son passage au périhélie fin mars, la queue démesurée de l’astre nébuleux emplit le ciel nocturne.

Mais l’émergence de la crise économique restait la préoccupation principale sur Terre. Le 1er mai 2134 trois importantes banques internationales se déclarèrent insolvables. Deux jours plus tard la panique était générale. Plus d’un milliard d’utilisateurs de terminaux domestiques se servirent de ces appareils pour brader leurs portefeuilles d’actions et d’obligations. Le système mondial de télécommunications fut saturé. Ses centres de transfert de données furent mis à contribution bien au-delà de leurs capacités et l’embouteillage des signaux retarda les transactions pendant des minutes, puis des heures, ce qui accentua encore le mouvement de panique.

Une semaine plus tard deux faits devinrent évidents : plus de la moitié des titres mondiaux avaient cessé d’être négociables et leurs détenteurs, gros ou petits porteurs qui utilisaient les facilités du marché à terme, se retrouvaient ruinés. Les logiciels chargés de la gestion des comptes bancaires et du transfert des fonds nécessaires pour couvrir ces transactions adressaient des messages catastrophiques aux terminaux domestiques de près de vingt pour cent des foyers de la planète.

La situation était en fait encore plus grave. Les ordinateurs ne pouvaient traiter qu’un infime pourcentage des opérations car leur nombre dépassait de beaucoup tout ce qui avait été prévu. En langage informatique, le système financier mondial entrait en « cycle de décalage ». Des milliards d’instructions non prioritaires furent mises en attente.

Dans la plupart des cas les comptes bancaires électroniques des particuliers ne furent débités que des heures ou des jours plus tard. Lorsque les petits épargnants apprirent de quoi il retournait, ils s’empressèrent de solder le crédit qui apparaissait sur leurs comptes avant que toutes les transactions n’aient été enregistrées. Le temps que les gouvernements et les institutions économiques prennent des mesures pour redresser la situation, il était trop tard. Le système s’était effondré.

Pour reconstituer la totalité des opérations il faudrait récupérer les fichiers de sauvegarde stockés dans des centres de contrôle disséminés sur toute la surface du globe.

Le réseau électronique de gestion resta inutilisable pendant plus de trois semaines. Nul ne connaissait sa situation financière. Les espèces appartenaient à une période révolue et seuls quelques excentriques et collectionneurs avaient de quoi régler leurs achats de première nécessité. Le troc redevint de rigueur pour se procurer de tels produits et ce furent l’amitié et les relations qui permirent à bien des gens de survivre. Mais ce n’était qu’un début. Dès que l’organisation internationale responsable du système de gestion mondial annonçait qu’elle allait rétablir les liaisons et implorait les particuliers de n’utiliser leurs terminaux « qu’en cas d’urgence », ses appels étaient ignorés. Les demandes saturaient le réseau qui cessait à nouveau de fonctionner.

Deux semaines plus tard les scientifiques trouvèrent une explication à la luminosité exceptionnelle de la comète de Halley, mais ce fut seulement après quatre mois d’attente que le S.M.T. put fournir des informations fiables aux épargnants. Le coût de cette longue période de chaos était incalculable. Le temps de rétablir une activité économique électronique normale, le monde subissait une violente récession qui ne cesserait de s’aggraver pendant les douze années suivantes. Et un demi-siècle serait nécessaire pour permettre au produit mondial brut de retrouver des niveaux comparables à ceux atteints avant le krach de 2134.

5. APRÈS LE KRACH

Nul n’eût songé à nier que le Grand Chaos avait profondément altéré la société humaine. Rien ne fut épargné. Les éléments catalyseurs de cet effondrement brutal de l’ordre établi furent le krach boursier et la dislocation du système financier mondial qui en résulta, mais ces causes n’auraient pu à elles seules plonger le monde dans cette période de récession sans précédent. Tout se serait résumé à une tragi-comédie, sans l’imprévoyance des leaders politiques qui avaient nié ou ignoré les problèmes économiques. Ils réagirent par des trains de mesures déconcertantes et/ou sans fondement, avant de céder au découragement et de se résigner en constatant que la crise ne faisait que s’aggraver et s’étendre. Toutes les tentatives effectuées pour coordonner les initiatives au niveau mondial étaient condamnées à l’échec, car les dirigeants souhaitaient avant tout ménager leur collège électoral.

Il devint évident après coup que le processus d’internationalisation du monde entamé au XXIe siècle comportait au moins un défaut important. Si maintes activités – télécommunications, commerce, transports (terrestres et spatiaux), réglementation des changes, maintien de la paix, information et protection de l’environnement, pour citer les principales – étaient effectivement devenues internationales (et même interplanétaires, avec les colonies), la plupart des traités qui mettaient en place ces institutions incluaient des codicilles permettant aux signataires de s’en retirer si les décisions prises dans le cadre de ces accords « nuisaient à leurs intérêts ». En d’autres termes, chaque nation fondatrice de tels organismes était libre de reprendre unilatéralement sa liberté si elle ne s’estimait pas satisfaite.

Le monde avait connu une période de stabilité et de prospérité exceptionnelle, avant l’arrivée du premier vaisseau raméen. Après le traumatisme provoqué par l’impact dévastateur d’une comète en 2077, près de Padoue en Italie, la croissance avait été modérée pendant un demi-siècle. Si ce n’est lors de quelques récessions économiques brèves et peu sévères, le niveau de vie s’était amélioré dans la plupart des pays. Guerres et soulèvements populaires réclamaient toujours leur tribut, surtout dans les nations sous-développées, mais les efforts des grandes puissances permettaient de résoudre ces crises avant qu’elles ne deviennent incontrôlables. Rien ne mit véritablement à l’épreuve la stabilité des nouveaux organismes mondiaux.

Le passage de Rama I fut à l’origine de nombreux changements. Excalibur et d’autres projets coûteux décidés après la venue du vaisseau extraterrestre furent financés par des ponctions dans divers budgets. Dès 2132, des mouvements prônant des réductions fiscales afin d’accroître le pouvoir d’achat des particuliers obtinrent la suppression de certaines dépenses gouvernementales et fin 2133 les institutions internationales privées de subsides manquaient de personnel et d’efficacité. Le krach mondial ébranla une société où le doute s’était déjà implanté dans les esprits quant à l’utilité de telles organisations. Au sein du chaos financier, cesser de financer les seules instances capables de mettre un frein au désastre représenta une solution de facilité pour les politiciens imprévoyants de diverses nations.

Les horreurs du Grand Chaos sont relatées dans tous les livres d’histoire. Les deux premières années, les problèmes majeurs furent une augmentation vertigineuse du chômage et des banqueroutes, mais les difficultés financières étaient moins graves que la multiplication des sans-abri et des mal-nourris. Des communautés d’individus qui vivaient sous des tentes ou de simples cartons allèrent s’installer dans les jardins publics de toutes les grandes villes pendant l’hiver 36-37 et les municipalités tentèrent avec courage de leur fournir de quoi subsister. Une telle politique devait limiter les problèmes posés par la présence présumée temporaire de ces hordes de défavorisés privés d’emploi et de nourriture, mais en l’absence d’un redressement économique ces bidonvilles ne disparurent pas. Ils devinrent un composant permanent de la vie urbaine, des tumeurs en expansion, des cités dans la cité, avec un ensemble d’activités et d’intérêts fondamentalement différents de ceux des agglomérations qui assuraient leur existence. Au fil du temps, ces communautés devinrent des creusets d’agitation et de désespoir. Ces enclaves enchâssées au cœur des métropoles menaçaient d’exploser et de détruire ces dernières. Malgré l’angoisse que cette épée de Damoclès faisait peser sur le monde, l’hiver 37-38 exceptionnellement rigoureux s’acheva sans que la trame de la civilisation eût été sérieusement affaiblie par cette anarchie urbaine.

Le début de l’année 2138 fut marqué par divers événements qui se déroulèrent en Italie. Michele Balatresi, un jeune novice franciscain qui serait plus tard connu dans le monde entier sous le nom de saint Michel de Sienne, focalisa l’attention et interrompit pour un temps la désagrégation de la société. Michel était un génie polyglotte, un chef politique et spirituel charismatique qui savait choisir ses objectifs et son moment. Il apparut sur la scène mondiale en Toscane, issu apparemment de nulle part, porteur d’un message religieux passionné qu’il adressait au cœur et à l’esprit des citoyens du monde effrayés ou privés de leurs droits les plus élémentaires. Il fut à l’origine d’un mouvement qui se répandit spontanément dans le monde entier et ses disciples eurent tôt fait de représenter une menace potentielle pour les gouvernants. Michel réclamait une solution collective aux maux que connaissait notre espèce. En juin 2138, lorsqu’il fut assassiné en d’épouvantables circonstances, l’humanité crut voir s’éteindre sa dernière lueur d’espoir. La civilisation qui avait maintenu un semblant de cohésion grâce à ses prêches et un fil ténu de traditions s’effondra brusquement.

Le cauchemar dura quatre ans, de 2138 à 2142. La liste des maux qui affligèrent l’humanité serait interminable. Famine, maladie et chaos étaient omniprésents. Guerres et révolutions faisaient rage. Les institutions modernes furent balayées par la tourmente et l’existence devint insoutenable pour la plupart des gens, à l’exception de quelques privilégiés terrés dans des refuges bien protégés. La Terre était un monde en perdition, le summum de l’entropie. Toutes les tentatives des hommes de bonne volonté étaient condamnées à l’échec, car les solutions qu’ils trouvaient étaient locales alors que les problèmes se posaient à l’échelle du monde.

Le Grand Chaos s’étendit aux colonies de l’espace et mit fin à un chapitre glorieux de l’Histoire. Le désastre économique s’aggravait et les noyaux d’humanité dispersés dans le système solaire ne pouvaient subsister sans un apport régulier d’argent, de vivres et d’hommes. Ils devinrent les oubliés de la Terre. En 2140 la moitié de leurs résidents avaient regagné la planète mère car les conditions de vie dans leurs foyers d’adoption s’étaient à tel point dégradées qu’ils préféraient encore affronter la pénible réadaptation à la pesanteur terrestre et une épouvantable pauvreté. Ce mouvement migratoire s’amplifia en 2141 et 2142, des années marquées par l’effondrement des écosystèmes artificiels des colonies et le début d’une pénurie désastreuse de pièces détachées pour le parc de navettes automatiques utilisées pour les ravitailler.

En 2143, seuls quelques irréductibles vivaient encore sur la Lune et sur Mars. Les communications entre la Terre et ses bases lointaines avaient perdu toute régularité. Les liaisons radio n’étaient plus assurées. L’organisation des Planètes unies avait été dissoute deux ans plus tôt. Il n’existait plus d’assemblée regroupant des représentants de l’ensemble de l’humanité habilitée à traiter les problèmes de l’espèce et le Conseil des gouvernements ne verrait le jour que cinq ans plus tard. Les deux colonies restantes menaient un combat perdu d’avance pour ne pas disparaître à leur tour.

Ce fut l’année suivante, en 2144, qu’eut lieu la dernière mission spatiale pilotée de cette période : une opération de sauvetage commandée par la pilote mexicaine Benita Garcia. À bord d’un vaisseau de fortune, un engin remis en état avec des éléments de récupération, Mme Garcia et les trois membres de son équipage réussirent à atteindre l’orbite géostationnaire du James Martin, le dernier transporteur interplanétaire encore en service, et à sauver vingt-quatre passagers sur la centaine de femmes et d’enfants rapatriés de Mars. Pour les historiens, cette opération marqua la fin d’une ère. Moins de six mois plus tard les deux dernières colonies étaient abandonnées et nul être humain ne retournerait dans l’espace pendant quarante ans.

En 2145 le monde prit conscience de l’importance de certaines instances internationales oubliées au début du Grand Chaos. Des hommes clairvoyants qui s’étaient abstenus de participer à la vie politique au cours des premières décennies de ce siècle comprirent que seule la mise en commun de leurs capacités permettrait de restaurer en partie la civilisation. Leurs efforts ne furent tout d’abord couronnés que de modestes succès, mais ils firent renaître l’espoir et entamèrent un processus de renouveau. Lentement, très lentement, les éléments de la société humaine se ressoudèrent.

Ce fut seulement deux ans plus tard que le redressement économique devint perceptible dans les statistiques. En 2147 le produit mondial brut s’était réduit à sept pour cent du niveau qu’il atteignait six ans plus tôt. Dans les nations développées le taux de chômage avoisinait trente-cinq pour cent et dans les autres pays demandeurs d’emploi et travailleurs à temps partiel représentaient quatre-vingt-dix pour cent de la population. En 2142, la sécheresse fut à l’origine d’une famine dévastatrice dans les régions tropicales et cent millions d’humains périrent d’inanition. Un taux de mortalité astronomique dû à des causes diverses et la diminution radicale du taux de naissances (car le monde n’avait plus rien à offrir aux générations futures) réduisirent la population mondiale d’un milliard d’individus en dix ans.

Le Grand Chaos laissa sa marque indélébile sur toute une génération. Quand les enfants nés à la fin de cette période atteignirent l’adolescence, ils furent confrontés à des parents d’une prudence maladive qui leur imposaient des règles de vie très strictes. Le souvenir du Chaos hantait les adultes et les incitait à exercer pleinement leur autorité parentale. Pour eux, la vie n’était pas une partie de plaisir mais une affaire sérieuse, et le bonheur n’était accessible que grâce au respect de valeurs solides, à l’autodiscipline et au fait de se fixer des buts respectables.

La société des années 70 avait banni le laxisme de règle un demi-siècle plus tôt. Les vieilles institutions telles que les nations-États, l’Église catholique romaine et la monarchie britannique avaient connu un nouvel essor et prospéré en organisant la restructuration de l’après-Chaos.

À la fin de cette décennie, quand la planète retrouva un semblant de stabilité, l’intérêt suscité par l’espace fut ravivé. Sitôt reconstituée, l’Agence spatiale internationale lança quelques satellites d’observation et de télécommunications. Ses activités et son budget étaient modestes et seules les nations développées participaient à ces programmes. Quand les vols habités reprirent et furent couronnés de succès, un calendrier de missions fut établi pour les années 90. Une Académie spatiale ouvrit ses portes en 2188.

La croissance économique fut lente mais régulière au cours des vingt années qui précédèrent la découverte du deuxième vaisseau raméen. En 2196, l’humanité était toujours au même stade de développement technologique que lors de l’apparition du premier engin extraterrestre soixante-dix ans plus tôt. Cette nouvelle ère spatiale n’en était qu’à ses balbutiements mais dans des disciplines telles que la médecine et le traitement de l’information les hommes de la fin du XXIIe siècle étaient bien plus avancés que ceux des années 2130. Ils différaient encore dans un autre domaine : la plupart d’entre eux, surtout ceux plus âgés qui occupaient des postes importants au sein des structures gouvernementales, avaient vécu les pénibles années du Chaos. Ils connaissaient le sens du mot « peur » et cela influença leurs décisions lorsqu’ils durent décider du programme qu’exécuterait la mission chargée de se porter à la rencontre de Rama II.

6. LA SIGNORA SABATINI

— Quand votre mari a annoncé la supernova 2191a, vous étiez donc au S.M.U. où vous prépariez un doctorat de physique ?

Assise dans un énorme fauteuil de la salle de séjour, Elaine Brown portait un ensemble brun unisexe à col haut. Elle était visiblement tendue et impatiente d’en finir avec cette interview.

— J’étais en deuxième année et David me conseillait pour ma thèse, dit-elle en choisissant ses mots.

Elle lança un regard furtif à son mari qui restait de l’autre côté de la pièce pour suivre l’entretien derrière les caméras.

— Il était très proche de ses étudiants. Tous le savaient. C’est une des raisons qui m’ont poussée à choisir le S.M.U.

Francesca Sabatini était très belle. Ses longs cheveux blonds tombaient librement sur ses épaules. Elle portait un chemisier de soie blanche coûteux et un foulard bleu roi assorti à son pantalon. Elle occupait l’autre fauteuil et deux tasses de café étaient posées entre elles, sur une table basse.

— Le Dr Brown n’était-il pas marié, à l’époque ? Elaine rougit. La journaliste italienne ne se départit pas de son sourire candide et désarmant, comme si elle venait de lui demander d’additionner deux plus deux. Mme Brown hésita, inspira à fond puis balbutia :

— Au tout début, c’est exact. Mais ils ont divorcé avant que je ne termine mes études.

Elle s’interrompit et son expression redevint joyeuse.

— Il m’a offert une bague de fiançailles, quand j’ai obtenu mon diplôme.

Francesca Sabatini réfléchit. Je pourrais l’envoyer au tapis avec deux autres questions, se dit-elle. Mais ce n’est pas le but que je veux atteindre.

— C’est bon, coupez, lança-t-elle aux membres de l’équipe technique. C’est dans la boîte. On va jeter un coup d’œil à tout ça et ensuite vous pourrez ranger le matériel dans le camion.

Le responsable des prises de vues alla vers la caméra-robot numéro 1 programmée pour prendre des plans rapprochés de Francesca et entra des instructions sur son clavier miniature. Elaine venait de se lever et la caméra-robot numéro 2 reculait devant elle en rétractant son zoom. Un autre homme fit signe à Mme Brown d’attendre qu’il eût arrêté l’appareil.

Quelques secondes plus tard ils visionnaient les cinq dernières minutes de l’interview. Les trois enregistrements se partageaient l’écran. L’image composite de Francesca et d’Elaine occupait le centre, entre celles des deux caméras de gros plan. Francesca connaissait suffisamment son métier pour savoir qu’elle n’aurait pu espérer mieux. La femme du Dr David Brown, Elaine, était jeune, intelligente, posée, simple et gênée par l’attention qu’on lui portait. Et tout cela apparaissait sur la bande.

Pendant que Francesca réglait les derniers détails avec son équipe et prenait les dispositions nécessaires pour que le montage de l’interview lui fût livré à son hôtel du Dallas Transportation Complex avant son départ prévu pour le lendemain matin, Elaine Brown revint dans le séjour accompagnée d’un robot-serveur de type standard qui apportait deux variétés de fromage, des bouteilles de vin et des verres. Francesca remarqua le froncement de sourcils de David Brown quand son épouse annonça qu’elle les invitait à « une petite fête ». L’équipe technique se réunit autour d’elle et du serviteur mécanique pendant que David les priait de l’excuser et empruntait le corridor menant aux chambres. Francesca lui emboîta le pas.

— Excusez-moi, David.

Il se tourna vers elle, visiblement irrité.

— N’oubliez pas que nous avons des affaires en suspens, ajouta-t-elle. J’ai promis à Schmidt et Hagenest de leur donner une réponse à mon retour en Europe. Ils sont impatients de conclure.

— Je n’ai pas oublié, répliqua-t-il. Je veux simplement m’assurer que votre ami Reggie a terminé d’interviewer mes enfants.

Il soupira.

— Il m’arrive parfois de regretter d’être célèbre.

Elle se rapprocha et lui déclara en le fixant droit dans les yeux :

— J’en doute. Vous êtes nerveux parce que vous ne pouvez censurer les propos de vos proches. Et tout contrôler est pour vous primordial.

Il allait pour répondre mais en fut empêché par un hurlement. Le mot « Mamaaan » se réverbéra dans le couloir et un petit garçon de six ou sept ans jaillit d’une chambre pour passer près d’eux et se précipiter dans les bras de sa mère qui venait d’apparaître sur le seuil du séjour, avec un verre à la main. Elle tenta aussitôt de réconforter l’enfant.

— Que se passe-t-il, Justin ?

— Ce Noir a cassé mon chien ! Il lui a donné un coup de pied et maintenant il ne marche plus.

Le petit garçon désigna l’extrémité du corridor d’un doigt accusateur. Reggie Wilson venait vers eux, accompagné par une fillette d’une dizaine d’années dégingandée et grave.

— P’pa, dit-elle en réclamant du regard le soutien de son père, je parlais à M. Wilson de ma collection de pin’s quand ce cabot-robot est entré et lui a mordu le mollet après lui avoir fait pipi sur les pieds. Justin l’a programmé pour faire des sottises…

— Elle ment ! hurla son frère. Elle n’aime pas Wally. Elle n’a jamais pu le sentir !

Elaine Brown eût été bouleversée même si son mari n’avait pas laissé voir sa colère. Elle vida son verre d’un trait et le posa sur une étagère proche.

— Allons, allons, Justin, calme-toi et raconte à maman ce qui s’est passé.

— Ce Noir ne m’aime pas. Et je ne l’aime pas non plus. Wally l’a compris et l’a mordu. Il veut me protéger.

La fille, Angela, s’emporta à son tour.

— Je savais qu’il ferait encore des siennes. Nous discutions tranquillement dans ma chambre et Justin venait constamment nous interrompre pour montrer à M. Wilson ses jeux, ses animaux domestiques, ses trophées et même ses vêtements. À la fin, M. Wilson a dû lui dire de nous ficher la paix. Alors, Justin a envoyé Wally attaquer M. Wilson qui a bien été obligé de se défendre.

— C’est une menteuse, maman. Une grosse menteuse. Ordonne-lui de se taire…

— Elaine, gronda David Brown. Emmène-le… loin d’ici.

Il se tourna vers sa fille pendant que son épouse poussait le petit garçon en pleurs dans le séjour.

— Angela, ajouta-t-il sans dissimuler sa colère, je croyais t’avoir dit d’éviter les accrochages avec ton frère, quoi qu’il puisse faire.

La fillette recula. Des larmes apparurent dans ses yeux. Elle allait pour protester mais Reggie Wilson s’interposa.

— Excusez-moi, docteur Brown, mais Angela n’y est pour rien. Elle vous a dit la stricte vérité. C’est…

— Mêlez-vous de vos affaires, Wilson, l’interrompit sèchement David Brown.

Il fit une pause, pour se détendre.

— Je suis désolé, mais l’incident sera clos dans une minute.

Le regard qu’il adressa à sa fille était lourd de menaces.

— File dans ta chambre, Angela. J’irai te voir plus tard. Appelle ta mère et dis-lui de venir te chercher avant le dîner.

Francesca Sabatini suivait avec intérêt cette scène qui révélait la frustration de David Brown et l’absence de confiance en soi d’Elaine. C’est parfait, se dit-elle. Bien mieux que je n’aurais pu l’espérer. Il ne me posera aucun problème.

* * *

Le convoi argenté traversait le nord du Texas à deux cent cinquante kilomètres à l’heure. Quelques minutes plus tard les lumières du Dallas Transportation Complex apparurent à l’horizon. Le D.T.C. s’étendait sur près de vingt-cinq kilomètres carrés. C’était à la fois un aéroport, une gare ferroviaire et une ville. Construit en 2185 en tant que plaque tournante pour les passagers des long-courriers et du T.G.V., il s’était développé pour devenir progressivement une petite communauté. Plus d’un millier de personnes y vivaient. La plupart y travaillaient et souhaitaient limiter leurs déplacements. Elles habitaient dans les résidences qui dessinaient un arc de cercle autour du centre commercial sud où on trouvait quatre hôtels importants, dix-sept restaurants et plus d’une centaine de boutiques dont une succursale de Donatelli, la chaîne de prêt-à-porter de luxe.

— J’avais dix-neuf ans, à l’époque, lui dit le jeune homme quand la rame entra en gare. Et j’ai reçu une éducation très stricte. J’ai appris plus de choses sur l’amour et le sexe pendant les dix années où vos émissions ont été diffusées à la télévision qu’au cours de toute ma vie antérieure. Je tenais à vous en remercier.

Francesca accepta le compliment. Elle était habituée à être abordée dans les lieux publics. Quand le train stoppa et qu’elle descendit sur le quai, elle fit un sourire au jeune homme et à son amie. Reggie Wilson lui proposa de transporter son matériel de prise de vues jusqu’au porte-personnes qui les conduirait à leur hôtel.

— Ça ne t’irrite jamais ? demanda-t-il. Elle prit un air interrogateur.

— Je parle de l’attention que tu attires, du fait d’être connue.

— Non, répondit-elle. Bien sûr que non.

Six mois se sont écoulés et il ne me connaît pas encore. Mais peut-être est-il simplement trop macho pour pouvoir admettre que certaines femmes ont autant d’ambition qu’un homme.

— Avant de te rencontrer je savais que tes séries télévisées avaient eu un énorme succès, mais pas que tu ne pouvais aller au restaurant ou dans un autre lieu public sans être abordée par tes admirateurs.

Reggie continua de parler alors que le porte-personnes sortait de la gare et s’engageait dans le centre commercial. Près de la piste, à une extrémité de la galerie marchande, ils virent un attroupement devant une salle de spectacle. Ils lurent sur l’auvent qu’on y jouait Qu’il pleuve ou qu’il vente de la grande dramaturge américaine Linzey Olsen.

— As-tu vu ce film ? demanda Reggie à Francesca. J’ai assisté à sa projection lorsqu’il est sorti, il y a environ cinq ans. Helen Caudill et Jeremy Temple. Avant qu’elle ne devienne une célébrité. Ça se passe à Chicago, pendant une tempête de neige, et c’est l’histoire d’un homme et d’une femme qui doivent partager la même chambre d’hôtel. Ils sont mariés tous les deux et tombent amoureux l’un de l’autre en se parlant de leurs espoirs déçus. Un truc plutôt bizarre.

Francesca n’écoutait pas. Un garçon qui lui rappelait son cousin Roberto venait de monter à bord du porte-personnes. Il avait un teint mat, des cheveux bruns, des traits délicats. Il y a combien de temps que je ne l’ai pas vu ? se demanda-t-elle. Trois ans, à peu de chose près. À Positano, avec sa femme. Elle soupira et se rappela une époque plus lointaine. Elle riait et courait dans les rues d’Orvieto, âgée de neuf ou dix ans, encore pure et innocente. Roberto était son aîné de quatre ans. Ils jouaient avec un ballon de football sur la piazza, devant le Duomo. Elle aimait taquiner son cousin. Il était si doux, si simple. Roberto avait été le seul élément positif de son enfance.

Le porte-personnes s’immobilisa devant l’hôtel. Reggie la dévisageait et elle comprit qu’il venait de lui poser une question.

— Alors ? s’enquit-il en descendant du véhicule.

— Désolée, mais j’étais dans les nuages. Qu’as-tu dit ?

— Je ne me savais pas soporifique à ce point.

Il la fixa, pour s’assurer qu’elle lui prêtait attention.

— Qu’as-tu décidé ? Les possibilités se réduisent à chinois ou cajun.

La perspective de dîner en compagnie de Reggie ne la séduisait guère.

— Je suis morte de fatigue. Je compte prendre un en-cas dans ma chambre puis travailler un peu.

Elle aurait dû prévoir qu’il en serait blessé. Elle se leva sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur ses lèvres.

— Mais rien ne t’empêche de venir me rejoindre aux alentours de 10 heures.

* * *

Sitôt dans sa suite Francesca consulta le terminal pour prendre connaissance des messages reçus. Il y en avait quatre en tout. L’expéditeur, l’heure de réception, la durée et l’urgence de chaque appel étaient indiqués. Le système prioritaire était une nouveauté de l’International Communications Inc., une des trois sociétés de télécommunications en expansion depuis le milieu du siècle. L’utilisateur fournissait son emploi du temps journalier et signalait quels correspondants pouvaient interrompre quelles activités. Elle avait décidé de ne faire retransmettre sur le terminal de la demeure de David Brown que les priorités un (urgence extrême). L’interview de cet homme et de sa famille ne lui prendrait qu’une journée et elle souhaitait réduire au minimum les risques de contretemps.

Il n’y avait qu’un message de priorité deux. Il durait trois minutes et avait été envoyé par Carlo Bianchi. Francesca se renfrogna, fournit son code et alluma le moniteur. Un Italien mielleux entre deux âges vêtu d’une tenue d’après-ski apparut sur l’écran, assis sur un divan devant des flammes qui dansaient dans l’âtre d’une cheminée.

— Buongiorno, cara, la salua-t-il.

Le signor Bianchi laissa la caméra effectuer un panoramique du séjour de sa nouvelle villa de Cortina d’Ampezzo puis en vint à l’essentiel. Pourquoi refusait-elle de figurer dans les spots publicitaires de sa collection d’été de vêtements de sport ? Sa compagnie lui avait proposé des sommes importantes et pris l’espace pour thème de cette campagne qui ne serait diffusée qu’à la fin de la mission Newton, pour respecter les engagements qu’elle avait pris envers l’A.S.I. Il ajouta que leurs accrochages appartenaient au passé et qu’il lui fallait une réponse dans une semaine.

Va te faire foutre, connard, pensa-t-elle, surprise par la violence de sa réaction. Peu de gens l’exaspéraient, mais Carlo Bianchi était l’un d’eux. Elle enregistra un message destiné à Darrell Bowman, son agent de Londres.

— Salut, Darrell. C’est Francesca qui t’appelle de Dallas. Dis à cette fouine de Bianchi que je ne ferais pas ses pubs même s’il me proposait dix millions de marks. Au fait, comme son principal concurrent est Donatelli, pourquoi ne pas contacter la responsable des services de publicité de cette firme – Gabriela Machin Chose, je l’ai rencontrée un jour à Milan – et lui dire que j’aimerais travailler pour elle dès la fin du projet Newton ? En avril ou en mai. C’est tout ce que j’ai à te dire. Je rentre à Rome demain soir. Salue Heather pour moi.

Le message le plus long provenait de son mari, Alberto, un grand sexagénaire distingué et grisonnant qui dirigeait la branche italienne de Schmidt et Hagenest, le pool allemand multimédias propriétaire d’un tiers des journaux et des magazines d’Europe et des principales chaînes de télévision d’Allemagne et d’Italie. Assis dans son cabinet de travail et vêtu d’un costume anthracite, Alberto buvait un brandy. Sa voix était chaleureuse, familière, mais plus paternelle que maritale. Il annonça à Francesca que son interview de l’amiral Otto Heilmann venait d’être diffusée dans toute l’Europe et qu’il avait apprécié l’à-propos de ses commentaires, avant de faire remarquer que le militaire avait donné de lui l’image d’un égocentrique. Ça n’a rien d’étonnant, se dit-elle. C’en est un, même s’il sert mes intérêts.

Alberto lui fit part d’une bonne nouvelle concernant un de ses enfants – il en avait eu trois de ses précédents mariages, tous plus âgés que Francesca – puis lui déclara qu’elle lui manquait et qu’il était impatient de la revoir. Moi aussi, pensa-t-elle avant de répondre au message. Avec toi, ma vie est agréable. Je bénéficie à la fois de la liberté et de la sécurité.

* * *

Quatre heures plus tard Francesca sortit sur le balcon pour fumer une cigarette dans la fraîcheur de ce mois de décembre. Elle avait enfilé l’épaisse robe de chambre de l’hôtel. Au moins, ce n’est pas comme en Californie, se dit-elle en inhalant la fumée à pleins poumons. Au Texas, on trouve encore quelques balcons réservés aux fumeurs. Ces fanatiques de la côte Ouest nous pourchasseraient comme des criminels, s’ils le pouvaient.

Elle se déplaça le long de la rambarde pour mieux voir un jet supersonique et s’imagina à bord d’un tel appareil, le lendemain, pour son retour à Rome. Celui-ci venait peut-être de Tokyo, la capitale économique du monde avant le Grand Chaos. Après avoir été victime d’un manque de matières premières catastrophique au milieu du siècle, le Japon était redevenu un pays prospère. Elle regarda l’appareil atterrir puis leva les yeux sur le ciel étoile. Elle tira sur sa cigarette puis suivit des yeux la fumée qui dérivait lentement dans les airs.

Le plus important de tous tes reportages va bientôt débuter, Francesca, se dit-elle. Une opportunité de devenir immortelle ? Au moins passeras-tu à la postérité en tant que membre de la mission Newton. Elle tenta d’imaginer les créatures fantastiques qui avaient créé et lancé ces deux vaisseaux titanesques. Mais ses pensées revinrent rapidement vers le monde réel et les contrats signés par David Brown dans l’après-midi.

Nous voici associés, très cher docteur Brown. J’ai mené à bon terme la première partie de mes projets. Et sauf erreur grossière, c’est une lueur d’intérêt que j’ai vue briller dans vos yeux, aujourd’hui. Après la fin des tractations Francesca lui avait donné un baiser de pure forme. Ils étaient seuls dans son cabinet de travail et elle avait cru un instant qu’il le lui rendrait avec plus de passion.

Elle termina sa cigarette, écrasa le mégot dans le cendrier et rentra dans la chambre. Elle entendit les sifflements d’une respiration lourde dès qu’elle ouvrit la porte. Reggie Wilson, nu et couché sur le dos dans le grand lit défait, troublait le silence avec ses ronflements. Tu es bien équipé pour affronter la vie et les femmes, commenta-t-elle en silence. Mais l’existence n’est pas une compétition d’athlétisme et tu m’intéresserais bien plus si tu possédais un peu de subtilité, pour ne pas dire de finesse.

7. RELATIONS PUBLIQUES

L’aigle solitaire prenait son essor dans la clarté de l’aube. Loin au-dessus des marais, il vira sur un souffle de vent océanique puis fila vers le nord en longeant la côte. En contrebas, des sables brun clair et blanc du rivage aux îles, aux rivières et aux baies qui s’étendaient sur des kilomètres à l’ouest, un ensemble morcelé de bâtiments reliés par des routes asphaltées brisait la monotonie des prairies et des marécages. Soixante-quinze ans plus tôt le port spatial Kennedy était un des six lieux de la Terre où des voyageurs qui débarquaient d’un T.G.V. ou d’un long-courrier pouvaient prendre une navette à destination des S.O.B. (Stations en Orbite Basse). Mais le Grand Chaos l’avait métamorphosé en simple souvenir spectral d’une culture autrefois florissante. Ses portiques et ses tunnels de liaison étaient livrés aux mauvaises herbes, aux oiseaux aquatiques, aux alligators et aux innombrables insectes de la Floride.

Dans les années 2160, après deux décennies d’inactivité totale, ces lieux avaient retrouvé une certaine animation. Tout d’abord utilisés en tant qu’aéroport, ils étaient progressivement devenus un centre de transit, qui desservait la côte atlantique de la Floride. La reprise des lancements de navettes au milieu des années 70 avait été à l’origine de la remise en état des pas de tir et à présent, en décembre 2199, plus de la moitié de ce vieux port spatial était rénovée pour faire face à l’accroissement du trafic entre la Terre et l’espace.

D’une des fenêtres de son bureau Valeriy Borzov regarda l’aigle regagner avec grâce son nid perché dans les hauteurs d’un des rares grands arbres de la base. Il aimait les oiseaux. Ils le fascinaient depuis son enfance, qu’il avait passée en Chine. Il lui arrivait de rêver d’une planète fantastique aux cieux obscurcis par des multitudes de créatures ailées. Il se souvenait avoir demandé à son père si les humains avaient trouvé des biotes volants dans Rama I, et de la déception due à sa réponse.

Le général entendit des grondements et alla regarder par l’autre fenêtre. L’élément propulseur des deux vaisseaux du module Newton sortait du hangar d’essai sur une énorme plate-forme chenillée. Après avoir subi des tests supplémentaires suite à une défaillance du contrôleur ionique, il serait chargé cet après-midi même à bord d’une navette-cargo qui l’emporterait jusqu’au chantier spatial de S.O.B.-2. Tous les exercices de simulation devant avoir lieu dans l’espace se dérouleraient à S.O.B.-3, où était entreposé le matériel de réserve. Ils ne partiraient pour S.O.B.-2 qu’une semaine avant le lancement.

Plus au sud, un car électrique s’arrêta devant les bureaux pour laisser descendre une poignée de passagers, dont une femme blonde en pantalon de soie noire et chemisier assorti strié de rayures jaunes verticales. Elle se dirigea d’une démarche souple vers l’entrée du bâtiment. Le général Borzov ne put s’empêcher d’admirer ses formes et se rappela que Francesca Sabatini avait exercé la profession de mannequin avant d’entamer une carrière de journaliste. Il se demanda quels étaient ses buts et pourquoi elle avait insisté pour le rencontrer avant la réunion prévue dans la matinée.

Une minute plus tard il l’accueillait à la porte de son bureau.

— Bonjour, signora Sabatini.

— Toujours aussi respectueux des usages, général ? s’enquit-elle en riant. Même quand nous sommes seuls ?

De toute l’équipe, il n’y a que vous et les Japonais qui ne m’appelez pas par mon prénom.

Elle remarqua l’attention qu’il lui portait et baissa instinctivement les yeux sur sa tenue pour s’assurer qu’elle était irréprochable.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-elle finalement. Il sursauta.

— C’est sans doute votre chemisier, mais vous m’avez fait penser à une tigresse prête à bondir sur une malheureuse antilope. Ce doit être mon grand âge, ou mon esprit qui commence à me jouer des tours.

Il l’invita à entrer.

— On m’a déjà dit que je ressemblais à une chatte, jamais à une tigresse.

Elle s’assit dans le fauteuil qu’il lui désignait et miaula en arborant un sourire espiègle.

— Une inoffensive minette domestique.

— Permettez-moi d’en douter. Je pourrais vous trouver de nombreux qualificatifs, mais pas celui d’inoffensive, rétorqua Borzov en gloussant avant de recouvrer brusquement son sérieux. Alors, que puis-je pour vous ? Vous voulez m’entretenir d’une affaire importante et urgente, m’avez-vous dit ?

Elle sortit de sa mallette une feuille qu’elle lui tendit.

— Voici le programme de nos rapports avec la presse. Je ne l’ai étudié qu’hier avec les relations publiques et les chaînes de télévision mondiales. Sur les interviews des cosmonautes, seules cinq ont été réalisées. Quatre autres étaient prévues pour ce mois, mais en décidant de prolonger les simulations pendant trois jours lors de la prochaine série d’exercices, vous supprimez le temps imparti aux entretiens avec Wakefield et Turgenyev.

Elle fit une pause pour s’assurer qu’il assimilait ses propos.

— Nous pourrons nous occuper de Takagishi samedi et des O’Toole le soir de Noël, chez eux à Boston, mais Richard et Irina déclarent qu’ils n’auront pas de temps à nous consacrer. De plus, un vieux problème n’a toujours pas été résolu. Rien n’est prévu pour vous et pour Nicole…

— C’est pour me parler de nos rapports avec la presse que vous avez exigé de me rencontrer à cette heure matinale ?

L’intonation de Borzov traduisait l’importance qu’il accordait à de telles activités.

— Entre autres choses, répondit posément Francesca. Les sondages indiquent que le public s’intéresse surtout à vous, moi, Nicole Desjardins et David Brown. Vous ne m’avez pas encore fixé de rendez-vous et Mme Desjardins a refusé tout net. Les médias protestent. Ma couverture de l’événement sera incomplète. Vous devez m’aider.

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Je vous demande d’annuler ces simulations supplémentaires, de fixer une date pour votre interview, et de ramener Nicole à la raison.

Le militaire se renfrogna. Les exigences de Francesca l’irritaient et il allait rétorquer qu’il avait des sujets de préoccupation bien plus importants quand il se ravisa. Son sixième sens et son expérience lui conseillaient d’attendre la suite. Il décida de gagner du temps en changeant de sujet.

— Je dois préciser que je n’apprécie guère le faste de ce réveillon du nouvel an que doivent organiser vos amis de la coalition industrialo-gouvernementale italienne. Quand nous avons accepté d’y participer, nous ignorions que les médias le baptiseraient « la soirée du siècle », comme j’ai pu le lire la semaine dernière dans une revue. Vous connaissez ces gens, ne pouvez-vous intervenir pour réduire le battage qui est fait autour de cette réception ?

— C’est un sujet qui figure également à mon ordre du jour, répliqua Francesca sans répondre à sa question. J’ai besoin de votre aide. Quatre d’entre nous refusent désormais d’y participer et certains laissent entendre qu’ils auront peut-être d’autres obligations – bien que tous aient accepté l’invitation en mars. Takagishi et Yamanaka souhaitent passer les fêtes au Japon, auprès de leurs familles, et Richard Wakefield s’est découvert un brusque désir d’aller faire de la plongée sous-marine aux Caïmans. Sans parler de la Française qui se contente de déclarer qu’elle ne viendra pas, sans fournir la moindre explication. Borzov ne put dissimuler un sourire.

— Vos rapports avec Nicole Desjardins m’étonnent. Que faites-vous de la solidarité féminine ?

— Elle m’a déclaré à plusieurs reprises qu’elle ne supportait pas le rôle de la presse et se montre inflexible dès qu’il est question de sa vie privée. Mais elle fascine le public. Elle n’est pas seulement médecin, linguiste et ex-championne olympique… c’est aussi la fille d’un romancier célèbre et la mère célibataire d’une enfant de quatorze ans.

Valeriy Borzov regarda sa montre.

— J’aimerais savoir ce qui reste à votre ordre du jour, pour vous citer. Nous sommes attendus à l’auditorium dans dix minutes et je vous rappelle qu’à l’origine Mme Desjardins ne voulait pas de journalistes à cette réunion.

Francesca dévisagea le militaire pendant quelques secondes. Je crois qu’il est à point, se dit-elle. Et je parie qu’il comprendra tout de suite. Elle sortit de son attaché-case un petit cube qu’elle lui tendit.

— C’est le dernier sujet que je voulais aborder.

Le commandant en chef du projet Newton fit tourner l’objet entre ses doigts, visiblement déconcerté.

— Un journaliste indépendant nous a vendu ceci, dit-elle avec gravité. Nous nous sommes assurés qu’il n’y avait aucune copie.

Elle fit une pause et Borzov glissa le cube dans le lecteur de son bureau. Il blêmit dès que la première image apparut sur l’écran puis supporta les divagations de sa fille Natasha une dizaine de secondes.

— Je ne voulais pas que la presse à sensation puisse se procurer cet enregistrement, ajouta-t-elle doucement.

— Quelle est sa durée ?

— Environ une demi-heure. Je suis la seule à l’avoir visionné entièrement.

Le général soupira. Petra, sa femme, avait redouté cet instant depuis sa nomination officielle à la tête de l’expédition. Malgré les assurances du directeur de l’institut de Sverdlovsk, un journaliste avait pu approcher leur fille et l’interroger pendant trente minutes.

Il regardait par la fenêtre et se demandait ce qui se passerait si tous apprenaient que sa fille était schizophrène. Une telle révélation le placerait dans l’embarras mais ne pourrait nuire au déroulement de leur mission… Il regarda Francesca. Il haïssait les compromis et soupçonnait son interlocutrice d’avoir tout organisé, mais…

Il se détendit et lui fit un sourire.

— Vous exprimer ma gratitude serait bien peu de chose. Il existe d’autres façons de manifester sa reconnaissance.

Tout est pour l’instant parfait, se dit Francesca. Elle savait qu’un commentaire eût été déplacé.

— Entendu, ajouta le général après un long silence. J’annule ces simulations supplémentaires. D’autres que vous s’en sont déjà plaints.

Il retourna le cube entre ses doigts.

— Ma femme et moi, nous arriverons à Rome un peu plus tôt que prévu pour avoir le temps de vous accorder une interview. Demain, je rappellerai à tous nos collègues qu’ils ont pris l’engagement d’assister à la soirée du nouvel an et devront y faire acte de présence. Mais je ne pourrai pas contraindre Nicole à vous parler d’autre chose que de son travail.

Il se leva brusquement.

— Il est temps d’aller à cette réunion médicale. Francesca se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.

— Vous êtes un amour, lui dit-elle.

8. BIOMÉTRIE

La réunion avait déjà commencé, à leur arrivée. Tous les autres cosmonautes étaient présents, avec la trentaine de techniciens et de chercheurs associés à la mission, quatre journalistes et une équipe de télévision au complet. En face d’eux se dressaient Nicole Desjardins en combinaison de vol grise et un grand Japonais en costume bleu qui écoutait une question posée par un membre de l’assistance. La Française l’interrompit pour procéder aux présentations.

— Sumimasen, Hakamatsu-san, fit-elle. Voici notre commandant, le général soviétique Valeriy Borzov, et la journaliste-cosmonaute Francesca Sabatini.

Elle se tourna vers les nouveaux arrivants.

— Dobraya outra, dit-elle au militaire avant de saluer Francesca en baissant légèrement la tête. Vous ne devez pas connaître le Dr Toshiro Hakamatsu. C’est l’homme qui a conçu et mis au point le système biométrique que nous utiliserons en vol, y compris les sondes microscopiques qui nous seront injectées.

Le général tendit la main.

— Heureux de vous rencontrer, Hakamatsu-san, fit-il. Mme Desjardins nous a parlé de vos travaux remarquables.

— Merci, répondit le Japonais qui serra la main tendue puis s’inclina. Apporter ma modeste contribution à votre expédition est pour moi un honneur.

Francesca et Borzov allèrent s’asseoir dans la première rangée et la réunion débuta officiellement. Nicole s’était munie d’un pointeur laser avec lequel elle visa un clavier installé à côté d’un petit podium et la reproduction holographique tridimensionnelle grandeur nature du système circulatoire d’un mâle humain aux veines bleues et aux artères rouges apparut sur le devant de la salle. Des flèches blanches circulaient dans les vaisseaux sanguins pour indiquer le sens et la rapidité du mouvement.

— La semaine dernière, le bureau des Sciences de la vie de l’A.S.I. a adopté les sondes Hakamatsu pour contrôler l’état de santé des membres de la mission, disait Nicole Desjardins. Les responsables ont attendu pour se prononcer de disposer des résultats des tests intensifs auxquels elles ont été soumises. Nul mécanisme de rejet n’a été déclenché chez les cobayes.

« Nous pouvons nous féliciter de bénéficier d’un tel système, car il simplifiera tant mon existence que la vôtre. Vous n’aurez pas à subir des injections périodiques comme lors des missions précédentes. Il est en effet inutile de remplacer ces sondes qui restent opérationnelles une centaine de jours.

— Un problème demeure, celui du rejet à long terme. Cette intervention d’un autre médecin brisa le fil de ses pensées.

— J’entrerai dans les détails lors de la réunion des spécialistes prévue pour cet après-midi, fit-elle. Pour l’instant, je me contenterai de préciser que le processus se déclenche en fonction de quatre ou cinq paramètres, dont le taux d’acidité, et que ces sondes sont revêtues d’une enveloppe qui s’adapte à son environnement. En d’autres termes, elles analysent leur milieu biochimique et s’entourent d’une pellicule adéquate.

« Mais je brûle les étapes, ajouta-t-elle en se tournant vers le modèle du système circulatoire humain. Injectées dans le bras gauche, les sondes se dispersent dans l’organisme selon les instructions fournies par leur programme de guidage. Arrivées à destination, elles s’implantent dans les tissus de leur hôte.

L’hologramme s’anima et trente-deux points lumineux clignotants partirent du bras gauche pour s’égailler dans le corps. Quatre filèrent vers le cerveau, trois vers le cœur, quatre vers les glandes endocrines, et les vingt et une sondes restantes vers des points tels que les yeux, les doigts et les orteils.

— Chaque sonde est munie de capteurs microscopiques et d’un système chargé de stocker puis de retransmettre les données dès réception d’un signal. En pratique, je transférerai ces fichiers chaque jour, mais leur mémoire a une capacité quatre fois plus importante.

Elle s’interrompit et parcourut l’assistance du regard.

— Des questions ?

— Oui, répondit Richard Wakefield depuis le premier rang. Je comprends comment sont récoltés ces trillions de bits de données, mais pas où vous trouverez le temps de les analyser. Le système se charge-t-il de les étudier et de signaler les anomalies ?

— Votre demande est pertinente, Richard. C’est le sujet suivant.

Elle leur montra un petit boîtier muni d’un clavier.

— Voici un scanner programmable de type standard. Il permet de trier les informations selon divers critères. Je peux demander le transfert complet d’un ou de tous les fichiers ou simplement des paramètres non conformes…

Elle remarqua la confusion de quelques membres de l’assistance.

— Je vais reprendre cette partie de mes explications. Des tolérances propres à chaque individu sont programmées dans toutes les sondes. Les valeurs qui s’écartent de cette fourchette permettent d’identifier les cas d’urgence. Tout ce qui ne correspond pas aux normes est dirigé vers un fichier spécial. Si un cosmonaute se sent en forme, je m’assurerai simplement que ce fichier est vide.

— Mais une mesure qui s’écarte des données prévues déclenche l’alarme interne du moniteur qui émet alors des bips terrifiants, intervint Janos Tabori. Je peux vous en parler. Ça m’est arrivé lors d’un test où nous avions entré des valeurs erronées. J’ai cru mourir.

La déclaration de l’assistant de Nicole provoqua un éclat de rire collectif. Se le représenter pris de panique alors que des bips sonores s’élevaient de son corps était comique.

— Nul système n’est infaillible, reprit-elle. La fiabilité de celui-ci dépend des paramètres qui définissent les urgences. Leur rôle est essentiel. Nous avons étudié vos antécédents médicaux et fourni des valeurs initiales aux moniteurs, mais il nous reste à constater les résultats dans des conditions normales d’utilisation. C’est la raison de cette réunion. Nous allons vous injecter vos sondes afin de comparer les données au cours des quatre dernières simulations et d’ajuster les fourchettes de tolérance si nécessaire.

Les cosmonautes étaient visiblement mal à l’aise à la perspective d’avoir dans leur corps des laboratoires médicaux microscopiques. Tous avaient déjà reçu des sondes chargées d’obtenir des informations spécifiques, dénombrer par exemple les plaquettes, mais de telles mesures étaient temporaires. La pensée d’être soumis en permanence à une surveillance médicale électronique les angoissait et le général O’Toole exprima à haute voix deux questions que tous devaient se poser.

— Nicole, pourriez-vous nous dire comment vous vous assurerez que les sondes sont à l’emplacement prévu et ce qui se passera si l’une d’elles tombe en panne ?

— Bien sûr, Michael. Je suis logée à la même enseigne que vous et je me suis naturellement interrogée à ce sujet.

Nicole Desjardins avait atteint le milieu de la trentaine. C’était une femme à la peau brune et cuivrée, aux yeux marron foncé en amande et aux cheveux noir de jais. Elle avait une assurance que certains prenaient pour de l’arrogance.

— Nous nous assurerons que toutes les sondes sont en place avant de vous autoriser à quitter la clinique. Quelques-unes s’égareront peut-être, mais il sera facile de leur fournir de nouvelles instructions pour les ramener dans le droit chemin.

« Des protections sont prévues en cas de fonctionnement laissant à désirer. Chaque moniteur teste sa batterie de capteurs plus de vingt fois par jour et le logiciel intégré déconnecte aussitôt les éléments douteux. De plus, chaque sonde vérifie tous ses circuits à douze heures d’intervalle. La moindre anomalie déclenche la sécrétion de produits chimiques qui l’autodétruisent et permettent son assimilation par l’organisme. Mais ne vous inquiétez pas, nous les avons testées sur de nombreux cobayes depuis un an.

Nicole termina sa présentation du système et resta debout devant ses collègues.

— Des questions ? Non ? Alors, je demande un volontaire pour venir présenter son bras au robot-infirmier. Mes sondes m’ont été injectées la semaine dernière. Qui veut suivre mon exemple ?

Francesca se leva.

— Très bien, nous commencerons par la belle signora Sabatini.

Elle fit un signe à l’équipe de la télévision.

— Braquez vos caméras sur l’hologramme. C’est très spectaculaire, quand ces cafards électroniques s’essaiment dans le sang.

9. IRRÉGULARITÉS DIASTOLIQUES

Lorsqu’elle regardait par le hublot, Nicole discernait à peine les neiges de Sibérie sous la clarté oblique de ce mois de décembre. L’appareil supersonique qui volait à plus de quinze mille mètres d’altitude entamait sa descente vers le sud, Vladivostok et le Japon. Elle bâilla. Elle n’avait dormi que trois heures et devrait lutter tout le jour pour empêcher ses paupières de se clore. Il était près de 10 heures du matin au Japon mais à Beauvois, non loin de Tours dans la vallée de la Loire, sa fille Geneviève bénéficierait encore de quatre bonnes heures de repos avant d’entendre le vibreur de son réveille-matin.

Le moniteur encastré dans le dossier du siège de devant s’alluma pour l’informer que l’appareil se poserait dans un quart d’heure au Centre de transit de Kansaï. La jolie Japonaise qui venait d’apparaître sur l’écran lui signala que c’était le moment ou jamais de retenir ou confirmer ses transferts et son logement. Nicole pressa une touche et un plateau rectangulaire doté d’un clavier et d’un afficheur digital glissa devant elle. Moins d’une minute plus tard elle avait organisé son voyage en train jusqu’à Kyoto puis en trolleybus jusqu’à son hôtel. Elle utilisa sa carte de crédit universelle pour régler les dépenses et un billet pour les moyens de transport où étaient précisés tous les horaires (elle arriverait à destination à 11 h 14, heure locale) sortit d’une fente du plateau.

Pendant que l’avion achevait son approche, Nicole pensa aux raisons de ce voyage inopiné à l’autre bout du monde. La veille seulement, elle comptait passer cette journée chez elle pour travailler et rester auprès de Geneviève. Les cosmonautes étaient en congé et, sauf pour cette soirée ridicule prévue à Rome en fin d’année, Nicole n’avait aucune obligation avant le 8 janvier, date à laquelle elle devrait se présenter au rapport sur S.O.B.-3. Mais à peine s’était-elle assise à son bureau le matin précédent pour vérifier les fichiers biométriques de la dernière série d’exercices qu’elle avait relevé une anomalie. Elle étudiait le rythme cardiaque et la tension de Richard Wakefield lors d’un test sous gravité variable et s’interrogeait sur une accélération brutale de son-pouls. Elle décida de comparer ces enregistrements avec ceux du Dr Takagishi qui avait également effectué cette simulation.

Et les données se rapportant à cet homme la surprirent encore plus. Son cycle diastolique était irrégulier, peut-être pathologique. Mais la sonde n’avait rien signalé et le fichier des urgences était vierge. Que s’était-il passé ? Venait-elle de découvrir que le système d’Hakamatsu laissait à désirer ?

Une heure de patientes recherches lui permit de mettre en évidence d’autres anomalies. Elle en releva quatre dans l’ensemble des simulations. Ces dilatations anormales s’étaient produites selon une fréquence irrégulière. Trente-huit heures séparaient deux diastoles ralenties, symptomatiques d’un problème valvulaire, mais qu’il y ait eu quatre incidents de ce genre l’inquiétait.

Le plus surprenant était la passivité du système. Elle avait observé tous les antécédents médicaux de Takagishi et accordé une attention particulière à son dossier cardiologique. Aucune lésion n’y était mentionnée et tout laissait supposer qu’il s’agissait d’une erreur de la sonde et non d’un problème médical.

Si tout avait fonctionné correctement, ces écarts par rapport à la fourchette de tolérance auraient dû déclencher l’alarme, raisonna-t-elle. Mais il ne s’est rien passé. Ni la première fois, ni ensuite. Une double panne est-elle envisageable ? Si oui, pourquoi les tests de contrôle n’ont-ils rien révélé ?

Elle envisagea de joindre par téléphone un de ses assistants du bureau des Sciences de la vie afin de discuter du problème, mais tous étaient partis en congé et elle décida d’appeler le Dr Hakamatsu qui avait entretemps regagné le Japon. La réponse de cet homme ne fit que la rendre encore plus perplexe. Le phénomène devait avoir des causes médicales, nulle panne de la sonde n’aurait pu expliquer de tels résultats.

— Alors, pourquoi ces diastoles n’ont-elles pas été signalées dans le fichier des urgences ? voulut-elle savoir.

— Parce qu’elles se situaient dans la fourchette de tolérance programmée, répondit-il avec assurance. Pour une raison que j’ignore, la marge doit être importante. Avez-vous consulté le dossier médical de votre patient ?

Un peu plus tard, quand elle lui déclara que le patient en question n’était autre que son compatriote Takagishi, l’ingénieur habituellement flegmatique s’écria :

— Merveilleux ! Je vais pouvoir tirer tout ceci au clair en un rien de temps. Je le contacte à l’université de Kyoto et vous rappelle dès que j’ai du nouveau.

Trois heures plus tard ce fut l’image du Dr Shigeru Takagishi qui apparut sur le moniteur du vidéocom.

— Madame Desjardins, j’ai cru comprendre que vous avez joint mon collègue Hakamatsu-san au sujet de mes enregistrements biométriques. Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’en préciser les raisons ?

Nicole lui dit tout ce qu’elle savait. Elle ne lui cacha rien, pas même qu’elle pensait à un mauvais fonctionnement du système.

Un long silence suivit ces explications. Finalement, le scientifique japonais répondit :

— Hakamatsu-san vient de passer me voir afin de tester mes sondes. Il n’a décelé aucune anomalie.

Il fit une pause, pensif.

— Madame Desjardins, m’accorderiez-vous une faveur ? C’est pour moi d’une extrême importance. Vous serait-il possible de venir me voir au Japon au plus tôt ?

Il y a quelque chose que je souhaite vous dire de vive voix.

Elle ne put ignorer ou mal interpréter l’expression de son interlocuteur. Il implorait son aide. Sans poser d’autres questions elle accepta sa requête et quelques minutes plus tard elle réservait une place sur le vol supersonique de nuit pour Osaka.

* * *

— Kyoto n’a pas été bombardée pendant la guerre contre l’Amérique, déclara Takagishi en désignant l’agglomération qui s’étendait en contrebas. Et elle n’a pas subi de dommages importants en 2141, au cours de ces sept mois d’occupation par une bande de brigands. Je reconnais que je manque d’objectivité, mais c’est à mes yeux la plus belle ville du monde.

— Un grand nombre de mes compatriotes pensent que ce titre revient à Paris, répondit Nicole.

Elle ferma son manteau. L’air était froid et humide, annonciateur de chutes de neige. Elle se demandait quand cet homme déciderait d’en venir aux faits. Elle n’avait pas parcouru huit mille kilomètres pour visiter Kyoto, bien que le temple de Kiyomizu niché au cœur des arbres d’une colline fût admirable.

— Allons prendre un thé, proposa-t-il.

Il la guida vers une des nombreuses maisons de thé qui flanquaient la façade principale du vieux temple bouddhiste. Il va enfin se décider à me dire de quoi il retourne, pensa-t-elle en contenant un bâillement. Takagishi l’attendait à l’hôtel, à son arrivée, et il lui avait suggéré de déjeuner et de faire une sieste, en ajoutant qu’il passerait la prendre à quinze heures. Elle avait suivi son conseil et ils étaient ensuite venus directement en ce lieu.

Il versa l’épais breuvage dans deux tasses et attendit que Nicole en bût une gorgée. La boisson la réchauffa mais elle n’apprécia guère son amertume.

— Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai demandé de venir de toute urgence. Voyez-vous… j’ai toujours entretenu l’espoir qu’un second Rama traverserait notre système avant ma mort. Tout au long de ces années consacrées aux études puis à la recherche, j’ai attendu le retour des Raméens. Ce matin de mars 2197, quand Alastair Moore m’a appelé pour m’annoncer que les images reçues d’Excalibur révélaient l’approche d’un nouvel appareil extraterrestre, j’ai presque pleuré de joie. Je savais que l’A.S.I. enverrait une mission visiter ce vaisseau et je voulais en faire partie.

L’homme de science japonais but une gorgée de thé et regarda sur sa gauche, au-delà des arbres taillés avec soin et des pentes qui surplombaient la cité.

— Enfant, continua-t-il d’une voix à peine audible, je gravissais ces collines quand le ciel était dégagé pour contempler la voûte céleste et y chercher le foyer de l’intelligence qui avait créé cette nef démesurée extraordinaire. Une fois, je suis venu ici avec mon père et, blottis l’un contre l’autre, nous avons admiré les étoiles pendant qu’il me parlait de la vie dans son village lors de la première rencontre avec Rama, douze ans avant ma naissance. J’ai cru ce soir-là…

Il se tourna vers Nicole, les yeux brillants de passion.

— Et je crois toujours aujourd’hui qu’il existe une raison à cela, un but à la venue de ce vaisseau gigantesque. J’ai étudié toutes les données dont nous disposons dans l’espoir d’y relever un indice qui expliquerait ce mystère. Rien n’a été probant. J’ai développé diverses théories mais je ne dispose d’aucune preuve pour les soutenir.

Takagishi s’interrompit pour boire. À la fois surprise et impressionnée par l’intensité de ses émotions, Nicole attendit sans rien dire qu’il décidât de continuer.

— Je me savais bien placé pour être retenu en tant que membre de cette équipe, pas uniquement à cause de mes travaux, dont l’Atlas de Rama, mais parce qu’une de mes relations, Hisanori Akita, représentait le Japon au sein du comité de sélection. Quand seuls huit scientifiques restèrent en lice, Akita-san m’informa que ceux qui avaient le plus de chances d’être sélectionnés étaient le Dr Brown et moi-même. Vous savez qu’on n’avait jusqu’alors procédé à aucun examen médical.

C’est exact, se souvint Nicole. Les responsables ont attendu qu’il ne reste que quarante-huit candidats pour les envoyer passer les tests à Heidelberg. Et mes confrères allemands ont respecté les critères d’admission à la lettre. Sur les vingt diplômés de l’Académie cinq ont été éliminés. Dont Alain Blamont.

— Quand votre compatriote Blamont a été éliminé à cause d’un souffle au cœur insignifiant et que le Comité de sélection a rejeté son appel, alors que cet homme avait déjà effectué une douzaine de missions importantes pour l’A.S.I… Eh bien, j’ai cédé à la panique.

Le physicien japonais la fixait droit dans les yeux, pour l’implorer de comprendre.

— Je craignais de perdre cette opportunité unique, à cause d’un problème mineur qui ne m’avait jamais handicapé.

Il prit le temps de choisir ses mots avec soin.

— Ce que j’ai fait est répréhensible et méprisable, mais je ne pouvais renoncer à cette chance de déchiffrer la plus grande énigme de l’histoire de l’humanité par la faute de médecins bornés incapables de définir les critères d’admission autrement qu’en termes de valeurs numériques.

Le Dr Takagishi termina son récit sans l’enjoliver. Il était désormais très posé. L’enthousiasme dont il avait fait preuve pour parler des Raméens s’était évaporé et il s’exprimait avec clarté et concision. Il expliqua comment il avait persuadé son médecin de famille de falsifier son dossier médical et de lui prescrire un produit qui régulariserait la dilatation de ses cavités cardiaques lors des deux journées d’examens à Heidelberg. Il s’agissait d’un médicament récent mais sans effets secondaires. Takagishi avait été sélectionné, avec le Dr David Brown. Il s’était cru tiré d’affaire jusqu’au jour où Nicole avait annoncé qu’elle souhaitait recommander l’usage des sondes Hakamatsu pendant la mission.

— Je comptais prendre ces pilules pour les contrôles hebdomadaires, et vous n’auriez rien remarqué. Mais il est impossible de duper un système de surveillance permanent… le médicament dont je vous parle est trop dangereux pour qu’on puisse l’employer de façon continue.

Vous avez donc cherché un autre moyen, devina Nicole. Avec ou sans l’aide d’Hakamatsu vous avez programmé des fourchettes assez larges pour que les sécurités ne se déclenchent pas. Il ne vous restait qu’à espérer que je ne demanderais pas un transfert biométrique complet. Elle comprenait désormais pourquoi il l’avait invitée à venir de toute urgence au Japon. Et il va me demander de fermer les yeux.

— Watakushi no doryo wa, wakarimas, lui dit-elle pour exprimer sa sympathie. Votre gêne est évidente. Il n’est pas nécessaire de me dire comment vous avez trompé les sondes d’Hakamatsu.

Elle fit une pause et le vit se détendre.

— Mais si j’ai bien compris, vous voudriez que je devienne votre complice. Vous êtes conscient que je ne peux taire la vérité si je n’ai pas la certitude que vous n’avez qu’un problème cardiaque mineur, pour vous citer, et qu’il ne risque pas de compromettre la réussite de notre mission. Faute de quoi je devrai…

— Madame Desjardins, l’interrompit Takagishi. Je tiens votre intégrité en haute estime et je ne vous demanderai jamais, je dis bien jamais, de passer sous silence mon insuffisance cardiaque si vous ne la jugez pas insignifiante.

Il la fixa sans mot dire pendant quelques secondes.

— Quand Hakamatsu m’a téléphoné, j’ai envisagé d’organiser une conférence de presse pour annoncer ma démission. Mais pendant que je réfléchissais aux propos que je tiendrais aux journalistes je pensais au Dr Brown. Mon collègue américain est un chercheur valable, mais il se croit infaillible. Mon meilleur remplaçant serait le Pr Wolfgang Heinrich de Bonn. Il a publié d’excellents articles sur Rama mais, comme Brown, il est persuadé que ces visites célestes sont le fruit du hasard, sans le moindre rapport avec nous et notre planète.

La passion redonnait de l’éclat à ses yeux.

— Je ne peux renoncer si près du but, sauf si vous ne m’en laissez pas le choix. Je crains qu’en raison de leurs opinions préconçues Brown et Heinrich laissent passer des indices.

Au-delà de Takagishi trois moines bouddhistes suivaient d’un pas rapide le sentier qui menait au bâtiment principal du temple. Malgré le froid, ils ne portaient que leur traditionnel manteau gris anthracite et des sandales. L’homme de science japonais proposa à Nicole d’aller voir son médecin et d’étudier ses antécédents médicaux. Si elle le désirait, ajouta-t-il, ils lui remettraient un cube de données qu’elle pourrait ramener en France et consulter à sa guise.

Nicole l’écoutait depuis près d’une heure et elle laissa son attention se reporter sur les moines qui gravissaient l’escalier du temple. Ils ont un regard si serein, pensa-t-elle. Ils ont chassé toutes les contradictions hors de leur existence. Cet état d’esprit peut parfois avoir un aspect positif. Il existe une réponse à tout. Elle les envia un instant avant de se demander comment elle réglerait le dilemme posé par le Dr Takagishi. Il n’est pas un cadet de l’espace, il ne joue pas un rôle capital dans le succès de la mission. Et il a en partie raison. Les praticiens chargés de la sélection ont été trop sévères, ils n’auraient jamais dû éliminer Alain. Il serait regrettable que…

— Daijobu, lui dit-elle. Je vous accompagne chez votre médecin et si rien ne m’inquiète outre mesure j’emporterai votre dossier médical pour le consulter à tête reposée.

Le visage de Takagishi parut rayonner.

— Mais je vous avertis, ajouta-t-elle. Si je trouve quoi que ce soit de douteux ou la preuve que vous me dissimulez des informations, j’exigerai votre démission immédiate.

— Merci, merci beaucoup, répondit le Dr Takagishi qui se leva pour pouvoir s’incliner devant elle. Merci mille fois.

10. LE COSMONAUTE ET LE PAPE

Le général O’Toole n’avait dormi que deux heures. Fébrilité et décalage horaire s’étaient associés pour l’empêcher de trouver le sommeil. De son lit, il avait longuement étudié la fresque bucolique sur la paroi de sa chambre d’hôtel et compté deux fois les animaux qui y étaient représentés, sans s’assoupir pour autant.

Il inspira à pleins poumons afin de se détendre. D’où provient cette nervosité ? se demanda-t-il. C’est un homme comme les autres. Enfin, presque. Il se redressa dans son fauteuil et sourit. Il était 10 heures du matin et il attendait dans une antichambre du Vatican d’être reçu en privé par le vicaire du Christ, le pape Jean-Paul V.

Enfant, Michael O’Toole avait souvent rêvé de devenir un jour le premier pape nord-américain, surtout au cours de ces dimanches après-midi interminables où il étudiait seul son catéchisme. Pendant qu’il répétait inlassablement ses leçons et les confiait à sa mémoire, il se voyait plus âgé d’une cinquantaine d’années, avec la soutane et la bague papale, occupé à célébrer la messe devant des milliers de fidèles rassemblés dans les plus grands stades et églises du monde. Il apporterait l’espoir aux pauvres, aux désespérés, aux opprimés. Il leur apprendrait à se laisser guider par Dieu vers une vie meilleure.

Jeune homme, Michael O’Toole aimait tous les sujets d’étude mais trois le passionnaient. Il dévorait tous les ouvrages qui traitaient de l’histoire, de la religion et de la physique. Il passait sans peine d’une discipline à l’autre et que les épistémologies des deux dernières soient diamétralement opposées ne le troublait guère. En fonction des questions, il savait dans quel domaine il convenait de leur chercher une réponse.

Tout cela s’imbriquait étroitement dans la Genèse. N’était-ce pas l’origine de tout et donc de la religion, de l’histoire et de la physique ? Que s’était-il passé ? Dieu avait-Il tenu un rôle de juge-arbitre lors de ce coup d’envoi, dix-huit milliards d’années plus tôt ? Avait-Il déclenché l’explosion cataclysmique appelée le Big Bang ? Avait-il prévu que les atomes d’hydrogène originels s’assembleraient en nuages gazeux démesurés qui finiraient par s’effondrer sous l’effet de la gravitation pour devenir des étoiles où apparaîtraient les bases chimiques de la vie ?

La création me fascine toujours autant, se dit-il en attendant d’être reçu par le pape. Que s’est-il passé ? Quel sens faut-il donner à cet enchaînement d’événements ? Il se rappela les questions qu’il avait posées aux prêtres, pendant son adolescence. Si je ne suis pas entré dans les ordres, c’est sans doute pour ne pas entraver mon libre accès à la vérité scientifique. L’Église n’a jamais pu s’accommoder de l’incompatibilité qui semble exister entre Dieu et Einstein.

La veille, lorsqu’il était rentré à son hôtel après une journée consacrée au tourisme, un prêtre américain du Vatican l’attendait. Il s’était présenté et excusé de ne pas avoir répondu à sa lettre. Tout aurait été « différent » s’il avait précisé qu’il était le général O’Toole du projet Newton. Mais il avait été possible de modifier l’emploi du temps du Saint-Père qui serait ravi de le rencontrer le lendemain matin.

La porte s’ouvrit et le militaire américain se leva. Le prêtre rencontré la veille entra dans la pièce et vint lui serrer la main. Ils regardèrent vers le seuil où le pape vêtu d’une simple soutane blanche discutait avec un membre de son entourage. Puis Jean-Paul V pénétra dans l’antichambre en souriant et présenta sa main à O’Toole qui s’agenouilla et baisa sa bague.

— Saint-Père, murmura-t-il, étonné par la violence des battements de son cœur, merci de me recevoir. C’est pour moi un grand honneur.

— Pour moi également, répondit le pape avec un léger accent espagnol. Je suis vos activités et celles de vos collègues avec un vif intérêt.

Il fit un geste et le général lui emboîta le pas. Ils se retrouvèrent dans une vaste pièce au plafond élevé. Un bureau en bois massif était surplombé par un portrait grandeur nature de Jean-Paul IV, le prélat élu pape au cours des journées les plus dramatiques du Grand Chaos. Ce poète et historien vénézuélien avait pendant vingt ans apporté au monde et à l’Église son énergie et son inspiration. De 2139 à 2158, il avait démontré que le catholicisme pouvait avoir une influence positive en des périodes où les autres institutions s’effondraient et s’avéraient incapables d’apporter soutien et réconfort aux populations désemparées.

Le pape s’assit sur un canapé et fit signe au visiteur de prendre place près de lui. Le prêtre américain sortit. Ils avaient devant eux les grandes portes-fenêtres d’un balcon qui donnait sur les jardins du Vatican. O’Toole vit dans le lointain le musée où il avait passé tout l’après-midi précédent.

— Vous avez écrit que vous souhaitiez discuter avec moi de certains points théologiques, dit le Saint-Père sans consulter la moindre note. Je présume qu’il existe un rapport avec votre mission.

O’Toole regarda cet Espagnol septuagénaire qui était le chef spirituel d’un milliard de catholiques. Un teint olivâtre, un profil nettement découpé, des cheveux jadis noirs désormais gris, des yeux bruns doux et limpides. Il ne perd pas de temps, pensa le militaire. Il se souvint avoir lu un article où un des cardinaux de l’administration du Vatican vantait son sens pratique.

— Oui, Saint-Père. Vous savez que je suis sur le point d’effectuer un voyage d’une importance capitale pour l’humanité. En tant que catholique, je souhaiterais vous poser quelques questions. Je n’ose espérer que vous fournirez des réponses à toutes mes interrogations mais votre sagesse inspirera mes actions.

Le pape hocha la tête et attendit la suite.

— La Rédemption est un des sujets qui me préoccupent, même si ce n’est sans doute qu’une des facettes du problème qui se pose à tous ceux qui souhaitent concilier la révélation de l’existence des Raméens avec les préceptes de notre foi.

Les sourcils du pape se plissèrent et O’Toole comprit qu’il n’avait pas exprimé assez clairement sa pensée. Il ajouta :

— Que Dieu ait pu créer d’autres êtres que les hommes n’est pas un concept qui me trouble. Mais je me demande si ces extraterrestres ont suivi un chemin spirituel identique au nôtre et s’ils ont dû, comme nous, être rachetés du péché originel. Si oui, Dieu leur a-t-il envoyé Jésus ou son équivalent raméen ? Notre évolution est-elle conforme à un modèle qui se répète à l’infini dans tout l’univers ?

Le sourire du souverain pontife s’élargit.

— Mon Dieu, fit-il avec humour, vous n’avez pas perdu de temps pour donner à cette discussion une dimension cosmique ! Vous devez savoir que je n’ai aucune réponse toute prête à vous fournir. Les théologiens se penchent sur les interrogations soulevées par le passage de Rama depuis près de soixante-dix ans et la détection du second vaisseau les a incités à intensifier leurs recherches.

— Mais qu’en pensez-vous à titre personnel, Saint-Père ? insista O’Toole. Les créatures qui ont fabriqué ces engins spatiaux ont-elles également commis le péché originel et eu besoin d’un Sauveur ? La venue de Jésus sur Terre est-elle un événement unique ou n’est-ce qu’un court chapitre dans l’histoire de tous les êtres doués de raison qui ne peuvent atteindre le salut que par la Rédemption ?

— Je l’ignore, avoua le Saint-Père après s’être accordé un instant de réflexion. Il m’est parfois impossible d’imaginer que d’autres formes de vie supérieures existent ailleurs dans l’univers. Puis, dès que j’admets qu’elles ne sont sans doute pas faites à notre image, je suis confronté à des visions qui détournent mon esprit des questions purement théologiques que vous venez de poser. Mais les Raméens ont dû eux aussi commettre des erreurs. Dieu n’a pas dû les créer parfaits, eux non plus, et à un stade de leur évolution il leur a probablement envoyé Jésus…

Le pape s’interrompit pour soutenir le regard de son interlocuteur.

— Oui, j’ai bien dit Jésus. Vous m’avez demandé de m’exprimer à titre personnel. Jésus est à la fois notre Sauveur et le fils unique de Dieu. C’est donc Lui qui a dû être envoyé aux Raméens, sous une apparence différente.

O’Toole paraissait ravi par les déclarations du souverain pontife.

— Je partage votre point de vue, Saint-Père. Il y aurait donc entre toutes les intelligences de l’univers une unité apportée par un cheminement spirituel identique. Si les Raméens et les autres extraterrestres ont été sauvés, il en découle que nous sommes tous frères. Ne sommes-nous pas composés des mêmes éléments chimiques ? L’accès aux cieux n’est pas limité qu’aux humains, il est ouvert à tous ceux qui ont compris le message divin.

— Je vois quel raisonnement mène à une telle conclusion, mais elle ne fait pas l’unanimité. Au sein même de l’Église certains ont un point de vue diamétralement opposé.

— Vous parlez de ceux qui se réfèrent aux propos tenus par saint Michel de Sienne ?

Le pape hocha la tête.

— Je trouve leur interprétation de son sermon sur les Raméens trop homocentrique et limitative, déclara le général O’Toole. En disant que comme Elie ou Isaïe le vaisseau extraterrestre était peut-être envoyé par Dieu pour annoncer le second avènement du Christ, saint Michel ne cantonnait pas les Raméens à ce seul rôle dans notre histoire, sans autres fonctions ou raisons d’être. Il mentionnait simplement une des façons de considérer cet événement dans une perspective spirituelle.

Le souverain pontife souriait à nouveau.

— Je constate que vous avez consacré beaucoup de temps et d’énergie à l’étude de ce sujet. Les informations qu’on m’a communiquées sur vous étaient incomplètes. Votre dévotion à Dieu, à l’Église et à votre famille était mentionnée, mais pas cet intérêt que vous portez à la théologie.

— Cette mission est la plus importante de mon existence. Je tiens à servir à la fois Dieu et l’humanité, et c’est pourquoi je m’efforce de m’y préparer le mieux possible. J’espère découvrir si les Raméens possèdent ou non une âme, et ce désir pourrait influencer mes actions.

Il attendit quelques secondes avant d’ajouter :

— À ce propos, Votre Sainteté, les informations récoltées lors du précédent rendez-vous ont-elles permis aux théologiens de trouver des preuves de spiritualité chez les Raméens ?

Jean-Paul V secoua la tête.

— Non. Mais un de mes archevêques, un dévot qui laisse parfois son zèle religieux prendre le pas sur sa logique, affirme que les structures internes de Rama I – symétrie, formes géométriques, redondance basée sur le nombre trois – font penser à un temple. Peut-être a-t-il raison. Je ne saurais le dire. Nous ne pouvons pour l’instant nous prononcer sur la spiritualité de ceux qui ont fabriqué ce vaisseau.

— C’est stupéfiant ! Je n’avais encore jamais considéré la question sous ce jour. Imaginez que Rama ait vraiment un caractère sacré. David Brown n’en reviendrait pas, affirma le général en riant. Il soutient que les pauvres êtres humains ignorants que nous sommes ne pourront pas déterminer la finalité d’un tel appareil parce que la technologie de ses constructeurs nous dépasse. Et il réfute la possibilité d’une religion raméenne. Pour lui, des êtres évolués à ce point ont dû se débarrasser de toutes leurs superstitions. Il pense que c’est indispensable pour atteindre le stade où il devient possible de voyager dans l’espace interstellaire.

— Ce Brown est un athée, je crois ?

— Il ne s’en cache pas. Il proclame que les croyances religieuses sont un carcan pour l’esprit et assimile tous ceux qui ne partagent pas ce point de vue à des imbéciles.

— Et les autres membres de l’expédition ? Ont-ils des opinions aussi catégoriques ?

— Il est le seul à se déclarer ouvertement athée, mais je suspecte Wakefield, Tabori et Turgenyev de partager ses convictions. Le commandant Borzov semble avoir un faible pour la religion, comme la plupart des survivants du Chaos. Il m’interroge souvent sur ma foi, en tout cas.

Le général O’Toole se tut pour compléter mentalement sa liste.

— Les deux Européennes, Desjardins et Sabatini, sont catholiques mais pas pratiquantes. L’amiral Heilmann est luthérien les jours de Pâques et de Noël. Takagishi consacre du temps à la méditation et à l’étude du zen. Je ne saurais me prononcer, poux les deux autres.

Le souverain pontife se leva et gagna la fenêtre.

— Quelque part dans l’espace un véhicule spatial étrange et merveilleux, créé par des êtres nés près d’une étoile lointaine, se dirige vers nous. Nous envoyons un groupe de douze humains à sa rencontre…

Il se tourna vers le visiteur.

— Si ce vaisseau nous est envoyé par Dieu, il est probable que vous seul pourrez le déterminer.

O’Toole ne répondit rien. Le pape regarda à nouveau par la fenêtre et attendit près d’une minute avant d’ajouter :

— Non, mon fils, je ne peux dissiper vos doutes. Dieu seul connaît les réponses aux questions que vous vous posez. Priez pour qu’il vous les inspire quand le moment sera venu.

Il se tourna vers le militaire.

— Je suis ravi de découvrir que vous vous sentez à ce point concerné. J’ai l’intime conviction que c’est Dieu qui vous a désigné pour participer à cette mission.

Le général O’Toole comprit que l’entretien tirait à sa fin.

— Saint-Père, je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir et de me consacrer un peu de votre temps précieux. J’en suis profondément honoré.

Jean-Paul V sourit et vint lui donner une accolade avant de le raccompagner jusqu’à la porte du bureau.

11. SAINT-MICHEL-DE-SIENNE

La station de métro débouchait en face de l’entrée du Parc international de la Paix. Sitôt après avoir pris l’escalier mécanique le général O’Toole put voir dans la clarté de l’après-midi le dôme de la chapelle sur sa droite, à moins de deux cents mètres. Sur sa gauche, dans le lointain, il apercevait le sommet du vieux Colisée au-dessus d’un ensemble de bâtiments administratifs.

L’Américain entra d’un pas rapide dans le parc et obliqua vers la chapelle. Il passa devant une fontaine – un des éléments du monument érigé aux enfants du monde – et s’arrêta pour regarder les sculptures animées qui jouaient dans l’eau froide du petit bassin. O’Toole bouillait d’impatience. Quelle journée extraordinaire ! se dit-il. Je viens d’être reçu par le pape et je vais visiter la chapelle Saint-Michel.

Quand Michel de Sienne avait été canonisé, en 2188 – cinquante ans après sa mort et, fait peut-être plus significatif, trois ans après l’élection de Jean-Paul V –, tous avaient estimé que le Parc international de la Paix représentait le lieu idéal où ériger une chapelle qui lui serait consacrée. Ce grand parc s’étendait de la piazza Venezia au Colisée, au milieu des rares ruines de l’ancien Forum épargnées par la déflagration nucléaire. Choisir son emplacement exact s’avérait plus délicat. Le mémorial des Cinq Martyrs dressé en l’honneur des hommes et des femmes qui avaient courageusement conjugué leurs efforts pour rétablir l’ordre à Rome après le désastre était le centre d’intérêt de ce lieu depuis des années et la chapelle Saint-Michel-de-Sienne ne devait pas éclipser le majestueux pentagone de marbre à ciel ouvert érigé dans l’angle sud-est en 2155.

Après maints débats il fut décidé que la chapelle serait bâtie du côté opposé, au nord-ouest, à l’épicentre de l’explosion nucléaire et à seulement dix mètres de l’emplacement où se dressait autrefois la colonne Trajane, avant qu’elle n’eût été instantanément réduite en vapeur par la chaleur intense de la sphère de feu. Le rez-de-chaussée du monument était réservé à la méditation et la prière. Douze absidioles s’ouvraient sur son pourtour, six avec des sculptures et autres œuvres d’art conformes aux thèmes classiques du catholicisme romain et les six autres dédiées aux grandes religions du monde. Cette répartition œcuménique de l’espace avait été décidée pour offrir un certain confort de l’esprit aux nombreux pèlerins non catholiques qui venaient rendre hommage au bien-aimé saint Michel.

Le général O’Toole ne s’attarda pas au rez-de-chaussée. Il s’agenouilla pour réciter une prière dans la chapelle Saint-Pierre et accorda un coup d’œil à la statue en bois du Bouddha qui occupait le renfoncement à côté de l’entrée, mais comme beaucoup de touristes il était impatient d’admirer les fresques du niveau supérieur. Dès qu’il sortit de l’ascenseur, O’Toole fut sidéré par les dimensions et la beauté des célèbres tableaux. Il avait en face de lui un portrait grandeur nature d’une jeune femme de dix-huit ans à la longue chevelure blonde. C’était le soir de Noël 2115 et elle sortait en gardant la tête basse d’une vieille église de Sienne. Elle laissait derrière elle un bébé aux cheveux bouclés, enveloppé d’une couverture et placé dans un panier, à même le sol glacial de la nef. Il s’agissait de la naissance de saint Michel, la première des douze fresques du pourtour de la chapelle qui retraçaient la vie du saint.

O’Toole se dirigea vers le kiosque situé à droite de l’ascenseur pour louer un guide de poche. Il inséra dans son oreille le petit écouteur jetable, choisit la langue anglaise, pressa le bouton « Introduction » et glissa l’appareil dans sa poche pendant qu’il admirait la finesse des traits du bambin visible sur le premier panneau et qu’une voix féminine lui murmurait :

— Chaque fresque mesure six mètres de haut. L’éclairage de la salle est assuré par un savant dosage de lumières artificielle et naturelle. Des cellules photosensibles déterminent les conditions optimales et équilibrent les deux sources de clarté afin que les visiteurs puissent admirer les tableaux dans des conditions idéales.

« Les douze scènes de ce niveau correspondent aux absidioles de l’étage inférieur. La vie du saint est retracée selon un ordre chronologique, dans le sens des aiguilles d’une montre. On peut donc voir sa canonisation à Rome en 2188 juste à côté de sa naissance dans la cathédrale de Sienne soixante-douze ans plus tôt.

« Ces fresques ont été conçues et exécutées par quatre artistes, dont le maître chinois Feng Yi qui arriva à Rome en 2190 sans avoir été contacté au préalable. Bien qu’il fût pratiquement inconnu hors de son pays d’origine, les trois autres peintres, le Portugais Rosa da Silva, le Mexicain Fernando Lopez et le Suisse Hans Reichwein, reconnurent en lui un des leurs dès qu’il leur montra ses esquisses admirables.

O’Toole parcourut du regard la salle circulaire tout en écoutant la cassette. Ce dernier jour de 2199, plus de deux cents visiteurs – dont trois groupes de touristes – se bousculaient au premier étage de la chapelle Saint-Michel. Le cosmonaute américain suivit lentement le circuit et s’arrêta devant chaque panneau pour étudier le travail des artistes et écouter les commentaires enregistrés.

Les événements les plus marquants de la vie de saint Michel étaient dépeints en détail. On voyait dans le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième tableau sa vie de novice franciscain à Sienne, son tour du monde effectué pendant le Grand Chaos, le début de ses activités réformatrices à son retour en Italie et l’utilisation qu’il avait faite des ressources de l’Église pour nourrir les affamés et fournir un toit aux sans-abri. Dans le sixième, le saint était représenté dans le studio de télévision offert par un admirateur japonais. De là, Michel, qui parlait huit langues, répétait son message sur l’unité fondamentale de toute l’humanité et la nécessité pour les riches de subvenir aux besoins des plus démunis.

Dans la septième fresque Feng Yi avait immortalisé la rencontre à Rome de Michel et du vieux pape mourant. C’était un chef-d’œuvre de contrastes. Grâce à une utilisation admirable des couleurs et de la lumière, l’artiste avait réussi à traduire l’énergie contenue de ce jeune homme passionné bâillonné par le monde et la profonde lassitude d’un prélat qui n’avait d’autre désir que d’attendre la mort dans le calme et le silence. On lisait sur les traits de Michel deux réactions contradictoires à ce qu’il entendait : obéissance à l’autorité de l’Église et dégoût de constater que cette dernière s’intéressait moins au fond qu’à la forme.

— Le pape envoya Michel dans un monastère de Toscane, poursuivait la voix féminine. Et ce fut en ce lieu qu’il connut l’illumination. On peut voir dans la huitième fresque Dieu qui lui apparaît pendant cette période de profonde solitude. Le saint lui-même nous a indiqué que Dieu s’est adressé à lui à deux reprises, la première au cours d’un orage et la deuxième quand un arc-en-ciel magnifique emplissait le ciel. Ce fut pendant cette longue et violente tempête que Dieu lui dicta, ponctuées par les grondements du tonnerre, les nouvelles « Tables des Lois de la vie » que Michel révéla au monde lors de sa célébration de la messe de Pâques à Bolsena. Pendant sa seconde Visitation, Dieu l’avait informé que Son message serait entendu « aux extrémités de l’arc-en-ciel » et qu’il « fournirait un signe aux fidèles ».

« Ce miracle, le plus célèbre de toute l’existence de saint Michel car plus d’un milliard de téléspectateurs purent y assister en direct, est représenté dans le neuvième panneau. On le voit devant les multitudes réunies sur les berges du lac de Bolsena. Une averse printanière tombe sur l’assistance, où les robes bleues de ses partisans sont nombreuses, mais cette pluie épargne sa chaire et le matériel de sonorisation utilisé pour amplifier sa voix. Un rayon de soleil illumine le visage du jeune saint qui dicte les nouvelles lois divines au monde. Ce fut à partir de ce jour qu’il cessa d’être assimilé à un chef purement religieux…

Le général O’Toole arrêta la cassette pour se diriger vers la dixième et la onzième fresque. Il connaissait la suite. Les persécutions dirigées contre saint Michel de Sienne avaient débuté sitôt après. Les chaînes de télévision par câbles refusaient de retransmettre ses sermons, des histoires de corruption et de pratiques immorales se rapportant à ses jeunes disciples, dont le nombre atteignait des centaines de milliers uniquement dans le monde occidental, faisaient la une des journaux. Il y avait même eu une première tentative d’assassinat, déjouée à la dernière minute par son entourage. Les médias colportaient des rumeurs infondées selon lesquelles Michel s’était proclamé le nouveau Messie.

Les gouvernants avaient peur de toi. Tous. Tes nouvelles règles d’existence constituaient pour eux une menace. Et ils ne pouvaient comprendre quel sens tu donnais au terme d’évolution finale. O’Toole avait atteint la dixième fresque. Il connaissait cette scène par cœur, comme tout individu ayant reçu un minimum d’éducation. L’enregistrement des dernières secondes de la vie du saint, avant l’explosion de la bombe, était diffusé à la télévision tous les 28 juin, fête de saint Pierre et de saint Paul et anniversaire du jour où Michele Balatresi et près d’un million de fidèles avaient péri à Rome, ce sinistre matin du début de l’été 2138.

Tu leur as demandé de se joindre à toi, afin de prouver au monde entier que l’humanité était unie. Et ils sont venus. Le dixième tableau montrait Michel en robe bleue, debout dans les hauteurs des marches du monument à Victor-Emmanuel près de la piazza Venezia. Il faisait un sermon au cœur d’une foule qui envahissait le Forum depuis la via dei Fiori Imperiali : une mer de robes bleues, et de visages. Des visages transfigurés par l’espoir, jeunes pour la plupart, levés vers les monuments de l’antique cité pour entrevoir l’homme-enfant qui prétendait connaître un moyen, un moyen divin, de sortir du bourbier dans lequel s’enlisait le monde.

Devant le onzième tableau Michael Ryan O’Toole, catholique américain originaire de Boston et âgé de cinquante-sept ans, tomba à genoux et pleura comme l’avaient fait avant lui des milliers de pèlerins. On y voyait la même scène que dans le précédent, mais à une heure d’intervalle, soixante minutes après qu’une bombe nucléaire de soixante-quinze kilotonnes dissimulée dans un camion de l’équipe de sonorisation garé près de la colonne Trajane eut explosé et projeté son hideux nuage fongiforme au-dessus de la ville. Dans un rayon de deux cents mètres tout avait été instantanément désintégré. Michel, la piazza Venezia, le monument à Victor-Emmanuel, il ne subsistait plus rien. À l’épicentre de l’explosion on ne voyait qu’un trou. Et autour de ce cratère, là où l’annihilation n’avait pas été totale, régnait une horreur à même d’ébranler les plus endurcis.

Seigneur, murmura le général O’Toole entre deux sanglots, aide-moi à assimiler le sens du message que contient la vie de saint Michel. Permets-moi de comprendre en quoi je puis apporter ma modeste contribution à Tes projets. Guide celui qui s’apprête à être Ton émissaire auprès des Raméens.

12. RAMÉENS ET ROMAINS

— Alors, qu’en penses-tu ?

Nicole Desjardins se leva et tourna lentement sur elle-même devant l’objectif de la caméra. Elle portait une robe blanche moulante en tissu extensible. Le vêtement s’arrêtait juste au-dessous des genoux et un galon soulignait ses manches de l’épaule au poignet en passant sous le coude. Un large ceinturon noir était assorti à ce filet décoratif, ses cheveux et ses escarpins. Ses cheveux, rassemblés sur sa nuque par un peigne, descendaient librement jusqu’à sa taille. Son unique bijou était un bracelet en or incrusté de trois rangées de petits diamants.

— Tu es magnifique, maman, lui répondit Geneviève depuis l’écran. Je ne t’avais encore jamais vue en tenue de soirée, ni avec les cheveux tombants. Tu as égaré ton survêt ? Quand doivent débuter les festivités ?

— À 21 h 30, et je crains qu’il ne faille attendre longtemps le repas. Je prendrai un en-cas avant de partir, pour ne pas risquer de mourir d’inanition.

— N’oublie pas, maman. J’ai lu dans Aujourd’hui que mon chanteur préféré sera présent. Tu m’as promis de dire à Jean LeClerc que ta fille le trouve absolument divin !

Nicole s’autorisa un sourire.

— Tu peux compter sur moi, ma chérie. Mais il est probable qu’il se méprendra sur mes intentions. D’après les rumeurs, ton idole s’imagine que toutes les femmes sont folles de lui.

Elle fit une pause.

— Où est ton grand-père ? Ne devait-il pas venir te rejoindre ?

— Me voici, dit alors le père de Nicole dont le visage buriné et souriant se matérialisa près de celui de sa fille sur l’écran du vidéophone. Je viens de terminer un chapitre de mon nouveau livre sur Abélard. Je ne pensais pas que tu appellerais si tôt.

Pierre Desjardins était un romancier à succès. Depuis la mort tragique de son épouse, la fortune et la réussite semblaient sourire à cet homme désormais âgé de soixante-dix ans.

— Tu es magnifique ! s’exclama-t-il après avoir vu Nicole. As-tu acheté cette robe à Rome ?

— Non, papa, répondit-elle en se tournant une fois de plus pour lui permettre de la voir de dos. Je me la suis offerte pour le mariage de Françoise, il y a trois ans. Mais je n’ai naturellement pas eu l’occasion de la mettre. Tu ne la trouves pas trop dépouillée ?

— Pas du tout. Je dirais même qu’elle convient à merveille pour une folle équipée de ce genre. Si les habitudes n’ont pas changé depuis l’époque où je me rendais à de telles soirées, les femmes porteront leurs vêtements et leurs bijoux les plus extravagants et coûteux. Tu feras sensation, avec cette tenue blanc et noir très simple. Et je ne te parle pas de ta coiffure. Tu es parfaite.

— Merci. Je sais que tu n’es pas objectif mais j’adore écouter tes compliments.

Elle regarda son père et sa fille, ses seuls compagnons depuis sept ans.

— Ma nervosité me surprend. Je serai sans doute moins tendue le jour où nous nous poserons sur Rama. Je me sens hors de mon élément, en société, et j’ai un mauvais pressentiment inexplicable. Tu te souviens de ce que j’ai ressenti quand j’étais petite, deux jours avant la mort de notre chien ?

Son père cessa de sourire.

— Tu devrais peut-être rester à ton hôtel. Tes prémonitions n’ont été que trop souvent confirmées. Je n’oublierai jamais que tu t’inquiétais pour maman, juste avant que ce message nous parvienne…

— Ce n’est pas aussi intense, et je n’aurais aucune excuse pour leur faire faux bond. Tout le monde m’attend. Surtout les journalistes, d’après Francesca Sabatini. Elle est toujours irritée parce que j’ai refusé de lui accorder une interview sur ma vie privée.

— En ce cas, vas-y. Mais essaie de te distraire. Ne prends pas la vie trop au sérieux, pour un soir.

— Et n’oublie pas de saluer Jean LeClerc de ma part, ajouta Geneviève.

— Vous allez me manquer, à minuit. Je n’ai pas passé un seul nouvel an loin de vous depuis 2194.

Elle se tut, le temps de se remémorer ces fêtes de famille.

— Soyez bien sages, tous les deux. Vous savez à quel point je tiens à vous.

— Je t’aime aussi, maman, lui cria Geneviève. Son père la salua de la main.

Nicole coupa la liaison et regarda sa montre. On ne passerait la prendre que dans une heure. Elle alla jusqu’au terminal pour commander un en-cas et opta pour un bol de minestrone accompagné d’une petite bouteille d’eau minérale. L’ordinateur l’informa que l’attente durerait de seize à dix-neuf minutes.

Je dois absolument me détendre, se dit-elle. Elle feuilleta le magazine Italia afin de vider son esprit. Une interview de Francesca Sabatini occupait une dizaine de pages et était illustrée par une vingtaine de photographies de la bella signora. Un confrère l’interrogeait sur ses célèbres documentaires (le premier sur l’amour moderne et le deuxième sur les stupéfiants) et faisait insidieusement remarquer entre deux questions se rapportant à son enquête sur la drogue que Francesca fumait cigarette sur cigarette.

Nicole parcourut l’article et prit conscience de tout ignorer de certaines facettes de Francesca. Par quoi est-elle motivée ? Que veut-elle obtenir ? À la fin de l’entretien le journaliste lui demandait ce qu’elle pensait des deux autres femmes qui participeraient à la mission Newton.

« J’ai l’impression d’être le seul élément féminin de l’équipe », avait-elle répondu. Nicole lut la fin du paragraphe. « La pilote russe Turgenyev a des pensées et un comportement typiquement masculins, et la princesse franco-africaine Nicole Desjardins réprime volontairement sa féminité. C’est regrettable, car elle aurait certainement un vif succès. »

Ce commentaire ne l’irrita pas trop. Elle le jugea même amusant. Et elle se reprocha aussitôt une réaction qu’elle trouvait puérile. J’aurai bien le temps de solliciter des explications, se dit-elle en souriant. Peut-être même de lui demander si c’est le fait de séduire des hommes mariés qui l’incite à se croire plus féminine que moi.

* * *

Pendant les trois quarts d’heure de trajet entre l’hôtel et la villa d’Hadrien située non loin de Tivoli elle n’échangea pas une seule parole avec l’autre passager du véhicule : Hiro Yamanaka, le plus taciturne des cosmonautes. Lors d’une interview accordée à Francesca Sabatini deux mois plus tôt et après dix minutes au cours desquelles il n’avait fourni que deux ou trois réponses monosyllabiques à ses questions, la journaliste frustrée lui avait demandé si la rumeur voulant qu’il fût un androïde était fondée.

— Quoi ?

— Êtes-vous un androïde ? avait répété Francesca avec un sourire malicieux.

— Non, s’était contenté de répondre Hiro Yamanaka pendant que la caméra effectuait un zoom sur son visage privé de toute expression.

La voiture quitta la route de Rome à Tivoli pour obliquer vers la villa d’Hadrien et se retrouva bloquée dans un embouteillage. Ils progressaient désormais très lentement, au sein des véhicules des autres invités, des paparazzi et des simples curieux massés sur les côtés de la chaussée.

Nicole inspira à fond quand l’automobile atteignit l’allée circulaire puis s’arrêta. Elle voyait derrière la glace teintée un essaim de photographes et de journalistes qui se tenaient prêts à bondir sur les nouveaux arrivants. Les portières s’ouvrirent automatiquement et elle descendit sans hâte, en refermant son manteau de daim noir et en prenant garde de ne pas trébucher sur ses hauts talons.

— Qui est-ce ? fit une voix.

— Grouille-toi, Franco… c’est Desjardins, la cosmonaute.

Il y eut des applaudissements et des flashes. Un Italien distingué et avenant vint la prendre par la main. La foule se regroupa autour d’elle, des micros furent tendus vers sa bouche, et elle eut l’impression d’entendre simultanément une centaine de questions et de demandes en quatre ou cinq langues différentes.

— Pourquoi avez-vous refusé une interview personnelle ?

— Ouvrez votre manteau, pour nous montrer votre robe.

— Les autres cosmonautes vous considèrent-ils comme une femme ou un médecin ?

— Ne bougez plus. Souriez, s’il vous plaît.

— Que pensez-vous de Francesca Sabatini ?

Elle resta muette pendant que des gardes écartaient les curieux et l’escortaient vers une voiturette électrique. Le petit véhicule partit vers le haut d’une colline en laissant la foule derrière eux. Une jeune Italienne ravissante se chargea de commenter en anglais à Nicole et Hiro Yamanaka ce qu’ils pouvaient voir alentour. Elle leur expliqua qu’Hadrien, empereur de Rome de 177 à 138 de notre ère, avait fait construire cette immense villa pour son usage personnel. Tous les styles architecturaux qu’il avait admirés lors de ses nombreux voyages dans les provinces de l’Empire y étaient reproduits et il avait lui-même tracé les plans de ce chef-d’œuvre qui s’étendait sur cent cinquante hectares au pied des collines Tiburtines.

La visite guidée des anciens bâtiments faisait apparemment partie des attractions prévues pour la soirée. Les vestiges illuminés ne conservaient qu’un pâle reflet de leur magnificence d’antan, car la plupart étaient privés de toit et toutes les statues avaient été transférées dans des musées. Mais lorsque le véhicule électrique contourna les ruines du Canopus, un monument construit autour d’un bassin rectangulaire dans le style égyptien (le quinzième ou le seizième bâtiment de la villa – Nicole avait cessé de les compter), elle prit finalement conscience de l’immensité des lieux.

Hadrien est mort il y a plus de deux mille ans, se dit-elle. Ce fut un des hommes les plus habiles qui aient jamais vécu. Militaire, administrateur, linguiste. Elle sourit en pensant à l’histoire d’Antinous. Solitaire presque toute sa vie, hormis le temps d’une brève passion dévorante qui s’acheva en tragédie.

Le véhicule s’arrêta à l’extrémité d’une allée. La jeune Italienne termina son monologue :

— En hommage à la Pax romana, cette longue période de paix que connut le monde voici deux millénaires, le gouvernement italien, épaulé par les sociétés dont les noms figurent sur le socle de la statue que vous pouvez voir sur votre droite, décida en 2189 de construire une réplique exacte du Théâtre maritime d’Hadrien dont nous avons pu voir les ruines en début de parcours. Ce projet avait pour but de permettre aux visiteurs de se faire une idée de ce qu’était la villa dans l’Antiquité. Les travaux ont été terminés en 2193 et ce bâtiment a depuis servi de cadre à plusieurs événements nationaux.

De jeunes Italiens grands et séduisants en tenue de soirée vinrent les accueillir et les escorter jusqu’à la Salle des philosophes puis au Théâtre maritime. Après un contrôle de sécurité rapide, les invités furent libres de se promener à leur guise.

Nicole trouvait cette construction ronde de quarante mètres de diamètre magnifique. Un bassin circulaire séparait le portique aux colonnes cannelées d’une île centrale où se dressait une maison de cinq pièces dotée d’une grande cour. Le plan d’eau et la section intérieure du portique étaient à ciel ouvert, ce qui communiquait une merveilleuse sensation de liberté. Ici, les convives s’abordaient, se parlaient et buvaient. Des robots-serveurs circulaient avec des plateaux pour proposer du champagne, du vin et d’autres boissons. Au-delà des deux ponts qui donnaient accès à l’île, Nicole voyait une douzaine de serviteurs vêtus de blanc s’affairer pour installer un buffet.

Elle vit approcher une blonde corpulente accompagnée d’un petit homme jovial et chauve dont les yeux disparaissaient derrière des lunettes d’un autre âge. Elle se donna du courage en prévision de l’assaut imminent en trempant ses lèvres dans le verre de champagne-cassis qu’un serveur-robot opiniâtre l’avait presque contrainte à accepter quelques minutes plus tôt.

— Madame Desjardins, cria l’inconnu qui agitait la main et se rapprochait au pas de course. Nous devons absolument vous parler. Ma femme est une de vos ferventes admiratrices.

Il vint lui couper toute possibilité de retraite et fit signe à son épouse de les rejoindre.

— Approche, Cécilia, je la tiens !

Nicole soupira et s’obligea à sourire. Ça commence bien, se dit-elle.

* * *

Je vais peut-être bénéficier de quelques minutes de répit, espéra-t-elle. Elle s’était assise à une petite table dans l’angle d’une pièce du fond de la maison de l’île, en plein milieu du Théâtre maritime. Le dos tourné à la porte, elle termina les dernières bouchées de nourriture et les fit glisser avec une gorgée de vin.

Elle soupira après avoir vainement tenté de se rappeler qui elle avait rencontré depuis une heure. Elle se compara à une photographie que les convives faisaient circuler en poussant de petits cris d’admiration. On l’avait étreinte, embrassée, serrée, pincée. Des hommes et des femmes lui avaient fait du charme et un riche armateur suédois l’avait même invitée dans son « château » des environs de Göteborg. Nicole avait à peine desserré les dents, ses mâchoires étaient douloureuses à force d’exhiber un sourire de convenance, et elle se sentait un peu éméchée par le vin et les cocktails.

— Ma parole ! fit une voix familière. Cette belle dame en robe blanche ne serait-elle pas ma camarade cosmonaute, la princesse de glace, Madame Desjardins en chair et en os ?

Elle se tourna vers Richard Wakefield qui approchait en titubant. Il heurta une table, tendit le bras pour se retenir au dossier d’une chaise et se retrouva sur les genoux de Nicole.

— Désolé, déclara-t-il en s’asseyant près d’elle. Je crains d’avoir abusé du gin-tonic.

Il porta à sa bouche le verre qu’il avait miraculeusement réussi à ne pas renverser puis lui fit un clin d’œil.

— Et maintenant, je vais m’accorder une petite sieste en attendant l’arrivée des dauphins.

Il s’affala sur la table et feignit l’inconscience. Elle rit et se pencha vers lui pour soulever une de ses paupières.

— Si ça ne vous ennuie pas, camarade, pourriez-vous m’expliquer à quoi rime cette histoire de dauphins avant de tourner de l’œil ?

Au prix d’un effort il se redressa et ouvrit de grands yeux.

— Vous l’ignorez ? Vous qui semblez toujours tout savoir ? C’est impossible.

Elle termina son vin.

— Sérieusement, Wakefield. De quoi parlez-vous ?

Il ouvrit une des petites fenêtres et tendit le doigt à travers l’ouverture pour désigner le bassin.

— Le célèbre Pr Luigi Bardolini est ici avec ses dauphins savants. Francesca nous les présentera dans un quart d’heure. Cet homme veut nous prouver que ses petits protégés pourraient réussir haut la main l’examen d’entrée dans une université.

Nicole recula et dévisagea son collègue. Il a vraiment trop bu, se dit-elle. Peut-être est-il aussi mal à l’aise que moi, dans une telle cohue.

Richard regardait au-dehors.

— Ne sommes-nous pas dans un zoo ? commenta-t-elle après une longue pause. Où ont-ils trouvé…

— Mais bien sûr ! l’interrompit Wakefield en abattant triomphalement son poing sur la table. Voilà pourquoi cet endroit m’a paru si familier dès mon arrivée.

Il regarda Nicole qui le fixait comme s’il avait perdu la raison.

— Ne voyez-vous pas que c’est un Rama miniature ?

Il se leva, incapable de garder pour lui la joie que lui procurait sa découverte.

— L’eau qui entoure cette maison est la mer Cylindrique, le portique est l’équivalent de la Plaine centrale, et nous, ma chère, nous nous trouvons en plein cœur de New York.

Nicole commençait à comprendre mais ne pouvait rattraper les pensées de Richard Wakefield qui s’étaient emballées.

— Et qu’est-ce que cela démontre ? se demanda-t-il à voix haute. Que signifie le fait que des architectes romains ont construit il y a deux millénaires ce théâtre en utilisant les mêmes principes que leurs collègues raméens ? Une nature identique ? Des cultures similaires ? Absolument pas.

Il s’interrompit, conscient de l’attention que Nicole lui portait.

— Les mathématiques, fit-il avec emphase. L’expression déconcertée de la femme lui apprit qu’elle n’avait pas suivi son raisonnement.

— Les mathématiques, répéta-t-il, brusquement dégrisé. C’est la clé. Les Raméens ne pouvaient nous ressembler et leur monde devait être bien différent du nôtre, mais leurs mathématiques étaient les mêmes que celles des Romains.

Son visage s’illumina.

— Ah ! s’exclama-t-il, ce qui fit sursauter Nicole. Raméens et Romains. Voilà l’enseignement de cette soirée. Et l’Homo sapiens contemporain se trouve à un stade de développement situé entre les leurs.

Elle secoua la tête, pendant qu’il exultait.

— Ne comprenez-vous pas, ma chère ? fit-il en tendant la main pour l’aider à se lever. Allons assister au spectacle donné par ces dauphins et je vous parlerai de Raméens et de Romains, de citrouilles et de quenouilles, de grands rois et de petits pois, et nous essaierons de déterminer si les bateaux qui vont sur l’eau ont des jambes.

13. BONNE ET HEUREUSE ANNÉE

Les serveurs venaient de les débarrasser de leurs assiettes quand Francesca Sabatini gagna le centre de la cour avec un microphone, remercia les organisateurs de la soirée, puis présenta le Pr Luigi Bardolini et laissa entendre que ses techniques de communication avec les dauphins seraient peut-être utiles aux humains pour établir un dialogue avec des extraterrestres.

Richard Wakefield s’éclipsa au début de son intervention, sans doute pour aller aux toilettes et se faire servir un autre verre. Nicole l’entrevit peu après, entre deux actrices italiennes aux formes généreuses qui riaient de ses plaisanteries. Il lui adressa un clin d’œil et un geste de la main, comme si sa conduite ne nécessitait aucune explication.

Je suis heureuse pour vous, Richard, pensa-t-elle. Un des deux inadaptés sociaux que nous sommes a trouvé un moyen de ne pas mourir d’ennui. Elle reporta son attention sur Francesca qui traversait le petit pont pour faire reculer les spectateurs du bassin où Bardolini et ses dauphins se donneraient en spectacle. Elle portait une robe noire moulante, dénudée sur une épaule et agrémentée de sequins d’or sur le devant. Un foulard doré était noué autour de sa taille et ses longs cheveux blonds tressés en nattes s’enroulaient au sommet de son crâne.

Elle est à son aise comme un poisson dans l’eau, se dit Nicole qui admirait son aisance en public. Le Pr Bardolini débuta son numéro et elle se tourna vers le plan d’eau annulaire. Luigi Bardolini entrait dans la catégorie de ces scientifiques controversés dont les travaux étaient brillants mais moins exceptionnels qu’ils ne souhaitaient le faire croire. Il avait mis au point une technique de communication originale avec les dauphins et isolé et identifié de trente à quarante verbes d’action dans l’éventail de leurs cris mais, contrairement à ses affirmations il était faux de prétendre que deux de ses petits protégés auraient pu réussir l’examen d’entrée dans une université. Et la communauté scientifique internationale du XXIIe siècle ne prenait pas la peine de s’intéresser aux découvertes d’un individu qui se permettait d’avancer des théories non démontrables ou jugées ridicules. C’était à une telle attitude qu’on devait le conservatisme endémique malsain qui prévalait dans les milieux de la recherche.

Contrairement à la plupart de ses collègues, Bardolini était aussi un homme de spectacle. Dans la dernière partie de sa représentation ses deux célèbres dauphins, Emilio et Emilia, devaient passer un test d’intelligence. Ils seraient confrontés à deux guides de la villa, un homme et une femme désignés par tirage au sort. L’organisation de l’épreuve était d’une extrême simplicité. Quatre grands écrans électroniques avaient été installés, deux dans le bassin et deux dans la cour. Une grille de trois cases de côté occupait l’élément gauche de chaque groupe. Le carré de l’angle inférieur droit était vierge et différentes formes et images apparaîtraient dans les huit autres. Dauphins et humains devaient trouver la progression logique des motifs, de gauche à droite et de haut en bas, puis choisir parmi les possibilités proposées sur le second écran celle qui aurait dû occuper la case vide. Les concurrents disposaient d’une minute de réflexion. On avait installé dans l’eau et sur le sol des claviers comportant huit gros boutons. Les deux équipes n’avaient qu’à en presser un (les mammifères marins avec leur rostre) pour indiquer leur choix.

L’épreuve débuta par un problème très facile. Dans la rangée du haut la première case était occupée par une boule blanche, la deuxième par deux boules blanches et la troisième par trois boules blanches. Comme la progression se répétait au-dessous avec des sphères blanches et noires et sur la ligne du bas avec des noires, il sautait aux yeux que la case vierge de l’angle inférieur droit devait être occupée par trois balles noires.

Les problèmes suivants n’étaient pas aussi élémentaires et ils devinrent de plus en plus ardus. Les humains firent leur première erreur à la huitième matrice, les dauphins à la neuvième. Le Pr Bardolini avait prévu seize épreuves et la dernière était si complexe que seule une analyse attentive de la modification de dix composants permettait de trouver la réponse. La partie s’acheva par un match nul, avec un score de douze partout. Humains et dauphins s’inclinèrent pour saluer les spectateurs qui applaudirent à tout rompre.

Nicole trouvait cette démonstration fascinante. Elle mettait en doute l’affirmation du Pr Bardolini selon laquelle les dauphins avaient découvert cette épreuve en même temps que leurs adversaires, mais c’était secondaire. La nature de la compétition était en soi intéressante, ce postulat selon lequel on pouvait définir l’intelligence en fonction de l’habileté à identifier formes et progressions. Existe-t-il un moyen de mesurer l’esprit de synthèse ? Chez les enfants ? Et même chez les adultes ?

Elle avait participé au test avec les deux équipes et répondu correctement aux treize premières questions, raté la quatorzième à cause d’une supposition hâtive, et trouvé la solution de la quinzième à l’instant où le vibreur signalait la fin du temps imparti. Elle n’avait su de quelle manière aborder la seizième. Et vous, Raméens ? se demanda-t-elle quand Francesca reprit le micro pour annoncer le béguin de Geneviève, Jean LeClerc. Auriez-vous trouvé la solution correcte des seize énigmes en un dixième du temps de réflexion accordé ? Un centième ? Elle ravala sa salive en prenant conscience des possibilités. Pourquoi pas un millionième ?

— Je n’avais pas vécu, avant de te rencontrer… Je n’avais pas aimé, avant de te regarder…

En entendant cette chanson, Nicole revivait une scène vieille de quinze ans, une danse avec un autre cavalier à l’époque où elle croyait encore que l’amour pouvait surmonter tous les obstacles. Jean LeClerc se crut responsable de son abandon et la serra contre lui. Elle ne résista pas. Sa lassitude était grande et elle trouvait agréable d’être dans les bras d’un homme pour la première fois depuis tant d’années.

Elle avait tenu la promesse faite à Geneviève. À la fin du bref tour de chant de l’idole de sa fille, Nicole l’avait abordée pour lui répéter son message. Le chanteur s’était naturellement mépris sur le sens de sa démarche et ils discutaient encore quand Francesca avait annoncé aux convives que le spectacle ne reprendrait qu’après minuit et conseillé de boire et de danser en attendant. Jean LeClerc avait présenté son bras à Nicole. Elle l’avait accepté et ils dansaient depuis.

C’était un homme séduisant d’une trentaine d’années mais elle ne succombait pas à son charme. Elle le jugeait trop imbu de lui-même. Il ne parlait que de lui, sans prêter attention au reste. C’était un bon danseur, rien de plus. Mais mieux vaut l’avoir pour cavalier que de faire tapisserie en se tournant les pouces, se dit-elle alors qu’ils étaient le point de mire de tous les invités.

La musique s’interrompit et Francesca vint les rejoindre. Son sourire semblait authentique.

— Voilà qui me ravit. Je suis heureuse de constater que vous vous amusez.

Elle lui présenta un plateau de truffes saupoudrées d’une fine pellicule blanche, sans doute du sucre glace.

— Elles sont savoureuses, ajouta-t-elle. Je les ai préparées moi-même pour mes collègues cosmonautes.

Nicole prit un chocolat et le fourra dans sa bouche. Elle le trouva délicieux.

— J’ai une faveur à vous demander, continua Francesca. Étant donné que vous avez refusé de nous recevoir chez vous et que notre courrier indique que des millions de gens s’intéressent à vous, pourriez-vous m’accompagner jusqu’au studio que nous avons installé ici et m’accorder une interview de dix ou quinze minutes ?

Nicole la dévisagea. Une voix intérieure lui adressait des mises en garde mais son esprit brouillait ces messages.

— C’est une excellente idée, déclara Jean LeClerc. Les médias vous appellent la « mystérieuse cosmonaute » ou la « princesse de glace ». Révélez au monde ce que vous m’avez permis de découvrir ce soir, apprenez-lui que vous êtes avant tout une femme.

Pourquoi pas ? décida-t-elle en restant sourde aux messages de prudence de son subconscient. Si je lui accorde une interview ici même, papa et Geneviève ne seront pas importunés.

Ils se dirigeaient vers le studio improvisé de l’autre côté du portique quand Nicole vit Shigeru Takagishi à l’extrémité opposée de la salle. Il discutait avec trois hommes d’affaires japonais, adossé à une colonne.

— Une minute, dit-elle à ses compagnons. Je reviens tout de suite.

Elle alla le rejoindre et lui dit :

— Tanoshii shin-nen, Takagishi-san.

Le scientifique se tourna vers elle, visiblement surpris. Il sourit en la reconnaissant et la présenta à ses compatriotes qui s’inclinèrent avec déférence.

— O genski desu ka ? s’enquit-il.

— Okagesama de, lui répondit Nicole avant de se pencher vers son oreille pour murmurer : Je ne dispose que d’une minute. Je voulais simplement vous informer qu’après étude de vos antécédents j’ai décidé de ne rien dire au comité médical.

Il n’eût pas été plus heureux si elle lui avait annoncé que sa femme venait de mettre au monde un beau bébé. Il allait pour la remercier mais se souvint qu’ils n’étaient pas seuls.

— Domo arrigato gozaimas, se contenta-t-il de dire en laissant à ses yeux le soin d’exprimer sa gratitude.

Nicole se sentait d’humeur joyeuse, quand elle entra en valsant dans le studio entre Francesca et Jean. Elle prit volontiers la pose pour les photographes pendant que la signora Sabatini s’assurait que tout était prêt pour l’interview. Elle but du champagne-cassis en discutant avec Jean puis alla s’asseoir sous les feux des projecteurs, à côté de la journaliste. C’est la joie d’avoir pu tirer ce petit homme d’embarras, se dit-elle en pensant à Takagishi.

La première question fut innocente. Francesca voulait savoir si elle se sentait fiévreuse à la perspective de ce qui l’attendait.

— Naturellement.

Elle décrivit de façon imagée les exercices d’entraînement qu’effectuaient les cosmonautes en attendant de se porter au-devant de Rama II. L’interview se déroulait en anglais et suivait un ordre logique. Francesca lui demanda d’expliquer quel serait son rôle, ce qu’elle espérait découvrir (« Je ne sais pas, mais je suis convaincue que ce sera passionnant ! »), et pourquoi elle était entrée à l’Académie de l’espace. Cinq minutes plus tard Nicole se sentait à son aise. Les deux femmes semblaient avoir trouvé un rythme complémentaire.

Puis la journaliste italienne lui posa trois questions d’ordre privé. Elle l’interrogea sur son père, sur sa mère et la tribu ivoirienne des Sénoufos, et finalement sur Geneviève.

— Il suffit de regarder une photographie d’elle pour constater que son teint est plus pâle que le vôtre, déclara Francesca sans changer de ton ni de manières. On peut en déduire que son père est un Blanc. Qui est-ce ?

Le cœur de Nicole s’emballa. Puis le temps parut se figer. Une onde d’émotion la submergea et sa gorge se serra. L’image d’un grand miroir où se reflétaient deux corps enlacés jaillit dans son esprit et lui coupa le souffle. Elle regarda ses pieds et essaya de réagir.

Imbécile, se reprocha-t-elle en luttant pour endiguer une onde de colère, de souffrance et d’amour qui venait de la cingler comme une lame de fond, tu aurais dû te méfier. Elle retint ses larmes et leva les yeux vers les projecteurs et Francesca. Sur la robe de la femme les sequins d’or dessinaient à présent un motif. On y voyait une tête, la face d’un gros félin aux yeux luisants et aux crocs dénudés.

Après ce qui parut durer une éternité, elle réussit à se reprendre et foudroya la journaliste du regard.

— Non voglio parlare di questo, dit-elle posément en italien. Abbiamo terminato quest’intervista.

Elle se leva, remarqua qu’elle tremblait et se rassit. Les caméras enregistraient toujours la scène. Elle respira à pleins poumons puis se leva et sortit du studio improvisé.

Elle voulait s’enfuir en courant, gagner un refuge où elle serait seule. Mais c’était impossible. Jean lui saisit le bras.

— Quelle salope ! déclara-t-il en désignant Francesca d’un doigt accusateur.

Des gens l’entouraient. Tous parlaient en même temps. Les voir et les entendre distinctement s’avérait difficile, dans cette confusion.

Il y avait une mélodie vaguement familière. Un long moment lui fut nécessaire pour la reconnaître. Jean la tenait par les épaules et chantait, accompagné par une vingtaine d’invités regroupés autour d’eux. Nicole ouvrit la bouche et feignit de se joindre à eux pour le dernier couplet. Elle se sentit défaillir. Une bouche moite se colla à la sienne et une langue tenta de se glisser entre ses lèvres. Jean l’embrassait avec passion devant des photographes qui mitraillaient la scène. Le bruit l’assourdissait. Elle avait des vertiges et se sentait sur le point de s’évanouir. Elle lutta et se dégagea de l’étreinte de l’homme.

Elle recula en titubant et heurta Reggie Wilson qui la repoussa avec colère pour se diriger rapidement vers un homme et une femme qui échangeaient un baiser plein de fougue sous les flashes. Nicole le suivit des yeux avec indifférence, comme si elle voyait cela au cinéma, ou dans un rêve. Reggie sépara le couple et leva le poing pour frapper l’autre homme. Francesca Sabatini saisit son poignet pendant que David Brown reculait.

— Ne t’approche plus d’elle, salopard ! cria Reggie en menaçant son compatriote. Ne va pas t’imaginer que je n’ai rien compris.

Nicole ne pouvait en croire ses yeux. C’était inimaginable. Des gardes envahirent la pièce et rétablirent l’ordre. À sa sortie du studio elle passa près d’Elaine Brown, adossée à une colonne du portique, seule. Nicole avait rencontré et apprécié cette femme lorsqu’elle était allée à Dallas pour discuter des allergies de David Brown avec leur médecin de famille. Mais Elaine avait bu et ne semblait pas souhaiter entamer une conversation.

— Salopard, marmonnait-elle. Je n’aurais jamais dû te communiquer les résultats avant la publication de mes travaux. Tout aurait été bien différent.

* * *

Nicole s’éclipsa et chercha un moyen de transport pour regagner Rome. Elle n’en crut pas ses yeux quand Francesca proposa de l’escorter jusqu’à la limousine, comme si rien ne s’était passé. Elle refusa sèchement et sortit seule.

La neige se mit à tomber pendant le trajet. Nicole concentra son attention sur les flocons et put finalement clarifier ses pensées et dresser un bilan de la soirée. Une chose était certaine, les truffes de Francesca ne contenaient pas que du chocolat. Elle n’avait encore jamais perdu ainsi le contrôle de ses émotions. Peut-être en a-t-elle offerte une à Wilson, ce qui expliquerait son éclat. Mais pourquoi ? Que veut-elle obtenir ?

Elle était de retour à son hôtel et s’apprêtait à éteindre la chambre pour se coucher quand on frappa discrètement à la porte. Elle se figea et tendit l’oreille mais n’entendit plus rien. Elle venait de conclure que son ouïe lui jouait des tours quand les coups recommencèrent. Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea prudemment vers le couloir.

— Qui est là ? Identifiez-vous.

Un bout de papier plié en quatre fut glissé sous le battant. Toujours méfiante et effrayée, Nicole le ramassa et le déplia. Dans l’écriture de la tribu de sa mère elle lut ces mots : Ronata. Omeh. Ici. Ronata était son nom, pour les Sénoufos.

À la fois inquiète et heureuse, elle ouvrit au visiteur sans seulement vérifier sur le moniteur. À trois mètres du seuil se dressait un vieillard au visage ridé peint de bandes vertes et blanches verticales. Il portait un costume tribal vert vif, une sorte de robe ornée de tortillons et de lignes dorées sans signification apparente.

Elle crut que son cœur allait bondir hors de sa poitrine.

— Omeh ! s’exclama-t-elle. Que fais-tu ici ?

Elle avait parlé en sénoufo. Le vieux Noir ne dit rien. Il tenait dans sa main droite une pierre et une petite fiole. Quelques secondes plus tard il s’avança dans la pièce. Nicole recula. Il la fixait toujours. Lorsqu’ils furent au milieu de la chambre, à moins d’un mètre l’un de l’autre, le vieillard leva les yeux vers le plafond et se mit à psalmodier un chant rituel, une bénédiction et une invocation que les chamans récitaient depuis des temps immémoriaux pour éloigner les mauvais esprits.

À la fin de son incantation, le vieil Omeh regarda à nouveau son arrière-petite-fille et lui dit lentement :

— Ronata. Omeh pressent un grave danger. Il est écrit dans les chroniques de la tribu que l’homme de trois siècles chassera les démons qui menaceront la femme sans compagnon. Mais Omeh ne peut protéger Ronata loin du royaume de Minowe. Tiens, fit-il en plaçant dans la main de Nicole le caillou et la fiole. Ronata ne doit jamais s’en séparer.

Elle examina la pierre : un galet ovoïde, d’un blanc crémeux strié de lignes sinusoïdales brunes. Elle s’intéressa à la minuscule bouteille verte, pas plus grosse qu’un flacon de parfum.

— L’eau du lac de la Sagesse peut aider Ronata, ajouta Omeh. Ronata saura quand le moment de la boire sera venu.

Il inclina la tête en arrière et répéta sa mélopée, les yeux clos. Déconcertée, Nicole restait figée, avec la pierre et la fiole dans sa main. Quand Omeh eut terminé, il cria trois mots dont elle ne put saisir le sens puis se détourna brusquement et regagna la porte restée ouverte. Toujours sous le coup de la surprise, Nicole perdit quelques instants avant de courir jusqu’au corridor. Lorsqu’elle atteignit le seuil de la pièce, son arrière-grand-père disparaissait dans la cabine de l’ascenseur.

14. ADIEU, HENRY

Nicole et Geneviève gravissaient bras dessus, bras dessous, la pente enneigée.

— Tu as vu la tête de cet Américain, quand je lui ai dit qui tu étais ? demanda Geneviève en riant.

Nicole changea ses skis et ses bâtons d’épaule. Elles approchaient de leur hôtel.

— Guten Abend, les salua un vieillard qui ressemblait au Père Noël.

— Je préférerais que tu ne le clames pas sur tous les toits, déclara Nicole sans pour autant adresser des reproches à sa fille. Conserver son incognito a ses avantages.

Elles allèrent ranger leur matériel dans un des placards de la petite remise de l’hôtel, changèrent de chaussures, ressortirent et s’arrêtèrent pour baisser les yeux sur le village de Davos dans la clarté mourante du jour.

— Tu sais, pendant que nous descendions cette piste noire je ne pouvais croire que dans deux semaines je serais là-haut, dit Nicole en désignant le ciel. En route vers un mystérieux vaisseau extraterrestre. L’esprit ne peut accepter ce qui le dépasse.

— Ce n’est peut-être qu’un rêve.

Nicole sourit. Quand elle se sentait déprimée, elle pouvait toujours compter sur sa fille pour lui remonter le moral. Ils dépendaient les uns des autres, à Beauvois, et elle refusait de penser aux conséquences qu’aurait cette séparation sur leur entente harmonieuse.

— Que je doive m’absenter si longtemps ne t’ennuie pas ? demanda-t-elle à Geneviève.

Elles entrèrent dans le hall de l’hôtel. Une douzaine de clients étaient assis autour du feu qui grondait au centre de la salle. Un serveur discret et efficace servait des boissons chaudes. Il n’y avait pas un seul robot, au Morosani, pas même pour le service des chambres.

— Je ne vois pas la situation sous le même jour que toi. Tu oublies que nous pourrons nous parler par vidéophone. Ce sera même amusant, avec le délai de transmission.

Elles passèrent devant la réception et son comptoir d’un autre âge.

— Sans oublier que je deviendrai une véritable vedette, à l’école. J’ai l’intention de faire un exposé sur les Raméens, grâce à ce que tu me raconteras.

Nicole sourit et secoua la tête. La bonne humeur de sa fille était contagieuse. Elle regrettait seulement…

— Oh, madame Desjardins !

La voix du directeur rompit le fil de ses pensées. Elle vit qu’il lui adressait des signes, derrière le comptoir.

— On nous a apporté un message que je dois vous remettre en main propre.

Il lui tendit une petite enveloppe. Elle ouvrit et referma le rabat sitôt après avoir entrevu les armoiries de la carte de visite. Son cœur s’était emballé.

— Qu’est-ce que c’est, maman ? demanda Geneviève. Plus personne n’écrit sur des bouts de papier, de nos jours.

Nicole tenta de dissimuler ce qu’elle éprouvait.

— C’est un mémo confidentiel sur mes patients, mentit-elle. On n’aurait jamais dû le confier à Herr Graf. Il fallait me le remettre sans passer par un intermédiaire.

— Des informations médicales sur tes collègues ?

Elles avaient souvent discuté du rôle délicat de l’officier des Sciences de la vie lors de missions aussi importantes.

Nicole hocha la tête et répondit :

— Tu devrais monter annoncer à grand-père que j’arriverai dans quelques minutes. Nous dînerons à 19 h 30, comme prévu. Mais je dois lire ce message, au cas où la réponse serait urgente.

Elle déposa un baiser sur la joue de sa fille puis attendit qu’elle eût disparu dans l’ascenseur pour ressortir de l’hôtel. Ce fut à la lueur d’un réverbère qu’elle ouvrit l’enveloppe avec des doigts engourdis par le froid. L’imbécile, se dit-elle. Pauvre imbécile. Après tant d’années. Si Geneviève avait aperçu ces armoiries…

Nicole les avait vues pour la première fois quinze ans et demi plus tôt, quand Darren Higgins était venu lui remettre cette invitation à dîner à l’extérieur du secteur de presse olympique. Surprise par la violence de ses émotions, elle se reprit et lut le message.

Désolé de n’avoir pu vous avertir plus tôt. Je dois vous voir demain. À midi pile au refuge numéro 8 du Weissfluhjoch. Venez seule. Henry.

* * *

Le lendemain matin Nicole attendait le téléphérique qui emportait les skieurs au sommet du Weissfluhjoch. Elle monta dans la cabine avec une vingtaine d’autres passagers et se colla à la paroi de verre quand les portes automatiques se refermèrent. Nous nous sommes revus une seule fois en quinze ans, se dit-elle, et malgré tout…

Ils grimpaient vers les hauteurs et elle mit ses lunettes de soleil. La clarté était éblouissante. Comme ce matin de janvier où son père l’avait appelée de la villa, sept ans plus tôt. Il avait neigé sur Beauvois toute la nuit et elle avait cédé aux suppliques de Geneviève qui désirait rester à la maison. À l’époque, Nicole travaillait à l’hôpital de Tours et attendait d’être acceptée à l’Académie spatiale.

Elle faisait un bonhomme de neige avec sa fille, quand son père leur cria :

— Nicole, Geneviève, nous avons reçu un message !

Elles coururent jusqu’à la villa, et elles étaient encore essoufflées quand Pierre Desjardins fit afficher l’invitation sur l’écran mural.

— Tout semble indiquer que nous sommes conviés à la cérémonie du couronnement du roi d’Angleterre et à la réception privée qui sera donnée ensuite, déclara-t-il. Je n’en reviens pas.

— Oh, grand-père, je veux y aller ! s’exclama Geneviève. C’est d’accord, dis ? Est-ce que je verrai un vrai roi et une vraie reine ?

— L’Angleterre n’a pas de reine, ma chérie, précisa son grand-père. La reine mère exceptée. Henry est célibataire.

Nicole relut l’invitation, sans faire de commentaire. Ce fut seulement quand Geneviève se calma et s’éloigna que Pierre Desjardins vint la prendre dans ses bras.

— Je veux y aller, déclara-t-elle posément.

— Es-tu certaine de ne pas le regretter ?

Il la repoussa à bout de bras, pour la dévisager.

— Oui.

Elle revint au présent et pensa : Henry ne l’a pas revue depuis. Elle regarda sa montre puis entama la descente. Papa a été formidable. Il nous a cachées à Beauvois et quand notre entourage a appris que j’avais eu une fille, Geneviève était déjà âgée d’un an. Henry ne s’est douté de rien, avant cette soirée à Buckingham Palace.

Elle revécut cet instant. Le roi se faisait attendre. Geneviève ne tenait plus en place. Finalement, Henry arriva devant leur petit groupe.

— L’honorable Pierre Desjardins de Beauvois, France, accompagné de sa fille Nicole et de sa petite-fille Geneviève.

Elle s’inclina, Geneviève fit une révérence.

— Voici donc votre enfant, commenta le roi.

Il se pencha pour relever son menton et parut trouver ses traits familiers.

Il se tourna vers Nicole, l’expression interrogatrice, mais son sourire neutre ne lui révéla rien. L’huissier récitait les noms d’autres convives. Il les laissa.

Et il a envoyé Darren à mon hôtel, se dit-elle en descendant tout schuss et en sautant une bosse. Après bien des hésitations, il m’a finalement invitée à aller prendre un thé avec lui. Elle s’arrêta en plantant les carres dans la neige. « Répondez-lui que je ne peux me libérer », avait-elle répondu. Cela se passait à Londres, sept ans auparavant.

Elle regarda sa montre. Il était encore trop tôt pour aller au refuge. Elle obliqua vers un des télésièges et remonta au sommet.

* * *

Elle atteignit le petit chalet situé à l’orée des bois à 12 h 02, déchaussa ses skis qu’elle planta dans la neige avec ses bâtons et alla vers la porte sans faire cas des pancartes EINTRITT VERBOTEN. Deux individus corpulents se matérialisèrent hors du néant et l’un d’eux vint lui barrer le passage.

— C’est bon, dit une voix familière. Elle est attendue. Les gardes disparurent et Darren sortit sur le seuil.

— Bonjour, Nicole.

Il n’avait pas perdu son éternel sourire mais avait vieilli. Des touches de gris mouchetaient ses tempes et sa barbe était poivre et sel.

— Comment allez-vous ?

— Très bien, merci.

Elle se sentait tendue, en dépit de ses fermes résolutions. Elle se dit qu’un roi n’était après tout qu’un homme comme les autres et entra dans le chalet d’un pas décidé.

Une chaleur agréable régnait à l’intérieur. Henry tournait le dos à la petite cheminée. Darren ferma la porte derrière elle et les laissa seuls. Elle retira son écharpe, ouvrit son parka et enleva ses lunettes. Ils se dévisagèrent pendant vingt ou trente secondes, sans dire un mot par crainte d’interrompre le flot d’émotions qui leur faisait remonter le temps jusqu’à deux journées de bonheur vécues quinze ans plus tôt.

— Bonjour, Nicole, dit finalement le roi d’une voix douce.

— Bonjour, Henry.

Il fit le tour du divan, pour se rapprocher d’elle et peut-être la toucher. Mais l’attitude de Nicole l’en dissuada et il s’appuya à l’accoudoir du siège.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ? Elle secoua la tête.

— Je préfère rester debout, si ça ne vous ennuie pas. Elle n’ajouta rien. Ils s’observaient et elle se sentait attirée par cet homme malgré les mises en garde que lui adressait son esprit.

— Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ici, Henry ? Je présume que c’est pour une raison importante. Il n’est pas fréquent qu’un roi d’Angleterre s’isole dans un refuge des montagnes suisses.

Il alla vers l’angle de la pièce.

— Je vous ai apporté un présent, pour votre trente-sixième anniversaire.

Il lui tourna le dos et se pencha afin de prendre quelque chose. Elle rit. Sa tension nerveuse s’estompait.

— C’est demain, fit-elle. Vous avez un jour d’avance. Mais pourquoi…

Il lui tendit un cube de données.

— Je n’ai rien trouvé de plus intéressant à vous offrir. Et j’ai dû effectuer une sévère ponction dans le trésor royal pour l’obtenir.

Elle le regarda, intriguée.

— Je m’inquiète pour vous, ajouta-t-il. Je n’en ai compris les raisons qu’il y a quatre mois, un soir où j’étais en compagnie du prince Charles et de la princesse Eleanor. Mon intuition m’affirmait que votre équipe aurait de sérieux problèmes. Je vais sans doute vous étonner, mais ce ne sont pas les Raméens que je redoute. Je partage le point de vue de ce mégalomane de Brown, les Terriens ne doivent pas les intéresser. Mais vous allez passer une centaine de jours en vase clos avec onze individus…

Il comprit qu’elle n’assimilait pas le fond de sa pensée.

— Tenez, fit-il. Prenez ce cube. J’ai demandé à mes services secrets d’établir des dossiers complets sur tous les participants à ce voyage, vous incluse.

Elle se renfrogna.

— Ces informations, dont la plupart ne figurent pas dans les fichiers officiels de l’A.S.L, m’ont confirmé la présence de plusieurs éléments instables au sein de votre groupe. Je ne savais…

— Ce ne sont pas vos affaires, l’interrompit Nicole avec colère. De quel droit vous mêlez-vous de…

— Allons, ne vous emportez pas. J’étais animé de bonnes intentions. J’espère que vous n’en aurez pas besoin, mais ceci pourra vous être utile. Prenez ce cube. Ensuite, vous serez libre d’en faire ce que vous désirez.

Il comprit qu’il avait tout gâché et alla s’asseoir dans un fauteuil, devant l’âtre.

— Soyez prudente, Nicole, ajouta-t-il en un murmure. Elle réfléchit, glissa le cube dans son parka et s’approcha du roi.

— Merci, Henry, lui dit-elle.

Elle posa la main sur son épaule. Sans se tourner, il referma ses doigts sur les siens. Ils restèrent ainsi près d’une minute.

— Mes informateurs n’ont pas tout appris et j’ignore toujours un fait qui m’intéresse au premier degré, déclara-t-il à voix basse.

Les battements de son cœur couvraient les crépitements des bûches de l’âtre. Une voix intérieure lui hurlait : Dis-lui, dis-lui, mais une autre, plus sage, lui conseillait de se taire.

Elle dégagea ses doigts. Il se tourna pour la regarder. Elle lui sourit, regagna la porte, remit son écharpe et remonta la fermeture de son parka avant de sortir en disant :

— Adieu, Henry.

15. RENCONTRE

Les vaisseaux jumelés avaient terminé leur manœuvre et le cylindre gris de l’engin extraterrestre démesuré occupait désormais la totalité de la baie d’observation du centre de contrôle. Debout à côté de Valeriy Borzov, Nicole ne disait rien pour ne pas les distraire du spectacle magnifique que leur offrait Rama embrasé par le soleil.

— Avez-vous relevé des différences ? s’enquit-elle finalement.

— Pas encore, répondit le commandant. Les deux appareils semblent sortis de la même chaîne de montage.

— N’aimeriez-vous pas visiter cette usine ?

Il hocha la tête. Un petit robot volant qui faisait penser à une chauve-souris ou à un colibri passa devant le hublot et fila vers Rama.

— Les drones confirment ces similitudes. Ils ont dans leurs mémoires des vues du Rama précédent. Tout ce qui diffère sera repéré et signalé dans moins de trois heures.

— Et si tout est conforme ?

— Nous procéderons comme prévu, répondit le général en souriant. Nous nous poserons sur ce vaisseau, ouvrirons son sas et lâcherons les drones à l’intérieur.

Il baissa le regard sur sa montre.

— Nous passerons à la phase suivante dans moins de vingt-quatre heures, si l’officier des Sciences de la vie peut certifier que l’équipage est prêt.

— Notre forme est excellente. Je viens de consulter un résumé de nos états de santé tout au long de la traversée. À part un léger dérèglement hormonal – d’ailleurs prévisible – chez les trois femmes, il ne s’est rien produit d’anormal depuis notre départ.

— Nous sommes donc en bonnes conditions physiques, résuma le commandant, pensif. Mais qu’en est-il sur le plan psychologique ? Ces récentes altercations ne vous inquiètent-elles pas ? Pouvons-nous les attribuer à la nervosité et à l’impatience ?

Nicole réfléchit avant de répondre :

— Il est exact qu’une certaine tension est perceptible depuis la jonction des deux modules de Newton, et nous connaissions le différend qui oppose Wilson à Brown avant de quitter la Terre. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons transféré Reggie sur votre vaisseau. Mais à présent qu’ils sont à nouveau réunis ils ont des prises de bec constantes. Surtout quand Francesca est dans les parages.

— J’ai essayé d’en discuter avec Wilson, déclara Borzov. Il refuse d’aborder le sujet, mais il est évident que la colère le ronge.

Le militaire entra des instructions sur le clavier de la console et des informations s’affichèrent sur un moniteur.

— Il existe à coup sûr un rapport avec Sabatini, ajouta-t-il. Wilson n’a pas fait grand-chose pendant la traversée mais il a passé beaucoup de temps au vidéo-phone avec elle. Et il était d’une humeur massacrante. Il a même eu un accrochage avec O’Toole.

Il se tourna pour la dévisager.

— Je veux savoir si l’officier des Sciences de la vie a des suggestions « officielles » à me transmettre au sujet de l’équipage, surtout en ce qui concerne les interactions psychologiques.

Nicole ne s’y attendait pas. Quand Borzov lui avait demandé de dresser un dernier « bilan de santé des membres de l’expédition » elle n’avait pas pensé qu’il se référait aussi à leur équilibre mental.

— Vous voulez une évaluation psychologique ?

— Tout juste. Je réclame un formulaire A 5401 attestant que tous sont prêts, dans tous les domaines. Le règlement prévoit que le commandant doit obtenir votre feu vert avant toute sortie.

— Vous n’avez demandé que des rapports sur leur état physique, au cours des simulations.

Il sourit.

— S’il vous faut un délai pour rédiger ce document, je peux attendre, madame Desjardins.

— Non, c’est superflu. Je vais vous donner mon avis de vive voix et coucher tout cela par écrit ensuite.

Elle hésita quelques secondes avant d’ajouter :

— Je n’affecterais sous aucun prétexte Wilson et Brown au même groupe, surtout pas lors de la première sortie. Et, bien que ce soit moins important, j’éviterais de réunir Francesca et un de ces deux hommes. Je n’ai aucune réserve à émettre pour les autres.

— Parfait. Parfait. Votre rapport me satisfait, et pas seulement parce qu’il confirme mon opinion. De telles situations risquent de devenir très délicates.

Il changea brusquement de sujet.

— J’ai une question d’une nature différente à vous poser.

— Oui ?

— Francesca est venue me suggérer de fêter l’événement, demain soir. Elle trouve que l’équipage est nerveux et a besoin de se détendre avant de pénétrer dans Rama. Qu’en pensez-vous ?

Elle réfléchit un moment.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Nos nerfs ont été mis à rude épreuve… mais à quoi pensez-vous, plus exactement ?

— Un dîner dans le centre de contrôle, avec un peu de vin et de vodka, peut-être même quelques distractions.

Il sourit et la prit par l’épaule.

— C’est l’avis de la professionnelle que je sollicite, celui de l’officier des Sciences de la vie.

Elle rit.

— Cela va de soi, général. Si vous pensez que l’équipage a besoin de se distraire, c’est avec plaisir que je soutiendrai cette proposition…

Nicole termina son rapport et le transmit à l’ordinateur de Borzov, à bord du vaisseau militaire. Elle avait choisi ses mots avec soin et attribué le problème à un « conflit de personnalités » et non à un comportement pathologique. Pour elle, l’agressivité de Wilson et de Brown était due à une cause vieille comme le monde : la jalousie, le monstre aux yeux verts dont avait parlé Iago.

Elle était convaincue qu’il fallait impérativement empêcher ces deux hommes de rester côte à côte au cours de leurs sorties dans Rama. Elle se reprochait de ne pas en avoir parlé la première à Borzov. Elle devait se préoccuper de leur santé mentale autant que physique mais refusait de tenir un rôle de psychiatre. Parce que de telles analyses ne sont pas objectives, pensa-t-elle. Nous ne disposons d’aucun appareil qui permette de mesurer la folie.

Elle descendit la coursive des quartiers en prenant soin de garder en permanence un pied au contact du sol. Elle avait une telle habitude de l’apesanteur que se comporter ainsi était pour elle une seconde nature. Elle se félicitait que les techniciens aient accordé tant d’efforts à rendre leur vie dans l’espace plus proche de celle qu’ils menaient sur Terre. Cela simplifiait leur existence et leur permettait de concentrer leur attention sur des tâches plus importantes.

Sa cabine se trouvait à l’extrémité du passage. Tous disposaient d’un logement individuel (le fruit de vives discussions avec les ingénieurs obsédés par le besoin d’économiser de l’espace) mais ces pièces étaient exiguës. On en dénombrait huit dans l’appareil des scientifiques, le plus gros des deux, et quatre seulement dans celui des militaires. Les deux vaisseaux étaient dotés d’un gymnase et de « salons » où les cosmonautes bénéficiaient de meubles plus confortables et de quelques distractions.

Nicole passait devant la cabine de Janos Tabori quand elle l’entendit rire. Sa porte était ouverte. Il ne la fermait jamais.

— Avez-vous cru que je sacrifierais les fous et laisserais vos cavaliers maîtres du centre de l’échiquier ? disait-il. Allons, Shig, je ne suis pas expert mais je tire des leçons de mes erreurs. Vous m’avez fait tomber dans ce piège, il y a quelques jours.

Chaque « soir » (ils divisaient leur existence en périodes de vingt-quatre heures basées sur l’heure G.M.T.), Tabori et Takagishi s’affrontaient aux échecs avant de se coucher. Le Japonais était très fort mais avait bon cœur et souhaitait encourager Tabori. Après un départ foudroyant il laissait son adversaire éroder son avantage.

Nicole s’avança et se pencha dans l’entrebâillement de la porte.

— Entrez, ma belle, lui dit Janos en souriant. Venez assister à l’écrasante défaite du représentant asiatique dans le cadre de cette épreuve pseudo-cérébrale.

Elle allait expliquer qu’elle voulait aller au gymnase quand une étrange créature de la taille d’un gros rat passa entre ses jambes et se précipita dans la cabine. Nicole sauta en arrière pendant que le jouet, si c’en était un, se dirigeait vers les deux hommes en chantant :

Le merle à la robe noire Et au bec orangé qui tire sur le roux, La grive musicienne, qui sait chanter si juste, Le roitelet paré de minuscules plumes-Nicole s’agenouilla pour étudier l’intrus. Il possédait le corps d’un homme et la tête d’un âne. Tabori et Takagishi interrompirent leur partie et rirent de la voir déconcertée à ce point.

— Allons, dites-lui que vous en êtes amoureuse, suggéra Janos. N’est-ce pas ce que ferait la reine des fées Titania ?

Elle haussa les épaules. Le robot miniature s’était tu. Janos insista et elle marmonna à la créature haute de vingt centimètres :

— Je t’aime.

Le Bottom miniature se tourna vers elle.

— Il me semble, madame, que vous avez bien peu de raison. Mais il est vrai que raison et amour ne vont que rarement de pair, de nos jours.

Nicole était sidérée. Elle se pencha pour prendre le petit personnage dans sa main mais se ravisa en entendant une autre voix déclamer :

— Seigneur, que ces mortels sont donc insensés ! Où est ce paillasse que j’ai changé en âne ? Bottom, où es-tu ?

Un second robot miniature, celui-ci vêtu en elfe, sauta dans la pièce. Quand il vit Nicole il quitta le sol pour voleter devant elle, maintenu dans les airs par les battements frénétiques de ses petites ailes.

— Je suis Puck, le génie. Et toi, qui es-tu ? C’est la première fois que je te vois.

La chose descendit se poser sur le sol, sans rien ajouter.

— Que diable…

— Chut… murmura Janos.

Il leva son index à ses lèvres puis désigna Puck. Bottom dormait dans l’angle de la cabine, près du lit. Puck le vit et le saupoudra d’une fine poudre scintillante prélevée dans sa bourse. Sous les yeux des trois humains, la tête de Bottom se métamorphosa. Nicole savait que de petites pièces de plastique et de métal s’ordonnaient simplement de façon différente à l’intérieur de sa tête, mais le spectacle était impressionnant. Puck détala à l’instant où Bottom s’éveillait avec une tête normale et disait :

— J’ai eu une vision extraordinaire. J’ai fait un songe et essayer de l’interpréter dépasserait les possibilités d’un homme. Il faudrait être un âne, pour tenter de le narrer.

— Bravo ! Bravo ! s’exclama Janos quand la créature se tut.

— Omedeto, surenchérit Takagishi.

Nicole s’assit dans le seul siège inoccupé et regarda ses compagnons.

— Quand je pense que je viens d’affirmer au commandant que vous étiez sains d’esprit, fit-elle en secouant la tête. L’un de vous aura-t-il l’amabilité de m’apprendre de quoi il retourne ?

— Wakefield est un génie, expliqua Janos. Mais contrairement à la plupart de ses semblables il sait aussi se servir de ses mains. C’est en outre un fervent admirateur de Shakespeare et il a créé toute une famille de ces petits personnages, même si seul Puck peut voler et Bottom changer d’aspect.

— Puck ne vole pas, précisa Richard Wakefield en entrant dans la pièce. Il se contente de voleter, pendant très peu de temps. Il m’arrive parfois de distraire ainsi nos amis.

— Un soir, je venais de m’avouer vaincu quand nous avons entendu un fracas dans la coursive, précisa Janos. Un instant plus tard Tybalt et Mercutio entraient dans la cabine en jurant et en croisant le fer.

— C’est un de vos passe-temps ? demanda finalement Nicole.

— Madame, intervint Janos avant que Wakefield ne pût répondre, ne confondez jamais, je dis bien jamais, passion et simple passe-temps. Notre estimable collègue japonais ne joue pas aux échecs pour se distraire. Et ce jeune homme originaire de Stratford-on-Avon, la ville du grand poète, ne crée pas de telles créatures pour combattre l’ennui.

Elle regarda Richard et essaya de se faire une idée de l’énergie et du travail nécessaires pour mettre au point et fabriquer des robots aussi perfectionnés. Sans parler du talent ni, bien sûr, de la passion.

— Très impressionnant, commenta-t-elle. Wakefield répondit au compliment par un sourire.

Nicole les pria de l’excuser. Puck la contourna et alla se dresser sur le seuil de la pièce.

Si nous, modestes ombres, nous vous avons déplu, Dites-vous, et l’offense pourra être oubliée, Que c’est en songe que vous vous en êtes allés En ce lieu où de telles visions sont apparues.

Ce fut en riant qu’elle enjamba les esprits et salua ses amis d’un geste de la main.

* * *

Nicole resta dans le gymnase plus longtemps que prévu. D’ordinaire, une demi-heure de pédalage ou de course en surplace suffisaient à réduire sa tension et à préparer son corps au sommeil. Mais ils atteignaient le but de leur mission et elle dut ce soir-là fournir un effort plus prolongé pour vider son esprit. Une partie de sa nervosité tirait ses origines de son rapport sur Wilson et sur Brown.

N’ai-je pas pris une décision hâtive ? se demanda-t-elle. N’ai-je pas laissé Borzov m’influencer ? Elle était fière de sa conscience professionnelle et avait pour principe de s’accorder un temps de réflexion avant tout acte important. Elle finit par se convaincre du bien-fondé de cette mesure et se jugea assez lasse pour trouver le sommeil.

Quand elle revint dans la section commune seule la coursive était encore éclairée. Elle obliqua vers sa cabine et regarda le réduit où étaient stockés les produits pharmaceutiques. C’est bizarre, se dit-elle en scrutant la pénombre, je ne l’ai pas fermé.

Elle traversa le salon. La porte était effectivement entrouverte. Elle avait pressé la touche de verrouillage automatique et commencé à repousser le panneau quand elle entendit un bruit, se pencha et fit la lumière. Elle surprit Francesca Sabatini assise devant l’ordinateur. Des informations apparaissaient sur le moniteur et elle tenait une petite bouteille.

— Oh ! Salut, Nicole, dit l’Italienne avec désinvolture. Comme s’il était normal de rester dans l’obscurité à l’intérieur de la pharmacie. Nicole s’avança vers le moniteur.

— Que faites-vous ici ?

Elle lut ce qui apparaissait sur l’écran. Les codes lui indiquaient que Francesca avait consulté la liste des moyens de contraception disponibles.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle bouillait de colère. Seul l’officier des Sciences de la vie était autorisé à entrer dans ce réduit.

Le mutisme de Francesca changea son irritation en colère.

— Et comment avez-vous pénétré ici ?

Les deux femmes étaient très proches. Nicole se pencha et saisit le flacon. Pendant qu’elle lisait l’étiquette et obtenait la confirmation que ce produit était utilisé pour les I.V.G., la journaliste passa devant elle. Nicole la rattrapa dans le salon.

— J’exige des explications !

— Rendez-moi ceci, s’il vous plaît.

— Impossible, c’est trop dangereux. Il peut y avoir des effets secondaires. Qu’espériez-vous ? Le subtiliser sans que je m’en rende compte ? J’aurais tout découvert au premier inventaire.

Elles se foudroyèrent du regard.

— Écoutez, Nicole, dit Francesca en réussissant à sourire. C’est pourtant très simple. Je viens de découvrir que je suis enceinte. Je veux avorter. C’est une affaire personnelle, ne vous en mêlez pas.

— Si vous attendiez un enfant, les sondes biométriques me l’auraient révélé.

— De quatre ou cinq jours seulement. Mais je ressens déjà des modifications dans mon métabolisme et la période correspond.

— Vous connaissez les règles à suivre, en pareil cas. Tout aurait été plus simple si vous étiez venue me voir. J’aurais respecté votre désir de discrétion. Mais vous me posez à présent un problème…

— Vous pouvez garder vos beaux discours sur les règlements, l’interrompit sèchement Francesca. Je me fiche de ces foutues procédures bureaucratiques. Un type m’a fait un gosse dont je veux me débarrasser. Allez-vous m’aider ou dois-je chercher un autre moyen de régler la question ?

Nicole ne put contenir plus longtemps sa colère.

— Les bras m’en tombent. Vous ne pensez tout de même pas que je vais fermer les yeux et vous laisser vous débrouiller toute seule, sans aucune surveillance médicale ? Si vous ne faites aucun cas de votre vie et de votre santé, je dois m’en préoccuper. J’ai l’obligation de vous examiner, d’étudier vos antécédents et de déterminer l’âge de l’embryon avant d’envisager de vous prescrire quoi que ce soit. Il faut en outre que je vous rappelle les conséquences tant morales que psychologiques qu’un tel acte… Francesca éclata de rire.

— Épargnez-moi votre baratin. Ce n’est pas en fonction de votre morale bourgeoise que je porte un jugement sur mes actions. Vous avez élevé une enfant qui n’avait pas de père, et cela force mon admiration, mais mon cas est bien différent. Le salopard qui m’a mise enceinte a cessé de prendre la pilule parce qu’il s’imaginait que mon amour pour lui en serait ravivé. Il s’est trompé. Je ne veux pas du bébé. Maintenant, s’il faut être plus explicite…

— Ça suffit, l’interrompit Nicole dont la moue traduisait un profond dégoût. Les détails de votre vie privée ne m’intéressent pas. Je dois simplement décider ce qui est préférable, tant pour vous que pour la réussite de notre mission. Il me faut pour cela procéder à un examen et faire les clichés pelviens habituels. En cas de refus, je n’autoriserai pas cet avortement et je devrai rédiger un rapport circonstancié…

Francesca rit à nouveau.

— Les menaces sont superflues. Je ne suis pas stupide. Si fourrer votre matériel entre mes jambes peut vous soulager, ne vous gênez pas. Mais finissons-en tout de suite. Je tiens à être débarrassée de ce bébé avant la première sortie.

Elles n’échangèrent qu’une douzaine de paroles au cours de l’heure suivante. Une fois dans l’infirmerie du bord Nicole utilisa ses appareils pour vérifier la présence et la taille de l’embryon. Elle s’assura également que Francesca supporterait le produit abortif. Le fœtus avait cinq jours. Qui serais-tu devenu ? pensa Nicole en regardant sur le moniteur l’image du petit sac enchâssé dans les parois de l’utérus. Même le microscope de la sonde ne pouvait révéler que cet ensemble de cellules était vivant. Mais tu l’es. Et l’avenir que tu aurais pu avoir était déjà en partie programmé par tes gènes.

Nicole demanda à l’imprimante une liste des effets de ce médicament. Le fœtus serait expulsé dans les vingt-quatre heures. Il y aurait peut-être de légères contractions lors des menstrues qui s’ensuivraient.

Francesca but le produit sans hésiter. Pendant que sa patiente remettait ses vêtements, Nicole se rappela l’instant où elle avait pour la première fois suspecté qu’elle était enceinte. Je n’ai jamais envisagé d’avoir recours à une telle solution… et pas seulement parce que le père était un prince. Non. C’était une question de responsabilité. Et d’amour.

— Je sais à quoi vous pensez, lui dit Francesca qui s’apprêtait à la laisser. Mais ne perdez pas votre temps. Vous avez déjà bien assez de problèmes.

Nicole s’abstint de tout commentaire.

— Demain, j’en serai débarrassée, ajouta froidement la journaliste dont le regard ne traduisait que de la lassitude et de la colère. C’est une excellente chose. Il n’y a déjà que trop de métis sur la Terre.

Elle sortit, sans attendre de voir quelle serait la réaction de Nicole.

16. RAMA, RAMA, À LA ROBE DE FEU…

La prise de contact à proximité du sas d’entrée de Rama s’effectua en douceur et sans incident. Fort du précédent créé par le commandant Norton soixante-dix ans plus tôt, le général Borzov ordonna à Yamanaka et Turgenyev de poser leurs appareils jumelés à la bordure d’une aire circulaire de cent mètres de diamètre centrée sur l’axe de rotation du cylindre géant. Un ensemble de pylônes bas retint l’engin des Terriens malgré la légère force centrifuge due aux révolutions de Rama. Dix minutes plus tard de solides filins ancraient le module Newton à sa cible.

Comme prévu, ce grand disque constituait la paroi extérieure du sas de Rama. Wakefield et Tabori enfilèrent leurs scaphandres et partirent à la recherche d’un volant encastré dans la coque. Ils trouvèrent la commande manuelle à l’endroit annoncé et elle tourna sans opposer de résistance pour révéler une ouverture dans le vaisseau géant. Ils n’avaient jusqu’alors constaté aucune différence entre Rama II et son prédécesseur et ils passèrent au stade suivant de leurs opérations.

Quatre heures plus tard, après d’innombrables aller et retour dans les cinq cents mètres de coursives et de tunnels qui reliaient le sas à la paroi interne de l’engin extraterrestre, ils avaient ouvert les trois écoutilles circulaires et installé le système de transport qui permettrait de transférer hommes et matériel à l’intérieur de Rama. Les techniciens terriens avaient conçu la navette afin qu’elle pût glisser le long des sillons parallèles que les Raméens avaient autrefois aménagés dans les parois de ces passages.

Après un déjeuner rapide, Yamanaka alla rejoindre Wakefield et Tabori pour assembler le relais de communication Alpha à l’extrémité interne des tunnels. L’orientation des antennes avait été calculée avec soin pour permettre des liaisons dans les deux sens entre le secteur des escaliers et toute la moitié nord de la Plaine centrale, à condition que le deuxième Rama fût identique au premier. Il était prévu de mettre en place un autre réémetteur, la station Bêta, sur les berges de la mer Cylindrique. Ces deux relais assureraient la couverture de l’Hémicylindre nord jusqu’à l’île de New York.

Brown et Takagishi gagnèrent le centre de contrôle dès qu’Alpha fut opérationnel. Le compte à rebours de l’envoi des drones chargés des opérations de reconnaissance intérieures se poursuivait. Ce fut avec nervosité et fébrilité que Takagishi testa l’engin qu’il devrait diriger mais Brown effectua ses préparatifs avec une décontraction évidente. Francesca Sabatini vint s’asseoir en face de la batterie de moniteurs pour choisir les vues qui seraient retransmises en direct vers la Terre.

Le général Borzov les tenait informés de la progression de l’opération. Il fit une pause théâtrale avant de donner l’ordre de lâcher les deux drones. Ils s’envolèrent dans les ténèbres béantes de Rama. Quelques secondes plus tard l’écran principal du centre de contrôle où devaient apparaître les images envoyées par l’engin que guidait David Brown s’illumina en même temps que la première fusée éclairante. Quand la luminosité perdit de son intensité, les contours d’une vue prise au grand-angulaire s’y matérialisèrent. Il s’agissait d’une représentation composite de l’Hémicylindre nord englobant la totalité de ce territoire, de l’extrémité concave par où ils étaient entrés jusqu’au centre de ce monde artificiel et à la mer Cylindrique. Ce qu’ils virent leur coupa le souffle. Lire des descriptions de Rama et effectuer des exercices d’entraînement dans sa réplique étaient une chose, se trouver amarrés à ce vaisseau géant et découvrir son intérieur en direct était autrement impressionnant.

Que cette vision fût familière n’ôtait presque rien à leur émerveillement. À l’extrémité de la cuvette dans laquelle débouchaient les tunnels des successions de terrasses et de rampes s’ouvraient en éventail jusqu’à la paroi interne du cylindre tournoyant. Trois échelles qui ressemblaient à des voies de chemin de fer divisaient ce bol en sections égales avant de céder la place à des escaliers démesurés de plus de trente mille marches. L’ensemble évoquait trois baleines de parapluie régulièrement espacées et permettait de grimper (ou de descendre) du fond du cratère à l’immense Plaine centrale qui s’enroulait sur la paroi interne du cylindre.

La moitié nord de la Plaine centrale emplissait presque entièrement l’écran. Cette vaste étendue était rompue par des champs rectangulaires de dimensions variables, sauf à proximité des « villes ». Les trois cités visibles – des ensembles de hauts parallélépipèdes évocateurs des immeubles construits par les hommes et reliés par des sortes de routes – furent immédiatement reconnues par les cosmonautes. Les premiers explorateurs les avaient baptisées Paris, Rome et Londres. Les sillons rectilignes visibles dans la Plaine centrale leur étaient également familiers : trois tranchées de dix kilomètres de long sur une centaine de mètres de large, régulièrement espacées sur le pourtour de Rama. Lors de la première visite d’un vaisseau raméen, ces vallées artificielles avaient diffusé une clarté suffisante pour illuminer tout ce monde miniature peu après le dégel de la mer Cylindrique.

Cet étrange plan d’eau formait un anneau démesuré au fond de l’image. Ses flots étaient gelés, comme prévu, et en leur centre émergeait l’île mystérieuse couverte de gratte-ciel que ses découvreurs avaient appelée New York. Les tours qui s’y dressaient semblaient inviter les Terriens à aller les visiter.

Tous restèrent muets près d’une minute, puis le Dr David Brown s’exclama :

— C’est le même Rama ! Vous voyez, bande d’incrédules, il est absolument identique au premier.

Francesca braqua sur lui son caméscope. Les autres restaient sans voix, frappés de stupeur par ce qu’ils avaient sous les yeux.

Le drone de Takagishi transmettait des vues prises au téléobjectif à l’aplomb du tunnel. Elles apparaissaient sur les écrans latéraux du centre de contrôle et leur permettraient de s’assurer qu’il n’était pas nécessaire d’apporter des modifications au projet d’installation des infrastructures de télécommunications et de transport. Lors de cette phase de leur mission, leur « travail » consisterait à comparer les milliers d’images prises par ces drones à celles de Rama I. Les juxtapositions se feraient en mode digital (et donc sans intervention humaine), mais seuls des hommes pourraient interpréter les éventuelles différences. Même si les deux vaisseaux étaient identiques, les écarts de luminosité créeraient des divergences artificielles.

Deux heures plus tard, le dernier drone regagna le relais. La première reconnaissance photographique de Rama II était terminée. Il n’existait aucune dissimilitude de structure majeure entre les deux vaisseaux extraterrestres. Le seul secteur où l’on relevait des variations était celui de la mer Cylindrique, mais tous savaient qu’aucun algorithme de comparaison digitale ne corrigeait de façon satisfaisante la réverbération de la glace. La journée avait été longue et passionnante. Borzov annonça que les affectations de sortie seraient affichées dans une heure et qu’on servirait peu après un « repas spécial » dans le centre de contrôle.

* * *

— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! s’emporta David Brown.

Il avait fait irruption dans le bureau du commandant sans se donner la peine de frapper et il brandissait un listing sous son nez.

— De quoi parlez-vous donc ? demanda le général Borzov, irrité par ses façons cavalières.

— Il doit y avoir une erreur, continua Brown d’une voix forte. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester à bord de Newton pendant la première sortie ?

Le militaire s’abstint de répondre et le scientifique américain changea de tactique.

— Je tiens à préciser que je conteste cette décision et que les responsables de l’A.S.I. ne l’apprécieront pas plus que moi.

Borzov se leva et dit calmement :

— Fermez la porte, docteur Brown. L’homme fit claquer le panneau coulissant.

— Maintenant, vous allez m’écouter. Je me fiche que vous ayez ou non des relations. Je suis le commandant de cette expédition et si vous continuez de vous comporter comme une prima donna je veillerai à ce que vous ne mettiez jamais les pieds dans Rama.

Brown baissa la voix.

— J’ai le droit de réclamer une explication. Je suis le plus âgé des scientifiques et notre porte-parole auprès des médias. Il est inadmissible que je sois consigné à bord pendant que neuf autres cosmonautes pénètrent dans Rama.

— Je n’ai pas à justifier mes décisions, répliqua Borzov qui tirait visiblement plaisir du pouvoir qu’il détenait sur cet Américain arrogant. Mais pour votre gouverne, je vais vous dire pourquoi vous ne débarquerez pas. Cette première visite a deux objectifs : mettre en place les moyens de télécommunications et de transport et compléter la reconnaissance visuelle afin d’établir si ce vaisseau est en tout point semblable au premier…

— Les drones l’ont déjà confirmé, intervint Brown.

— Pas selon le Dr Takagishi. Il dit que…

— Bordel, mon collègue ne s’estimera satisfait qu’après avoir comparé le moindre centimètre carré de cet appareil à celui correspondant de Rama I. Vous avez vu les images et ne pouvez encore douter que…

Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Borzov tambourinait sur son bureau du bout des doigts et le foudroyait du regard.

— Me laisserez-vous terminer ? lui demanda le militaire. Quoi que vous en pensiez, le Dr Takagishi est considéré comme le plus grand expert actuel de Rama. Vous ne pouvez prétendre que vous connaissez cet appareil aussi bien que lui. Les cinq cadets de l’espace devront installer notre infrastructure. Les journalistes les accompagneront, non seulement parce qu’ils ont des tâches bien précises à effectuer mais aussi parce que l’attention du monde entier est braquée sur nous. Finalement, il est indispensable que je pénètre au moins une fois dans Rama pour pouvoir tenir mon rôle de commandant de cette mission, et j’ai décidé de le faire dès maintenant. Nos instructions précisent qu’un minimum de trois membres de l’équipe doivent rester à bord lors des premières sorties et il n’est pas nécessaire d’être…

— Vous ne m’abusez pas, s’emporta David Brown. J’ai compris quel est votre but. Vous cherchez une excuse pour dissimuler la raison de mon exclusion. Vous êtes jaloux, Borzov. Vous ne pouvez supporter que bien des gens voient en moi le véritable chef de cette expédition.

Le militaire le fixa longuement, sans rien dire.

— Vous savez, Brown, déclara-t-il finalement, vous me faites pitié. Vous avez du talent, mais bien moins que vous ne le croyez. Si vous n’étiez pas…

Cette fois, ce fut Borzov qui ne termina pas sa phrase.

— Au fait, car je sais que vous allez vous enfermer dans votre cabine pour vous plaindre auprès de l’A.S.I, je précise que notre officier des Sciences de la vie a déconseillé de vous envoyer en mission avec Wilson… en raison de votre antagonisme.

Brown ferma les yeux à demi.

— Seriez-vous en train de me dire que Nicole Desjardins a fait un rapport sur nous ?

Borzov le confirma de la tête.

— La salope, marmonna Brown.

— Il faut toujours que ce soit la faute de quelqu’un d’autre, pas vrai ? commenta le militaire en souriant.

David Brown fit demi-tour et sortit à grands pas.

Le général Borzov décida de faire ouvrir quelques bouteilles de bon vin à l’occasion de ce banquet. Il était d’excellente humeur. La suggestion de Francesca semblait bonne. Il régnait une atmosphère de franche camaraderie entre les cosmonautes qui réunissaient les petites tables et les arrimaient au sol du centre de contrôle.

Le Dr David Brown ne vint pas les rejoindre. Il demeura dans sa cabine pendant que ses compagnons dégustaient du gibier accompagné de riz sauvage. Francesca déclara avec gêne que Brown se « sentait patraque » et quand Janos Tabori se porta volontaire pour aller prendre de ses nouvelles elle se hâta de préciser qu’il souhaitait plus que tout rester seul. Janos et Richard Wakefield avaient bu de nombreux verres et plaisantaient avec elle à un bout de la table pendant qu’à l’autre extrémité Reggie Wilson et le général O’Toole étaient plongés dans une discussion animée ayant pour thème la prochaine saison de baseball. Assise entre Borzov et Heilmann, Nicole écoutait ces deux hommes parler de ce qu’ils avaient fait au sein des forces de maintien de la paix pendant l’après-Chaos.

À la fin du repas, Francesca les pria de l’excuser et s’éclipsa avec le Dr Takagishi. À son retour, elle leur demanda de tourner leurs sièges vers le moniteur principal, éteignit la pièce et fit apparaître un cliché de Rama sur l’écran géant. Mais il ne s’agissait plus d’un cylindre gris terne. Coloré en D.A.O., il était à présent noir et strié de bandes dorées, et son extrémité évoquait une face. Tous se turent et elle récita :

Tigre, tigre, à la robe de feu,
Dans les grands bois ténébreux,
Quelle main ou quel œil immortel,
Pourrait donc reproduire ta symétrie cruelle ?

Un frisson remonta la colonne vertébrale de Nicole Desjardins quand la journaliste entama le quatrain suivant.

Dans quels abysses ou dans quels deux,
Se consume le feu de tes yeux…

Voilà la question, pensa Nicole. Qui a construit ce vaisseau spatial gigantesque ? C’est plus important pour nous que de savoir pourquoi.

Par quelle chaîne ?
Par quel marteau ?
Dans quel brasier fut forgé ton cerveau ?
Sur quelle enclume ?
Quelle main sans peur
Oserait se saisir de pareilles terreurs ?…

À l’autre bout de la table le général O’Toole semblait hypnotisé. Son esprit se colletait une fois de plus aux interrogations qui le tourmentaient depuis qu’il s’était porté volontaire pour cette mission. Dieu, demandait-il, quelle place occupent les Raméens dans Ton univers ? Les as-tu créés avant les hommes ? Sont-ils nos lointains cousins ? Pourquoi les as-Tu envoyés vers nous ?

Quand les étoiles dardent leurs épieux
Et de leurs larmes inondent les cieux,
Sourit-Il en contemplant Son œuvre,
Celui qui fit l’Agneau te créa-t-Il aussi ?

À la fin du court poème il y eut un bref silence puis des applaudissements spontanés. Francesca précisa que le Dr Takagishi s’était chargé du traitement de l’image et le Japonais s’inclina avec embarras devant l’assistance. Janos Tabori se leva.

— Je pense m’exprimer au nom de tous, Shig et Francesca, en vous félicitant pour ce spectacle émouvant qui donne matière à réflexion. C’est désormais avec une certaine gravité que je pense à ce que nous effectuerons demain.

Borzov se leva à son tour.

— À ce propos, le moment est venu de sacrifier à une vieille tradition russe : porter des toasts. Je n’ai emporté que deux bouteilles de ce trésor national qu’est la vodka mais je souhaite les partager avec vous, camarades et collègues, à l’occasion de cette soirée.

Il les confia au général O’Toole qui utilisa avec adresse le distributeur de boissons pour en verser dans de petites tasses closes qui furent passées autour de la table.

— Comme le sait Irina Turgenyev, continua le commandant, on trouve toujours un petit ver au fond des bouteilles de vodka ukrainienne. La légende veut que celui qui le mange jouisse de pouvoirs surnaturels pendant vingt-quatre heures. L’amiral Heilmann a tracé une croix infrarouge au fond de deux tasses. Ceux qui seront ainsi désignés par le sort pourront savourer ces vers imbibés de vodka.

— Beurk ! dit Janos en passant le scanner à Nicole après s’être assuré que le hasard ne l’avait pas favorisé. Je suis soulagé d’avoir perdu.

La tasse de Nicole avait une croix, ce qui lui donnerait droit à un ver ukrainien en guise de dessert. Puis-je refuser ? se demanda-t-elle. Elle répondit négativement à cette question en voyant l’expression du commandant. Enfin, ça ne me tuera pas. L’alcool a dû le stériliser.

Le général Borzov était l’autre gagnant. Il sourit, plaça un ver dans sa tasse et le second dans celle de Nicole, puis il leva sa vodka.

— Buvons à cette mission, déclara-t-il. Nous allons vivre au cours des jours et des semaines à venir l’aventure la plus exaltante de toute notre existence. Nous sommes les ambassadeurs de l’humanité auprès d’une culture extraterrestre. Prenons la résolution de tout faire pour représenter dignement notre espèce.

Il retira le couvercle de sa tasse et but d’un trait son contenu, avec le ver. Nicole le déglutit rapidement et se dit qu’elle n’avait jamais rien avalé d’aussi mauvaise grâce, le tubercule infect qu’elle avait dû mâcher à l’occasion de la célébration du Poro, en Côte-d’Ivoire, excepté.

Ils portèrent d’autres toasts puis le général fit un geste théâtral et annonça :

— Et maintenant, mesdames et messieurs, nous sommes fiers de vous présenter en direct de Stratford-on-Avon Richard Wakefield et ses petits acteurs pleins de talent.

La salle s’éteignit et seule une partie de la table resta éclairée. On y voyait la coupe d’un vieux château et une femme de vingt centimètres qui faisait les cent pas dans une de ses pièces. Le robot miniature lisait une lettre. Finalement, il laissa ses bras descendre le long de ses flancs et dit :

Tu es Glamis, et Cawdor ; et tu seras
Ce que l’on t’a promis. Mais je redoute ta nature :
Elle déborde bien trop du lait de la bonté humaine
Pour te permettre de suivre le plus court des chemins.
Tu cherches la grandeur…

— Je la connais, murmura Janos en se penchant vers Nicole. J’ai déjà dû la rencontrer quelque part.

— Chut ! fit Nicole.

La précision des mouvements de lady Macbeth la fascinait. Ce Wakefield est vraiment un génie, se dit-elle. Comment a-t-il pu reproduire tant de détails dans des êtres d’aussi petite taille ? Elle était sidérée par la palette d’expressions qui modifiaient les traits du robot.

Elle se concentra et la scène miniature dansa dans son esprit. Elle oublia qu’elle assistait à un spectacle. Un serviteur entra et annonça à lady Macbeth que son mari et le roi allaient arriver. Impatience et ambition parurent la transfigurer dès le départ du messager.

… Venez, venez, esprits
Qui insufflez des pensées meurtrières. Asexuez-moi
Et, de la tête aux pieds, déversez dans mon être
La plus implacable des cruautés ! Épaississez mon sang…

Mon Dieu, pensa Nicole qui cillait pour s’assurer que ses yeux ne lui jouaient pas des tours. Elle se métamorphose ! Le robot subissait une modification depuis qu’il avait prononcé les mots « Asexuez-moi ». La rondeur des seins moulant la robe de métal, le renflement des hanches et même la douceur du visage, tout cela s’effaçait. Lady Macbeth devenait une créature androgyne.

Nicole était sous le charme, dans un univers imaginaire créé par son esprit et les vapeurs de l’alcool. Les nouveaux traits du robot lui rappelaient vaguement ceux d’une de ses connaissances. Elle entendit des voix sur sa droite et se tourna vers Reggie Wilson qui était plongé dans une discussion animée avec Francesca. Nicole regarda la journaliste puis lady Macbeth. C’est cela, se dit-elle. Elles se ressemblent.

Une onde de peur, la prémonition d’une tragédie, la submergea et la terrifia. Un drame va se produire, proclamait une voix intérieure. Elle inspira à pleins poumons afin de se détendre, mais ce fut insuffisant pour chasser cette angoisse. Sur la scène miniature le roi Duncan était accueilli par sa gracieuse hôtesse. Sur sa gauche, Francesca servait du vin au général Borzov. Nicole ne pouvait surmonter sa panique.

— Que vous arrive-t-il ?

C’était Janos qui avait remarqué sa pâleur.

— Rien, fit-elle.

Elle essaya de se lever.

— Quelque chose que j’ai mangé, sans doute. Je vais regagner ma cabine.

— Mais vous allez rater le grand film, plaisanta-t-il. Elle réussit à lui adresser un sourire. Il l’aida à se redresser. Elle entendit lady Macbeth reprocher à son époux son manque de courage et une nouvelle onde de terreur l’assaillit. Elle attendit que le flux d’adrénaline se fût tari puis les pria de l’excuser et les laissa.

17. LA MORT D’UN SOLDAT

Dans son rêve, Nicole avait dix ans. Elle jouait dans les bois derrière leur maison de Chilly-Mazarin, non loin de Paris, lorsqu’elle eut soudain la certitude que sa mère allait mourir et fut prise de panique. La petite fille se précipita vers la demeure, pour en parler à son père. Un chat aux crocs dénudés et aux poils hérissés lui barrait le passage. Elle s’arrêta. Elle entendit un cri. Elle quitta le sentier et courut entre les arbres. Les branches la cinglaient et la griffaient. Le chat la poursuivait. Un deuxième hurlement s’éleva. Nicole ouvrit les yeux et vit Janos Tabori se pencher vers elle, visiblement effrayé.

— C’est le général, dit-il. Il souffre énormément. Nicole sauta du lit, enfila sa robe de chambre, saisit sa mallette de premiers soins et suivit Tabori dans la coursive.

— Je pense à une crise d’appendicite, déclara Janos lorsqu’ils atteignirent le salon. Mais je n’ai aucune certitude.

Irina Turgenyev s’était agenouillée pour tenir la main de Borzov qu’on avait allongé sur un canapé. Le commandant avait un teint cadavérique et une pellicule de sueur brillait sur son front.

— Ah ! Le Dr Desjardins est de retour parmi nous.

Il voulut sourire et s’asseoir. La souffrance le fit tressaillir et redescendre.

— Nicole, déclara-t-il posément. Je souffre le martyre. Il ne m’était encore jamais arrivé d’avoir mal à ce point, pas même la fois où j’ai été blessé au combat.

— La crise a débuté il y a combien de temps ? demanda Nicole.

Elle avait déjà sorti de la mallette le scanner et le moniteur biométrique. Francesca venait de se placer derrière elle pour la filmer pendant qu’elle établissait son diagnostic. Avec irritation, Nicole lui fit signe de reculer.

— Deux ou trois minutes, je pense, répondit Borzov en grimaçant. J’étais assis et je regardais le film. Je riais de bon cœur, pour autant que je m’en souvienne, quand j’ai ressenti une douleur aiguë dans mon aine, sur la droite. J’ai cru que du feu me consumait de l’intérieur.

Nicole programma un examen des données enregistrées pendant les cent quatre-vingts dernières secondes par les sondes d’Hakamatsu disséminées dans le corps de son patient. Elle localisa le point d’origine de la souffrance, signalé par la rapidité de la circulation sanguine et l’augmentation des sécrétions endocriniennes, puis elle demanda un transfert de toutes les informations qui se rapportaient à la période concernée.

— Janos, dit-elle, allez me chercher le diagnosticien portable.

Elle lui tendit la carte-clé de la porte de la pharmacie avant de s’adresser à Borzov :

— Vous avez un peu de fièvre, ce qui indique que votre organisme combat une infection.

Tabori revint avec un petit appareil électronique. Nicole y chargea le cube de données retiré du scanner. Moins de trente secondes plus tard APPENDICITE PROBABLE À 94 % clignotait sur l’écran. Elle pressa une touche et les autres possibilités s’affichèrent. Toutes étaient inférieures à deux pour cent de probabilités.

Un choix s’impose, à ce stade, pensa-t-elle pendant que Borzov se crispait à nouveau. Si je respecte la procédure et transmets les données à la Terre… Elle additionna deux délais de transmission à la durée minimale d’une réunion d’experts et au temps nécessaire pour établir un diagnostic électronique. Il est probable qu’il sera ensuite trop tard.

— Alors, docteur ? demanda le général en la suppliant du regard de mettre un terme à ses souffrances.

— C’est sans doute une appendicite.

— Merde ! grommela Borzov.

Il se tourna vers les autres. Tous étaient là, à l’exception de Wilson et de Takagishi qui avaient regagné leurs cabines.

— La mission n’en sera pas retardée pour autant. Vous effectuerez la première et la deuxième sortie pendant ma convalescence.

Un nouvel élancement l’ébranla et il grimaça.

— Un moment, rétorqua Nicole. Ce diagnostic n’est pas définitif. Il me faut des données supplémentaires.

Elle demanda le transfert des informations enregistrées depuis son arrivée dans le salon. Cette fois, elle lut APPENDICITE PROBABLE À 92 %. Elle prenait connaissance par acquit de conscience des autres possibilités quand la main du commandant se posa sur son bras.

— Si nous agissons avant que mon état ne s’aggrave l’intervention relève de la compétence d’un robot-chirurgien, n’est-ce pas ?

Nicole hocha la tête.

— Mais si nous attendons que la Terre confirme votre diagnostic – ouïe – l’opération sera bien plus délicate ?

Il lit mes pensées, se dit-elle avant de comprendre qu’il connaissait simplement les procédures réglementaires.

— Le patient ferait-il une suggestion à son médecin ?

— Je ne me le permettrais jamais.

Elle baissa les yeux sur le moniteur. APPENDICITE PROBABLE À 92 % y clignotait toujours.

— Un commentaire ? demanda-t-elle à Janos Tabori.

— J’ai déjà vu des cas d’appendicite, quand je poursuivais mes études à Budapest. Les symptômes étaient identiques.

— Bon, allez préparer RoChir pour l’intervention. Amiral Heilmann, Yamanaka, voudriez-vous aider le général à gagner l’infirmerie ?

Elle se tourna vers Francesca.

— Je reconnais que c’est un scoop et j’autorise votre présence dans le bloc chirurgical sous trois conditions.

Vous respecterez les mêmes règles d’hygiène que nous, vous resterez dans un coin avec votre caméra et vous exécuterez mes ordres sans discuter.

— C’est la moindre des choses, répondit la journaliste. Merci.

Heilmann et Yamanaka emmenèrent Borzov. Irina Turgenyev et le général O’Toole restèrent dans le salon.

— Pouvons-nous nous rendre utiles ? demanda l’Américain.

— Janos sera mon assistant, mais je ferai peut-être appel à vous en cas d’urgence.

— J’en serais ravi, dit O’Toole. Ma collaboration à des œuvres de charité m’a permis d’acquérir une certaine expérience des soins.

— Parfait, répondit Nicole. Allons faire un brin de toilette.

* * *

RoChir, le robot-chirurgien portable du bord, ne possédait pas l’habileté des blocs opératoires autonomes des grands hôpitaux de la Terre mais était malgré tout un chef-d’œuvre de la technologie. Il ne pesait que quatre kilogrammes et tenait dans une valise. Il ne consommait guère d’énergie et pouvait intervenir dans plus d’une centaine de cas.

Janos Tabori le déballa. En position de stockage, avec tous ses membres articulés et ses appendices repliés pour économiser de la place, RoChir ne ressemblait à rien de particulier. Janos consulta le Guide de l’utilisateur et suspendit le boîtier de commande au pied du lit de l’infirmerie, conformément aux instructions. Le général Borzov y était déjà allongé et l’exhortait à se hâter.

Janos entra le code de l’intervention. RoChir déploya ses membres et sa main-scalpel dans la position requise pour retirer un appendice vermiforme. Nicole arriva à son tour, gantée et revêtue de la blouse blanche des chirurgiens.

— Avez-vous contrôlé le logiciel ? s’enquit-elle.

Janos secoua la tête.

— Je le ferai pendant que vous irez vous laver, lui dit-elle.

Francesca et le général O’Toole attendaient sur le seuil. Elle les invita à entrer.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle à Borzov.

— Mal, grommela-t-il.

— Je ne vous ai administré qu’un léger sédatif. RoChir se chargera de l’anesthésie avant de débuter l’opération.

Nicole savait par cœur ce qu’il convenait de faire. Ils avaient effectué de nombreuses simulations, au cours de la période d’entraînement. Elle fournit le dossier médical de Borzov à RoChir et établit la connexion qui permettrait au robot de recevoir directement les informations transmises par les sondes du patient pendant l’appendicectomie. Elle s’assura enfin que tous les logiciels avaient procédé à leur autodiagnostic puis régla la netteté des caméras stéréoscopiques qui guideraient les déplacements du scalpel.

Janos revint dans la pièce. Nicole pressa un bouton du boîtier de commande et deux listings des procédures à suivre sortirent de l’imprimante. Nicole en prit un et tendit l’autre à son assistant.

— Êtes-vous prêt ? demanda-t-elle en regardant Borzov.

Le militaire le confirma d’un signe de tête et elle brancha RoChir.

Le robot utilisa une de ses quatre mains pour administrer un anesthésique à son patient, qui sombra dans l’inconscience moins d’une minute plus tard. Pendant que Francesca filmait cette intervention historique (en murmurant parfois un commentaire dans son micro), la main-scalpel de RoChir guidée par les objectifs jumelés procédait aux incisions nécessaires pour atteindre le bout d’intestin suspect. Nul chirurgien humain n’aurait pu être aussi rapide et précis. Grâce aux batteries de capteurs qui vérifiaient des centaines de paramètres toutes les microsecondes, RoChir incisa et écarta les chairs en moins de deux minutes. Une pause de trente secondes était prévue à ce stade pour permettre aux humains de procéder à un examen visuel avant l’ablation.

Nicole se pencha sur le patient et étudia son appendice. Il n’était ni enflé ni enflammé.

— Regardez, Janos. Vite ! dit-elle en jetant un coup d’œil au chronomètre digital de RoChir. Il semble absolument sain.

Tabori s’inclina, de l’autre côté de la table. Mon Dieu, pensa-t-elle, RoChir va enlever… Il ne restait que huit secondes avant la reprise de l’intervention.

— Arrêtez ! cria-t-elle. Stoppez tout !

Nicole et Janos se précipitèrent en même temps vers le boîtier de commande.

Le vaisseau fit une embardée latérale au même instant et Nicole fut projetée en arrière, contre la paroi. Janos tomba en avant. Sa tête percuta la table et sa main s’abattit sur le clavier. Le général O’Toole et Francesca venaient de heurter la cloison opposée. Les bips-bips d’une des sondes Hakamatsu signalaient que quelqu’un avait de sérieux problèmes. Nicole jeta un coup d’œil à O’Toole et Sabatini pour s’assurer qu’ils étaient indemnes puis essaya de revenir vers son patient. Elle traversa la pièce en rampant sur le sol avant d’agripper les pieds de la table chirurgicale pour se relever.

Un liquide chaud éclaboussa son visage quand ses yeux furent au niveau du corps du général. Elle regarda avec incrédulité le sang qui emplissait l’incision dans laquelle disparaissait la main-scalpel de RoChir qui continuait de trancher les chairs. C’étaient les sondes de Borzov qui émettaient le signal d’alerte, bien que Nicole eût élargi leur fourchette de tolérance avant l’intervention.

La peur et des nausées l’assaillirent lorsqu’elle comprit que le robot n’avait pas interrompu ses activités. En résistant à la force qui tentait toujours de la repousser contre la paroi, elle atteignit le boîtier de commande et coupa l’alimentation. Le scalpel ressortit de la poche de sang et se replia contre son support. Nicole tenta ensuite de stopper l’hémorragie.

Trente secondes plus tard le mouvement inexpliqué s’interrompit aussi soudainement qu’il avait débuté. O’Toole se releva et s’approcha de Nicole qui cédait au désespoir. Les dommages étaient trop importants et le général se vidait de son sang.

— Oh non ! Ô mon Dieu ! murmura O’Toole en découvrant le carnage.

Les sondes émettaient toujours des signaux d’alerte. Les systèmes d’alarme du bloc chirurgical se déclenchèrent à leur tour. Francesca se reprit à temps pour enregistrer les dix dernières secondes de la vie de Valeriy Borzov.

* * *

Ce fut une nuit interminable pour toute leur équipe. Pendant les deux heures qui suivirent l’intervention, Rama effectua trois autres manœuvres qui durèrent d’une à deux minutes. La Terre confirma que le vaisseau extraterrestre avait modifié son orientation, sa vitesse de rotation et son orbite. Nul ne connaissait le but de ces opérations. Ils savaient seulement qu’elles avaient « modifié l’assiette » de Rama sans altérer sa trajectoire de façon importante.

Le cylindre mystérieux suivait toujours une courbe hyperbolique qui lui permettrait d’échapper à l’attraction du Soleil.

La mort brutale du général Borzov les sidéra tous, tant à bord de Newton que sur Terre. La presse de toutes les nations fit son panégyrique et ses pairs louèrent ses accomplissements. Sa mort fut déclarée accidentelle, due au déplacement de Rama qui s’était malencontreusement produit au cours d’une banale appendicectomie. Mais moins de huit heures après son décès des responsables commencèrent à s’interroger. Pourquoi le vaisseau extraterrestre s’était-il déplacé juste à cet instant ? Pourquoi les systèmes de sécurité de RoChir n’avaient-ils pas interrompu l’intervention ? Pourquoi les humains présents n’avaient-ils pas arrêté ce robot ?

Nicole Desjardins se posait les mêmes questions. Elle avait rempli les formulaires requis en cas de décès dans l’espace et scellé le cadavre dans un cercueil sous vide remisé au fond de la soute du vaisseau militaire. Elle avait rédigé et archivé son rapport sur l’accident. O’Toole, Sabatini et Tabori en avaient fait autant. Une seule omission pouvait être relevée dans cette masse de documents. Janos s’était abstenu de préciser qu’il avait voulu atteindre le boîtier de commande au début de la manœuvre effectuée par Rama. Sur l’instant, Nicole n’y accorda pas d’importance.

Les téléconférences avec les responsables de l’A.S.I. furent pénibles. Nicole dut répondre maintes fois aux mêmes questions stupides et puiser dans sa réserve de patience pour ne pas perdre son calme. Elle s’attendait un peu à entendre Francesca insinuer que l’équipe médicale avait fait preuve d’incompétence, mais lors de son reportage la journaliste italienne relata l’accident sans s’autoriser le moindre commentaire.

L’officier des Sciences de la vie lui accorda une brève interview en précisant qu’elle avait été horrifiée en découvrant que du sang emplissait l’incision, puis Francesca se retira dans sa cabine pour prendre du repos. Mais Nicole ne s’accorda pas ce luxe. Elle s’efforça de reconstituer les instants critiques de l’intervention. Aurait-elle pu sauver Borzov ? Pour quelle raison RoChir ne s’était-il pas arrêté ?

Si ses algorithmes de sécurité avaient été défectueux ils n’auraient pu passer avec succès les tests rigoureux effectués avant leur départ. Il s’était donc produit une erreur humaine, une négligence (avaient-ils dans leur hâte oublié d’initialiser un des paramètres ?) ou un accident au cours des trente secondes de chaos. Sa recherche infructueuse d’une explication et sa profonde lassitude se conjuguèrent pour la plonger dans un état dépressif avant que le sommeil n’eût finalement raison d’elle. Un seul terme de cette équation était évident à ses yeux. Un homme venait de mourir et elle en portait la responsabilité.

18. POST MORTEM

Le jour suivant fut encore plus éprouvant. L’A.S.I. poursuivait son enquête et les cosmonautes furent soumis à un contre-interrogatoire interminable. On demanda à Nicole si elle n’était pas ivre lors des faits. Certaines questions étaient si insultantes qu’elle perdit patience.

— Écoutez ! s’exclama-t-elle. Je vous ai déjà dit quatre fois que j’avais bu deux verres de vin et un de vodka trois heures auparavant. J’ai admis que je n’aurais pas bu d’alcool si j’avais su qu’il me faudrait procéder à une intervention chirurgicale. J’ai même reconnu que les officiers des Sciences de la vie devraient à tour de rôle s’abstenir de toute boisson forte. Mais il est facile de tenir de tels propos après coup. Je maintiens mes déclarations précédentes. Mes capacités mentales et physiques n’étaient pas amoindries.

De retour dans sa cabine, elle essaya de déterminer pourquoi RoChir avait poursuivi l’opération malgré ses sécurités internes. Selon le Guide de l’utilisateur deux systèmes de capteurs indépendants auraient dû adresser des messages d’erreur au microprocesseur central. L’accéléromètre aurait dû l’informer qu’il ne pouvait poursuivre l’intervention à cause de cette force latérale. Les caméras stéréoscopiques auraient dû indiquer que la scène observée ne correspondait pas à celle prévue. Mais pour une raison inconnue rien n’avait arrêté RoChir. Que s’était-il passé ?

Il lui fallut près de cinq heures pour biffer la possibilité d’une défaillance du logiciel ou du matériel. Elle dut pour cela comparer ses algorithmes avec ceux de la version standard testée avant le lancement et analyser les images stéréoscopiques et les données fournies par l’accéléromètre au cours des secondes qui avaient suivi l’embardée du vaisseau. Toutes les informations avaient été reçues par le microprocesseur central, qui aurait dû interrompre aussitôt l’intervention. Il ne l’avait pas fait. Pourquoi ? Il ne restait qu’une possibilité : RoChir avait été commuté sur manuel après le chargement du logiciel et avant le drame.

Nicole ne pouvait aller plus loin. Ses connaissances en informatique lui permettaient seulement de s’assurer que le programme était identique au modèle standard. Déterminer si – et éventuellement quand – des instructions avaient été modifiées relevait de la compétence d’un informaticien connaissant le langage machine et capable d’interpréter tous les octets mis en mémoire pendant l’intervention. Son enquête resterait en suspens tant qu’elle ne trouverait personne à même de l’aider. Tu devrais renoncer, lui conseilla une voix intérieure. C’est impossible, rétorqua une autre voix. Pas avant de connaître avec certitude les causes de la mort du général. À la base de son désir d’apprendre la vérité se tapissait un besoin désespéré d’obtenir la preuve qu’elle n’était pas responsable de son décès.

Elle se détourna du terminal et s’effondra sur son lit. Elle se rappela sa surprise lorsqu’elle avait étudié l’appendice de Borzov pendant les trente secondes réservées à l’examen visuel. Il était normal, pensa-t-elle. Sans raison particulière, elle retourna s’asseoir devant l’ordinateur et consulta les analyses du diagnosticien électronique. Elle ne jeta qu’un regard aux mots APPENDICITE PROBABLE À 92 % pour s’intéresser aux autres possibilités. La suivante était une RÉACTION À UNE SUBSTANCE STUPÉFIANTE, avec un taux de probabilités de quatre pour cent. Elle demanda un affichage différent, une évaluation des causes de tels symptômes en biffant l’hypothèse d’une appendicite.

Les résultats apparurent presque aussitôt sur le moniteur. Nicole se renfrogna. Analysées de cette façon, les données fournies par les sondes de Borzov laissaient apparaître soixante-deux pour cent de probabilités pour que la crise fût causée par une drogue. Elle n’eut pas le temps d’approfondir la question qu’on frappa à la porte.

— Entrez, dit-elle sans interrompre son travail.

Elle se tourna et vit Irina Turgenyev sur le seuil de sa cabine. La pilote soviétique attendit un moment avant de déclarer :

— Ils m’ont chargée de venir vous chercher.

Elle ne se débarrassait de sa timidité qu’avec les autres Européens de l’Est : Tabori et Borzov.

— L’équipage s’est réuni dans le salon.

Nicole sauvegarda les données dans un fichier temporaire et alla la rejoindre dans la coursive.

— Dans quel but ? s’enquit-elle.

— Un problème d’organisation, répondit Irina sans entrer dans les détails.

Reggie Wilson et David Brown étaient plongés dans une vive discussion, quand les deux femmes atteignirent le salon.

— Dois-je comprendre que selon vous Rama aurait à dessein manœuvré à cet instant précis ? demandait le Dr Brown sur un ton sarcastique. Alors, dites-nous comment une masse de métal sans âme pouvait savoir que le général Borzov subissait une appendicectomie. Et pendant que vous y êtes, expliquez-nous pourquoi ce vaisseau supposé malveillant nous a permis de nous poser sur sa coque sans rien tenter pour nous dissuader de mener notre mission à bon terme.

Reggie Wilson parcourut la pièce du regard, en quête d’un soutien.

— Vous sombrez à nouveau dans le byzantinisme, docteur Brown, rétorqua-t-il avec une frustration évidente. Vos propos ne paraissent logiques qu’en surface. Et je ne suis pas le seul à trouver cette coïncidence troublante. Irina Turgenyev est revenue parmi nous. C’est elle qui m’a suggéré une telle possibilité la première.

Le Dr Brown salua les deux femmes. Le ton autoritaire sur lequel il posait ses questions indiquait qu’il menait les débats.

— Est-ce exact, Irina ? demanda-t-il. Pensez-vous comme Wilson que Rama a procédé à ces manœuvres pendant l’opération du général dans le but de nous intimider ?

Turgenyev et Yamanaka étaient les moins prolixes des cosmonautes. Intimidée par l’attention qu’on lui portait, la femme marmonna :

— Non.

— Mais quand nous en avons discuté hier soir… protesta Wilson.

— Nous perdons notre temps, l’interrompit David sur un ton péremptoire. Tant ici que sur Terre, nous sommes pratiquement tous convaincus qu’il s’agit d’une simple coïncidence si Rama a manœuvré pendant l’intervention. Et nous avons à débattre de sujets autrement importants. J’aimerais demander à l’amiral Heilmann de nous parler du problème posé par le décès de notre commandant.

Otto Heilmann se leva et consulta ses notes.

— Selon les procédures prévues, en cas de disparition ou d’incapacité de leur commandant les membres de l’expédition doivent terminer toutes les opérations en cours en respectant les instructions précédemment reçues. Ensuite, il est prévu d’attendre que la Terre nomme un nouveau responsable.

David Brown reprit la parole :

— L’amiral Heilmann et moi-même avons discuté de notre situation et conclu qu’il existait des raisons de s’inquiéter. Les pontes de l’A.S.I. ne songent qu’à tirer au clair les circonstances du décès du général Borzov, pas à le remplacer. Lorsqu’ils se pencheront sur ce problème, il leur faudra sans doute plusieurs semaines pour parvenir à une décision. N’oublions pas que ces bureaucrates ont pour principe de prendre leur temps et qu’ils n’ont pu arriver à un consensus lorsqu’il était question de désigner un suppléant à Borzov.

Il fit une pause pour laisser à l’assistance le temps d’assimiler ses déclarations.

— Otto estime que nous ne devrions pas attendre, ajouta le Dr Brown. Il suggère de mettre en place une nouvelle structure de commandement puis de la proposer à l’A.S.I. sous forme de recommandation. Il pense que nos supérieurs accepteront pour éviter d’interminables débats.

— L’amiral Heilmann et le Dr Brown sont venus m’en parler, intervint Janos Tabori. Ils ont mis l’accent sur le fait qu’il est urgent de débuter l’exploration de Rama et proposé une structure de commandement que j’ai trouvée sensée. Étant donné qu’aucun d’entre nous ne possède l’expérience du général Borzov, nous devrions nommer deux chefs, par exemple l’amiral Heilmann et le Dr Brown. Otto se chargerait des questions militaires et techniques et le Dr Brown organiserait notre exploration de Rama.

— Et qu’adviendra-t-il si nos chefs sont d’un avis contraire ou si leurs prérogatives empiètent sur les mêmes domaines ? voulut savoir Richard Wakefield.

— En cas de différend, la question sera soumise au vote de tous les membres de l’expédition, répondit Heilmann.

— N’est-ce pas formidable ? demanda Reggie Wilson qui bouillait de colère.

Il posa le clavier dont il se servait pour prendre des notes et se leva afin de s’adresser aux autres cosmonautes :

— Brown et Heilmann se sont découvert les mêmes préoccupations et ont imaginé une structure de commandement idéale qui leur permettrait de se partager tous les pouvoirs. Suis-je le seul à trouver que ce n’est pas très catholique ?

— Allons, Reggie, intervint Francesca Sabatini en posant son caméscope. Cette proposition est logique. Le Dr Brown est le doyen des scientifiques et l’amiral Heilmann a été le collègue et l’ami de Valeriy Borzov pendant de nombreuses années. Aucun de nous ne connaît tous les aspects de la mission et ce partage des devoirs représenterait…

Il était difficile pour Reggie Wilson de tenir tête à Francesca, mais il l’interrompit au milieu de sa phrase.

— Je ne soutiens pas ce point de vue. Nous ne devrions avoir qu’un seul chef. Et d’après ce que j’ai pu constater depuis que je fais partie de cette équipe un seul d’entre nous pourrait faire l’unanimité. Je parle du général O’Toole.

Il désigna son compatriote puis conclut :

— Si nous sommes toujours en démocratie, je vote pour lui.

Reggie se rassit. Tous parlaient en même temps et David Brown essaya de rétablir le calme.

— S’il vous plaît, s’il vous plaît, il faut traiter un sujet à la fois. Voulons-nous placer l’A.S.I. devant le fait accompli ? C’est seulement après nous être prononcés sur ce point, et si la réponse est positive, que nous devrons désigner nos chefs.

— Je n’ai pas étudié la question avant cette réunion, déclara Richard Wakefield, mais je préférerais laisser la Terre à l’écart de tout ceci. Ces bureaucrates ignorent tout de notre vie à bord. Plus important, ils ne sont pas dans un appareil posé sur la coque d’un vaisseau extraterrestre à l’intérieur de l’orbite de Vénus. Nous subirons les conséquences d’une mauvaise décision et c’est à nous que revient le choix de notre système de commandement.

Tous désiraient prendre l’A.S.I. de vitesse, sauf peut-être Wilson.

— La question est réglée, dit Otto Heilmann quelques minutes plus tard. Nous devons à présent désigner nos chefs. On a suggéré que les responsabilités soient partagées entre le Dr Brown et moi-même. Reggie Wilson est favorable au commandement unique du général Michael O’Toole. Quelqu’un a-t-il des remarques ou des suggestions à avancer ?

Tous restèrent muets une dizaine de secondes.

— Excusez-moi, dit alors O’Toole, mais je souhaiterais faire quelques observations.

Tous lui prêtèrent attention. Wilson avait vu juste, ce militaire obsédé par la religion (une passion qu’il n’obligeait personne à partager) bénéficiait du respect de tous les cosmonautes.

— Nous devons avant tout veiller à ne pas perdre l’esprit d’équipe acquis au cours de l’année écoulée. À ce stade, une élection contestée ne pourrait que nous diviser. En outre, ce n’est ni important ni nécessaire. Quelle que soit l’identité de notre chef, ou de nos chefs, chacun de nous connaît son travail et le fera consciencieusement.

Des hochements de tête approuvèrent ses propos.

— J’ignore ce que nous devrons faire une fois dans Rama, ajouta-t-il. Ma formation me permet de m’occuper des deux vaisseaux du module Newton, de jauger une menace militaire éventuelle et de servir d’agent de liaison à bord. Mais je ne suis pas qualifié pour assumer la responsabilité de cette expédition.

Reggie Wilson allait pour l’interrompre mais il continua sur sa lancée.

— En conséquence, je soutiens la proposition de Heilmann et de Brown et propose de reprendre au plus tôt notre mission… autrement dit l’exploration de ce léviathan extraterrestre venu des étoiles.

* * *

À la fin de la réunion les deux nouveaux chefs annoncèrent qu’une ébauche du projet de première sortie serait présentée le lendemain matin. Nicole retourna dans sa cabine. Elle s’arrêta en chemin pour frapper à la porte de Janos Tabori. Son assistant ne répondit pas. Elle frappa encore et l’entendit crier :

— Qui est là ?

— C’est moi, Nicole.

— Entrez.

Elle fut surprise par le froncement de sourcils de l’homme allongé sur le petit lit.

— Que vous arrive-t-il ? s’enquit-elle.

— Oh, ce n’est rien ! Une simple migraine.

— Avez-vous pris quelque chose ?

— Non. C’est sans gravité. Que puis-je pour vous ? Il avait posé cette question sur un ton agressif.

Nicole en resta déconcertée. Elle aborda la raison de sa visite avec circonspection.

— Eh bien, j’ai relu votre rapport sur le décès de Valeriy…

— Pourquoi ? l’interrompit-il sèchement.

— Pour m’assurer que nous n’aurions rien pu faire pour le sauver.

Il était évident que Janos ne souhaitait pas en discuter. Elle attendit quelques secondes puis ajouta :

— Je regrette. Je constate que je vous dérange. Je reviendrai plus tard.

— Non, non. Autant en finir tout de suite.

Voilà une réponse qu’on pourrait interpréter de bien des façons, se dit-elle avant de déclarer :

— Janos, vous n’avez pas précisé dans votre rapport que vous aviez tenté d’atteindre le boîtier de commande de RoChir quand Rama a entamé sa manœuvre. Et je pourrais jurer avoir vu vos doigts heurter le clavier quand j’ai été projetée contre la paroi.

Elle s’interrompit. Nulle expression n’apparaissait sur les traits de Tabori. Il semblait penser à autre chose.

— Je ne me le rappelle pas, dit-il finalement. C’est possible. Le coup que j’ai reçu sur le crâne a pu effacer une partie de mes souvenirs.

Laisse tomber, s’ordonna Nicole en dévisageant son collègue. Ce n’est pas ainsi que tu apprendras quelque chose.

19. RITE DE PASSAGE

Geneviève éclata en sanglots.

— Oh, maman, je t’aime tant ! C’est affreux.

Elle s’écarta du champ de la caméra et fut remplacée par Pierre. Il regarda sur sa droite pour s’assurer que sa petite-fille s’était éloignée et ne pouvait plus l’entendre avant de se tourner vers l’objectif.

— Ces dernières vingt-quatre heures ont été très éprouvantes pour elle. Tu sais qu’elle te voue un véritable culte. Des journalistes étrangers ont annoncé que tu avais raté l’intervention chirurgicale. On a même suggéré à la télévision américaine que tu étais ivre.

Il fit une pause, visiblement tendu.

— Mais nous savons que ce n’est qu’un tissu de mensonges. Nous tenions à te rappeler que nous t’aimons et que nous te soutenons sans réserve.

L’écran s’éteignit. Nicole avait pris l’initiative d’appeler sa famille et s’adresser aux siens l’avait réconfortée. Mais quand leur réponse lui était parvenue une vingtaine de minutes plus tard elle avait constaté que ce drame bouleversait également leur existence. Geneviève lui avait parlé du général Borzov (qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises) d’une voix entrecoupée de sanglots puis n’avait pu retenir ses larmes.

Je t’ai placée dans l’embarras, pensa Nicole. Elle s’assit sur son lit, se frotta les yeux et se déshabilla afin de se coucher. Elle savait qu’à l’école de Luynes les camarades de sa fille l’interrogeraient sur la mort de Borzov. Ma chérie, tu sais que je t’aime et que je ferais n’importe quoi pour t’épargner cette épreuve. Elle eût aimé la réconforter, l’étreindre, lui prodiguer ces caresses maternelles qui chassaient les démons. C’était impossible. Cent millions de kilomètres les séparaient.

Elle s’allongea sur le dos et ferma les yeux, mais elle ne put trouver le sommeil. Elle n’avait encore jamais ressenti une telle impression d’isolement. Elle souffrait de la solitude et avait besoin d’un peu de sympathie, que quelqu’un vînt lui dire que sa réaction était exagérée, disproportionnée. Mais elle se retrouvait seule. Son père et sa fille étaient restés sur Terre. Elle ne connaissait vraiment que deux membres de cette équipe, l’un était mort et l’autre avait un comportement pour le moins suspect.

J’ai échoué. Je n’ai pu mener à bien la tâche la plus importante qu’on m’ait confiée. Elle se souvint d’un précédent échec. À seize ans, Nicole avait participé à un concours dont la gagnante tiendrait le rôle de Jeanne d’Arc à l’occasion du sept cent cinquantième anniversaire de sa mort. Elle personnifierait la Pucelle d’Orléans lors d’une série de commémorations prévues pour durer plus de deux ans. Elle n’avait pas ménagé ses efforts et avait lu tous les ouvrages qui se rapportaient au sujet, visionné des vingtaines de films. Elle avait obtenu un maximum de points dans la plupart des épreuves mais avait été éliminée sur un autre critère. Son père avait tenté de la consoler en lui disant que les Français auraient eu des difficultés à s’imaginer leur héroïne nationale avec une peau noire.

Mais cet échec ne m’était pas imputable. Et j’avais mon père près de moi pour me réconforter. Une scène des funérailles de sa mère lui vint à l’esprit. Elle avait dix ans. Anawi était allée rendre visite à des parents, en Côte-d’Ivoire. Elle séjournait à Nidougou quand une épidémie avait décimé la population de ce village.

Cinq jours plus tard on incinérait cette reine des Sénoufos. Nicole pleurait, pendant qu’Omeh guidait par ses litanies l’âme de sa mère dans l’au-delà, jusqu’à la Terre de Préparation où les défunts prenaient du repos en attendant de renaître. Les flammes s’élevaient du bûcher funéraire et la robe royale d’Anawi commençait à se consumer. Nicole avait été assaillie par un sentiment de perte écrasant. Et de solitude. Mais mon père était là. Je sentais sa main serrer la mienne, pendant que maman disparaissait. Une telle épreuve est plus facile à supporter à deux. C’est lors du Poro que je me suis retrouvée vraiment seule. Et ce que j’ai vécu était encore plus angoissant.

* * *

Elle se rappelait la peur et la sensation d’impuissance éprouvées ce matin de printemps, à l’aéroport de Paris. Son père l’avait étreinte avec tendresse.

— Tu vas me manquer, ma chérie. Reviens-moi saine et sauve.

— Mais pourquoi dois-je partir, papa ? Et pourquoi ne peux-tu pas m’accompagner ?

Il s’était penché vers elle.

— Tu appartiens aussi au peuple de ta mère, et tous les enfants des Sénoufos passent l’épreuve du Poro à l’âge de sept ans.

Elle avait pleuré.

— Mais, papa, je ne veux pas aller là-bas. Je suis française, pas africaine. Je n’aime pas ces gens bizarres, la chaleur et les insectes…

— Tu dois le faire, Nicole.

Anawi et Pierre en avaient longuement discuté. Leur fille avait toujours vécu en France et ne connaissait son héritage africain que par les enseignements de sa mère et ce qu’elle avait appris dans le cadre de brefs séjours effectués auprès de sa famille ivoirienne.

Pierre était réticent à la pensée que Nicole subirait le Poro. Mais ce rite primitif était un élément de base de la religion traditionnelle des Sénoufos, et en épousant Anawi il avait promis à Omeh que leurs enfants iraient à Nidougou au moins pour le premier des Poros.

Il ne les accompagnerait pas. Il n’appartenait pas à ce peuple et sa présence distrairait la fillette. Ce fut avec le cœur lourd qu’il les embrassa et les regarda embarquer à bord de l’avion pour Abidjan.

Anawi s’inquiétait elle aussi en pensant au rite de passage de sa fille unique de sept ans. Elle l’avait préparée le mieux possible à cette épreuve. Douée pour les langues, Nicole avait assimilé sans peine des rudiments du langage des Sénoufos, mais elle serait désavantagée par rapport aux autres enfants qui avaient passé leur existence dans la savane. Elles connaissaient bien la région. Pour réduire ce handicap Anawi et Nicole arrivèrent à Nidougou avec une semaine d’avance.

Le Poro avait pour origine la croyance selon laquelle la vie se décomposait en phases et pour les Sénoufos chaque transition devait être très nettement marquée. Un cycle durait sept ans et il fallait subir trois de ces épreuves avant d’entrer dans la vie d’adulte. L’implantation des moyens de télécommunications modernes en Côte-d’Ivoire au XXIe siècle avait sonné le glas d’un grand nombre de coutumes tribales mais le Poro restait un élément essentiel de la société sénoufo. En outre, les traditions retrouvaient une place prépondérante sur tout le continent africain depuis que le Grand Chaos avait démontré qu’il était dangereux de confier au monde extérieur les rênes de sa destinée.

Anawi dut faire un effort pour sourire quand les prêtres de la tribu vinrent chercher sa fille. Elle ne voulait pas que sa peur pût la contaminer, mais Nicole percevait l’angoisse de sa mère.

— Tes mains sont froides, maman, lui murmura-t-elle en l’étreignant lors de leur séparation. Ne t’inquiète pas. Je saurai me débrouiller.

Et Nicole, la seule fillette café au lait au milieu de celles noir d’ébène qui montaient dans les charrettes, semblait joyeuse et impatiente, comme si elles partaient visiter un parc d’attractions ou un zoo.

Il y avait quatre véhicules : deux pour le transport de la douzaine de petites filles et deux bâchés et mystérieux. Lutuwa, une cousine avec qui Nicole avait sympathisé quelques années plus tôt, expliqua à ses compagnes que ces chariots emportaient les prêtres et les « instruments de torture ». Toutes restèrent muettes jusqu’au moment où une enfant trouva le courage de demander un complément d’explications.

— J’ai vu ce qui nous attend en rêve, il y a deux nuits, répondit Lutuwa. Ils brûleront nos tétins et planteront des pieux pointus dans tous nos trous. Mais je sais que nous n’aurons pas mal tant que nous ne pleurerons pas.

Les cinq filles de ce chariot, Nicole et sa cousine incluses, restèrent ensuite muettes pendant une heure. Au coucher du soleil elles étaient loin à l’est, au-delà de la station à micro-ondes abandonnée, dans un secteur uniquement connu par les chefs religieux de la tribu. Les six prêtres dressèrent des abris et firent un feu. À la tombée de la nuit un repas fut servi et tous s’assirent en tailleur autour des flammes. Les danses rituelles débutèrent ensuite et Omeh les commenta. Chacune d’elles était dédiée à un animal. Tambourins et xylophones rudimentaires assuraient un accompagnement musical sur le rythme lancinant des tam-tams. Parfois, un passage important du ballet était ponctué par le barrissement d’une corne d’ivoire.

Juste avant l’heure du coucher, Omeh qui portait toujours le masque et la coiffe du chef remit à chaque enfant un sac en peau d’antilope et lui dit d’étudier soigneusement son contenu. Il y avait une gourde pleine d’eau, des fruits secs et des noisettes, deux morceaux de pain, un couteau, de la ficelle, deux sortes d’onguents et le tubercule d’une plante inconnue.

— Demain matin, vous serez conduites hors du camp et laissées seules. Vous n’aurez que ceci pour survivre par vos propres moyens et devrez être de retour à l’endroit où nous vous aurons déposées quand le soleil atteindra le faîte du ciel, le lendemain.

« Vous trouverez dans cette peau tout ce qui vous sera nécessaire, sauf la sagesse, le courage et la curiosité. Le tubercule a des propriétés spéciales. Sa racine est coriace et amère, mais elle donne des forces et des visions.

20. LA BERCEUSE DE BRAHMS

La petite fille ne prit véritablement conscience de sa situation qu’après deux heures de solitude. Omeh et un jeune prêtre l’avaient laissée sur la berge d’un étang saumâtre cerné de tous côtés par les hautes herbes de la savane. Ils lui avaient rappelé qu’ils reviendraient au milieu du jour suivant avant de disparaître.

Au début, Nicole assimila cette aventure à un jeu. Elle prit le sac en peau d’antilope et fit à nouveau l’inventaire de son contenu. Elle divisa les fruits secs et le pain en trois parts égales pour son dîner, son petit déjeuner et un goûter qu’elle prendrait dans la matinée. Bien que peu abondante, la nourriture devrait suffire. Ce n’était pas le cas pour l’eau. Un regard lui suffit à évaluer la contenance de la gourde et à comprendre qu’il lui faudrait trouver de quoi boire.

Elle dressa mentalement une carte des lieux et grava dans son esprit les points de repère qui lui permettraient de retrouver cet étang ; Elle était méthodique et là-bas, à Chilly-Mazarin, elle allait souvent jouer seule dans les bois. Elle avait dessiné des plans de la forêt où ses cachettes étaient signalées par des étoiles et des cercles.

Elle vit alors quatre antilopes à proximité et eut conscience de son isolement. Elle souhaitait montrer à Anawi ces animaux magnifiques. Mais maman n’est pas là, se dit-elle en scrutant l’horizon. Je suis toute seule. Ces mots s’imposèrent à Nicole qui céda à la panique. Elle regarda au loin, pour y chercher des traces de civilisation. Elle voyait des oiseaux et d’autres ruminants à la limite de son champ de vision, mais aucun être humain. Je suis toute seule, se répéta-t-elle. Et la peur la fit frissonner.

Elle se rappela qu’elle s’était fixé pour but de trouver un point d’eau et partit vers un bosquet. Elle ne savait pas évaluer les distances, en pleine savane, et elle effectuait de fréquentes haltes pour s’assurer qu’elle pourrait retourner jusqu’à l’étang. Elle était surprise de ne pas voir les arbres se rapprocher. En fin d’après-midi elle souffrait de lassitude et de soif. Elle s’arrêta pour boire. Des mouches tsé-tsé vinrent tournoyer autour de sa gourde et de son visage. Nicole prit les onguents, les renifla et étala le plus malodorant sur sa figure et ses bras. Elle avait fait le bon choix, les insectes trouvaient eux aussi cette puanteur insupportable et restaient désormais à distance.

Elle atteignit le bosquet environ une heure avant la tombée de la nuit et fut ravie de constater qu’il s’agissait d’une petite oasis au cœur de l’immense savane. L’eau qui jaillissait d’une source formait une mare circulaire de dix mètres de diamètre puis s’écoulait de l’autre côté pour aller se perdre au sein des hautes herbes. Épuisée et en sueur, Nicole retira ses vêtements et ne garda que sa culotte pour plonger.

L’eau la revigora. La tête sous la surface et les yeux clos, elle nagea et s’imagina qu’elle était dans cette piscine publique de la région parisienne où elle allait une fois par semaine jouer avec ses amis. Ce souvenir la réconforta. Bien plus tard elle fit la planche et rouvrit les yeux sous le dais des arbres. Le soleil couchant dardait des traits magiques qui transperçaient le feuillage.

Nicole se redressa pour chercher ses vêtements du regard. Elle ne les vit pas. Sans comprendre, elle scruta plus attentivement la berge. Toujours rien. Elle reconstitua son arrivée dans son esprit et se rappela où elle avait laissé sa robe et le sac en peau d’antilope. Elle sortit de l’eau. C’est pourtant ici, se dit-elle. Et toutes mes affaires ont disparu.

Elle ne put dominer sa panique. Ses yeux s’emplirent de larmes et elle gémit. Elle ferma les paupières et pleura, en espérant qu’elle faisait un mauvais rêve et verrait ses parents penchés vers elle à son réveil. Mais lorsqu’elle rouvrit les yeux ce fut sur la même scène. Une petite fille à moitié nue était seule dans la savane africaine, privée de nourriture et d’eau, et de l’espoir de revoir un être humain avant le milieu du jour suivant. Et la nuit tombait.

Au prix d’un effort de volonté elle contint sa terreur et ses larmes. Elle décida de chercher ses vêtements. Elle vit à l’endroit où elle les avait laissés des empreintes récentes. Nicole ne pouvait savoir à quel animal elles appartenaient mais pensa à une des antilopes aperçues un peu plus tôt. C’est cela, conclut-elle. C’est sans doute le seul point d’eau de la région. Elles sont venues boire et ont été intriguées par mes affaires. Le bruit que je faisais en nageant a dû les effrayer et les inciter à prendre la fuite.

La clarté du jour décroissait, alors qu’elle suivait les traces entre les arbres. Elle trouva peu après la peau d’antilope, ou plutôt ce qui en restait. Le sac déchiré ne contenait plus de nourriture, la gourde était presque vide. Le reste avait dû tomber, à l’exception des onguents désormais mélangés et du tubercule. Elle but l’eau et ne conserva que la gourde et la racine. Elle repartait lorsqu’elle entendit un son étrange, entre un glapissement et un miaulement. Son point d’origine était proche. Les traces s’éloignaient vers la savane qui débutait cinquante mètres plus loin. Nicole tenta d’y discerner des mouvements mais ne remarqua rien de particulier. Puis il y eut un nouveau cri, plus sonore que la fois précédente. Elle se jeta à plat ventre et s’avança en rampant.

Elle atteignit une petite éminence située à une quinzaine de mètres de l’orée du bosquet. De ce point d’observation elle put voir qui venait d’émettre ce son. Deux lionceaux jouaient avec sa robe verte, sous la protection de leur mère dont le regard se perdait dans la plaine assombrie par le crépuscule. La peur paralysa Nicole. Elle ne visitait pas un zoo. Elle était seule en pleine brousse, à seulement vingt mètres d’un fauve africain. Elle recula en tremblant, sans se hâter ni faire de bruit pour ne pas attirer son attention.

De retour à côté de la mare elle fut tentée de se relever et de fuir à toutes jambes dans la savane. La lionne me verra, se dit-elle. Mais où vais-je passer la nuit ? Je dois trouver un fossé entre les arbres, à l’écart du chemin qu’elle suit pour venir boire. Et si je reste sans bouger il ne m’arrivera peut-être rien. Elle se dirigea vers la source, toujours munie de la gourde et du tubercule. Elle se désaltéra et reconstitua sa réserve d’eau. Puis elle rampa dans le bosquet et découvrit une dépression dans le sol. Convaincue qu’elle n’aurait pu espérer être plus en sécurité en de telles circonstances, la fillette épuisée ferma les yeux et s’endormit.

Elle s’éveilla en sursaut. Il lui semblait que des insectes grouillaient sur son corps. Elle se pencha pour gratter son petit ventre nu et vit les fourmis qui le couvraient. Elle hurla, et comprit aussitôt son erreur. Elle entendit la lionne bondir et se mettre à la recherche de l’intrus qui venait de troubler le silence de la nuit. Elle frissonna et fit tomber les insectes à l’aide d’une brindille. Puis elle vit le fauve qui la fixait dans les ténèbres. Nicole allait céder à la panique quand elle se rappela ce qu’Omeh leur avait dit au sujet du tubercule. Elle fourra la racine terreuse dans sa bouche et la mâcha. Le goût était infect et elle dut faire un effort pour déglutir.

Un instant plus tard Nicole courait entre les arbres, poursuivie par la lionne. Branches et feuilles cinglaient et lacéraient son visage et sa poitrine. Elle glissa et tomba. Quand elle atteignit l’étang, elle ne s’arrêta pas. Elle courut sur les flots. Ses pieds effleuraient à peine la surface et elle battait des bras. Ses membres supérieurs s’étaient changés en ailes, des ailes blanches. Elle ne touchait plus l’eau. Elle était devenue un grand héron blanc qui prenait son essor dans le ciel nocturne. Elle se tourna et vit la lionne loin au-dessous d’elle. Nicole s’éleva au-dessus des arbres en riant.

Elle survola la savane en direction de la mare d’eau saumâtre, vira vers l’ouest et aperçut un feu de camp. Elle plongea vers ce point de clarté et ses cris troublèrent la nuit. Omeh s’éveilla en sursaut, vit l’oiseau solitaire aux ailes déployées et répondit à son appel.

— Ronata ? semblait-il demander.

Mais elle n’en faisait plus cas. Elle grimpait encore, de plus en plus haut.

Au-dessus des nuages brillaient la Lune et les étoiles qui l’invitaient à aller les rejoindre. Elle crut entendre une musique dans le lointain, un tintement de clochettes de cristal. Elle voulut battre des ailes et découvrit qu’elles refusaient désormais de se mouvoir. Elles se changeaient en surfaces planes qui entraient en expansion pour augmenter sa portance dans l’air à présent raréfié. Elle mit à feu ses fusées caudales et devint une navette argentée qui s’éloignait de la Terre.

Depuis que Nicole était en orbite la musique s’amplifiait : une symphonie magnifique en harmonie avec le monde majestueux visible en contrebas. Elle entendit son nom. D’où venait cette voix ? Qui pouvait l’appeler ? Le point d’origine du cri se situait derrière la Lune. Elle changea de cap et réutilisa ses propulseurs pour bondir vers le néant de l’espace. Elle eut tôt fait de dépasser la Lune, car son accélération était exponentielle. Derrière elle le Soleil rapetissait. Il se réduisit à un point de lumière puis disparut. Il n’y avait plus que les ténèbres. Elle retint son souffle en atteignant la surface de la mare.

La lionne rôdait sur la berge. Nicole voyait onduler les muscles de ses épaules et lisait ses pensées dans son regard. Laisse-moi tranquille, lui dit Nicole. Je ne ferai aucun mal à tes lionceaux.

— Je reconnais ton odeur, lui répondit le fauve. Mes petits jouaient avec.

Je suis moi aussi une enfant, et je veux retourner auprès de ma mère. Mais j’ai peur.

— Sors de l’eau. Montre-toi. Je doute que tu sois ce que tu prétends être.

La petite fille réunit tout son courage et sortit lentement des flots, les yeux rivés sur ceux de la lionne. Le fauve ne bougeait pas. Quand l’eau lui arriva à la taille, Nicole se mit à chanter. C’était une mélodie très simple, apaisante, entendue au début de son existence, quand sa mère ou son père venaient l’embrasser et lui souhaiter de passer une bonne nuit, la couchaient dans le berceau puis éteignaient la pièce. Les petits animaux du mobile se mettaient alors à tourner et une voix douce lui susurrait la berceuse de Brahms.

La lionne recula, comme pour s’apprêter à bondir. Sans interrompre son chant, la fillette continua d’avancer vers le félin. Quand elle fut hors de l’eau et à seulement cinq mètres de lui, le fauve disparut dans le bosquet. Nicole ne s’arrêta pas. La mélodie lui apportait énergie et réconfort. Quelques minutes plus tard elle avait atteint l’orée de l’oasis. Au lever du jour elle était de retour près de l’étang et s’allongeait dans les hautes herbes. Le sommeil eut aussitôt raison d’elle. Omeh et les prêtres sénoufos la trouvèrent couchée à cet endroit, à moitié nue et toujours endormie, quand le soleil atteignit le zénith.

* * *

Ces souvenirs étaient aussi nets que si tout cela avait eu lieu la veille. Il y a pourtant presque trente ans, se dit-elle. Mais ce que j’ai appris là-bas a toujours autant de valeur. Elle pensa à cette enfant de sept ans qui avait réussi à survivre au cœur d’un milieu hostile et inconnu où on l’avait abandonnée. Je n’ai aucune raison de m’apitoyer à présent sur mon sort. J’étais alors dans une situation bien plus délicate.

Elle puisa dans cet épisode de son enfance des forces inespérées. Elle ne se sentait plus déprimée. Son esprit fonctionnait à nouveau normalement et tentait d’ébaucher un plan d’action qui lui permettrait d’apprendre ce qui s’était passé au cours de l’intervention chirurgicale. Elle avait chassé sa solitude.

Elle décida de ne pas participer à la première sortie dans Rama et de rester à bord de Newton pour analyser l’accident sous tous ses aspects. Elle en parlerait à Brown ou Heilmann dans la matinée. La femme épuisée finit par s’endormir. Et elle partit à la dérive dans l’univers crépusculaire qui sépare l’état de veille du sommeil en fredonnant une douce mélodie : la berceuse de Brahms.

21. LE CUBE DE PANDORE

Nicole vit David Brown assis au bureau de Borzov et Francesca qui se penchait vers lui pour désigner du doigt un point sur la grande carte étalée devant eux. Elle frappa à la porte.

— Bonjour, Nicole, lui dit la journaliste quand elle tira le panneau coulissant. Que pouvons-nous pour vous ?

— Je souhaiterais parler de mon affectation au Dr Brown.

— Entrez, je vous en prie, répondit Francesca. Nicole alla s’asseoir dans un des deux fauteuils, en face du bureau. L’autre femme s’installa dans le second. Nicole parcourut du regard les parois de la pièce. Les changements étaient nombreux. Les photographies de l’épouse et de la fille du général soviétique avaient disparu, de même que ses tableaux préférés et le cliché d’un oiseau solitaire aux ailes déployées prenant son essor au-dessus de la Neva, à Leningrad. Des panneaux intitulés Première sortie, Deuxième sortie, etc. les avaient remplacés.

Ce lieu, autrefois accueillant et intime, était devenu stérile et austère. Le Dr Brown avait suspendu derrière lui des reproductions en plaqué or de ses récompenses scientifiques internationales les plus prestigieuses. Il avait également pris soin d’augmenter la hauteur du siège afin de pouvoir baisser les yeux sur quiconque s’asseyait en face de lui.

— C’est une affaire personnelle, précisa Nicole.

Elle laissa à Brown le temps de prier Francesca de les laisser. Il ne dit rien. Elle regarda l’autre femme pour lui faire comprendre ce qu’elle désirait.

— Francesca m’aide à expédier les tâches administratives, précisa le Dr Brown. Son intuition féminine lui permet de relever des détails qui m’échappent.

Nicole attendit quinze secondes supplémentaires. Elle avait des choses à dire à David Brown, pas à la journaliste. Je ferais mieux de les laisser, pensa-t-elle, surprise d’être irritée à ce point par la présence de Francesca.

— Je viens de prendre connaissance de nos affectations pour la première sortie, déclara-t-elle finalement. Et je voudrais vous présenter une requête. Mon rôle, tel qu’il est défini, sera insignifiant. Et tout laisse supposer qu’Irina Turgenyev ne sera pas débordée de travail, elle non plus. Ne pourrait-elle pas se charger des tâches qui m’ont été attribuées pour me permettre de demeurer auprès de l’amiral Heilmann et du général O’Toole ? Il va de soi que je suivrai le déroulement de la mission et interviendrai si Janos ne peut s’occuper seul d’un problème médical.

Le Dr Brown la fixa un moment avant de se tourner vers la journaliste qui demanda :

— Pourquoi désirez-vous rester à bord ? N’êtes-vous pas impatiente de voir l’intérieur de Rama ?

— La raison est avant tout personnelle, répondit Nicole en veillant à rester dans le vague. Je suis toujours sous le choc de la mort de Borzov et j’ai de nombreux formulaires à remplir. La première sortie ne devrait pas nous réserver de surprises et j’aimerais être fraîche et dispose pour la suivante.

— Les règlements ne prévoient pas d’exemptions de ce genre, déclara Brown. Mais compte tenu des circonstances je pense que nous pouvons accepter.

Il interrogea à nouveau Francesca du regard.

— En échange, je vous demanderai une faveur. Si vous ne descendez pas dans Rama, peut-être pourriez-vous remplacer O’Toole aux communications ? Cela permettrait à l’amiral Heilmann de venir nous rejoindre…

— Avec plaisir, se hâta-t-elle de répondre avant qu’il n’eût terminé sa phrase.

— Parfait. Alors, c’est entendu. Nous modifierons les affectations et vous resterez à bord de Newton.

Il semblait n’avoir rien à ajouter mais Nicole ne paraissait pas vouloir se lever.

— Autre chose ? s’enquit-il avec irritation.

— Les règlements stipulent que l’officier des Sciences de la vie doit délivrer une attestation sur l’état de santé des cosmonautes avant toute sortie. Je voudrais savoir si je dois en adresser un exemplaire à l’amiral…

— Remettez-moi tous les formulaires, l’interrompit le Dr Brown. Ce n’est pas l’affaire d’Heilmann.

Le scientifique américain la fixa dans les yeux.

— Et il est quoi qu’il en soit superflu de rédiger de nouveaux rapports. J’ai lu ceux que vous avez remis à mon prédécesseur et ils conviendront parfaitement.

Elle ne se laissa pas intimider par son expression menaçante. Vous savez donc ce que j’ai écrit sur vous et sur Wilson, se dit-elle. Vous pensez que je devrais en éprouver des regrets ou de la gêne, mais c’est raté. Ce n’est pas parce que vous êtes monté en grade que mon opinion sur vous a changé.

* * *

Nicole reprit ses investigations dès qu’elle eut terminé sa journée de travail. L’analyse détaillée des données biométriques fournies par les sondes du général Borzov juste avant sa mort révélait des traces de produits chimiques dans son système sanguin. Elle ne put déterminer leur origine. Avait-il pris des médicaments en cachette ? Ces substances, connues pour provoquer des douleurs (il était précisé dans l’encyclopédie médicale du bord qu’on les utilisait pour tester la sensibilité à la souffrance chez des patients ayant des troubles neurologiques), avaient-elles été synthétisées dans son organisme par une réaction allergique ?

Et Janos ? Pourquoi ne se rappelait-il plus qu’il s’était précipité vers le boîtier de commande ? Pour quelle raison était-il à ce point taciturne et maussade depuis le décès de Borzov ? Peu après minuit elle leva les yeux vers le plafond de sa petite cabine. Mes compagnons vont pénétrer dans Rama et je resterai seule à bord. Je dois attendre leur départ pour poursuivre mes recherches. Mais l’impatience la rongeait. Elle ne pouvait faire abstraction de toutes les questions qui tourbillonnaient dans son esprit. Existe-t-il un rapport entre Janos et ces traces de substances étrangères présentes dans l’organisme de Borzov ? Peut-on envisager que le décès du commandant n’ait pas été accidentel ?

Elle alla prendre son attaché-case dans le petit placard et l’ouvrit avec trop de hâte. Son contenu s’éparpilla. Elle rattrapa au vol une pile de photos de famille qui partaient à la dérive au-dessus du lit puis récupéra le reste et le remit dans la mallette. Elle ne garda que le cube de données qu’Henry lui avait remis à Davos.

Après une brève hésitation elle respira à fond et le glissa dans le lecteur. Le menu qui apparut sur le moniteur comportait dix-huit rubriques. Elle avait le choix entre douze dossiers individuels et six synthèses statistiques. Elle opta pour les informations concernant Janos Tabori. Sa biographie se divisait en trois sous-rubriques : résumé chronologique, renseignements personnels et profil psychologique. La taille du premier fichier indiquait qu’il était le plus étoffé des trois. Elle décida de débuter par les renseignements personnels.

Elle n’apprit pas grand-chose. Janos était âgé de quarante et un ans et célibataire. Lorsqu’il ne travaillait pas pour l’A.S.I. il vivait seul dans un appartement de Budapest situé à proximité de celui occupé par sa mère, une femme deux fois divorcée. L’université de Hongrie lui avait délivré un diplôme d’ingénieur en 2183. En plus des renseignements tels que la taille, le poids et le nombre de frères et sœurs, deux autres informations figuraient sous forme de nombres : son E.I. (Évaluation d’Intelligence) et son C.S. (Coefficient de Sociabilité). Dans son cas ils étaient respectivement de + 3,37 et de 64.

Elle revint au menu principal et consulta le dictionnaire pour se rafraîchir la mémoire sur la signification exacte de ces indices. L’E.I. indiquait le quotient d’intelligence sous la forme d’une comparaison avec les résultats obtenus par les autres étudiants de toutes les nations. Tous passaient des séries de tests identiques au cours de leurs études, entre douze et vingt ans. L’index était l’exposant d’un système de mesure décimal. Zéro correspondait à la moyenne, + 1,00 signalait que l’individu concerné se situait dans la tranche supérieure à 90 % de la population, + 2,00 à 99 %, + 3,00 à 99,9 %, etc. Un indice d’E.I. négatif indiquait une intelligence inférieure à celle de 50 % des gens. Les + 3,37 de Janos le plaçaient au milieu de la tranche des un pour mille.

Le O.S. était également basé sur un ensemble de tests identiques passés par tous les étudiants entre douze et vingt ans, mais son interprétation était plus aisée. 100 représentait le score maximal. Les individus dont les résultats approchaient ce nombre étaient aimés et respectés par tous et leur intégration dans la plupart des groupes ne posait aucun problème. Ils étaient rarement agressifs ou maussades et on pouvait compter sur eux en toutes circonstances. Un renvoi dans le texte précisait cependant que de tels tests ne permettaient pas de mesurer avec précision les traits de la personnalité dans tous les cas et qu’il convenait d’utiliser ces données avec discernement.

Elle décida de faire un jour une comparaison des scores d’E.I. et de C.S. de tous les cosmonautes puis accéda au résumé chronologique. Elle consacra les soixante minutes suivantes à une lecture qui la surprit. En tant qu’officier des Sciences de la vie elle avait pris connaissance des fichiers constitués par l’A.S.I. sur tous les membres de l’expédition, mais si les renseignements que contenait le cube remis par Henry étaient exacts (ce qui restait à démontrer), les dossiers officiels comportaient de graves lacunes.

Nicole savait que Janos avait reçu le titre de futur ingénieur le plus brillant de l’université de Hongrie mais pas qu’il avait occupé pendant deux années consécutives le poste de président de l’Association des étudiants homosexuels de Budapest. Elle savait qu’il était entré à l’Académie spatiale en 2192 et avait obtenu son diplôme en seulement trois années (grâce à l’expérience-acquise précédemment) mais pas qu’il n’avait été admis dans cette école qu’à son troisième dépôt de candidature. Malgré ses résultats exceptionnels au concours d’admission il s’était fait éliminer lors des entretiens personnels face à un comité présidé par le général Valeriy Borzov. Janos avait joué un rôle actif dans diverses associations homosexuelles jusqu’en 2190 puis avait démissionné et s’était abstenu de toute participation à de telles organisations. Autant d’informations qui ne figuraient pas dans les fichiers de l’A.S.I.

Ces révélations l’ébranlèrent. Que Janos fût (ou eût été) homosexuel ne modifiait en rien son opinion sur lui – elle n’avait aucun préjugé en la matière – mais que son dossier officiel ait été expurgé pour faire disparaître les références à son homosexualité et au rôle que le général Borzov avait joué dans son existence était angoissant.

Les derniers paragraphes de ce résumé chronologique la surprirent tout autant. Elle apprit que Janos avait signé un contrat avec Schmidt et Hagenest, le pool multimédias allemand, au cours de la deuxième semaine de décembre, juste avant leur départ pour Rama. Il devait tenir un rôle de « conseiller » aux fonctions non précisées dans le cadre d’opérations médiatiques qui se dérouleraient après le retour de leur expédition et étaient désignées sous le terme de projet Brown-Sabatini. Tabori avait reçu un acompte de trois cent mille marks à la signature du contrat. Trois jours plus tard, sa mère qui attendait depuis près d’un an de recevoir un des nouveaux implants cérébraux artificiels utilisés pour réduire les dégâts provoqués par la maladie d’Alzheimer était entrée à l’hôpital bavarois de Munich pour une intervention neurologique.

* * *

Sa vision était trouble, ses yeux brûlants. Elle termina la lecture du long dossier du Pr David Brown. Pendant les heures consacrées à l’étude de son résumé chronologique, elle avait ouvert un fichier secondaire pour y copier les passages les plus intéressants. Avant d’essayer de chercher le sommeil elle fit une dernière fois défiler son contenu sur l’écran.

Été 2161 : Brown, onze ans, est envoyé au camp Longhorn par son père malgré les objections de la mère. Colonie de vacances classique dans les collines du Texas pour enfants des classes aisées. Activités : athlétisme, tir, artisanat et marche. Dix garçons par baraquement. Brown devient rapidement impopulaire. Le cinquième jour, ses camarades de chambrée s’emparent de lui au retour des douches et peignent en noir ses parties génitales. Il refusera de sortir de son lit et sa mère devra parcourir près de trois cents kilomètres pour venir le chercher. Suite à cet incident, son père ignorera son existence et ne lui adressera plus la parole.

Septembre 2166 : Après avoir été premier de sa promotion dans un lycée privé, Brown entre en première année de physique à Princeton. Il ne restera que huit semaines dans le New Jersey et ira poursuivre ses études au S.M.U. en logeant chez sa mère.

Juin 2173 : Doctorat de physique et d’astronomie à Harvard. Le conseiller en thèse Wilson Brownswell le qualifie d’étudiant « ambitieux et diligent ».

Juin 2175 : Brown termine ses recherches sur l’évolution des étoiles en association avec Brian Murchison de l’université de Cambridge.

Avril 2180 : Brown épouse Jeannette Hudson de Pasadena, Californie, qui a fait des études supérieures d’astronomie à Stanford. Un seul enfant naîtra de cette union : leur fille Angela, en décembre 2184.

Novembre 2181 : Brown se voit refuser un poste au service d’astronomie de Stanford. Deux membres du comité d’admission le soupçonnent d’avoir falsifié des données scientifiques afin qu’elles corroborent les résultats de ses travaux. La question ne sera jamais réglée.

Janvier 2184 : Brown fait partie du Premier Comité consultatif de l’A.S.I. Il prépare les plans d’ensemble d’une série de télescopes astronomiques géants devant être installés sur la face cachée de la Lune.

Mai 2187 : Brown est nommé président du Service de physique et d’astronomie du S.M.U. à Dallas, Texas.

Février 2188 : Rixe à Chicago avec Wendell Thomas, professeur à Princeton, à la sortie de la salle dans laquelle s’est tenue une réunion de l’A.A.A.S. Cet homme l’accuse de s’être approprié des idées qu’ils auraient développées ensemble.

Avril 2190 : Brown surprend les milieux scientifiques en publiant des modèles novateurs du processus de formation des supernovas et en annonçant celle qui se produira en mars 2191. Ces recherches ont été effectuées en collaboration avec une étudiante en doctorat du S.M.U. : Elaine Bernstein, de New York. Des collègues de Mlle Bernstein laissent entendre qu’elle est l’auteur de la plupart des idées innovatrices. Lorsque les faits confirmeront sa prédiction audacieuse, Brown sera propulsé au faîte de la célébrité.

Juin 2190 : Brown divorce d’avec Jeannette Hudson dont il est séparé depuis dix-huit mois. Leur rupture a eu lieu trois mois après qu’Elaine Bernstein eut débuté ses recherches avec lui.

Décembre 2190 : Brown épouse Mlle Bernstein à Dallas.

Mars 2191 : La supernova 2191a illumine le ciel nocturne, conformément à ses prédictions.

Juin 2191 : Brown est engagé pour deux ans par C.B.S. en tant que chroniqueur scientifique. Il passera à U.B.C. en 2194 puis, sur les conseils de son agent, sur I.N.N. en 2197.

Décembre 2193 : Brown reçoit la médaille de l’A.S.I. pour le caractère exceptionnel de ses travaux.

Novembre 2199 : Il signe un contrat d’exclusivité reconductible de plusieurs millions de marks avec Schmidt et Hagenest pour « l’exploitation commerciale » de tout ce qui pourra résulter de la mission Newton, y compris les livres, les vidéos et le matériel éducatif. Il fait équipe avec Francesca Sabatini qui est l’autre signataire principal et les cosmonautes Heilmann et Tabori qui ont un statut de simples consultants. Un bonus de deux millions de marks est déposé sur un compte anonyme en Italie.

La sonnerie l’éveilla après seulement deux heures de sommeil. Nicole se leva et alla se rafraîchir le visage dans le lavabo encastrable. Elle sortit lentement dans la coursive et se dirigea vers le salon. Les autres cadets de l’espace s’étaient réunis autour de David Brown dans le centre de contrôle pour régler les détails de leur première descente dans Rama.

— Entendu, disait Richard Wakefield. Priorité est donnée aux télésièges individuels des escaliers droit et gauche et au monte-charge qui reliera le moyeu à la Plaine centrale. Ensuite, nous installerons une base provisoire où nous assemblerons et testerons les trois véhicules légers de reconnaissance. Ce soir, nous dormirons dans un campement sommaire et demain nous établirons le camp de base Bêta sur une berge de la mer Cylindrique. C’est là que nous procéderons à l’assemblage et à la mise en service des deux hélicoptères. Après-demain, nous nous occuperons des glisseurs et des canots.

— Il ne manque rien à votre résumé, le félicita le Dr Brown. Francesca sera avec vous pendant que vous installerez l’infrastructure. Dès que les télésièges fonctionneront, l’amiral Heilmann et moi-même descendrons vous rejoindre avec le Dr Takagishi et M. Wilson. Ce soir, nous dormirons tous à l’intérieur de Rama.

— De combien de fusées éclairantes à combustion lente disposons-nous ? demanda Janos Tabori à Irina Turgenyev.

— Douze, répondit-elle. Ce sera amplement suffisant, pour aujourd’hui.

— Et ce soir, quand nous nous coucherons, ce sera dans l’obscurité la plus complète que nous ayons jamais vue, commenta le Dr Takagishi. Il n’y aura ni lune ni étoiles, aucun reflet sur le sol, que les ténèbres.

— Quelle sera la température ? voulut savoir Wakefield.

— Nous ne le savons pas avec certitude, expliqua le scientifique japonais. Les drones n’étaient dotés que de caméras. Mais comme à l’extrémité du tunnel elle est la même que dans Rama I, j’en déduis qu’elle sera d’environ dix degrés au-dessous de zéro dans la plaine.

Il fit une pause.

— Mais elle ne tardera guère à s’élever car nous sommes à présent à l’intérieur de l’orbite de Vénus. Rama devrait s’illuminer dans une semaine et le fond de la mer Cylindrique fondre peu après.

— Eh, vous semblez vous être converti à mes thèses, déclara David Brown en riant. Vous n’apportez plus de réserves à toutes vos prédictions, seulement à certaines.

— Toute nouvelle concordance entre Rama II et Rama I augmente les probabilités pour que les deux appareils soient en tout point identiques. Jusqu’à présent, et si nous faisons abstraction de ces manœuvres de correction de trajectoire, tout se passe comme lors de la première expédition. Nicole approcha de leur groupe.

— Eh, regardez qui vient nous rejoindre ! s’exclama Janos qui avait retrouvé sa bonne humeur. Le dernier cadet de l’espace.

Il remarqua les poches sous ses yeux.

— Je constate que notre nouveau commandant n’a fait que dire la stricte vérité. Vous paraissez avoir grand besoin d’un repos supplémentaire.

— Je m’avoue déçu que Yamanaka remplace Mme Desjardins pour m’aider à assembler les V.L.R., déclara Richard Wakefield. Notre officier des Sciences de la vie n’est pas muette, elle. Je devrai réciter constamment des passages de Shakespeare pour me tenir éveillé.

Il donna un coup de coude dans les côtes du Japonais, qui sourit presque.

— Je tenais à venir vous souhaiter bonne chance à tous, dit-elle. Ainsi que le Dr Brown a dû vous le préciser, je suis très lasse. Il est plus sage que je reconstitue mes forces en prévision de la prochaine sortie.

Francesca Sabatini fit un dernier panoramique de la pièce en prenant chaque visage en gros plan puis demanda avec impatience :

— Alors, on peut y aller ?

— C’est parti, répondit Wakefield.

Et ils se dirigèrent en groupe vers le sas de proue.

22. L’AUBE

Richard Wakefield s’affairait dans la pénombre. Il avait atteint le centre de l’escalier Alpha et subissait la force centrifuge d’un quart de G créée par la rotation du cylindre. Le projecteur de son casque n’illuminait qu’une zone réduite autour de lui alors qu’il achevait l’installation d’un nouveau pylône.

Un regard à la jauge de sa réserve d’air lui apprit qu’elle avait diminué de plus de moitié. Ils prenaient du retard sur les prévisions. Ils auraient dû être bien plus près du point à partir duquel l’atmosphère devenait respirable mais ils avaient sous-estimé le temps nécessaire à l’installation des télésièges. Le montage était d’une extrême simplicité et ils avaient procédé à de nombreuses simulations avant de quitter la Terre – et dans les hauteurs, à proximité des échelles et pratiquement en apesanteur, tout s’était déroulé comme prévu – mais à ce niveau l’augmentation progressive de la gravité rendait leur travail plus délicat.

Exactement mille marches plus haut Janos Tabori achevait de fixer les élingues aux rampes de l’escalier. Après avoir consacré près de quatre heures à cette activité monotone il ressentait de la lassitude. Il se rappela l’argument avancé par le directeur technique quand lui et Richard avaient conseillé d’utiliser une machine pour installer les télésièges. « Il n’est pas rentable de créer un système automatique qui ne servira qu’une seule fois, avait rétorqué cet homme. Les robots ne sont valables que pour les tâches répétitives. »

Il baissa les yeux mais ne put voir au-delà du pylône suivant, deux cent cinquante marches plus bas, et il utilisa son com pour demander à Wakefield :

— Ce n’est pas encore l’heure de la pause déjeuner ?

— Ça se pourrait, mais nous avons pris du retard. Yamanaka et Turgenyev ne sont partis pour l’escalier Gamma qu’à 10 h 30. À cette allure, nous pourrons nous estimer heureux si nous installons les télésièges et un camp sommaire avant de nous coucher. Nous devrons reporter à demain l’assemblage du monte-charge et des V.L.R.

— On a déjà décidé de casser la croûte, Hiro et moi, leur annonça Irina qui se trouvait de l’autre côté de la cuvette. Les efforts ont aiguisé notre appétit. Nous avons monté le siège et installé le moteur du haut en une demi-heure. Nous en sommes au douzième pylône.

— Vous avez fait du bon travail, répondit Wakefield. Mais c’était le plus facile, dans le secteur des échelles et du sommet de l’escalier. C’est du gâteau, en apesanteur. Vous verrez quand la force de gravité augmentera d’un emplacement au suivant.

— D’après le télémètre laser, vous êtes à 8,13 kilomètres de moi, intervint le Dr Takagishi.

— Ce qui ne m’apprend rien, professeur, sauf si vous me précisez où vous êtes.

— Je me dresse au bord de la corniche, à l’extérieur de la station-relais, au pied de l’escalier Alpha.

— Allons, Shig, les Orientaux ne se mettront-ils jamais au diapason du reste du monde ? Comme Newton est posé sur Rama, il en découle que vous vous tenez au sommet des marches. Si nous n’arrivons pas à nous entendre pour désigner le haut et le bas, comment espérer pouvoir faire partager des sentiments ? Ou jouer aux échecs.

— Merci, Janos. Je suis donc en haut de l’escalier Alpha. Au fait, que se passe-t-il ? Je constate que vous vous éloignez rapidement.

— Je me laisse glisser le long de la rampe pour aller rejoindre Richard. J’ai horreur de manger un steak-frites en solitaire.

— Je descends moi aussi, déclara Francesca, Hiro et Irina m’ont permis de filmer une excellente démonstration de la force de Coriolis. Ce sera parfait, pour les classes de physique élémentaire. Je devrais arriver dans cinq minutes.

— Dites, signora, accepterez-vous de nous donner un coup de main ? intervint à nouveau Wakefield. Nous interrompons à tout bout de champ notre boulot pour vous permettre d’immortaliser ces instants historiques… alors vous pourriez peut-être nous rendre la politesse ?

— Bien volontiers, répondit-elle. Je me mettrai à votre disposition sitôt après avoir mangé quelque chose. Mais pour l’instant il me faudrait un peu plus de lumière. Vous ne pourriez pas utiliser une de vos fusées éclairantes pour me permettre de vous filmer en train de pique-niquer sur l’escalier des Dieux ?

Wakefield programma une ignition à retardement et gravit quatre-vingts marches jusqu’à la corniche la plus proche. Tabori l’avait rejoint depuis trente secondes quand les lieux furent illuminés. Deux kilomètres plus haut, Francesca fit un panoramique des trois escaliers puis un zoom sur les deux silhouettes assises en tailleur au bord de l’abîme. Sous cette perspective, Janos et Richard évoquaient deux aigles nichés dans leur aire, au sommet d’une haute montagne.

* * *

En fin d’après-midi le télésiège Alpha était terminé et prêt à être essayé.

— Puisque vous avez eu l’amabilité d’accepter de nous aider, vous serez notre première cliente, dit Richard Wakefield à Francesca.

Ils se dressaient sous une gravité normale au pied de l’escalier démesuré. Trente mille marches grimpaient dans les ténèbres de la voûte céleste artificielle qui les surplombait. Près d’eux, dans la Plaine centrale, le moteur superléger et sa station d’alimentation portative autonome étaient déjà en place. Les cosmonautes n’avaient pas mis une heure pour procéder à l’assemblage des pièces électriques et mécaniques qu’ils avaient descendues sur leur dos.

— Les sièges ne sont pas fixés aux câbles, expliqua Wakefield à la journaliste. À chaque extrémité un dispositif les bloque et les libère, ce qui permet de réduire leur nombre.

Elle s’assit avec méfiance dans la nacelle en plastique.

— Êtes-vous certain que c’est solide ? demanda-t-elle en levant les yeux vers les ténèbres.

— Bien sûr, répondit-il en riant. Autant que pendant les simulations, en tout cas. Et je serai derrière vous, dans le panier suivant, soixante secondes et quatre cents mètres plus bas. Le trajet durera quarante minutes, à une vitesse moyenne de vingt kilomètres à l’heure.

— Et je me contente de rester assise bien droite, de m’agripper et de brancher mes bouteilles d’air une fois arrivée à mi-chemin ?

— N’oubliez pas d’attacher votre ceinture, lui rappela Wakefield. Sans elle, la force d’inertie vous enverrait planer dans le ciel de Rama si le câble devait ralentir ou stopper près du sommet. Mais comme le télésiège longe l’escalier, vous n’aurez qu’à la déboucler, vous extirper de la nacelle et remonter à pied jusqu’au moyeu, en cas d’incident.

Il adressa un signe de tête à Janos Tabori qui mit le moteur en marche. Francesca fut soulevée du sol et disparut peu après au-dessus de leurs têtes.

— Ensuite, j’irai directement à Gamma, annonça Richard à Janos. Le deuxième télésiège devrait nous poser moins de problèmes. Si nous travaillons tous ensemble, nous aurons terminé au plus tard à 19 heures.

— Le temps que vous arriviez au sommet, j’aurai dressé le camp, déclara Janos. Vous pensez que nous allons malgré tout passer la nuit là en bas ?

— Je n’en vois guère l’utilité, déclara David Brown depuis les hauteurs.

Cet homme s’était relayé avec Takagishi pour écouter toutes leurs communications pendant la journée.

— Les véhicules légers de reconnaissance ne sont pas encore prêts et nous comptions débuter l’exploration dès demain.

— Si chacun d’entre nous descend des éléments, nous pourrons assembler un V.L.R. avant d’aller nous coucher, répliqua Wakefield. Et le deuxième sera opérationnel d’ici demain midi, s’il n’y a pas d’imprévus.

— C’est une possibilité, répondit Brown. Nous verrons à quel stade nous en sommes et s’il vous reste de l’énergie à dépenser dans trois heures.

Richard s’installa dans la petite nacelle et attendit que l’algorithme de chargement automatique du microprocesseur l’eût assujettie au câble.

— Au fait, dit-il à Janos en entamant l’ascension, je tenais à vous remercier. J’aurais certainement craqué, sans votre bonne humeur.

L’autre homme sourit et agita la main. Richard Wakefield leva les yeux et discerna à peine la lumière du projecteur frontal de Francesca. Elle est à plus de cent étages au-dessus de moi, se dit-il, mais cela représente seulement deux et demi pour cent de la distance qui me sépare du moyeu. Ce vaisseau est vraiment démesuré.

Il plongea la main dans sa poche et en sortit la station météorologique portative que Takagishi lui avait demandé d’emporter. Le professeur désirait disposer d’un relevé précis de tous les paramètres atmosphériques dans la cuvette du pôle Nord. Il lui fallait connaître avec précision la pression et la température en fonction de l’éloignement du sas pour pouvoir établir ses modèles de circulation de l’air à l’intérieur de Rama.

Wakefield regarda le baromètre. De 1,05 bar la pression chuta rapidement au-dessous des normes terrestres et poursuivit sa descente régulière, mais la température restait à moins huit degrés. Il se pencha en arrière et ferma les yeux. Grimper toujours plus haut dans ces ténèbres lui procurait une étrange sensation. Il baissa le volume du canal de communication. Il n’y avait qu’une seule conversation en cours, entre Yamanaka et Turgenyev qui n’avaient pas grand-chose à se dire, et il amplifia la Sixième Symphonie de Beethoven qui servait de fond sonore sur une autre fréquence.

La musique évoquait des ruisseaux, des fleurs et des prairies, et il fut surpris par la nostalgie de la Terre qu’elle fit naître en lui. Il lui était presque impossible de reconstituer l’enchaînement miraculeux d’événements qui l’avaient conduit de Stratford-on-Avon à Cambridge, puis à l’Académie spatiale du Colorado et finalement ici, dans Rama, où il s’élevait au sein d’une obscurité profonde le long de l’escalier des Dieux.

Non, Prospero, récita-t-il, nul magicien n’aurait pu imaginer un tel lieu. Il avait lu pour la première fois La Tempête au cours de son enfance et la description d’un monde dont les mystères dépassaient la compréhension l’avait alors effrayé. Rien n’est magique, s’était-il dit. Il n’y a que des choses naturelles que nous ne pouvons pas encore expliquer. Il sourit. Prospero n’était pas un mage, seulement un scientifique rongé par la frustration.

Un instant plus tard Richard Wakefield resta frappé de stupeur face à la vision la plus extraordinaire qu’il lui avait été donné de voir. Alors que son siège s’élevait sans bruit le long de l’escalier imposant l’aube se leva sur Rama. Trois kilomètres en contrebas les longues vallées rectilignes qui s’ouvraient dans la Plaine centrale du pourtour de la cuvette jusqu’à la mer Cylindrique s’embrasèrent. Les soleils linéaires de Rama, au nombre de trois dans chaque hémicylindre, nimbèrent la totalité de ce monde artificiel d’une clarté régulière. Wakefield eut tout d’abord des vertiges et des nausées, ainsi suspendu à un câble fragile à des milliers de mètres au-dessus du sol. Il ferma les yeux et tenta de surmonter sa peur. Tu ne cours aucun risque de tomber, s’affirma-t-il.

— Aïe ! entendit-il hurler.

C’était Hiro Yamanaka. La conversation qui s’ensuivit lui permit de comprendre que, surpris par l’explosion de lumière, le Japonais avait trébuché en plein milieu de l’escalier Gamma. Après une chute de vingt ou trente mètres son adresse et sa chance lui avaient permis d’agripper un élément de la rambarde.

— Rien de cassé ? demanda David Brown.

— Je ne crois pas, répondit Yamanaka, le souffle court.

La crise passée, tous parlèrent en même temps.

— C’est fantastique ! s’écria le Dr Takagishi. La luminosité a atteint immédiatement son intensité maximale, et avant le dégel de la mer. C’est différent. Complètement différent.

— Préparez-moi un chargeur, demanda Francesca. Je serai à court de bande, à mon arrivée au sommet.

— Tant de beauté. Une splendeur indescriptible, commenta le général O’Toole.

Il assistait au spectacle sur le moniteur de la salle de contrôle de Newton, au côté de Nicole Desjardins. Les images de Francesca leur parvenaient en direct par la station-relais du moyeu.

Richard Wakefield ne disait rien. Il se contentait d’ouvrir de grands yeux, fasciné par le monde qui s’étendait à ses pieds. Il discernait à peine Janos Tabori, le mécanisme du télésiège et le camp en cours d’installation au bas de l’escalier. Mais leur distance lui fournissait des éléments de comparaison pour mesurer cet univers extraterrestre. Dans les centaines de kilomètres carrés de la Plaine centrale il apercevait des formes extraordinaires. Deux choses défiaient l’imagination : la mer Cylindrique et les structures coniques massives qui saillaient de la cuvette opposée du pôle Sud, à cinquante kilomètres de là.

Quand ses yeux se furent accoutumés à la clarté, il eut l’impression que la tour géante entrait en expansion. Les premiers explorateurs l’avaient appelée la Grande Corne. Peut-elle véritablement mesurer huit mille mètres de haut ? se demanda-t-il. Les six structures de moindre importance qui formaient un hexagone tout autour étaient reliées à la structure centrale et au cylindre de Rama par d’énormes arcs-boutants, et tout ce que l’homme avait jamais créé sur la Terre paraissait par comparaison minuscule. Mais tout cela était rapetissé par la pointe gigantesque qui se dressait au milieu de la cuvette et se prolongeait dans l’axe de rotation de Rama.

À mi-chemin entre Wakefield et les tours titanesques une bande d’une blancheur bleutée parait d’un anneau le monde cylindrique. La mer gelée lançait un défi à la logique et au sens de l’orientation. L’esprit soutenait qu’en fondant ses flots se déverseraient dans le ciel mais la force centrifuge les maintiendrait entre ses berges. Nul ne savait mieux que les membres de l’expédition Newton qu’ils auraient sur ses rives le même poids qu’au bord d’un océan de la Terre.

La ville insulaire visible dans la mer Cylindrique n’était autre que le New York raméen. Richard n’avait pas trouvé ses gratte-ciel très imposants sous la clarté des fusées éclairantes, mais sous celle des soleils de Rama la cité attirait les regards. De n’importe quel point du cylindre, les yeux se portaient irrésistiblement sur la petite île ovale où se serraient ces immeubles démesurés, l’unique élément qui rompait l’uniformité de la mer Cylindrique.

— Regardez New York ! s’exclama le Dr Takagishi. Il semble y avoir près d’un millier de bâtiments de plus de deux cents mètres de hauteur.

Il ne s’interrompit que le temps de reprendre son souffle.

— C’est là qu’ils vivent. Je le sais. Il faut visiter cet endroit en priorité.

Puis tous se turent pour graver la scène dans leur esprit. À présent, Richard voyait nettement Francesca quatre cents mètres plus haut, là où l’escalier cédait la place aux échelles.

La voix de David Brown rompit le silence.

— Je viens de m’entretenir avec l’amiral Heilmann et le Dr Takagishi qui nous a prodigué des conseils. À première vue, rien ne justifie que nous modifiions nos projets pour cette sortie, pas dans sa phase initiale tout au moins. Nous allons donc suivre la suggestion de Wakefield. Après l’installation des deux télésièges, nous descendrons les éléments d’un V.L.R. que les techs assembleront plus tard dans la soirée, et nous passerons la nuit dans le camp de la plaine.

— Ne m’oubliez pas ! cria Janos dans son com. Je n’ai pas encore pu admirer le spectacle.

Richard Wakefield déboucla son harnais et sauta sur la corniche. Il baissa les yeux sur l’escalier qui allait se perdre hors de vue.

— Bien reçu, cosmonaute Tabori. Nous sommes de retour à la station Alpha et nous vous hisserons jusqu’à nous dès que vous nous confirmerez que vous êtes prêt au départ.

23. CRÉPUSCULE

« … Compte tenu des mauvais traitements infligés par un père névrosé et du traumatisme subi sur le plan affectif suite à son mariage avec l’actrice britannique Sarah Tydings, il est possible de dire que Wakefield est un homme équilibré. Il a suivi deux années d’analyse après son divorce mais y a renoncé un an avant son admission à l’Académie spatiale, en 2192. Ses résultats restent à ce jour inégalés. Ses professeurs d’électrotechnique et d’informatique sont unanimes pour reconnaître qu’à la fin de ses études il savait plus de choses que n’importe lequel d’entre eux…

« … À l’exclusion d’une réticence instinctive dès qu’on aborde sa vie privée (surtout ses rapports avec les femmes – il n’a pas eu de liaison suivie depuis son divorce), on ne retrouve pas chez Wakefield la conduite asociale propre à de nombreux individus qui ont été maltraités pendant l’enfance. Malgré un C.S. très bas dans sa jeunesse, il a perdu de son arrogance en mûrissant et il veille à ne pas imposer sa supériorité à son entourage. Son honnêteté et sa force de caractère sont admirables. Le but qu’il s’est proposé d’atteindre semble être la connaissance, et non la puissance ou la richesse… »

Nicole termina la lecture du profil psychologique de Richard Wakefield puis se frotta les yeux. Il était très tard. Elle étudiait les dossiers des membres de l’expédition depuis qu’ils s’étaient couchés dans Rama. Ils se réveilleraient dans moins de deux heures pour reprendre les préparatifs de l’exploration de ce monde étranger et Nicole devrait aller relever O’Toole au centre de télécommunications dans trente minutes. Sur tous mes collègues, on n’en dénombre que trois au-dessus de tout soupçon, résuma-t-elle. Quatre se sont compromis en signant un contrat illégal avec les médias, on ne sait presque rien de Yamanaka et de Turgenyev, Wilson est relativement stable et a ses propres projets. Restent O’Toole, Takagishi et Wakefield.

Elle se lava les mains et le visage puis retourna s’asseoir devant le terminal. Elle sortit du fichier de Wakefield et consulta le menu principal du cube de données. Elle regarda quelles étaient les statistiques comparatives disponibles et fit afficher deux tableaux côte à côte sur l’écran. Sur la gauche il y avait les E.I. de chaque membre de l’équipe et en face les indices de C.S., tous deux disposés en ordre décroissant.

Nicole avait jeté un coup d’œil à la plupart des informations figurant dans leurs dossiers respectifs sans pour autant pouvoir établir de comparaisons. Ce récapitulatif mettait en relief certains de ces indices. Elle fut surtout surprise par l’intelligence très élevée de Francesca Sabatini. Quel gâchis, pensa-t-elle aussitôt. Dire qu’elle gaspille un tel potentiel pour atteindre des buts si terre à terre.

La moyenne de l’ensemble de l’équipage s’avérait impressionnante. Tous avaient un score supérieur à celui des un pour cent. On ne trouvait qu’un individu sur mille aussi intelligent que Nicole, et elle ne figurait qu’au milieu du tableau. L’E.I. de Wakefield était exceptionnelle et le plaçait dans la catégorie des « supergénies ». De toutes ses connaissances, lui seul avait obtenu de tels résultats aux tests standard.

Sa formation psychiatrique l’incitait à se méfier de toute tentative de quantification des traits de la personnalité, mais les C.S. l’intriguaient également. Elle eût d’instinct placé O’Toole, Borzov et Takagishi en tête de liste. Ces trois hommes semblaient sûrs d’eux, équilibrés et ouverts à autrui. Mais le coefficient élevé de Wilson la sidérait. Il devait être très différent, avant de faire la connaissance de Francesca. Surprise par son propre indice de C.S., elle se rappela qu’elle était autrefois renfermée et égocentrique.

Et Wakefield ? se demanda-t-elle. Elle prenait conscience que lui seul pourrait analyser les mémoires de RoChir et l’aider à découvrir ce qui s’était passé au cours de l’intervention chirurgicale. Mais pouvait-elle lui accorder sa confiance ? Avait-elle la possibilité de solliciter son assistance sans pour autant lui faire part de ses soupçons ? Renoncer à cette enquête la tentait. Nicole, se dit-elle, s’il s’avère que ton idée de machination n’est qu’un fruit de ton imagination…

Mais le nombre de questions privées de réponse la persuadait qu’il fallait poursuivre ces recherches. Elle décida d’en parler à Wakefield.

Après s’être assurée que le cube royal n’était pas verrouillé en écriture, elle créa un dix-neuvième fichier qu’elle appela tout simplement NICOLE et se servit d’un logiciel de traitement de textes pour rédiger un mémo :

3-3-00.

— J’ai obtenu la certitude que le mauvais fonctionnement de RoChir au cours de l’intervention pratiquée sur Borzov est dû à un ordre manuel entré après chargement et vérification du logiciel. Je compte demander à Wakefield de m’aider.

Puis elle sortit un cube vierge d’un tiroir et y copia ses fichiers et toutes les informations enregistrées dans le cube d’Henry. Lorsqu’elle enfila sa combinaison pour aller assurer sa permanence, elle glissa ce second cube dans sa poche.

* * *

Le général O’Toole sommeillait dans son fauteuil du centre de surveillance et de commandement de l’appareil militaire, quand Nicole vint le relever. Si la batterie d’écrans était moins impressionnante qu’à bord de l’engin des scientifiques, ce C.S.C. était plus rationnel, surtout aux yeux d’un technicien. Un seul cosmonaute pouvait se charger de toutes les opérations.

O’Toole la pria de l’excuser et désigna trois écrans où l’on distinguait des vues différentes de la même scène : l’équipe qui dormait dans le campement rudimentaire installé au pied de l’escalier Alpha.

— Depuis cinq heures le programme manque un peu d’intérêt, commenta-t-il.

Elle sourit.

— Vous n’avez pas à vous justifier, général. Je sais que vous avez assuré la permanence une journée complète.

Il se leva et consulta le journal de bord sur un des six moniteurs placés devant lui.

— Après votre départ, ils ont dîné puis assemblé le premier V.L.R. Le goniomètre automatique a raté son autodiagnostic mais Wakefield a trouvé ce qui clochait – un bug dans une sous-routine – et il y a remédié. Tabori a essayé le véhicule avant d’aller se coucher. En fin de journée, Francesca a adressé à la Terre un reportage bref mais poignant. Vous voulez le visionner ?

Nicole hocha la tête. O’Toole brancha le moniteur de droite et un gros plan de la journaliste y apparut, à l’extérieur du camp. Des parties de l’escalier et du télésiège apparaissaient à la limite du champ de la caméra.

— Le marchand de sable va passer sur Rama, fit-elle. Elle regarda de toutes parts.

— Il y a neuf heures, ce monde fantastique s’est subitement illuminé et nous avons pu admirer le travail admirable de nos cousins éloignés.

Un montage de clichés et de courtes séquences vidéo prises par les drones ou par elle-même illustraient sa présentation du « petit univers artificiel » qu’ils étaient « sur le point d’explorer ». À la fin du documentaire la caméra fit un gros plan de la journaliste.

— Nul ne sait pourquoi ce vaisseau spatial a envahi notre minuscule domaine des confins de la galaxie moins d’un siècle après son prédécesseur. Les humains ne pourront peut-être jamais appréhender la finalité de cette réalisation magnifique, mais il est également possible que nous trouvions quelque part dans ce monde artificiel démesuré les clés qui nous permettront de déverrouiller les portes derrière lesquelles se dissimulent les constructeurs de ce vaisseau.

Elle sourit et ses narines se dilatèrent.

— Et si nous arrivons jusqu’à eux, il n’est pas à exclure que nous découvrions notre véritable nature… et celle de nos dieux.

Nicole constata que le général O’Toole était ému par cette envolée lyrique. Malgré l’antipathie que lui inspirait Francesca, elle devait reconnaître que cette femme avait du talent.

— Elle a parfaitement traduit ce que m’inspire cette aventure, déclara le militaire avec enthousiasme. Je voudrais tant pouvoir l’exprimer aussi bien qu’elle.

Nicole s’assit aux consoles et entra le code de relève. Elle suivit la procédure qui s’afficha sur le moniteur et s’assura du parfait fonctionnement de tout le matériel.

— C’est bon, général, dit-elle en se tournant dans son siège. Je me charge de tout.

Il s’attardait derrière elle, visiblement désireux de bavarder.

— Il y a trois jours, j’ai eu une longue discussion avec la signora Sabatini sur le thème de la religion, dit-il finalement. Elle m’a confié qu’elle était devenue agnostique puis avait opéré un retour vers l’Église. Elle déclare que c’est en pensant à Rama qu’elle a senti sa foi se raviver.

Il y eut un long silence. Sans raison particulière, Nicole pensa à l’église du XVe siècle du vieux village de Saint-Étienne-de-Chigny, à huit cents mètres sur la route de Beauvois. Elle se revit, debout dans la nef au côté de son père. C’était une belle matinée de printemps et la lumière qui embrasait les vitraux la fascinait.

— Dieu a-t-il aussi créé les couleurs ? avait-elle demandé à son père.

— Certains le disent.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Je me vois contraint d’admettre que cette aventure équivaut pour moi à une quête spirituelle, disait le général.

Nicole s’efforça de regagner le présent.

— Je me sens plus proche de Dieu que je ne l’ai jamais été, ajoutait O’Toole. Contempler l’immensité de l’univers insuffle en nous une humilité salutaire et nous rend…

Il s’interrompit brusquement.

— Désolé, je vous impose…

— Non, non, je vous en prie. Je trouve vos convictions religieuses revigorantes.

— J’espère ne pas vous avoir froissée. Tout ceci est d’une nature très personnelle. (Il sourit.) Mais on ne peut toujours garder pour soi ce que l’on ressent, d’autant plus que vous et la signora Sabatini êtes catholiques au même titre que moi.

Il sortit du centre de contrôle et Nicole lui souhaita de faire un somme réparateur. Après son départ elle prit dans sa poche le deuxième cube de données et l’inséra dans le lecteur de la console. Elle se représenta Francesca Sabatini écoutant avec recueillement les digressions philosophiques du général américain sur la signification religieuse de la traversée du système solaire par les Raméens. Vous me sidérez, madame, pensa-t-elle.

Vous ne reculez devant rien, pas même l’hypocrisie. Pour vous, la fin justifie tous les moyens.

* * *

Le Dr Shigeru Takagishi regardait les tours et les sphères de New York qui se dressaient à quatre kilomètres de là, muet d’admiration. De temps en temps, il se dirigeait vers le télescope installé au bord de la falaise surplombant la mer Cylindrique pour étudier tel ou tel détail de cette vision extraordinaire.

— Vous savez, dit-il finalement à Wakefield et Sabatini, soit les rapports que nos prédécesseurs ont rédigés sur cette ville sont imprécis, soit nous sommes dans un vaisseau de type différent.

Ni Richard ni Francesca ne répondirent. L’électrotech était occupé à terminer de monter leur glisseur et la journaliste à immortaliser ses efforts.

— Il semble y avoir également trois secteurs identiques, eux-mêmes subdivisés en trois, poursuivait le Dr Takagishi. Mais ces neuf sections ne sont pas absolument pareilles. Je relève des variations subtiles.

Wakefield se redressa. Il souriait de satisfaction.

— Ça y est, déclara-t-il. J’ai terminé. Avec une journée d’avance sur les délais initialement prévus. Il ne me reste qu’à tester les fonctions principales.

Francesca jeta un coup d’œil à sa montre.

— Mais nous avons près d’une demi-heure de retard sur le nouveau programme. Irons-nous malgré tout voir New York de plus près avant le dîner ?

Richard haussa les épaules et regarda Takagishi. La femme se dirigea vers le Japonais.

— Qu’en dis-tu, Shigeru ? Allons-nous faire une petite glissade sur cette mer gelée pour offrir aux Terriens une vue rapprochée de la version raméenne de New York ?

— Certainement, répondit Takagishi. Je bous d’impatience…

— À condition que vous soyez revenus au camp à 19 h 30 au plus tard, intervint David Brown.

Il était à bord de l’hélicoptère en compagnie de l’amiral Heilmann et de Reggie Wilson.

— Ce soir, nous allons devoir établir un emploi du temps et peut-être modifier nos projets pour demain.

— Bien reçu, répondit Wakefield. Si nous n’installons pas le treuil immédiatement et n’avons pas de problèmes pour descendre le traîneau jusqu’au bas des marches, nous aurons traversé cette mer dans dix minutes et serons de retour dans les délais.

— Cet après-midi, nous avons survolé de nombreux points de l’Hémicylindre nord sans voir le moindre biote, dit Brown. Quant aux agglomérations, toutes sont à première vue identiques. La Plaine centrale ne nous réserve aucune surprise et nous devrions nous engager dès demain dans la moitié sud qui conserve tous ses mystères.

— New York, rétorqua Takagishi. Nous avions prévu une reconnaissance détaillée de cette ville.

Brown ne prit pas la peine de répondre. Takagishi s’avança jusqu’au bord de la falaise et regarda l’étendue de glace, cinquante mètres en contrebas. Sur sa gauche un petit escalier avait été taillé dans la paroi verticale.

— Le glisseur est-il lourd ? demanda-t-il.

— Surtout volumineux, répondit Wakefield. Vous ne préférez pas que j’installe le système de poulies et attendre demain pour traverser ?

— Je vous aiderai à porter cet engin, proposa Francesca. Comment voulez-vous que nous donnions un avis digne d’intérêt lors de la réunion de ce soir si nous n’allons pas voir New York d’un peu plus près ?

Richard secoua la tête, visiblement amusé.

— Entendu, dit-il. L’information passe avant tout. Je descendrai devant vous pour retenir le glisseur. Francesca, placez-vous au milieu. Docteur Takagishi, vous le retiendrez par-derrière. Et prenez garde aux patins, leurs arêtes sont de vrais rasoirs.

Ils atteignirent la surface de la mer Cylindrique sans incident.

— Bonté divine ! s’exclama Francesca Sabatini alors qu’ils s’apprêtaient à traverser l’étendue de glace. Je n’aurais jamais cru que ce serait aussi facile. Est-il bien nécessaire d’installer un treuil ?

— Nous aurons peut-être d’autres choses à transporter ou – ce n’est qu’une simple hypothèse – à nous défendre pendant l’ascension ou la descente.

Wakefield et Takagishi s’assirent à l’avant du traîneau et Francesca prit place à l’arrière, la caméra au poing. Le Japonais devint de plus en plus prolixe au fur et à mesure qu’ils approchaient de New York.

— Regardez ça ! s’exclama-t-il quand ils ne furent plus qu’à cinq cents mètres de l’île. Peut-on encore douter que ce soit la capitale de Rama ?

Plus ils s’en rapprochaient, plus la vision à couper le souffle de l’étrange cité qui se dressait devant eux les empêchait d’avoir la moindre conversation. Tout dans sa structure complexe proclamait qu’elle avait été conçue et bâtie avec ordre et méthode par des êtres à l’intelligence très développée, mais les cosmonautes qui s’étaient aventurés dans son double soixante-dix ans plus tôt n’y avaient pas trouvé plus de traces de vie que dans le reste de Rama I. Cette île étroite (dix kilomètres sur trois) était-elle une énorme machine compliquée comme l’avaient supposé ses premiers visiteurs ou une cité dont toute la population s’était éteinte depuis des temps immémoriaux ?

Ils arrêtèrent le glisseur à la limite de la mer de glace et empruntèrent un chemin qui conduisait à un escalier menant au sommet des remparts de la ville. Les grandes enjambées de Takagishi l’emportèrent une vingtaine de mètres devant Wakefield et Sabatini. De nouveaux détails leur étaient révélés au fur et à mesure qu’ils s’élevaient.

Les formes géométriques de certains immeubles intriguaient Richard. En plus des gratte-ciel il voyait des sphères, des parallélépipèdes et même quelques polyèdres. Et leur disposition suivait indubitablement un ordre logique. Oui, se dit-il en parcourant du regard cet ensemble fascinant de structures, là-bas il y a un dodécaèdre, là un pentaèdre…

Mais le fil de ses cogitations géométriques se brisa quand les soleils internes de Rama s’éteignirent simultanément et que le monde cylindrique fut plongé dans une nuit profonde.

24. DES BRUISSEMENTS DANS LES TÉNÈBRES

Takagishi ne voyait plus rien, comme s’il avait été frappé de cécité. Il cilla et se figea au sein de cette obscurité absolue. Puis le silence momentané des coms se changea en vacarme assourdissant comme tous les cosmonautes parlaient en même temps. Takagishi surmonta sa peur et tenta de reconstituer calmement dans son esprit la scène qu’il avait eue sous les yeux lorsque les soleils s’étaient éteints.

Il se dressait sur le mur d’enceinte de New York, à un mètre du vide. Il venait d’entrevoir à environ deux cents mètres sur sa gauche un escalier qui descendait dans la ville, quand tout avait disparu…

— Takagishi, appela Wakefield. Ça va ?

Il se tourna vers le point d’origine de la voix et sentit ses jambes vaciller. Ces ténèbres totales le privaient de son sens de l’orientation. De combien de degrés avait-il pivoté ? La cité était-elle toujours en face de lui ? Il chercha des renseignements dans ses souvenirs. La muraille s’élevait sur vingt ou trente mètres au-dessus des rues de la cité. Une chute serait fatale.

— Je suis ici, fit-il en hésitant. Trop près du bord pour pouvoir me déplacer.

Il se laissa choir à quatre pattes. Le métal était glacé, sous ses paumes.

— Nous arrivons, dit Francesca. Laissez-moi seulement le temps de trouver la torche de mon caméscope.

Takagishi baissa le volume de son com pour tendre l’oreille. Quelques secondes plus tard un point de lumière apparut dans le lointain. Il discernait à peine les silhouettes de ses compagnons.

— Où êtes-vous, Shigeru ? demanda l’Italienne.

Le projecteur de sa caméra n’éclairait qu’une petite zone circulaire autour de ses pieds.

— Ici, ici.

Il lui adressa des gestes frénétiques avant de se rappeler qu’elle ne pouvait le voir.

— Je réclame un silence radio total tant que nous n’aurons pas eu des nouvelles de tout le monde, cria David Brown dans son com.

Le calme revint après quelques secondes.

— Parfait, déclara-t-il. Francesca, que s’est-il passé, là-bas ?

— Nous montions l’escalier de la muraille qui cerne New York, à une centaine de mètres du glisseur. Le Dr Takagishi nous avait précédés et était déjà au sommet. Nous disposons de la torche de ma caméra et nous allons le rejoindre.

— Janos, appela ensuite le Dr Brown. Où est le V.L.R. 2 ?

— À environ trois kilomètres du camp. Les projecteurs sont efficaces et nous devrions être de retour dans moins d’un quart d’heure.

— Revenez à la base et branchez la balise de guidage. Nous resterons dans les airs tant que vous n’aurez pas vérifié qu’elle fonctionne correctement… Francesca, soyez prudente mais revenez au camp le plus vite possible. Et adressez-nous un rapport toutes les deux minutes.

— Bien reçu, David.

Elle coupa son com et appela Takagishi. Seule une trentaine de mètres les séparait mais ils mirent plus d’une minute pour le trouver dans le noir.

Le Japonais éprouva un intense soulagement quand ses collègues le touchèrent. Ils s’assirent près de lui au sommet du rempart et écoutèrent les discussions qui reprenaient sur les coms. À bord de Newton, O’Toole et Desjardins s’assuraient que l’extinction des soleils ne s’était pas accompagnée d’autres changements. La demi-douzaine de stations scientifiques portables déjà installées à l’intérieur du vaisseau extraterrestre n’avaient rien relevé de significatif. Les indications fournies par les thermomètres, les anémomètres, les sismographes et les spectroscopes étaient inchangées.

— La lumière s’est éteinte, voilà tout, dit Wakefield. J’ai trouvé cette extinction des feux plutôt angoissante mais nous n’avons aucune raison de nous inquiéter. Je présume que…

— Chut ! ordonna brusquement Takagishi.

Il se pencha pour couper son com et celui de l’électrotech.

— Entendez-vous ce bruit ?

Pour Richard le brusque silence était presque aussi sinistre que l’arrivée des ténèbres quelques minutes plus tôt.

— Non, murmura-t-il. Mais mon ouïe n’est pas des plus…

— Chut ! lui intima à son tour Francesca. Shig, voulez-vous parler de ces crissements aigus qui s’élèvent dans le lointain ?

— Oui, répondit le Japonais d’une voix basse mais vibrante de surexcitation. Comme si quelque chose frottait sur une surface métallique. Ça semble se déplacer.

Wakefield se concentra. Peut-être entendait-il ce son, peut-être n’était-ce que son imagination.

— Retournons au glisseur, fit-il en se levant.

— Un moment, rétorqua Takagishi. Tout s’est interrompu à l’instant où vous avez parlé.

Il se pencha vers Francesca pour lui murmurer :

— Coupez votre torche. Nous allons rester assis dans le noir sans faire de bruit. Ça recommencera peut-être.

Wakefield s’accroupit à côté de ses compagnons. Sans le projecteur de la caméra la noirceur était absolue et ils n’entendaient plus que les sifflements de leur respiration. Ils attendirent une minute. Rien. Wakefield allait leur demander de partir quand le son s’éleva à nouveau des rues de New York : comme si on traînait des buissons secs sur une plaque de métal, avec en arrière-plan une vibration aiguë… comme si quelqu’un à la voix haut perchée chantait très vite. Ce bruit était surnaturel et son volume s’amplifiait. Des picotements remontèrent sa colonne vertébrale.

— Avez-vous un enregistreur ? murmura Takagishi à Francesca.

Les grincements s’interrompirent. Ils attendirent quinze autres secondes.

— Eh, là-bas ! les appela le Dr Brown sur le canal d’urgence. Allez-vous bien ? Nous attendons votre rapport.

— Oui, David, répondit la journaliste. Nous sommes toujours à New York. Nous venons d’entendre un son étrange dans la ville.

— Le moment est mal choisi pour traînasser. Nous nous retrouvons avec un sérieux problème sur les bras. Nous avons établi tous nos nouveaux projets en croyant que Rama resterait illuminé. Nous devons nous réunir au plus tôt.

— Entendu, répondit Wakefield. Nous repartons. Sauf imprévu, nous serons de retour à la base dans moins d’une heure.

Le Dr Shigeru Takagishi répugnait à quitter New York sans avoir résolu ce mystère, mais il comprenait que les circonstances n’étaient pas propices à une incursion dans la cité. À présent que leur glisseur filait sur les glaces de la mer Cylindrique, le scientifique japonais arborait un semblant de sourire. Il se sentait joyeux. Il savait que ce qu’ils venaient d’entendre était une nouveauté, un son très différent de ceux répertoriés par l’équipe d’exploration de Rama I, et il estimait qu’il s’agissait pour eux d’un excellent début.

* * *

Tabori et Wakefield furent les derniers à emprunter le télésiège de l’escalier Alpha.

— Takagishi était vraiment en colère contre Brown, fit remarquer Richard en aidant Janos à s’extirper de son siège.

Ils prirent la rampe en direction de la navette.

— Je ne l’avais encore jamais vu en rogne à ce point, répondit Tabori. Shig n’est pas un débutant et il connaît Rama comme sa poche. Que Brown n’ait pas accordé plus d’importance à votre découverte est l’équivalent d’une insulte, pour Takagishi. Je ne peux lui reprocher de s’être emporté.

Ils s’installèrent dans le wagonnet et s’enfoncèrent dans le tunnel éclairé en laissant derrière eux les ténèbres de la caverne de métal démesurée.

— C’était vraiment étrange, dit Richard. J’en ai eu la chair de poule. J’ignore si c’est vraiment une nouveauté ou si Norton et son équipe ont entendu la même chose il y a soixante-dix ans, mais je n’avais vraiment pas envie de faire le malin, là-haut sur les remparts.

— Même Francesca a eu un accrochage avec Brown, au début. Elle voulait baser son émission de ce soir sur une interview de Shig. Brown l’en a dissuadée, mais je doute qu’il ait réussi à la convaincre que ces étranges bruits sont sans intérêt. Heureusement que l’extinction des feux lui fournissait déjà de quoi faire un bon reportage.

Ils descendirent de la navette et approchèrent du sas.

— Whew, je suis crevé, déclara Janos. Nous venons de vivre deux journées interminables et bien remplies.

— Ouais. Nous devions passer les deux prochaines nuits au camp et nous voici de retour à bord. Je me demande quelles surprises Rama nous réserve encore.

Tabori lui sourit.

— Vous savez ce qu’il y a de plus drôle ?

Il n’attendit pas une réponse pour expliquer :

— Brown se prend pour le chef de cette expédition. Vous avez pu voir sa réaction, quand Takagishi a suggéré d’explorer New York dans le noir. Il croit sans doute que c’est lui qui a décidé d’interrompre cette sortie et de regagner Newton.

Richard le fixa, sans comprendre.

— Mais il se trompe, conclut Janos. C’est Rama qui a voulu notre départ. Et c’est Rama qui nous dictera notre conduite, désormais.

25. UNE AMIE DANS LE BESOIN

Dans son rêve il était allongé sur un futon d’un ryokan du XVIIe siècle. La pièce était très grande, on y dénombrait neuf tatamis. Sur sa gauche, au-delà du paravent ouvert, il voyait un magnifique jardin miniature où se dressaient de petits arbres et où courait un ruisseau bien entretenu. Il attendait une jeune femme.

— Êtes-vous réveillé, Takagishi-san ?

Il sursauta et tendit la main vers le com.

— Oui ? demanda-t-il d’une voix pâteuse. Qui est-ce ?

— Nicole Desjardins. Je suis désolée de vous joindre à une heure aussi matinale mais je dois passer vous voir. C’est urgent.

— Accordez-moi trois minutes, répondit-il.

On frappa à la porte de sa cabine sitôt le délai écoulé. Nicole le salua et entra, avec un cube de données.

— Je peux ? s’enquit-elle en désignant la console de l’ordinateur.

Le Japonais hocha la tête.

— Hier, les sondes ont signalé une demi-douzaine d’incidents, déclara-t-elle avec gravité.

Elle montra du doigt des points lumineux sur le moniteur, avant de préciser :

— Dont les deux irrégularités diastoliques les plus importantes enregistrées à ce jour.

Elle le fixa droit dans les yeux.

— Êtes-vous certain de m’avoir tout dit sur votre état de santé ?

— Absolument.

— En ce cas, j’ai de sérieuses raisons de m’inquiéter. Les problèmes d’hier indiquent que votre anomalie s’aggrave. Une nouvelle fuite a pu se déclarer dans la valvule. Il est aussi possible que votre séjour prolongé en apesanteur…

— N’est-il pas également possible que l’accentuation des symptômes soit due à un excès d’adrénaline ?

— C’est exact, docteur Takagishi. Le premier des deux écarts s’est produit peu après l’extinction des soleils de Rama, à l’instant où vous dites avoir entendu un « son étrange », pour vous citer.

— Et le second n’a-t-il pas eu lieu pendant mon altercation avec le Dr Brown, à mon retour au camp ? Si la réponse est oui, cela confirme mon hypothèse.

Desjardins pressa des touches sur la console et le logiciel appela une autre sous-routine. Nicole lut ce qui s’afficha dans les deux colonnes qui occupaient l’écran.

— Oui, c’est bien cela. Le deuxième incident a été enregistré vingt minutes après que le Dr Brown eut donné l’ordre d’évacuer Rama, vers la fin de votre réunion.

Elle s’écarta du moniteur.

— Mais je ne peux tirer un trait sur l’incident pour la simple raison que vous étiez surexcité.

Ils se dévisagèrent plusieurs secondes.

— Qu’essayez-vous de me dire, docteur ? Auriez-vous l’intention de m’assigner à résidence dans mes quartiers, à ce tournant capital de mon existence ?

— Je l’envisage, répondit-elle avec sincérité. J’accorde plus d’importance à votre santé qu’à votre carrière. J’ai laissé mourir un membre de cette expédition et je ne pourrais me pardonner une nouvelle erreur.

L’expression de son interlocuteur se fit suppliante.

— Je sais à quel point ces sorties dans Rama sont importantes pour vous. J’aimerais trouver une raison valable de ne pas tenir compte de ces enregistrements.

Elle s’assit au pied du lit et regarda ailleurs pour ajouter :

— En tant que médecin, cela me pose un cas de conscience.

Elle entendit Takagishi se rapprocher. Il posa doucement une main sur son épaule.

— Ces dernières journées ont été pour vous très éprouvantes, mais vous n’êtes pas responsable de ce qui s’est passé. Nous savons tous qu’il était impossible de sauver le général Borzov.

Elle lisait du respect et de l’amitié dans les yeux de Takagishi. Elle le remercia d’un sourire.

— Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi avant notre départ, ajouta-t-il. Si vous jugez devoir limiter mes activités, je n’émettrai aucune objection.

— Merde, grommela-t-elle en se levant. Ce n’est pas aussi simple. J’ai consacré plus d’une heure à étudier les données enregistrées au cours de la nuit. Regardez ceci. Tout a été absolument normal, au cours des dix dernières heures. Pas la moindre anomalie. Et il ne s’était pas produit d’incident depuis des semaines. Jusqu’à hier. Qu’avez-vous, Shig ? Votre cœur est-il en mauvais état ou simplement fantasque ?

Il sourit.

— Mon épouse a autrefois penché pour la seconde hypothèse, mais je présume que ce n’était pas selon un point de vue médical.

Nicole utilisa le scanner et fit afficher les données sur le moniteur.

— Voilà que ça recommence, l’enregistrement d’un cœur parfaitement sain. Aucun cardiologue ne le contesterait.

Elle se dirigea vers la porte.

— Alors, quel est votre verdict, docteur ?

— Je n’ai encore rien décidé. Vous pourriez me faciliter les choses. Si ces anomalies se reproduisaient, tout serait bien plus simple pour moi.

Elle agita la main.

— À tout à l’heure, pour le petit déjeuner.

Richard Wakefield sortait de sa cabine. Nicole suivait la coursive après avoir laissé Takagishi, et elle décida de lui parler du logiciel de RoChir.

— Bonjour, princesse, dit-il en la voyant approcher. Que faites-vous debout à une heure aussi matinale ? Quelque chose d’intéressant, j’espère ?

— Je désirais vous voir, répondit-elle sur le même ton badin.

Il s’arrêta pour l’écouter.

— Avez-vous une minute ?

— Pour vous, madame, j’en ai même deux. Mais pas plus, car je n’ai rien mangé depuis des heures et lorsque mon ventre crie famine je me métamorphose en ogre sanguinaire.

Elle rit.

— Qu’aviez-vous à me dire ? ajouta-t-il gaiement.

— Pourrions-nous aller dans votre chambre ?

— Je le savais, je le savais ! Il virevolta vers sa porte.

— C’est finalement arrivé, mes rêves les plus fous deviennent réalité. Une femme belle et intelligente va me déclarer sa flamme…

Nicole ne put retenir un gloussement.

— Wakefield, savez-vous que votre cas est désespéré ? N’êtes-vous donc jamais sérieux ? Ce que j’ai à vous dire est très grave.

— Enfer et damnation ! déclama-t-il. Je m’étais mépris sur vos intentions ! En ce cas, je me vois contraint de limiter cet entretien aux deux minutes précédemment concédées. Les choses graves ont le don d’aiguiser mon appétit… et de me rendre bougon.

Il ouvrit la porte de sa cabine et attendit que Nicole fût à l’intérieur pour lui désigner le siège placé devant le terminal de l’ordinateur et aller s’asseoir sur la couchette. Elle se tourna vers lui. Sur une étagère, au-dessus de la tête de Richard, s’alignaient une douzaine de petits personnages du même type que ceux qu’elle avait vus chez Tabori et lors de la représentation qui avait clôturé le dernier festin de Borzov.

La curiosité qu’ils lui inspiraient n’échappa pas à Richard.

— Permettez-moi de vous présenter une partie de ma ménagerie, fit-il. Vous connaissez déjà lady Macbeth et son époux, ainsi que Puck et Bottom. Voici ensuite Tybalt et Mercutio, droit sortis de Roméo et Juliette. Juste à côté, nous avons Iago et Othello, suivis par le prince Hal, Falstaff et la merveilleuse Mme Regimbe. Le dernier sur la droite est mon meilleur ami : le Barde, ou B en abrégé.

Pendant que Nicole admirait les figurines Richard abaissa un interrupteur et B descendit une échelle jusqu’au lit. Le robot de vingt centimètres s’avança avec précaution entre les plis des draps pour venir saluer la visiteuse.

— Comment vous appelez-vous, belle dame ?

— Nicole Desjardins.

— Ce nom laisse supposer que vous êtes française, bien que vous n’en ayez pas l’apparence. Pas celle d’une Valois, tout au moins.

Il semblait la dévisager.

— Vous me feriez plutôt penser au fruit de l’union d’Othello et de Desdémone.

Elle était sidérée.

— Comment faites-vous cela ? demanda-t-elle à Wakefield.

— Je vous expliquerai plus tard. Avez-vous un sonnet shakespearien préféré ? Si oui, récitez-en un vers ou indiquez lequel.

— Combien de fois ai-je vu…, se souvint-elle.

— … le glorieux matin, compléta le robot,

Flatter la cime des montagnes d’un œil souverain,
Embrasser de son visage flamboyant les vertes prairies,
Dorer l’eau pâle des ruisseaux par sa céleste alchimie.

Le petit personnage récitait le poème en l’accompagnant de mouvements des bras et de la tête pleins de grâce, et la large palette de ses expressions faciales était telle que Nicole fut une fois de plus impressionnée par la créativité de Wakefield. Elle se rappelait les quatre vers clés du sonnet, appris pendant ses études à l’université, et elle les récita en même temps que lui :

Ainsi mon soleil, un matin, a-t-il embrasé
Mon front de sa triomphale splendeur.
Mais, hélas, il ne s’offrit à moi qu’une heure,
Les nuées de nuages l’eurent bientôt masqué.

Le robot récita le distique final et, émue par ces mots relégués aux confins de l’oubli, Nicole se surprit à applaudir.

— Les connaît-il tous ? voulut-elle savoir. Richard le confirma d’un signe de la tête.

— Ainsi que la plupart des répliques dramatiques les plus poétiques. Mais ce n’est pas le plus intéressant, car il suffit pour cela de disposer d’une mémoire importante. B est surtout très intelligent. Il tient des conversations mieux que…

Il s’interrompit au milieu de sa phrase.

— Pardonnez-moi, Nicole. Je monopolise le temps de parole. Vous vouliez me parler d’une chose grave.

— Mes deux minutes sont écoulées, fit-elle avec un regard pétillant de malice. Ne risquez-vous pas de mourir d’inanition si je vous retiens ici cinq minutes de plus ?

Puis elle redevint sérieuse et lui résuma en peu de mots l’enquête qu’elle venait de mener sur la tragique erreur de RoChir. Elle lui fit part de ses conclusions : les systèmes de protection du robot avaient dû être déconnectés par un passage sur le mode manuel. Elle précisa qu’elle ne possédait pas les connaissances nécessaires pour approfondir la question et réclama son aide. Elle ne parla pas de ses soupçons.

— Ce sera facile, déclara-t-il en souriant. Le tout est de trouver à quelle adresse les instructions ont été stockées. Ce sera un peu long, vu l’importance de la mémoire, mais les blocs sont certainement répartis selon un ordre logique. Je dois cependant avouer que je ne comprends pas pourquoi vous jouez les détectives. Ne serait-il pas plus simple de demander à Janos et aux autres s’ils sont intervenus ?

— Voilà bien le problème, fit-elle. Nul ne se rappelle avoir fourni des directives à RoChir après le chargement et la vérification du programme de l’intervention. Mais quand Tabori a reçu un coup sur la tête, lors de la manœuvre de Rama, il m’a semblé voir ses doigts toucher le boîtier de commande. Il ne s’en souvient pas et je n’ai aucune certitude.

Richard se renfrogna.

— Il n’a pu pousser involontairement l’interrupteur du système de sécurité. Si une telle chose était possible, cela signifierait que les concepteurs ont bâclé leur travail.

Il réfléchit un instant.

— Enfin, il est vain de se livrer à des spéculations à ce stade, déclara-t-il. Vous avez éveillé ma curiosité. Je me pencherai sur le problème dès que j’aurai…

— Appel général. Appel général.

Ils sursautèrent en entendant la voix d’Otto Heilmann qui s’adressait à eux par le com.

— Réunion immédiate de tous les membres de l’équipe dans le centre de contrôle du vaisseau scientifique. Il vient de se produire un fait nouveau. L’intérieur de Rama s’est rallumé.

Richard ouvrit la porte et suivit Nicole dans la coursive.

— Merci d’avance, lui dit-elle. Je vous suis infiniment reconnaissante.

Il lui sourit pour répondre :

— Attendez de voir les résultats, avant de me remercier. J’ai la triste réputation de faire des promesses qu’il m’arrive d’oublier. Au fait, quelle signification pourraient avoir tous ces jeux de lumière, selon vous ?

26. DEUXIÈME SORTIE

Francesca avait divisé une grande feuille de papier étalée sur la table du centre de contrôle en colonnes horaires dans lesquelles elle inscrivait les instructions que David Brown lui dictait.

— Le logiciel de planification manque de souplesse et ne peut être employé dans une telle situation, disait ce dernier à Janos Tabori et Richard Wakefield. Il ne simplifie le travail que lorsque nos activités correspondent à une des options prévues avant notre départ.

Janos alla vers un des moniteurs.

— Peut-être saurez-vous l’utiliser mieux que moi, poursuivit Brown. Mais j’ai pensé qu’il serait plus simple d’employer une bonne vieille feuille de papier et un stylo.

Tabori chargea un programme d’interclassement et fournit des instructions.

— Une minute, intervint Wakefield.

Janos s’arrêta et se tourna pour écouter son collègue.

— Nous nous compliquons l’existence pour rien. À ce stade, il est prématuré de faire des projets pour la totalité de la prochaine sortie. Nous devons en priorité mettre en place une base, ce qui devrait nous prendre de dix à douze heures. Les autres pourront se charger du reste entre-temps.

— Richard a raison, approuva Francesca. Nous brûlons les étapes. Commençons par envoyer les cadets de l’espace terminer notre installation dans Rama. Nous déciderons de la suite du programme pendant leur absence.

— Ce n’est pas rationnel, rétorqua Brown. Seuls des spécialistes peuvent faire une estimation fiable de la durée des préparatifs techniques. Il est impossible d’établir un emploi du temps valable sans leur concours.

— En ce cas, il suffit que l’un d’entre nous demeure auprès de vous, déclara Janos Tabori en souriant. Heilmann ou O’Toole le remplaceront et nous donneront un coup de main, pour éviter tout retard.

La décision fut prise à l’unanimité. Nicole resterait à nouveau à bord de Newton et représenterait les cadets lorsqu’ils établiraient le planning de la mission. L’amiral Heilmann descendrait dans Rama avec les quatre autres cosmonautes professionnels pour les aider à terminer l’assemblage des V.L.R., mettre en place une douzaine de stations de surveillance portatives supplémentaires dans l’Hémicylindre nord et construire un relais de télécommunications sur la rive nord de la mer Cylindrique.

Wakefield et son équipe dressaient une liste récapitulative des travaux annexes quand Wilson, resté muet toute la matinée, se leva brusquement.

— Tout ça, c’est des conneries ! s’exclama-t-il. Je n’arrive pas à croire que vous puissiez débiter des absurdités pareilles.

Richard interrompit son pointage. Les Dr Brown et Takagishi, qui réglaient les détails de leur sortie, se turent. Tous fixèrent Reggie.

— Borzov est mort il y a quatre jours, dit-il. Tout indique qu’il a été tué par les entités qui dirigent ce vaisseau gigantesque, mais nous sommes malgré tout allés l’explorer. Ensuite les lumières se sont allumées et éteintes à l’improviste.

Il dévisagea les autres membres de l’équipe. Il avait des yeux de dément et son front était brillant de sueur.

— Et que faisons-nous ? Je vous le demande. Comment réagissons-nous à cet avertissement lancé par des extraterrestres bien plus intelligents que nous ? Nous nous asseyons autour d’une table pour préparer calmement la suite de notre exploration de leur engin. Vous n’avez donc pas compris ? Ils ne veulent pas de nous. Ils désirent que nous repartions, que nous retournions sur la Terre.

L’éclat de Wilson fut accueilli par un silence gêné. Finalement, O’Toole vint vers lui.

— Reggie, dit-il doucement, nous avons tous été ébranlés par la mort du général Borzov. Mais vous êtes le seul à voir un rapport…

— Alors, c’est que vous êtes aveugles ! J’étais dans ce foutu hélicoptère, quand tout s’est éteint. Il faisait grand jour et pouf ! l’instant suivant on ne voyait plus rien. Un sacré truc, mon vieux. Quelqu’un avait coupé les lumières. Vous discutez depuis un moment, mais je n’ai entendu personne s’interroger sur la raison de cette brusque extinction des soleils de Rama. Qu’est-ce qui vous arrive, les gars ? Auriez-vous un intellect si développé que vous ne sachiez plus ce qu’est la peur ?

Wilson poursuivit ses divagations plusieurs minutes. Toujours sur le même thème. Les Raméens avaient projeté la mort de Borzov et fourni un avertissement en allumant et éteignant leur vaisseau. Ils allaient droit au désastre, s’ils ne renonçaient pas à cette exploration.

Le général O’Toole demeurait à son côté. Le Dr Brown, Francesca et Nicole discutaient dans un coin. Finalement, Nicole s’approcha.

— Reggie, vous devriez m’accompagner avec le général O’Toole, dit-elle en interrompant une nouvelle tirade. Nous poursuivrons ailleurs cette conversation afin de ne pas retarder le reste de l’équipe.

Il la dévisagea, l’air suspicieux.

— Vous, docteur ? Pourquoi devrais-je vous suivre ? Vous n’êtes pas descendue dans Rama. Vous n’avez pas vu assez de choses pour pouvoir comprendre.

Il se dirigea vers Wakefield.

— Vous y étiez, Richard. Vous avez vu cet endroit. Vous savez quelle intelligence et quelle puissance sont nécessaires pour construire un pareil véhicule spatial et l’envoyer naviguer entre les étoiles. Nous ne sommes rien, pour les Raméens. Moins que des fourmis. Nous n’avons pas une chance de nous en tirer.

— Je suis d’accord avec vous, Reggie, répondit posément Richard Wakefield après une brève hésitation. En ce qui concerne nos capacités respectives, tout au moins. Mais rien ne prouve qu’ils aient de mauvaises intentions à notre égard, ou seulement qu’ils nous prêtent attention. Le simple fait que nous soyons toujours en vie…

— Regardez ! cria brusquement Irina Turgenyev. Regardez le moniteur.

Une image s’était figée sur l’écran géant du centre de contrôle, celle d’une créature qui ressemblait à un crabe. Cette chose basse et plate était deux fois plus longue que large et supportée par six pattes à trois articulations. Deux pinces semblables à des cisailles se tendaient à l’avant, près d’une batterie d’organes manipulateurs qui évoquaient des mains de bébé et restaient au repos dans une cavité de la carapace. Un examen plus attentif révélait qu’il s’agissait en fait d’un assortiment d’outils digne d’une quincaillerie : tenailles, poinçons, râpes et même une sorte de foret.

Les yeux, si c’étaient des yeux, se nichaient dans les profondeurs de capuchons protecteurs dressés tels des périscopes à la verticale du corps. Les globes oculaires bleu vif semblaient faits de cristal, ou de gelée, et étaient vides de toute lueur d’intelligence.

La légende visible sur le côté de l’image indiquait que le cliché avait été pris quelques instants plus tôt par un drone à long rayon d’action, en un lieu situé à approximativement cinq kilomètres au sud de la mer Cylindrique. Le champ couvert par le téléobjectif était d’environ six mètres carrés.

— Nous allons avoir de la compagnie, commenta Janos Tabori.

Ses compagnons se contentaient de fixer le moniteur, privés de voix par la surprise.

* * *

Tous estimèrent ensuite que ce crabe biote ne les aurait pas impressionnés à ce point s’il était apparu à un autre instant. La conduite de Reggie était aberrante, mais ses propos contenaient assez de bon sens pour leur rappeler les dangers d’une telle expédition. Nul n’était à l’abri de la peur. Chacun d’eux avait, à un moment ou un autre, pensé avec angoisse que les Raméens n’étaient peut-être pas venus vers la Terre en amis.

Mais ils faisaient abstraction de leurs craintes. Leur métier comportait des risques. Comme les astronautes du passé qui savaient que leurs navettes spatiales primitives pouvaient s’écraser au sol ou exploser en vol, ils avaient accepté de courir les dangers d’une telle mission. Ils veillaient habituellement à éviter toute discussion sur ce thème en reportant leur attention sur des sujets plus terre à terre (et donc plus facilement contrôlables) tels que l’emploi du temps du jour suivant.

L’éclat de Reggie et l’apparition simultanée du crabe biote sur l’écran du centre de contrôle furent à l’origine d’un débat extrêmement sérieux. O’Toole exprima son point de vue. Les Raméens le fascinaient mais ne lui inspiraient pas la moindre crainte. S’il participait à cette expédition c’était par la grâce de Dieu, et si cette aventure extraordinaire devait être la dernière de son existence ce serait par Sa volonté.

Plusieurs membres de l’équipage semblaient partager l’opinion de Richard Wakefield. Cette exploration représentait un défi et une mise à l’épreuve de leur courage, et les incertitudes étaient à l’origine d’autant de fascination que de peur. L’exaltation procurée par la perspective de faire des découvertes et d’apprendre peut-être quel sens il convenait de donner à cette rencontre avec des extraterrestres compensait amplement les aspects négatifs. Richard était convaincu de l’importance de leur mission. C’était l’apothéose de son existence et s’il perdait la vie au moins aurait-il fait quelque chose d’exceptionnel.

Nicole suivait la discussion avec beaucoup d’attention. Elle fut avare de commentaires mais découvrit que les propos de ses compagnons aidaient ses propres opinions à s’affirmer. Elle prenait plaisir à observer les réactions verbales et gestuelles des autres cosmonautes. Shigeru Takagishi partageait le point de vue de Wakefield. Il avait hoché vigoureusement la tête pendant tout son discours. Reggie Wilson, à présent calmé et sans doute embarrassé par son éclat, ne répondait que lorsqu’on l’interrogeait. L’amiral Heilmann, mal à l’aise tout au long de la discussion, intervenait seulement pour leur rappeler que le temps s’écoulait.

Chose surprenante, le Dr David Brown resta à l’écart de ce débat philosophique. Il se contenta de faire quelques brefs commentaires et s’il parut à un moment vouloir se lancer dans de longues explications il décida de s’en abstenir. Il ne révéla pas le fond de sa pensée sur la nature de Rama.

Francesca Sabatini tint tout d’abord un rôle d’élément modérateur, ou de simple interlocutrice. Elle demandait à ses compagnons de préciser certains points en veillant à empêcher les esprits de s’échauffer. Vers la fin, cependant, elle s’autorisa quelques commentaires et exprima une opinion fort différente de celle de Wakefield et du général O’Toole.

— Vous présentez la situation sous un jour trop complexe et intellectuel, reprocha-t-elle quand Richard eut terminé son panégyrique des joies procurées par l’acquisition de la connaissance. Je me suis interrogée sur mes motivations sitôt après m’être portée volontaire pour le projet Newton. J’ai étudié la question comme je le fais chaque fois que je dois prendre une décision importante. J’ai dressé un bilan et estimé que les avantages – sous toutes leurs formes : gloire, prestige, argent et même aventure – compensaient amplement les risques. Et je ne partage absolument pas l’avis de Richard dans un domaine. Je tiens à rester en vie, car je ne récolterai les bienfaits de ce que nous faisons que plus tard, à mon retour sur Terre.

Les commentaires de Francesca éveillèrent la curiosité de Nicole. Elle eût aimé lui poser des questions, mais ce n’était ni le lieu ni le moment. Après la réunion les déclarations de la journaliste italienne l’intriguaient toujours. Considère-t-elle vraiment la vie de façon aussi simple ? se demanda-t-elle. Peut-on évaluer chaque chose en termes d’avantages et de désavantages ? Elle se rappela avec quelle indifférence cette femme avait bu le produit abortif. Mais que deviennent alors nos principes et nos valeurs morales ? Et même les simples sentiments ? Ils avaient terminé d’exposer leurs motivations et Francesca restait pour elle une énigme.

* * *

Nicole observait le Dr Takagishi dont le comportement était désormais posé.

— J’ai apporté un listing des consignes de sortie, docteur Brown, dit-il en agitant une liasse de papier de dix bons centimètres d’épaisseur. Afin que nous gardions à l’esprit les principes fondamentaux décidés lors de la préparation à cette expédition. Puis-je lire le sommaire ?

— Je doute que ce soit utile, répondit David Brown. Nous connaissons par cœur ce…

— Pas moi, l’interrompit le général O’Toole. J’aimerais en prendre connaissance. L’amiral Heilmann m’a chargé de lui résumer l’essentiel de ce qui se dirait pendant cette réunion.

Le Dr Brown fit signe à Takagishi d’agir à sa guise. Le petit Japonais préleva une page dans les documents. Il savait Brown favorable à une chasse aux biotes dès la deuxième sortie alors qu’il jugeait quant à lui plus urgent de procéder à une exploration méthodique de la ville de New York.

Une heure plus tôt, Reggie Wilson les avait priés de l’excuser et était allé faire une sieste dans sa cabine. Les cinq autres membres de l’expédition toujours à bord de Newton avaient consacré l’après-midi à tenter vainement d’arriver à un accord sur la nature de leurs activités pendant la deuxième sortie. Les opinions de Brown et de Takagishi étaient radicalement différentes et obtenir un consensus semblait impossible. Derrière eux, le grand moniteur leur permettait de suivre les activités des cadets de l’espace et de l’amiral Heilmann au travail dans Rama. On pouvait voir en cet instant même Tabori et Turgenyev au camp de la mer Cylindrique. Ils venaient de terminer l’assemblage du deuxième canot et testaient ses circuits électriques.

— … le programme doit correspondre aux directives précisées dans le document Politique et priorités de la mission, référence IASI-NT-0014. Le but de la première sortie est d’établir une infrastructure logistique et d’examiner de façon sommaire l’intérieur du vaisseau étranger. Mettre en évidence les caractéristiques qui diffèrent de celles de Rama I est d’une importance capitale.

« Il faut ensuite compléter les relevés topographiques, surtout dans les régions inexplorées il y a soixante-dix ans, les groupes de structures appelés des cités, et partout où les deux vaisseaux ne sont pas identiques. Il convient d’éviter tout contact avec des biotes, même si leur présence et le point de rencontre doivent être portés sur les cartes.

« Nous ne nous intéresserons aux biotes qu’à la sortie suivante, et ce ne sera qu’après une série d’observations prudentes et prolongées qu’une tentative…

— Ça suffit, docteur Takagishi, l’interrompit David Brown. Nous avons compris l’essentiel. Le problème, c’est que ces consignes ont été décidées il y a des mois. Nul ne pouvait alors imaginer quelle serait notre situation. Les soleils de Rama s’allument et s’éteignent, et nous avons repéré un troupeau de six crabes biotes sur la berge sud de la mer Cylindrique.

— Je ne partage pas ce point de vue, rétorqua le savant japonais. N’avez-vous pas affirmé que ce n’était pas une différence fondamentale entre les deux appareils ? Nous n’abordons pas un Rama inconnu. Je propose en conséquence de respecter le programme initial.

— Vous nous suggérez donc de limiter nos activités à compléter les cartes de ce monde et d’explorer à fond la ville de New York ? résuma O’Toole.

— C’est cela, général. Même si le « son étrange » entendu par les cosmonautes Wakefield, Sabatini et moi-même n’est pas considéré comme un « fait nouveau », il est indispensable d’établir un plan détaillé de la cité. Et nous devons le faire à présent. Dans la Plaine centrale la température est déjà de moins cinq degrés. Rama approche du Soleil et sa coque se réchauffe. Le fond de la mer Cylindrique commencera à fondre dans trois ou quatre jours…

— Je ne m’oppose pas à l’exploration de New York, l’interrompit David Brown. Mais les biotes ont une valeur inestimable pour la science. Regardez ces créatures stupéfiantes.

Il leur montra un enregistrement des six crabes qui traversaient avec lenteur une région dénudée de l’Hémicylindre sud.

— L’opportunité d’en capturer un ne se représentera peut-être pas. Les drones ont terminé leur quadrillage de la moitié sud de ce monde et n’en ont pas repéré d’autres.

Tous regardaient le moniteur avec fascination, Takagishi inclus. Les étranges créatures avançaient vers un monticule de bouts de ferraille. Elles se déplaçaient en fer de lance, avec un spécimen un peu plus gros que les autres en tête. Ce crabe alla droit sur l’obstacle, fit une pause de quelques secondes puis utilisa ses pinces pour débiter les morceaux de fer en fragments que les deux biotes du deuxième rang se chargèrent d’entasser sur le dos des trois derniers éléments de la troupe.

— Ce sont les éboueurs de Rama, commenta Francesca.

Tous rirent.

— Vous pouvez constater la raison de mon impatience, poursuivit David Brown. Ce film est retransmis en cet instant même vers tous les réseaux de télévision de la Terre. Plus d’un milliard de nos semblables découvriront sous peu ces êtres en éprouvant le même mélange de peur et de fascination que nous. Songez à ce que nous apportera l’étude de ces créatures. Imaginez ce que nous apprendrons…

— Qu’est-ce qui vous permet de croire que vous arriverez à en capturer une ? s’enquit le général O’Toole. Ces monstres paraissent redoutables.

— Nous sommes certains qu’en dépit de leur aspect biologique ce ne sont que de simples robots. D’où le nom de « biotes » que leur ont donné les membres de la première expédition. D’après les rapports de Norton et de son équipe, chacun d’eux est conçu pour remplir une unique fonction. Leur intelligence ne correspond pas à la définition que nous donnons à ce terme. Il ne devrait pas être difficile de se montrer plus malins qu’eux… et de nous en emparer.

Un gros plan des pinces occupa tout l’écran. Elles semblaient très tranchantes.

— Je ne sais pas, déclara le général O’Toole. Je serais tenté de suivre la suggestion du Dr Takagishi et d’attendre d’avoir pu les observer plus longuement avant de faire quoi que ce soit.

— Pas moi, intervint Francesca. L’impact sur l’opinion publique sera très important. Toute la population de la Terre y assistera grâce à la télévision. Une opportunité pareille ne se représentera peut-être jamais.

Elle fit une pause.

— L’A.S.I. nous réclame des images spectaculaires. La mort de Borzov n’a pas convaincu les contribuables du monde entier que leur argent a été dépensé avec sagesse.

— Pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? voulut savoir le général O’Toole. Une équipe pourrait explorer New York pendant que l’autre irait à la pêche aux crabes.

— Impossible, rétorqua Nicole. Si nous décidons de nous emparer d’un biote, nous devrons mettre en œuvre tous nos moyens. N’oubliez pas que nous manquons de temps et d’effectifs.

— Je constate avec regret qu’il est impossible de prendre une décision à l’unanimité, commenta David Brown avec un sourire attristé. En de telles circonstances, c’est à moi de trancher… et je déclare que le but de notre prochaine sortie sera la capture d’un de ces crabes. J’espère que l’amiral Heilmann donnera son accord, sinon nous soumettrons la question à un vote de tout l’équipage.

Leur groupe se dissolvait lentement. Le Dr Takagishi voulait avancer d’autres arguments, faire remarquer que la plupart des espèces de biotes recensées par les explorateurs de Rama I n’avaient été aperçues qu’après le dégel de la mer Cylindrique. Mais il savait qu’on ne l’écouterait pas. Tous étaient bien trop las.

Nicole s’approcha et utilisa discrètement son scanner biométrique. Le fichier des urgences était vierge.

Elle lui fit un sourire.

— Propre comme un sou neuf, professeur. Il la fixa, avec gravité.

— Nous commettons une grave erreur, se contenta-t-il de dire. Nous devrions aller visiter New York.

27. POUR CAPTURER UN BIOTE

— Soyez prudente, dit l’amiral Heilmann à Francesca. Vos acrobaties me rendent nerveux.

La signora Sabatini avait calé ses chevilles sous les sièges de l’hélicoptère et se penchait hors de la carlingue avec son mini-caméscope. Trois ou quatre mètres en contrebas les six crabes biotes poursuivaient avec lourdeur leur progression méthodique sans faire cas de la machine qui grondait à l’aplomb de leurs têtes. Ils avaient conservé leur formation en phalange, comme trois rangées de quilles de bowling.

— Allez au-dessus de la mer, cria Francesca à Hiro Yamanaka. Ils vont atteindre la falaise et faire demi-tour.

L’hélicoptère vira sur la gauche et survola l’aplomb de cinq cents mètres qui séparait l’Hémicylindre sud de Rama de la mer Cylindrique. Ici, la paroi verticale était dix fois plus haute qu’au nord. David Brown ravala sa salive lorsqu’il baissa les yeux sur l’étendue de glace.

— C’est ridicule, Francesca, dit-il. Qu’espérez-vous obtenir de plus ? La caméra automatique encastrée dans le nez de notre appareil filmera toute la scène.

— Celle-ci convient bien mieux pour les effets de zoom, rétorqua-t-elle. En outre, quelques frissons apportent plus d’impact aux images.

Yamanaka revint vers le plateau et les biotes qui n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres. Arrivé au bord de l’abîme, celui de tête s’immobilisa une fraction de seconde puis vira brusquement sur sa droite. Une seconde rotation de quatre-vingt-dix degrés termina la manœuvre et il repartit dans la direction opposée. Ses cinq congénères l’imitèrent et firent volte-face un rang après l’autre, avec une précision militaire.

— Cette fois, je les ai eus, déclara gaiement Francesca en rentrant dans l’hélicoptère. Tête la première et en gros plan. Je crois même avoir aperçu un reflet dans les yeux de leur chef, juste avant son demi-tour.

Les biotes s’éloignaient de la falaise à leur vitesse habituelle de dix kilomètres à l’heure. Ils laissaient derrière eux de légères traces dans le sol argileux et suivaient un chemin parallèle à celui emprunté pour se diriger vers la mer. Depuis les airs, cette région ressemblait à un parc dont certaines pelouses venaient d’être tondues : du côté parcouru par les biotes le sol était dégagé et tassé alors que de l’autre tout restait à l’état naturel.

— Je commence à trouver le spectacle monotone, déclara la journaliste en s’étirant pour prendre Brown par le cou. Ne pourrions-nous pas nous adonner à d’autres distractions ?

— Nous allons nous contenter de les suivre une dernière fois. Leur mode de déplacement est d’une extrême simplicité.

Francesca lui chatouillait le cou, mais il n’en faisait pas cas. Il paraissait pointer dans son esprit une liste de préparatifs. Finalement, il utilisa son com.

— Qu’en pensez-vous, docteur Takagishi ? Que nous suggérez-vous de faire, à ce stade ?

Resté à bord de Newton, le scientifique japonais suivait la progression des biotes sur les moniteurs du centre de contrôle.

— Avant de prendre la moindre initiative, il serait utile de découvrir un maximum de choses sur leurs capacités sensorielles, répondit-il. Pour l’instant, ils n’ont pas réagi aux stimuli visuels ou sonores éloignés et ne paraissent même pas avoir remarqué votre présence, mais vous reconnaîtrez que nous ne disposions pas d’un nombre suffisant de données pour en tirer des conclusions. Si nous pouvions les exposer à une gamme complète de fréquences électromagnétiques et enregistrer leurs réactions, nous aurions une idée plus précise de…

— Mais cela nous ferait perdre plusieurs jours, rétorqua Brown. Et il nous faudra quoi qu’il en soit tenter notre chance. Rien de ce que nous pourrions apprendre ne modifierait nos projets.

— Une meilleure connaissance de ces choses nous permettrait de mettre au point une technique de capture plus efficace et plus sûre. Si nous ne découvrons rien à même de nous dissuader de…

— Allons donc, lança sèchement David Brown. Pour lui, la discussion était terminée.

— Eh, Tabori ! cria-t-il. Où en êtes-vous ?

— Nous avons pratiquement terminé d’installer les huttes, répondit le Hongrois. Nous aurons fini dans une demi-heure, au plus tard. Ensuite, j’irai faire un somme.

— Vous oubliez le déjeuner, intervint Francesca. Il est impossible de dormir quand on a le ventre vide.

— Qu’allez-vous nous mijoter, ma belle ? s’enquit Tabori en riant.

— Ossobuco alla Rama.

— Ça suffit, ordonna le Dr Brown.

Il attendit deux secondes avant de demander :

— O’Toole, pourrez-vous assurer seul la permanence à bord de Newton pendant les douze prochaines heures ?

— Affirmatif.

— Alors, dites aux autres de venir nous rejoindre. Le temps de nous regrouper au nouveau camp, je pense qu’il sera prêt à tous nous accueillir. Nous prendrons un repas rapide puis nous ferons une courte sieste. Ensuite, nous déciderons des détails de cette chasse au biote.

Sous l’hélicoptère les six pseudo-crabes poursuivaient leurs allées et venues sur le sol dénudé. Ils atteignirent une limite, une bande de grillage qui remplaçait la terre et les petits cailloux, et ils firent demi-tour pour revenir vers la mer en suivant un trajet parallèle à celui de leur dernier passage. Yamanaka inclina leur appareil et prit de l’altitude avant de mettre le cap sur le camp Bêta qui était situé à dix kilomètres de là, sur la berge opposée de la mer Cylindrique.

* * *

Ils avaient raison, se dit Nicole. Voir cela sur un écran n’est rien, par comparaison. Elle descendait dans Rama par le télésiège. Au-delà du point central une vue à couper le souffle s’offrait à elle dans toutes les directions. Elle se rappelait une sensation similaire éprouvée autrefois, lorsqu’elle s’était dressée sur le plateau de Tonto, dans le parc national du Grand Canyon. Mais ce que je voyais avait été façonné par la nature, en plus d’un milliard d’années. Rama a été construit par quelqu’un. Ou quelque chose.

La nacelle s’immobilisa un instant. Un kilomètre en contrebas Shigeru Takagishi descendit du télésiège. Elle ne pouvait le voir mais l’entendait parler à Richard Wakefield par le com.

— Grouillez-vous, cria Reggie Wilson. J’ai horreur de rester suspendu comme ça au cœur de rien du tout.

Nicole trouvait la sensation agréable. À présent que la scène extraordinaire s’était figée elle pouvait étudier à loisir ses caractéristiques les plus frappantes.

Après une autre halte destinée à permettre à Wilson de débarquer, elle approcha enfin du bas de l’escalier Alpha. Elle observa avec fascination les détails qu’elle découvrit pendant les trois cents derniers mètres. Ce qui n’avait été qu’une image indistincte devenait un V.L.R., trois hommes, du matériel et un petit campement. Un peu plus tard elle put reconnaître ses compagnons. Elle se rappela un autre trajet en télésiège, en Suisse, deux mois plus tôt. Les traits d’Henry apparurent dans son esprit. Ceux de Richard Wakefield s’y superposèrent. Il lui expliquait comment s’extirper de son siège.

— La nacelle ralentit mais ne s’immobilise pas complètement, disait-il. Débouclez votre ceinture et touchez le sol en marchant, comme si vous arriviez au bas d’un escalier mécanique.

Il la prit par la taille et la souleva. Takagishi et Wilson étaient déjà assis à l’arrière du V.L.R.

— Bienvenue dans Rama, ajouta Wakefield avant de s’adresser par com à Tabori. Ça y est, Janos, nous sommes prêts à partir. Nous passerons sur écoute pendant le trajet.

— Dépêchez-vous, si vous ne voulez pas rater le repas, le pressa Janos. Au fait, Richard, pourriez-vous m’apporter la caisse à outils C ? Nous envisageons de fabriquer des filets et des cages, et j’aurai sans doute besoin de plus d’accessoires que prévu.

— Entendu, répondit Wakefield.

Il alla vers le camp et entra dans la seule hutte importante. Il en ressortit avec une longue boîte rectangulaire très lourde.

— Merde, Tabori, qu’est-ce qu’elle contient ? Ils entendirent un rire.

— Tout le nécessaire pour capturer un biote. Et d’autres choses.

Wakefield coupa l’émetteur et grimpa dans le V.L.R. Ils s’éloignèrent de l’escalier en direction de la mer Cylindrique.

— Je n’avais encore jamais entendu parler d’un truc plus stupide que cette pêche au crabe, grommela Reggie Wilson. Il va y avoir de la casse.

Nul ne parla pendant près d’une minute. Sur la droite, à la limite de leur champ de vision, ils discernaient vaguement la ville raméenne de Londres.

— Alors, que ressent-on lorsqu’on fait partie de la deuxième équipe ? demanda Wilson sans s’adresser à personne en particulier.

Le Dr Takagishi se tourna vers lui, visiblement embarrassé.

— Excusez-moi, monsieur Wilson, mais est-ce à moi que vous avez parlé ?

— Bien sûr. On ne vous a pas dit que vous étiez le scientifique en second de cette mission ? Non ? Ça ne m’étonne pas, notez bien. Avant le départ, j’ignorais que je serais le journaliste numéro deux.

— Reggie, je ne crois pas que… commença Nicole.

— Quant à vous, docteur, l’interrompit Wilson en se penchant vers elle, vous avez failli ne jamais voir Rama. J’ai entendu nos chefs bien-aimés parler de vous. Je me réfère naturellement à Heilmann et à Brown. Ils vous auraient volontiers laissée moisir à bord de Newton, s’ils n’avaient pas eu besoin de vos talents…

— Ça suffit, intervint Wakefield sur un ton autoritaire. Cessez de tenir constamment des propos déplaisants.

La tension devint perceptible. Richard attendit quelques instants puis ajouta d’une voix plus douce :

— Au fait, Reggie, j’ai cru comprendre que vous aimiez conduire. Piloter ce machin vous tente ?

C’était la suggestion idéale. Quelques minutes plus tard Wilson l’avait remplacé et accélérait pour négocier un virage serré en riant comme un fou. Desjardins et Takagishi étaient ballottés sur la banquette arrière.

Nicole l’observait. Il est redevenu fantasque, se dit-elle. Pour la troisième fois en deux jours. Elle essaya de se rappeler à quand remontait son dernier examen complet de cet homme. Au lendemain de la mort de Borzov. Je n’ai étudié les données fournies par leurs sondes qu’à deux reprises pendant cette période. Merde, j’étais à tel point obsédée par le décès du commandant que j’ai oublié tous mes devoirs. Elle décida de réparer cette omission dès leur arrivée au camp.

— Soit dit en passant, mon cher professeur, dit Richard Wakefield quand Wilson eut enfin redressé le véhicule et mis le cap sur la base Bêta, j’aurais une question à vous poser.

Il se tourna vers le scientifique japonais.

— Avez-vous identifié le « son étrange » que nous avons entendu l’autre jour ? Si le Dr Brown n’a pas réussi à vous convaincre que ce n’était qu’un fruit de notre imagination collective, bien sûr.

Le Dr Takagishi secoua la tête.

— Je vous ai dit que c’était une nouveauté.

Il regarda dans le lointain, au-delà des champs mystérieux de la Plaine centrale.

— Ce Rama est différent de l’autre. Je le sais. Au sud, ces sortes de cases d’échiquier ne sont pas disposées de la même manière et ne s’étendent pas jusqu’à la berge de la mer Cylindrique. Les soleils se sont allumés avant que la mer n’ait commencé de fondre, pour s’éteindre peu après… brusquement, sans décroître au fil des heures comme l’ont relaté les explorateurs du premier Rama. Ici, les crabes biotes se déplacent par groupes, et non en solitaires.

Il fit une pause, le regard toujours perdu dans le lointain.

— Le Dr Brown considère que ces différences sont mineures, mais je suis convaincu qu’elles ont une signification. Je pense qu’il se trompe.

— Il se peut aussi que ce type soit tout simplement un enfoiré, grommela Wilson.

Il accéléra et le V.L.R. atteignit sa vitesse maximale.

— Camp Bêta, nous voilà !

28. EXTRAPOLATION

Nicole termina un déjeuner composé de canard reconstitué, brocolis déshydratés et pommes de terre en purée. Les autres cosmonautes n’avaient pas terminé leur repas et un calme relatif régnait autour de la longue table. Sur le moniteur installé dans l’angle, près de l’entrée, ils pouvaient suivre la progression des crabes biotes. Leur mode de déplacement n’avait pas changé. Le point lumineux indiquant leur emplacement s’éloignait dans une direction pendant une dizaine de minutes puis repartait dans l’autre sens.

— Que feront-ils lorsqu’ils auront terminé de ratisser cette parcelle ? se demanda Richard Wakefield.

Il regardait la carte informatique du secteur affichée sur une paroi.

— La dernière fois, ils ont emprunté une des voies qui séparent les cases de cet échiquier jusqu’à une fosse où ils ont déversé leurs ordures, répondit Francesca. Mais comme ils n’ont rien ramassé dans cette section il est impossible de prédire ce qu’ils feront ensuite.

— Êtes-vous tous convaincus que ce sont de simples éboueurs ?

— Tout le confirme, déclara David Brown. Quand Jimmy Pak a rencontré un crabe biote solitaire dans Rama I, sa conclusion a été la même.

— Nous commettons le péché d’orgueil, intervint Shigeru Takagishi.

Il prit le temps de mastiquer sa dernière bouchée et de l’avaler avant d’ajouter :

— Le Dr Brown n’a-t-il pas été un des premiers à déclarer que les humains ne pourraient jamais comprendre ce qui se passe à l’intérieur de ce vaisseau ? Vos propos me font penser à ceux des aveugles de ce vieux proverbe hindou. Ils touchent un éléphant et tous le décrivent de façon différente. Parce qu’ils n’ont tâté qu’une infime partie de l’animal, tous sont dans l’erreur.

— Vous ne croyez donc pas que ces crabes sont des employés de la voirie raméenne ? s’enquit Janos Tabori.

— Je trouve seulement présomptueux de conclure qu’ils ont pour unique fonction de ramasser les déchets. Nous manquons d’informations pour nous prononcer.

— Il est parfois indispensable d’extrapoler, insista le Dr Brown. Et même de spéculer, à partir d’un nombre de faits restreint. Vous savez que la science actuelle se fonde plus sur des probabilités que sur des certitudes.

— Avant de nous égarer dans un discours sur la méthodologie scientifique, j’ai une proposition amusante à vous faire, dit Janos.

Il sourit et se leva.

— À vrai dire, l’idée est de Richard mais j’en ai fait un jeu. Il se rapporte aux soleils.

Il leva sa tasse et but une gorgée d’eau.

— Depuis notre entrée dans Ramaland, il s’est produit trois changements radicaux dans son éclairage.

— Dehors ! Sortez-le ! cria Wakefield. Janos rit.

— D’accord, j’en viens à l’essentiel. Qu’ont fait les soleils de Rama ? Ils se sont allumés, éteints et rallumés. Quelle est la suite du programme ? Je propose d’alimenter une cagnotte avec, disons… vingt marks par tête. Chacun de nous essaiera de deviner ce que fera le système d’éclairage jusqu’à la fin de notre mission et celui qui tombera le plus près remportera la mise.

— Qui décidera du vainqueur ? demanda Reggie Wilson.

Il sommeillait et n’avait pas cessé de bâiller au cours de l’heure écoulée.

— Malgré l’intelligence développée des éminents personnages réunis autour de cette table je doute qu’un seul d’entre eux ait compris Rama, ajouta-t-il. Je pense que ce cycle n’obéit à aucun ordre logique. Ce vaisseau s’allume et s’éteint au hasard, sans raison.

— Couchez cette proposition par écrit et adressez-la au modem du général O’Toole. Richard et moi avons estimé qu’il serait le meilleur arbitre. À la fin de la mission, il comparera les faits aux prédictions et désignera celui qui aura gagné un dîner aux chandelles pour deux.

David Brown repoussa sa chaise.

— Est-ce tout, Tabori ? Si vous n’avez rien de plus important à nous dire, peut-être pourrions-nous débarrasser la table et passer aux choses sérieuses ?

— Eh, ne vous fâchez pas ! J’essayais simplement de détendre l’atmosphère, répliqua Janos. Nous sommes tous sur les nerfs…

Brown sortit de la hutte avant que Tabori n’eût terminé sa phrase.

— Quelle mouche le pique ? demanda Richard à Francesca.

— C’est cette partie de chasse qui le préoccupe, répondit-elle. Il s’est levé du pied gauche. Mais peut-être a-t-il pris conscience de ses responsabilités.

— À moins qu’il ne perde tout simplement les pédales, grommela Wilson en se levant à son tour. Je vais aller faire un petit somme.

Il sortait de la hutte, quand Nicole se rappela sa décision de contrôler les données biométriques de tous ses compagnons avant le début de la chasse. C’était simple. Elle n’avait qu’à rester près de chaque cosmonaute pendant les quarante-cinq secondes nécessaires au transfert des fichiers puis d’en prendre connaissance sur l’écran du moniteur. Si le fichier des urgences était vierge, tout allait pour le mieux. Ce fut le cas même pour Takagishi.

— Ça se présente assez bien, lui dit-elle à voix basse. Puis elle sortit. La hutte du Dr Brown se dressait à l’autre bout du camp et ressemblait comme les autres logements individuels à un chapeau pointu blanc cassé posé sur le sol. Toutes mesuraient deux mètres cinquante de hauteur et avaient une base circulaire de deux mètres de diamètre. Fabriquées en matériaux flexibles ultralégers, elles pouvaient être pliées et stockées facilement tout en ayant une solidité exceptionnelle. Nicole leur trouvait une certaine ressemblance avec les tipis des Indiens d’Amérique.

David Brown était à l’intérieur, assis en tailleur sur le sol devant le moniteur d’un ordinateur portatif. L’écran était occupé par un passage du chapitre que Takagishi avait consacré aux biotes dans son Atlas de Rama.

— Excusez-moi, docteur Brown, dit-elle en se penchant à l’intérieur.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il sans dissimuler son irritation.

— Je dois transférer les enregistrements de vos sondes. Je ne l’ai pas fait depuis la première sortie.

L’Américain fronça les sourcils, mais elle ne se laissa pas intimider. Il finit par hausser les épaules et grommeler avant de reporter son attention sur le moniteur. Nicole s’agenouilla près de lui et pressa une touche du scanner.

— Il y a des sièges pliants dans la hutte du matériel, lui rappela-t-elle en le voyant chercher une position plus confortable sur le sol.

Il feignit de ne pas l’avoir entendue. Pourquoi est-il aussi désagréable avec moi ? se demanda-t-elle. À cause de mon rapport sur Wilson et sur lui ? Non. Parce que je ne le traite pas avec assez de déférence, tout simplement.

Des données commençaient à défiler sur l’écran du scanner. Elle demanda un résumé des informations importantes.

— Votre tension a dépassé la normale à plusieurs reprises, au cours des dernières soixante-douze heures. Surtout aujourd’hui. C’est souvent un symptôme de nervosité.

Il interrompit sa lecture de l’article sur les biotes pour se tourner vers elle et regarder ce qui apparaissait sur le moniteur miniature, sans pouvoir en comprendre le sens.

— Ce graphique montre l’amplitude et la durée de vos excursions hors des normes prévues, expliqua Nicole. En soi, aucun de ces incidents n’est sérieux, mais l’ensemble m’inquiète.

— J’ai des soucis, marmonna-t-il.

David Brown l’observa pendant qu’elle demandait des informations qui corroboreraient ses déclarations. De nombreux fichiers d’urgence étaient pleins.

Les voyants du moniteur clignotaient.

— Quel est le scénario le plus pessimiste ? voulut-il savoir.

Elle le dévisagea.

— Une attaque, avec pour résultat la paralysie ou la mort. Si cet état persiste ou empire.

Il siffla.

— Que devrais-je faire ?

— En premier lieu, prendre du repos. Votre courbe métabolique révèle que depuis la mort du général Borzov vous n’avez dormi au total que onze heures. Pourquoi n’êtes-vous pas venu me parler de vos insomnies ?

— Je les ai attribuées à une surexcitation bien naturelle. J’ai d’ailleurs pris un somnifère, un soir, mais il est resté sans effet.

Nicole se renfrogna.

— Je ne me souviens pas de vous l’avoir prescrit. Il sourit.

— Bon sang, j’ai oublié de vous le dire. J’ai parlé de mes problèmes à Francesca Sabatini et elle m’a proposé une pilule. Je l’ai prise sans réfléchir.

— Quand ?

Elle demanda des informations complémentaires dans les tampons de stockage.

— Je ne sais plus. Je crois que c’était…

— Oh, voilà ! Dans l’analyse biochimique. Le 3 mars, le lendemain soir de la mort de Borzov, après que vous avez été élu commandant avec Heilmann. D’après les indications spectrométriques, je dirais que vous avez pris un seul cachet de Medvil.

— Mes sondes vous indiquent tout ça ?

— Pas tout à fait. Elle sourit.

— Il existe diverses interprétations possibles. Mais qu’avez-vous dit au cours du repas ? Il est parfois nécessaire d’extrapoler… et de spéculer.

Ils se fixèrent un moment. Est-ce de la peur ? se demanda-t-elle en essayant de traduire ce qu’elle lisait dans son regard. Il détourna la tête.

— Merci d’avoir dressé ce bilan de mon état de santé, docteur Desjardins. Je ferai à l’avenir tout mon possible pour me détendre et dormir un peu plus. Et veuillez m’excuser de ne pas vous avoir parlé de ce somnifère.

Il la congédia d’un geste de la main.

Nicole allait pour protester mais se ravisa. Il refuserait quoi qu’il en soit de suivre mes conseils, se dit-elle en revenant vers la hutte de Wilson, et son état n’est pas alarmant. Elle pensa aux deux dernières minutes de leur conversation, après qu’elle l’eut sidéré en identifiant le somnifère. Il y a quelque chose qui cloche. Qu’est-ce qui peut bien m’échapper ?

Elle entendit les ronflements de Reggie Wilson avant d’atteindre sa tente. Au terme d’un bref débat intérieur elle décida d’attendre qu’il eût fini sa sieste pour l’examiner. Elle regagna son abri et s’endormit à son tour.

* * *

— Nicole. Nicole Desjardins.

La voix s’infiltra dans son rêve et l’éveilla.

— C’est moi, Francesca. J’ai quelque chose à vous dire.

Elle s’assit lentement sur son lit de camp. La journaliste était déjà entrée dans sa hutte et arborait le plus amical de ses sourires, celui que Nicole avait cru réservé aux caméras.

— Je viens de parler à David, dit-elle en approchant du lit. Il m’a rapporté la conversation que vous avez eue après le déjeuner.

Nicole bâilla et posa les pieds sur le sol.

— J’ai été naturellement ennuyée d’apprendre qu’il avait des problèmes de santé, mais n’ayez aucune crainte… je n’en soufflerai mot. Ce qui m’ennuie, c’est que j’ai omis de vous tenir informée, pour ce somnifère. J’en suis sincèrement désolée.

Francesca parlait trop vite. Moins d’une minute plus tôt Nicole dormait profondément et rêvait qu’elle était de retour à Beauvois, et elle devait à présent écouter la confession en staccato de la cosmonaute italienne.

— Pourriez-vous m’accorder un instant de répit ? demanda-t-elle avec irritation.

Elle se pencha derrière l’autre femme pour prendre une tasse d’eau posée sur une petite table improvisée. Elle ; but lentement.

— Dois-je comprendre que vous m’avez réveillée en sursaut pour m’annoncer que vous aviez donné un somnifère au Dr Brown, ce que je savais déjà ?

— Oui, confirma son interlocutrice sans se départir de son sourire. Mais ce n’est pas tout. Je me suis aussi rappelé que je ne vous avais rien dit, pour Reggie.

Nicole secoua la tête.

— Je ne vous suis plus. Me parlez-vous de Wilson ? Francesca n’hésita qu’une seconde.

— Oui. N’êtes-vous pas allée l’examiner, après le repas ?

— Non, il dormait déjà et j’ai décidé de reporter son examen à plus tard. (Elle regarda sa montre.) Avant la réunion, dans une heure.

La journaliste semblait dans tous ses états.

— Quand David m’a appris que les sondes avaient signalé la présence du Medvil dans son organisme, j’ai cru…

Elle n’acheva pas sa phrase, pour ordonner ses pensées. Nicole attendit, patiemment.

— Reggie a commencé à se plaindre de maux de tête il y a plus d’une semaine. Peu après la jonction des deux appareils, juste avant le rendez-vous avec Rama. Nous étions bons amis et il me savait un peu pharmacienne – grâce à l’expérience acquise lors du tournage de mes documentaires sur les drogues – et c’est pourquoi il m’a demandé si je n’avais rien pour ses migraines. Je lui ai conseillé de s’adresser à vous, mais il a tant insisté que j’ai fini par lui donner du Nubitrol.

Nicole grimaça.

— C’est un produit bien trop puissant pour de simples céphalées. Certains de mes collègues pensent même qu’on ne devrait le prescrire que si tout le reste s’est révélé inefficace…

— Je le lui ai dit. Mais il a insisté. Vous ne le connaissez pas. Il est parfois impossible, de le ramener à la raison.

— Combien lui en avez-vous donné ?

— Huit cachets, deux cents milligrammes au total.

— Son comportement étrange ne m’étonne plus. Nicole se pencha pour prendre l’ordinateur de poche posé en bout de table. Elle accéda à la banque des données pharmacologiques et lut le paragraphe consacré au Nubitrol.

— Il n’y a pas grand-chose. Je demanderai à O’Toole de me connecter à l’encyclopédie médicale du bord. Mais je crois me souvenir que l’effet du Nubitrol se poursuit plusieurs semaines.

— Je l’ignorais, répondit Francesca.

Elle se pencha vers le moniteur et lut rapidement le texte. Irritée par tant de désinvolture, Nicole allait pour la remettre à sa place mais se ravisa avant d’ouvrir la bouche. Vous avez donc donné des drogues à David et Reggie, pensa-t-elle. Une image remonta à la surface de ses souvenirs : celle de cette femme qui tendait un verre de vin à Valeriy Borzov quelques heures avant sa mort. Elle eut un frisson. Devait-elle se fier à son intuition ?

Elle se tourna vers Francesca, l’expression sévère.

— N’y a-t-il rien d’autre que vous ayez à me dire, après avoir confessé que vous avez joué au docteur avec David et Reggie ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Avez-vous fourni des stupéfiants à d’autres membres de l’équipage ?

Nicole sentit son cœur s’emballer en voyant Francesca pâlir imperceptiblement puis hésiter un instant avant de lui répondre :

— Mais non, voyons. Bien sûr que non.

29. LA CHASSE

Le V.L.R. s’abaissait lentement sous l’hélicoptère. Janos Tabori utilisa son com pour demander :

— Quelle est la marge ?

— Une dizaine de mètres, lui répondit Richard Wakefield.

Il était sur le sol, à une centaine de mètres au sud de la berge de la mer Cylindrique. Au-dessus de lui le V.L.R. se balançait à l’extrémité de longs filins.

— Veillez à le déposer en douceur. Ses circuits électroniques sont fragiles.

Hiro Yamanaka réduisit la fourchette de tolérance du système de contrôle d’altitude pendant que Janos laissait filer les câbles de quelques centimètres à la fois.

— Contact ! cria Wakefield. Les roues arrière. Celles de devant sont toujours à un mètre.

Francesca Sabatini fit rapidement le tour du véhicule pour filmer son arrivée historique dans l’Hémicylindre sud de Rama. Entre eux et la falaise, non loin de la hutte qui leur servait de Q.G. temporaire, les autres cosmonautes achevaient les préparatifs de la partie de chasse. Irina Turgenyev installait le collet dans le deuxième hélicoptère. David Brown restait à l’écart pour s’entretenir par radio avec l’amiral Heilmann resté au camp Bêta. Les deux commandants revoyaient en détail leur projet de capture. Wilson, Takagishi et Desjardins assistaient en simples spectateurs à l’héliportage du V.L.R.

— Nous savons à présent qui est le vrai patron, dit Reggie Wilson à ses deux compagnons.

Il désigna le Dr Brown.

— Depuis notre départ rien n’a ressemblé autant à une opération militaire que cette maudite partie de chasse, mais c’est le scientifique qui la supervise pendant que l’amiral joue au standardiste.

Il cracha sur le sol.

— Seigneur, disposons-nous d’un matériel suffisant ? Deux hélicoptères, un V.L.R., des cages de trois types différents… sans parler de toutes ces caisses pleines de pièges électriques et mécaniques. Ces malheureux tourteaux n’ont aucune chance.

Le Dr Takagishi leva une paire de jumelles laser à ses yeux. Il repéra rapidement leur cible. Cinq cents mètres plus à l’est les biotes approchaient une fois de plus de la falaise. Rien n’avait changé, dans leur mode de déplacement.

— Tout ceci nous est indispensable à cause des incertitudes, commenta-t-il posément. Il est impossible de prédire ce qui va se passer.

— J’aimerais que les soleils s’éteignent, rit Wilson.

— Nous avons prévu cette éventualité, intervint sèchement David Brown avant de venir les rejoindre. Les carapaces de ces crabes ont été pulvérisées de peinture fluorescente et nous nous sommes munis d’une bonne réserve de fusées éclairantes. Nous nous sommes chargés de régler ces détails pendant que vous grommeliez parce que la dernière réunion traînait en longueur.

Il regarda son compatriote avec agressivité.

— Vous savez, Wilson, vous devriez essayer de… La voix d’Otto Heilmann interrompit sa phrase :

— Appel général ! Des nouvelles ! Des nouvelles toutes fraîches. Je viens d’apprendre par O’Toole qu’I.N.N. retransmettra en direct les images que nous lui fournirons. L’émission débutera dans vingt minutes.

— Excellent, commenta Brown. Nous serons prêts, d’ici là. Je vois Wakefield venir par ici dans le V.L.R.

Il jeta un coup d’œil à sa montre.

— Et les crabes devraient faire une fois de plus demi-tour dans quelques secondes. Au fait, Otto, êtes-vous toujours opposé à ma suggestion de capturer le biote de tête ?

— Oui, David. C’est trop dangereux. Le peu que nous savons laisse supposer que ses capacités sont plus grandes que celles de ses congénères. Pourquoi prendre des risques inutiles ? Quel que soit le crabe que nous ramènerons sur Terre, sa valeur scientifique sera inestimable, surtout s’il est en état de marche. Et rien ne nous empêchera de nous intéresser au chef par la suite.

— J’ai donc la majorité contre moi. Le Dr Takagishi et Tabori partagent votre point de vue, de même que le général O’Toole. Nous allons exécuter le plan B. Notre cible sera le numéro quatre, le biote sur la droite du dernier rang en approchant par-derrière.

Le V.L.R. qui transportait Wakefield et Sabatini arriva au camp en même temps que l’hélicoptère.

— Du bon travail, les gars, dit le Dr Brown à Tabori et Yamanaka qui sautaient à bas de leur engin. Faites une courte pause, Janos. Ensuite, vous irez vous assurer que Turgenyev est prête à partir avec le collet. Je veux tout le monde dans les airs dans cinq minutes.

« Parfait, ajouta-t-il en se tournant vers le reste de leur groupe. Le moment est venu. Wilson, Takagishi et Desjardins seront dans le V.L.R. avec Wakefield. Francesca, vous viendrez avec moi. Hiro montera dans le deuxième hélicoptère.

Nicole s’éloignait vers son véhicule quand Francesca lui demanda :

— Avez-vous déjà utilisé un truc de ce genre ?

La journaliste italienne lui tendait une caméra vidéo grosse comme un livre de poche.

— Il y a longtemps. Elle examina l’appareil.

— Une douzaine d’années. J’ai enregistré une des interventions cérébrales du Pr Delon. Je suppose…

— J’ai besoin d’un coup de main, l’interrompit Francesca. Je regrette de ne pas avoir songé à vous en parler plus tôt, mais je ne connaissais pas encore les détails de cette opération… Pour résumer, il me faut une deuxième caméra au niveau du sol, d’autant plus que nous serons en direct sur I.N.N. Je ne vous demande pas de réaliser des prodiges. Vous êtes la seule qui…

— Et Reggie ? Il est journaliste comme vous.

— Je doute qu’il accepte de me rendre un service. Le Dr Brown lui cria d’aller le rejoindre.

— M’aiderez-vous ? S’il vous plaît. Dois-je m’adresser à quelqu’un d’autre ?

Pourquoi pas ? s’interrogea Nicole. Je n’aurai rien d’autre à faire, s’il n’y a pas de blessés.

— Volontiers, répondit-elle.

— Merci mille fois !

L’autre femme lui donna le caméscope puis courut vers l’hélicoptère.

— Tiens, tiens ! commenta Wilson en voyant Nicole approcher avec la caméra. Notre médecin a été recruté par la star des journalistes. J’espère que vous avez exigé le minimum syndical.

— Ne soyez pas toujours bougon, Reggie. J’aime me rendre utile, quand c’est possible.

Wakefield mit le contact et ils partirent vers l’est et les biotes. C’était à dessein qu’ils avaient établi leur Q.G. dans le secteur « nettoyé » par les crabes car le sol compacté facilitait leur progression. Moins de trois minutes plus tard, ils arrivaient à une centaine de mètres de leurs proies. Wilson compara les deux hélicoptères qui tournaient en rond à des charognards survolant un animal à l’agonie.

Nicole utilisa le com du V.L.R. pour demander à Francesca :

— Que voulez-vous que je fasse, plus exactement ?

— Demandez à Wakefield de suivre un chemin parallèle au leur. Vous pourrez rester à leur hauteur un bon moment. Ce qu’il ne faut rater sous aucun prétexte, c’est l’instant où Janos refermera le collet.

— Tout est prêt, annonça Tabori. Nous n’attendons plus que le signal.

— Sommes-nous à l’antenne ? demanda Brown à Francesca.

Elle hocha la tête.

— Parfait. Alors, allons-y.

De l’autre hélicoptère se déroula un gros câble au bout duquel pendait une sorte de panier renversé.

— Janos va tenter de le faire tomber au centre de la carapace de notre proie, expliqua Wakefield à Nicole. Les côtés se rabattront autour et il n’aura qu’à tendre le filin pour soulever le biote, que nous mettrons en cage après notre retour au camp Bêta.

— Voyons à quoi ressemblent ces bestioles depuis l’endroit où vous êtes, demanda Francesca à Nicole.

Le V.L.R. roulait à côté des biotes. Nicole descendit en marche pour courir près d’eux. Elle fut tout d’abord effrayée. Elle ne les avait pas imaginés si gros et si étranges. Leurs reflets métalliques étaient semblables à ceux de ces façades froides de tant de nouveaux immeubles parisiens. Elle restait à seulement deux mètres de ces monstres. L’autofocus et le correcteur automatique de cadrage de la caméra se chargeaient du reste.

— Ne vous placez pas sur leur passage, l’avertit le Dr Takagishi.

Ce conseil était superflu, elle n’avait pas oublié quel sort ils avaient réservé au monticule de métal. La voix de Francesca s’éleva du récepteur du V.L.R. :

— Vos images sont excellentes, Nicole. Essayez de dépasser celui de tête, puis laissez-vous remonter lentement, de façon à filmer chaque rangée en enfilade.

Et, quand Nicole fut devant les biotes :

— Wow ! C’est superbe. Je comprends pourquoi nous avons emmené avec nous une championne olympique.

Janos fit deux tentatives infructueuses, mais à la troisième le collet se posa sur le dos du crabe numéro quatre et les rebords du panier, ou plutôt du filet rigide, se rabattirent sur le pourtour de sa carapace. Nicole était en sueur. Elle courait depuis cinq minutes.

— À présent, cadrez uniquement notre proie, lui dit Francesca. Approchez-vous autant que vous l’oserez.

Nicole réduisit l’écart qui la séparait du crabe le plus proche à environ un mètre. Elle manqua trébucher et eut des sueurs froides. Si je tombe et me retrouve sur leur passage, ils me transformeront en viande hachée. Elle cadrait leur cible quand Janos tendit le câble.

— Maintenant ! cria-t-il.

Le collet et sa prise se détachèrent du sol. Tout se passa très vite. Le crabe capturé utilisa ses pinces pour cisailler une maille du filet. Ses cinq congénères se figèrent un très bref instant puis se jetèrent sur le collet qui fut déchiqueté en moins de cinq secondes. Leur proie avait recouvré sa liberté.

Nicole ne pouvait en croire ses yeux. Son cœur s’emballait mais elle continuait de filmer. Le biote de tête s’assit sur le sol et ses congénères se regroupèrent autour de lui. D’une pince ils s’agrippèrent au crabe du centre et de l’autre à leur voisin de droite. Cinq secondes plus tard ils étaient assujettis les uns aux autres et totalement immobiles.

Ce fut Francesca qui rompit le silence.

— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle. Nous venons de donner des frissons à tous les habitants de la Terre.

Nicole sentit la présence de Richard Wakefield à son côté.

— Ça va ? lui demanda-t-il.

— Je crois.

Elle tremblait toujours. Ils regardèrent les biotes. Pas le moindre mouvement.

— Mêlée, commenta Reggie Wilson qui était resté dans le V.L.R. Le score est de 7 à 0 en faveur des biotes.

* * *

— Si vous êtes absolument convaincu qu’il n’y a pas de danger, j’accepte de continuer. Mais j’avoue que tenter un nouvel essai m’inquiète. Il est évident que ces machins peuvent communiquer entre eux et n’ont pas l’intention de se laisser capturer.

— Otto, Otto, répondit le Dr Brown, l’opération sera absolument identique à la précédente, mais avec un système de capture bien plus élaboré. Nous avons fixé à l’extrémité du câble une sphère d’où seront projetés des filins qui envelopperont la carapace de notre proie et se tendront de façon à empêcher ses congénères de glisser leurs pinces sous eux.

— Amiral Heilmann, ici le Dr Takagishi.

La voix qui s’élevait du com vibrait d’inquiétude.

— Je tiens à exprimer mon désaccord. Nous avons pu constater que nous ignorons tout sur ces créatures. Ainsi que l’a fait remarquer Wakefield, notre tentative de capture a déclenché un mécanisme d’autodéfense et nous ne savons pas ce qu’elles feront si nous recommençons.

— Nous en sommes tous conscients, docteur Takagishi, rétorqua Brown sans laisser à Heilmann le temps de répondre. Mais il existe d’autres considérations. Comme l’a dit Francesca, toute la population de la Terre nous observe. Vous avez entendu le commentaire de Jean-Claude Revoir… notre contribution à l’exploration de l’espace équivaut déjà à celle des premiers cosmonautes soviétiques et américains du XXe siècle. En outre, tout est en place pour cette partie de chasse. Si nous renonçons à ce stade et ramenons notre matériel à Bêta, nous aurons gaspillé beaucoup d’énergie et de temps. Pour conclure, il n’existe aucun danger évident et vous n’avez aucune raison de jouer à l’oiseau de mauvais augure. Les biotes ont simplement procédé à un repli en position défensive.

— Professeur Brown…

L’érudit japonais tenta un ultime appel à la raison :

— Regardez ce qui vous entoure. Essayez d’imaginer de quoi doivent être capables les entités qui ont créé un pareil vaisseau. Tenez compte du fait que nos actes sont peut-être, je dis bien peut-être, considérés comme l’équivalent d’une agression et portés à la connaissance des maîtres des lieux. En tant que représentants de l’humanité, nous risquons non seulement de courir à notre perte mais aussi de condamner l’ensemble de notre espèce…

— Balivernes, se moqua David Brown. Et dire qu’on m’a reproché de faire des spéculations insensées ! (Il se mit à rire.) C’est absurde. Tout démontre que ce Rama a le même but et les mêmes fonctions que le précédent. Il ne fait aucun cas de notre présence et que quelques robots se soient regroupés face à une menace ne signifie rien du tout. Il regarda autour de lui.

— J’estime que nous avons perdu suffisamment de temps en vaines discussions, Otto. Sauf objections de votre part, nous repartons à la chasse au biote.

Il y eut une brève hésitation sur la berge opposée de la mer Cylindrique, puis tous purent entendre l’amiral Heilmann lui répondre :

— Allez-y, David. Mais ne prenez pas de risques inutiles.

— Nous croyez-vous vraiment en danger ? demanda Hiro Yamanaka.

Il venait de s’adresser au Dr Takagishi pendant que Brown, Tabori et Wakefield étudiaient les nouvelles tactiques de capture.

Le pilote japonais regardait dans le lointain les structures massives de la cuvette sud, soudain conscient de leur vulnérabilité.

— Ce n’est qu’une possibilité, répondit son compatriote, mais il est insensé de courir…

— Insensé est le mot, intervint Reggie Wilson. Nous avons été les seuls à prendre position contre une pareille folie, vous et moi. Mais nos objections ont été tournées en ridicule, on nous a presque traités de lâches. J’aimerais qu’une de ces foutues machines défie l’honorable Dr Brown en duel. Ou, mieux, qu’un éclair s’abatte sur lui depuis une des tours que nous apercevons là-bas.

Il désigna du doigt la grande corne que Yamanaka avait observée un peu plus tôt puis ajouta d’une voix faussée par la peur :

— Ce qu’il y a ici nous dépasse. Je le sens dans l’atmosphère. Des puissances qu’aucun d’entre nous ne peut comprendre essayaient de nous informer d’un danger, mais nous refusons de tenir compte de leurs mises en garde.

Nicole se tourna vers les hommes qui poursuivaient leur réunion à une quinzaine de mètres de là. Les techniciens Wakefield et Tabori semblaient heureux de relever le défi représenté par la capture d’un biote. Elle se demanda si Rama avait véritablement pu leur adresser des avertissements. Balivernes, se dit-elle en reprenant l’expression de Brown. Elle frissonna malgré tout en se rappelant les crabes occupés à déchiqueter le filet métallique. Ma réaction est disproportionnée, et celle de Wilson également. Il n’existe aucune raison d’avoir peur.

Mais, comme elle regardait à l’aide des jumelles les biotes immobilisés à cinq cents mètres de distance, elle fut assaillie par une angoisse qu’elle ne put combattre. Les six crabes n’avaient pas bougé depuis près de deux heures et conservaient la même position défensive. Que veux-tu, Rama ? demanda-t-elle pour la énième fois. La question suivante la fit sursauter, car elle ne l’avait encore jamais formulée ainsi : Et combien d’entre nous reviendront sur Terre pour le dire ?

* * *

Pour cette deuxième tentative de capture Francesca voulait être aux premières loges, sur le sol à proximité des biotes. Comme la fois précédente, Turgenyev et Tabori étaient aux commandes de l’hélicoptère muni du système de capture. Yamanaka et Wakefield s’étaient installés dans l’autre appareil, avec Brown qui désirait que Richard pût lui donner des conseils. Francesca avait convaincu le technicien de prendre des vues aériennes qui compléteraient celles filmées par la caméra automatique de l’appareil.

Reggie Wilson conduisait le V.L.R. et emmenait les cosmonautes restés au sol vers les biotes.

— Voilà un boulot qui me convient, déclara-t-il. Chauffeur de maître.

Il leva les yeux vers la voûte de Rama.

— Vous entendez ça, les gars ? Je suis pluridisciplinaire. Je sais faire un tas de choses.

Il regarda Francesca qui était assise près de lui, à l’avant.

— Au fait, madame Sabatini, avez-vous l’intention de remercier Nicole pour son travail admirable ? Ce sont ses images qui ont captivé les téléspectateurs pendant votre dernière émission.

Occupée à vérifier son matériel, la journaliste ne prit pas la peine de lui répondre. Lorsque Reggie répéta sa question, elle déclara sans relever les yeux :

— Dois-je rappeler à M. Wilson que je n’ai pas sollicité ses conseils et que je n’ai pas besoin de lui pour savoir ce que j’ai à faire ?

— Fut un temps, tout était différent, grommela-t-il en secouant tristement la tête.

Il la regarda et constata qu’elle paraissait ne pas l’avoir entendu.

— Quand je croyais encore en l’amour, ajouta-t-il d’une voix plus forte. Avant que je ne découvre la trahison. Et l’ambition et l’égoïsme qui l’accompagnent.

Il vira brusquement sur la gauche et stoppa leur véhicule à une quarantaine de mètres à l’ouest des biotes. Francesca descendit sans dire un mot. Trois secondes plus tard elle utilisait la radio pour discuter avec David Brown et Richard Wakefield de la couverture vidéo, de la capture. Avec sa politesse coutumière, le Dr Takagishi remercia Reggie Wilson de lui avoir servi de chauffeur.

— Nous arrivons, cria Tabori depuis les airs.

Il positionna correctement le piège à la deuxième tentative. Il fit descendre la sphère d’environ vingt centimètres de diamètre perforée d’une douzaine de petits trous au centre de la carapace d’un des biotes situés sur le pourtour du groupe. De l’hélicoptère en vol stationnaire Janos adressait des instructions aux microprocesseurs du mécanisme. Des filins en jaillirent et s’enroulèrent autour de leur proie. Les autres crabes ne réagirent pas.

— Qu’en pensez-vous, inspecteur ? demanda Janos à Richard qui se trouvait à bord de l’autre appareil.

Wakefield étudiait l’étrange mécanisme. Le câble pendait à l’extrémité d’un bras qui saillait à l’arrière de l’hélicoptère. Quinze mètres en contrebas, la boule de métal reposait sur le dos du biote-cible et les filaments qui en sortaient avaient emmailloté la totalité de sa carapace.

— Tout me semble parfait, répondit-il. Il ne reste qu’une inconnue : votre appareil est-il assez puissant pour venir à bout de leur résistance collective ?

David Brown ordonna à Irina Turgenyev de soulever leur proie. La pilote augmenta progressivement la vitesse des pales et tenta de grimper. Le câble se tendit mais le groupe de biotes ne bougea qu’imperceptiblement.

— Soit ils sont très lourds, soit ils s’agrippent au terrain, déclara Richard. Essayez une secousse brutale.

La technique fut efficace et le bloc de crabes fut soulevé du sol. L’hélicoptère peinait à l’aplomb des biotes qui se balançaient lentement à quelques mètres du sol. Les deux créatures placées à l’opposé de la cible lâchèrent prise les premières et tombèrent dans la plaine où elles restèrent immobiles. Les trois autres résistèrent environ dix secondes avant de choir à leur tour. Les humains poussèrent des cris de joie et se congratulèrent pendant que l’hélicoptère prenait de la hauteur.

Francesca avait filmé la capture à une dizaine de mètres de distance. Quand les derniers biotes, dont leur chef, se retrouvèrent sur le sol, elle se pencha pour filmer l’appareil qui emportait leur proie vers la berge de la mer Cylindrique. Elle entendait crier depuis deux ou trois secondes, quand elle prit conscience que ces appels lui étaient adressés.

Les trois derniers biotes n’avaient pas été détruits par l’impact. Bien qu’endommagés, ils s’étaient remis en marche et pendant que la journaliste enregistrait le départ de l’hélicoptère celui de tête avait détecté sa présence. Il se dirigeait à présent vers elle, suivi de ses congénères.

Seuls quatre mètres les séparaient quand Francesca comprit qu’elle était passée du statut de chasseur à celui de gibier. Elle se tourna et s’enfuit à toutes jambes.

— Zigzaguez ! lui hurla Richard Wakefield par le com. Ces bestioles ne peuvent avancer qu’en ligne droite.

Francesca suivit ses conseils. Les crabes continuèrent de la suivre. L’adrénaline lui permit de les distancer de dix mètres, mais dès que les effets de la fatigue se firent sentir cette marge se réduisit. Elle glissa et faillit tomber. Le temps de recouvrer son équilibre et sa foulée, le biote de tête n’était plus qu’à trois mètres.

Dès qu’il comprit que les trois monstres avaient pris la journaliste en chasse, Reggie Wilson se précipita vers le V.L.R. Au volant de ce véhicule, il se dirigea vers la femme en accélérant à fond. Il avait l’intention de la faire monter à bord puis de la conduire en sécurité. Mais ses poursuivants la serraient de trop près pour que ce fût réalisable et il décida de les charger par le flanc. Le V.L.R. les percuta et il y eut un fracas métallique. Son idée était bonne. L’élan l’emporta avec les biotes sur plusieurs mètres. Francesca était hors de danger.

Mais les crabes n’étaient pas pour autant réduits à l’impuissance. Loin de là. Le chef avait une pince endommagée et un autre une patte en moins, mais ils se jetèrent aussitôt sur l’épave du véhicule qu’ils découpèrent puis débitèrent en fragments de plus en plus petits à l’aide de leur assortiment de poinçons et de râpes.

Reggie fut étourdi par le choc. Les monstres extraterrestres étaient bien plus lourds qu’il ne l’avait supposé et son véhicule venait de subir de sérieux dommages. Il tenta de fuir dès qu’il comprit que ses adversaires étaient toujours en état de marche, mais ne put se dégager. Le tableau de bord tordu par l’impact immobilisait ses jambes.

Il fut pris d’une incommensurable terreur, mais ce fut bref. Nul ne pouvait plus rien pour lui, désormais. Ses hurlements résonnèrent à l’intérieur du cylindre démesuré de Rama pendant les dix secondes nécessaires aux biotes pour le débiter en morceaux en même temps que son engin. Ils exécutèrent cette tâche avec méthode et rapidité. La caméra de Francesca et celle, automatique, de l’hélicoptère filmèrent les dernières secondes de son existence, auxquelles les téléspectateurs de la Terre purent assister en direct.

30. POST MORTEM II

Assise dans sa hutte du camp Bêta, Nicole ne pouvait effacer de son esprit l’horrible vision des traits de Reggie Wilson déformés par la terreur et la souffrance alors que les biotes le débitaient en morceaux. Elle essaya de penser à autre chose. Et maintenant ? se demanda-t-elle. Que va devenir notre mission ?

Il faisait à nouveau nuit, à l’extérieur. Les soleils de Rama s’étaient éteints trois heures plus tôt, après une période d’activité plus brève de trente-quatre secondes que « la veille ». Cette brusque extinction des feux aurait dû susciter de nombreux commentaires et bien des hypothèses, mais les cosmonautes n’avaient pas envie de discuter. Tous étaient obsédés par la mort épouvantable de leur collègue.

Leur réunion avait été reportée au lendemain matin, car David Brown et l’amiral Heilmann devaient participer à une interminable téléconférence avec les responsables de l’A.S.I. Nicole n’avait pas assisté à ces conversations, mais il ne lui était guère difficile d’en imaginer la teneur. Il existait une possibilité bien réelle pour que leur mission fût soudain interrompue. Le public le réclamerait sans doute à cor et à cri, après avoir assisté en direct à cette scène macabre…

Elle pensa à Geneviève qui avait dû voir à la télévision les biotes procéder au dépeçage méthodique du journaliste américain. Elle frissonna, puis se reprocha son égoïsme. C’est à Los Angeles que l’épreuve a dû être le plus pénible à supporter.

Elle avait rencontré les Wilson lors de deux réceptions organisées peu après que le comité de sélection eut annoncé qui participerait à cette expédition. Nicole se rappelait surtout Randy, un garçon de sept ou huit ans aux grands yeux et aux traits magnifiques. Il se passionnait pour le sport et lui avait demandé de lui dédicacer le plus précieux de ses trésors : un programme des jeux Olympiques de 2184 en parfait état de conservation. Elle avait ébouriffé ses cheveux et été récompensée par un sourire radieux.

Se représenter cet enfant assistant en direct à la mort de son père était pour elle insoutenable. Des larmes apparurent aux coins de ses yeux. Cette année a été pour toi un véritable cauchemar, mon pauvre garçon. Les montagnes russes de la vie. D’abord la joie en apprenant que ton père ferait partie de notre équipe, puis cette liaison ridicule avec Francesca et le divorce de tes parents, et pour finir cette horrible tragédie.

Elle se sentait déprimée et son esprit était trop en ébullition pour qu’elle pût trouver le sommeil. Elle avait besoin de compagnie et alla frapper doucement à la porte de la hutte voisine.

— Oui, qui est là ?

— Hai, Takagishi-san. C’est moi, Nicole. Puis-je entrer ?

Il vint lui ouvrir.

— Voilà une agréable surprise. Votre visite est-elle d’ordre professionnel ?

— Non, privé. Je ne pouvais pas fermer l’œil et j’ai pensé que…

— Vous êtes toujours la bienvenue, à toute heure du jour ou de la nuit, déclara le Japonais en souriant. Vous n’avez nul besoin d’une excuse.

Il la dévisagea plusieurs secondes puis ajouta :

— Je suis très ennuyé pour ce qui s’est passé. Je m’en sens responsable. J’aurais dû insister pour…

— Allons, Shigeru, ne soyez pas ridicule. Vous n’avez rien à vous reprocher. Au moins avez-vous osé intervenir. Je suis le médecin et je n’ai exprimé aucune réserve.

Elle parcourut la hutte du regard. À côté du lit de camp, posée sur un carré de tissu à même le sol, elle remarqua une étrange figurine blanc et noir. Elle alla jusqu’à cet objet et s’accroupit.

— Qu’est-ce ?

Le Dr Takagishi parut embarrassé. Il vint près d’elle et prit le petit poussah entre son index et son pouce.

— C’est un netsuke, un bibelot de ma belle-famille. Il est en ivoire, précisa-t-il en le tendant à Nicole. C’est le roi des dieux. Sa compagne, une reine tout aussi replète, se trouve sur la table de chevet de mon épouse, à Kyoto. Avant que les éléphants ne soient une espèce en voie de disparition, nombreux étaient ceux qui les collectionnaient. Mes beaux-parents en ont une collection magnifique.

Nicole regarda ce roi au sourire serein et débonnaire. Elle s’imagina la belle Machiko Takagishi, là-bas au Japon, et envia pendant quelques secondes la solidité de leurs liens conjugaux. C’est un réconfort, lorsqu’il se produit des événements aussi tragiques que la mort de Wilson, pensa-t-elle.

— Désirez-vous vous asseoir ? lui demanda-t-il.

Elle s’installa sur une caisse à côté du petit lit et ils discutèrent une vingtaine de minutes. Ils évoquèrent surtout des souvenirs de famille et s’ils firent quelques références détournées au drame de l’après-midi ils prirent soin de ne pas parler de Rama et de la suite de leur mission. Ce dont ils avaient tous deux besoin, c’était d’être réconfortés par des images de la vie quotidienne sur la Terre.

Takagishi termina son thé et posa sa tasse sur la petite table, à côté de celle de Nicole.

— Et maintenant, dit-il, je voudrais présenter au docteur Desjardins une requête qu’elle trouvera peut-être étrange. Auriez-vous l’amabilité d’aller chercher votre scanner biométrique et de m’accorder une consultation ?

Elle allait pour rire mais s’en abstint en remarquant la gravité de son collègue. Lorsqu’elle revint avec l’appareil quelques minutes plus tard, le Dr Takagishi lui révéla la raison de sa demande.

— Cet après-midi, j’ai ressenti deux douleurs violentes dans la poitrine. C’était au cours de ces moments d’effervescence, après que Wilson eut chargé les biotes, quand j’ai compris que…

Il n’acheva pas sa phrase.

Elle hocha la tête et utilisa le scanner.

Ils n’échangèrent pas une parole pendant les trois minutes suivantes. Nicole consulta des fichiers et fit apparaître des courbes et des graphiques sur le petit moniteur. Lorsqu’elle eut terminé, elle se tourna vers son patient, la bouche incurvée par un sourire sans joie.

— Vous avez subi une crise cardiaque bénigne, lui dit-elle. Peut-être deux, à brefs intervalles. Et votre cœur bat irrégulièrement depuis.

Elle put constater qu’il n’en était pas surpris.

— Je suis désolée. J’ai ici quelques médicaments que je peux vous prescrire, mais à titre provisoire seulement. Nous devrons retourner à bord de Newton pour traiter efficacement le problème.

Il sourit à son tour, tout aussi tristement.

— Eh bien, si nos prédictions sont correctes le jour se lèvera dans une douzaine d’heures. Je suppose que nous pourrons alors rentrer à bord.

— Je vais aller de ce pas en parler à Brown et à Heilmann. Nous partirons dès l’aube.

Il se pencha et prit sa main.

— Merci, Nicole.

Elle se détourna. Ses yeux étaient humides de larmes, pour la deuxième fois en moins d’une heure. Nicole sortit de la hutte de Takagishi et se dirigea vers celle de David Brown afin de l’informer de l’évolution de la situation.

* * *

— Ah, c’est vous ! entendit-elle. Elle reconnut la voix de Wakefield.

— Je vous croyais endormie. J’ai des révélations à vous faire.

— Salut, Richard, dit-elle à la silhouette qui émergeait des ténèbres avec une lampe torche.

— Je ne pouvais dormir. J’étais harcelé par un trop grand nombre d’images macabres et j’ai décidé d’occuper mon esprit en me penchant sur votre problème, expliqua-t-il avant de sourire. Trouver la solution a été encore plus facile que je ne le pensais. Pouvez-vous venir dans ma hutte, pour écouter mes explications ?

Nicole était déconcertée. Elle pensait toujours à ce qu’elle dirait à Brown et Heilmann au sujet de Takagishi.

— Vous n’avez pas oublié, j’espère ? Je parle de la défaillance de RoChir.

— Vous voulez dire que vous avez étudié la question ? Ici ?

— Bien sûr. Je n’ai eu qu’à demander à O’Toole de me communiquer les données nécessaires. Venez, que je vous montre.

Elle estima que son entretien avec le Dr Brown pouvait attendre et suivit Richard. En chemin, il alla frapper à la porte d’une autre hutte.

— Eh, Tabori, devinez qui j’ai croisé dans les ténèbres ? Notre charmante doctoresse, sortie prendre un bol d’air. Souhaitez-vous vous joindre à nous ?

Il se tourna vers Nicole, pour préciser :

— Je lui en ai déjà touché deux mots. Tout était éteint, chez vous, et je vous ai crue endormie.

Janos sortit moins d’une minute plus tard. Sa démarche manquait d’assurance mais il sourit à Nicole.

— Entendu, Wakefield, dit-il. Mais ne perdons pas de temps. J’étais sur le point de m’assoupir.

Une fois dans sa hutte l’ingénieur britannique expliqua avec une autosatisfaction évidente ce qui était arrivé au robot-chirurgien quand le module Newton avait été soumis à cet effet de couple inattendu.

— Vous aviez raison, Nicole. RoChir a bien reçu des ordres manuels qui ont rendu inopérants les algorithmes de protection. Mais ils n’ont pas été donnés avant la manœuvre de Rama.

Il sourit et la dévisagea pour s’assurer qu’elle assimilait ses propos.

— Quand Janos est tombé et a heurté le boîtier de commande, trois instructions ont été enregistrées. RoChir les a assimilés à des ordres. Il a été informé qu’il y avait des instructions manuelles dans la file d’attente. Elles étaient naturellement sans queue ni tête mais il n’avait pas la possibilité de s’en rendre compte.

« Voilà qui devrait vous permettre de mieux comprendre quels cauchemars troublent le sommeil des concepteurs de logiciels. Il est impossible de prévoir tous les cas de figure. Les auteurs de celui-ci ont mis en place des protections contre une instruction incohérente entrée par inadvertance – au cas où quelqu’un effleurerait le boîtier en cours d’intervention, par exemple – mais pas plusieurs. La commande manuelle ne doit servir qu’en cas d’urgence et elle a donc un statut prioritaire. Elle provoque une interruption dans l’exécution du programme. Comme le risque d’erreur est évident, le système peut rejeter tout ce qui lui semble « absurde » et passer à la suite.

— Désolée, mais je ne vous suis pas, avoua Nicole. Comment a-t-on pu structurer ce logiciel pour qu’il rejette une commande douteuse mais pas plusieurs ? Je croyais que ces microprocesseurs fonctionnaient en mode sériel.

Richard alluma son ordinateur de poche et utilisa ses notes. Des nombres s’alignèrent en rangées et colonnes sur l’écran.

— Voilà les opérations effectuées par RoChir après l’enregistrement des ordres manuels dans le tampon d’entrée.

— Elles se répètent à sept instructions d’intervalle, remarqua aussitôt Janos.

— Absolument, confirma Richard. RoChir a essayé trois fois d’exécuter la première. Il n’y est pas parvenu et est passé à la suivante, comme l’ont souhaité les concepteurs de ce logiciel…

— Mais pourquoi est-il revenu ensuite au début ? voulut savoir Tabori.

— Parce que les auteurs de ce programme n’ont pas envisagé qu’il pourrait y avoir plusieurs ordres erronés en attente dans le tampon d’entrée. Ou tout au moins n’ont-ils pas jugé utile d’installer des protections en prévision d’une telle éventualité. Après l’exécution ou le rejet d’une instruction, le système s’assure qu’il n’y a plus rien dans la mémoire tampon. Si elle est vide, le programme reprend à l’interruption. S’il y a quelque chose, l’instruction douteuse est mise en attente pendant que la suivante est traitée. En cas d’annulations successives, une sous-routine de protection contre les pannes matérielles commute le système sur des microprocesseurs de secours qui prennent la relève pour essayer d’exécuter ces ordres manuels. C’est très simple. Prenons le cas d’un…

Nicole écouta Richard et Janos parler de redondances, de stockage d’instructions et de files d’attente. Ses connaissances en informatique ne lui permettaient pas de suivre leurs explications.

— Un instant, intervint-elle, je me sens à nouveau perdue. Vous semblez oublier que je ne suis pas une technicienne. Ne pourriez-vous pas vous exprimer en termes compréhensibles par les profanes ?

— Excusez-moi, Nicole, dit Wakefield. Savez-vous ce qu’est un système informatique à priorité d’interruption ?

Elle hocha la tête.

— Et savez-vous comment sont établies ces dernières ? Alors, c’est parfait. L’explication est très simple. L’horloge qui gère les protections contre les problèmes signalés par l’accéléromètre et le scanner stéréoscopique a une priorité inférieure à celle qui transmet les ordres manuels tels que ceux que Janos a accidentellement saisis en tombant. Le programme s’est retrouvé coincé dans une boucle et n’a pu être interrompu par les sous-systèmes de sécurité. C’est pour cela que le scalpel ne s’est pas arrêté.

Nicole était désappointée. L’explication était claire et elle n’avait à aucun moment souhaité obtenir la preuve que Janos ou quelqu’un d’autre avait commis une erreur, mais la solution lui paraissait trop simple pour justifier le temps et l’énergie qu’elle avait consacrés au problème. Elle s’assit sur le lit.

— Au temps pour mon mystère. Richard vint s’asseoir près d’elle.

— Ne vous laissez pas abattre, lui dit-il. C’est une bonne nouvelle. Au moins avons-nous la certitude qu’aucune erreur n’a été commise pendant l’initialisation. Il existe une explication logique à tout ce qui s’est produit.

— Formidable, répliqua-t-elle sur un ton sarcastique. Mais ce n’est pas ce qui rendra la vie au général Borzov. Ni à Reggie Wilson.

Elle pensa à l’étrange conduite du journaliste américain au cours de ses derniers jours d’existence et se rappela sa conversation avec Francesca.

— Dans un domaine différent, vous n’auriez pas entendu Borzov se plaindre de migraines ou d’autres malaises ? Plus particulièrement avant ou pendant le banquet ?

Wakefield secoua la tête.

— Non, répondit Janos. Pourquoi posez-vous cette question ?

— Eh bien, j’ai demandé au diagnosticien portable de dresser la liste des causes possibles de tels symptômes, à partir des données biométriques et en tenant compte du fait qu’il ne pouvait s’agir d’une appendicite. Une réaction à une drogue vient en tête avec soixante-deux pour cent de probabilités. Une allergie à un médicament n’est donc pas à exclure.

— Vraiment ? fit Janos dont la curiosité venait d’être aiguillonnée. Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— J’ai voulu le faire… plusieurs fois, répondit-elle. Mais vous ne sembliez pas désirer en parler. Rappelez-vous quand je suis passée dans votre cabine, le lendemain de la mort du général. Votre réaction m’a laissé supposer que vous ne teniez pas à aborder ce sujet…

— Bonté divine, les êtres humains ont décidément de sacrés problèmes de communication. J’avais mal au crâne, tout simplement. Je n’aurais jamais cru que vous en arriveriez à de telles conclusions.

— À propos de communication, dit-elle en se levant, il faut encore que je passe voir le Dr Brown et l’amiral Heilmann avant d’aller me coucher.

Elle regarda Wakefield.

— Merci pour votre aide, Richard. J’aimerais pouvoir vous dire que je me sens soulagée.

Elle s’approcha de Janos.

— Je suis sincèrement désolée. Je regrette de ne pas avoir effectué cette enquête avec vous. Cela m’aurait certainement fait gagner du temps…

— Je vous en prie, n’y pensez plus, dit-il. Venez, nous allons pouvoir faire un bout de chemin ensemble.

* * *

Nicole entendit la conversation qui se déroulait dans la hutte avant de l’atteindre. David Brown, Otto Heilmann et Francesca Sabatini discutaient de la réponse qu’ils donneraient aux dernières directives de l’A.S.I.

— Leur réaction est disproportionnée, disait Francesca. Et ils s’en rendront compte dès qu’ils auront eu le temps d’y réfléchir. Ce n’est pas la première fois qu’on déplore la mort d’un homme dans le cadre d’une telle mission.

— Mais ils nous ont ordonné de regagner Newton au plus tôt, protesta l’amiral.

— Nous les contacterons pour leur expliquer pourquoi nous devons explorer New York au préalable. Takagishi prévoit que la mer commencera à fondre dans un ou deux jours et nous avons entendu quelque chose, l’autre nuit, même si David refuse d’en faire cas.

— Je ne sais pas, Francesca… commença Brown avant de remarquer qu’on frappait. Qui est là ?

Il avait posé cette question avec une irritation évidente.

— La cosmonaute Desjardins. Je souhaite vous entretenir d’un cas…

— Écoutez, Desjardins, nous sommes occupés. Ça ne peut pas attendre demain ?

Entendu, se dit Nicole. Je ne suis pas pressée. Elle n’était pas impatiente de lui fournir des explications sur les problèmes cardiaques de Takagishi.

— Bien reçu, fit-elle à haute voix.

D’avoir employé cette expression la fit rire.

Quelques secondes plus tard elle entendit la discussion reprendre derrière elle. Elle regagna sa hutte, sans se hâter. Quoi qu’il en soit, la journée de demain ne pourra pas être pire que celle-ci, conclut-elle en se glissant dans son lit.

31. LE PRODIGE D’ORVIETO

— Bonne nuit, Otto, dit David Brown à l’amiral qui sortait de sa hutte. À demain matin.

Il bâilla, s’étira, puis regarda sa montre. Si leurs prévisions étaient exactes, les soleils se rallumeraient dans guère plus de huit heures.

Il retira sa combinaison et but un verre d’eau. Il venait de s’allonger quand Francesca entra.

— Nous avons de nouveaux problèmes, David, dit-elle avant de lui donner rapidement un baiser. Je viens de discuter avec Janos. Nicole sait que nous avons drogué Valeriy.

— Quoi ! s’exclama Brown en s’asseyant sur son lit. Comment l’a-t-elle découvert ? Il était impossible…

— Les sondes de Borzov ont détecté des modifications de son métabolisme et elle a correctement interprété ces indications. Elle vient d’en informer Tabori.

— J’espère que tu ne t’es pas trahie ? Il est impératif que…

— Pour qui me prends-tu ? Janos ne se doute de rien.

— Maudite fouineuse et maudites sondes, grommela Brown en se massant le visage. Quelle journée ! D’abord cet imbécile de Wilson qui joue au héros et maintenant ceci… Je t’avais dit qu’il fallait détruire tous les enregistrements de l’intervention chirurgicale. Il aurait été facile de les effacer et rien…

— Elle disposerait malgré tout des données biométriques, qui suffisent pour nous faire incriminer. Seul un génie pourrait reconstituer les faits à partir des mémoires de RoChir.

Elle s’assit et attira la tête de l’homme contre sa poitrine.

— Nous avons agi avec bon sens. Toute intervention de notre part aurait certainement éveillé les soupçons de l’A.S.I. Non, notre seule erreur a été de sous-estimer Nicole Desjardins.

Le Dr Brown se dégagea et se leva. Il se mit à faire les cent pas.

— Bordel, c’est ta faute, Francesca. Je n’aurais jamais dû t’écouter. Je savais…

— Tu savais que tu ne participerais pas à la première sortie dans Rama, l’interrompit-elle sèchement. Tu savais que les millions de marks promis te passeraient sous le nez si tu restais à bord de Newton.

Il interrompit ses allées et venues pour se tourner vers Francesca, qui ajouta sur un ton moins agressif :

— Tu savais aussi que j’avais intérêt à ce que tu nous accompagnes et que je ferais tout pour t’aider.

Elle prit ses mains et l’attira vers le lit.

— Assieds-toi, David. Nous en avons déjà discuté je ne sais combien de fois. Nous ne sommes pas responsables de la mort du général. Le produit que nous lui avons administré reproduisait simplement les symptômes d’une appendicite. Cette décision, nous l’avons prise ensemble. Si Rama ne s’était pas déplacé au même instant et si le robot-chirurgien avait fonctionné correctement, tout se serait déroulé comme nous l’avions prévu. Borzov se remettrait de cette opération à bord de Newton et nous mènerions l’exploration de Rama à notre guise.

Il dégagea ses mains.

— Je me sens… malpropre. Je n’avais jamais rien fait de répréhensible, auparavant. Que ça nous plaise ou non, nous portons notre part de responsabilités dans le décès de Borzov, et peut-être aussi dans celui de Wilson. On pourrait nous inculper.

Il secoua la tête, désemparé.

— Je suis un chercheur, ajouta-t-il. Que m’est-il arrivé ? Comment ai-je pu me laisser entraîner dans une histoire pareille ?

— Épargne-moi ces salades sur ton intégrité, tu veux ? rétorqua-t-elle sèchement. Et cesse un peu de te mener en bateau. Tu oublies que tu as volé la plus importante découverte astronomique de la décennie à une de tes étudiantes, que tu as ensuite épousée pour la réduire au silence. Si tu as été un jour honnête, ça remonte à un lointain passé.

— Tu es injuste. J’ai toujours respecté les principes, sauf…

— Quand le jeu en valait la chandelle. Arrête tes conneries !

Elle se leva et fit à son tour les cent pas.

— Les hommes sont tous des hypocrites. Vous vous cherchez des justifications abracadabrantes pour préserver l’image que vous avez de vous-mêmes. Vous refusez de vous voir tels que vous êtes et d’admettre vos véritables buts. La plupart des femmes sont plus sincères. Nous reconnaissons nos ambitions, nos désirs, même nos besoins les plus vils. Nous admettons nos faiblesses. Nous nous voyons telles que nous sommes, pas telles que nous voudrions être.

Elle revint vers le lit pour reprendre les mains de David dans les siennes.

— Ne vois-tu pas, mon chéri ? Toi et moi, nous sommes semblables. Notre alliance est basée sur le plus solide des liens… l’intérêt réciproque. Nos objectifs sont les mêmes… puissance et célébrité.

— C’est ignoble…

— Mais vrai. Même si tu refuses de l’admettre. Ne vois-tu pas que tes hésitations sont dues à ton incapacité d’admettre quelle est ta véritable nature ? Regarde-moi. Je sais ce que je veux et donc ce que je dois faire. J’obéis à la logique qui découle de mes choix.

Le physicien américain resta assis sans rien dire pendant un long moment. Finalement, il se tourna et baissa la tête pour la laisser reposer sur l’épaule de la femme.

— D’abord Borzov, et à présent Wilson. Je regrette tant tout ce qui est arrivé.

— On ne peut pas réécrire le passé, David. Nous sommes allés trop loin pour renoncer, et la réussite est désormais à notre portée.

Elle se pencha et lui retira sa chemise.

— La journée a été longue et éprouvante, fit-elle. Essayons d’oublier nos soucis.

Il ferma les yeux. Francesca caressa son visage et sa poitrine.

Elle l’embrassa lentement, puis se redressa soudain afin de retirer ses propres vêtements.

— Vois-tu, ajouta-t-elle, tant que nous serons unis, nous nous communiquerons nos forces.

Elle l’obligea à rouvrir les yeux.

— Vite, dit-il avec impatience. J’étais déjà…

— Ne t’inquiète pas, répondit-elle en faisant lascivement glisser sa culotte. Avec moi, tu n’as jamais eu de problèmes.

Ce fut en souriant qu’elle écarta les genoux de son partenaire et attira sa tête entre ses seins.

— Je ne suis pas Elaine, conclut-elle en tirant sur le caleçon de Brown avec sa main libre.

* * *

Elle dévisagea l’homme qui dormait près d’elle. Le sourire insouciant d’un adolescent remplaçait la tension et l’angoisse qui tendaient ses traits quelques minutes plus tôt. Tout est si simple, pour eux, pensa-t-elle. Il leur suffit d’atteindre l’orgasme pour oublier tous leurs soucis. J’aimerais que ce soit aussi facile pour nous.

Elle se leva et s’habilla en veillant à ne pas faire de bruit pour ne pas le réveiller. Mais nous voici confrontés à un grave problème qu’il convient de régler au plus tôt. Et cette fois la tâche est bien plus délicate car nous avons affaire à une femme.

Elle sortit dans les ténèbres de Rama. Quelques lumières brillaient près de la hutte où ils stockaient leur matériel, à l’autre bout du camp, mais le reste de ce monde était plongé dans l’obscurité. Tous dormaient.

Elle alluma sa torche et s’éloigna vers le sud, en direction de la mer Cylindrique.

Que voulez-vous, madame Nicole Desjardins ? Et quelle est votre faiblesse, quel est votre talon d’Achille ? Francesca consacra quelques minutes à dresser la liste de ce qu’elle savait sur cette femme, à la recherche de quelque chose qu’elle pourrait exploiter. Ce n’est ni l’argent ni le sexe. Pas avec moi, tout au moins. Elle rit. Et pas non plus avec David. La répulsion qu’il lui inspire est évidente.

Le chantage ? se demanda-t-elle en atteignant la falaise. Elle se rappela la réaction de Nicole lorsqu’elle l’avait interrogée sur l’identité du père de Geneviève. Ce serait sans doute la solution… mais il faudrait pour cela que je connaisse la réponse à cette question.

Elle se retrouvait dans une impasse. Il n’existait aucun moyen de réduire Nicole Desjardins au silence. D’ici, les lumières du camp étaient à peine visibles. Elle éteignit sa torche et s’assit au bord de la paroi verticale.

Ses pieds se balançaient dans le vide et de rester ainsi avec les jambes pendantes au-dessus des flots gelés de la mer Cylindrique lui rappela son enfance, à Orvieto. Elle avait fumé sa première cigarette à l’âge de onze ans, malgré les innombrables mises en garde qui lui étaient adressées. Ensuite, chaque jour après l’école, elle descendait les ruelles de la ville jusqu’à la plaine qui s’étendait en contrebas et allait s’asseoir sur la berge du cours d’eau pour fumer : un acte de rébellion solitaire. Au cours de ces instants d’oisiveté elle se réfugiait dans un monde imaginaire plein de châteaux et de princes, un lieu situé à des millions de kilomètres de sa mère et de son beau-père.

Ces souvenirs réveillèrent en elle un irrésistible besoin de fumer. Les pilules de nicotine qu’elle prenait depuis le début de la mission ne comblaient que le manque physique. Elle rit et glissa la main dans une poche de sa combinaison. Francesca avait emporté trois cigarettes dans un étui spécial qui assurait leur parfaite conservation. Elle avait pris cette précaution avant de quitter la Terre, « en prévision d’un cas d’urgence »…

Fumer à onze ans était un acte de rébellion envers son entourage, en faire autant à bord d’un vaisseau spatial extraterrestre représentait un défi encore plus grand. Elle eut envie de hurler de joie lorsqu’elle rejeta sa tête en arrière et souffla la fumée dans l’atmosphère raméenne. Cet acte lui procurait une sensation de liberté et rendait moins préoccupante la menace que Nicole Desjardins faisait peser sur eux.

Elle se rappela la solitude profonde de cette jeune fille qui descendait furtivement les pentes du vieil Orvieto, avec l’horrible secret qu’elle gardait scellé au fond de son cœur. Francesca n’avait jamais parlé à personne des agissements de son beau-père, surtout pas à sa mère, et elle n’y pensait plus que rarement. Mais à présent qu’elle restait assise au bord de la mer Cylindrique les angoisses de son enfance revenaient l’assaillir.

C’était peu après mon onzième anniversaire, pensa-t-elle en remontant le temps de dix-huit années. Au début, je ne comprenais même pas ce qu’il me voulait. Elle tira sur sa cigarette. Pas même lorsqu’il a commencé à m’offrir des cadeaux sans raison.

Son beau-père était le directeur de leur nouvelle école et il ne lui avait jamais accordé la moindre attention jusqu’au jour où elle avait passé sa première série de tests d’aptitude et obtenu les meilleurs résultats d’Orvieto. Elle se situait en dehors des normes, elle entrait dans la catégorie des prodiges. Cet homme avait épousé sa mère dix-huit mois plus tôt et eu depuis des jumeaux avec elle. Pour lui, Francesca n’avait été jusqu’alors qu’une gêne, une bouche inutile à nourrir, un élément du mobilier de sa femme.

Il est devenu attentionné envers moi. Puis maman est partie voir tante Clara. Des souvenirs pénibles s’engouffrèrent dans son esprit, comme l’eau d’un torrent. Elle se remémora l’haleine vineuse de son beau-père, le contact de son corps moite de sueur contre le sien, ses pleurs après qu’il fut ressorti de sa chambre.

Le cauchemar avait duré plus d’un an. Il lui imposait ses volontés chaque fois que sa mère s’absentait. Puis un soir, alors qu’il remettait ses vêtements et regardait ailleurs, Francesca avait abattu sur son crâne une batte de baseball en aluminium. Son beau-père s’était effondré sur le sol, le cuir chevelu ensanglanté et inconscient. Elle l’avait tiré dans le séjour et laissé dans cette pièce.

Il n’a plus jamais osé me toucher, ensuite. Elle écrasa son mégot. Nous sommes devenus des étrangers qui vivaient dans la même maison et j’ai passé de plus en plus de temps avec Roberto et ses copains. J’attendais une opportunité. J’étais prête à la saisir, quand Carlo est arrivé.

* * *

C’était l’été 2184. Âgée de quatorze ans, Francesca flânait à longueur de journée dans les parages de la grand-place. Son cousin Roberto venait d’être agréé en tant que guide de la cathédrale d’Orvieto. Le vieux Duomo, la principale attraction touristique de la ville, avait été construit par phases successives à partir du XIVe siècle. Cette église était un chef-d’œuvre artistique et architectural. Les fresques de Luca Signorelli qui ornaient la chapelle San Brizio étaient considérées comme les plus beaux exemples de la peinture imaginative du XVe siècle hors du musée du Vatican.

Devenir un guide officiel du Duomo relevait de l’exploit, surtout à dix-neuf ans. Elle était fière de Roberto, qui l’autorisait parfois à l’accompagner si elle s’engageait à ne pas le mettre dans l’embarras par ses traits d’esprit.

Un jour d’août, en début d’après-midi, une limousine s’était arrêtée sur la piazza et le chauffeur avait demandé un guide à l’office du tourisme. Son passager n’avait pas pris de réservation et seul Roberto était disponible. Ce fut avec une vive curiosité que Francesca regarda l’homme élégant, en fin de trentaine ou début de quarantaine, qui descendit de l’arrière de la voiture et alla se présenter à son cousin. Les véhicules automobiles étaient interdits depuis près d’un siècle dans le haut Orvieto, sauf sur autorisation spéciale, et il en découlait que ce visiteur sortait de l’ordinaire.

Comme toujours, Roberto commença la visite par les bas-reliefs de Lorenzo Maitani qui ornaient les portails de l’église. Toujours curieuse, Francesca se tenait de côté et fumait sans rien dire pendant que son cousin fournissait des explications sur les personnages démoniaques ciselés au pied d’une des colonnes.

Il désigna un groupe de figures dantesques.

— C’est une des premières représentations de l’enfer. Au XIVe siècle, on s’imaginait un tel lieu en fonction d’une interprétation littérale de la Bible.

— Ah ! s’exclama Francesca.

Elle laissa tomber sa cigarette sur les pavés pour venir vers Roberto et le touriste séduisant.

— C’était surtout une vision typiquement masculine de l’enfer. Vous pouvez noter que la plupart des démons ont des seins et que la majorité des péchés représentés sont à caractère sexuel. Les hommes sont depuis toujours convaincus qu’ils ont été créés parfaits et que leurs instincts les plus vils leur sont inspirés par les femmes.

Le visiteur semblait sidéré par l’apparition de cette adolescente dégingandée qui soufflait de la fumée par sa bouche. Sa beauté et son esprit paraissaient le fasciner. Qui était-elle ?

— Je vous présente ma cousine Francesca, dit Roberto, rendu nerveux par son intervention.

— Carlo Bianchi, déclara l’homme en présentant sa main.

Sa paume était moite. Francesca le dévisagea et sut qu’elle l’intéressait. Elle sentit son cœur s’emballer.

— Si vous vous en tenez à Roberto, vous n’aurez droit qu’à la version officielle. Il a pour instructions de censurer les détails les plus croustillants.

— Et vous, mademoiselle…

— Francesca.

— Et vous, Francesca, avez-vous autre chose à me proposer ?

Elle lui adressa le plus enjôleur de ses sourires.

— J’ai beaucoup lu et je connais par cœur la vie des artistes qui ont travaillé ici, surtout celle de Luca Signorelli. Elle fit une brève pause puis ajouta :

— Saviez-vous par exemple que Michel-Ange est venu à Orvieto pour étudier les nus de ce peintre avant de débuter le plafond de la chapelle Sixtine ?

— Non, je l’ignorais, avoua Carlo qui se mit à rire, déjà sous son charme. Mais cette lacune est désormais comblée. Venez. Joignez-vous à nous. Vos commentaires compléteront ceux de votre cousin.

Elle se sentait flattée par les regards qu’il lui adressait. Il semblait l’évaluer, comme une toile de maître ou un collier de pierres précieuses. Il laissait ses yeux s’attarder sur la silhouette de la jeune fille qui était aiguillonnée par ses rires et s’autorisait des remarques de plus en plus audacieuses.

— Voyez-vous la malheureuse qui est à califourchon sur le dos de ce démon ? demanda-t-elle alors qu’ils admiraient l’incroyable ménagerie de génies des fresques de Signorelli à l’intérieur de la chapelle San Brizio. Elle semble faire la bête à deux dos avec lui, n’est-ce pas ? Eh bien, savez-vous de qui il s’agit ? Cette fille nue n’est autre que la petite amie du peintre. Il travaillait ici jour après jour, et comme elle commençait à s’ennuyer ferme elle s’est envoyé un ou deux ducs pour se changer les idées. Luca n’a pas apprécié et a décidé de régler ses comptes avec elle en la condamnant à chevaucher un démon jusqu’à la fin des temps.

Lorsqu’il cessa de rire, Carlo lui demanda si elle pensait que cette punition était juste.

— Absolument pas, répliqua l’adolescente de quatorze ans. C’est un nouvel exemple du machisme du XVe siècle. Les hommes baisaient qui ils voulaient et on les qualifiait de virils, mais quand une femme avait l’audace d’assouvir ses besoins…

— Francesca ! l’interrompit sèchement Roberto. Tu vas trop loin. Ta mère te tuerait, si elle t’entendait…

— Ma mère n’a rien à voir dans cette histoire. Je parle d’une morale à deux vitesses qui est d’ailleurs toujours en vigueur à notre époque. Prenons…

Carlo Bianchi ne pouvait croire en sa bonne étoile. Ce riche créateur de mode milanais devenu mondialement célèbre avant d’avoir eu trente ans venait de décider, sans raison véritable, de louer une limousine pour aller à Rome au lieu de prendre le train comme à l’accoutumée. Sa sœur Monica lui parlait depuis longtemps de la beauté du Duomo d’Orvieto et s’y arrêter avait été une autre décision prise par simple caprice. Et à présent ! Mamma mia, cette fille était fantastique !

Il l’invita à dîner à la fin de la visite. Mais quand ils arrivèrent à l’entrée du restaurant le plus chic de la ville Francesca hésita. Il comprit et l’emmena dans une boutique. Il lui offrit une robe hors de prix, avec des chaussures et des accessoires assortis, et il fut sidéré de la voir si belle. À seulement quatorze ans !

Elle n’avait encore jamais eu l’occasion de goûter à un excellent vin. Elle le but comme de l’eau. Chaque plat était si délicieux qu’elle saluait sa découverte par de petits cris de joie. Carlo était sous le charme de cette femme-enfant. Il aimait la façon dont elle laissait sa cigarette pendre aux commissures de ses lèvres. C’était tellement naturel, si gauche[1].

Il faisait nuit noire, à la fin du repas. Francesca le raccompagna jusqu’à la limousine garée devant le Duomo. Dans une étroite ruelle, elle se pencha et mordilla son oreille. Il l’attira contre lui et eut droit à un baiser explosif. Ce qu’il éprouva le laissa pantelant.

Francesca en fut aussi émoustillée et n’hésita pas une seconde lorsqu’il lui proposa une promenade en voiture. Le temps d’atteindre les faubourgs d’Orvieto, elle le chevauchait sur la banquette arrière. Une demi-heure plus tard, lorsqu’ils eurent fait l’amour pour la deuxième fois, Carlo ne pouvait supporter la pensée de se séparer de cette fille extraordinaire. Il lui demanda si elle aimerait l’accompagner à Rome.

— Andiamo, lui répondit-elle en souriant.

Et nous sommes allés à Rome, puis à Capri, se rappela-t-elle. Ensuite, nous avons passé une semaine à Paris. À Milan, tu m’as installée chez Monica et Luigi pour sauver les apparences. Les hommes font toujours bien trop de cas des convenances.

Sa longue rêverie fut interrompue par un bruit. Elle croyait avoir entendu des pas dans le lointain. Elle se leva et tendit l’oreille, mais il n’y avait plus que les sifflements de son haleine. Puis elle remarqua à nouveau ce son, loin sur sa gauche. Elle en localisa le point d’origine, sur l’étendue de glace. La peur matérialisa dans son esprit des images de monstres qui venaient par la mer attaquer leur camp. Elle se concentra, mais ne remarqua plus rien.

Elle repartit vers le groupe de huttes. Je t’ai aimé, Carlo, pensa-t-elle. Si un homme m’a un jour inspiré de l’amour, c’est bien toi. Même après que tu as commencé à me partager avec tes amis. D’autres souffrances enfouies depuis longtemps au fond de son être revinrent l’assaillir et elle les repoussa en alimentant sa colère. Jusqu’à ce que tu deviennes violent. Tu as tout gâché. Tu m’as apporté la preuve que tu n’étais qu’un salaud.

Elle chassa ces souvenirs pénibles de son esprit. Où en étions-nous, déjà ? se demanda-t-elle en approchant de son abri. Ah, oui ! Nicole Desjardins. Que sait-elle vraiment ? Et que pouvons-nous faire pour éliminer la menace qu’elle représente ?

32. SEUL DANS NEW YORK

La sonnerie de sa montre-bracelet tira le Dr Takagishi d’un profond sommeil. Il resta un instant déconcerté, incapable de se rappeler où il était, puis il s’assit sur son lit et se frotta les yeux. Finalement, il se souvint qu’il se trouvait dans Rama et avait réglé l’alarme pour être réveillé après cinq heures de repos.

Il se vêtit dans les ténèbres et alla prendre un grand sac dans lequel il fouilla pour s’assurer qu’il ne lui manquerait rien. Il le suspendit à son épaule, se dirigea vers la porte de sa hutte et regarda au-dehors. Le professeur japonais ne vit aucune lumière. Il prit une inspiration et sortit à pas de loup.

Le meilleur expert mondial de Rama quitta le camp Bêta en direction de la mer Cylindrique. Il arriva au sommet de la falaise puis descendit prudemment l’escalier de cinquante mètres taillé dans la roche. Il s’assit sur la dernière marche et, dissimulé contre la paroi, il sortit de son sac des crampons qu’il fixa à ses semelles. Avant de s’aventurer sur la glace, il prit soin de régler son compas pour ne pas dévier de sa route une fois loin de la berge.

Il devait être à deux cents mètres de la falaise quand il décida de sortir le poste météorologique de sa poche. L’appareil glissa de ses doigts engourdis par le froid et tomba avec un bruit sec qui résonna dans la nuit paisible. Takagishi le ramassa. Il constata que la température avait atteint moins deux degrés et qu’une brise de huit kilomètre-heure s’était levée.

Le scientifique japonais inhala profondément et fut surpris par une senteur à la fois singulière et familière. Déconcerté, il huma l’air à nouveau, en concentrant son esprit sur cette odeur. Le doute n’était pas permis – il s’agissait d’une cigarette ! Il éteignit sa torche et s’immobilisa. Son esprit s’emballa, en quête d’une explication. De tous les cosmonautes, seule Francesca Sabatini fumait. L’avait-elle pris en filature à son départ du camp ? Avait-elle vu le faisceau de sa lampe, lorsqu’il s’en était servi pour regarder le moniteur ?

Il tendit l’oreille mais n’entendit rien. Il attendit encore. L’odeur de tabac se dissipa. Quelques minutes plus tard le Dr Takagishi reprit sa traversée de l’étendue de glace en s’arrêtant tous les quatre ou cinq pas pour s’assurer qu’on ne le suivait pas. Il finit par s’en convaincre mais s’abstint par prudence de rallumer sa torche. Il attendit d’avoir parcouru un kilomètre avant de vérifier qu’il ne s’était pas écarté de son chemin. Trois quarts d’heure lui furent nécessaires pour atteindre l’île de New York. À cent mètres du rivage, il sortit de son sac une lampe plus puissante. Il l’alluma et son faisceau fit jaillir des ténèbres les silhouettes spectrales des gratte-ciel. Cette vision fut à l’origine d’un frisson qui descendit sa colonne vertébrale. Il arrivait à destination, enfin ! Il pourrait chercher des réponses aux questions qu’il s’était posées toute sa vie sans devoir respecter un emploi du temps arbitraire.

Le Dr Takagishi s’était fixé un but, à l’intérieur de New York. Chacune des trois sections circulaires de la cité raméenne se subdivisait en trois portions angulaires semblables aux parts d’une tarte. En leur centre se trouvait une esplanade d’où rayonnaient les bâtiments et les rues. Enfant, après avoir lu tous les ouvrages écrits sur l’exploration du premier Rama, il s’était souvent demandé ce que devait éprouver un homme qui se dressait au milieu d’une de ces places étrangères, les yeux levés sur des immeubles construits par des bâtisseurs originaires d’un autre système. Il était non seulement convaincu qu’une étude attentive de New York permettrait de comprendre tous les secrets de ce mystérieux vaisseau interstellaire mais aussi de trouver des indices sur sa finalité.

Il gardait le plan de la ville établi par ses premiers visiteurs humains gravé dans son esprit, aussi familier que celui de Kyoto où il avait vu le jour et grandi. Mais les membres de la première expédition n’avaient pu consacrer qu’un temps limité à cette tâche et ils s’étaient contentés d’explorer un seul des neuf secteurs. En se basant sur des observations limitées, ils supposaient que les autres devaient être identiques.

Il avançait d’un pas décidé dans le silence intimidant de la section centrale et commençait à relever des différences subtiles entre cette partie de Rama et celle, correspondante, étudiée par le groupe de Norton. Les artères principales étaient disposées de la même façon mais au fur et à mesure qu’il approchait de l’esplanade il découvrait que l’orientation des petites rues différait de celle indiquée par ses prédécesseurs. Son esprit scientifique l’incitait à faire des pauses fréquentes, le temps de prendre des notes sur son ordinateur de poche.

Il atteignit la zone qui cernait la place. Ici, les rues dessinaient des cercles concentriques. Il traversa trois avenues et se retrouva en face d’un octaèdre d’environ cent mètres de hauteur. Ses facettes étaient des miroirs et lorsqu’il leva vers elles le faisceau de sa puissante torche la lumière fut réfléchie d’un immeuble à l’autre. Le Dr Takagishi fit lentement le tour de la construction mais ne trouva aucune entrée.

Il vit un espace circulaire dégagé du côté opposé, au centre de l’esplanade. Il suivit son périmètre en regardant les bâtiments environnants mais n’obtint aucune indication sur leur utilité. Quand il se tournait vers la grande place il n’y remarquait rien d’étrange. Il prit malgré tout soin de relever l’emplacement des nombreux cubes métalliques visibles sur le sol.

Il se retrouva devant l’octaèdre et sortit de son sac un appareil électronique de forme hexagonale. Il le posa par terre et consacra deux minutes à vérifier son fonctionnement. Sitôt après avoir terminé, il s’éloigna de ce secteur en direction de la mer Cylindrique.

Il venait d’atteindre la deuxième avenue concentrique lorsqu’il entendit un claquement derrière lui. Il s’arrêta et fit volte-face. Quelques secondes plus tard il se produisit un son différent, identique à celui qui l’avait tant intrigué la fois précédente : un bruissement métallique auquel se mêlaient des pépiements suraigus. Il braqua sa torche vers l’esplanade. Le silence revint. Il coupa sa lampe et resta au milieu de l’avenue, sans faire de bruit.

Les murmures reprirent quelques minutes plus tard. Takagishi s’avança furtivement et contourna l’octaèdre en direction du point d’origine des sons. À proximité de la place, les bips sonores qui s’élevèrent de son sac le firent sursauter. Le temps d’arrêter l’alarme chargée de signaler que l’appareil laissé sur l’esplanade avait cessé de fonctionner, un silence absolu régnait dans New York. Il attendit encore, mais plus rien ne troublait la nuit.

Il inspira à pleins poumons pour se détendre et fit appel à tout son courage. Sa curiosité était plus puissante que sa peur et il fit le tour de l’octaèdre afin d’aller constater ce qui était arrivé à son matériel. Il fut en premier lieu surpris de ne pas voir l’appareil hexagonal. Où était-il ? Qui ou quoi avait bien pu l’emporter ?

Il se savait sur le point de faire une découverte importante mais était terrifié. Il domina un violent désir de fuir et balaya les lieux avec le faisceau de sa torche dans l’espoir de trouver une explication à la disparition de sa station scientifique. Le rayon fut réfléchi par du métal, à une trentaine ou une quarantaine de mètres, en direction du centre de la place. Takagishi sut d’instinct que c’était son appareil et courut vers lui.

Il s’agenouilla afin d’examiner les circuits électroniques et ne découvrit aucun dommage apparent. Il venait de prendre l’émetteur-récepteur qui lui permettrait de tester chaque fonction quand il remarqua une sorte de gros tuyau d’environ quinze centimètres de diamètre à la bordure du cercle de clarté de sa lampe. Il ramassa sa torche et s’en approcha. C’était une sorte de câble strié de bandes noires et or qui s’éloignait sur une douzaine de mètres puis disparaissait dans un cube de métal d’environ trois mètres de hauteur. Il tendit la main. Cette chose était souple et floconneuse au toucher. Il voulut la retourner pour tâter sa partie inférieure, mais elle tressauta. Takagishi la lâcha aussitôt et la regarda se rétracter lentement vers la cabane cubique en ondulant tel un serpent. Le mouvement de reptation s’accompagnait de bruissements métalliques.

Le scientifique japonais entendit son cœur s’emballer et dut lutter une fois de plus contre un impérieux désir de fuir. Il se rappela ses longues méditations solitaires dans le jardin de son maître de zen, pendant l’adolescence. Il ne se laisserait pas effrayer. Il ordonna à ses pieds de le conduire vers la cabane.

Le câble noir et or se rétracta dans le cube. Le silence était revenu et Takagishi se rapprocha en éclairant le sol, là où cette chose avait été visible. Il contourna l’angle de la construction et dirigea le faisceau de sa torche vers l’intérieur. Il ne put en croire ses yeux quand il vit grouiller une masse de tentacules noir et or.

Un gémissement suraigu explosa soudain dans ses oreilles. Il regarda par-dessus son épaule gauche et resta paralysé par la stupeur. Ses yeux s’écarquillèrent. Son hurlement fut couvert par la plainte qui s’intensifiait à l’instant où trois tentacules s’étiraient vers lui. Ses ventricules cédèrent et il s’abandonna, privé de vie, à l’étreinte du monstre.

33. PORTÉ DISPARU

— Amiral Heilmann ?

— Général O’Toole ?

— Êtes-vous seul ?

— Oui. Je me suis réveillé il y a seulement quelques minutes. Je ne dois rencontrer le Dr Brown que dans une heure. Pourquoi m’appelez-vous à une heure aussi matinale ?

— Pendant que vous dormiez, j’ai reçu une communication codée du Q.G militaire du C.D.G, un message top secret se rapportant au statut du projet Trinité.

— Qu’entendez-vous par là, général ?

— Cette ligne est-elle sûre, amiral ? Avez-vous coupé l’enregistreur automatique ?

— C’est à présent chose faite.

— Ils ont posé deux questions. Borzov est-il mort sans faire de confidences ? Quelqu’un d’autre que nous est-il au courant, pour Trinité ?

— Vous le savez aussi bien que moi.

— Je voulais simplement m’assurer que vous n’aviez rien dit au Dr Brown. Ils ont insisté pour que je vous en parle avant d’encoder ma réponse. Quelle peut être la raison de tout ceci, d’après vous ?

— Je l’ignore, Michael. Les hauts responsables doivent être nerveux, là-bas sur la Terre. Ils ont été effrayés par la mort de Wilson.

— Je l’ai été moi aussi, mais pas au point d’envisager une chose pareille. Je les soupçonne de disposer de plus d’informations que nous.

— Eh bien, nous serons fixés sous peu. Tous les pontes de l’A.S.I. veulent nous voir évacuer Rama au plus tôt. Ils ont même protesté contre notre décision d’accorder au préalable quelques heures de repos à notre équipe. Cette fois, je doute qu’ils reviennent sur leur décision.

— Vous souvenez-vous de cette discussion que nous avons eue avec le général Borzov, pendant la traversée ? Quand nous nous demandions dans quelles circonstances la Terre pourrait avoir recours à Trinité.

— Vaguement, pourquoi ?

— Êtes-vous toujours en désaccord avec son désir d’être informé des raisons pour lesquelles il faudrait peut-être en arriver là ? Vous disiez que si nos chefs jugeaient un danger imminent, cela vous suffirait.

— Je crains de ne pas vous suivre, général. Où voulez-vous en venir ?

— J’aimerais que vous m’autorisiez à demander au C.D.G. pourquoi ils se sont renseignés sur le statut de Trinité. Si nous sommes en péril, j’estime que nous avons le droit d’en être informés.

— Vous pouvez réclamer un complément d’informations, Michael, mais je suis prêt à parier que c’est une demande de pure routine.

* * *

Quand Janos Tabori s’éveilla, Rama était toujours plongé dans les ténèbres. Tout en enfilant sa combinaison, il dressa mentalement une liste de ce qu’il faudrait faire pour transférer le biote à bord de Newton. Si l’ordre d’évacuation était confirmé, ils partiraient peu après l’aube. Il utilisa son ordinateur de poche pour s’informer des procédures officielles qu’il mit à jour en ajoutant tout ce qui serait nécessaire au transport du crabe.

Il regarda sa montre. L’aube se lèverait dans un quart d’heure, si le cycle diurne de Rama n’avait pas varié. Il rit. Ce monde leur avait déjà réservé tant de surprises qu’il risquait fort de ne pas se rallumer à l’heure prévue, mais s’il le faisait il tenait à assister au « lever des soleils » raméens. Il irait prendre son petit déjeuner ensuite.

À cent mètres de sa hutte le biote encagé restait immobile. Il ne semblait pas avoir bougé depuis la veille. Janos dirigea le faisceau de sa lampe vers la paroi transparente de la cage pour en obtenir confirmation. Après avoir pu constater qu’il était toujours dans la même position, Janos quitta le camp Bêta et alla se poster au sommet de la falaise.

Il attendait l’explosion de lumière et pensait à la fin de sa conversation avec Nicole, la veille au soir. Quelque chose l’intriguait dans ses révélations sur la cause possible des douleurs du général Borzov. L’appendice était parfaitement sain et il en découlait qu’ils avaient fait une erreur de diagnostic, mais pourquoi avait-elle tant attendu pour lui parler de l’autre possibilité signalée par le diagnosticien, celle de l’absorption d’une drogue ? D’autant plus qu’elle avait mené une enquête sur le sujet…

Il finit par en conclure que le Dr Desjardins doutait de ses capacités, ou qu’elle le soupçonnait d’avoir administré des médicaments au général sans la consulter. Dans un cas comme dans l’autre, il lui faudrait découvrir le fond de sa pensée. Une hypothèse inspirée par un sentiment de culpabilité lui vint à l’esprit. Nicole avait pu apprendre l’existence d’un certain contrat et se méfier de ses quatre signataires.

Il se demanda alors si la crise de Valeriy Borzov n’avait pas été provoquée à dessein. Il se rappela la réunion houleuse des cosmonautes engagés par Schmidt et Hagenest, deux heures après que David Brown eut appris qu’il ne participerait pas à la première sortie.

— Vous devez en parler à Borzov, Otto, avait dit Brown à l’amiral Heilmann. Il faut que vous le fassiez revenir sur sa décision.

Heilmann s’était empressé de rétorquer qu’il ne se croyait pas capable de persuader leur commandant de modifier les affectations.

— En ce cas, avait répondu Brown avec colère, nous pouvons tous dire adieu aux primes prévues dans nos contrats.

Tout au long de la réunion, Francesca Sabatini était restée silencieuse, sereine. En sortant, Janos avait entendu le Dr Brown lui reprocher :

— Votre calme me sidère. Vous avez autant à perdre que nous tous. Auriez-vous trouvé une solution ?

Janos n’avait fait qu’entrevoir le sourire de la femme mais elle lui avait paru étrangement confiante. À présent qu’il attendait le lever de l’aube raméenne, ce souvenir revenait le hanter. La journaliste italienne connaissait bien les produits pharmaceutiques et avait pu administrer au commandant une drogue qui produisait des symptômes comparables à ceux d’une appendicite. Mais aurait-elle fait quelque chose de si… de si malhonnête, simplement pour augmenter les gains que leur rapporterait cette collaboration avec les médias après leur mission ?

Rama fut inondé de lumière et ce fut à nouveau un régal pour les yeux. Janos se tourna sans se hâter, pour regarder dans toutes les directions et admirer les deux pôles de l’immense cylindre. À présent que le jour brillait, il décida d’avoir une franche explication avec Francesca à la première opportunité.

* * *

Fait étonnant, ce fut Irina Turgenyev qui posa la question. Les cosmonautes terminaient leur petit déjeuner. Le Dr Brown et l’amiral Heilmann avaient déjà quitté la table pour participer à une nouvelle téléconférence interminable avec les responsables de l’A.S.I.

— Où est le Dr Takagishi ? s’enquit-elle. Il est bien le dernier que je me serais attendue à voir arriver en retard, pour quoi que ce soit.

Janos Tabori repoussa son siège et répondit :

— Il n’a pas dû entendre son réveil. Je vais le chercher.

À son retour, une minute plus tard, il était perplexe.

— Il n’est pas dans sa hutte, déclara-t-il en haussant les épaules. Il a dû décider d’aller se dégourdir les jambes.

Nicole Desjardins ressentit une impression de vide dans son estomac et se leva aussitôt.

— Il faut le retrouver, dit-elle sans dissimuler son inquiétude. Sinon, il ne sera jamais prêt lorsque nous partirons.

Tous remarquèrent son agitation.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Richard Wakefield avec bonne humeur. Un éminent scientifique va prendre un bol d’air matinal et voilà que le médecin de la compagnie cède à la panique ?

Il brancha sa radio.

— Allô, docteur Takagishi ? Ici Wakefield. Où que vous soyez, pourriez-vous nous confirmer que vous vous portez comme un charme afin que nous puissions terminer en paix notre petit déjeuner ?

Il y eut un long silence. Garder sur soi un émetteur-récepteur était obligatoire. On pouvait couper le micro, mais à condition de rester à l’écoute.

— Takagishi-san, dit Nicole d’une voix tremblante d’inquiétude. Comment allez-vous ? Répondez-nous, s’il vous plaît.

Elle attendit, avec angoisse. Il était arrivé quelque chose à son ami.

* * *

— Je vous l’ai déjà expliqué, docteur Maxwell, disait David Brown d’une voix qui traduisait son exaspération. Il serait absurde de renvoyer une partie de l’équipe à bord de Newton. Pour mener des recherches efficaces, nous devrons employer la totalité de nos effectifs. Nous retournerons à bord sitôt après avoir retrouvé le Dr Takagishi. Et pour répondre à votre dernière question : non, ce n’est pas une mise en scène destinée à retarder l’exécution de votre ordre d’évacuation.

Il se tourna vers Heilmann et lui tendit le microphone.

— Merde, Otto, marmonna-t-il. Je vous laisse le soin de convaincre ce bureaucrate taré. Il se croit mieux placé que nous pour prendre des décisions, bien qu’il soit à cent millions de kilomètres de distance.

— Docteur Maxwell, ici l’amiral Heilmann. Je partage totalement le point de vue du Dr Brown. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons nous permettre de nous lancer dans une discussion quand les délais de transmission sont aussi longs. Nous allons donc mettre nos projets à exécution. Le cosmonaute Tabori restera avec moi à Bêta pour préparer le transport du matériel lourd et du biote pendant que je me chargerai de la coordination des recherches. Brown, Sabatini et Desjardins traverseront la mer pour aller visiter New York, qui représente la destination probable du Dr Takagishi, s’il s’est éloigné de son propre chef. Wakefield, Turgenyev et Yamanaka prendront un hélicoptère et effectueront une reconnaissance aérienne.

Il fit une brève pause.

— Et ne vous pressez pas pour nous adresser une réponse. Il n’y aura plus personne ici, quand elle nous parviendra.

* * *

De retour dans sa hutte, Nicole prépara méticuleusement son matériel médical. Elle se reprochait de ne pas avoir prévu que Takagishi désirerait regagner New York. Une erreur de plus, se dit-elle. Le moins que tu puisses faire, c’est de t’assurer que tu ne manqueras de rien pour le soigner quand on le retrouvera.

Elle connaissait les consignes par cœur mais décida de remplacer une partie de ses réserves d’eau et de nourriture par tout ce qui lui serait nécessaire si le professeur japonais était blessé ou malade. Ceux qui l’accompagneraient ne lui inspiraient guère de sympathie mais il ne lui vint pas à l’esprit que la décision de les réunir pouvait avoir été prise à dessein. Tous connaissaient la fascination que New York exerçait sur Takagishi, et que Brown et Sabatini aient décidé de l’accompagner dans ce secteur n’avait rien d’étonnant.

Elle allait ressortir quand elle vit Richard Wakefield sur le seuil de sa hutte.

— Puis-je entrer ? demanda-t-il.

— Je vous en prie.

Il s’avança avec une timidité qui ne lui ressemblait guère, comme s’il était déconcerté ou gêné.

— Oui ? fit-elle pour rompre le lourd silence. Il sourit.

— Eh bien, l’idée me paraissait bonne voici seulement deux minutes mais je la trouve désormais un peu stupide… pour ne pas dire puérile.

Elle remarqua qu’il tenait quelque chose.

— Je vous ai apporté un… une sorte de porte-bonheur. Il présenta sa main et l’ouvrit. Nicole reconnut le petit robot, le prince Hal.

— Le courage et la prudence sont certes importants, mais la chance peut devenir un facteur déterminant.

Nicole en fut profondément touchée. Elle prit le personnage miniature et admira ses détails.

— A-t-il des caractéristiques particulières que je devrais connaître ? s’enquit-elle en souriant.

— Oh oui ! Il adore passer ses soirées dans des tavernes pour échanger des traits d’esprit avec des chevaliers obèses et autres personnages peu recommandables, combattre des ducs et des comtes renégats et courtiser de belles princesses françaises.

Elle ne put s’empêcher de rougir.

— Si je me sens seule et souhaite qu’il me change les idées, que dois-je faire ?

Richard approcha pour désigner un clavier minuscule sur les reins du petit robot.

— Il exécute de nombreux ordres, expliqua-t-il en lui remettant une tige d’acier de la grosseur d’une épingle. Glissez ceci dans le trou « P » pour qu’il parle et « M » pour qu’il se mette en mouvement, si vous désirez assister au spectacle.

Elle glissa le prince Hal miniature et la tige dans la poche de sa combinaison.

— Merci, Richard. C’est vraiment très gentil. Wakefield était dans l’embarras.

— Oh, ce n’est rien ! Mais la chance semble réticente à nous sourire et j’ai pensé que…

— Encore merci, l’interrompit-elle. J’apprécie votre sollicitude.

Ils sortirent de la hutte.

34. EN DOUTEUSE COMPAGNIE

Le Dr David Brown faisait partie de ces scientifiques qui étaient à leur aise dans les domaines abstraits mais pas dans les problèmes plus concrets, comme par exemple la mécanique. La plupart de ses travaux relevaient de la pure théorie car il abhorrait l’aspect formaliste et fastidieux des sciences appliquées. Les empiristes devaient se colleter à des instruments de mesure et, plus ennuyeux encore, à des ingénieurs. Pour Brown, ces derniers n’étaient rien de plus que des charpentiers ou des plombiers hautement qualifiés. Il devait cependant tolérer leur existence car certains d’entre eux lui seraient peut-être utiles, si ses théories pouvaient un jour être étayées par des preuves tangibles.

Et quand Nicole lui posa des questions banales sur le mode de propulsion du glisseur, Francesca se mit à glousser.

— Ce pauvre David n’en a pas la moindre idée, dit la journaliste italienne. Et c’est bien le dernier de mes soucis. Me croirez-vous si je vous dis qu’il ne sait même pas conduire une voiture électrique ? Je l’ai vu lorgner avec perplexité un simple robot ménager pendant plus d’une demi-heure, avant de renoncer à l’utiliser. Il mourrait d’inanition, s’il devait vivre seul.

— Allons, Francesca, répondit Nicole en s’asseyant près d’elle à l’avant du tableau. Vous oubliez qu’il se sert des ordinateurs et des systèmes de télécommunications et de traitement digital des images, à bord de Newton. Vous exagérez.

Le thème de leur conversation était badin et sans conséquence. Le Dr Brown s’affala sur la banquette arrière et soupira.

— Deux femmes aussi exceptionnelles que vous n’ont donc rien à se dire de plus important ? Peut-être pourriez-vous m’expliquer ce qui a pu inciter un éminent scientifique japonais à s’éclipser en plein milieu de la nuit.

— Selon l’assistant de Maxwell, cette nullité obséquieuse de Mills, ils sont nombreux sur Terre à penser que notre bon professeur a été enlevé par les Raméens.

— Allons, Francesca, soyez sérieuse. Pourquoi le Dr Takagishi a-t-il décidé d’aller se promener sans nous ?

— Parce qu’il trouvait le programme d’exploration trop lent, répondit Nicole. Vous savez que New York le fascine. Après la mort de Wilson… eh bien, il a compris qu’on nous ordonnerait d’évacuer ce monde. À notre retour, si nous sommes autorisés à revenir, la mer Cylindrique aura fondu et atteindre l’île posera des problèmes.

Sa sincérité la pressait de leur parler de ses troubles cardiaques mais son intuition lui murmurait de ne pas accorder sa confiance à ses compagnons.

— Il n’est pourtant pas du genre à partir sur un coup de tête, dit le Dr Brown. Je me demande s’il n’a pas vu ou entendu quelque chose.

— Peut-être souffrait-il d’une migraine ou ne pouvait-il pas s’endormir pour une autre raison, avança Francesca. Reggie Wilson allait souvent se promener la nuit, quand il avait mal au crâne.

David Brown se pencha en avant pour dire à Nicole :

— Au fait, Francesca m’a appris que l’instabilité de Wilson avait pu être accentuée par un médicament contre les céphalées. Vous êtes une experte, j’ai été impressionné par la rapidité avec laquelle vous avez identifié mon somnifère.

— Dans le même domaine, Janos Tabori s’est référé à votre discussion au sujet de la mort de Borzov, ajouta Francesca. J’ai peut-être mal compris, mais ne lui avez-vous pas dit que de tels symptômes pouvaient être dus à une drogue ?

Le glisseur filait sur la glace. La conversation était posée, désinvolte. Rien n’éveillait des soupçons. Mais leurs derniers commentaires s’enchaînent un peu trop bien, se dit Nicole en préparant sa réponse. On pourrait presque croire qu’ils récitent un dialogue appris par cœur. Elle se tourna vers David Brown, pour le dévisager. Elle ne le croyait pas aussi expert en mensonges que Francesca. Il lui parut mal à l’aise.

— Nous parlions du décès du général Borzov et nous avons tenté de dresser la liste des causes possibles de tels symptômes, dit-elle d’une voix neutre. Son appendice était sain et ses souffrances avaient donc une autre origine. J’ai effectivement mentionné une telle réaction, mais ce n’est qu’une hypothèse parmi tant d’autres.

Brown parut soulagé et changea aussitôt de sujet. Francesca n’avait pas l’air convaincue. Sauf erreur, notre journaliste a encore des questions à me poser, se dit Nicole. Mais elle va attendre son moment. Elle observa Francesca et sut qu’elle ne prêtait pas attention au monologue de Brown. Alors qu’il commentait les réactions que la mort de Wilson avait suscitées sur Terre, l’Italienne demeurait plongée dans ses pensées.

L’homme finit par se taire. Tous restèrent muets. Nicole regarda autour d’elle l’étendue de glace, les falaises imposantes des berges de la mer Cylindrique et les gratte-ciel de New York qui se dressaient devant eux. Rama était un monde magnifique et elle se reprocha la méfiance que lui inspiraient ses compagnons. Il est tout de même regrettable que les humains soient incapables de s’unir, même face à l’infini.

— Je n’arrive pas à comprendre comment vous avez fait, dit à brûle-pourpoint Francesca en se tournant vers elle. Même les hebdos vidéo à sensation n’ont trouvé aucun fil conducteur. Et il n’est pourtant pas nécessaire d’être un génie pour savoir quand les faits se sont produits.

Le Dr Brown ouvrit de grands yeux.

— De quoi diable parlez-vous ?

— De notre célèbre officier des Sciences de la vie, expliqua Francesca. N’est-il pas extraordinaire qu’après tant d’années l’identité du père de sa fille soit toujours un mystère ?

— Signora Sabatini, dit aussitôt Nicole, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire, ce ne sont pas vos affaires. Je ne peux tolérer de telles intrusions dans ma vie privée…

Elle s’était adressée en italien à Francesca, qui lui répondit dans la même langue :

— Je souhaitais simplement vous rappeler que vous avez vous aussi des secrets que vous souhaitez conserver.

David Brown regardait les deux femmes, déconcerté. Il ne comprenait pas l’italien et était surpris par la soudaine tension.

— Alors, David, vous nous parliez des mouvements d’opinion sur la Terre, dit Francesca sur un ton condescendant. Croyez-vous qu’on va nous ordonner de rentrer au bercail ou simplement d’interrompre cette sortie ?

— Le Conseil exécutif du C.D.G. se réunira en session extraordinaire en fin de semaine, répondit-il après une hésitation. Le Dr Maxwell pense que le projet sera abandonné.

— Ce serait une réaction épidermique caractéristique de ces gouvernants qui n’ont d’autre souci que de limiter les risques. Pour la première fois de notre Histoire des êtres humains convenablement préparés à une telle mission ont la possibilité d’explorer un vaisseau construit par des représentants d’une autre espèce, mais les politiciens de la Terre se comportent comme si rien d’inhabituel ne s’était passé. Ils sont incapables de voir plus loin que le bout de leur nez. Voilà qui ne laissera jamais de me sidérer.

Nicole Desjardins cessa d’écouter pour réfléchir aux propos que Francesca venait de lui tenir. Elle croit que je détiens la preuve qu’on a administré une drogue à Borzov, se dit-elle. C’est la seule explication à ces menaces.

Lorsqu’ils atteignirent la bordure de l’étendue de glace la journaliste consacra dix minutes à préparer son matériel pour tourner une séquence où on les verrait s’apprêter à « explorer la cité extraterrestre en quête de leur collègue mystérieusement disparu ». Nicole protesta de cette perte de temps auprès du Dr Brown, qui n’en fit aucun cas. Elle manifesta son irritation en refusant de participer au tournage et gravit les remparts pour mieux voir la ville pendant que l’autre femme achevait ses préparatifs. Elle entendit Francesca commenter ces rebondissements dramatiques aux millions de téléspectateurs qui la regardaient sur Terre :

— Je me dresse à la bordure de la mystérieuse ville insulaire de New York, non loin du point où le Dr Takagishi, le cosmonaute Wakefield et moi-même avons entendu des sons étranges plus tôt cette même semaine. Nous pensons qu’après avoir quitté le camp Bêta le professeur a pu gagner New York pour effectuer une exploration solitaire non autorisée…

« Mais que lui est-il arrivé ? Pourquoi ne répond-il pas à nos appels ? Hier, nous avons été les témoins d’une épouvantable tragédie quand le journaliste Reggie Wilson, risquant sa vie pour me sauver, s’est retrouvé coincé dans son V.L.R. et n’a pu échapper aux pinces destructrices des crabes biotes. Notre expert de Rama a-t-il connu un destin similaire ? Les extraterrestres qui ont construit ce vaisseau extraordinaire voici des millénaires sont-ils également les auteurs d’un piège diabolique destiné à subjuguer puis détruire les visiteurs sans méfiance ? Nous n’avons aucune certitude, mais…

Depuis le sommet du mur d’enceinte Nicole tentait de ne pas prêter attention à la journaliste et de déduire dans quelle direction le Dr Takagishi avait pu s’éloigner. Elle regarda les cartes mises en mémoire dans son ordinateur de poche. Il a dû se diriger vers le centre de la cité, conclut-elle. Il était convaincu que sa structure géométrique avait un sens caché.

35. LE PUITS

Ils progressaient dans le dédale des rues de New York depuis seulement un quart d’heure mais se seraient déjà égarés sans leurs goniomètres personnels. Ils n’avaient pas établi de méthode précise pour conduire ces recherches et se contentaient de suivre les artères de la cité, presque au hasard. Toutes les trois ou quatre minutes l’amiral Heilmann les contactait et ils devaient alors chercher un emplacement où le signal radio était audible.

— À cette allure, nous n’en finirons jamais, grommela Nicole quand la voix d’Otto Heilmann s’éleva faiblement de leurs coms. Docteur Brown, ne pourriez-vous pas rester en un lieu dégagé pendant que Francesca et moi…

— Répondez…

David Brown s’avança entre deux hauts immeubles et la voix se fit plus distincte.

— Avez-vous reçu mon appel précédent ?

— Je crains que non, Otto, répondit le Dr Brown. Pourriez-vous le répéter ?

— Yamanaka, Wakefield et Turgenyev ont couvert le tiers inférieur de l’Hémicylindre nord. Aucune trace de Takagishi. Il est improbable qu’il soit allé plus au nord, sauf s’il a décidé de visiter une ville. Mais ils auraient aperçu ses empreintes de pas quelque part. Tout laisse supposer que vous êtes sur la bonne piste.

« Et il y a du nouveau, ici. Le crabe biote que nous avons capturé s’est réveillé il y a deux minutes. Il essaie de s’échapper, mais il n’a pu qu’entamer légèrement sa cage avec ses pinces. Tabori a entrepris d’en fabriquer une seconde, plus grande et plus solide, autour de celle-ci. J’ai envoyé Yamanaka à Bêta en hélicoptère, afin qu’il lui donne un coup de main. Il devrait arriver sur place dans… Un instant… je reçois un appel urgent de Wakefield… je le relaie.

L’accent britannique de l’électrotech était aisément reconnaissable, bien que sa voix fût à peine audible.

— Des araignées, répondit-il à une question da l’amiral. Vous vous rappelez le biote disséqué par Laura Ernst ? Eh bien, nous voyons six de ses semblables guère au-delà de la falaise sud. Ils sont à l’emplacement de notre hutte temporaire. Et quelque chose a dû remettre en état les deux crabes que nous avons crus morts, car ils se dirigent à présent vers le pôle sud…

— Des images ! hurla Francesca Sabatini. Enregistrez-vous ce qui se passe ?

— Que dites-vous ? Désolé, je ne vous reçois pas.

— Francesca veut savoir si vous filmez tout ça, expliqua l’amiral.

— Bien sûr, ma chérie. Le système de prises de vues automatique de l’hélico et le caméscope que vous m’avez confié ce matin n’ont pas eu un instant de répit. Les biotes araignées sont sidérants. Je n’ai jamais rien vu se déplacer aussi vite… Au fait, avez-vous repéré des traces laissées par notre éminent professeur japonais ?

— Pas encore, cria Brown. Notre progression est très lente, à l’intérieur de ce labyrinthe. J’ai l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin.

L’amiral répéta à Wakefield et à Turgenyev que leur mission consistait à repérer leur compagnon disparu. Richard précisa qu’ils devaient aller faire un plein à Bêta.

— Et vous, David ? demanda Heilmann. Compte tenu de l’ensemble de la situation, dont la nécessité de tenir les planqués de la Terre informés de tout ce qui se passe, ne croyez-vous pas que vous devriez revenir vous aussi à la base ? Les cosmonautes Sabatini et Desjardins n’ont pas besoin de vous pour poursuivre ces recherches. Si nécessaire, nous pourrons envoyer quelqu’un vous remplacer à bord de l’hélicoptère.

— Je ne sais pas, Otto, je n’ai…

Francesca coupa son micro sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Il lui adressa un regard menaçant, mais ce fut bref.

— Nous devons en discuter, déclara-t-elle sur un ton catégorique. Dites-lui que vous le rappellerez dans deux minutes.

Nicole fut atterrée par leur conversation. Ils ne semblaient aucunement se préoccuper du sort de Takagishi. Francesca voulait retourner sur-le-champ à Bêta pour assurer la couverture de toutes les nouveautés. Le Dr Brown était mécontent de se retrouver écarté de l’action.

Chacun d’eux affirmait qu’il avait des raisons plus importantes que l’autre de rentrer à la base. Pourquoi ne partaient-ils pas ensemble, en ce cas ? Non, ils ne pouvaient laisser la cosmonaute Desjardins seule dans New York. Alors, elle n’avait qu’à les accompagner. Ils reprendraient les recherches dès que tout se serait calmé, dans quelques heures…

Nicole ne put contenir plus longtemps sa colère.

— Jamais ! s’exclama-t-elle soudain. Je n’avais encore jamais rencontré de pareils…

Elle ne put trouver une épithète assez forte.

— Un de nos collègues a disparu et a certainement besoin de notre aide. Il est peut-être blessé, ou mourant, et vous vous chamaillez au sujet de vos prérogatives mesquines. C’est écœurant.

Elle s’interrompit pour reprendre haleine.

— Je vais vous dire une chose, reprit-elle en bouillant de rage. Je ne retournerai pas à Bêta même si vous m’en donnez l’ordre. Je resterai ici pour continuer ce que nous avons entrepris. Je connais mes priorités et je sais que la vie d’un homme est plus importante qu’un reportage, un statut ou un contrat signé avec les médias.

David Brown cilla, comme s’il avait reçu une gifle. Francesca sourit.

— Tiens, tiens, je constate que notre recluse sait bien plus de choses que nous ne le supposions.

Elle regarda David, puis l’autre femme.

— Pouvez-vous nous excuser un moment, ma chère ? Nous souhaiterions discuter de certaines choses en privé.

Francesca et le Dr Brown s’éloignèrent vers la base d’un gratte-ciel situé à une vingtaine de mètres et se plongèrent dans une conversation animée. Nicole se détourna. Elle se reprochait d’avoir perdu son calme. Elle venait de leur révéler qu’elle connaissait l’existence de ces accords passés avec Schmidt et Hagenest et cela l’ennuyait. Ils vont penser que Janos m’en a parlé. Ne sommes-nous pas amis ?

Francesca vint la rejoindre pendant que le Dr Brown contactait l’amiral par radio.

— Il va demander qu’un hélicoptère passe le prendre près du glisseur. Il affirme qu’il saura retrouver seul son chemin. Quant à moi, je resterai avec vous. Au moins, j’aurai la possibilité de photographier cette ville.

Elle avait dit cela d’une voix privée d’émotion. Nicole fut incapable de deviner son humeur.

— Une dernière chose, ajouta l’Italienne. J’ai promis à David que nous terminerions nos recherches et serions prêtes à regagner le camp dans quatre heures au plus tard.

* * *

Les deux femmes ne se parlèrent guère, pendant la première heure. Francesca laissait à Nicole le soin de choisir leur trajet. Toutes les quinze minutes elles s’arrêtaient pour contacter par radio le camp Bêta et obtenir un relevé de leur position.

— Vous êtes à environ deux kilomètres au sud et quatre à l’est du glisseur, leur annonça Richard Wakefield lorsqu’elles s’arrêtèrent pour déjeuner. Non loin de l’esplanade centrale.

Elles avaient déjà visité ce lieu, car Nicole pensait que Takagishi devait s’y intéresser. Elles avaient découvert un vaste espace circulaire pointillé de petits cubes mais aucune trace de leur collègue. Depuis, elles avaient exploré les deux autres espaces et passé au peigne fin deux secteurs sans rien remarquer de particulier. Nicole dut s’avouer à court d’idées.

— C’est un endroit sidérant, déclara Francesca au début de leur repas.

Elles étaient assises sur un bloc métallique d’environ un mètre de hauteur.

— Mes photos ne traduisent qu’une infime partie de ce qu’inspire ce lieu. Tout est si paisible, si grandiose, si… différent.

— De simples clichés ne permettent pas de décrire la plupart de ces structures. Les polyèdres, par exemple. On en trouve un dans chaque tranche, avec un second plus important sur le pourtour de l’esplanade. Je me demande quelle est leur signification, s’ils en ont une. Et pourquoi ils occupent toujours les mêmes emplacements.

Les deux femmes faisaient des efforts pour dissimuler leur tension. Elles parlèrent de ce qu’elles avaient vu pendant leur randonnée. Francesca était fascinée par une sorte de grand filet tendu entre deux gratte-ciel importants du secteur central.

— Quelle pourrait bien être son utilité ? demanda-t-elle.

Il devait comporter vingt mille mailles et être haut d’une bonne cinquantaine de mètres.

— Il est présomptueux de vouloir comprendre la nature de ce qui nous entoure, répondit Nicole en agitant la main.

Elle termina son repas et fixa sa compagne.

— Prête à repartir ?

— Pas tout à fait.

Francesca récupéra les miettes de son déjeuner et les fit tomber dans la bourse à déchets de sa combinaison.

— Nous avons une affaire en suspens, vous et moi. Nicole lui adressa un regard interrogateur.

— J’estime qu’il est temps de jeter bas les masques et d’avoir une franche explication, ajouta Francesca sur un ton faussement amical. Si vous me suspectez d’avoir donné des médicaments à Borzov, demandez-le-moi sans détour.

— L’avez-vous fait ?

— Le pensez-vous ? Si oui, pourquoi ?

— Je constate que les règles du jeu restent inchangées. Vous vous contentez d’entamer une nouvelle partie à un niveau plus élevé. Vous refusez d’admettre quoi que ce soit, vous voulez seulement apprendre ce que je sais. Mais une confession est superflue, la science et la technique suffisent. Vos machinations seront finalement révélées au grand jour.

— J’en doute, répondit Francesca en sautant à bas de son cube. La vérité fuit ceux qui la traquent.

Elle sourit.

— Que diriez-vous de repartir à la recherche de ce cher professeur ?

* * *

À l’ouest de l’esplanade centrale les deux femmes découvrirent une structure unique en son genre. Vue de loin, elle ressemblait à un hangar long d’une centaine de mètres et haut d’une quarantaine au faîte de son toit. Cette construction avait deux étranges caractéristiques : ses extrémités étaient privées de parois et, bien que ce fût invisible de la place, ses murs latéraux et son toit étaient transparents pour tout observateur se trouvant à l’intérieur. Les deux femmes se relayèrent pour obtenir la confirmation qu’il ne s’agissait pas d’une illusion d’optique. Celle qui était dans la bâtisse voyait de toutes parts, excepté vers le bas. Les gratte-ciel avoisinants étaient disposés de façon que leurs parois réfléchissantes reflètent toutes les rues de ce secteur et les rendent visibles depuis ce bâtiment.

— Fantastique ! commenta Francesca en photographiant Nicole à travers le mur.

— Le Dr Takagishi ne peut croire que de telles choses aient été construites sans but particulier, déclara Nicole à son retour. Le reste de Rama ? Peut-être. Mais nul n’aurait consacré autant de temps et d’efforts à bâtir une ville inutile.

— Il me semble relever une ferveur quasi religieuse dans votre voix.

Nicole la dévisagea. Elle veut m’agacer. Elle se fiche de mon opinion. Et peut-être de ce que pensent tous les autres.

— Eh, regardez ça ! ajouta l’Italienne après une brève pause.

Elle s’était avancée vers le centre du bâtiment et désignait le sol. Nicole vint la rejoindre. Un puits rectangulaire s’ouvrait aux pieds de la journaliste. Il mesurait environ cinq mètres de long sur un et demi de large, et il semblait très profond. Le bas disparaissait dans l’obscurité. Ses parois étaient verticales et lisses, sans la moindre aspérité.

— Il y en a un autre, ici. Et là…

Elles en dénombrèrent neuf, identiques et creusés dans la moitié sud du hangar. Du côté nord, neuf petites sphères posées sur le sol dessinaient un étrange motif. Nicole se surprit à regretter qu’il n’y eût pas une sorte de légende, des explications sur le sens ou l’utilité de ce qu’elle voyait. Elle ne savait plus quoi penser.

Elles atteignaient l’autre bout de la bâtisse quand des bips insistants s’élevèrent faiblement de leurs coms.

— Ils ont dû retrouver le Dr Takagishi, dit Nicole. Elle courut vers l’extrémité du bâtiment.

Dès qu’elle fut à l’extérieur le signal s’amplifia à tel point qu’il manqua l’assourdir.

— C’est bon, arrêtez ! Nous vous recevons. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il y a plus de deux minutes que nous essayons de vous joindre, expliqua Richard Wakefield. Où diable étiez-vous passées ? J’ai utilisé le mode d’urgence pour disposer de plus de puissance.

Francesca vint rejoindre Nicole et déclara :

— Nous visitions une construction sidérante, une sorte de monde surréaliste plein de miroirs sans tain et d’étranges reflets…

— C’est certainement très chouette, mais nous n’avons pas le temps d’en discuter, l’interrompit Richard. Mesdames, je dois vous demander de vous diriger immédiatement vers la mer Cylindrique. Un hélicoptère passera vous prendre dans dix minutes. Il se posera dans New York, si vous trouvez un emplacement qui convient.

— Pourquoi ? demanda Nicole. Pourquoi tant de hâte ?

— Voyez-vous le pôle sud d’où vous êtes ?

— Non. Nous sommes cernées par des immeubles.

— Eh bien, les petites cornes sont le siège d’un étrange phénomène. De grands arcs électriques relient leurs pointes. C’est très impressionnant. Nous avons tous l’impression qu’il va se passer quelque chose. (Il hésita une seconde.) Vous devez partir de New York sans perdre de temps.

— Compris, répondit Nicole avant de couper l’émetteur et de se tourner vers l’autre femme. Avez-vous remarqué à quel point la puissance du signal s’est amplifiée, lorsque nous sommes sorties de cette sorte de grange ?

Elle réfléchit un instant.

— On peut en déduire que le matériau des parois et du toit fait écran aux ondes radio. (Elle sourit.) Voilà qui explique le silence de Takagishi… il doit être à l’intérieur de ce bâtiment, ou d’une autre construction qui a les mêmes propriétés.

Francesca ne suivait pas son raisonnement.

— Et après ? s’enquit-elle en faisant un dernier panoramique des lieux avec son caméscope. C’est désormais sans importance. Nous devons nous dépêcher d’aller à la rencontre de l’hélicoptère.

— Il est peut-être tombé dans un de ces puits, ajouta Nicole. Bien sûr ! Il explorait le hangar dans les ténèbres et il n’a pu le voir… Attendez-moi, je n’en aurai pas pour longtemps.

Elle revint à l’intérieur et s’agenouilla au bord du premier trou. En se retenant d’une main, elle balaya ses profondeurs avec le faisceau de sa torche. Elle discernait quelque chose ! Elle laissa à sa vision le temps de s’adapter à l’obscurité. C’était une pile d’objets non identifiables. Elle gagna rapidement la fosse suivante.

— Docteur Takagishi ! Êtes-vous là, Shig ? demanda-t-elle en japonais.

Restée à l’extérieur du bâtiment, Francesca lui cria :

— Venez ! Il faut partir. Richard ne plaisantait pas. Au quatrième puits les ténèbres étaient si denses qu’elle ne vit presque rien, même avec sa torche. Elle discerna des formes imprécises, mais quoi ? Elle se coucha à plat ventre et se pencha pour s’assurer que ce n’était pas le corps de son ami.

Les soleils de Rama se mirent à clignoter. À l’intérieur de l’étrange bâtisse l’effet était saisissant, et déconcertant. Nicole leva les yeux et eut des étourdissements. Elle perdit l’équilibre et bascula dans le puits.

— Francesca ! hurla-t-elle en collant les mains contre la paroi opposée pour se retenir. Au secours, Francesca !

Elle attendit près d’une minute avant de conclure que l’autre femme avait dû s’éloigner.

Ses bras tendus donnaient déjà des signes de faiblesse. Seuls ses pieds et ses mollets restaient au niveau du sol. Sa tête pendait dans la cavité, à environ quatre-vingts centimètres en contrebas. Son corps demeurait suspendu dans le vide et seule la pression de ses paumes sur le mur d’en face l’empêchait de choir.

Les soleils clignotaient toujours. Elle tendit le cou en arrière pour voir si la bordure du puits se trouvait à sa portée. Elle dut renoncer. Elle était bien trop bas. Elle attendit encore quelques secondes, et son désespoir grandit en même temps que son épuisement. Finalement, elle décida de tenter le tout pour le tout. Elle cambra ses reins pour projeter son corps vers le haut et essayer de saisir le rebord de la fosse. Elle réussit presque, mais ne put interrompre le mouvement descendant. Ses pieds glissèrent et son crâne percuta la paroi. Elle tomba au fond du puits, inconsciente.

36. TRAJECTOIRE DE COLLISION

La surprise de Francesca avait été aussi grande que celle de Nicole, quand les soleils de Rama s’étaient mis à clignoter. Son impulsion première fut de courir à l’intérieur, sous l’abri offert par le toit de cet étrange hangar. Une fois là, elle se sentit un peu plus en sécurité. Qu’est-ce qui se passe, à présent ? se demanda-t-elle quand les éclairs reflétés par les parois de verre des bâtiments adjacents l’obligèrent à fermer les yeux pour ne pas être éblouie.

Quand elle entendit l’appel à l’aide de l’autre femme, elle se précipita aussitôt vers elle pour lui porter secours mais trébucha sur une des sphères et se meurtrit le genou en tombant. Lorsqu’elle se releva, l’éclairage stroboscopique lui révéla la précarité de la situation de Nicole dont seules les semelles étaient encore visibles. La journaliste resta sur place, pour faire le point. Son esprit s’emballait. Elle gardait un souvenir très net de ces puits, et de leur profondeur. Si elle tombe, elle va se blesser. Peut-être se tuer, pensa-t-elle. Elle se rappela que les parois étaient absolument lisses. Elle ne pourra jamais remonter.

La clarté intermittente donnait à cette scène une apparence surnaturelle. Un éclair révéla Nicole qui se soulevait et tendait les mains vers le rebord du puits. Le suivant permit à Francesca de voir ses chaussures basculer et disparaître. Il n’y eut aucun cri.

Elle fut tentée de se précipiter vers la fosse pour regarder à l’intérieur. Non, s’ordonna-t-elle sans quitter la zone des petites sphères. Je ne dois pas m’approcher. Si elle est encore consciente, elle me verra et je n’aurai ensuite plus le choix.

Elle pensa aux possibilités offertes par la chute de Nicole. Leur brève conversation l’avait convaincue que l’officier des Sciences de la vie était bien décidée à démontrer qu’on avait drogué Borzov. Peut-être même pourrait-elle déterminer avec quel produit et, comme ce dernier n’était pas d’usage courant, remonter jusqu’à elle. C’était improbable, presque irréalisable, mais il ne fallait pas exclure cette possibilité pour autant.

Francesca avait utilisé ses autorisations spéciales pour se procurer le Diméthyldexil au dispensaire d’un hôpital de Copenhague, deux ans plus tôt. On disait à l’époque que de petites doses de cette drogue apportaient une sensation de bien-être aux individus fortement stressés. Un an plus tard, elle avait lu dans une revue médicale suédoise un article où il était précisé que des quantités plus importantes provoquaient des douleurs aiguës pouvant être confondues avec celles d’une appendicite.

Pendant que Francesca s’éloignait d’un pas décidé vers le nord, elle répertoriait les possibilités qui s’offraient à elle et procédait comme à son habitude à un bilan de leurs aspects positifs et négatifs. À présent qu’elle venait d’abandonner l’autre femme, il lui restait à décider si elle devait ou non informer les autres cosmonautes du lieu où elle se trouvait. Si elle déclarait avoir assisté à sa chute, ils lui demanderaient pour quelle raison elle était partie, pourquoi elle n’avait pas réclamé des secours par radio et attendu sur place leur arrivée.

Parce que j’ai cédé à la panique. Les soleils clignotaient et Richard avait insisté pour que nous partions immédiatement. J’ai pensé qu’il serait plus simple de tout lui dire de vive voix. Était-ce convaincant ? Guère. Mais au moins ne risquerait-elle pas de se contredire. J’ai donc cette option d’une vérité partielle, se dit-elle en passant devant l’octaèdre de l’esplanade centrale. Elle prit conscience d’avoir dévié vers l’est, regarda son goniomètre personnel et changea de direction. Les soleils de Rama continuaient de s’éteindre et de se rallumer.

Quelles sont les autres possibilités ? Elle a parlé à Wakefield juste à l’extérieur de ce hangar. Richard sait donc où nous étions. Ils la retrouveront, s’ils partent à sa recherche. Sauf… Elle pensa à nouveau au risque que Nicole pût l’accuser d’avoir administré des stupéfiants au général Borzov. Il en résulterait une enquête, et probablement une inculpation. Dans le meilleur des cas, sa réputation en serait ternie et son avenir sérieusement compromis.

Desjardins éliminée, nul n’apprendrait sans doute jamais que Francesca avait drogué Borzov. Seul David Brown connaissait tous les faits, et il était son complice. En outre, cet homme avait encore plus à perdre qu’elle.

Je dois trouver un moyen de les lancer sur une fausse piste sans que je sois pour autant compromise s’ils la retrouvent malgré tout. Ça ne va pas être facile.

Elle interrompit sa progression vers le nord et passa entre deux gratte-ciel. Alors qu’elle marchait, le sol se mit à trembler. Tout ce qui l’entourait subissait ces secousses. Elle s’agenouilla pour ne pas tomber et entendit la voix de Janos Tabori, à peine audible :

— Tout va bien, ne paniquez pas. Rama semble avoir entamé une nouvelle manœuvre. C’est sans doute ce qu’annonçaient ces clignotements. Au fait… Nicole, Francesca, où êtes-vous ? Hiro et Richard sont sur le point de décoller.

— Je suis près de la mer, à deux minutes de marche. Nicole a voulu vérifier quelque chose et a fait demi-tour.

— Bien reçu. M’entendez-vous, Nicole ? Me recevez-vous, cosmonaute Desjardins ?

Les crépitements des parasites.

— Janos ? intervint Francesca. Les ondes radio se propagent très mal, ici. Elle sait où doit se poser l’appareil. Elle ne tardera guère à nous rejoindre, j’en suis certaine.

Elle attendit un instant pour demander :

— Où sont les autres ? Êtes-vous tous indemnes ?

— Brown et Heilmann sont en communication avec la Terre. Les responsables de l’A.S.I. s’affolent. Ils voulaient déjà nous voir évacuer Rama avant le début de cette manœuvre.

— Nous partons, dit Richard Wakefield. Nous arriverons dans quelques minutes.

C’est fait. Les dés sont jetés, se dit Francesca qui était surprise de se sentir si joyeuse. Elle entreprit aussitôt de peaufiner son histoire. « Nous étions à proximité du grand octaèdre de la place centrale quand Nicole s’est intéressée à un passage que nous n’avions pas remarqué plus tôt. La ruelle était étroite et elle a deviné que nous ne pourrions pas utiliser nos coms. J’étais très lasse – nous avions marché d’un bon pas – et elle m’a conseillé d’aller l’attendre à l’hélicoptère… »

* * *

— Et vous ne l’avez pas revue depuis ? voulut savoir Richard Wakefield.

Francesca secoua la tête. Ils étaient sur la mer gelée. Sous leurs semelles la glace vibrait. Les soleils brillaient à nouveau avec un éclat régulier. Leur clarté s’était stabilisée au début de cette manœuvre qui se poursuivait toujours.

Yamanaka était resté dans le cockpit. Richard baissa les yeux sur sa montre.

— Nous nous sommes posés il y a près de cinq minutes. Il a dû lui arriver quelque chose.

Il regarda de tous côtés.

— Peut-être va-t-elle atteindre un autre point des remparts.

Ils grimpèrent dans l’hélicoptère et Yamanaka décolla. Ils longèrent la berge de l’île et firent à deux reprises le tour du glisseur.

— On va survoler New York, décida Wakefield. Nous la repérerons peut-être.

Mais ils devaient rester au-dessus des plus hautes tours et à cette altitude ils ne pouvaient voir la chaussée des rues de la cité. Ces artères étaient étroites et les ombres trompeuses. Richard crut remarquer un mouvement entre deux immeubles, mais ce n’était qu’une illusion d’optique.

— C’est bon, Nicole. Répondez. Où diable êtes-vous ?

— Wakefield, revenez immédiatement. Nous devons nous réunir de toute urgence.

Richard fut surpris d’entendre la voix du Dr David Brown. C’était Janos qui avait assuré la permanence radio avec eux depuis leur départ de Bêta.

— Qu’est-ce qui est si urgent, patron ? Nous n’avons pas encore retrouvé Nicole. Elle devrait sortir de New York d’une minute à l’autre.

— Je vous fournirai les détails à votre retour. Nous avons des décisions importantes à prendre. Desjardins nous contactera par radio dès qu’elle aura atteint le rivage.

La traversée de la mer gelée fut rapide et Yamanaka posa leur appareil près du camp Bêta. Quand ils descendirent sur le sol, ce dernier vibrait toujours et les quatre autres membres de l’expédition les attendaient.

— Cette manœuvre est interminable, commenta Richard en souriant. J’espère que les Raméens savent ce qu’ils font.

— C’est probable, déclara Brown avec gravité. C’est tout au moins l’opinion générale, sur Terre.

Il regarda sa montre.

— D’après les services de navigation du centre de contrôle de notre mission, il faut s’attendre à ce que la poussée se poursuive dix-neuf minutes, à quelques secondes près.

— Comment peuvent-ils le savoir ? demanda Wakefield. Pendant que nous nous baladions à bord de leur appareil les Raméens auraient-ils envoyé vers notre monde une délégation chargée de communiquer leur plan de vol aux autorités ?

Il n’y eut pas un rire.

— Si leur vaisseau conserve cette accélération et cette assiette pendant ce laps de temps, il se retrouvera sur une trajectoire de collision, expliqua Janos avec un sérieux qui ne lui ressemblait guère.

— De collision avec quoi ? s’enquit Francesca.

Richard Wakefield fit de rapides calculs.

— La Terre ? Tabori hocha la tête.

— Seigneur ! s’exclama la journaliste.

— Tout juste, confirma David Brown. C’est désormais la sécurité de notre planète qui est en jeu. Le Conseil exécutif du C.D.G. est actuellement en session pour étudier toutes les possibilités. Nous avons reçu l’ordre formel d’évacuer Rama dès la fin de cette manœuvre. Nous abandonnerons tout derrière nous, à l’exception du crabe biote et de nos affaires personnelles. Nous sommes…

— Et Takagishi ? Et Desjardins ? demanda Wakefield.

— Nous laisserons le glisseur à New York et un V.L.R. à Bêta. Piloter ces engins est d’une simplicité enfantine. Et nous resterons à l’écoute de leurs radios depuis Newton.

Brown regarda Richard droit dans les yeux.

— S’il se confirme que ce vaisseau se place sur une orbite qui intersecte celle de la Terre, nos vies n’ont plus guère d’importance. C’est le cours de l’Histoire qui en sera bouleversé.

— Les techs de navigation peuvent se tromper. Et même si Rama se place sur une telle trajectoire, rien ne prouve qu’il n’en changera pas un peu plus tard. Il n’est pas à exclure que…

— Vous vous rappelez cette série de brèves poussées, lors de la mort de Borzov ? Le cap de ce vaisseau a été modifié pour qu’une seule manœuvre effectuée à un moment précis le place sur le chemin de la Terre. Les spécialistes s’en sont rendu compte il y a trente-six heures. L’aube raméenne n’était pas levée qu’ils ont averti O’Toole de se préparer à cette éventualité. Ils ne voulaient pas nous en parler pendant que nous étions à la recherche de Takagishi.

— Je comprends mieux leur impatience de nous faire déguerpir d’ici, dit Janos.

— Ce n’est pas tout, ajouta le Dr Brown. Sur Terre, les sentiments qu’inspirent Rama et les Raméens ont fortement changé. La direction de l’A.S.I. et le Conseil exécutif du C.D.G. sont désormais convaincus que ces extraterrestres nous sont hostiles.

Il fit une pause de plusieurs secondes, comme pour prendre le temps de reconsidérer sa propre attitude.

— Je pense qu’ils laissent à leurs émotions le soin de guider leur attitude, mais je n’ai aucun moyen de les faire revenir sur leur décision. Rien de ce que j’ai vu ne démontre que les Raméens sont animés de mauvaises intentions, seulement que les êtres inférieurs que nous sommes les laissent indifférents. Mais le reste de l’humanité est loin d’ici et ne peut percevoir la majesté de ce lieu. Sa réaction face à des scènes aussi horribles que la mort de Wilson est purement viscérale…

— Si ces extraterrestres sont amicaux, à quoi rime cette manœuvre ? l’interrompit Francesca. Ce n’est pas une simple coïncidence. Ils ont décidé, pour une raison que nous ignorons, de mettre le cap sur la Terre. Que l’humanité cède à la panique n’a rien d’étonnant. Nos visiteurs nous informent qu’ils savent…

— Un moment, un moment, intervint Richard. Je trouve que nous sautons un peu trop vite sur des conclusions, alors qu’il suffit d’attendre douze minutes pour savoir s’il faut envisager de presser le bouton de l’alarme générale.

— Entendu, cosmonaute Wakefield, dit Francesca qui venait de se rappeler qu’elle était une journaliste et prenait son caméscope. Mais que devrons-nous penser si Rama se place effectivement sur une trajectoire de collision avec la Terre ?

Richard réfléchit avant de s’adresser à la caméra, avec gravité :

— Peuple de la Terre, même si les Raméens changent de cap pour se rapprocher de notre planète, rien ne prouve qu’ils ont de mauvaises intentions. Rien, je dis bien rien, de ce que nous avons vu ou entendu ici n’indique que l’espèce qui a créé cet appareil nous veuille du mal. La mort du cosmonaute Wilson a été dramatique, mais elle est due à la réaction d’autodéfense d’un groupe de robots et n’entre pas dans un plan d’ensemble destiné à nous exterminer.

« Je considère ce vaisseau magnifique comme un tout, presque organique dans sa complexité. Il est très intelligent et programmé pour sa survie à long terme. Le qualifier d’hostile ou d’amical serait absurde. Sans doute peut-il détecter tout appareil en approche et calculer d’où il vient. S’il se confirme que Rama passera à proximité de la Terre, ce n’est peut-être que pour saluer à sa façon une autre espèce spatiopérégrine qui a pris l’initiative d’établir un contact. Peut-être veut-il simplement apprendre plus de choses sur notre compte.

— C’est magnifique, estima Janos Tabori en souriant. Et philosophique à souhait.

Wakefield s’autorisa un petit rire nerveux.

— Cosmonaute Turgenyev, dit Francesca en braquant sa caméra vers cette femme. Partagez-vous le point de vue de votre collègue ? Juste après la mort du général Borzov, vous avez déclaré qu’une « force supérieure » – et vous vous référiez aux Raméens – pouvait avoir joué un rôle dans son décès. Quels sont à présent vos sentiments ?

La pilote soviétique habituellement taciturne fixa l’objectif pour répondre :

— Da, Wakefield est un ingénieur très brillant mais il a éludé la plupart des questions épineuses. Pourquoi Rama a-t-il effectué sa première manœuvre pendant l’opération du général Borzov ? Pour quelle raison les biotes ont-ils dépecé Wilson ? Où est le Pr Takagishi ?

Irina Turgenyev s’accorda le temps de placer ses émotions sous contrôle avant d’ajouter :

— Et où est passée Nicole Desjardins ? Il est possible que Rama ne soit qu’une machine, mais certaines machines sont dangereuses. Nous avons pu constater que c’est le cas de celle-ci. Si ce vaisseau met le cap sur la Terre, j’ai peur pour ma famille, mes amis, l’ensemble de l’humanité. Il serait impossible de prédire ce qui va se passer, et encore moins de l’empêcher.

Plus tard, Francesca Sabatini sortit installer son matériel vidéo automatique près de l’étendue de glace pour une séquence finale. Elle vérifia l’heure puis déclencha la caméra quinze secondes avant l’instant où les propulseurs du vaisseau interrompraient leur poussée si les prévisions étaient exactes.

— L’image manque de stabilité car le sol tremble dans Rama depuis le début de cette longue manœuvre, il y a de cela quarante-sept minutes, commenta-t-elle. D’après les spécialistes, et si les Raméens veulent se diriger droit vers la Terre, tout devrait prendre fin dans quelques secondes. Il convient cependant de garder à l’esprit que de tels calculs ont été basés sur de simples suppositions des intentions de nos visiteurs…

Elle n’acheva pas sa phrase et prit une inspiration profonde.

— Le sol s’est stabilisé. Le changement de cap est terminé. Rama suit à présent une trajectoire de collision avec la Terre.

37. SEULE ET ABANDONNÉE

À son éveil, Nicole ne pouvait avoir des pensées cohérentes. Des élancements ébranlaient son crâne, son dos et ses jambes, et elle ne gardait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé. Elle réussit non sans peine à prendre sa gourde et boire une gorgée d’eau. J’ai dû subir une commotion cérébrale, comprit-elle avant de se rendormir.

Il faisait nuit, quand elle rouvrit les paupières. Mais le brouillard s’était levé dans son esprit. Elle savait où elle était. Elle se rappelait avoir cherché Takagishi et perdu l’équilibre, appelé Francesca et fait une chute angoissante. Elle décrocha aussitôt le com de son ceinturon.

— Cosmonaute Desjardins à équipe Newton, dit-elle en se relevant. J’ai été, eh bien, impossible à joindre me paraît être le terme qui convient le mieux. Je suis tombée dans un trou et j’ai perdu connaissance. Sabatini sait où je me trouve…

Elle interrompit son monologue pour attendre une réponse. En vain. Elle augmenta le volume mais ne capta que des parasites. Il fait nuit, et le jour n’était pas levé depuis plus de deux heures. Les journées raméennes duraient une trentaine d’heures. Était-elle restée inconsciente aussi longtemps ? Le cycle diurne et nocturne de Rama s’était-il modifié de façon imprévisible ? Elle regarda sa montre où s’affichait le temps écoulé depuis leur deuxième sortie et effectua un rapide calcul mental. Il y a trente-deux heures que je moisis au fond de ce puits. Pourquoi ne sont-ils pas venus me chercher ?

Elle reconstitua ce qui s’était passé une minute avant sa chute. Wakefield les avait contactées par radio et elle était allée s’assurer que Takagishi ne gisait pas au fond d’une des fosses. Richard relevait systématiquement la position de ses interlocuteurs dès qu’il établissait une communication et Francesca savait avec précision où elle était…

Avait-il pu arriver malheur à tous ses compagnons ? Sinon, qu’attendaient-ils pour venir la secourir ? Un sourire ironique incurva ses lèvres comme elle tentait de repousser une onde de panique. Ils ont dû me trouver et croire que la chute a été fatale… Une autre voix intérieure lui rétorqua qu’un tel raisonnement était absurde. S’ils étaient arrivés jusqu’à elle ils l’auraient retirée de ce puits morte ou vive.

La crainte de finir ses jours en ce lieu la fit frissonner et elle chassa de telles pensées en dressant une liste des dommages corporels subis. Elle tâta l’arrière de son crâne et répertoria diverses bosses, dont une sur la nuque. Voilà la responsable de ma commotion cérébrale, supposa-t-elle. Mais elle ne découvrit aucune fracture et le sang avait cessé de couler sur son cuir chevelu bien des heures plus tôt.

Elle examina ses bras, ses jambes et son dos. Les ecchymoses étaient nombreuses mais les os semblaient par miracle intacts. Les élancements douloureux à la base de son cou étaient symptomatiques d’un tassement de vertèbres, ou d’un nerf pincé. Elle s’en remettrait. Que son corps fût pratiquement indemne lui rendit courage.

Elle étudia son nouveau domaine. Elle était tombée dans un puits rectangulaire, qu’elle mesura en pas : six de long sur un et demi de large. En tenant sa lampe a bout de bras, elle lui attribua une profondeur de huit ou neuf mètres.

Elle remarqua dans un angle de la fosse un tas de petits bouts de métal dont les dimensions variaient de cinq à vingt centimètres. Elle s’en approcha pour les examiner à la lumière de sa torche. Il devait y avoir une centaine de pièces d’une douzaine de modèles différents : longues et étroites, incurvées, articulées. L’ensemble faisait penser aux déchets industriels d’une aciérie.

Les parois du puits étaient verticales et sans aspérités. Le matériau de construction était frais au toucher, comme un composite de métal et de roche. Il n’avait aucune irrégularité, pas la moindre saillie qui lui eût servi de prise, rien dont elle aurait pu s’aider pour se hisser jusqu’au niveau du sol. Nicole tenta d’en faire sauter quelques éclats à l’aide des ustensiles de sa trousse médicale mais n’arriva même pas à rayer sa surface.

Découragée, elle retourna vers la pile de débris dans l’espoir d’y trouver de quoi improviser une échelle ou un échafaudage. Elle dut rapidement renoncer. Les bouts de métal étaient trop petits et fins. Un rapide calcul mental lui confirma qu’ils ne supporteraient pas son poids.

Elle se sentit encore plus déprimée lorsqu’elle décida de prendre un repas. Elle avait réduit ses provisions au strict minimum afin d’emporter tout ce qui lui serait peut-être nécessaire pour soigner Takagishi et même en se rationnant de façon draconienne sa réserve d’eau ne durerait qu’un jour, celle de nourriture que trente-six heures.

Elle dirigea le faisceau de sa torche vers le haut. Le rayon se refléta sur le toit du hangar et les événements qui s’étaient déroulés avant sa chute lui revinrent à l’esprit. Le signal radio s’était brusquement amplifié à sa sortie du bâtiment. C’est le bouquet, se dit-elle. L’intérieur de cette grange est une zone de black-out complet. Il n’est pas étonnant que mes appels soient restés sans réponse.

* * *

Elle finit par s’endormir. Huit heures plus tard, elle s’éveilla en sursaut d’un rêve angoissant. Elle était de retour en France, assise en compagnie de son père et de sa fille dans un joli restaurant de province, par une magnifique journée de printemps. Nicole admirait les fleurs du jardin quand le serveur arriva et posa les escargots noyés dans du beurre et du persil devant Geneviève. Pierre avait commandé du coq au vin. L’Homme leur fit un sourire et repartit. Nicole finit par comprendre que rien n’était prévu pour elle…

Elle n’avait encore jamais été tenaillée par la faim. Même pendant le Poro, quand les lionceaux étaient partis avec ses provisions, elle n’en avait pas véritablement souffert. Avant de s’endormir, la fillette avait décidé de rationner ce qui subsistait mais l’épreuve n’était à aucun moment devenue vraiment pénible. Elle revint au présent et déchira les sachets de nourriture. Ses mains tremblaient. Elle dut faire un effort de volonté pour ne pas tout manger. Elle mit ses maigres restes dans leurs emballages et les fourra dans une poche avant d’enfouir son visage entre ses paumes. Et elle pleura, pour la première fois depuis sa chute.

Elle renonça à nier que mourir d’inanition était une fin horrible et tenta d’imaginer ce que ressentait celui que la faim affaiblissait puis finissait par achever. Était-ce graduel, passait-on par des stades successifs de plus en plus atroces ? Il ne me reste qu’à espérer que ce sera rapide, dit-elle à haute voix. Elle avait momentanément renoncé à l’espoir. Elle voyait briller dans le noir le cadran de sa montre digitale où s’égrenaient les dernières minutes de son existence.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Assise dans un angle de ce puits glacial, la tête basse, Nicole s’affaiblissait et s’abandonnait au découragement. Elle allait se résigner à sa fin prochaine quand une voix pleine d’optimisme s’éleva en elle pour lui rappeler que chaque seconde de vie était précieuse et merveilleuse, que le simple fait d’avoir conscience d’exister était un miracle extraordinaire de la nature. Elle inspira à fond et rouvrit les yeux. Si je dois mourir ici, se dit-elle, autant que ce ne soit pas en me morfondant. Elle décida de consacrer le peu de temps qu’elle avait encore devant elle à se remémorer les instants les plus importants des trente-six années de sa vie.

Nicole conservait un mince espoir d’être sauvée, mais elle avait toujours été pragmatique et elle savait qu’en toute logique son avenir devait se mesurer en heures. Au cours du voyage qu’elle effectua sans hâte dans le royaume de ses souvenirs, il lui arriva plusieurs fois de pleurer sans aucune honte : des larmes de joie dues au bonheur de revivre de tels instants, mais aussi douces-amères car c’était sa dernière visite dans ces chambres fortes de sa mémoire.

Cette excursion dans son passé ne suivait pas un parcours logique. Elle s’abstenait de trier, juger ou comparer ses expériences. Elle se contentait de les revivre, dans l’ordre où se présentaient ces épisodes de sa vie sublimés par l’éveil de sa conscience.

Sa mère y occupait une place particulière. Parce que Nicole l’avait perdue à l’âge de dix ans, elle conservait à ses yeux tous les attributs d’une reine ou d’une déesse. Anawi Tiasso avait été une femme très belle, une Africaine noir de jais d’une stature peu commune. Une aura lumineuse nimbait toutes les images que Nicole gardait d’elle.

Elle se la rappela, assise dans la salle de séjour de leur maison de Chilly-Mazarin et lui faisant signe de venir s’installer sur ses genoux. Chaque soir, avant l’heure du coucher, Anawi lui lisait une histoire, presque toujours un conte de fées avec des princes, des châteaux et des héros heureux et beaux qui venaient à bout de tous les obstacles placés sur leur chemin. Sa voix était douce et apaisante. Sitôt que les paupières de sa petite fille commençaient à s’alourdir, elle interrompait son récit pour lui chanter des berceuses.

À l’époque de son enfance, les dimanches avaient un statut particulier. Au printemps, elles allaient dans le parc pour jouer sur les grandes pelouses. Sa mère lui apprenait à courir. Nicole n’avait jamais vu personne posséder autant de grâce qu’Anawi, qui avait été autrefois une championne internationale.

Elle se rappelait tous les détails de son voyage avec Anawi en Côte-d’Ivoire, pour le Poro. C’était entre les bras de sa mère qu’elle s’était blottie au cours des nuits passées à Nidougou, avant la cérémonie. Pendant cette longue période d’angoisse où il lui avait fallu repousser l’assaut de toutes ses frayeurs, sa mère avait répondu avec patience à toutes ses questions en lui rappelant que la plupart des filles de leur tribu avaient passé cette épreuve sans trop de difficultés.

Son meilleur souvenir de ce voyage était celui de leur chambre d’hôtel d’Abidjan, la veille de leur retour à Paris. Elles n’avaient pratiquement pas parlé du Poro depuis la fin de la cérémonie et Nicole attendait toujours d’être complimentée pour ses exploits. Omeh et les doyens du village lui avaient déclaré qu’elle s’était comportée admirablement, mais pour une fillette de sept ans seules importaient les louanges de sa mère. Juste avant le dîner, elle avait réuni tout son courage pour lui demander, d’une voix hésitante :

— Alors, maman, est-ce que je m’en suis bien tirée ? Je veux parler du Poro.

Des larmes faisaient briller les yeux d’Anawi.

— Si tu t’en es bien tirée ? Si tu t’en es bien tirée ? Elle l’avait prise dans ses longs bras fuselés pour la soulever du sol et la lever au-dessus de sa tête.

— Oh, ma chérie ! Je suis si fière de toi que j’en pleure. Et elles étaient restées ainsi à s’étreindre, rire et pleurer de bonheur pendant près d’un quart d’heure.

* * *

Nicole s’était allongée sur le dos au fond du puits et des larmes coulaient sur ses joues. Elle venait de consacrer une heure à penser à sa fille, de sa naissance à l’instant présent. Elle avait suivi un parcours jalonné par les événements les plus marquants de la vie de Geneviève, dont ce voyage en Amérique effectué trois ans plus tôt. Geneviève était alors âgée de onze ans. Qu’elles avaient été proches tout au long de ce périple, surtout dans le Grand Canyon, lors de la descente du sentier de South Kaibab.

Elles s’étaient fréquemment arrêtées pour admirer l’empreinte que le passage de deux milliards d’années avait laissée à la surface de la Terre. Elles s’étaient juchées sur un promontoire qui surplombait le désert aride du plateau de Tonto. Le soir, elles avaient étalé leurs sacs de couchage côte à côte, au bord de l’imposante Colorado River. Et elles avaient discuté et commenté leurs rêves en se tenant par la main tout au long de la nuit.

Je n’aurais jamais fait ce voyage si tu n’avais pas insisté, pensa Nicole en s’adressant à son père. Tu savais que le moment était idéal. Pierre Desjardins était la clé de voûte de son univers, à la fois son ami, son confesseur, son guide et son plus fervent supporter. Il avait été présent lors de sa naissance et de tous les épisodes importants de sa vie. C’était cet homme qui lui manquait le plus, alors qu’elle gisait au fond de ce puits, à bord d’un vaisseau venu d’une lointaine étoile. Elle eût aimé pouvoir lui parler une dernière fois.

Nul souvenir de son père ne dominait les autres, car cet homme avait participé à tous les événements de son existence. Tous n’étaient pas joyeux. Elle se rappelait le soir passé dans la savane, non loin de Nidougou, quand ils s’étaient tenus par la main sans rien dire, les yeux emplis de larmes, alors que les flammes du bûcher funéraire s’élevaient dans la nuit africaine. Et ce jour où il l’avait serrée dans ses bras, à quinze ans, pendant qu’elle sanglotait de déception après avoir appris qu’on ne voulait pas d’elle pour personnifier Jeanne d’Arc.

Elle était retournée vivre auprès de son père un an après la mort de sa mère et était restée avec lui jusqu’à la fin de sa troisième année d’études à l’université de Tours. C’était merveilleux. Nicole allait se promener dans les bois sitôt qu’elle revenait des cours à vélo, pendant que Pierre écrivait ses romans dans le cabinet de travail. Le soir, Marguerite utilisait la cloche pour les informer que le dîner était servi avant d’enfourcher sa propre bicyclette et d’aller retrouver son mari et ses enfants qui l’attendaient à Luynes.

L’été, ils parcouraient l’Europe. Pierre Desjardins allait visiter les villes médiévales et les châteaux qui servaient de cadres à ses récits. Nicole savait plus de choses sur Aliénor d’Aquitaine et son second mari, Henri Plantagenêt, que sur les leaders politiques actuels de la France et du reste de l’Europe occidentale. En 2181, il avait obtenu le prix Marie Renault de la meilleure fiction historique et elle l’avait accompagné à Paris pour la remise de sa récompense. Assise au premier rang du grand auditorium, vêtue d’une jupe et d’un chemisier blancs, elle avait écouté l’orateur faire le panégyrique de son père.

Elle aurait pu réciter de mémoire les principaux passages du discours de remerciement de Pierre. À la fin, il avait déclaré : « On m’a fréquemment demandé si j’ai acquis une sagesse que j’aimerais faire partager aux générations futures. » Il l’avait alors fixée droit dans les yeux. « Ce que j’ai à dire à ma fille et à tous les jeunes est très simple. Au cours de ma vie, j’ai découvert deux choses dont la valeur est inestimable… la connaissance et l’amour. Rien d’autre – ni la célébrité, ni la puissance, ni la réussite en soi – ne leur est comparable. Car celui qui peut dire quand sa vie s’achève « J’ai appris et j’ai aimé » peut également affirmer : « J’ai été heureux. »

J’ai été heureuse, pensa-t-elle en versant d’autres larmes. Grâce à toi. Tu m’as constamment soutenue. Même dans les moments les plus pénibles. Elle se rappela l’été 2184, quand le rythme de son existence s’était à tel point emballé qu’elle avait lâché les rênes de sa destinée. En seulement six semaines elle avait remporté une médaille d’or aux jeux Olympiques, eu une liaison brève mais passionnée avec le prince de Galles et annoncé à son père qu’elle attendait un enfant.

Les événements clés de cette période étaient aussi nets dans son esprit que s’ils s’étaient produits la veille. Rien ne lui avait jamais procuré une joie plus intense que le fait de recevoir une médaille d’or et de se dresser sur le podium du stade de Los Angeles sous les ovations d’une centaine de milliers de spectateurs. C’était son instant de gloire. Pendant près d’une semaine elle avait été l’idole des médias. Elle faisait la une de tous les journaux et on parlait de son exploit dans toutes les émissions sportives.

Après sa dernière interview dans le studio de télévision du village olympique, un jeune Anglais au sourire engageant s’était présenté à elle. Darren Higgins lui avait remis une enveloppe qui contenait une invitation à dîner du prince de Galles, l’homme qui deviendrait un jour le roi Henry XI.

La soirée a été magique, se souvint-elle en oubliant pour un temps sa situation désespérée. Il s’est montré charmant. Les deux jours suivants ont été merveilleux. Mais trente-neuf heures plus tard, à son éveil dans la chambre de la suite d’Henry, ce conte de fées avait connu une fin brutale. Le prince, jusqu’alors si prévenant et tendre, semblait irrité et nerveux. La jeune femme inexpérimentée avait pris progressivement conscience que son beau rêve s’achevait. Je n’étais pour lui qu’une conquête parmi tant d’autres, une célébrité éphémère avec qui il aurait été malséant d’avoir des relations suivies.

Elle n’oublierait jamais ses dernières paroles, là-bas à Los Angeles. Pendant qu’elle faisait rapidement ses bagages, il tournait en rond dans la chambre et déclarait ne pas comprendre pourquoi elle paraissait bouleversée. Nicole s’abstenait de répondre à ses questions et le repoussait lorsqu’il voulait l’étreindre.

— Qu’avez-vous cru ? avait-il finalement demandé avec colère. Que nous enfourcherions mon fier destrier et partirions nous réfugier dans une chaumière pour y vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants ? Allons, Nicole, nous ne vivons pas dans un monde imaginaire. Vous savez que les Anglais n’accepteraient jamais d’avoir pour reine une métisse.

Elle s’était enfuie sans lui laisser le temps de voir ses larmes. Et c’est ainsi, ma Geneviève chérie, que je suis repartie de Los Angeles avec deux trésors : une médaille d’or dans mes bagages et toi dans mon ventre. Sans s’attarder sur les semaines d’angoisse qui avaient suivi, elle fit un bond jusqu’à l’instant de solitude et de désespoir où elle avait finalement trouvé le courage de tout dire à son père.

C’était par une matinée de septembre, dans le séjour de leur maison de Beauvois.

— Je… je ne sais plus quoi faire, lui avait-elle avoué. J’ai conscience de te décevoir – j’ai baissé dans ma propre estime – mais je voudrais savoir si tu accepterais que je m’installe ici pour…

— Bien sûr, Nicole, l’avait-il interrompue.

Et il pleurait, pour la première fois devant elle depuis la mort d’Anawi.

— Nous ferons tout ce qui est nécessaire, avait-il ajouté en la prenant dans ses bras.

J’ai eu tant de chance. Il a été si compréhensif. Il ne m’a adressé aucun reproche. Il ne m’a rien demandé. Quand je lui ai révélé qui était le père en précisant que je ne voulais pas qu’on le sache, surtout pas Henry et l’enfant, il s’est engagé à garder ce secret. Et il a tenu parole.

Les soleils se rallumèrent brusquement et Nicole se leva pour regarder sa prison sous leur clarté. Seul le centre de la fosse était éclairé, les deux extrémités restaient dans l’ombre. Elle fut surprise de se sentir si joyeuse et optimiste dans une situation aussi désespérée.

Elle leva les yeux vers le toit du bâtiment et le ciel de Rama visible au-delà. Elle pensa à sa fin prochaine et eut un brusque désir. Elle n’avait pas prié depuis une vingtaine d’années mais elle s’agenouilla dans le rai de lumière qui descendait au centre du puits. Mon Dieu, murmura-t-elle, je sais qu’il est un peu tard pour y penser, mais je tiens à Te remercier de m’avoir donné mon père, ma mère et ma fille, et toutes les joies que j’ai connues. Elle fixait le plafond, les lèvres incurvées par un sourire et les yeux brillants. Et à présent, mon Dieu, j’aurais grand besoin qu’on m’aide à sortir de là.

38. VISITEURS

Le petit robot s’avança dans la zone de clarté et dégaina son épée. L’armée anglaise venait d’arriver aux portes de Honfleur.

À nouveau sur la brèche, mes amis, retournons,
Où de nos morts anglais comblons cette muraille…
Dans la paix, rien ne sied mieux à un homme,
Que de la retenue et de l’humilité,
Mais sitôt que retentit l’appel aux armes,
Il se doit d’imiter les mouvements du tigre.

Henry V, le nouveau roi, exhortait ses troupes imaginaires. Nicole l’écoutait et souriait. Elle venait de passer près d’une heure en compagnie du prince Hal offert par Wakefield. Elle l’avait suivi de sa jeunesse débauchée aux champs de bataille où il avait affronté Hotspur et les autres rebelles, jusqu’à son accession au trône d’Angleterre. Elle avait lu la trilogie de Shakespeare bien des années plus tôt mais connaissait surtout cette période de l’Histoire à cause de la fascination que Jeanne d’Arc exerçait sur elle depuis toujours.

— Shakespeare a fait de toi un homme que tu n’as jamais été, dit-elle au robot.

Elle se pencha vers lui et glissa la tige remise par Richard dans la fente d’arrêt.

— Tu as été un valeureux guerrier, nul ne songerait à le contester, mais aussi un conquérant fourbe et impitoyable. Sous ton joug, la Normandie est devenue exsangue. Tu as décimé la population de la France.

Elle fut secouée par un petit rire nerveux. Voilà que je tiens des discours à un prince de céramique sans âme haut comme trois pommes. Elle se rappela son accablement, une heure plus tôt, après avoir vainement cherché un moyen d’évasion. La conviction d’arriver au terme de son existence s’était renforcée lorsqu’elle avait bu l’avant-dernière gorgée d’eau que contenait sa gourde. Enfin, se dit-elle en reportant son attention sur la figurine. Au moins est-ce préférable à s’apitoyer sur son sort.

— Et que sais-tu faire d’autre, mon petit prince ? Que se passera-t-il si j’insère ce bout de métal dans la fente désignée par un C ?

Le robot s’anima, fit quelques pas et se dirigea vers le pied gauche de Nicole. Un instant plus tard il s’adressa à elle, et sa voix ne possédait plus le timbre d’un acteur mais l’accent britannique accentué de Wakefield :

— Ce « C » est l’initiale du mot conversation, très chère, et je me flatte d’avoir en ce domaine un répertoire fort étendu. Mais il me faut, pour commencer, que vous m’indiquiez sur quel thème épiloguer.

Elle rit et s’accorda un instant de réflexion avant de lui répondre :

— Entendu, prince Hal. Parle-moi de Jeanne d’Arc. Le robot hésita puis fronça les sourcils.

— Vous référeriez-vous à cette sorcière qui a été brûlée vive à Rouen dix ans après ma mort ? Sous mon règne mes armées avaient pacifié le nord de la France. Cette folle qui disait avoir entendu des voix…

Nicole cessa de l’écouter et releva la tête. Une ombre venait de passer au-dessus du puits. Elle pensait avoir vu quelque chose survoler le toit de la grange. Son cœur s’emballa.

— Ici, je suis ici ! hurla-t-elle à pleins poumons.

En fond sonore, le prince Hal se lamentait que les victoires de la Pucelle d’Orléans l’avaient contraint à restituer ses conquêtes au roi de France.

— Il est tellement anglais. Jusqu’au bout des ongles. Elle glissa à nouveau la tige dans la fente d’arrêt.

L’ombre revint bientôt. Démesurée, elle plongea la totalité de la fosse dans l’obscurité. La femme leva la tête et sa gorge se serra. Une créature ailée gigantesque survolait le puits. Nicole recula et hurla. La chose tendit le cou à l’intérieur de la cavité et poussa des cris à la fois stridents et presque musicaux. Nicole restait paralysée. Le monstre reproduisit une série de sons presque identiques puis tenta – vainement, car l’envergure de ses ailes l’en empêchait – de descendre en voletant jusqu’à elle.

La terreur céda progressivement la place à une peur moins irraisonnée et Nicole observa l’extraterrestre. Si elle faisait abstraction de ses yeux d’un bleu profond cernés d’anneaux brunâtres, sa face lui rappelait celle des ptérodactyles qu’elle avait pu voir au Muséum d’histoire naturelle de Paris, avec un bec très long, crochu et édenté. Ses pattes, disposées symétriquement sur les côtés du corps, s’achevaient par des serres à cinq doigts aux griffes acérées.

Elle estima sa masse à une centaine de kilos. Son pelage noir, court et dru, faisait penser à du velours. Quand l’être finit par comprendre qu’il ne pourrait l’atteindre, il poussa deux petits cris aigus, se redressa et disparut.

Nicole resta figée sur place pendant une minute, après son départ. Puis elle s’assit et tenta d’ordonner ses pensées. L’adrénaline produite par sa frayeur courait encore dans ses veines. Elle essaya d’analyser de façon rationnelle la scène qu’elle venait de voir. Elle crut en premier lieu qu’il s’agissait d’un biote, une créature semblable à toutes celles déjà aperçues dans Rama. Mais elle est bien plus perfectionnée que ses congénères, se dit-elle. Elle se représenta les crabes de l’Hémicylindre sud et l’impensable ménagerie filmée par les membres de l’expédition précédente. Elle ne put se convaincre que cet être entrait dans la même catégorie. Elle avait décelé dans son regard quelque chose d’indéfinissable…

Elle entendit des battements d’ailes dans le lointain et se tapit dans l’angle plongé dans l’obscurité à l’instant où un monstre venait effectuer du surplace à l’aplomb du puits et interceptait la clarté des soleils. Non, ils étaient deux, à présent. Le premier était revenu avec un compagnon encore plus grand. Ce second avien tendit le cou vers Nicole pour la fixer tout en voletant au-dessus de la fosse. Le cri qui s’échappa de sa gorge était à la fois plus puissant et moins musical que ceux de son congénère, vers lequel il tourna la tête. Pendant que les deux créatures ailées jacassaient, Nicole remarqua qu’à l’exception de sa taille et de sa peau lisse et brillante comme du linoléum le nouvel arrivant était identique au premier. Il prit de l’altitude puis descendit se poser au bord de la cavité, près de son compagnon avec lequel il semblait toujours discuter. Ils observèrent la femme pendant une ou deux minutes, tinrent un bref conciliabule et disparurent.

* * *

La peur avait achevé de l’épuiser. Quelques minutes après le départ des étranges visiteurs elle se recroquevilla dans un angle de sa prison et ferma les paupières. Elle dormit profondément plusieurs heures, jusqu’au moment où un grand bruit – un craquement évocateur d’une détonation – se réverbéra à l’intérieur du bâtiment. Elle s’éveilla en sursaut mais n’entendit plus rien. Son corps lui rappela qu’il avait faim et soif. Elle prit ce qui lui restait de nourriture. Dois-je la diviser en deux portions congrues ? se demanda-t-elle avec lassitude. N’aurais-je pas intérêt à tout manger sans me préoccuper de l’avenir ?

Elle soupira et décida de ne faire qu’un dernier repas. S’il était plus substantiel, peut-être pourrait-elle oublier momentanément ses problèmes. Elle se trompait. Elle déglutissait la dernière gorgée d’eau quand elle eut une vision des bouteilles de cette eau minérale qu’ils buvaient à Beauvois.

Elle venait de terminer sa maigre collation quand un nouveau craquement résonna dans le lointain. Elle tendit l’oreille, mais tout était fini. Elle échafauda à nouveau des projets d’évasion. Elle envisagea de s’agripper aux pattes des aviens pour sortir du puits. Elle se reprochait de ne pas avoir essayé d’établir un contact avec eux lorsque l’opportunité s’en était présentée. Elle rit. D’accord, ils m’auraient peut-être dévorée, mais mourir d’inanition est-il un sort plus enviable ?

Elle était certaine que ces créatures reviendraient la voir. Sa conviction n’avait peut-être pas d’autre fondement que le caractère désespéré de sa situation, mais elle échafauda malgré tout des projets en prévision de leur retour. Salut, leur dirait-elle. Elle se lèverait et tendrait les bras pour leur présenter ses paumes. Elle s’avancerait au centre de la fosse puis leur ferait comprendre par gestes son problème : elle désignerait sa poitrine et les parois de sa prison afin d’indiquer qu’elle ne pouvait en sortir par ses propres moyens, puis le toit du bâtiment et les aviens pour solliciter leur aide.

Deux craquements la ramenèrent à l’instant présent. Peu après il s’en produisit un troisième. Elle consulta le chapitre « environnement » de l’Atlas de Rama contenu dans les mémoires de son ordinateur de poche. Elle rit, car elle aurait dû deviner ce qui se passait. Elle entendait la glace se briser. Le fond de la mer Cylindrique commençait à fondre. Bien que la dernière manœuvre de Rama eût placé ce vaisseau sur une trajectoire qui l’éloignait du soleil (ce qu’elle ignorait), il était toujours à l’intérieur de l’orbite de Vénus et la chaleur externe avait fait grimper la température au-dessus de zéro.

L’Atlas précisait que la débâcle s’accompagnait d’une instabilité thermique de l’atmosphère à l’origine de vents violents, de véritables ouragans. Nicole s’avança au centre du puits.

— Eh, les oiseaux, ou quoi que vous soyez ! hurla-t-elle. Venez me chercher, offrez-moi une chance de sortir d’ici.

Mais les créatures volantes ne revinrent pas. Elle retourna s’asseoir dans l’angle et y resta une dizaine d’heures, sans trouver le sommeil. Elle s’affaiblissait de plus en plus, alors que la fréquence des craquements augmentait puis décroissait. Le vent se leva. Ce qui ne fut tout d’abord qu’une légère brise se changea en tempête. Nicole céda au découragement. Quand elle se rendormit, ce fut en se disant que son prochain réveil serait sans doute le dernier.

* * *

Les vents cinglèrent New York pendant des heures. Nicole restait pelotonnée dans son coin, désormais apathique. Elle écoutait les hurlements de l’ouragan et se croyait revenue dans ce chalet du Colorado où elle s’était réfugiée au cours d’une tempête de neige. Elle essaya de se concentrer sur les joies procurées par le ski mais en fut incapable. La faim et la fatigue avaient eu raison de son imagination. Elle resta assise, sans bouger, l’esprit vide de toute pensée. Il n’y subsistait que des interrogations sur ce qu’elle ressentirait en rendant son dernier soupir.

* * *

Elle ne se rappelait pas s’être endormie, mais pas non plus s’être réveillée. Elle se sentait très faible. Son esprit l’informait que quelque chose venait de tomber dans la fosse. Il faisait à nouveau nuit. Elle rampa vers la pile de métal sans allumer sa lampe, trébucha sur un obstacle et sursauta. Elle se baissa pour le toucher. L’objet était plus gros qu’un ballon de basket, lisse et ovoïde.

Aussitôt sur ses gardes, elle chercha la torche dans sa combinaison. Son faisceau révéla une sorte d’œuf couleur blanc cassé. Elle l’examina avec soin. Son enveloppe cédait sous une forte pression des doigts. Est-ce comestible ? se demanda-t-elle. Mais la faim la tenaillait à tel point que la crainte d’une éventuelle intoxication alimentaire était bien le dernier de ses soucis.

Elle prit son couteau et entama avec difficulté la peau coriace. Elle débita fiévreusement un morceau qu’elle fourra dans sa bouche. Il était insipide, et immangeable. Nicole le cracha et se mit à pleurer. De dépit, elle donna un coup de pied à cette chose, qui roula sur le sol. Elle crut entendre un clapotis et se pencha pour pousser l’ovoïde. Oui, se dit-elle. C’est bien ce que je pensais.

Creuser la partie extérieure avec un couteau était très lent. Elle prit sa trousse médicale et en sortit son scalpel électrique. Elle ne savait toujours pas de quoi il s’agissait mais il y avait trois parties distinctes. Sous une couche aussi résistante que l’enveloppe d’un ballon de football se trouvait une pulpe bleu roi moelleuse et juteuse, de la même consistance que la chair d’une pastèque. Le cœur du fruit contenait plusieurs litres d’un liquide verdâtre. En tremblant d’impatience, Nicole mit sa main droite en coupe et la plongea dans l’incision avant de la porter à ses lèvres. Ce jus avait un étrange goût médicinal mais était désaltérant. Elle en but rapidement deux gorgées puis se souvint de sa formation médicale.

Elle contint le désir d’en boire encore et utilisa la sonde de son spectromètre de masse pour analyser sa composition chimique. Elle agit avec tant de précipitation qu’elle commit une erreur et dut recommencer. Lorsque les résultats apparurent sur le petit moniteur adaptable à tous ses instruments médicaux, elle versa des larmes de joie. Cette boisson ne l’empoisonnerait pas. Elle était au contraire très riche en protéines et en minéraux, selon des combinaisons que son organisme assimilerait sans peine.

— Parfait ! Parfait ! s’exclama-t-elle.

Elle se releva trop vite et eut un vertige. Avec plus de prudence, elle s’assit sur ses talons et fit le plus savoureux festin de toute son existence. Elle but le liquide et mangea la chair tant qu’elle eut de l’appétit, puis elle sombra dans un sommeil profond, repue.

* * *

À son réveil, son premier souci fut de déterminer la contenance de cette « pastèque-manrie », ainsi qu’elle venait de la baptiser. Elle savait qu’elle avait manqué de modération mais c’était le passé. Elle décida d’économiser ses réserves jusqu’au moment où elle réussirait à convaincre les créatures ailées de lui accorder leur aide.

Elle soupesa le fruit. Sur la dizaine de kilos qu’il devait peser à l’origine il n’en restait guère plus de huit. Une fois la partie externe non comestible soustraite, il y avait six kilos répartis à parts plus ou moins égales entre le jus et la pulpe bleu roi. Voyons voir, étant donné que trois kilos de liquide correspondent…

L’embrasement des soleils rompit le fil de ses pensées. Elle regarda sa montre. Oui, juste dans les temps, avec la même variation. Elle reporta son attention sur l’ovoïde qu’elle pouvait enfin voir sous la lumière du jour. Et il lui parut aussitôt très familier. O mon Dieu ! Elle tendit la main et suivit du bout des doigts les lignes brunes qui serpentaient sur sa peau blanche. J’avais presque oublié. Elle plongea la main dans sa combinaison et prit le caillou qu’Omeh lui avait remis à Rome, le soir du nouvel an. Elle regarda tour à tour la pierre et le fruit. O mon Dieu !

Elle replaça le caillou dans sa poche et en sortit la fiole verte.

— Ronata saura quand le moment de la boire sera venu, lui avait dit son arrière-grand-père.

Elle retourna s’asseoir dans un angle et vida d’un trait la bouteille minuscule.

39. L’EAU DE LA SAGESSE

Sa vision se brouilla et elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, Nicole fut aveuglée par des figures géométriques colorées lumineuses qui se précipitaient à sa rencontre comme si elle se déplaçait à une vitesse folle. Droit devant elle, dans le lointain, une tache noire émergea de l’arrière-plan au cœur d’un groupe de motifs qui passaient du rouge au jaune. Nicole se concentra sur ce point en expansion. Il se ruait vers elle et envahissait tout son champ de vision. Elle vit un homme, un vieux Noir qui courait dans la savane africaine sous un ciel étoile. Elle discerna distinctement son visage quand il se tourna pour entreprendre l’escalade d’une montagne rocailleuse. Il ressemblait à Omeh mais aussi, chose étrange, à sa mère.

Il gravit l’éminence avec une agilité surprenante. Arrivé au sommet, il s’y dressa et écarta les bras pour fixer le croissant de lune visible au-dessus de l’horizon. Nicole reconnut le grondement des propulseurs d’une fusée et regarda vers le point d’origine du bruit. Elle vit le L.E.M. alunir. Deux individus engoncés dans des scaphandres en descendirent et Neil Armstrong déclara :

— C’est un petit pas pour un homme mais un grand bond pour l’humanité.

Buzz Aldrin vint le rejoindre et ils tendirent en même temps le bras pour désigner quelque chose sur leur droite. C’était la silhouette d’un vieux Noir debout sur un escarpement proche. Un large sourire révélait ses dents d’une blancheur éclatante.

Un effet de zoom s’acheva sur un gros plan de son visage et le paysage lunaire s’estompa. L’homme se mit à psalmodier lentement des paroles en sénoufo, mais Nicole ne comprenait pas ses propos. Brusquement, elle sut qu’il s’adressait à elle et en assimila le sens.

— Je suis un de tes lointains ancêtres. Enfant, la nuit où des hommes ont pour la première fois marché sur la Lune, je suis parti seul pour me livrer à la méditation. La soif m’a poussé à boire l’eau du lac de la Sagesse, ce qui m’a permis de voler jusqu’à la Lune et d’y précéder les astronautes. Là, je leur ai parlé avant de repartir vers d’autres mondes. J’ai rencontré Ceux qui sont Grands. Et ils m’ont annoncé que tu viendrais et irais raconter l’histoire de Minowe aux étoiles.

La tête du vieillard entrait en expansion. Ses dents s’allongèrent et prirent un aspect menaçant, ses yeux jaunirent. Il se métamorphosa en tigre et bondit vers la gorge de Nicole. Ses crocs se refermèrent sur son cou et elle hurla. Elle s’était résignée à mourir quand le fauve s’effondra, avec une flèche plantée dans son flanc. Elle entendit un bruit et leva les yeux. Sa mère, en robe rouge ample magnifique et armée d’un arc en or, courait avec grâce vers un chariot doré immobilisé dans les airs.

— Mère… attends ! cria Nicole. La femme se tourna pour lui dire :

— Tu t’es laissé séduire. Il te faudra être plus prudente, à l’avenir. Je ne peux te sauver que trois fois. Prends garde à ce que tu ne peux voir mais dont tu connais l’existence.

Anawi monta dans le chariot et prit les rênes avant d’ajouter :

— Il ne faut pas que tu meures. Je tiens à toi, Nicole. Les alezans ailés grimpèrent dans le ciel où ils finirent par disparaître.

Les formes multicolores réapparurent. Nicole entendit une musique, tout d’abord dans le lointain puis bien plus près. Elle avait la sonorité synthétique des clochettes de cristal. Belle, obsédante, éthérée. Un tonnerre d’applaudissements s’éleva. Assise au premier rang, elle assistait à un concert avec son père. Sur scène, un Oriental aux cheveux si longs qu’ils tombaient jusqu’au sol et paraissant plongé dans une profonde extase se dressait à côté de trois instruments aux formes étranges. Nicole était immergée dans ces sons et en avait les larmes aux yeux.

— Viens, lui dit son père. Il nous faut repartir.

Elle le regarda et il se métamorphosa sous ses yeux en moineau. Il lui sourit. Elle battit des ailes et ils s’envolèrent. Ils laissèrent derrière eux la salle de concert et la musique. Ils fendaient l’air, au-dessus de la belle vallée de la Loire. Elle aperçut leur villa de Beauvois et fut heureuse de rentrer à la maison. Mais son père-oiseau continua vers Chinon, en aval. Ils se posèrent dans un des arbres du parc du château.

Sous eux, dans l’air vif d’un mois de décembre, Henri Plantagenêt et Aliénor d’Aquitaine discutaient de la succession au trône d’Angleterre. La reine s’avança sous la ramure, la vit et lui dit :

— Bonjour. J’ignorais que tu étais là.

Aliénor tendit le bras et caressa sa gorge. Nicole trilla, tant ce contact était agréable.

— N’oublie pas, Nicole, que le destin prime l’amour. Celui qui sait avec certitude quel doit être son avenir peut endurer n’importe quelle épreuve.

Elle huma de la fumée et sut qu’ils étaient attendus en un autre lieu. Les deux moineaux prirent leur essor et se dirigèrent vers le nord et la Normandie. L’odeur du feu devint plus forte. Ils entendirent appeler à l’aide et battirent plus rapidement des ailes.

À Rouen une femme d’aspect quelconque mais dont les yeux semblaient irradier de la lumière les regardait approcher. Les flammes avaient atteint ses pieds et des relents de chair calcinée flottaient déjà dans l’air. La suppliciée baissa les yeux pour prier. Un prêtre tenait une croix improvisée au-dessus de sa tête.

— Dieu tout-puissant, murmura-t-elle. Des larmes ruisselaient sur ses joues.

— Nous te sauverons, Jeanne ! pépia Nicole.

Elle et son père se posèrent sur la place bondée de spectateurs.

Jeanne les étreignit avec reconnaissance, sitôt qu’ils eurent défait ses liens. Les flammes bondirent autour d’eux et ce furent les ténèbres. Un instant plus tard Nicole fendait à nouveau le ciel, mais à présent dans le corps d’un grand héron blanc. Elle était seule à l’intérieur de Rama et survolait la ville de New York. Elle vira pour esquiver un des aviens qui la regarda avec surprise.

Nicole découvrait la cité dans ses moindres détails, comme si ses yeux étaient des objectifs multi-spectraux à focale variable. Elle remarqua des mouvements en quatre endroits différents : un mille-pattes biote qui se dirigeait lentement vers l’extrémité sud du hangar et dans les infrarouges des volutes de chaleur qui s’élevaient du sol à proximité de chacune des trois esplanades. Nicole piqua vers la grande bâtisse et descendit se poser à l’intérieur de son puits.

40. INVITATION EXTRATERRESTRE

Je dois me préparer à sortir d’ici, se dit Nicole après avoir rempli sa gourde avec le liquide verdâtre que contenait la pastèque-manne. Elle débita soigneusement sa chair en morceaux qu’elle glissa dans les sachets de ses rations puis retourna s’asseoir dans son recoin habituel.

Whew ! pensa-t-elle en songeant au voyage mental qu’elle venait de faire après avoir bu l’eau du lac de la Sagesse.

Mais ça n’a ni queue ni tête, bon sang ! Elle se rappelait ce qu’elle avait vu pendant son enfance, lors du Poro, et sa brève conversation avec Omeh trois ans plus tard, lors de son retour à Nidougou pour les funérailles de sa mère.

— Où est allée Ronata ? avait-il demandé, un soir où ils étaient seuls.

Elle avait immédiatement compris à quoi il se référait.

— Je me suis métamorphosée en oiseau blanc. J’ai volé au-delà de la Lime et du Soleil, jusqu’au grand néant.

— Ah ! c’est bien ce que je pensais.

Pourquoi ne lui as-tu pas réclamé des éclaircissements ? reprocha la femme bientôt quadragénaire à l’enfant qu’elle avait été à dix ans. Si tu savais ces choses, certains de ces mystères auraient peut-être un sens. Mais elle était consciente que de telles visions ne pouvaient être analysées, qu’il existait des domaines que la méthodologie scientifique ne permettait pas d’explorer. Elle songea à sa mère, si belle dans cette longue robe rouge.

Anawi l’avait sauvée du tigre. Merci, maman, pensa-t-elle. Elle regrettait seulement de n’avoir pu s’entretenir plus longtemps avec elle.

Le son était bizarre, comme si des douzaines de bébés progressaient à quatre pattes sur un sol recouvert de linoléum, et il se rapprochait. Elle n’eut pas le loisir de s’interroger à son sujet car les antennes puis la tête d’un mille-pattes biote apparurent presque aussitôt au bord du puits. Sans ralentir, il poursuivit sa progression vers le bas de la paroi verticale.

Le myriapode biomécanique devait mesurer quatre mètres et il descendait dans la fosse sans difficulté : ses soixante pattes semblaient adhérer à la surface lisse par un phénomène de succion. Nicole enfila son sac à dos et attendit une opportunité. Cette apparition ne la surprenait guère. Elle avait su qu’on viendrait la secourir, depuis sa vision.

Cette créature comportait quinze segments articulés munis de quatre pattes et une tête d’insecte hérissée d’un étrange assortiment de détecteurs, dont deux fines tiges évocatrices d’antennes. Les bouts de métal empilés à l’autre extrémité du puits devaient être des pièces de rechange car elle procéda devant Nicole au remplacement de trois de ses membres locomoteurs, de la carapace d’un de ses segments et de deux protubérances hémisphériques sur le côté de son crâne. Elle termina toutes ces opérations en moins de cinq minutes et repartit vers le haut de la paroi.

Nicole l’enfourcha sitôt que les trois quarts de son corps furent à la verticale. Mais la femme était trop lourde et l’insecte lâcha prise et tomba au fond du puits. Il entama aussitôt une nouvelle escalade. Elle décida d’attendre que toutes ses pattes soient au contact du mur, dans l’espoir que l’adhérence des segments supplémentaires ferait une différence. Ce fut inutile. Ils s’effondrèrent tous les deux.

Une des pattes antérieures du biote fut endommagée et il alla la remplacer avant d’effectuer un troisième essai. Nicole en profita pour sortir sa trousse de soins et tresser huit brins de fils de suture qu’elle noua autour des trois sections postérieures de la créature. Elle enfila ses gants et ceignit son ventre de bandes pour pansements afin que sa combinaison ne pût être entamée par le filin improvisé qu’elle attacha autour de sa taille.

Ça risque de tourner au désastre, se dit-elle en pensant à diverses possibilités. Si le fil cède, je tomberai. Et je n’aurai peut-être pas autant de chance que la première fois.

Le mille-pattes reprit l’ascension de la paroi. Une fois à la verticale il fit quelques petits pas puis fut retenu par le poids de la femme. Il réussit à ne pas basculer en arrière. En peinant, il repartit. Agrippée des deux mains aux fils torsadés, Nicole gardait son corps perpendiculaire au mur telle une alpiniste.

Elle suivait le biote, environ quarante centimètres plus bas. Lorsque la tête de l’insecte de métal arriva au niveau du sol, elle n’était qu’au milieu de la paroi. L’ascension lente et régulière se poursuivait. Le myriapode sortit du puits, un segment après l’autre. Puis le mouvement ralentit et finit par s’interrompre. Seuls les quatre derniers éléments de la créature biomécanique étaient encore sur la surface verticale et Nicole aurait presque pu toucher le dernier en tendant le bras. Les trois premiers mètres de l’insecte étaient désormais horizontaux mais il se retrouvait coincé. La masse qu’il avait en remorque bloquait les articulations de ses derniers segments.

Suspendue à plus de six mètres du fond de la fosse, Nicole s’imagina des scénarios sinistres. Formidable, pensa-t-elle avec ironie en s’agrippant au câble et en collant les pieds à la paroi. Il existe trois possibilités, et aucune n’est à souhaiter. Le fil peut se rompre, le biote risque de lâcher prise, et dans le meilleur des cas je resterai suspendue pour l’éternité dans cette position.

Elle chercha d’autres solutions. La seule qui lui vint à l’esprit et qui pouvait être couronnée de succès – tout en étant très dangereuse – consistait à se hisser le long du filin puis à grimper jusqu’au sommet en prenant appui sur les pattes et les segments du myriapode.

Elle regarda vers le bas et se rappela sa première chute. Autant attendre un peu. Ce machin redémarrera peut-être. Une minute s’écoula. Puis une autre. Nicole inspira à fond. Elle tendit un bras pour agripper la ficelle le plus haut possible et se hisser. Elle recommença, avec l’autre main. Elle atteignit l’élément postérieur, s’étira et saisit une patte. Mais dès qu’elle voulut s’y retenir la ventouse se détacha de la paroi.

Raté, se dit-elle quand la frayeur s’estompa. Elle s’était stabilisée derrière le biote, qu’elle observa avec soin. Ses divers composants étaient recouverts par des plaques qui se chevauchaient. Si je pouvais en atteindre une… Elle réfléchit à ses deux premières tentatives. C’est l’adhérence qui laisse à désirer. À présent que près des trois quarts de son corps sont à l’horizontale, il devrait me soutenir sans trop de difficultés.

Mais elle savait qu’une fois sur le dos de cette créature plus rien ne la retiendrait en cas de chute. Elle fit une tentative et se hissa le long du câble, jusqu’au premier élément de la carapace. Elle l’agrippa et s’y retint, de toutes ses forces. Restait à savoir s’il supporterait son poids. Elle testa sa résistance tout en se retenant aux fils de suture de l’autre main. Tout était parfait, pour l’instant.

Elle s’étira et lâcha le filin puis referma les jambes autour des flancs du myriapode et s’étira pour saisir la plaque suivante. Les pattes du segment postérieur se détachèrent de la paroi mais l’insecte ne tomba pas.

Nicole s’élevait. Elle allait atteindre le sommet quand le biote glissa en arrière de quelques centimètres. Le cœur battant et le souffle court, elle attendit qu’il se fût stabilisé puis rampa vers le segment suivant. Elle arrivait à sa hauteur quand le mille-pattes repartit. Nicole lâcha prise et roula sur le sol en hurlant.

— Alléluia !

* * *

Dressée sur les remparts de New York et le regard rivé sur les flots agités de la mer Cylindrique, elle se demandait pourquoi nul n’avait répondu à son appel à l’aide. Elle pressa la touche d’autodiagnostic de sa radio et sut que l’appareil fonctionnait normalement. Mais elle avait déjà fait trois essais sans établir pour autant un contact avec ses compagnons. Elle connaissait la portée de ces coms et il en découlait qu’elle était seule dans un rayon de huit kilomètres et que le relais du camp Bêta avait cessé d’être opérationnel. Dans le cas contraire, ils pourraient me recevoir et me répondre de n’importe quel point de Rama.

Elle en déduisit que ses compagnons avaient dû regagner Newton pour préparer une nouvelle sortie et que la tempête avait endommagé la station de télécommunications. Le plus inquiétant, c’était que quarante-cinq heures s’étaient écoulées depuis le début de la fonte de la mer Cylindrique et quatre-vingt-dix depuis sa chute dans le puits. Pourquoi n’était-on pas venu la secourir ?

Elle scruta le ciel, dans l’espoir d’y apercevoir un hélicoptère. Comme prévu, il y avait à présent des nuages dans l’atmosphère. La débâcle venait de modifier les conditions climatiques de façon radicale. La température augmentait. Nicole regarda le thermomètre et en obtint la confirmation : quatre degrés au-dessus de zéro.

Il est probable qu’ils reviendront sous peu, se dit-elle en songeant à la disparition de tous ses collègues. Je dois rester à proximité de cette muraille, pour qu’ils puissent me voir plus facilement. Elle ne perdit pas de temps à envisager d’autres possibilités. Elle refusait d’admettre que ses compagnons aient pu être victimes d’un grave accident et se trouvent dans l’incapacité de venir la chercher. Mais ce n’est pas une raison pour modifier mes projets. Ils arriveront tôt ou tard.

Afin de se changer les idées elle alla prélever et analyser un échantillon d’eau de mer. Elle n’y trouva qu’une quantité insignifiante des poisons organiques découverts par les membres de la première expédition raméenne. Ils ont pu se développer et disparaître pendant que je moisissais au fond de ce trou, se dit-elle. L’important, c’est qu’il n’y en a presque pas. Elle estima qu’en cas d’urgence un bon nageur pourrait traverser la mer sans embarcation, avant de se rappeler les photos des requins biotes et des autres créatures aquatiques dont Norton et son équipe avaient signalé la présence et de biffer cette possibilité.

Elle suivit le sommet de la muraille pendant plusieurs heures. Assise pour manger un déjeuner de pastèque-manne et chercher des moyens de récupérer le reste de ce fruit si les secours tardaient à arriver, elle entendit un cri s’élever de New York et pensa aussitôt au Dr Takagishi.

Elle essaya à nouveau sa radio. Toujours rien. Elle scruta une fois de plus le ciel. Elle se demandait s’il était sage d’abandonner ce point d’observation sur la muraille quand un autre hurlement attira son attention. Cette fois, elle put déterminer d’où il provenait. Elle descendit l’escalier le plus proche puis s’éloigna vers le sud et le centre de New York.

Elle n’avait pas encore mis à jour la carte de la ville stockée dans les mémoires de son ordinateur. Après avoir laissé derrière elle les avenues circulaires du pourtour de l’esplanade, elle s’arrêta à côté de l’octaèdre pour enregistrer la description de toutes ses découvertes, y compris celle du hangar qui abritait les puits et les petites sphères. Un peu plus tard, alors qu’elle admirait une étrange construction à huit faces, elle entendit un troisième cri, très aigu. Si Takagishi en était bien l’auteur, sa voix avait singulièrement mué.

Elle traversa l’esplanade à petites foulées, en direction du point d’origine de ces appels. Il y en eut un autre, alors qu’elle approchait des bâtiments dressés du côté opposé de la place. Cette fois, elle entendit une réponse et reconnut son timbre : celui des aviens venus lui rendre visite pendant sa captivité. Un minimum de prudence semblait s’imposer et elle ralentit le pas. Les sons provenaient du secteur où Francesca Sabatini avait été fascinée par l’étrange filet.

Moins de deux minutes plus tard Nicole arriva devant les deux gratte-ciel vertigineux reliés par un treillis de mailles épaisses haut d’une cinquantaine de mètres. À un peu plus du tiers de sa hauteur se débattait une des créatures ailées. Les cordes élastiques immobilisaient les serres et les ailes de l’avien, qui hurla en l’apercevant. Son compagnon, le plus gros des deux, cessa de tourner en rond près du sommet de l’immeuble pour plonger vers Nicole.

Elle se colla contre la façade d’un des bâtiments. Le monstre se rapprocha en jacassant, comme pour la réprimander, mais elle n’en fut pas impressionnée outre mesure. La créature veloutée cria encore et après un bref échange de tels sons celle en linoléum remonta se jucher sur une corniche située à bonne distance.

Après s’être calmée (et en surveillant du coin de l’œil l’avien juché sur son perchoir), Nicole s’avança vers le filet afin de l’étudier. Elle et Francesca n’avaient pas eu de temps à lui consacrer, car elles devaient alors chercher Takagishi, et c’était pour elle la première opportunité de l’examiner en détail. Le treillis se composait de câbles élastiques d’environ quatre centimètres de diamètre. Il devait y avoir des milliers de points de jonction, et ces nœuds étaient gluants mais pas assez pour en conclure qu’il s’agissait d’une sorte de toile d’araignée géante.

Pendant qu’elle accordait son attention à la partie inférieure de l’étrange filet, le compagnon du captif monta rejoindre ce dernier. En veillant à ne pas se laisser lui aussi prendre au piège, il utilisa ses griffes pour tirer sur des mailles. Il réussit à distendre et tordre les cordes avant de s’avancer avec circonspection vers son congénère et d’essayer maladroitement de trancher ou dénouer les nœuds qui entravaient sa liberté de mouvement. Il eut tôt fait de renoncer et de reculer, pour baisser les yeux sur Nicole.

Que veut-il ? se demanda-t-elle. Je suis certaine qu’il essaie de me faire comprendre quelque chose… En constatant qu’elle ne réagissait pas, l’extraterrestre reprit sa démonstration laborieuse. Cette fois, elle crut assimiler le fond de sa pensée. Il semblait vouloir l’informer qu’il ne pouvait libérer son ami. Nicole sourit et agita la main avant de réunir par un nœud deux câbles qui pendaient librement au bas du filet. Lorsqu’elle les dénoua, les deux aviens piaillèrent leur approbation. Elle recommença puis désigna sa poitrine et l’être velouté captif dans les hauteurs.

Ils échangèrent des propos dans leur langue assourdissante et parfois musicale, puis le plus gros regagna sa corniche. Nicole leva les yeux sur le prisonnier. Les cordes l’immobilisaient en trois points. Il s’était débattu, ce qui avait eu pour effet de l’entraver un peu plus. Elle supposa qu’il avait dû être emporté par l’ouragan et projeté dans ce filet au cours de la nuit précédente. Distendues par l’impact, les mailles s’étaient ensuite rétractées en le prenant au piège.

L’ascension fut aisée. L’ensemble était solidement ancré aux gratte-ciel latéraux et son poids important limitait les balancements de la femme qui le gravissait. Mais vingt mètres représentaient une hauteur considérable, plus qu’un immeuble de six étages, et elle se reprocha de s’être portée volontaire sans s’accorder un temps de réflexion lorsqu’elle arriva enfin au niveau du captif.

L’effort la faisait haleter. Elle se pencha avec méfiance vers la créature, afin de s’assurer qu’elle n’avait pas mal interprété le sens de sa pantomime. Les grands yeux bleus de l’oiseau suivaient tous ses déplacements.

Une de ses ailes était immobilisée très près de sa tête. Nicole entreprit de la dégager après avoir attaché ses chevilles au filet par mesure de prudence. Le processus était très lent. Elle respira une bouffée de l’haleine de la créature. Je connais cette odeur, se dit-elle. Il ne lui fallut qu’un instant pour établir un rapport avec la pastèque-manne. Cette bestiole suit donc le même régime que moi. Mais d’où proviennent ces fruits ? Elle regretta de ne pouvoir communiquer que par gestes avec ces êtres étranges et merveilleux.

Le premier nœud était très serré et elle craignait d’endommager l’aile si elle tirait de toutes ses forces. Elle plongea la main dans sa trousse médicale et en sortit le scalpel électrique.

L’autre avien fondit aussitôt sur elle. Il jacassait et criait, pour la terroriser. Il refusa de repartir et de la laisser mener à bien ce qu’elle avait entrepris. Nicole s’éloigna de son compagnon et lui montra comment un tel instrument pouvait trancher une corde.

Grâce à cet outil, l’être de velours recouvra rapidement sa liberté et prit son essor. Ses cris musicaux se réverbérèrent dans tout le secteur. Son congénère se joignit à sa manifestation de joie bruyante et ils voletèrent en jouant au-dessus du filet, presque comme des perruches. Ils disparurent un instant plus tard et Nicole redescendit lentement jusqu’au sol.

Elle éprouvait une vive satisfaction, à présent qu’elle pouvait regagner la muraille d’enceinte pour y attendre les secours qui, elle en était certaine, ne tarderaient guère à arriver. Ce fut en fredonnant une vieille chanson du Val de Loire qu’elle repartit vers le nord.

Quelques minutes plus tard elle avait à nouveau de la compagnie, ou plus exactement un guide. Chaque fois qu’elle déviait du chemin qu’il voulait lui faire prendre, l’oiseau de velours qui restait à l’aplomb de sa tête l’assourdissait par ses cris. Il ne se taisait que lorsqu’elle acceptait d’aller dans la bonne direction. Où m’emmène-t-il ? s’interrogea-t-elle.

Ils arrivèrent à une quarantaine de mètres de l’octaèdre et l’être ailé se posa sur une des dalles métalliques du sol de l’esplanade. Il lui donna plusieurs coups de serres puis voleta au-dessus. C’était une sorte de trappe, qui glissa de côté. Il disparut dans l’ouverture ainsi révélée, remonta et adressa quelques cris à Nicole avant de redescendre.

Elle assimila la teneur du message. Il m’invite chez lui pour me présenter à ses parents, se dit-elle. J’espère seulement que ce n’est pas en tant que plat de résistance.

41. UN VÉRITABLE AMI

Nicole ignorait les intentions de ces créatures mais ce fut sans hésiter qu’elle s’avança pour regarder à l’intérieur de la cavité. Sa curiosité était plus forte que sa peur. Elle s’inquiétait que les secours puissent arriver pendant son séjour dans le sous-sol mais elle finit par se convaincre que ses compagnons reviendraient la chercher.

La trappe rectangulaire mesurait environ dix mètres de long sur six de large. Quand l’avien constata que Nicole le suivait, il s’enfonça dans ce puits pour aller l’attendre sur la troisième corniche. La femme s’accroupit au bord de l’ouverture et baissa les yeux vers des lumières proches et d’autres qui vacillaient dans le lointain. Elle ne put estimer la profondeur de ce passage vertical mais tout laissait supposer qu’elle dépassait vingt ou trente mètres.

La descente n’était pas aisée pour quelqu’un dépourvu d’ailes. De larges corniches saillaient des parois. Toutes avaient les mêmes dimensions, environ cinq mètres de long sur un de large, et elles étaient éloignées l’une de l’autre par une hauteur de deux mètres. La prudence s’imposait.

La faible clarté qui régnait dans ce tunnel provenait de la trappe de l’esplanade et des lanternes accrochées aux murs à quatre paliers d’intervalle. Ces sources de lumière étaient enveloppées d’un matériau transparent très fin semblable à du papier. Chacune contenait une substance liquide sur laquelle flottait une petite flamme, sans doute le combustible.

Son ami au corps de velours la surveillait et descendait l’attendre trois corniches plus bas, sans doute pour pouvoir la rattraper au vol en cas de chute. Mais elle ne tenait pas à tester cette hypothèse. Son esprit s’emballait. Elle était arrivée à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir de biotes, et donc qu’elle était en présence d’extraterrestres. Mais pas des Raméens, raisonna-t-elle. Leur niveau de développement technologique ne correspond pas à celui du reste de ce vaisseau.

Elle se rappela ses leçons d’histoire et les Mayas ignorants et pauvres découverts au Mexique par les conquistadores. Les Espagnols avaient refusé de croire que les ancêtres de ce peuple avaient pu bâtir de pareils temples. La même chose a-t-elle pu se produire ici ? Ces drôles d’oiseaux sont-ils les descendants des êtres supérieurs à qui l’on doit ce véhicule spatial ?

À une vingtaine de mètres sous terre Nicole entendit les gargouillis d’une source. Ces sons s’amplifièrent lorsqu’elle atteignit une corniche qui prolongeait un passage horizontal s’ouvrant derrière elle. De l’autre côté du puits elle vit un boyau identique s’éloigner dans la direction opposée, lui aussi parallèle à la surface.

Son guide l’attendait trois niveaux plus bas. Elle désigna le tunnel. L’avien s’envola pour voleter à l’aplomb de la saillie située juste au-dessous, sans doute pour lui indiquer qu’il désirait la voir poursuivre sa descente.

Nicole n’était pas disposée à céder. Elle prit sa gourde et la leva à sa bouche, pour mimer qu’elle buvait, avant de tendre à nouveau le doigt vers le passage obscur. L’être ailé voletait devant elle, indécis. Finalement, il passa au-dessus de sa tête et s’engouffra dans les ténèbres. Quarante secondes plus tard Nicole vit une lumière vaciller dans le lointain. La flamme grandit. Son ami revenait, avec une torche dans une de ses serres.

Il repartit et Nicole le suivit sur une quinzaine de mètres. Ils atteignirent une salle où trônait une grande citerne alimentée en eau fraîche par un tuyau qui saillait de la paroi. Nicole prit son spectromètre de masse et testa le liquide. C’était virtuellement du H2O à l’état pur, sans élément chimique présent à plus de un pour un million. Soucieuse de respecter les bonnes manières, elle plaça ses mains en coupe et but l’eau qui tombait. Elle la trouva délicieuse.

Puis elle reprit l’exploration de ce tunnel et son guide devint frénétique. Il sautilla sur place en jacassant tant qu’elle n’eut pas fait demi-tour en direction du puits. Lorsqu’elle reprit sa descente, elle remarqua que la clarté ambiante avait considérablement décru. Elle leva les yeux et découvrit que la trappe de l’esplanade s’était refermée. Il ne me reste qu’à espérer qu’il n’a pas l’intention de me garder ici jusqu’à la fin des temps.

Vingt mètres plus bas, deux autres tunnels traversaient le passage vertical. À ce niveau, l’être de velours la précéda dans un de ces boyaux horizontaux vers une vaste pièce circulaire au plafond élevé. Il se servit de sa torche pour allumer des lanternes murales puis disparut. Il était absent depuis près d’une heure et Nicole attendait toujours son retour en puisant dans ses réserves de patience et en parcourant du regard cette salle nue qui ressemblait à une grotte. Finalement, elle chercha par quel moyen elle pourrait informer ses hôtes de son intention de prendre congé.

Quand son ami velouté revint, il était accompagné par quatre de ses congénères. Elle les entendit jacasser et battre des ailes dans le passage avant de les voir. Son compagnon (elle supposait qu’ils formaient un couple dont la nature exacte restait à déterminer) et deux autres aviens de type linoléum entrèrent les premiers. Ils se posèrent puis approchèrent d’elle d’une démarche disgracieuse pour la regarder de plus près. Lorsqu’ils se furent assis du côté opposé de la pièce, une autre créature au corps de velours, celle-ci brune et non noire, arriva en tenant une pastèque-manne dans ses serres.

Elle déposa le fruit devant Nicole. Tous la fixèrent, dans l’expectative. Elle utilisa son scalpel pour en découper une tranche puis le leva à sa bouche afin de boire un peu du liquide verdâtre qu’il contenait. Ensuite, elle porta ce qui restait à ses hôtes.

Ils poussèrent de petits cris d’admiration en découvrant la netteté de l’entaille, alors qu’ils se passaient la pastèque.

Nicole les regarda manger. Ils partagèrent le fruit en parts égales. Les deux créatures veloutées se servaient de leurs griffes avec habileté et se nourrissaient proprement, sans faire de gaspillage. Leurs congénères de taille plus importante étaient maladroits et leur façon de s’alimenter était presque animale. Comme Nicole, ils laissèrent de côté la partie la plus coriace.

Ils restèrent silencieux tout au long du repas, mais sitôt qu’ils eurent terminé ils formèrent un cercle et se mirent à jacasser. Leur réunion s’interrompit quand l’être de velours brun poussa un cri mélodieux. L’un après l’autre, ils voletèrent vers elle pour la dévisager avant de sortir.

Nicole demeura assise et s’interrogea sur la suite du programme. Les aviens n’avaient pas éteint les lampes de la salle à manger (si telle était bien la destination de ce lieu), mais une obscurité totale régnait dans le couloir. Tout indiquait qu’ils voulaient la voir rester ici, tout au moins pour l’instant. Nicole n’avait pas dormi depuis bien des heures et elle se sentait repue. À la fin d’un bref débat intérieur, elle décida de se recroqueviller sur le sol et d’en profiter pour se reposer. Eh bien, ce n’est pas une petite sieste qui pourra me faire du mal.

* * *

Elle rêvait qu’on l’appelait, très loin de là. Elle devait se concentrer pour entendre la voix. Elle s’éveilla en sursaut et tenta de se rappeler où elle était. Elle tendit l’oreille, en vain. Lorsqu’elle regarda sa montre, elle constata qu’elle avait dormi quatre heures. Je ferais mieux de sortir d’ici, se dit-elle. La nuit ne va pas tarder à tomber et je ne dois laisser passer aucune chance d’être secourue.

Elle gagna le couloir et alluma sa lampe. Elle atteignit le puits en moins d’une minute et entama aussitôt l’escalade des corniches. Guère au-dessous du tunnel dans lequel elle s’était aventurée pour aller boire un peu d’eau, elle entendit un bruit étrange. Elle s’arrêta pour reprendre haleine, se pencha dans le trou béant et braqua sa torche vers la saillie supérieure et le point d’origine de ces sons. Une masse volumineuse se déplaçait en long et en large sur le prolongement du boyau souterrain.

Avec précaution, elle grimpa sur la corniche suivante, juste en dessous de celle d’où provenaient ces bruits, et s’y accroupit. La chose mystérieuse effectuait des allées et venues devant l’entrée du tunnel à cinq secondes d’intervalle. L’éviter serait impossible. Elle ne pouvait espérer se hisser puis atteindre le niveau supérieur en un laps de temps plus court.

Elle se laissa redescendre et écouta. Quand la présence fit demi-tour et repartit dans la direction opposée, Nicole tendit le cou pour regarder la corniche suivante. Ce qu’elle vit se déplaçait rapidement sur des bandes de roulement et ressemblait par-derrière à un char d’assaut. Elle ne fit que l’entrevoir, car sa partie supérieure pivotait déjà pour préparer l’inversion du sens de sa marche.

Je n’ai qu’une certitude, c’est qu’il s’agit d’une sorte de sentinelle. Elle se demanda si cet engin était doté de détecteurs – il ne semblait pas l’avoir repérée – mais elle pensa qu’essayer de s’en assurer eût été trop dangereux. Ce serait un bien piètre chien de garde, s’il ne voyait pas les intrus.

Elle redescendit jusqu’au niveau de la salle à manger. Elle était désappointée et se reprochait d’avoir accepté de suivre les aviens dans leur antre. Qu’ils aient décidé de la maintenir captive était absurde. L’être de velours ne l’avait-il pas invitée à l’accompagner après qu’elle lui eut sauvé la vie ?

La sentinelle mécanique la déconcertait tout autant. Sa présence la sidérait car elle ne correspondait pas au niveau de développement technologique du reste de ce repaire souterrain. À quoi servait-elle ? D’où venait-elle ? De plus en plus curieux, se dit Nicole.

De retour à l’entrée du tunnel de la salle à manger, elle regarda de toutes parts pour s’assurer qu’il n’existait pas d’autre issue. Des corniches identiques se succédaient du côté opposé du puits. Si elle réussissait à sauter jusque-là, alors…

Avant d’envisager d’effectuer un tel bond, elle devait déterminer si un autre char d’assaut, ou un cerbère équivalent, ne montait pas la garde à l’entrée de l’autre tunnel horizontal du premier niveau. Il lui était impossible de se prononcer du point où elle se trouvait et ce fut en grommelant des commentaires peu flatteurs sur son intelligence qu’elle gravit à nouveau les gradins jusqu’à une hauteur d’où elle avait une vue dégagée du corridor opposé. La chance acceptait enfin de lui sourire. Cette corniche était déserte.

Le temps de redescendre à son point de départ, ces exercices physiques l’avaient épuisée. Elle regarda la paroi opposée et les lumières qui scintillaient dans les profondeurs. Une chute serait mortelle. Elle estima la distance séparant les deux saillies à quatre mètres. Quatre, quatre et demi au maximum. En laissant une marge de chaque côté, je devrais franchir cinq mètres. En combinaison de vol et lestée d’un sac à dos.

Elle se rappela un dimanche après-midi à Beauvois, quatre ans plus tôt. Elle regardait les jeux Olympiques de 2196 à la télévision, avec sa fille alors âgée de dix ans qui lui avait demandé :

— Serais-tu encore capable de sauter très loin, maman ?

Elle avait de toute évidence des difficultés à se représenter sa mère en championne olympique.

Pierre l’avait convaincue d’emmener Geneviève au stade du collège de Luynes. Le rythme laissait à désirer mais après une demi-heure d’échauffement et d’entraînement elle avait exécuté un triple saut de six mètres cinquante qui n’avait guère impressionné sa fille.

— Maman, avait-elle commenté pendant leur retour à bicyclette, la sœur aînée de Danielle en fait presque autant.

Ce souvenir l’attrista. Elle désirait entendre à nouveau la voix de Geneviève, la peigner, aller faire du canot avec elle sur leur petit étang privé des berges de la Bresme. Nous n’apprécions les bons moments à leur juste valeur que lorsqu’il est trop tard, se dit-elle.

Elle repartit vers la salle où les aviens l’avaient laissée. Elle ne tenterait pas ce saut. C’était trop dangereux. Si elle glissait…

— Nicole Desjardins, où diable êtes-vous passée ? Elle se figea en entendant la voix lointaine, à peine audible. Son imagination ne lui jouait-elle pas des tours ?

— Nicole…

C’était Richard Wakefield. Elle courut jusqu’au puits, ouvrit la bouche pour répondre à cet appel et se ravisa. Non, s’ordonna-t-elle, je risque d’attirer l’attention des aviens. Ça ne me prendra pas plus de cinq minutes. Je dois pouvoir sauter…

L’adrénaline envahit son système circulatoire. Elle compta ses pas puis revint en courant, bondit au-dessus du vide et gravit les corniches à une vitesse folle. Elle approchait du sommet quand Wakefield l’appela à nouveau.

— Je suis ici, Richard. Juste sous vos pieds, cria-t-elle. Dans le sous-sol de l’esplanade.

Elle atteignit la dernière saillie et essaya de déplacer la trappe, qui refusa de bouger.

— Merde, grommela-t-elle pendant que l’homme regardait de toutes parts, sans comprendre. Venez ici, Richard. Là où vous entendez ma voix. Tapez sur le sol.

Il donnait des coups de pied sur la trappe et ils devaient hurler cour se parler. Le bruit était assourdissant. Elle entendit des battements d’ailes, loin en contrebas. Ses hôtes s’élevèrent dans le puits en criant et jacassant.

— Aidez-moi, leur cria-t-elle lorsqu’ils furent proches. Elle leur désigna la plaque de métal.

— Mon ami m’attend au-dehors.

Richard continuait de sauter sur la dalle. Seules les deux créatures qui avaient découvert Nicole dans le hangar grimpèrent dans les hauteurs. Elles s’adressèrent à leurs semblables qui s’étaient arrêtées à un niveau inférieur. Ces êtres devaient se quereller, car le velouté tendit à deux reprises le cou vers les siens pour pousser un cri aigu effrayant.

La trappe s’ouvrit soudain et Wakefield dut déguerpir à toutes jambes pour ne pas choir dans le puits. Il baissa les yeux et vit Nicole et les deux géants ailés, dont un qui s’éleva et passa près de lui pendant que la femme se hissait hors du conduit vertical.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il en suivant l’avien du regard.

Ivre de joie, Nicole se jeta dans ses bras.

— Richard ! Oh Richard ! Je suis si heureuse de vous voir !

Il lui sourit et la serra contre lui.

— Si j’avais su que je vous ferais un tel effet, je serais venu plus tôt.

42. DEUX EXPLORATEURS

— Voyons si j’ai bien compris. Vous venez de me dire que vous êtes seul et que nous ne disposons d’aucun moyen de transport pour traverser la mer Cylindrique ?

Richard le confirma de la tête. C’en était trop pour Nicole. Cinq minutes plus tôt elle était folle de joie à la pensée que son épreuve se terminait et imaginait déjà son retour sur la Terre où l’attendaient son père et sa fille. Et à présent tous ses espoirs s’effondraient…

Elle s’éloigna vers un des immeubles du pourtour de l’esplanade et y appuya son front pour laisser libre cours à sa déconvenue. Des larmes striaient ses joues. Wakefield l’avait suivie mais restait à distance.

— Je suis désolé, fit-il. Elle se reprit.

— Ce n’est pas votre faute. Mais il ne me serait jamais venu à l’esprit que je pourrais revoir un membre de notre équipe sans être tirée d’affaire pour autant…

Elle s’interrompit. C’était injuste, pour cet homme. Elle s’avança vers lui et réussit à sourire.

— Il est rare que je me laisse ainsi dominer par mes émotions. Et j’ai interrompu vos explications.

Elle fit une pause pour s’essuyer les yeux avant d’ajouter :

— Vous me parliez de ces biotes requins qui ont pourchassé le canot. Vous ne les avez vus qu’une seule fois, quand vous étiez au large, je crois ?

— À peu de chose près, répondit-il.

La déception de Nicole avait douché son enthousiasme. Il s’autorisa un petit rire nerveux.

— Vous souvenez-vous de cette simulation où les superviseurs nous ont reproché de ne pas avoir lancé au préalable une version radiocommandée de notre bateau, pour obtenir la confirmation que rien dans sa nouvelle conception ne risquait de troubler l’équilibre écologique ? J’ai trouvé sur l’instant ces reproches ridicules, mais j’ai changé d’avis depuis. Les biotes requins n’ont apparemment pas trouvé ma vedette ultrarapide à leur goût.

Ils s’étaient assis sur un des nombreux cubes de métal gris de l’esplanade.

— La chance m’a permis d’esquiver leur première attaque, mais je n’ai eu ensuite d’autre choix que de sauter à l’eau et m’éloigner à la nage. Heureusement pour moi, ces bestioles s’intéressaient surtout à mon embarcation. Je ne les ai revues qu’après être arrivé à une centaine de mètres du rivage.

— Êtes-vous revenu dans Rama il y a longtemps ?

— Environ dix-sept heures. J’ai quitté Newton peu après l’aube. Mais j’ai perdu un temps précieux à essayer de remettre en état la station de télécommunications Bêta. C’était irréalisable.

Elle toucha sa combinaison.

— Vos cheveux sont trempés, mais pas le reste. Il rit.

— On ne vantera jamais assez les progrès de l’industrie textile ! Me croirez-vous si je vous dis que le temps de changer mes thermiques ma tenue était déjà presque sèche ? J’avais des difficultés à me convaincre que je venais de passer vingt minutes à barboter dans de l’eau glacée.

Il regarda Nicole, qui semblait se détendre.

— Mais c’est vous qui me surprenez le plus, cosmonaute Desjardins. Vous ne m’avez pas encore demandé comment je m’y suis pris pour vous retrouver.

Elle avait sorti son scanner pour lire les données transmises par les sondes biométriques de Richard. Malgré son épuisement, rien ne s’écartait de la fourchette des tolérances. Elle n’assimila pas immédiatement le sens de sa remarque.

— Vous saviez où j’étais ? Je croyais que vous passiez par hasard…

— Allons, chère madame, New York est petit, mais pas à ce point. Entre ces remparts s’étend une ville de vingt-cinq kilomètres carrés où les ondes radio ne se propagent pas.

Il sourit.

— Si je décidais de quadriller la cité en vous appelant tous les mètres carrés, je devrais dire vingt-cinq millions de fois votre nom. À raison d’un cri toutes les dix secondes – le temps nécessaire pour attendre une réponse éventuelle et progresser d’un mètre – je ne pourrais m’égosiller ainsi que six fois par minute. Couvrir la totalité de l’agglomération me prendrait donc quatre milliards de minutes, soit un peu plus de soixante mille heures ou deux mille cinq cents journées terrestres…

— D’accord, d’accord, l’interrompit-elle en riant à son tour. Dites-moi comment vous avez su où j’étais.

Il se leva.

— Puis-je me permettre ? s’enquit-il. Il tendit la main vers Nicole.

— Faites, je vous en prie. Mais j’avoue ne pas comprendre où…

Il récupéra le prince Hal glissé dans la poche de poitrine de sa combinaison.

— C’est lui qui m’a guidé jusqu’à vous. Vous êtes un brave homme, mon prince, mais j’ai cru un instant que vous aviez failli à tous vos devoirs.

Elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce dont il parlait.

— Le prince Hal et Falstaff sont munis de balises qui émettent quinze signaux très puissants par seconde. Avec Falstaff dans ma hutte de Bêta et un émetteur-récepteur au camp Alpha, je pouvais relever votre position par triangulation et savoir avec précision où vous étiez, sous forme de coordonnées bidimensionnelles. Lorsque j’ai mis au point cet algorithme de repérage, je n’avais pas prévu qu’il vous viendrait à l’esprit d’aller faire une excursion en z.

— Est-ce ainsi qu’un technicien qualifie ma visite du nid des ptérodactyles ? Une excursion en z ? s’enquit-elle en souriant.

— Ce terme en vaut un autre. Elle secoua la tête.

— Je m’interroge sur votre compte, Wakefield. Si vous saviez où je me trouvais, pourquoi avez-vous attendu si longtemps…

— Parce que nous vous avions perdue. Je n’ai retrouvé votre trace qu’après être revenu récupérer Falstaff.

— Mon séjour dans les entrailles de Rama aurait-il émoussé ma vivacité d’esprit ou vos propos manquent-ils de clarté ?

Ce fut au tour de Richard d’éclater de rire.

— Je vais essayer de mettre un peu d’ordre dans mes explications.

Il prit le temps de classer ses pensées.

— En juin, quand les responsables de l’Ingénierie ont refusé de nous doter de balises individuelles, cette décision m’a profondément irrité. J’ai avancé, sans succès, qu’en cas d’urgence ou dans des circonstances imprévues le rapport signal-bruit de nos coms risquait d’être insuffisant. J’ai alors décidé d’équiper trois de mes robots d’un tel système…

Nicole le dévisageait. Elle avait oublié qu’il était si étonnant et amusant. Elle savait qu’aiguillonné par des questions pertinentes il eût poursuivi ses explications pendant une heure.

— … Falstaff a cessé de capter votre balise, disait-il. Je n’étais pas présent, car je m’apprêtais avec Hiro Yamanaka à prendre l’hélicoptère pour venir vous chercher, vous et Francesca. Mais Falstaff est doté d’une horloge qui indique l’heure d’enregistrement des données reçues. Après avoir constaté que vous ne réapparaissiez pas, j’ai consulté ses mémoires et découvert que le signal s’était brusquement interrompu.

« Il avait repris brièvement quelques minutes plus tard – quand vous m’avez répondu – pour devenir ensuite définitif. J’ai tout d’abord pensé à une panne de l’émetteur du prince Hal. Quand Francesca m’a appris que vous aviez quitté ensemble l’esplanade, je me suis dit que mon…

Nicole ne l’avait écouté que d’une oreille distraite, mais elle sursauta et leva la main pour demander :

— Un instant. Que vous a-t-elle raconté, plus exactement ?

— Que vous êtes partie seule à la recherche de Takagishi après être sortie avec elle de cette sorte de grange dont…

— C’est complètement faux.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est un mensonge éhonté. Quand je suis tombée dans ce puits, elle était toujours près de moi, ou venait juste de s’éloigner. Nous ne sommes pas reparties ensemble.

Richard s’accorda un temps de réflexion.

— Voilà qui explique le silence de votre balise. Vous n’êtes pas ressortie de ce hangar imperméable aux ondes radio.

Déconcerté à son tour, il ajouta :

— Mais pourquoi aurait-elle inventé cette histoire ?

J’aimerais bien le savoir, pensa Nicole. L’empoisonnement de Borzov n’était pas accidentel. Autrement, pour quelle raison aurait-elle…

— Existait-il un contentieux entre vous ? demanda Richard. J’ai cru déceler…

— De la jalousie, sans doute. Nous sommes aux antipodes l’une de l’autre.

— Vous pouvez le dire. Voilà un an que j’essaie désespérément de vous faire comprendre que je vous trouve intelligente, fascinante et séduisante, mais je n’ai jamais éveillé en vous plus qu’un intérêt réservé et courtois de type purement professionnel. Alors que Francesca le remarque à la seconde même, quand un représentant du sexe opposé la dévisage en penchant la tête.

— Ce ne sont pas les différences les plus importantes, répliqua-t-elle.

Mais elle se sentait flattée par l’attention qu’il lui portait en tant que femme.

Il s’ensuivit une interruption momentanée de leur conversation et Nicole regarda sa montre.

— Mais le moment me paraît mal choisi pour discuter de Francesca Sabatini, déclara-t-elle. La nuit tombera dans une heure et nous devons trouver un moyen de quitter cette île. Nous avons également à régler certaines questions d’ordre, heu, logistique : nourriture, eau et autres contingences impossibles à citer qui rendent pour le moins désagréable tout séjour dans un puits exigu.

— J’ai apporté une hutte…

— Formidable, dit-elle. Je ne manquerai pas de vous le rappeler, s’il se met à pleuvoir.

Elle plongea machinalement la main dans son sac à dos pour prendre un paquet de pastèque-manne mais n’acheva pas son geste.

— Au fait, lui demanda-t-elle, n’auriez-vous pas un peu de nourriture humaine à me proposer ?

* * *

Ils utilisèrent l’abri portatif lorsqu’ils s’apprêtèrent à dormir. Ils décidèrent de l’installer sur le côté de l’esplanade. Nicole se sentait plus en sécurité, à proximité du gîte des créatures ailées. En un certain sens, les aviens étaient ses amis et pourraient les aider en cas de danger. Ils constituaient en outre leur unique source d’approvisionnement en fruits locaux. Leurs vivres ne leur permettraient en effet de subsister que deux nouvelles journées raméennes.

Nicole n’émit aucune objection lorsque Richard suggéra de partager la hutte. Il avait galamment proposé de dormir à l’extérieur, « si cela lui permettait de se sentir plus à son aise », mais de tels abris étaient assez vastes pour deux occupants en l’absence de tout mobilier. Être couchés à cinquante centimètres l’un de l’autre était propice aux conversations et Nicole lui fit un compte rendu de sa période de solitude. Elle ne passa sous silence que la fiole contenant l’eau du lac de la Sagesse et sa vision. Cette expérience était trop personnelle pour qu’elle pût en parler. Richard fut fasciné par son récit et plus particulièrement par tout ce qui se rapportait aux aviens.

Il fit reposer son menton sur son coude.

— Ce que je me demande, c’est ce qu’ils font là. D’après vos propos, et abstraction faite de ce char-sentinelle qui constitue à mes yeux une anomalie, leur stade d’évolution n’est pas plus élevé que celui de nos ancêtres les hommes des cavernes. Ça dépasse l’imagination.

« Biffer la possibilité qu’il s’agisse de biotes serait prématuré, ajouta-t-il. En tant qu’êtres biologiques ils n’ont rien d’exceptionnel, mais s’ils sont dotés d’une intelligence artificielle il convient de les considérer comme de véritables chefs-d’œuvre.

Il s’assit sur son sac de couchage, avant de préciser :

— Dans un cas comme dans l’autre, songez à la signification de tout cela. Nous devons percer ces mystères. Une linguiste telle que vous ne pourrait-elle pas apprendre leur langage ?

Elle en fut amusée.

— Êtes-vous conscient que cette discussion n’aura qu’un intérêt purement académique si on ne vient pas nous secourir ?

— Cette pensée m’a fréquemment traversé l’esprit. Avant que je ne redescende dans Rama, ce salopard d’Heilmann m’a précisé que ma décision « contrevenait aux règlements » et qu’il n’enverrait personne me chercher quelles que soient les circonstances.

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté à bord ?

— Je l’ignore. Je sais seulement que je voulais récupérer Falstaff pour voir si, par un extraordinaire effet du hasard, il n’avait pas reçu de nouveaux signaux de votre balise. Mais ce n’était sans doute pas la seule raison. Notre mission devenait plus politique que scientifique. Tout indiquait que les bureaucrates de la Terre allaient tout annuler « pour des impératifs de sécurité » et qu’aucun d’entre nous ne serait autorisé à revenir dans Rama. Je savais que les hauts responsables en discuteraient pendant encore un ou deux jours et je souhaitais admirer une dernière fois la chose la plus incroyable qu’il m’ait été permis de voir.

— Vous semblez ignorer la peur. Vous ne paraissez pas inquiet, même à présent. La perspective d’être abandonné à une mort certaine dans Rama ne vous effraie donc pas ?

— Si, un peu. Mais tout ceci est passionnant et je préfère mourir ainsi plutôt que d’ennui.

Il se redressa sur un coude.

— J’ai attendu trois années de participer à cette expédition. Je savais dès le début que ma candidature avait des chances d’être retenue. Mes robots et Shakespeare exceptés, seul mon travail compte à mes yeux. Je n’ai ni famille ni amis… (Sa voix mourut.) Et ma peur de rentrer sur Terre est aussi grande que celle de passer de vie à trépas. En tant que membre de Newton, j’ai au moins un but clairement défini.

Il allait pour ajouter quelque chose mais se ravisa. Il se rallongea et ferma les yeux.

43. PSYCHOLOGIE EXOBIOLOGIQUE

— Il existe une autre raison de ne pas renoncer à l’espoir, et j’ai oublié de la mentionner la nuit dernière, déclara gaiement Richard dès qu’il la vit ouvrir les yeux.

Nicole avait des réveils difficiles depuis l’enfance. Elle aimait prolonger l’état de semi-conscience des songes avant d’affronter la dure réalité. Chez eux, à Beauvois, Geneviève et Pierre savaient qu’il était inutile de lui parler de sujets importants tant qu’elle n’avait pas bu son café. Elle regarda Wakefield en cillant, éblouie par la petite torche qui brillait entre eux.

— Rama se dirige désormais vers la Terre, ajouta-t-il. Même si Newton repart, un autre appareil viendra s’y poser tôt ou tard.

— Que dites-vous là ? demanda Nicole. Elle s’assit et se massa les yeux.

— La nuit dernière, la joie de nos retrouvailles m’a fait oublier un détail important. Une manœuvre – que vous n’avez pas dû remarquer si vous étiez inconsciente au fond de ce puits – a placé Rama sur une trajectoire de collision avec notre planète. C’est ce qui a rendu notre évacuation impérative.

Il remarqua qu’elle le dévisageait comme s’il avait perdu la raison.

— Ce vaisseau suit toujours une hyperbole par rapport au Soleil, mais il se rue désormais vers la Terre. L’impact devrait avoir lieu dans vingt-trois jours.

Nicole eût payé cher pour une tasse de café.

— Richard, je ne suis pas d’humeur à apprécier les plaisanteries de ce genre à une heure aussi matinale. Si vous avez déployé des…

— Non, non, je suis on ne peut plus sérieux. C’est la vérité. Croyez-moi.

Elle sortit son thermomètre de poche et le regarda.

— Alors un technicien tel que vous pourra sans doute m’expliquer pourquoi la température continue de s’élever. Si nous nous éloignons du Soleil, ne serait-il pas logique qu’elle redescende ?

— Vous connaissez l’explication, fit-il en secouant la tête. La chaleur du Soleil se diffuse très lentement à travers la coque puis dans l’atmosphère intérieure. La conductivité thermique est de toute évidence très faible, et le phénomène de réchauffement devrait se poursuivre pendant une bonne quinzaine de jours.

Nicole connaissait suffisamment les principes de la thermodynamique pour savoir qu’un tel raisonnement était sensé. Elle tenta d’assimiler le fait que Rama avait mis le cap sur la Terre et lui demanda un peu d’eau. Mais qu’est-ce qui se passe ? s’interrogea-t-elle. Pourquoi ce vaisseau se dirige-t-il à présent vers notre planète ?

Richard dut lire ses pensées.

— Je regrette que vous n’ayez pu entendre les folles hypothèses émises sur les intentions des Raméens. Une téléconférence tenue sur ce thème a duré sept heures.

Il éclata de rire.

— L’A.S.I. dispose même d’un spécialiste en psychologie exobiologique. Un Canadien, il me semble. C’est difficile à croire, pas vrai ? Eh bien, cet imbécile a été invité au débat et il a exposé son point de vue sur les raisons d’une telle manœuvre. (Il secoua la tête, avec vigueur.) Tous les bureaucrates se ressemblent. Ils réduisent le nombre des productifs pour les remplacer par des parasites qui se contentent de gratter du papier.

— Et qu’en est-il résulté ? voulut savoir Nicole.

— La plupart de ceux qui avaient un minimum de bon sens ont estimé que Rama voulait se placer en orbite autour de la Terre afin d’observer notre planète. Mais ils n’étaient qu’une minorité. La logique avait dû partir en congé. Même David Brown – dont la conduite a été assez étrange depuis notre retour à bord de Newton – est passé dans le camp de ceux qui suspectent les Raméens d’avoir des intentions hostiles à notre égard. Il a apporté une précision en déclarant que ce ne serait pas un véritable acte d’agression envers la Terre mais que nous le percevrions comme tel. Il commençait à s’énerver, et se leva.

— Avez-vous déjà entendu un pareil galimatias ? Et je précise qu’il a été un des orateurs les plus cohérents. Tous les conseillers de l’A.S.I. ont été invités à donner leur avis. Croyez-vous que ces plénipotentiaires auraient répondu simplement : « Je crois à l’option A, une collision directe avec les destructions et les bouleversements climatiques qui en découleront », ou encore : « Je penche pour l’option C, Rama va se placer en orbite autour de la Terre et ses intentions sont belliqueuses » ? Bien sûr que non ! Chacun d’eux s’est cru obligé de faire un interminable discours. Le Dr Alexander, ce cinglé qui vous a posé tant de questions à la fin de votre compte rendu sur les sondes biométriques en novembre, a même consacré un quart d’heure à expliquer de quelle manière la venue de Rama avait révélé une lacune dans la charte de l’A.S.I. Comme si de pareils détails pouvaient intéresser quelqu’un !

Il se rassit et cala ses joues entre ses paumes.

— Tout ceci est impensable.

À présent bien réveillée, Nicole s’assit sur son sac de couchage.

— Votre irritation évidente me laisse supposer que vous ne partagez pas l’opinion générale.

— Près des trois quarts des participants à cette téléconférence – dont tous nos collègues cosmonautes et la plupart des experts scientifiques et des directeurs de l’A.S.I. – ont estimé que la manœuvre de Rama serait préjudiciable à notre espèce. Presque tous ont fait une fixation sur ce thème. Ils ont avancé que comme le premier Rama n’avait pas prêté attention à l’humanité, le fait que le second ait modifié sa trajectoire pour se diriger vers la Terre démontre qu’il obéit à des principes différents. Je partage ce point de vue, mais je ne peux comprendre pourquoi ils partent tous du postulat selon lequel les Raméens auraient de mauvaises intentions. Que ces extraterrestres soient motivés par la curiosité, ou même par le désir de devenir d’une certaine façon nos bienfaiteurs, me paraît tout aussi plausible.

L’ingénieur britannique s’accorda un moment de réflexion.

— Selon Francesca, tous les sondages indiquent que la plupart des habitants de la Terre, près de quatre-vingt-dix pour cent, sont terrifiés par l’approche de Rama. Ils mettent les politiciens en demeure de faire quelque chose.

Il ouvrit la hutte, sortit sur la place plongée dans les ténèbres et braqua sa torche sur l’octaèdre.

— Lors d’une seconde réunion, dix-huit heures plus tard, il a été décidé qu’aucun de nous ne remettrait les pieds dans Rama. Dans l’absolu, je n’ai pas contrevenu à cet ordre car j’ai quitté le bord avant qu’il ne nous soit transmis selon la voie officielle, mais je savais que ce n’était qu’une question d’heures.

— Pendant que nos gouvernants se demandent comment se débarrasser d’un vaisseau gros comme un astéroïde sur le point de leur tomber sur la tête, nous avons un problème plus urgent à résoudre, déclara Nicole en venant le rejoindre à l’extérieur. Celui que nous pose la traversée de la mer Cylindrique.

Elle lui fit un pâle sourire.

— Mais peut-être pourrions-nous en discuter tout en poursuivant notre exploration des lieux ?

* * *

Richard braqua sa lampe vers le fond du puits. Ils voyaient la pastèque-manne mais les éléments de rechange du mille-pattes se fondaient en une pile de bouts de métal non identifiables.

— Voilà donc les pièces détachées dont vous m’avez parlé ?

Agenouillée près de lui au bord du trou, elle le confirma d’un hochement de tête.

— Même en plein jour les côtés de cette fosse restent dans l’ombre. Je voulais m’assurer que je n’avais pas sous les yeux le corps de Takagishi.

— J’aimerais bien voir un de ces biotes se réparer sans intervention extérieure.

Richard se releva et se dirigea vers la paroi du hangar, qu’il tapota.

— Les experts en matériaux de synthèse seraient aux anges. Celui-ci arrête les ondes radio dans les deux sens mais les lumineuses dans un seul. Ce mur n’est transparent que quand on regarde au-dehors. (Il se tourna vers elle.) Pourriez-vous me prêter votre scalpel ? J’aimerais en prélever un échantillon.

Nicole se demandait si l’un d’eux ne devait pas descendre dans le puits pour récupérer le reste du fruit. Ce serait réalisable, si le fil de suture était assez résistant. Elle prit l’instrument chirurgical et alla rejoindre Richard, avant d’hésiter.

— Je ne sais pas si c’est indiqué, déclara-t-elle. Je crains en premier lieu d’endommager mon scalpel, dont nous aurons peut-être besoin. Deuxièmement, heu, les propriétaires des lieux ne risquent-ils pas d’assimiler cela à un acte de vandalisme ?

— Un acte de vandalisme ? répéta-t-il en ouvrant de grands yeux. Voilà un concept typiquement homocentrique. Mais c’est secondaire, car il est exact que cet outil nous sera peut-être utile.

Il haussa les épaules et se dirigea vers l’extrémité du bâtiment.

Il saisissait des données dans son ordinateur de poche quand elle vint le rejoindre.

— Vous êtes venues jusqu’ici, vous et Francesca ? Elle lui fournit une réponse affirmative.

— Puis vous êtes retournée seule à l’intérieur pour regarder dans ce puits ?

— Nous en avons déjà discuté, pourquoi me répétez-vous cette question ?

— Je suis convaincu qu’elle vous a vue tomber et nous a intentionnellement lancés sur une fausse piste en disant que vous étiez partie à la recherche de notre collègue japonais. Elle ne tenait pas à ce qu’on puisse vous retrouver. Nicole le fixa, dans le noir.

— C’est mon point de vue, répondit-elle lentement. Mais vous, pour quelle raison le partagez-vous ?

— Parce que c’est la seule explication logique. Sa conduite a été bizarre, juste avant mon retour dans Rama. Elle est passée me voir dans ma cabine, sous prétexte de m’interviewer. Elle m’a demandé des précisions sur mes motivations et a arrêté sa caméra dès que j’ai mentionné Falstaff et votre balise. Elle s’est alors animée et m’a posé de nombreuses questions d’ordre technique. Avant de me laisser, elle a ajouté qu’elle était convaincue qu’aucun d’entre nous n’aurait dû s’aventurer dans Rama. J’ai bien cru qu’elle allait me supplier de revenir sur ma décision.

« Je comprends qu’elle souhaite dissimuler qu’elle vous a abandonnée en si fâcheuse posture, mais pas pourquoi elle a fait une chose pareille.

— Vous rappelez-vous le soir où vous m’avez expliqué les causes de la défaillance des systèmes de protection de RoChir ? s’enquit Nicole après un instant de réflexion. Cette même nuit, j’ai également demandé – à vous et à Janos – si vous n’aviez pas vu le général Borzov…

Ils revinrent vers leur hutte et elle lui fit part de son hypothèse d’une conspiration. Elle mentionna le contrat avec les médias, les drogues que Francesca avait distribuées à David Brown et Reggie Wilson, et ses accrochages avec tous les intéressés. Elle s’abstint de lui parler des informations contenues dans le cube d’Henry mais Richard reconnut que les preuves étaient accablantes.

— Elle vous aurait donc abandonnée dans ce puits pour ne pas courir le risque d’être démasquée ?

Nicole hocha la tête. Il siffla.

— Alors, tout colle. J’ai eu la nette impression qu’elle menait la danse, à notre retour à bord de Newton. C’était elle qui donnait des ordres à Brown et à Heilmann.

Il la prit par les épaules.

— Je ne voudrais pas l’avoir pour ennemie, conclut-il. Tout démontre qu’elle ne recule devant rien pour arriver à ses fins.

44. D’UN ANTRE À L’AUTRE

Francesca ne constituait pas pour eux une menace immédiate et ils avaient d’autres sujets de préoccupation. À leur retour sur l’esplanade, ils découvrirent que la hutte s’était volatilisée et les coups de poing qu’ils assenèrent sur la trappe ne provoquèrent aucune réaction des aviens, ce qui leur fit prendre plus nettement conscience de la précarité de leur situation.

Richard devint maussade et taciturne. Il s’en excusa et avoua qu’il avait tendance à se comporter ainsi chaque fois qu’il ne se sentait pas en sécurité. Il prit son ordinateur et l’utilisa pendant des heures. Il n’interrompait ses activités que pour demander à sa compagne des informations sur la topographie de la ville.

Elle s’allongea sur son sac de couchage et envisagea de traverser à la nage la mer Cylindrique. Elle n’avait jamais été une championne de natation et dans le cadre de leur préparation il lui avait fallu près d’un quart d’heure pour faire un kilomètre. Dans une piscine, qui plus est. Elle devrait à présent franchir cinq kilomètres de flots glacés et agités, avec pour compagnie des créatures aussi charmantes que des requins biotes.

Un homme obèse et joyeux haut de vingt centimètres vint interrompre ses méditations.

— Souhaiteriez-vous boire quelque chose, belle demoiselle ? lui demanda Falstaff avec un fort accent britannique.

Elle bascula sur le flanc pour regarder de plus près le robot. Il tenait une grosse chope qu’il porta à ses lèvres.

Son contenu se répandit dans sa barbe, qu’il essuya du revers de sa manche avant d’éructer avec bruit.

— Et si vous n’êtes pas tentée par la boisson, ajouta-t-il en glissant sa main dans sa braguette, peut-être le serez-vous par les plaisirs que sir John pourrait vous faire découvrir entre deux draps.

Elle le trouva drôle malgré sa vulgarité et se mit à rire. Falstaff l’imita.

— Si j’ai de l’esprit, ce dernier n’est pas qu’en moi-même mais aussi dans ceux qui m’écoutent, précisa le robot.

Elle se tourna vers Wakefield qui assistait à cette scène en restant à quelques mètres de distance.

— Vous savez, le jour où vous en aurez assez d’être astronaute vous pourrez faire fortune comme fabricant de jouets.

Il vint récupérer son personnage et remercia Nicole pour son compliment avant de déclarer avec gravité :

— À mon humble avis, trois possibilités s’offrent à nous : traverser la mer à la nage, explorer New York dans l’espoir d’y découvrir de quoi construire un radeau, ou se contenter d’attendre l’arrivée des secours. Rien de tout cela ne m’inspire un fol optimisme.

— Alors, que suggérez-vous ?

— Une solution de compromis. Quand il fera jour nous visiterons les zones les plus importantes de la ville, surtout dans les parages des trois places, pour voir si rien ne peut servir à improviser une embarcation. Nous consacrerons à cette exploration un jour raméen, peut-être deux. Si nous ne trouvons rien, nous partirons à la nage. En ce qui concerne les sauveteurs, je n’ai aucun espoir de les voir arriver.

— Voilà qui me semble parfait. Mais j’aimerais faire autre chose au préalable. Dire que nous n’avons pas beaucoup de nourriture est un euphémisme. J’aurais l’esprit plus tranquille si nous récupérions la pastèque-manne, afin d’être parés en cas d’imprévu.

Richard reconnut que se constituer une telle réserve de vivres relevait de la plus élémentaire des prudences, mais la perspective de se suspendre à des fils de suture ne l’enthousiasmait guère.

— Vous avez eu une chance inouïe, déclara-t-il. Ce filin n’a pas cédé et n’a pas glissé de votre ceinturon improvisé, mais il l’a entaillé, ainsi que vos gants.

— Auriez-vous mieux à me proposer ?

— Les cordes du filet tendu entre les deux gratte-ciel semblent représenter un meilleur choix. S’il est possible d’en récupérer, leur solidité me permettra de descendre dans ce puits et de vous épargner…

Elle sourit.

— Faux, l’interrompit-elle. Avec tout le respect que je vous dois, Richard, le moment est mal choisi pour jouer au macho. Utiliser le treillis est une excellente idée, mais vous êtes trop lourd et s’il vous arrivait quelque chose je ne pourrais pas vous remonter hors de la fosse. (Elle lui tapota l’épaule.) En outre, et j’espère que vous ne vous vexerez pas, je suis probablement la plus athlétique des deux.

Il feignit d’avoir été blessé dans sa fierté.

— Mais que deviennent les bonnes vieilles traditions ? C’est toujours l’homme qui accomplit les exploits, dès qu’il est question de force physique et d’agilité. Auriez-vous oublié la saine lecture des bandes dessinées de votre enfance ?

Elle rit, de bon cœur.

— Non, mon cher. Mais vous n’êtes pas Popeye. Et je ne suis pas Olive.

Il secoua la tête.

— Je crains de ne pouvoir supporter une pareille humiliation. M’entendre dire à trente-quatre ans que je ne suis pas un héros de B.D… Mon image de marque vient d’en prendre un coup.

Il la serra dans ses bras, avec douceur.

— Qu’avez-vous dit, déjà ? ajouta-t-il. Ne serait-il pas plus sage de dormir un peu avant l’aube ?

Ils ne purent trouver le sommeil et restèrent allongés côte à côte sur les sacs de couchage étalés à même le sol, plongés dans leurs pensées. Nicole l’entendit bouger.

— Vous n’arrivez pas à fermer l’œil, vous non plus ? murmura-t-elle.

— Non, j’ai même procédé sans succès à un décompte des personnages de Shakespeare. J’avais dépassé la centaine, quand j’ai renoncé.

Elle s’appuya sur un coude pour se pencher vers lui.

— Pourriez-vous me dire d’où vient l’intérêt que vous portez à cet auteur ? Je sais que vous avez grandi à Stratford-on-Avon, mais j’ai des difficultés à comprendre comment un dramaturge peut fasciner à ce point un technicien qui vit au milieu des nombres, des ordinateurs et des appareils de mesure.

— Mon psy parlait d’une « pulsion de fuite ». Selon lui, je me réfugie dans l’imaginaire par dégoût du monde réel et des gens qui l’habitent. Mais je n’ai rien créé, je me suis contenté d’adapter l’univers merveilleux de ce génie.

« Shakespeare a toujours été mon Dieu, ajouta-t-il un instant plus tard. À neuf ou dix ans, je m’arrêtais dans le parc du bord de l’Avon – celui proche des théâtres, avec les statues d’Hamlet, de Falstaff, de lady Macbeth et du prince Hal – et je passais mes après-midi à inventer de nouvelles histoires de mes personnages préférés. C’est de cette manière que je retardais mon retour à la maison. J’avais peur de mon père. J’ignorais ce qu’il ferait…

« Mais voilà que je m’apitoie sur mon sort, s’interrompit-il brusquement. Nous avons tous des souvenirs d’enfance pénibles. Je devrais changer de sujet.

— Il est parfois nécessaire d’extérioriser ce que l’on ressent, dit Nicole. Même si c’est un conseil que je ne suis jamais.

Il se tourna vers elle pour lui tendre la main. Elle la prit dans la sienne, avec douceur.

— Mon père travaillait pour les chemins de fer britanniques, déclara-t-il. C’était un homme habile mais inadapté sur le plan social. À la fin de ses études universitaires, il a eu de sérieuses difficultés à trouver un emploi. L’époque ne s’y prêtait guère. Le système économique se relevait à peine du Grand Chaos…

« Quand ma mère lui a appris qu’elle était enceinte, il s’est senti écrasé par le poids de ses responsabilités et a cherché un travail stable. Le gouvernement imposait aux entreprises nationalisées – dont les chemins de fer – de privilégier l’embauche des candidats qui avaient obtenu de bons résultats aux divers tests d’aptitude. Mon père en faisait partie, et c’est ainsi qu’il est devenu directeur d’exploitation à Stratford.

« Mais il avait horreur de ce travail monotone et répétitif, sans aucun intérêt pour quelqu’un de son niveau. Ma mère m’a appris qu’il avait postulé d’autres emplois, lorsque je n’étais qu’un bébé. Mais il n’a jamais pu passer le cap des entretiens d’embauché. Il a fini par renoncer. Il restait à la maison, où il grommelait, buvait, et rendait la vie impossible à tout son entourage.

Il fit une pause interminable. Il souffrait. Il lui fallait repousser tous les démons de son enfance. Nicole serra sa main dans la sienne.

— J’en suis désolée, dit-elle.

— Je l’étais aussi, répondit-il d’une voix qui se brisait. J’étais un petit garçon plein de fascination et d’amour pour la vie. Mais quand je rentrais à la maison, heureux de ce que je venais d’apprendre ou de voir à l’école, mon père prenait un malin plaisir à doucher mon enthousiasme.

« Un jour – je devais avoir huit ans – je suis rentré en début d’après-midi et une dispute a éclaté. C’était son jour de congé et il avait bu, comme à son habitude. Ma mère était sortie faire des courses. Je ne me souviens plus à quel propos, mais je lui ai rétorqué qu’il se trompait. Je lui ai tenu tête et il m’a balancé un coup de poing, de toutes ses forces. Je me suis effondré contre le mur, et le sang pissait de mon nez cassé. Ensuite, et jusqu’à quatorze ans – quand je me suis senti assez fort pour pouvoir me défendre –, je n’ai plus remis les pieds à la maison quand ma mère était absente.

Nicole tenta d’imaginer un adulte qui donnait un direct à un enfant de huit ans. Quel homme pourrait briser le nez de son fils ? se demanda-t-elle.

— J’ai toujours été affligé d’une timidité maladive, ajoutait Richard. J’étais convaincu d’avoir hérité l’inadaptation sociale de mon père et je n’avais guère d’amis de mon âge. Mais les contacts humains me manquaient.

Il regarda Nicole et remonta le temps.

— Je me suis alors lié d’amitié avec les personnages de Shakespeare. J’allais chaque après-midi dans le parc pour lire ses pièces et m’évader dans son monde imaginaire. J’apprenais des scènes par cœur, puis je m’entretenais avec Roméo, Ariel ou Jacques en rentrant à la maison.

Nicole reconstitua sans peine le reste. Vous étiez un adolescent solitaire, emprunté et frustré. Cette fixation sur un dramaturge du passé vous offrait une échappatoire à la souffrance. Vous viviez au milieu de tous ces théâtres. Vous pouviez voir vos amis s’éveiller à la vie sur leurs scènes.

Elle céda à une brusque impulsion et se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.

— Merci de m’avoir fait ces confidences, lui dit-elle.

* * *

Ils se dirigèrent vers le treillis dès le lever du jour et Nicole fut surprise de constater que les cordes tranchées pour libérer l’avien avaient été réparées. Le filet était comme neuf.

— Un biote a dû passer par là, commenta Richard. Mais ils avaient été témoins de trop de merveilles pour en être impressionnés.

Ils prélevèrent des morceaux de câble puis revinrent vers la grange. En chemin, Richard testa l’élasticité du matériau et découvrit qu’il s’étirait sur environ quinze pour cent de sa longueur puis retrouvait plus ou moins rapidement ses dimensions d’origine. La durée du processus variait en fonction de l’étirement. Wakefield examinait toujours sa structure lorsqu’ils arrivèrent à destination.

Sans perdre de temps, Nicole attacha une extrémité de la corde à l’extérieur du bâtiment puis revint vers le puits et se laissa glisser à l’intérieur. Richard montait la garde et se tenait prêt à intervenir en cas d’urgence. Arrivée au fond de la fosse, Nicole frissonna en pensant au désespoir qui avait été le sien lorsqu’elle séjournait en ce lieu. Mais elle reporta rapidement son attention sur la tâche qu’elle s’était fixée. Elle planta dans la pastèque-manne un crochet improvisé avec une sonde médicale qu’elle suspendit à son sac à dos. L’ascension s’effectua rapidement et sans incident.

Elle sourit à l’homme et lui remit le fruit, qu’il se chargerait de porter.

— Alors, poursuivons-nous l’exécution du plan A ?

— Oui, à présent que nous avons de quoi faire une dizaine de repas.

— Neuf, le reprit Nicole en riant. J’ai apporté une légère correction à mon estimation après avoir pu constater que vous aviez un appétit féroce.

* * *

Ils s’éloignèrent du hangar, en direction de l’esplanade ouest. Ils la quadrillèrent et passèrent au peigne fin les étroites ruelles proches, sans y trouver de quoi improviser la moindre embarcation. Richard vit un myriapode qui traversait la place en diagonale et il fit tout son possible pour l’inciter à s’arrêter. Il alla même jusqu’à s’allonger devant le biote et lui assener des coups de sac à dos sur la tête, sans susciter de réaction. Nicole riait, lorsqu’il revint vers elle en grommelant.

— Ce machin n’a aucune utilité, se plaignit-il. À quoi diable pourrait-il servir ? Il ne transporte rien. Il n’a pas le moindre capteur ou détecteur visible. Il se contente de se balader.

— La technologie d’une espèce extraterrestre à ce point évoluée s’apparente pour nous à de la magie, le cita-t-elle.

— Ce mille-pattes n’a rien de magique, rétorqua-t-il, irrité par son ironie. Il est seulement stupide !

— Qu’auriez-vous fait, s’il s’était arrêté ?

— Eh bien, je l’aurais étudié. N’est-ce pas évident ?

— J’estime que nous aurions intérêt à ne pas disperser nos efforts. Je doute qu’un biote de ce genre puisse nous aider à quitter cette île.

— Il est évident que nous nous y prenons mal. Nous ne trouverons rien à la surface d’un monde où des biotes font régulièrement le ménage. Nous devrions poursuivre nos recherches au-dessous, par exemple dans l’antre de ces êtres volants. Le radar multi-spectral nous permettra de localiser les endroits où le sol est creux.

Repérer un autre trou leur prit du temps, bien qu’il fût à seulement deux cents mètres du centre de l’esplanade ouest. Tout d’abord, Richard et Nicole n’élargirent pas suffisamment le champ de leurs explorations. Au bout d’une heure, ils comprirent qu’ils ne trouveraient rien sous la place et s’éloignèrent dans les petites rues et impasses du voisinage, au-delà des avenues concentriques. Ils remarquèrent une nouvelle trappe au centre d’une venelle bordée sur trois côtés par de hauts immeubles. Elle était bien visible et avait les mêmes dimensions que celle de l’antre des aviens : dix mètres sur six.

45. NIKKI

— Pensez-vous qu’on accède au nid de ces drôles d’oiseaux de la même manière ? demanda Nicole.

Une exploration méticuleuse des environs avait permis à Richard de remarquer une étrange plaque sur la façade d’un immeuble. Il avait exercé une forte pression sur elle et déclenché l’ouverture de la trappe.

— C’est probable. Il faudra retourner là-bas pour s’en assurer.

— Alors, on entre là-dedans comme dans un moulin, commenta Nicole.

Ils regagnèrent le centre de la rue et s’agenouillèrent pour regarder à l’intérieur du puits. Un large plan incliné abrupt descendait se perdre dans les ténèbres qui le dissimulaient dix mètres en contrebas.

— On dirait un de ces parkings d’antan, fit remarquer Wakefield. Je parle de l’époque où tous avaient une automobile.

Il s’avança sur la rampe.

— Même le matériau fait penser à du béton, ajouta-t-il.

Nicole le regarda s’enfoncer lentement dans le sous-sol. Sitôt que le sommet de son crâne fut au-dessous du niveau de la rue, il se tourna pour demander :

— Vous ne venez pas ?

Il avait allumé sa torche et dirigeait son faisceau sur une petite plate-forme située quelques mètres plus bas.

— Nous devrions en discuter, Richard. Je ne voudrais pas me retrouver coincée…

— Ah, ah ! s’exclama-t-il.

Il venait d’atteindre le premier palier et la section inférieure du passage s’était illuminée.

— Le plan incliné revient dans l’autre sens, cria-t-il. J’ai l’impression que c’est la même chose jusqu’en bas.

Il disparut du champ de vision de Nicole, qui lui hurla avec irritation :

— Vous ne pourriez pas attendre une minute ? Nous ne devons pas prendre des décisions à la légère.

Il réapparut quelques secondes plus tard, en souriant. Les deux cosmonautes discutèrent des possibilités. Nicole souhaitait rester à l’extérieur même si son compagnon décidait d’explorer le sous-sol. Ainsi, avança-t-elle, ils ne risqueraient pas de se retrouver bloqués ensemble dans ces souterrains.

Pendant qu’elle exposait son point de vue, Richard restait sur le premier palier et regardait de toutes parts. Les parois semblaient faites du même matériau que celles de l’antre des aviens, mais ici le système d’éclairage – d’étroites bandes luminescentes murales – faisait penser aux tubes fluorescents utilisés sur Terre.

— Écartez-vous une seconde, s’il vous plaît, l’interrompit-il.

Surprise, elle s’éloigna de l’entrée de la fosse rectangulaire.

— Encore, ajouta-t-il.

Elle alla s’adosser à la façade d’un des immeubles environnants.

— Ça suffit comme ça ?

Elle n’avait pas terminé sa phrase que la trappe se referma. Nicole se précipita vers le panneau en mouvement pour tenter de le stopper, mais il était bien trop lourd.

— Richard ! hurla-t-elle. Le puits avait disparu.

Elle martela le métal avec ses poings et se rappela sa frustration lorsqu’elle s’était retrouvée prisonnière dans l’abri des créatures volantes. Elle repartit au pas de course vers l’immeuble et exerça une pression sur la commande murale. Rien ne se produisit. Près d’une minute s’était écoulée. Elle s’inquiéta et revint sur ses pas, pour appeler son collègue.

Elle fut profondément soulagée de l’entendre répondre :

— Je suis là, juste sous vos pieds. J’ai trouvé une plaque identique à la première sur la paroi de ce palier et je l’ai pressée. Je crois qu’elle provoque l’ouverture de la trappe et que le mécanisme fonctionne à retardement. Accordez-moi quelques minutes. Ne faites rien, et ne restez pas trop près.

Elle recula et attendit. Richard avait vu juste. Un moment plus tard le sol se rouvrit et il vint la rejoindre en souriant.

— Vous voyez, je vous avais bien dit de ne pas vous tracasser… Alors, qu’y a-t-il au menu, aujourd’hui ?

* * *

Ils descendaient la rampe et Nicole entendait à nouveau des gargouillis. À l’intérieur d’une petite salle située à une vingtaine de mètres au-delà du palier ils découvrirent une canalisation et une citerne, comme dans le nid des aviens. Ils remplirent leur gourde de cette eau fraîche et désaltérante.

Le passage descendant n’était pas intersecté par des tunnels horizontaux et ils n’avaient devant eux qu’une nouvelle rampe. Richard fit courir le faisceau de sa lampe sur les parois sombres.

— Là, dit-il en désignant une différence subtile dans le matériau de construction. Vous voyez, on discerne la voûte d’un boyau qui s’éloignait autrefois dans cette direction.

Elle suivit des yeux la courbe révélée par le cercle de clarté.

— On peut dire qu’il y a eu au moins deux phases à ces travaux d’aménagement du sous-sol.

— Tout juste. Autrefois, on trouvait également des tunnels horizontaux en cet endroit. Ils ont été condamnés par la suite.

Ils reprirent leur descente, sans faire d’autres commentaires. Toutes ces rampes étaient identiques et chaque fois qu’ils atteignaient un nouveau palier le plan incliné suivant s’illuminait.

Ils devaient être à cinquante mètres au-dessous du sol quand ils débouchèrent dans une vaste caverne circulaire au plafond élevé qui devait mesurer vingt-cinq mètres de diamètre. Quatre tunnels obscurs cinq fois moins hauts s’ouvraient sur son pourtour, tous les quatre-vingt-dix degrés.

— Am Stram Gram, Pique et… commença Richard.

— Pique, choisit Nicole.

Elle s’avança vers un des tunnels. Lorsqu’elle arriva à quelques mètres de l’entrée, la section la plus proche s’illumina.

Cette fois, ce fut Richard qui hésita. Il lorgna avec méfiance le passage puis utilisa son ordinateur.

— N’avez-vous pas l’impression qu’il s’incurve légèrement sur la droite ? Regardez, à l’extrémité de la zone éclairée.

Elle hocha la tête et regarda par-dessus l’épaule de l’homme pour découvrir ce qu’il faisait.

— Je trace une carte, lui expliqua-t-il. Thésée disposait d’un fil et le Petit Poucet de miettes de pain. Nous avons mieux. Les ordinateurs ne sont-ils pas merveilleux ?

Elle sourit et s’engagea avec lui dans le passage.

— Alors, pour quelle possibilité optez-vous ? lui demanda-t-elle. Allons-nous rencontrer le Minotaure ou atteindre la maison de l’ogre ?

Ça risque de nous arriver, pensa-t-elle. Sa peur grandissait au fur et à mesure qu’ils progressaient dans le boyau souterrain. Elle n’avait pas oublié sa terreur quand le ptérodactyle était apparu au-dessus d’elle en tendant son bec et ses serres dans sa direction, au fond du puits. Un frisson glacial remonta le long de sa colonne vertébrale. Voilà que ça recommence, cette angoissante prémonition.

Elle s’arrêta.

— Richard, j’ai comme un mauvais pressentiment. Nous devrions revenir sur nos pas…

Ils entendirent le son au même instant, en provenance d’un point situé derrière eux, à proximité de la caverne circulaire qu’ils venaient de quitter : un bruissement de buissons secs traînés sur du métal. Ils se blottirent l’un contre l’autre.

— C’est ce que j’ai entendu au cours de la première nuit raméenne, murmura Richard. Lorsque je me trouvais avec Francesca et Takagishi sur les remparts de la ville.

Ils se tournèrent vers le tunnel qui s’incurvait légèrement vers la gauche. À la limite de leur champ de vision ce passage était éteint, mais le bruit s’éleva à nouveau et les lumières qui se rallumèrent au loin leur indiquèrent qu’une présence avait été détectée près de l’entrée.

Nicole bondit et couvrit deux cents mètres en trente secondes malgré le handicap de sa combinaison et de son sac à dos. Elle finit par s’arrêter, pour attendre Richard. Elle n’entendait plus rien et le boyau souterrain était obscur dans le lointain.

— Je suis désolée, dit-elle à son compagnon qui venait la rejoindre. J’ai cédé à la panique. Je crains d’avoir séjourné, un peu trop longtemps dans ce pays des merveilles extraterrestres.

— Seigneur, fit-il en fronçant les sourcils. Je n’avais encore jamais vu personne courir si vite.

Il sourit, puis ajouta :

— Mais n’en soyez pas gênée, Nikki. J’étais mort de trouille, moi aussi. La seule différence, c’est que la peur m’avait coupé les jambes.

Elle prit d’autres inspirations profondes puis le dévisagea et lui demanda sur un ton agressif :

— Comment m’avez-vous appelée ?

— Nikki. Le moment m’a paru propice pour utiliser un diminutif affectueux. Vous n’aimez pas ?

Elle resta muette dix bonnes secondes. Son esprit venait de partir à la dérive, à des millions de kilomètres et une quinzaine d’années de là, dans la suite d’un hôtel de Los Angeles, au septième ciel. « C’était formidable, Nikki, merveilleux », avait commenté le prince. Elle s’était empressée de lui interdire de l’appeler ainsi. C’était un surnom d’entraîneuse, ou de prostituée. Wakefield fit claquer ses doigts devant son visage.

— Allô, allô, y a-t-il quelqu’un au bout du fil ? Elle sourit.

— Bien sûr, Richard. Ça me convient parfaitement… mais n’en abusez pas.

Ils repartirent.

— Où étiez-vous passée ? demanda Richard.

Dans un lieu dont je ne pourrai jamais vous parler, car chacun de nous est la somme de ce qu’il a vécu depuis l’enfance. Seuls les nouveau-nés ne sont pas encore conditionnés par leur expérience. Tous les autres doivent porter le fardeau de ce qu’ils ont connu. Elle le prit par le bras. Et posséder assez de bon sens pour savoir ce qu’il convient de passer sous silence.

* * *

Le tunnel semblait se poursuivre à l’infini. Ils envisageaient de faire demi-tour quand ils aperçurent une porte obscure sur leur droite. Sans hésiter, ils en franchirent le seuil et se retrouvèrent dans une salle qui s’illumina aussitôt. La grande paroi de gauche s’ornait de vingt-cinq plaques rectangulaires disposées en cinq rangées de cinq colonnes. Le mur d’en face était nu. Quelques secondes après leur entrée, ils entendirent une vibration aiguë. Ils furent aussitôt sur leurs gardes mais finirent par se détendre en constatant que si le couinement se poursuivait rien d’autre ne se produisait.

Ils se prirent par la main pour traverser la longue salle étroite. Les objets exposés sur le mur étaient des photographies de Rama. L’octaèdre proche de l’esplanade centrale était représenté plusieurs fois, et il y avait un juste équilibre de vues des immeubles de New York et de panoramas pris au grand-angulaire du reste du vaisseau.

Trois de ces clichés fascinèrent tout particulièrement Richard. On y voyait des embarcations aérodynamiques qui fendaient les flots de la mer Cylindrique. Sur une de ces images, une énorme vague allait s’abattre sur un des bateaux.

— Voilà ce que nous cherchions, dit-il avec surexcitation. Il nous suffit de dénicher un de ces voiliers pour résoudre tous nos problèmes.

Le couinement aigu se poursuivait, modulé de façon presque imperceptible. Un projecteur se déplaçait d’une photo à l’autre à chaque interruption de ces stridulations. Ils en conclurent qu’ils étaient dans un musée et avaient droit à une visite guidée, mais ce fut bien la seule chose qu’ils purent déduire. Nicole alla s’asseoir contre un mur.

— J’ai un problème, dit-elle. Je sens que je vais craquer.

Il vint s’accroupir près d’elle.

— Moi aussi. Et comme je viens d’arriver dans New York, il ne m’est pas difficile d’imaginer ce que vous devez éprouver.

Ils n’ajoutèrent rien pendant un bon moment.

— Savez-vous ce qui m’ennuie le plus ? s’enquit-elle pour lui faire partager son impression d’impuissance. C’est d’être dépassée par les événements et de m’en rendre compte. Avant d’effectuer ce voyage, je croyais être consciente du rapport existant entre mon savoir et celui de l’humanité prise dans son ensemble. Mais ce qui m’ébranle le plus à présent, c’est de découvrir à quel point l’étendue de la connaissance humaine est restreinte comparée à ce qu’il nous reste à apprendre. Pensez que la somme de tout ce que sait – ou a su – notre espèce n’occuperait sans doute qu’un minuscule paragraphe de l’Encyclopædia Galactica…

— C’est en effet angoissant, l’interrompit Richard avec enthousiasme. Et aussi passionnant. Chez un libraire ou dans une bibliothèque, il m’arrive d’être atterré par tout ce que j’ignore. Mais cet accablement a tôt fait de se changer en un puissant désir de lire tous les livres, l’un après l’autre. Imaginez ce que nous pourrions découvrir dans la grande bibliothèque où seraient regroupées les connaissances de toutes les espèces de l’univers. Le simple fait d’y penser me donne des vertiges.

Elle se tourna vers lui.

— D’accord, dit-elle en redevenant soudain joyeuse. Maintenant que nous voici conscients de notre stupidité sans bornes, quelle est la suite du programme ? Nous avons déjà dû parcourir un bon kilomètre à l’intérieur de ce passage. Où allons-nous, à présent ?

— Je suggère de continuer pendant un quart d’heure dans la même direction. Il est rare qu’un tunnel ne conduise pas quelque part. Si nous ne trouvons rien, nous ferons demi-tour.

Il l’aida à se relever et la serra contre lui.

— C’est reparti, ma Nikki, ajouta-t-il en lui faisant un clin d’œil.

Elle se renfrogna et secoua la tête.

— Deux fois dans la même journée, c’est bien le maximum que je peux supporter, l’avertit-elle en lui tendant la main.

46. LE MEILLEUR DU COURAGE

À leurs pieds le grand puits circulaire disparaissait dans les ténèbres. Seuls les cinq mètres, supérieurs étaient éclairés. Des tiges de métal d’approximativement un mètre de longueur saillaient de la paroi, séparées les unes des autres par une distance équivalente.

— C’est apparemment le point d’arrivée de tous ces passages, grommela Richard.

Il lui était difficile d’associer cette fosse cylindrique hérissée de pointes de fer à l’idée qu’il se faisait de Rama. Ils en avaient effectué deux fois le tour et s’étaient aventurés sur plusieurs centaines de mètres dans le tunnel adjacent avant de remarquer sa légère courbure vers la droite et en conclure qu’il devait venir de la même caverne que celui qu’ils avaient emprunté.

Richard haussa les épaules.

— Enfin, quand faut y aller, faut y aller.

Il posa son pied droit sur une des barres pour découvrir si elle supporterait son poids. Elle était solide. Il baissa l’autre jambe vers la tige suivante.

— L’espacement est presque idéal, dit-il en lançant un coup d’œil à Nicole. Ça ne devrait pas être trop difficile.

— Seriez-vous en train de me dire que vous avez l’intention de descendre dans cet abîme, monsieur Richard Wakefield ? Et que vous me croyez assez folle pour vous accompagner ?

— Je ne voudrais pas vous forcer la main, mais je ne vois pas l’utilité de revenir à présent sur nos pas. Qu’avez-vous d’autre à proposer ? Repartir en sens inverse vers les rampes et la sortie ? Dans quel but ? Pour nous assurer que nos compagnons ne sont pas venus nous chercher ? Vous avez vu ces images de bateaux. Peut-être sont-ils remisés là en bas. Il n’est pas à exclure que ce puits donne sur une rivière souterraine qui va se jeter dans la mer Cylindrique.

— Et il n’est pas non plus à exclure qu’un de ces machins qui font des bruits bizarres se soit dissimulé là au fond pour nous attendre, rétorqua-t-elle.

Mais la présence de Richard avait été détectée et une nouvelle batterie de bandes lumineuses s’alluma. Nicole entama à son tour la descente.

— Je vais me renseigner, dit-il. Ohé, là en bas ! Deux visiteurs humains arrivent.

Il agita la main et manqua perdre l’équilibre.

— Cessez de faire le pitre, lui ordonna Nicole.

Elle fit une pause pour reprendre haleine et regarder autour d’elle. Elle avait calé ses pieds sur deux barres et en serrait d’autres avec ses mains. Je dois être cinglée, se dit-elle. Regardez-moi ça ! Je pourrais citer des tas de façons de mourir ici, toutes plus macabres les unes que les autres. Richard descendait toujours. Et lui ! Fait-il abstraction de sa peur ou est-il inconscient ? Il a l’air de trouver ça amusant.

Une troisième batterie de lumières révéla un filet suspendu aux pointes qui saillaient du côté opposé de la paroi, une version modèle réduit du treillis tendu entre les deux gratte-ciel de la surface. Richard fit le tour du cylindre pour aller l’examiner de plus près.

— Venez, cria-t-il à Nicole. Je crois que c’est le même matériau.

L’ensemble était fixé au mur par de petites chevilles. Il insista tant qu’elle découpa un bout de corde et le lui remit. Il l’étira et le regarda retrouver sa longueur d’origine avant d’étudier sa structure interne.

— Oui, c’est bien la même chose, déclara-t-il en fronçant les sourcils. Mais je me demande bien à quoi ça peut servir, bon sang.

Nicole dirigea le faisceau de sa lampe vers les profondeurs. Elle allait lui suggérer de remonter vers des sections plus familières quand elle crut discerner une surface horizontale une vingtaine de mètres en contrebas.

— Je vais vous faire une proposition, dit-elle. Pendant que vous étudiez cette corde, je vais descendre un peu plus bas. Nous sommes peut-être très près du fond. Et si je ne trouve rien, nous repartirons.

— Entendu, répondit-il, l’esprit ailleurs.

Il venait de sortir un microscope de son sac à dos. Nicole atteignit une corniche circulaire.

— Vous devriez venir me rejoindre, cria-t-elle. Il y a ici deux nouveaux tunnels, un grand et un tout petit. Plus un nouveau puits au milieu…

Il fut aussitôt près d’elle. Il avait entamé sa descente dès que la partie inférieure s’était illuminée.

Ils se dressaient sur une plate-forme annulaire de trois mètres de largeur. Le boyau vertical se poursuivait, de plus faible diamètre mais toujours hérissé de tiges plantées dans sa paroi. Deux tunnels voûtés obscurs avaient été creusés dans la roche ou le métal de ce monde souterrain. Celui de gauche avait six mètres de hauteur et celui de droite, du côté opposé, ne devait pas mesurer plus de cinquante centimètres.

Deux étroites bandes parallèles d’un matériau inconnu sortaient de chaque passage horizontal et s’interrompaient au milieu de la corniche. Elles étaient très rapprochées dans le petit tunnel et espacées dans celui devant lequel ils se trouvaient. Richard venait de s’accroupir pour les regarder de plus près quand un grondement s’éleva dans le lointain.

— Écoutez, dit-il à Nicole. Ils reculèrent, d’instinct.

Le son s’amplifia et se changea en gémissement, comme si quelque chose fendait l’air. L’extrémité opposée de ce tunnel aussi droit qu’une flèche s’alluma. Les humains n’eurent pas longtemps à attendre pour en comprendre la raison. Un véhicule sur coussin d’air qui ressemblait à une voiture de rame de métro se ruait vers eux. Elle ne stoppa qu’une fois arrivée sur la corniche, l’avant à l’aplomb de l’extrémité des bandes visibles sur le sol.

Richard et Nicole avaient reculé jusqu’au bord de l’abîme. Ils restèrent plusieurs secondes muets et figés sur place, sidérés par l’objet aérodynamique qui flottait devant eux. Puis ils se regardèrent et éclatèrent de rire en même temps.

— Ça y est, j’ai pigé, déclara-t-elle avec nervosité. Nous sommes entrés dans une autre dimension où l’accès aux stations de métro est moins facile que dans la nôtre. C’est une histoire de fous. Pour arriver jusqu’au quai, le voyageur doit descendre dans un puits hérissé de piquants… Je ne sais pas ce que vous en pensez, Richard, mais je commence à en avoir assez. Je préfère encore côtoyer des ptérodactyles et manger leurs pastèques-mannes, merci.

Le véhicule s’alluma et ses portières latérales s’ouvrirent. Wakefield s’avança pour regarder l’intérieur illuminé. L’aménagement ne comportait aucun siège, que des barres verticales de trois mètres de hauteur espacées sans ordre évident entre le plafond et le plancher.

— Il ne peut suivre un très long parcours. Autrement, ils auraient prévu des places assises.

Nicole vint regarder à son tour.

— Ils n’ont peut-être pas de vieillards et de handicapés… et ils se servent à l’épicerie du coin.

Elle rit en voyant Richard se pencher pour mieux voir.

— N’allez pas vous faire des idées, déclara-t-elle. Il faudrait que je sois complètement folle pour grimper dans un machin pareil, sauf si nous étions à court de nourriture et que partir représentait notre dernier espoir.

— Vous avez raison, reconnut-il avec une déception évidente. Mais quel engin étonnant…

Il n’acheva pas sa phrase. Ses yeux venaient de se porter sur le tunnel situé du côté opposé de la plateforme. Devant son entrée désormais illuminée un véhicule identique mais réalisé à l’échelle d’un dixième flottait au ras du sol. Nicole suivit son regard.

— C’est sans doute la ligne pour Lilliput, dit-elle. Les géants embarquent à l’étage du dessous et les gens normaux dans notre genre prennent ce métro. C’est d’une simplicité enfantine.

Richard alla rapidement de l’autre côté de la corniche.

— C’est parfait !

Il fit glisser son sac à dos et le posa près de lui pour fouiller dans une grande poche.

— Que faites-vous ? lui demanda Nicole.

Il sortit ses deux petits personnages et les lui montra.

— C’est parfait, répéta-t-il avec surexcitation. Nous allons envoyer le prince Hal et Falstaff en éclaireurs. Modifier leurs programmes ne me prendra que quelques minutes.

Il avait déjà installé son ordinateur de poche à côté des robots. Nicole s’assit sur le sol et s’adossa à la paroi, entre deux pointes. Elle jeta un coup d’œil à Richard. C’est vraiment un oiseau rare, se dit-elle avec admiration en pensant aux heures qu’ils venaient de passer ensemble. Un génie, avec une droiture et une franchise peu communes, ainsi qu’une curiosité d’enfant.

Elle se sentit soudain très lasse et, alors qu’elle observait son compagnon absorbé par sa tâche, elle s’autorisa à fermer un instant les paupières.

* * *

— Je suis désolé d’avoir été si long, disait Richard. De nouvelles instructions qui pourraient s’avérer utiles me venaient constamment à l’esprit et je devais en outre modifier le système de communication…

Elle s’éveilla, progressivement.

— Depuis combien de temps sommes-nous là en bas ? s’enquit-elle en bâillant.

— Un peu plus d’une heure. Mais tout est prêt. Je vais envoyer nos petits amis faire un tour.

Elle regarda autour d’eux.

— Les deux voitures sont toujours à quai, commenta-t-elle.

— Elles doivent fonctionner sur le même principe que les lumières et je parie que la grosse ne quittera pas la station tant que nous serons dans les parages. Nicole se leva et s’étira.

— Voilà quels sont mes projets, expliqua Richard. J’ai un émetteur-récepteur de contrôle. Hal et sir John sont dotés de systèmes audio, vidéo et I.R. qui fonctionnent en permanence. Nous pouvons capter tous les canaux qui nous intéressent et donner tous les ordres que nous voulons.

— Les ondes pourront-elles traverser ces parois ? demanda Nicole qui n’avait pas oublié sa récente expérience.

— Oui, tant que leur épaisseur n’est pas trop importante. Ce système est conçu pour compenser les atténuations du signal… En outre, j’espère que le petit tunnel est aussi rectiligne que le grand.

Il posa ses robots sur le sol et leur ordonna d’aller vers le métro miniature. Ses portes s’ouvrirent lorsqu’ils en approchèrent.

— Transmettez mes salutations à Mme Regimbe, lança Falstaff en montant à bord. Elle ne possède pas un esprit des plus vifs mais elle a un cœur d’or.

Nicole tourna la tête vers Richard, intriguée.

— Je n’ai pas effacé tous leurs programmes précédents, expliqua-t-il en riant. Nous devons nous attendre à ce qu’ils fassent parfois des commentaires absurdes.

Les deux robots étaient à bord depuis une ou deux minutes. Richard testa tous les canaux et affina quelques réglages par l’entremise de l’ordinateur. Finalement, les portes de la petite voiture se refermèrent et dix secondes plus tard elle s’engouffrait dans le tunnel.

Wakefield fit tourner Falstaff dans le sens de la marche, mais la vitre avant n’offrait pas un spectacle intéressant. Le trajet fut étonnamment long, compte tenu de la vitesse élevée. Tout laissait supposer que le métro avait parcouru plusieurs kilomètres lorsqu’il ralentit et stoppa.

Richard attendit un moment avant de faire descendre ses robots. Il ne voulait pas courir le risque de les laisser sur le quai d’un arrêt intermédiaire. Ses craintes étaient sans fondement, les images transmises par le prince Hal et Falstaff démontraient qu’ils avaient atteint le terminus.

Les deux personnages miniatures firent le tour du quai à côté du véhicule pour filmer leur environnement. La station était une longue salle avec des cintres et des colonnes dans le prolongement de la ligne. Richard calcula que la voûte devait culminer à environ deux mètres de hauteur. Il commanda à ses éclaireurs de suivre un long corridor perpendiculaire à la voie.

Ce passage débouchait sur un autre tunnel haut de seulement cinq centimètres. Les robots se penchèrent vers le sol et y découvrirent deux bandes microscopiques. Une voiture minuscule entra dans la station et s’arrêta à leurs pieds. Elle s’alluma et s’ouvrit, ce qui permit aux humains de constater qu’à l’exception de ses dimensions réduites elle était en tout point identique aux deux précédentes.

Agenouillés sur la corniche, ils fixaient attentivement l’écran du moniteur. Richard commanda à Falstaff de leur adresser une image du prince Hal debout à côté du métro modèle réduit.

— La voiture ne mesure pas deux centimètres de haut, commenta-t-il après avoir étudié la scène. Quels sont ses passagers ? Des fourmis ?

Nicole secoua la tête, sans rien dire. Elle était une fois de plus sidérée. Elle songea à sa réaction en découvrant Rama depuis la station de télécommunications installée au sommet de l’escalier Alpha. Jamais dans mes rêves les plus fous je n’aurais imaginé qu’autant de mystères nous attendaient en ce lieu. Les premiers explorateurs n’ont fait qu’effleurer sa surface…

Elle pensa brusquement à autre chose.

— Richard ?

Il ordonna à ses robots de revenir sur leurs pas puis détacha les yeux du moniteur.

— Oui ?

— Quelle est l’épaisseur de la coque de Rama ?

— Environ quatre cents mètres, répondit-il, surpris par cette question. Au pôle Nord, tout au moins. Nous ne pouvons savoir quelle est son importance dans les autres parties du vaisseau. Norton et son équipe ont établi que la profondeur de la mer Cylindrique variait fortement : de quarante mètres en certains points à cent cinquante ailleurs. On peut en déduire que par endroits la coque doit avoir plusieurs centaines de mètres.

Il jeta un coup d’œil à l’écran. Le prince Hal et Falstaff allaient atteindre la station de métro. Il les fit arrêter et se tourna vers Nicole.

— Pourquoi cette question ? Il n’est pas dans vos habitudes de parler pour ne rien dire.

— Il existe un véritable univers inexploré, là en bas. Toute une vie serait nécessaire pour…

— Nous n’avons pas un tel délai devant nous, l’interrompit Richard en riant. Pas la durée d’une vie normale, en tout cas… Mais pour en revenir à l’épaisseur de la coque de Rama, rappelez-vous que l’Hémicylindre sud est plus élevé de quatre cent cinquante mètres que celui du nord. Et s’il n’y a pas des différences de structure extérieure importantes que nous n’avons pas remarquées, le sol doit être bien plus épais dans ce secteur.

Il attendit un commentaire. Comme elle se taisait, il reporta son attention sur le moniteur et reprit son exploration des lieux par robots interposés.

Nicole avait eu une excellente raison de poser cette question. Elle avait à l’esprit une vision qu’elle ne pouvait chasser. Elle s’imaginait qu’elle arrivait à l’extrémité d’un des longs boyaux souterrains, ouvrait une porte et était aveuglée par la clarté du soleil. Ce serait sidérant, non ? Que penserait un être doué de raison qui a toujours vécu à l’intérieur de ce labyrinthe de tunnels plongés dans la pénombre et qui découvrirait par un pur effet du hasard quelque chose qui bouleverserait radicalement son concept de l’univers ? Comment pourrait-il concilier…

— Qu’est-ce que c’est, bon sang ? demanda Richard. Elle revint au présent et regarda l’écran. Le prince Hal et Falstaff venaient d’entrer dans une vaste salle située à l’autre extrémité de la station de métro. Ils s’étaient arrêtés devant une masse d’étranges filaments spongieux. Les infrarouges révélaient qu’une sphère nichée au cœur de cet amas irradiait de la chaleur. Sur une suggestion de Nicole, Richard leur ordonna de contourner l’obstacle et de poursuivre l’exploration de ce nouveau domaine.

Les lieux étaient immenses et le pouvoir de résolution des caméras vidéo miniatures ne permettait pas d’en voir l’extrémité. Le plafond les surplombait d’une trentaine de mètres et plus de cinquante séparaient les parois latérales. D’autres sphères enchâssées dans une gangue spongieuse étaient peut-être disséminées dans le lointain. En arrière-plan, un filet pendait du plafond. Il était tendu en travers de la salle mais ne débutait qu’à environ cinq mètres du sol. Il était possible d’en discerner un autre, une centaine de mètres plus loin.

Richard et Nicole devaient décider ce que feraient ensuite leurs éclaireurs. Une seule porte était visible, celle de la station de métro. Un panoramique ne révéla rien d’intéressant à proximité, exception faite de l’étrange masse spongieuse. Nicole suggéra de récupérer les robots et de quitter l’antre au plus tôt mais Richard était trop curieux pour renoncer à procéder à un examen, fût-il sommaire, de la boule.

Non sans difficultés, leurs éclaireurs se frayèrent un chemin dans la matière élastique. Plus ils se rapprochaient de la sphère placée au centre, plus la température ambiante augmentait. Le matériau de son nid servait apparemment à absorber l’énergie thermique qu’elle irradiait. Quand les robots atteignirent la boule, leurs systèmes internes signalèrent que les conditions d’utilisation n’étaient plus conformes aux normes de sécurité.

Richard réagit sans perdre de temps. En fournissant continuellement des instructions au prince Hal et à Falstaff, il put déterminer que la sphère était impénétrable et recouverte d’une épaisse enveloppe d’un alliage très résistant. Falstaff abattit son bras sur elle et l’absence de toute résonance indiqua qu’elle devait être pleine. Les deux robots s’ouvraient à nouveau un chemin dans l’éponge pour revenir sur leurs pas quand leurs systèmes audio captèrent un bruissement métallique.

Richard leur donna l’ordre de presser l’allure. Hal y parvint mais Falstaff, qui s’était échauffé à proximité de la sphère, fut empêché par ses protections internes d’accélérer ses mouvements. Les sons s’amplifiaient.

Sur l’écran du moniteur posé sur la corniche, entre les deux cosmonautes, l’image se scinda. Le prince Hal atteignit le bord de la gangue spongieuse, sauta sur le sol et courut vers la station de métro sans attendre son compagnon. Falstaff était toujours occupé à se dégager un chemin.

— Voilà une entreprise bien trop pénible pour un grand buveur, marmonna-t-il.

Les crissements métalliques s’interrompirent et une sorte de tuyau strié de bandes noires et or apparut sur la moitié de l’écran qui lui était réservée. Quelques instants plus tard l’image s’obscurcit et le signal « d’interruption imminente de liaison » résonna. Richard et Nicole virent une dernière chose : le gros plan d’un œil énorme, un globe gélatineux noir bleuté, puis tous les signaux en provenance du robot, données télémétriques d’urgence incluses, s’interrompirent brusquement.

Hal avait entre-temps sauté dans la voiture qui l’attendait à quai. Pendant les interminables secondes qui s’écoulèrent avant le départ, les grincements traînants se firent à nouveau entendre. Mais le métro s’ébranla et prit rapidement de la vitesse à l’intérieur du tunnel. Le prince Hal revenait vers les deux cosmonautes qui poussèrent un soupir de soulagement.

Moins d’une seconde plus tard un tintement fut retransmis par le système audio du robot. Richard le fit pivoter vers le point d’origine du bruit et ils virent un tentacule noir et or se tendre à travers une vitre brisée et s’étirer vers lui. Les humains comprirent de quoi il retournait au même instant. La chose avait sauté sur le toit de la voiture ! Elle venait donc vers eux !

Nicole se hissa d’une barre à l’autre. Richard perdit de précieuses secondes pour récupérer son matériel et le fourrer pêle-mêle dans son sac à dos. Il était à mi-hauteur du puits quand l’alarme « d’interruption imminente de liaison » se fit à nouveau entendre. Il se tourna et regarda en contrebas à l’instant où le métro stoppait sur la corniche.

Et ce qu’il vit lui glaça le sang. Une créature sombre s’aplatissait sur le toit de la petite voiture et étendait de tous côtés ses tentacules striés. Quatre avaient traversé les fenêtres et saisi le passager. Le monstre descendit rapidement sur le quai et enroula avec agilité un de ses appendices autour d’une des barres inférieures. Richard cessa de lui prêter attention. Il grimpa à toute allure jusqu’au sommet du puits puis s’élança au pas de course dans le tunnel le plus proche, loin derrière Nicole.

Il remarqua que le passage s’incurvait légèrement vers la droite. Ce n’était pas celui qu’ils avaient emprunté à l’aller mais il devait également conduire aux rampes. Plusieurs centaines de mètres plus loin, il s’arrêta pour tendre l’oreille mais n’entendit pas son poursuivant. Il venait de prendre deux inspirations profondes et de repartir quand un cri de terreur lui parvint d’un point situé loin devant lui. C’était Nicole. Oh, merde ! se dit-il en courant de plus belle.

47. MATRICES PROGRESSIVES

— Rien, je dis bien rien, ne m’avait encore terrifiée à ce point, avoua-t-elle à Richard.

Épuisés et essoufflés par leur fuite frénétique, ils s’étaient assis sur le sol et adossés à un des gratte-ciel du pourtour de l’esplanade ouest. Nicole but une gorgée d’eau.

— Je commençais à me croire en sécurité, ajouta-t-elle. Je vous entendais courir derrière moi… vos pas et les miens étaient les seuls bruits. J’ai décidé de vous attendre dans ce musée, sans comprendre que nous avions emprunté un autre tunnel.

« J’aurais pourtant dû m’en rendre compte, car il s’ouvrait du côté opposé, mais mes pensées étaient un peu confuses… Enfin, dès mon entrée dans cette salle tout s’est éclairé et je l’ai vu devant moi, à moins de trois mètres. J’ai cru que j’allais tomber raide…

Richard se rappela la scène. Nicole s’était précipitée à sa rencontre et jetée dans ses bras pour lui dire d’une voix entrecoupée par des sanglots :

— C’est Takagishi… empaillé comme un cerf ou un tigre… dans la niche de droite.

Il attendit qu’elle se fût un peu calmée pour repartir dans le tunnel. Et il fut lui aussi fortement ébranlé en voyant Shigeru Takagishi debout juste en face de l’entrée. Le Japonais portait sa combinaison de vol et gardait la même expression dans la mort que lors de leur précédente rencontre, au camp Bêta. Un sourire incurvait ses lèvres et ses bras pendaient le long de ses flancs.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? murmura-t-il en cillant. La curiosité s’avérait plus forte que l’horreur. Nicole détourna les yeux. Takagishi ne semblait ni mort ni vivant.

Ils ne s’attardèrent dans cette grande salle qu’une minute. Le taxidermiste extraterrestre avait également réalisé des merveilles sur un avien à l’aile brisée désormais suspendu au plafond à côté du Japonais. Contre le mur, derrière le cadavre de leur compagnon, avait été installée leur hutte subtilisée la veille. Ils voyaient le clavier hexagonal de la station scientifique portative posé sur le sol aux pieds de Takagishi, non loin de la reproduction grandeur nature d’un bulldozer biomécanique, parmi d’autres répliques de biotes exhibées en ce lieu.

À peine Richard venait-il de leur accorder son attention qu’il entendit le crissement désormais familier s’élever derrière eux, dans le tunnel qu’ils avaient suivi pour venir jusque-là. Sans perdre une seconde ils s’enfuirent dans le boyau souterrain puis vers le sommet des rampes, en ne s’arrêtant à la citerne que le temps de renouveler leur réserve d’eau.

— Le Dr Takagishi était un homme très bon et sensé qui se passionnait pour son travail, dit Nicole. Juste avant le lancement, je suis allée lui rendre visite au Japon, et il m’a confié qu’il rêvait depuis toujours d’explorer le deuxième vaisseau raméen.

— Je suis atterré qu’il ait connu une fin aussi épouvantable, répondit Richard. Cette pieuvre, ou une de ses copines, a dû le porter chez le taxidermiste sitôt après l’avoir tué. Ces monstres n’ont en tout cas pas perdu de temps pour exposer leur trophée.

— Je ne crois pas qu’ils soient responsables de sa mort. Je suis peut-être naïve, mais rien de ce que j’ai pu voir dans… dans sa dépouille ne démontre qu’il a été assassiné.

— Vous pensez qu’il est mort de peur ? rétorqua Richard sur un ton sarcastique.

— Oui. Disons que c’est une possibilité.

Elle consacra les cinq minutes suivantes à l’informer des problèmes cardiaques de leur collègue.

— Vous me surprenez, déclara ensuite Richard. Je découvre que je me suis trompé sur toute la ligne en ce qui vous concerne. Je vous aurais crue plus respectueuse des règlements. Je pensais que vous les appliquiez à la lettre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que vous pourriez y faire une entorse et que vous étiez compréhensive à ce point.

— Croyez bien que je le regrette. Si j’avais été un peu plus stricte, Takagishi vivrait toujours auprès des siens, à Kyoto.

— Et vous l’auriez privé de l’expérience la plus exaltante de toute son existence… ce qui m’amène à vous poser une question pleine d’intérêt, mon cher docteur. Alors que nous restons ici à deviser de choses et d’autres, vous avez sans doute conscience que nos chances de rejoindre nos compagnons sont des plus minces. Il est probable que nous n’en reverrons pas un seul. Que ressentez-vous ? Quelle est votre attitude face à la mort… la vôtre ou celle d’un tiers ?

Surprise, elle le dévisagea et essaya en vain d’interpréter son expression.

— Je n’ai pas peur, si c’est ce que vous voulez dire. En tant que médecin j’ai eu maintes occasions d’y réfléchir, et comme j’ai perdu ma mère très jeune c’est un sujet qui me préoccupe depuis l’enfance.

Elle s’interrompit un court instant.

— J’aimerais être encore de ce monde quand Geneviève sera devenue une adulte, pour voir grandir mes petits-enfants. Mais rester en vie n’est pas le plus important. L’existence ne vaut la peine d’être vécue que si elle possède une certaine qualité. Et il faut pour cela accepter de courir des risques… Ne trouvez-vous pas que j’ai une fâcheuse tendance à m’écarter du sujet ?

— Si, mais j’apprécie énormément la tournure que prennent vos propos. Vous venez de prononcer le mot clé. Qualité… Avez-vous déjà songé au suicide ?

— Non, jamais. Il existe en toutes circonstances des raisons de se raccrocher à la vie.

Il n’a pas posé cette question simplement pour alimenter la conversation, se dit-elle avant d’ajouter :

— Et vous ? Avez-vous envisagé une telle solution quand vous aviez maille à partir avec votre père ?

— Ça peut paraître étrange, mais la réponse est non. Les coups que j’ai reçus n’ont pas ébranlé mon goût pour les plaisirs de la vie. Il me restait bien trop de choses à apprendre, et je savais que je lui survivrais et deviendrais un jour indépendant.

Il fit une longue pause, avant d’ajouter :

— Mais j’ai sérieusement envisagé de me suicider à une autre période de ma vie. Ma souffrance et ma colère étaient alors si grandes que je ne croyais pas pouvoir les supporter.

Il se tut, perdu dans ses pensées. Nicole attendit, avec patience. Finalement, elle le prit par le bras.

— Eh bien, cher patient, il faudra m’en parler un de ces jours, dit-elle sur un ton désinvolte. Nous n’avons pas pour habitude de confier nos secrets, vous et moi, mais nous apprendrons peut-être à le faire avec le temps. Je vais donner le coup d’envoi en vous révélant pourquoi je suis certaine que nous survivrons si nous allons sans plus attendre explorer le secteur de l’esplanade est.

Nicole n’avait jamais parlé – pas même à son père – du « voyage » qu’elle avait effectué à sept ans, pendant le Poro. Non seulement elle raconta à Richard cette expérience mais elle l’informa aussi de la visite d’Omeh à Rome, des prophéties sénoufos sur la « femme sans compagnon » qui disséminerait sa progéniture « parmi les étoiles », et des détails de la vision qu’elle avait eue après avoir bu l’Eau de la Sagesse au fond du puits.

Il en resta sans voix. Tout cela était si étranger à son univers mathématique qu’il se demandait quelle attitude adopter. Il se contentait de la fixer, déconcerté. Finalement, gêné par son silence, il avoua :

— Je ne sais quoi dire…

Elle couvrit ses lèvres avec deux doigts.

— En parler serait prématuré. Je lis votre réaction sur votre visage. Nous en discuterons demain, quand vous aurez disposé d’un temps de réflexion.

Elle bâilla, regarda sa montre et prit son sac de couchage qu’elle déroula sur le sol.

— Je suis morte de fatigue, ajouta-t-elle. Il n’y a rien de tel qu’une petite frayeur pour provoquer une sérieuse baisse de forme. On se reverra dans quatre heures.

* * *

— Nous avons débuté les recherches il y a une heure et demie, grommela Richard qui commençait à s’impatienter. Regardez cette carte. Il n’existe pas un seul endroit situé dans un rayon de cinq cents mètres autour du centre de l’esplanade où nous ne sommes pas passés au moins deux fois.

— Alors, c’est que nous avons fait une erreur quelque part. Il y avait trois sources de chaleur, dans ma vision.

Elle le vit se renfrogner et se hâta d’ajouter :

— Prenons un autre argument, si vous préférez. Pourquoi dénombrerait-on trois esplanades et seulement deux refuges souterrains ? Je vous ai entendu dire que les Raméens respectent toujours une certaine logique.

Ils s’étaient arrêtés devant un dodécaèdre.

— Autre chose, fit Richard. À quoi peuvent bien servir tous ces polyèdres ? On en trouve dans chaque secteur et les trois plus importants se dressent sur les places… Attendez une minute.

Il regarda l’étrange bâtiment puis le gratte-ciel situé juste en face et le reste de l’esplanade.

— Est-ce possible ? Non, certainement pas. Il remarqua que Nicole le dévisageait.

— Je viens d’avoir une idée, expliqua-t-il avec enthousiasme. Elle vous paraîtra sans doute complètement farfelue… mais vous rappelez-vous les dauphins du Pr Bardolini et ses matrices progressives ? Les Raméens n’ont-ils pas pu reproduire ici même, dans New York, des ensembles qui diffèrent de façon subtile d’un lieu à l’autre, d’un secteur au suivant ? Ce n’est pas plus difficile à admettre que vos visions, en tout cas.

Il s’était déjà agenouillé pour consulter les plans de la ville.

— Pourriez-vous me prêter votre ordinateur ? demanda-t-il quelques secondes plus tard. Il devrait me permettre d’en terminer plus vite.

Richard Wakefield resta assis pendant des heures devant les deux appareils. Lorsqu’il accepta de faire une pause et de déjeuner avec Nicole, il lui expliqua que l’emplacement du troisième accès au sous-sol ne pourrait sans doute être déterminé que grâce à une parfaite compréhension des rapports géométriques existant entre les trois places, les divers polyèdres et les gratte-ciel dressés en face de leurs facettes principales dans chacun des secteurs. Deux heures avant la nuit, il courut dans une section adjacente pour compléter les cartes stockées dans les mémoires de leurs ordinateurs.

La fin du jour raméen n’interrompit pas ses activités frénétiques. Nicole s’endormit dès l’extinction des soleils et à son réveil, cinq heures plus tard, elle put constater qu’il travaillait toujours. Il ne l’entendit pas quand elle se racla la gorge. Elle se leva sans bruit et vint placer ses mains sur ses épaules.

— Vous devez vous reposer, Richard, lui murmura-t-elle.

— J’y suis presque, répondit-il en se tournant vers elle, les yeux cernés. Encore une petite heure, au plus.

Elle alla s’allonger. Lorsqu’il vint la réveiller, il débordait d’enthousiasme.

— Devinez ce que j’ai trouvé ? Toujours selon les mêmes principes, il existe trois solutions compatibles avec l’ensemble des matrices.

Il fit les cent pas pendant près d’une minute puis demanda sur un ton suppliant :

— Pouvons-nous aller vérifier tout de suite ? Je doute de trouver le sommeil avant d’avoir obtenu une confirmation.

Aucun des emplacements possibles du troisième refuge souterrain n’était proche de la place. Le premier se trouvait à un kilomètre, à la limite sud de la cité. Ils n’y découvrirent rien. Ils repartirent et marchèrent pendant un quart d’heure dans les ténèbres jusqu’au deuxième point, à l’extrémité sud-est de la ville. Ils virent la trappe à l’emplacement exact annoncé par Richard.

— Alléluia ! s’exclama-t-il en déroulant son sac de couchage. Vivent les mathématiques.

Et vive Omeh, pensa Nicole. Elle n’avait plus sommeil mais n’était pas impatiente d’explorer de nouveaux souterrains. Qu’est-ce qui vient en premier, s’interrogea-t-elle, l’intuition ou les calculs ? Établissons-nous des modèles pour nous aider à trouver la vérité ou connaissons-nous intuitivement cette dernière avant de chercher un moyen de la justifier ?

* * *

À l’aube, ils étaient déjà debout.

— Les journées sont de moins en moins longues, fit remarquer Richard. Mais la somme du jour et de la nuit reste de quarante-six heures, quatre minutes et quatorze secondes.

— Dans combien de temps Rama atteindra-t-il la Terre ? demanda-t-elle en glissant le sac de couchage dans sa pochette protectrice.

Il utilisa son ordinateur de poche.

— Vingt jours et trois heures. Êtes-vous prête à vous lancer dans une nouvelle aventure ?

Elle hocha la tête.

— Je présume que vous savez où se situe la commande d’ouverture ?

— Non, mais elle ne devrait pas être bien difficile à localiser. Une fois familiarisés avec leurs principes, accéder à l’antre des aviens sera un jeu d’enfant.

Dix minutes plus tard il exerçait une pression sur un rectangle de métal et la troisième trappe s’ouvrit sur un large escalier entrecoupé de paliers. Richard prit la main de Nicole et ils descendirent les marches. Ils devaient utiliser leurs lampes, car il n’y avait ici aucun système d’éclairage.

La salle de la citerne se situait au même emplacement que dans les autres repaires souterrains. Nul son ne leur parvenait des tunnels horizontaux qui intersectaient le puits central aux deux niveaux principaux.

— Cet antre semble inoccupé, déclara Richard.

— Pour l’instant, tout au moins, lui répondit Nicole.

48. BIENVENUE, TERRIENS

Richard était déconcerté. Ils avaient découvert dans la première salle d’un des tunnels horizontaux du niveau supérieur d’étranges objets dont il avait trouvé l’utilité en moins d’une heure. Il pouvait à présent régler les systèmes d’éclairage et de chauffage de chaque secteur de cet abri souterrain. Mais si les deux autres étaient construits selon des principes aussi simples, pourquoi les aviens utilisaient-ils des torches et des lanternes ? Ils prenaient leur petit déjeuner lorsqu’il pria Nicole de lui fournir des détails sur le refuge de ses amis ailés.

— Vous passez à côté de questions bien plus importantes, déclara-telle en mâchonnant une bouchée de pastèque-manne. Ces créatures n’ont par elles-mêmes qu’un intérêt relatif. Ce que nous devrions nous demander, c’est où se dissimulent les Raméens et pourquoi ils ont aménagé de tels souterrains sous cette ville.

— Peut-être sont-ils tous des Raméens, répondit Richard. Biotes, aviens et octopodes peuvent tous venir de la même planète. Ils formaient autrefois une seule famille unie et heureuse, mais au fil des ans et des générations ces espèces ont suivi une évolution divergente. Elles se sont bâti des nids séparés et…

— Votre hypothèse soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout, l’interrompit Nicole. En premier lieu, les biotes sont indubitablement des machines. Il est difficile de se prononcer en ce qui concerne les aviens mais les octopodes possèdent toutes les caractéristiques propres aux créatures d’origine biologique. Il est vrai qu’au stade de développement technologique nécessaire pour concevoir et réaliser un pareil vaisseau les progrès réalisés en matière d’intelligence artificielle dépassent l’entendement des humains, mais mon intuition m’affirme qu’ils sont organiques.

— Je doute que nous puissions faire la différence entre une créature vivante et une machine créée par une espèce qui nous est vraiment supérieure.

— Je vous l’accorde, mais il en découle que nous ne pourrons être fixés sur ce point. En outre, il existe un autre sujet dont je souhaite discuter avec vous.

— Et c’est ?

— Y avait-il des aviens, des octopodes et de tels refuges souterrains dans le premier Rama ? Si oui, comment se fait-il que Norton et son équipe n’aient rien vu ? Si non, pourquoi trouve-t-on tout cela dans ce vaisseau et pas dans le précédent ?

Richard s’accorda un temps de réflexion avant de répondre :

— Je vois où vous voulez en venir. Nous sommes partis de l’hypothèse que Rama I et II ont été fabriqués il y a des millions d’années par des êtres inconnus originaires d’un autre secteur de la galaxie qui ne s’intéressaient aucunement aux peuples qu’ils rencontraient pendant leur voyage. Si c’est exact, pourquoi deux engins datant selon toute vraisemblance de la même époque comporteraient-ils de telles différences ?

— Je commence à croire que notre collègue de Kyoto avait raison, répondit Nicole. Tout ceci doit avoir un sens caché. Je suis certaine que Norton et ses hommes ont effectué correctement leur travail et qu’il existe véritablement des dissemblances importantes entre les deux Rama. Mais si nous admettons que ces deux appareils ne sont pas identiques, nous nous retrouvons confrontés à un autre problème. Pourquoi sont-ils différents ?

Richard avait terminé son repas et faisait les cent pas dans le couloir faiblement éclairé.

— Nous avons eu une discussion sur ce thème, peu avant l’annulation de la mission. Le sujet de la téléconférence était le suivant : pourquoi les Raméens ont-ils mis le cap sur la Terre ? Comme son prédécesseur n’avait rien fait de comparable, la manœuvre a été assimilée à une preuve irréfutable que Rama II ne lui correspondait pas. Je précise que les participants à cette réunion ignoraient tout de l’existence des aviens et des octopodes.

— Le général Borzov aurait adoré nos amis ailés, commenta Nicole après une brève pause. Il disait que voler devait être le plus grand des plaisirs. (Elle rit.) Il m’a autrefois avoué espérer que la réincarnation n’était pas un mythe et qu’il renaîtrait sous la forme d’un oiseau.

Richard interrompit momentanément ses allées et venues.

— C’était un brave homme, déclara-t-il. Je ne pense pas que nous l’ayons apprécié à sa juste valeur.

Nicole mit les restes de pastèque-manne dans son sac à dos et s’apprêta à reprendre leur exploration des lieux. Elle fit un sourire.

— Une dernière question, Richard. Croyez-vous que nous ayons déjà rencontré des Raméens ? J’entends par là les constructeurs de ce vaisseau, ou leurs descendants.

Il secoua la tête.

— Certainement pas. Nous avons pu faire la connaissance de certaines de leurs créations ou d’autres espèces originaires de leur planète, mais pas des principaux protagonistes de cette histoire.

* * *

Ils découvrirent la salle Blanche sur la gauche d’un tunnel horizontal du deuxième sous-sol. Jusqu’à cet instant leur exploration avait été monotone et presque ennuyeuse. Ils venaient de suivre de nombreux passages conduisant à des salles vides et de trouver quatre de ces ensembles d’étranges commandes qui permettaient de régler l’éclairage et la température, mais rien qui fût vraiment digne d’intérêt.

C’est pourquoi ils furent sidérés lorsqu’ils pénétrèrent en un lieu aux murs blancs, avec dans un angle une pile d’objets qui, examinés de plus près, s’avérèrent très familiers. Ils répertorièrent en effet un peigne et une brosse, un tube de rouge à lèvres vide, des pièces de monnaie, un trousseau de clés et un vieil émetteur-récepteur. Dans une autre pile il y avait une bague et une montre-bracelet, un tube de dentifrice, une lime à ongles et un petit clavier aux touches désignées par des lettres de l’alphabet latin. Ils en restèrent muets de surprise.

— D’accord, génie, dit finalement Nicole en désignant leurs trouvailles. Expliquez-moi quelle est l’origine de tout ça, si vous en êtes capable.

Il prit le tube de dentifrice, dévissa son bouchon et le pressa. Une pâte blanche en sortit. Il en prit sur son doigt et y goûta.

— Beurk ! fit-il en crachant. Apportez votre spectromètre de masse.

Richard examina le reste pendant qu’elle analysait la substance. La montre le fascinait tout particulièrement. Elle marquait l’écoulement des secondes avec une précision absolue.

— Avez-vous visité le musée de l’Espace de Floride ? demanda-t-il.

— Non, répondit-elle, sans réfléchir.

— Il y a une vitrine où sont exposés les objets usuels emportés par les membres de l’équipe de Norton. Cette montre est en tout point semblable à celle que j’ai vue là-bas. Je ne risque pas de me tromper car j’ai acheté sa reproduction à la boutique.

Nicole se rapprocha, déconcertée.

— Ce n’est pas du dentifrice, Richard. J’ignore de quoi il s’agit. Le spectre est sidérant, avec une abondance de molécules superlourdes.

Ils fouillèrent pendant plusieurs minutes dans l’étrange assortiment et essayèrent de trouver un sens à leur découverte.

— Une chose est certaine, dit Richard en tentant vainement de démonter l’émetteur-récepteur. Tous ces objets sont d’origine terrienne, et leur nombre permet de biffer la possibilité d’une extraordinaire coïncidence.

— Mais comment sont-ils arrivés là ?

Elle voulut utiliser la brosse et découvrit que ses poils étaient plus souples que ses cheveux. Elle l’étudia de plus près.

— Ce n’est pas ce que je croyais, dit-elle. Ça ressemble à une brosse mais on ne peut pas l’utiliser pour démêler sa chevelure.

Elle se pencha et prit la lime à ongles.

— Et ce machin ne sert à rien.

Richard vint voir de quoi elle parlait. Il posa avec irritation le talkie-walkie récalcitrant pour prendre l’objet que lui tendait Nicole.

— Ces choses semblent fabriquées par des hommes sans l’être pour autant.

Il fit glisser la lime sur l’ongle de son index, dont la longueur resta inchangée. Il la lui rendit.

— Mais à quoi rime tout ça ?

— Je me souviens d’un roman de science-fiction que j’ai lu quand j’allais à l’université, dit-elle quelques secondes plus tard. Dans cette histoire, des extraterrestres se renseignaient sur notre espèce en captant nos programmes de télévision. Lors du contact, ils nous apportèrent en cadeau des boîtes de céréales, des savons et d’autres articles dont ils avaient vu les spots publicitaires. Mais si les emballages étaient en tout point identiques aux originaux, ils ne contenaient rien ou des choses sans rapport avec la présentation.

Richard ne l’écoutait pas. Il jouait avec le trousseau de clés et regardait l’exposition d’objets.

— Quel est leur point commun ? se demanda-t-il à haute voix.

Ils arrivèrent à la même conclusion quelques secondes plus tard.

— On trouvait tout ceci dans les bagages de nos prédécesseurs, dirent-ils à l’unisson.

— Il en découle que les deux Rama peuvent communiquer entre eux, dit Richard.

— Et que ces choses ont été placées là pour nous informer que l’exploration de Rama I a été observée et enregistrée.

— Les biotes araignées qui ont inspecté les camps et le matériel de Norton devaient être munis de systèmes optiques.

— Et tout ceci a été reproduit à partir des images que Rama I a transmises à Rama II.

Après ce commentaire de Nicole ils se turent pour réfléchir.

— Mais pourquoi se sont-ils donné la peine de nous en informer ? Que sommes-nous censés faire, à présent ?

Richard se leva pour marcher dans la pièce. Soudain, il éclata de rire.

— Ce serait le comble, si David Brown avait raison. Il est possible que les Raméens se fichent complètement des êtres qu’ils rencontrent mais programment leurs vaisseaux pour qu’ils semblent s’y intéresser, en modifiant leur trajectoire et en fabriquant quelques babioles. Quelle ironie ! Étant donné que les espèces immatures sont imbues de leur importance, leurs représentants qui visitent Rama et découvrent ce bric-à-brac n’ont plus d’autre souci que d’essayer de lui trouver un sens.

— Vous vous laissez emporter par votre imagination, l’interrompit Nicole. Tout ce que nous savons pour l’instant, c’est que cet appareil a dû recevoir des images en provenance de Rama I et que cette exposition d’objets usuels emportés par nos prédécesseurs a été organisée afin que nous puissions la voir.

— Je me demande si le clavier est lui aussi factice, dit Richard.

Il le prit et tapa le mot « Rama » sur ses touches. Rien ne se produisit. Il essaya « Nicole ». Toujours rien.

— Auriez-vous oublié comment fonctionnaient les modèles de cette époque ? l’interrogea Nicole. Ils avaient une commande de mise sous tension séparée.

Elle sourit, prit le petit boîtier et pressa un bouton sans indication dans l’angle supérieur droit. Un élément du mur opposé de la salle glissa latéralement pour révéler une plaque noire d’environ un mètre de côté.

Ce clavier était une reproduction de ceux des ordinateurs portatifs utilisés par les membres de la première mission Rama. En plus de l’interrupteur, il comportait quatre rangées de douze touches. Sur quarante d’entre elles on pouvait voir vingt-six lettres latines, dix chiffres arabes et quatre signes mathématiques. Les huit restantes, différenciées par d’étranges figures géométriques, se bloquaient en position « haute » ou « basse ». Richard et Nicole eurent tôt fait de comprendre qu’elles constituaient un ajout destiné à permettre d’accéder au système informatique de Rama. À force d’essais et d’erreurs, ils découvrirent que le résultat obtenu en pressant une de ces touches de fonction dépendait de la position des sept autres. Chacune d’elles offrait ainsi cent vingt-huit possibilités et l’ensemble mille vingt-quatre.

Établir un mode d’emploi de ce clavier s’annonçait pour le moins laborieux mais Richard se porta volontaire. Avec l’aide de leurs propres ordinateurs il entreprit d’esquisser un programme qui indiquerait quelle configuration devraient avoir les touches du clavier spécial pour obtenir le résultat désiré. Leur but était simple : pouvoir utiliser le système raméen comme les leurs. Une fois le logiciel de traduction mis au point, toute saisie dans les appareils terriens fournirait en plus de la réponse la combinaison de touches qu’il convenait de presser sur le clavier extraterrestre pour voir s’afficher la même chose sur l’écran mural.

Richard avait une intelligence supérieure à la moyenne et était un informaticien habile, mais sa tâche s’avérait ardue et Nicole ne pouvait l’aider. À deux reprises, au cours de cette première journée passée dans la salle Blanche, Richard suggéra à Nicole d’aller faire un tour à l’extérieur. Elle ne protesta pas et sortit se promener dans New York, en levant parfois les yeux dans l’espoir d’apercevoir un hélicoptère. La deuxième fois, elle retourna voir le hangar et le puits dans lequel elle avait séjourné. Tant d’événements s’étaient produits depuis que cette aventure lui semblait déjà très lointaine.

Elle pensait souvent à Borzov, Wilson et Takagishi. À leur départ de la Terre, tous savaient qu’une telle expédition comportait des dangers. Ils s’étaient entraînés à remédier à d’éventuelles avaries du vaisseau et autres problèmes potentiellement dramatiques, mais aucun d’eux n’avait cru qu’ils subiraient des pertes. Si nous restons bloqués dans New York, Richard et moi, près de la moitié de notre équipe aura disparu. Ce sera la mission la plus meurtrière depuis que nous avons repris l’exploration de l’espace autrement qu’avec des sondes automatiques.

Elle se tenait devant la grange, presque à l’endroit exact où elles avaient utilisé leurs coms pour répondre à Richard. Pourquoi leur avez-vous menti, Francesca ? Avez-vous cru que ma disparition vous laverait de tout soupçon ?

Le dernier matin passé au camp Bêta, juste avant de partir à la recherche de Takagishi, Nicole s’était servie du relais de télécommunications pour transférer tous les fichiers stockés dans son ordinateur de poche vers le terminal de sa cabine du module Newton. Elle souhaitait vider les mémoires de son appareil, au cas où elle aurait besoin d’espace pour stocker de nouvelles données. Mais tout est là-bas, à la disposition du premier enquêteur qui se donnera la peine de regarder. Les drogues, la tension de David, une référence détournée à l’avortement et l’explication trouvée par Richard au mauvais fonctionnement de RoChir.

Au cours de ses promenades Nicole aperçut plusieurs biotes mille-pattes et même un bulldozer, à la limite de son champ de vision. Mais elle ne vit et n’entendit aucun avien ou octopode. Peut-être ne sortent-ils que la nuit, se dit-elle en revenant vers la salle Blanche pour dîner en compagnie de Richard.

49. INTERACTION

— Nos réserves tirent à leur fin, commenta Nicole.

Ils emballèrent les restes de pastèque-manne et les rangèrent dans le sac à dos de Richard.

— C’est exact, répondit-il. Mais je sais par quel moyen vous pourrez les reconstituer.

— Moi ? Pourquoi pas nous ?

— Tout d’abord parce que ma présence ne sera pas indispensable. J’étudiais le mode graphique de l’ordinateur raméen, quand cette idée m’est venue, et mon temps est précieux car je pense accéder sous peu au système de commande. Il existe environ deux cents instructions qui ne sont compréhensibles que si elles appartiennent à un autre niveau, une sorte de hiérarchie supérieure.

Il avait mis le repas à profit pour lui expliquer qu’il savait à présent utiliser l’ordinateur raméen comme un appareil d’origine terrestre. Il pouvait stocker et récupérer des données, procéder à des calculs, tracer des graphiques et même créer des programmes.

— Mais je n’utilise pour l’instant qu’une infime partie de son potentiel, avait-il précisé. Je dois percer ses autres secrets, et le temps presse.

Son projet était presque trop simple. À la fin de la longue nuit raméenne, pendant laquelle il n’avait pas dû se reposer plus de trois heures, Nicole s’éloigna vers l’esplanade centrale pour mettre son plan à exécution. En fonction de son analyse des matrices progressives, Richard lui avait indiqué trois emplacements possibles pour la commande d’ouverture du nid des aviens. Il était à tel point certain de ses conclusions qu’il avait refusé de discuter de ce qu’elle devrait faire en cas d’échec. Ses convictions étaient fondées. Nicole découvrit sans peine la plaque, ouvrit la trappe et se pencha dans le puits vertical pour pousser un cri qui ne suscita aucune réponse.

Elle balaya les ténèbres avec le faisceau de sa torche. Le char-sentinelle était à son poste et effectuait des allées et venues devant le tunnel horizontal menant à la salle de la citerne. Elle cria à nouveau. Elle ne tenait pas à descendre, même sur la première corniche, bien que Richard lui eût affirmé qu’il irait la rejoindre si elle tardait trop. Elle avait peur de se retrouver enfermée.

N’entendait-elle pas jacasser dans le lointain ? Elle le pensait. Elle prit une des pièces de monnaie trouvées dans la salle Blanche et la lâcha dans le conduit vertical. Le disque de métal heurta une des avancées du second niveau. Cette fois, les cris furent assourdissants. Une créature ailée grimpa dans le faisceau de la lampe et passa au-dessus du gardien mécanique. Un instant plus tard la trappe se refermait et Nicole dut s’écarter.

Elle avait discuté de ce problème avec Richard et elle attendit quelques minutes avant de presser une deuxième fois la touche d’ouverture. Lorsqu’elle appela les créatures ailées, leur réaction fut immédiate. Son ami, le noir velouté, ne s’arrêta qu’à cinq mètres du sol pour lui adresser un chapelet de piaillements coléreux. Elle comprit qu’il la sommait de partir, mais elle prit son ordinateur et lança le programme chargé dans sa mémoire. La représentation graphique de deux pastèques-mannes apparut sur l’écran. Alors que l’avien regardait cette image, les fruits se colorèrent puis une incision révéla la texture et la teinte des couches intérieures de l’un d’eux.

L’être de velours noir s’était rapproché pour mieux voir. Il se tourna et cria dans les ténèbres. Quelques secondes plus tard un de ses congénères, sans doute son compagnon, vint se poser sur la corniche située juste au-dessous du sol. Nicole recommença sa démonstration.

Les deux créatures crièrent puis plongèrent dans le puits.

Les minutes s’égrenaient et Nicole entendait jacasser dans les profondeurs. Finalement, ses amis revinrent et chacun d’eux tenait une petite pastèque-manne dans ses serres. Ils se posèrent sur la place, à proximité de l’ouverture. Nicole s’avança, mais les aviens ne lâchaient pas ce qu’ils avaient apporté. Ce qui suivit fut (supposa-t-elle) un interminable sermon. Les deux créatures s’adressaient à elle à tour de rôle ou à l’unisson, en la fixant et en donnant des coups de bec aux fruits. Un quart d’heure plus tard, sans doute convaincus qu’elle avait assimilé la teneur de leur message, ils s’envolèrent, firent le tour de l’esplanade puis plongèrent dans leur antre.

Ils voulaient me faire comprendre que ce sont des denrées rares, se dit-elle en revenant vers la place du secteur est. Les fruits étaient très lourds. Elle les mit dans leurs sacs à dos qu’elle avait vidés de leur contenu avant son départ de la salle Blanche. Ou encore que je ne dois pas revenir les importuner. Dans un cas comme dans l’autre, il faut tirer un trait sur cette source d’approvisionnement.

Elle pensait que Richard serait ravi. Il l’était, mais pour une autre raison. Il arborait un large sourire et dissimulait sa main droite derrière son dos.

— Attendez de voir ce que j’ai à vous montrer, dit-il pendant qu’elle déchargeait son butin.

Il ramena le bras devant lui et ouvrit sa paume. Elle contenait une boule noire d’environ dix centimètres de diamètre.

* * *

— Je n’ai pas compris tous les principes et j’ignore combien de fonctions sont accessibles, mais j’ai découvert une vérité première, déclara-t-il. Il suffit de spécifier ce que l’on désire pour être servi.

— Qu’entendez-vous par là ? s’enquit Nicole.

Elle se demandait toujours pourquoi il était si joyeux.

— Ils ont fabriqué cette boule à mon intention, dit-il en lui présentant à nouveau l’objet. Vous ne comprenez pas ? Il y a quelque part une usine où ils peuvent produire n’importe quoi.

— Les « ils » en question seraient donc capables de nous approvisionner en nourriture ?

Irritée que Richard ne l’eût ni félicitée ni remerciée pour les pastèques-mannes, elle ajouta :

— Il est improbable que les aviens acceptent encore de nous en fournir.

— Ce n’est plus un problème. Dès que nous connaîtrons mieux les modalités du processus, nous pourrons commander un steak-frites ou tout autre plat… à condition de préciser ce que nous voulons en termes scientifiques dépouillés de toute ambiguïté.

Nicole le dévisagea. Avec ses cheveux en bataille et sa barbe naissante, ses poches sous les yeux et son large sourire, il lui fit un court instant penser à un évadé d’un asile d’aliénés.

— Ne pourriez-vous pas aller un peu moins vite ? Si vous avez trouvé le Saint-Graal, j’aimerais en être informée.

— Regardez l’écran, lui dit-il.

Il utilisa le clavier pour tracer un cercle, qu’il transforma en carré. Moins d’une minute plus tard l’image tridimensionnelle d’un cube apparaissait. Le stade graphique terminé, il pressa les huit touches de fonction d’une certaine manière puis enfonça celle désignée par un petit rectangle. Des séries d’étranges symboles défilèrent sur l’écran mural.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Il n’est pas nécessaire de comprendre les détails. Il suffit à présent de spécifier les dimensions.

Il saisit une suite de données sur le clavier alphanumérique puis se tourna vers Nicole.

— Sauf erreur, on nous livrera un cube fait du même matériau que la boule dans une dizaine de minutes.

Ils mangèrent une part d’une des nouvelles pastèques-mannes pendant l’attente. Elle avait le même goût que les précédentes. Un steak-frites serait un vrai régal, pensait-elle lorsque le mur du fond se souleva de cinquante centimètres et qu’un dé noir apparut au-dessous. Elle s’en approcha aussitôt et Richard lui cria :

— Non, ne le touchez pas encore. Regardez !

Il braqua sa lampe vers les ténèbres, au-delà de l’objet.

— D’immenses tunnels s’ouvrent derrière ces parois. Ils doivent conduire à des usines si perfectionnées que nous ne pourrions sans doute pas en reconnaître la nature. Imaginez un peu ! Ils font n’importe quoi à la demande.

Elle commençait à comprendre pourquoi il était exalté à ce point.

— Il nous est désormais possible de contrôler notre destinée… dans une certaine mesure, ajouta-t-il. Si je réussis à déchiffrer toutes les instructions nous pourrons commander de quoi manger et, pourquoi pas, fabriquer un bateau.

— Sans moteur trop bruyant, j’espère ?

— Sans moteur du tout.

Richard termina son repas puis se pencha une fois de plus vers le clavier.

* * *

Nicole s’inquiétait. Richard n’avait fait qu’une seule trouvaille en une journée raméenne. Après trente-huit heures de travail (il ne s’était accordé que sept heures de sommeil au cours de cette période), il n’avait obtenu qu’un nouveau matériau. Ils disposaient désormais de petits solides noirs « légers » semblables à la balle du début dont la densité approchait celle du balsa, et de petits solides « lourds » qui rappelaient le chêne ou le pin. Il s’épuisait. Il ne pouvait, ou ne voulait pas, se faire aider par Nicole.

Et si sa première découverte n’était due qu’au hasard ? s’inquiéta-t-elle en gravissant les marches pour effectuer sa promenade matinale. Ou si cette usine était spécialisée dans les cubes et les sphères de deux variétés différentes ? Perdre ainsi du temps l’angoissait. Rama entrerait en collision avec la Terre dans seize jours et rien ne leur permettait d’espérer qu’ils seraient entre-temps secourus. La peur qu’ils aient été abandonnés à leur sort se tapissait toujours au fond de son esprit.

Le soir précédent, elle avait voulu échafauder des projets mais il était trop las. Il n’avait pas réagi, lorsqu’elle lui avait fait part de ses inquiétudes. Plus tard, quand elle avait clairement défini les options qui s’offraient à eux et demandé son avis, elle s’était rendu compte qu’il venait de s’assoupir. Elle l’avait imité et à son éveil, après une brève sieste, Richard travaillait à nouveau et refusait de perdre du temps pour manger ou discuter. En sortant de la salle Blanche afin d’aller effectuer sa marche matinale, elle avait trébuché sur une multitude d’objets noirs divers qui jonchaient le sol.

Elle souffrait de la solitude. Les cinquante dernières heures s’étaient écoulées très lentement. Ils n’avaient échangé presque aucune parole. La lecture constituait son seul moyen d’évasion. Cinq livres étaient stockés dans son ordinateur. En plus d’une encyclopédie médicale il y avait quatre ouvrages de pure fiction. Je parie que la totalité de la mémoire libre de celui de Richard est occupée par des œuvres de Shakespeare, pensa-t-elle en s’asseyant sur les remparts de New York. Elle embrassa du regard la mer Cylindrique. Dans le lointain, à peine visible avec ses jumelles en raison de la brume et des nuages, elle discernait la cuvette nord, leur point d’entrée dans Rama.

Elle avait à sa disposition deux romans de son père. Son préféré relatait la vie d’Aliénor d’Aquitaine : son adolescence à la cour ducale de Poitiers, son union avec Louis VII, la croisade en Terre sainte et sa demande d’annulation de mariage déposée auprès du pape Eugène. Le point culminant du récit était la séparation d’Aliénor et de Louis VII et son remariage avec le jeune et séduisant Henri Plantagenêt.

L’autre roman de Pierre Desjardins était son chef-d’œuvre : Moi, Richard Cœur de Lion, à la fois journal intime et monologue intérieur, qui se déroulait pendant deux semaines d’hiver à la fin du XIIe siècle. Richard et ses soldats, embarqués pour une nouvelle croisade, avaient leurs quartiers près de Messine, sous la protection du roi normand de Sicile. En ce lieu, le célèbre fils guerrier homosexuel d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri Plantagenêt s’abandonnait à l’introspection et se remémorait les événements personnels et historiques qui avaient le plus marqué son existence.

Nicole se rappelait une longue discussion avec sa fille, l’été précédent. Geneviève avait lu cet ouvrage et, fascinée par cette histoire, elle l’avait surprise en lui posant des questions très pertinentes. Nicole s’interrogea sur ce qu’elle devait faire à Beauvois à cet instant. Ils t’ont certainement informée de ma disparition, supposa-t-elle. Quels termes emploient les militaires, déjà ? Portée disparue en mission ?

Elle s’imagina sa fille revenant de l’école à vélo. « Du nouveau ? » demanderait-elle à son grand-père en franchissant le portail de la villa. Et Pierre se contenterait de secouer la tête, tristement.

Il y a deux semaines que personne ne m’a vue. Entretiens-tu encore un espoir, ma chérie ? Saisie par un pressant besoin de parler à sa fille, elle refusa d’admettre que des millions de kilomètres les séparaient et qu’elle n’avait aucun moyen de communiquer avec elle. Coupée de la réalité, elle se leva pour regagner la salle Blanche où elle pensait trouver un téléphone qui lui permettrait de la joindre.

Quelques secondes plus tard, lorsqu’elle recouvra sa santé mentale, elle fut sidérée par la facilité avec laquelle son esprit avait cessé d’être rationnel. Elle secoua la tête et s’assit sur la muraille qui surplombait la mer Cylindrique, où elle resta près de deux heures pour laisser ses pensées vagabonder à leur guise d’un sujet à l’autre. Ce fut seulement quand elle s’apprêta à retourner auprès de Richard Wakefield qu’elle pensa à cet homme. J’ai essayé, mon ami. Je vous ai confié plus de choses qu’à quiconque depuis que j’ai connu Henry. Mais c’est bien ma chance que de me retrouver échouée dans ce monde avec pour seule compagnie quelqu’un d’encore plus méfiant que moi.

Ce fut en éprouvant une tristesse indéfinissable qu’elle redescendit les marches jusqu’au deuxième niveau et prit à droite dans le tunnel horizontal. Son abattement se changea en surprise à son entrée dans la salle. Richard était assis sur une petite chaise noire, et il se leva d’un bond dès qu’il la vit pour venir la prendre dans ses bras. Il s’était rasé, peigné, et avait même curé ses ongles. Sur une table également noire installée au milieu de la pièce elle voyait une pastèque-manne découpée avec soin. Les deux tranches étaient posées dans des assiettes faites du même matériau que le reste.

Il tira un siège qu’il lui désigna, puis il contourna la table, se rassit et se pencha pour prendre ses mains entre les siennes.

— Je vous supplie de me pardonner de m’être conduit en véritable malotru. Mon comportement a fortement laissé à désirer, ces derniers jours.

« Pendant que je vous attendais, il m’est venu à l’esprit des milliers de choses que je souhaitais vous dire, ajouta-t-il avec embarras. Mais j’ai presque tout oublié depuis. Je me souviens seulement que je voulais vous expliquer pourquoi le prince Hal et Falstaff avaient tant d’importance à mes yeux. Ils étaient mes plus proches amis… et il ne m’a pas été facile de me résigner à leur disparition. J’en ressens toujours du chagrin…

Il but une gorgée d’eau puis ajouta :

— Mais je suis surtout désolé de ne pas vous avoir dit combien je vous trouve formidable. Vous êtes intelligente, séduisante, pleine d’esprit et de bon sens… tout ce que j’ai jamais rêvé découvrir chez une femme. Malgré notre situation, je n’osais pas exprimer mes sentiments… Sans doute par crainte de me faire remettre à ma place.

Des larmes apparaissaient dans ses yeux et il tremblait. Consciente de l’effort qu’il devait faire pour tenir de tels propos, Nicole caressa sa joue et lui déclara :

— Je vous trouve très différent des autres hommes, vous aussi.

50. L’ESPOIR EST ÉTERNEL

Richard continuait son apprentissage sur l’ordinateur raméen mais il n’effectuait plus que de brèves séances de travail et y faisait participer Nicole dans la mesure du possible. Le reste du temps, ils allaient se promener et bavardaient comme de vieux amis. Il essayait de la distraire en lui interprétant des passages complets des œuvres de Shakespeare. Cet homme possédait une mémoire prodigieuse. Il essaya même de tenir les deux rôles des scènes d’amour de Roméo et Juliette, mais chaque fois qu’il prenait une voix de fausset son unique spectatrice éclatait de rire.

Un soir, elle lui parla pendant une heure d’Omeh, de la tribu des Sénoufos et de ses visions.

— Vous comprendrez qu’il m’est difficile de croire certains épisodes de votre récit, déclara Richard, mais je dois admettre que je le trouve fascinant.

Plus tard, ce fut avec un vif intérêt qu’il tenta d’analyser les symboles présents dans ce qu’il assimilait à de simples hallucinations. Pour lui, ces éléments mystiques n’étaient que des composants de la forte personnalité de son interlocutrice.

Ils dormirent pelotonnés l’un contre l’autre avant de faire l’amour. Lorsqu’ils passèrent finalement aux actes, ce fut avec douceur et sans hâte, et ils furent tous deux surpris par leur absence d’inhibitions, et l’intensité du plaisir ressenti. Quelques nuits plus tard, Nicole était allongée la tête sur la poitrine de Richard et elle passait de l’état de veille au sommeil, plongée dans ses pensées, lorsqu’il lui dit :

— Il y a quelques jours, avant que nos rapports ne deviennent si intimes, je t’ai confié que j’avais autrefois songé à me suicider. Je n’ai pas osé t’en dire plus. Veux-tu entendre toute l’histoire ?

Elle ouvrit les yeux, bascula sur le flanc et nicha son menton sur l’estomac de l’homme.

— Hon, hon, fit-elle.

Elle s’étira pour déposer un baiser sur ses paupières.

— Tu dois savoir que lorsque nous nous sommes mariés, Sarah Tydings et moi étions très jeunes. Elle n’était pas encore célèbre, à l’époque. Elle n’appartenait que depuis un an à la Royal Shakespeare Company qui jouait à Stratford un répertoire comprenant Romeo et Juliette, Comme il vous plaira et Cymbeline. Sarah était merveilleuse, dans les rôles de Rosalinde et de Juliette.

« Elle avait alors dix-huit ans et venait de terminer ses études. Je suis tombé amoureux d’elle en la voyant incarner Juliette. Je ne ratais aucune représentation et lui faisais envoyer chaque soir des roses dans sa loge. Après l’avoir invitée à dîner deux fois, je l’ai demandée en mariage. Elle a accepté, plus sous le coup de la surprise que par amour.

« À la fin de l’été je suis entré à Cambridge. Nous vivions dans un modeste appartement et elle devait chaque soir effectuer le trajet jusqu’au théâtre londonien où elle travaillait. Je l’accompagnais dans la mesure du possible, mais mes études m’accaparaient.

Il interrompit son récit et baissa les yeux sur Nicole. Elle n’avait pas bougé et lui souriait, toujours couchée sur lui.

— Continue, l’encouragea-t-elle d’une voix douce.

— Sarah se camait à l’adrénaline. Elle avait besoin d’émotions fortes et de diversité. Elle ne supportait pas tout ce qui était terre à terre et répétitif. Faire les courses l’ennuyait à en mourir. Pour elle, mettre la télévision et décider quoi commander était fastidieux. Elle trouvait aussi les horaires fixes trop contraignants.

« Sur le plan sexuel, il fallait toujours trouver de nouvelles positions ou un accompagnement musical différent. Pendant un certain temps, j’ai fait preuve d’une imagination suffisante pour la satisfaire. Et je me chargeais des tâches ménagères afin de la libérer de ces soucis. Mais les journées ne durent que vingt-quatre heures et mes études ont commencé à en pâtir, car je consacrais toute mon énergie à rendre sa vie plus agréable.

« Nous étions mariés depuis un an quand elle a décidé de louer un appartement à Londres, pour ne plus avoir à faire un long trajet après chaque représentation. Elle passait déjà deux nuits par semaine dans la capitale, officiellement avec une de ses amies actrices. Mais sa carrière prenait son essor et nous avions de l’argent, alors pourquoi aurais-je refusé ?

« Des rumeurs sur ses incartades ne tardèrent guère à se répandre, mais je préférais les ignorer. Je devais redouter qu’elle ne les réfute pas si je la mettais au pied du mur. Puis, un soir où je préparais un examen, j’ai reçu un coup de fil d’une femme dans tous ses états. Elle m’a annoncé que son mari – l’acteur Hugh Sinclair qui était à l’époque le partenaire de Sarah dans la comédie dramatique américaine Qu’il pleuve ou qu’il vente – avait une liaison avec mon épouse. « En fait, m’a-t-elle dit, il se trouve chez elle en ce moment. » Sur quoi elle a sangloté et raccroché.

Nicole se pencha pour caresser doucement sa joue.

— J’ai cru que ma poitrine allait exploser, ajouta-t-il en se rappelant sa souffrance. J’étais en colère, terrifié, frénétique. Je me suis précipité à la gare et j’ai pris le dernier train pour Londres. Sitôt que le taxi m’a eu déposé devant chez Sarah, j’ai couru vers la porte.

« Je n’ai pas sonné. J’ai gravi les marches quatre à quatre et les ai trouvés nus dans le lit. J’ai saisi Sarah et l’ai poussée contre le mur – je n’oublierai jamais ce bruit de verre brisé quand sa tête a percuté le miroir – puis je me suis jeté sur l’homme. J’étais fou de rage et je me suis acharné sur son visage jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une bouillie sanglante. C’était épouvantable…

Il s’interrompit pour sangloter. Nicole le prit dans ses bras.

— Mon pauvre chéri.

— Je m’étais métamorphosé en fauve, un être encore plus violent que mon père ne l’avait jamais été. Je les aurais sans doute tués tous les deux, si des voisins n’étaient pas intervenus.

Il fit une pause de plusieurs minutes. Quand il reprit la parole, ce fut d’une voix étouffée, presque lointaine.

— Le lendemain, après avoir fait un séjour au poste de police, fui les journalistes et écouté les récriminations de Sarah, j’ai voulu me supprimer. Je l’aurais fait, si j’avais disposé d’un pistolet. J’envisageais de recourir à des solutions moins rapides – ingurgiter des pilules, me trancher les veines avec une lame de rasoir, sauter d’un pont – quand un camarade m’a téléphoné pour m’interroger sur un problème se rapportant à la relativité. Après un quart d’heure de discussion sur M. Einstein je ne pouvais plus songer au suicide. Au divorce, certainement. Au célibat, probablement. Mais mourir était désormais hors de question. Ma femme m’avait trahi mais la physique m’était restée fidèle.

Il se tut.

Nicole s’essuya les yeux et prit les mains de Richard dans les siennes. Nue, elle s’allongea sur lui et l’embrassa.

— Je t’aime, lui dit-elle.

* * *

La sonnerie du réveil leur signala qu’une nouvelle aube venait de se lever dans Rama. Dix jours, se dit Nicole après avoir fait un rapide calcul mental. Le moment est venu d’avoir une discussion sérieuse.

Le bourdonnement avait également incité Richard à ouvrir les yeux. Il se tourna vers elle et lui sourit.

— Chéri, il serait grand temps… commença-t-elle.

— De parler de choses et d’autres.

— Ne peux-tu être pour une fois sérieux ? Il faut prendre une décision. Il est évident que nos compagnons ne viendront pas nous chercher.

— Je partage ce point de vue.

Il s’assit et s’étira sur elle pour récupérer sa chemise, avant d’ajouter :

— Je redoute cet instant depuis des jours, mais je suppose qu’à ce stade nous devons envisager sérieusement de traverser la mer à la nage.

— Tu as donc renoncé à fabriquer une embarcation avec ces machins noirs ?

— L’un est trop léger et l’autre trop lourd. Il serait sans doute possible de trouver un hybride qui conviendrait, mais il nous resterait à fabriquer des clous. Et sans voiles nous devrions ramer… Non, mieux vaut encore nager.

Il se leva et s’approcha de l’écran mural.

— Tous mes beaux projets sont tombés à l’eau, pas vrai ? (Il tapota le carré noir.) Et dire que j’espérais obtenir des steaks-frites autant qu’un bateau.

— Les plans les plus élaborés des souris et des hommes peuvent aller de travers.

— Ce vieux Rabbie était un drôle de poète. Je n’ai jamais compris ce qu’on lui trouvait.

Nicole termina de se vêtir et débuta une série de mouvements d’assouplissement.

— Whew, fit-elle. Je perds la forme. Je n’ai fait aucun exercice depuis des jours.

Elle sourit à Richard qui lui adressait un regard explicite.

— Ça ne compte pas, idiot.

— Pour moi, si. C’est la seule activité physique que j’aie jamais aimée. J’avais horreur d’aller au gymnase, quand nous étions à l’Académie.

Il venait de poser de petites portions de pastèque-manne sur la table.

— Il ne nous restera ensuite que l’équivalent de trois repas, dit-il posément. Nous devrons tenter la traversée à la nage avant la tombée de la nuit.

— Tu ne veux pas partir ce matin ?

— Non. Pourquoi ne vas-tu pas jusqu’au rivage pour déterminer l’endroit d’où nous quitterons cette île ? Hier soir, j’ai fait une découverte. Ce n’est pas ce qui nous permettra d’obtenir de la nourriture ou un voilier, mais je crois avoir trouvé l’accès à une structure de type différent.

Après le petit déjeuner, Nicole l’embrassa et remonta à la surface. Il ne lui fallut guère de temps pour effectuer une reconnaissance de la berge. La perspective de devoir traverser cette mer à la nage l’oppressait. Nous risquons de mourir avant la tombée de la nuit, se dit-elle.

Elle pensa aux souffrances de quelqu’un qui se faisait dévorer par un requin biote. La fin était-elle rapide ? Avait-on conscience que ses jambes venaient d’être amputées avant de se noyer ? Elle frissonna. Je devrais peut-être aller demander une autre pastèque aux aviens… Mais elle savait que ce serait sans objet. Il leur faudrait tenter leur chance, tôt ou tard.

Elle tourna le dos à la mer. Au moins ai-je vécu des moments agréables, depuis quelques jours, se dit-elle pour se changer les idées. Richard est un excellent compagnon. Dans tous les domaines. Elle s’offrit le luxe de se rappeler leur plaisir partagé avant de sourire et de repartir vers leur antre.

* * *

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Nicole en voyant une nouvelle image se matérialiser sur l’écran noir.

— Je ne sais pas trop, lui répondit Richard. Ma seule certitude, c’est qu’il s’agit d’une liste. Tu te souviens de cette combinaison qui fait apparaître des lignes de symboles qui ressemblent à du sanskrit ? Eh bien, je faisais défiler ce charabia quand j’ai remarqué un ensemble cohérent. J’ai tout arrêté, inversé la position des trois dernières touches et pressé le double point. C’est ainsi qu’une de ces images est brusquement apparue. Et il suffisait d’appuyer sur une des touches alphanumériques pour qu’elle change.

— Mais comment as-tu la certitude qu’il s’agit de caméras ?

Il utilisa le clavier et la vue fut remplacée.

— J’ai remarqué des lieux que nous connaissons. Ceci, par exemple. N’est-ce pas l’escalier Bêta, tel qu’on le verrait du milieu de la Plaine centrale ?

Nicole se pencha vers l’écran.

— Ça se pourrait, mais je ne suis pas aussi catégorique que toi.

Il pressa des touches. Les trois images suivantes étaient impossibles à interpréter mais dans la quatrième une forme pointue grimpait vers le haut de l’écran.

— Et cela ? N’est-ce pas une des petites cornes, vue du sommet de la grande ?

Malgré sa bonne volonté Nicole ne put établir un parallèle avec ce que l’on devait voir du haut de la pointe démesurée qui se dressait au centre de la cuvette sud. Richard continua de faire défiler les vues. Seule une sur cinq avait une netteté acceptable.

— Il doit exister quelque part des algorithmes de correction des images, se dit-il. Si je les découvrais, je pourrais toutes les améliorer.

Nicole comprit qu’il allait débuter une autre longue séance de travail. Elle alla vers lui et le prit par le cou.

— Te laisserais-tu tenter, si je te proposais de nous distraire un peu au préalable ?

Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la bouche.

— Je ne dis pas non, répondit-il en posant le clavier sur le sol. Voilà qui devrait m’éclaircir les idées.

* * *

Nicole faisait un beau rêve. Elle était revenue dans leur villa de Beauvois. Assis près d’elle sur le canapé du séjour, Richard la tenait par la main. Son père et sa fille étaient installés en face d’eux, dans les fauteuils.

Son rêve fut brisé par la voix de Richard. Quand elle ouvrit les yeux il se dressait près d’elle, et sa voix vibrait de surexcitation.

— Attends de voir ça, ma chérie ! s’exclama-t-il en tendant la main pour l’aider à se lever. C’est fantastique ! Nous ne sommes pas seuls !

Elle oublia son rêve pour regarder l’écran mural qu’il lui désignait.

— C’est incroyable, pas vrai ? dit-il en sautillant. Mais ça ne fait aucun doute. Le vaisseau militaire est toujours là.

Elle comprit qu’elle avait sous les yeux une image de l’extérieur de Rama. Elle cilla et écouta les explications de Richard.

— Sitôt après avoir découvert le code d’accès aux paramètres de correction des contours, j’ai pu améliorer la netteté de la plupart des vues. Elles nous parviennent en direct de centaines de caméras dispersées à l’intérieur et sur la coque de Rama. Et je crois avoir également trouvé un moyen d’accéder à d’autres types de données.

Il exultait. Il la prit dans ses bras et la souleva du sol. Il la serra, l’embrassa et fit des bonds de dément.

Quand il se fut un peu calmé, Nicole consacra près d’une minute à regarder l’écran. Elle y voyait le vaisseau militaire, les inscriptions de sa coque ne laissaient aucune place au doute.

— L’appareil scientifique est donc rentré au bercail, commenta-t-elle.

— Oui, et je m’y attendais. Je craignais en fait qu’ils ne soient repartis tous les deux et que nos efforts ne servent en fait qu’à élargir les murs de notre prison.

Elle avait eu les mêmes craintes et lui sourit.

— Tout est très simple, non ? Après avoir traversé la mer Cylindrique, nous allons jusqu’au télésiège et nous montons jusqu’au sommet où nous attendent nos compagnons.

Elle entreprit de ranger ses affaires. Richard continua de presser des touches.

— Que fais-tu, chéri ? lui demanda-t-elle. Je croyais que nous avions décidé d’aller à la plage ?

— Je n’ai pas visionné la totalité des images après avoir amélioré leur définition. Je souhaite m’assurer que nous ne ratons rien d’important. Je n’en aurai pas pour plus d’une heure.

Nicole interrompit ses activités et s’assit en face de l’écran, à côté de Richard. Ce qu’ils voyaient était plein d’intérêt : des vues de l’extérieur mais surtout des différentes régions de l’intérieur de Rama, dont les antres souterrains. Il y avait une vision magnifique des sphères nichées dans l’éponge, prise depuis la voûte de la vaste salle d’où pendaient les filets. Ils la regardèrent un long moment, dans l’espoir de voir passer un octopode noir et or, mais rien ne bougea.

Ils atteignaient les dernières vues lorsqu’ils furent sidérés par une image du tiers inférieur de l’escalier Alpha. Quatre silhouettes en combinaison spatiale descendaient les marches. Ils les fixèrent pendant cinq bonnes secondes puis laissèrent libre cours à leur joie.

— Ils viennent nous chercher ! s’écria Richard en levant les bras au ciel. Nous sommes sauvés !

51. UNE AUTRE SOLUTION

Richard bouillait d’impatience. Ils se dressaient sur les remparts de New York et scrutaient le ciel depuis plus d’une heure dans l’espoir d’apercevoir un hélicoptère.

— Où diable sont-ils passés ? grommela-t-il. Il ne faut qu’un quart d’heure pour aller du bas de l’escalier Alpha au camp Bêta en V.L.R.

— Ils nous cherchent peut-être dans un autre secteur, suggéra Nicole.

— C’est ridicule. Ils doivent nécessairement passer à Bêta en premier lieu… et même s’ils ne réussissent pas à réparer le relais de télécommunications ils trouveront le message que j’ai laissé là-bas. J’ai précisé que je comptais utiliser le canot pour venir ici.

— Ils savent qu’un hélicoptère ne peut se poser dans la ville et ils vont sans doute prendre un des voiliers.

— Sans s’assurer au préalable que nous sommes dans New York par une reconnaissance aérienne ? C’est improbable.

Richard se tourna vers la mer et y chercha une voile.

— Un bateau. Un bateau. Mon royaume pour un bateau.

Elle rit, mais il se contenta de sourire.

— Deux hommes peuvent assembler un des voiliers remisés dans la hutte du camp Bêta en moins d’une demi-heure. Merde, qu’est-ce qu’ils fabriquent ?

Par frustration, il utilisa son com.

— Écoutez-moi bien, les gars ! Si vous êtes à proximité de la mer Cylindrique, adressez-nous une confirmation. Et ensuite grouillez-vous de venir nous chercher. Nous sommes sur les remparts et nous commençons à en avoir assez de vous attendre. Pas de réponse. Nicole s’assit sur le mur.

— Que fais-tu ? lui demanda-t-il.

— Tu te tracasses pour deux. Et rester debout pour agiter les bras me fatigue.

Elle regarda les flots et ajouta :

— Tout serait bien plus simple si nous avions des ailes. Richard inclina la tête et la fixa.

— Mais c’est une excellente idée, pourquoi n’y as-tu pas pensé plus tôt ?

Il s’assit et utilisa son ordinateur pour effectuer quelques calculs.

— Le lâche meurt maintes fois de peur avant de passer de vie à trépas, marmonna-t-il. L’homme brave ne connaît qu’une seule mort.

Elle le regarda taper sur le clavier.

— Que fais-tu, mon chéri ? s’enquit-elle en jetant un coup d’œil à l’écran par-dessus son épaule.

— Trois ! s’écria-t-il. Trois devraient suffire.

Il leva les yeux sur Nicole. Elle était déconcertée.

— Veux-tu connaître le projet le plus insensé de tous les temps ? s’enquit-il.

— Pourquoi pas ?

— Nous allons confectionner des harnais avec les cordes du filet et demander aux aviens de nous transporter sur l’autre berge de la mer Cylindrique.

Elle resta à le fixer pendant plusieurs secondes.

— En supposant qu’il soit possible de fabriquer ces nacelles, comment réussirons-nous à convaincre ces drôles d’oiseaux de nous aider ?

— Nous les persuaderons que c’est leur intérêt… ou nous utiliserons la menace. Je ne sais pas encore, tu pourrais t’en charger.

Elle n’en croyait pas ses oreilles.

— Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en prenant sa main pour redescendre de la muraille, ça vaut mieux que de rester ici à attendre les secours.

* * *

Cinq heures plus tard leurs sauveteurs n’étaient toujours pas là. Lorsqu’ils avaient eu terminé de se confectionner des harnais, Richard était retourné dans la salle Blanche pour utiliser le système de surveillance pendant que Nicole montait la garde sur les remparts. Il revint lui annoncer qu’il pensait avoir vu les humains à proximité du camp Bêta, sans pouvoir toutefois l’affirmer tant la qualité de l’image laissait à désirer. Comme convenu, Nicole avait lancé des appels par com toutes les demi-heures. En vain.

— Richard, dit-elle alors qu’il programmait des séquences graphiques sur son ordinateur, pourquoi penses-tu que nos collègues sont descendus par l’escalier ?

— Qui sait ? Le télésiège est peut-être en panne, et ils n’ont plus de techniciens parmi eux.

— C’est étrange.

Une chose m’ennuie, se dit-elle, mais je n’ose pas lui en parler avant d’avoir trouvé une explication rationnelle. Il ne croit pas en l’intuition. Elle regarda sa montre. Heureusement que nous avons rationné la pastèque. Si les secours n’arrivent pas et que ce projet insensé échoue, nous devrons attendre demain pour partir à la nage.

— Ébauche terminée, annonça Richard avec emphase avant de lui faire signe d’approcher. Si tu l’approuves, je m’attaquerai aux détails.

Il lui désigna le moniteur. Elle vit sur l’écran trois aviens qui survolaient la mer en formation. Chacun d’eux avait une corde nouée autour du corps et une silhouette humaine filiforme était suspendue au bout de trois filins.

— C’est très explicite, déclara-t-elle.

Mais elle ne songea pas un seul instant qu’elle pourrait véritablement occuper la place du petit personnage.

— Je n’arrive pas à croire que nous allons tenter une pareille folie, dit-elle en pressant la plaque d’ouverture de l’antre des aviens pour la deuxième fois.

Leur première tentative avait donné lieu à une fin de non-recevoir. Richard s’avança pour crier dans le puits d’une voix menaçante :

— Écoutez-moi, bande de piafs ! J’ai à vous parler. Tout de suite ! Rappliquez ici, et au trot !

Nicole dut faire un effort pour ne pas rire. Il jeta des objets noirs dans le vide.

— Tu vois, je savais bien que ces machins nous serviraient un jour.

Ils entendirent finalement des signes d’activité au fond du conduit vertical. Les deux aviens qu’ils connaissaient grimpèrent vers le sommet de leur abri et les invectivèrent, sans prêter attention au moniteur que Richard leur présentait. Lorsqu’ils eurent fini de piailler, ils passèrent au-dessus du char-sentinelle et la trappe se referma.

— C’est inutile, Richard, déclara Nicole lorsqu’il lui demanda de retourner presser la commande. Même nos amis nous rejettent. Que ferons-nous, s’ils décident d’attaquer ?

— Ils ne s’en prendront pas à nous, répondit-il en lui faisant signe d’appuyer sur la plaque. Mais il est plus prudent que tu restes où tu es. Je me charge de ces emplumés.

Ils entendirent jacasser dès que la trappe se rouvrit pour la troisième fois. Richard cria et lança des boules et des cubes noirs dans le puits. Un de ces objets atteignit la sentinelle mécanique et il se produisit une petite explosion accompagnée d’une détonation.

Leurs vieilles connaissances montèrent jusqu’à l’ouverture pour l’assourdir avec leurs cris de reproche, suivis par trois ou quatre de leurs congénères. Le vacarme était impensable, mais Richard ne recula pas. À force de vociférer lui aussi et de désigner l’écran de l’ordinateur, il réussit à attirer leur attention.

Ils regardèrent cette illustration graphique d’un survol de la mer Cylindrique et Richard leur montra un des harnais qu’ils avaient confectionnés pendant que la démonstration recommençait. Il s’ensuivit un échange frénétique de jacassements et Richard comprit que c’était sans espoir. Alors que deux autres aviens franchissaient le niveau du char-sentinelle, il descendit malgré tout jusqu’à la première corniche de leur antre.

— Fermez-la ! hurla-t-il à pleins poumons.

Le compagnon de l’être de velours noir plongea vers lui pour le menacer de son bec, à moins d’un mètre de son visage. Le vacarme était assourdissant. Richard ne se laissa pas intimider et descendit au niveau inférieur en dépit des protestations des maîtres des lieux. Désormais, il n’aurait pas le temps de ressortir si la trappe se refermait.

Il montra à nouveau le harnais et désigna le moniteur. Un chœur de cris aigus lui fournit la réponse. Puis un autre son se fit entendre, comme une sirène annonçant un exercice d’évacuation dans une école ou un hôpital. Les créatures ailées se turent aussitôt. Elles allèrent se poser sur les corniches et baissèrent les yeux vers le char-sentinelle.

L’antre était étrangement silencieux. Quelques secondes plus tard Richard entendit des battements d’ailes puis vit un nouvel avien s’élever dans le passage vertical. Il ne s’arrêta qu’une fois à sa hauteur et voleta sur place juste en face de lui. Il avait un corps de velours gris, des yeux perçants assortis et deux larges bandes rouge cerise autour du cou.

Il dévisagea Richard puis se posa sur la corniche située du côté opposé du puits. La créature qui occupait ce perchoir s’envola aussitôt. Quand l’être de velours gris parla, ce fut distinctement et avec douceur. À la fin de son discours, son semblable noir vint se poser à son côté, sans doute pour lui expliquer les raisons du tumulte. Ils regardèrent Richard en hochant la tête et, pensant que c’était peut-être une invitation, ce dernier montra à nouveau le harnais et lança le programme de démonstration graphique. L’oiseau aux colliers rouges approcha pour regarder de plus près.

Il fit un mouvement brusque. L’homme sursauta de frayeur et manqua basculer dans le puits. Ce qui était peut-être un rire fut interrompu par un cri du chef qui resta ensuite muet plus d’une minute, comme pour réfléchir. Finalement, il tendit une de ses serres pour désigner l’intrus, déploya ses larges ailes et prit son envol. Il sortit de son antre.

Richard demeura immobile. La grande créature ailée monta haut dans le ciel, suivie par les deux aviens du début. Nicole pencha la tête dans l’ouverture.

— Tu viens, chéri ? lui demanda-t-elle. Je ne sais pas comment tu t’y es pris, mais j’ai la nette impression que nos amis sont parés au décollage.

52. VOL 302 POUR BÊTA

Richard ajusta le harnais autour de la taille et des fesses de Nicole.

— Tes pieds pendront dans le vide et au décollage, quand les cordes s’étireront, tu auras l’impression de faire une chute.

— Et si je touche l’eau ?

— Il faut espérer que nos amis voleront assez haut. Je les crois très intelligents, surtout celui aux bandes rouges.

— Tu penses qu’il est leur roi ? demanda Nicole.

Elle régla la tension afin d’être un peu plus à son aise.

— Il porte sans doute un titre équivalent. Il a tout de suite fait clairement comprendre qu’il voulait voler au milieu de la formation.

Richard gravit les marches abruptes de la muraille avec les trois filins. Les aviens s’étaient regroupés et regardaient la mer. Ils restèrent passifs lorsqu’il noua une corde autour de leur corps, juste derrière les ailes, puis ils regardèrent le moniteur pour assister à une nouvelle simulation graphique de leur envol. Ils devraient décoller tous ensemble, lentement, tendre les suspentes à l’aplomb de la femme puis la soulever à la verticale avant de partir vers le nord.

Richard vérifia la solidité des nœuds puis retourna auprès de Nicole qui l’attendait au bas de l’escalier, à environ cinq mètres des flots.

— Ne m’attends pas trop longtemps, car rien ne prouve qu’ils reviendront me chercher, lui dit-il. Sitôt après avoir rejoint les secours, assemblez le voilier et venez me récupérer. Vous me trouverez en bas, dans la salle Blanche. Il inspira à fond avant d’ajouter :

— Sois prudente, ma chérie. N’oublie pas que je t’aime.

Les battements de son cœur rappelaient à Nicole que le moment du départ était arrivé. Elle lui donna un baiser interminable.

— Je t’aime moi aussi, lui murmura-t-elle.

Ils se séparèrent et Richard fit un signe aux aviens juchés sur les remparts. Celui de velours gris s’éleva prudemment, aussitôt imité par ses deux compagnons. Ils firent du surplace à l’aplomb de la femme qui sentit les trois filins se tendre puis fut soulevée dans les airs.

Quelques secondes plus tard l’élongation des cordes la faisait redescendre. Les aviens prirent de l’altitude et partirent au-dessus de la mer. Nicole avait l’impression d’être un yo-yo : elle montait et descendait au bout des suspentes élastiques alors que les oiseaux continuaient de grimper.

C’était enivrant. Elle ne toucha les flots qu’une fois, à proximité du rivage, et encore ne fit-elle que les effleurer. Elle eut peur mais remonta aussitôt et seules ses semelles furent mouillées. Dès que les câbles atteignirent leur élongation maximale, le voyage s’effectua en douceur. Elle n’eut qu’à rester assise dans son harnais, les mains agrippées à deux des filins, les pieds à environ huit mètres de la crête des vagues.

Au large, la mer était calme. Approximativement à mi-chemin, elle vit deux grosses silhouettes sombres suivre son parcours et elle sut avec certitude qu’il s’agissait de requins biotes. Elle remarqua également les représentants de deux ou trois autres espèces aquatiques, dont une sorte d’anguille qui se dressa à la surface pour la regarder passer. Whew, je suis heureuse de ne pas avoir dû faire la traversée à la nage, se dit-elle.

La prise de contact avec le sol s’effectua sans difficulté. Elle avait craint que les aviens n’ignorent la présence de la falaise de l’autre berge, mais ses peurs étaient sans fondement. En approchant de l’Hémicylindre nord, ils prirent de l’altitude puis la déposèrent en douceur à une dizaine de mètres à l’intérieur des terres.

Ils vinrent se poser près d’elle. Elle se dégagea du harnais et alla vers eux. Elle les remercia et tendit la main pour en caresser un derrière la tête, mais il s’écarta aussitôt. Après s’être accordé quelques minutes de repos, leur chef poussa un cri et ils repartirent vers New York.

Nicole fut surprise par l’intensité de ses émotions. Elle s’agenouilla pour embrasser le sol et prit alors conscience de n’avoir jamais véritablement espéré pouvoir quitter un jour cette île. Avant d’utiliser ses jumelles pour essayer de localiser l’équipe de secours, elle se rappela tout ce qui lui était arrivé depuis la traversée de la mer gelée en glisseur. Il y a longtemps de cela, conclut-elle. Tout a changé, depuis.

* * *

Richard dénoua la corde attachée autour du chef et la laissa tomber sur le sol. Tous les aviens avaient désormais recouvré leur liberté et celui au corps de velours gris tordit le cou pour voir s’il avait terminé. Ses colliers rouge cerise étaient encore plus vifs sous la lumière du jour. Richard s’interrogea sur l’origine de ces ornements et leur signification. Il savait qu’il ne reverrait probablement jamais ces créatures magnifiques.

Nicole vint vers lui. Lorsqu’elle l’avait embrassé avec passion, à son arrivée, les extraterrestres les avaient observés sans dissimuler leur curiosité. Nous les intriguons autant qu’ils nous intriguent, se dit-elle. Elle regrettait de ne pouvoir communiquer avec eux, comprendre la logique d’une forme d’intelligence aussi différente…

— Je me demande comment leur dire adieu et merci, déclara Richard.

— Je l’ignore, mais ce serait…

Elle s’interrompit pour regarder le chef. Il avait fait approcher ses semblables et ils se dressaient en face des deux humains. Sur un signal, ils déployèrent leurs ailes et formèrent un cercle avant de faire un tour complet et de s’aligner à nouveau.

— Viens, nous devrions pouvoir en faire autant, suggéra Nicole.

Ils se placèrent côte à côte et tendirent les bras, en face de leurs sauveteurs, puis Nicole mit les mains sur les épaules de son compagnon et ils imitèrent les aviens. Richard manquait de grâce et failli trébucher, mais il réussit à terminer cette étrange ronde. Nicole eut l’impression que le chef souriait, lorsqu’ils se redressèrent à la fin de leur petite danse.

Les créatures volantes prirent leur essor quelques secondes plus tard. Elles s’élevèrent de plus en plus haut dans le ciel, jusqu’à la limite de leur champ de vision, puis elles virèrent vers le sud pour rentrer chez elles.

— Bon voyage, leur souhaita Nicole en un murmure.

* * *

Ils ne virent personne à proximité du camp Bêta. En fait, ils n’avaient décelé aucune trace de l’équipe de secours pendant leur trajet en V.L.R. le long de la côte.

— Ils sont complètement idiots, grommela Richard. J’ai pourtant laissé mon message bien en vue. À moins qu’ils n’aient pas encore atteint Bêta.

— Il fera nuit dans moins de trois heures. Ils ont peut-être regagné Newton.

— Ces imbéciles peuvent aller au diable. On va manger un morceau puis se diriger vers le télésiège.

— Ne devrions-nous pas garder un peu de pastèque, en cas d’imprévu ? demanda Nicole.

Ils s’étaient arrêtés pour dîner. Richard la regarda, surpris.

— Quels imprévus ? Même si nous ratons cette bande de tarés et devons grimper à pied jusqu’à Newton, nous aurons quitté Rama à la tombée de la nuit. N’oublie pas que nous n’aurons plus aucun poids, au sommet des marches.

Elle lui sourit !

— Disons que la prudence est ma seconde nature. Elle remit les dernières parts de fruit dans son sac.

Ils avaient parcouru les trois quarts de la distance les séparant du télésiège d’Alpha quand ils aperçurent quatre silhouettes qui sortaient de l’ensemble de bâtiments appelé le Paris raméen. Elles s’éloignaient dans la direction opposée à la leur.

— Je t’avais bien dit qu’ils étaient stupides ! s’exclama Richard. Il ne leur est même pas venu à l’esprit qu’ils pouvaient retirer leurs scaphandres. C’est probablement une équipe spéciale envoyée de la Terre pour nous retrouver.

Il vira dans la Plaine centrale, vers les nouveaux venus. Richard et Nicole se mirent à crier dès qu’ils furent à une centaine de mètres du petit groupe, qui ne s’arrêta pas.

— Ils ne doivent pas pouvoir nous entendre, suggéra-t-elle. Ils ont conservé leurs casques et communiquent entre eux par radio.

Ce fut avec colère que Richard stoppa le V.L.R. à cinq mètres de l’homme de tête, sauta à bas du véhicule et courut vers eux en criant :

— Eh, les gars ! Nous sommes là, juste derrière vous. Vous n’avez qu’à vous retourner…

Et il s’arrêta net en découvrant le visage inexpressif visible derrière la visière du casque. Il l’avait reconnu. Seigneur, c’était Norton ! Une onde glacée descendit sa colonne vertébrale et le fit frissonner. Il s’écarta d’un bond du passage des quatre cosmonautes qui avançaient toujours. Étourdi par la surprise, il dévisagea les trois autres membres de l’équipe d’exploration de Rama I qui ne semblaient pas le voir.

Nicole vint le rejoindre.

— Qu’est-ce qui se passe ? voulut-elle savoir. Pourquoi ne se sont-ils pas arrêtés ? Ça va, chéri ?

Son teint était livide.

— Des biotes, murmura-t-il. Ce sont des humains biotes.

— Quoi ? demanda-t-elle d’une voix faussée par l’angoisse.

Elle courut devant le petit groupe et regarda à son tour à travers la visière de l’homme de tête. Il s’agissait bien de Norton. Elle reconnaissait ses traits, sa petite moustache et la couleur de ses yeux. Mais l’étincelle de la vie n’y était pas présente.

Et à présent qu’elle y réfléchissait, sa démarche manquait de naturel. Ses pas se répétaient selon un rythme immuable, et tous ces personnages se déplaçaient de la même façon. Il a raison, se dit-elle. Ce sont des humains biotes, sans doute fabriqués à partir de simples images comme le dentifrice et la brosse à cheveux. Elle sentit la panique l’envahir. Mais nous n’avons pas besoin d’aide, le vaisseau militaire est toujours à l’appontage près du sas.

* * *

Richard était sous le choc. Il resta assis dans le V.L.R. pendant plusieurs minutes. Il ne désirait pas plus conduire que poser des questions sans réponse.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? ne cessait-il de répéter. Tous les biotes sont-ils des reproductions d’espèces vivantes rencontrées ici et là dans l’univers ? Dans quel but les fabrique-t-on ?

Il insista pour filmer les humains factices avant de repartir en direction du télésiège.

— Les aviens et les octopodes sont fascinants, mais moins que ces androïdes, déclara-t-il en faisant un gros plan de la démarche de « Norton ».

Nicole lui rappela que la nuit tomberait dans moins de deux heures et qu’il leur faudrait peut-être gravir à pied l’escalier des Dieux. Après avoir pris des images de l’étrange cortège, Richard se remit au volant et repartit vers Alpha.

Ils n’eurent pas à effectuer un test pour savoir si le télésiège était utilisable. Il fonctionnait, à leur arrivée.

Richard sauta du V.L.R. et courut jusqu’à la console de contrôle.

— Quelqu’un descend, dit-il en désignant les hauteurs.

— Ou quelque chose, compléta-t-elle, l’air sinistre. Les cinq minutes d’attente leur parurent durer une éternité. Ils s’abstinrent tout d’abord de faire des commentaires, puis Richard suggéra à Nicole de s’installer dans le V.L.R. au cas où il leur faudrait fuir rapidement.

Ils suivirent avec leurs jumelles les longs câbles qui grimpaient jusqu’aux cieux.

— C’est un homme ! cria Nicole.

— Le général O’Toole ! précisa Richard un instant plus tard.

Et c’était effectivement le général Michael Ryan O’Toole, officier des forces aériennes américaines, qui descendait les rejoindre. Il était à plusieurs centaines de mètres et ne les avait pas encore vus. Il utilisait ses jumelles pour admirer la beauté du paysage extraterrestre.

Un peu plus tôt, le militaire remontait vers Newton pour quitter à jamais Rama quand il avait discerné trois oiseaux dans le ciel, loin au sud, et décidé de redescendre pour essayer de les revoir. Il ne s’attendait pas à l’accueil chaleureux qui lui fut réservé lorsqu’il atteignit le sol.

53. TRINITÉ

Quand Richard Wakefield avait quitté Newton pour retourner dans Rama, le général O’Toole était venu l’aborder le dernier. Le militaire attendait patiemment que les autres cosmonautes lui aient fait leurs adieux.

— Vous avez bien réfléchi ? demanda Janos Tabori à son collègue britannique. Vous savez que le comité va interdire toute sortie dans quelques heures.

— Je serai alors en chemin pour Bêta. Dans l’absolu, je n’aurai transgressé aucun ordre.

— Vous dites n’importe quoi, lança l’amiral Heilmann. Le Dr Brown et moi-même sommes les responsables de cette expédition et nous vous avons ordonné de demeurer à bord.

— Et je vous ai répondu que j’avais laissé dans Rama des objets personnels auxquels je tiens, rétorqua Richard. En outre, vous savez aussi bien que moi que nous n’aurons rien à faire à bord au cours des jours à venir. Dès que nos supérieurs décideront d’interrompre notre mission, toutes les activités prévues seront annulées et il ne nous restera qu’à attendre l’ordre d’appareiller pour regagner la Terre.

— Je vous rappelle une fois de plus que vous faites preuve d’insubordination. Dès notre retour, je vous ferai poursuivre…

— Laissez tomber, Otto, l’interrompit Richard avec indifférence.

Il ajusta sa combinaison spatiale et prit son casque. Comme toujours, Francesca filmait la scène. Elle était étrangement silencieuse depuis l’entretien qu’ils avaient eu en privé une heure plus tôt. Elle semblait détachée de tout, comme si son esprit était ailleurs.

Le général O’Toole vint vers Richard, pour lui tendre la main.

— Nous n’avons pas passé beaucoup de temps ensemble, Wakefield, mais sachez que j’admire votre travail. Bonne chance, et évitez de prendre des risques inutiles.

L’électrotech fut surpris par le sourire du militaire. Il avait cru que l’officier américain essaierait de le convaincre de renoncer à ses projets.

— Rama est un monde magnifique, général. C’est une sorte de synthèse du Grand Canyon, des Alpes et des Pyramides.

— Nous avons déjà perdu quatre compagnons. Je veux vous voir revenir sain et sauf. Que Dieu vous protège.

Richard lâcha la main du militaire, se coiffa de son casque et entra dans le sas. Sitôt qu’il fut parti, l’amiral Heilmann critiqua la conduite du général américain.

— Vous me décevez, Michael, lui dit-il. Vous lui avez fait des adieux si chaleureux qu’il a dû en déduire que vous approuviez sa décision.

O’Toole se tourna vers lui.

— Cet homme a du courage et des idées bien arrêtées. Il n’a peur ni des Raméens ni des sanctions que l’A.S.I. prendra contre lui. Une telle confiance en soi force mon admiration.

— Vous dites n’importe quoi. Ce Wakefield est resté un adolescent imbu de lui-même. Savez-vous ce qu’il a laissé là-bas ? Deux de ses petits robots shakespeariens ridicules. Il est tout simplement allergique à la discipline et veut agir à sa guise.

— Comme nous tous, intervint Francesca.

Sa remarque fut à l’origine d’un long silence, qu’elle brisa en ajoutant :

— Richard est très fort, et s’il retourne dans Rama c’est pour des raisons qu’aucun d’entre nous ne peut comprendre.

— J’espère seulement qu’il reviendra avant la nuit, dit Janos. Je ne pourrais pas supporter de perdre un autre ami.

Ils sortaient dans la coursive lorsqu’il demanda à Francesca :

— Au fait, où est le Dr Brown ?

— Avec Yamanaka et Turgenyev. Ils modifient nos affectations pour le retour. Nous sommes à court de personnel et nous devrons apprendre à exécuter de nouvelles tâches avant d’appareiller. Brown m’a même demandé si je ne pourrais pas assumer les fonctions de tech de navigation en second. C’est inimaginable, ne trouvez-vous pas ?

— Non. Je suis convaincu que vous remplaceriez sans peine n’importe lequel d’entre nous, avec une formation adéquate.

Heilmann et O’Toole les suivaient en traînant le pas. Quand ils atteignirent les quartiers de l’équipage et que le général alla pour prendre congé, l’amiral lui dit :

— Une minute. Je souhaite vous entretenir d’autre chose. À cause de cette foutue affaire Wakefield, j’ai failli oublier. Pourriez-vous venir dans mon bureau, nous n’en aurons pas pour plus d’une heure.

* * *

Otto Heilmann désigna le moniteur où apparaissait le cryptogramme déchiffré.

— C’est une modification radicale du projet Trinité. Mais cela ne me surprend guère, car nous devons tenir compte de tout ce que nous avons appris sur Rama pour choisir l’emplacement des bombes.

— Mais il n’a jamais été question de les utiliser toutes les cinq, rétorqua O’Toole. Les deux dernières n’ont été embarquées qu’en prévision d’une éventuelle défaillance des autres. Ces mégatonnes supplémentaires réduiront Rama en miettes.

Heilmann se carra dans son fauteuil et sourit.

— C’est le but recherché. Entre nous soit dit, je pense que les rampants subissent de très fortes pressions. Le sentiment qui prévaut sur Terre, c’est que les capacités de Rama ont été sérieusement sous-estimées.

— Mais pourquoi ont-ils décidé d’installer les plus puissantes dans le tunnel d’accès ? Une charge d’une seule mégatonne serait plus que suffisante pour obtenir le résultat escompté.

— Et si elle n’explosait pas pour une cause imprévue ? Nos supérieurs ne peuvent prendre aucun risque, répondit Heilmann en se penchant sur son bureau. Cette modification de procédure indique clairement leur stratégie. Les deux charges de cette extrémité du vaisseau affaibliront sa structure, ce qui est essentiel pour garantir qu’il ne pourra plus manœuvrer, et grâce aux trois bombes disséminées à l’intérieur nul secteur de Rama ne sera encore sûr. Il est tout aussi important que les déflagrations altèrent la vitesse de l’épave pour qu’elle rate la Terre.

Le général O’Toole tenta d’imaginer la destruction du vaisseau géant par cinq bombes nucléaires. Ce n’était pas une perspective agréable. Quinze ans plus tôt, il était allé dans le Pacifique Sud avec vingt autres membres des services du C.D.G. pour assister à l’explosion d’une bombe de cent kilotonnes. Les techniciens avaient convaincu les politiciens et les médias qu’il fallait procéder à un essai nucléaire « tous les vingt ans » pour s’assurer que le vieil arsenal serait toujours opérationnel en cas de besoin. Ils avaient eu droit à cette démonstration qui devait leur permettre de découvrir les effets destructeurs de telles armes.

Perdu dans ses souvenirs, le général se rappela son frisson d’angoisse lorsqu’il avait vu la sphère de feu grimper dans le ciel paisible du Pacifique Sud. Il n’avait pas entendu la question de l’amiral Heilmann.

— Désolé, Otto, je pensais à autre chose.

— Je voulais connaître votre avis sur les délais nécessaires à l’obtention de l’ordre d’exécution du projet.

— Vous parlez toujours de Trinité ?

— Cela va de soi.

— Je ne peux imaginer que nous passerons aux actes. Nous avons emporté ces bombes dans le seul but de nous prémunir contre des actes délibérément hostiles des Raméens. Je me souviens des termes employés : « dans l’éventualité où le vaisseau extraterrestre attaquerait la Terre avec des moyens dont le pouvoir destructeur surpasserait nos capacités de défense ». La situation a changé. L’Allemand le dévisagea.

— Nul n’aurait pu prévoir que Rama se placerait sur une orbite de collision avec notre planète, dit-il. S’il ne modifie pas sa trajectoire, il creusera un cratère gigantesque à la surface du globe et soulèvera tant de poussière que la température baissera dans le monde entier pour de nombreuses années… C’est ce qu’affirment les scientifiques, en tout cas.

— Mais c’est absurde ! Vous avez assisté à la téléconférence. Tous ceux qui possèdent tant soit peu de bon sens ne croient pas que Rama percutera la Terre.

— Il existe d’autres scénarios catastrophe. Que feriez-vous, si vous étiez un des responsables ? Détruire Rama sans tarder est la plus sûre des solutions. Nous n’avons rien à perdre.

Ébranlé par cette conversation, Michael O’Toole pria l’amiral Heilmann de l’excuser et regagna sa cabine. Depuis son affectation à l’expédition Newton, c’était la première fois qu’il envisageait sérieusement qu’on pût lui ordonner d’utiliser son code pour armer les bombes. Il n’avait jusqu’alors vu dans les engins de mort stockés dans des conteneurs métalliques à l’intérieur de la soute de l’appareil militaire que des joujoux destinés à apaiser les craintes des politiciens.

Assis devant le terminal de sa cabine il se rappela les paroles d’Armando Urbina, le pacifiste mexicain qui avait réclamé la destruction totale de l’arsenal nucléaire du C.D.G.

« Comme nous l’avons constaté tant à Rome qu’à Damas, si de telles armes existent elles peuvent être utilisées. Seule leur disparition garantira que l’humanité ne connaîtra plus jamais les horreurs d’un holocauste nucléaire. »

* * *

C’était la nuit et Richard Wakefield n’avait pas regagné Newton. La station de télécommunications Bêta venait d’être détruite par l’ouragan (ils avaient assisté sur les moniteurs du centre de contrôle à la débâcle de la mer Cylindrique et au début de la tempête, avant que l’émetteur de ce relais ne fût réduit au silence) et Richard ne se trouvait plus dans la zone de liaison directe du milieu de la Plaine centrale. Son dernier message adressé à Tabori, volontaire pour assurer la permanence radio, était typique de cet homme. Le signal décroissait et Janos lui avait demandé en plaisantant quelle devrait être son épitaphe s’il se faisait « avaler par le Grand Méchant Ogre galactique ».

— Faites graver sur mon cénotaphe que j’ai aimé Rama non avec sagesse mais avec passion.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? avait voulu savoir Otto Heilmann.

Il était venu régler un problème d’ordre technique avec Janos, qui avait marmonné en essayant en vain de rétablir la liaison :

— Elle est morte.

— Qui est mort ? De quoi parlez-vous donc ?

— C’est sans importance. Que puis-je faire pour vous, Herr amiral ?

Ils ne commencèrent à s’inquiéter de la disparition de Wakefield qu’après le lever de l’aube. Les cosmonautes présents à bord de Newton étaient convaincus que la nuit précédente leur collègue avait eu trop à faire (« sans doute remettre en état la station Bêta », selon Janos), pour voir le temps s’écouler, et qu’ensuite il n’avait pas désiré tenter une traversée en solitaire de cette plaine plongée dans les ténèbres. Mais dans la matinée, lorsqu’ils ne le virent pas revenir, de l’abattement devint perceptible dans les conversations de ses compagnons.

— Nous refusons de l’admettre, dit Irina Turgenyev au cours du dîner, mais Wakefield ne reviendra pas lui non plus. Ce qui a fait disparaître Takagishi et Desjardins l’a eu à son tour.

— C’est ridicule ! s’emporta Tabori.

— Da, c’est ce que vous n’avez cessé de répéter chaque fois. La mort du général Borzov, dépecé par RoChir, était accidentelle. Celle de Wilson, mis en pièces par les crabes biotes, était accidentelle. La disparition inexpliquée de Desjardins dans une ruelle…

— Coïncidences, pures coïncidences !

— Vous êtes stupide, Janos. Savez-vous quel est votre problème ? C’est que vous êtes bien trop confiant. Il est urgent de faire sauter tout ça avant qu’il n’y ait…

— Ça suffit, arrêtez tous les deux ! ordonna David Brown aux deux Européens de l’Est.

Le général O’Toole intervint à son tour :

— Nous sommes tous sur les nerfs. Cette querelle est ridicule.

— Quelqu’un va-t-il aller chercher Richard ? demanda Janos sans s’adresser à personne en particulier.

— Qui serait assez fou… commença Irina.

— Non, lança l’amiral Heilmann sur un ton catégorique. Je l’ai averti que son initiative enfreignait les règlements et qu’il devrait se débrouiller seul, quoi qu’il puisse lui arriver. En outre, le Dr Brown et les pilotes m’ont informé que nous aurons de sérieuses difficultés à ramener les deux appareils sur Terre avec un équipage aussi réduit… et lorsqu’ils m’ont dit cela Wakefield était encore parmi nous. Nous ne pouvons courir des risques supplémentaires.

Il y eut un silence interminable et lugubre, autour de la table. David Brown se leva pour déclarer :

— J’avais l’intention de vous le dire en fin de repas, mais je crois que vous avez tous besoin d’entendre de bonnes nouvelles. Nous avons reçu des instructions il y a une heure. Nous repartirons quatorze jours avant la date d’impact prévue entre Rama et la Terre, soit à I – 14, dans un peu plus d’une semaine. D’ici là nous devrons apprendre à assurer la permanence à de nouveaux postes, nous reposer en prévision du voyage et vérifier que tous les systèmes fonctionnent correctement.

Turgenyev, Yamanaka et Sabatini hurlèrent leur joie.

— S’il est prévu de filer sans remettre les pieds dans Rama, pourquoi attendre ? demanda Janos. Nous devrions être parés à appareiller dans seulement trois ou quatre jours.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, répondit le Dr Brown, nos collègues militaires sont chargés d’une mission spéciale qui accaparera tout leur temps – et une partie du nôtre – au cours des trois prochaines journées. (Il regarda Otto Heilmann.) Je vous laisse la parole.

L’amiral se leva à son tour.

— Je souhaite régler au préalable certains détails avec le général O’Toole, déclara-t-il d’une voix forte. Nous vous fournirons des explications dans la matinée.

L’Américain n’avait nul besoin de lire le message reçu par l’autre militaire vingt minutes plus tôt. Il en connaissait la teneur. Il avait été convenu avant leur départ qu’il ne comporterait que deux mots : Exécutez Trinité.

54. IL ÉTAIT UN HÉROS

Michael O’Toole ne pouvait dormir. Il s’agitait, se tournait dans sa couchette, écoutait sa musique préférée et répétait des « Je vous salue Marie » et des « Notre-Père ». Rien n’était efficace. Il devait se changer les idées, trouver un moyen d’oublier ses responsabilités et d’accorder un peu de repos à son âme.

Exécutez Trinité, se répéta-t-il afin de reporter son attention sur la véritable cause de sa tension nerveuse. Que signifiaient exactement ces mots ? Qu’ils devraient utiliser le chariot élévateur télécommandé, ouvrir les conteneurs, en sortir les bombes (grosses comme des réfrigérateurs), vérifier le fonctionnement des sous-systèmes, installer chacune d’elles dans son berceau, les transporter dans le sas de Rama puis les transférer jusqu’au monte-charge…

Et quoi d’autre ? se demanda-t-il. Restait une formalité. L’exécuter ne prendrait guère de temps mais c’était de loin le plus important. Ces bombes nucléaires étaient munies de deux petits pavés numériques. O’Toole et l’amiral Heilmann les utiliseraient pour fournir une suite de chiffres, un code sans lequel ces armes resteraient à jamais inoffensives.

Savoir s’il fallait ou non inclure de telles armes dans leur manifeste de fret avait alimenté bien des conversations dans les couloirs du Q.G. militaire du C.D.G., à Amsterdam. Le vote s’était joué à quelques voix. Newton en emporterait à son bord mais, pour apaiser certaines inquiétudes, des mesures de sécurité rigoureuses destinées à empêcher qu’elles ne puissent être utilisées à la légère avaient été prises.

Au cours de ces réunions, et afin d’éviter les hauts cris du public, on avait également classé top secret la nature du chargement que l’appareil militaire aurait dans ses soutes lorsqu’il irait à ce second rendez-vous avec Rama. Même parmi les membres de l’expédition, les civils ignoraient l’existence de cet arsenal.

Le comité chargé d’étudier à huis clos la question s’était réuni plusieurs fois en quatre lieux différents, avant le lancement. Pour protéger ces bombes contre des commandes de mise à feu électroniques intempestives, on avait opté pour un amorçage manuel. Ainsi, nul malade mental resté sur Terre, nul cosmonaute paniqué ne pourrait déclencher le processus de destruction. Le responsable actuel du C.D.G., Kazuo Norimoto, avait fait remarquer que l’exécution des ordres dépendrait alors des hommes chargés de cette mission mais s’était laissé convaincre. Cela valait mieux que de courir le risque qu’un terroriste ou un fanatique pût entrer en possession du code électronique de déclenchement.

Mais un des militaires qui savaient comment amorcer les bombes risquait de céder à la panique et il fallait trouver une parade pour qu’il ne pût à lui seul déclencher une guerre galactique. À la fin des discussions, le comité avait adopté un système très simple. L’équipage comprendrait trois soldats. Chacun d’eux disposerait d’un code personnel et la saisie manuelle de deux de ces longues suites de chiffres armerait les engins nucléaires. Les risques que ferait courir un officier récalcitrant ou effrayé par ses responsabilités étaient ainsi éliminés. Un tel raisonnement paraissait sans faille.

Mais ils n’ont pas envisagé la situation actuelle, songea O’Toole, allongé dans son lit. En cas de danger imminent, nous étions censés communiquer notre code personnel à un remplaçant. Mais qui aurait cru qu’une simple appendicectomie coûterait la vie à l’un de nous ? Valeriy a emporté son code dans l’au-delà et à présent Heilmann et moi sommes indispensables pour exécuter le projet Trinité.

Il bascula sur le ventre et enfouit son visage dans l’oreiller. Il comprenait la cause véritable de son insomnie. Si je refuse de fournir mon code, Rama ne pourra être détruit. Il se souvint d’un déjeuner pris en compagnie de Valeriy Borzov et d’Otto Heilmann à bord du vaisseau militaire, pendant leur paisible traversée vers Rama. « Nous représentons toutes les tendances, avait plaisanté le général soviétique. Et nos supérieurs ont dû en tenir compte lorsqu’ils nous ont choisis. Otto appuierait sur la détente à la moindre provocation et vous, Michael, vous auriez des scrupules à employer la violence même en cas de légitime défense. C’est moi qui suis chargé de vous départager. »

Mais vous êtes mort, et nous avons reçu l’ordre d’amorcer ces bombes. Il se leva et alla à son bureau. Comme toujours lorsqu’il devait prendre une décision difficile, il sortit un petit calepin électronique de sa poche et dressa deux listes. L’une comportait les arguments en faveur de la destruction de Rama, l’autre les raisons de s’en abstenir. Rien ne faisait pencher la balance vers la désobéissance : ce vaisseau géant n’était qu’une machine, trois de ses collègues y avaient certainement perdu la vie, et cet engin constituait un effroyable danger pour la Terre. Mais il hésitait malgré tout. Le fait d’ouvrir les hostilités était en contradiction avec ses principes.

Il regagna son lit et s’y allongea sur le dos. Mon Dieu, pria-t-il en fixant le plafond, comment puis-je savoir ce qu’il convient de faire ? Montre-moi le chemin que je dois suivre.

* * *

Moins de trente secondes après que son réveil eut sonné, Otto Heilmann entendit frapper à la porte de sa cabine. Le général O’Toole entra un instant plus tard, déjà en tenue.

— Vous êtes matinal, Michael, commenta l’amiral allemand en cherchant à tâtons son café.

— Je voulais vous parler.

O’Toole attendit avec courtoisie que l’autre homme eût trouvé le sachet de café.

— De quoi s’agit-il ?

— Je souhaite vous demander de reporter la réunion prévue pour ce matin.

— Pourquoi ? Nous aurons besoin de l’assistance des autres membres de l’équipe. Nous en avons déjà discuté hier soir. Si nous attendons pour lancer l’opération, notre départ en sera retardé d’autant.

— Je ne suis pas encore prêt.

L’amiral se renfrogna. Il but une gorgée de café et dévisagea son collègue.

— Je vois, fit-il posément. Et que vous manque-t-il pour l’être ?

— Je veux parler à un de nos supérieurs, le général Norimoto par exemple, afin qu’il m’explique pour quelles raisons nous devons détruire Rama. Vous me l’avez dit, mais je souhaite l’entendre de la bouche de celui qui a donné cet ordre.

— Un officier doit exécuter les instructions qu’il reçoit. Mettre en question leur bien-fondé risque d’être assimilé à un grave manquement à la discipline…

— J’en suis parfaitement conscient, Otto, mais nous ne sommes pas sur un champ de bataille. En outre, je ne fais pas acte de désobéissance, je souhaite seulement obtenir l’assurance…

Il ne termina pas sa phrase et son regard devint vague.

— L’assurance de quoi ? demanda Heilmann. O’Toole inspira à pleins poumons avant de répondre :

— Que nous n’allons pas commettre une erreur impardonnable.

* * *

Une téléconférence fut organisée et la réunion des membres de l’expédition reportée à plus tard. C’était le milieu de la nuit, à Amsterdam, et un certain délai fut nécessaire pour décrypter le message et le remettre au responsable militaire du C.D.G. Comme à son habitude, le général Norimoto prit son temps pour préparer sa réponse. Il voulait que les propos qu’il tiendrait à O’Toole aient reçu « l’approbation de ses collègues ».

Cet homme et l’amiral Heilmann étaient installés dans le centre de commandement du vaisseau militaire, quand ils reçurent la réponse. Norimoto, qui avait revêtu son uniforme d’apparat, les salua sans sourire, mit ses lunettes et lut le texte qu’il avait rédigé :

— Général O’Toole, nous avons soigneusement étudié toutes les questions que vous nous posez. Vos sujets d’inquiétude ont fait l’objet d’un débat, ici sur Terre, avant que nous ne prenions la décision de passer à la phase d’exécution de l’opération Trinité. Conformément aux dispositions se rapportant aux protocoles opératoires de l’A.S.I. – C.D.G., tous les militaires du projet Newton sont à titre temporaire rattachés à mon équipe. Il en découle que je suis votre commandant et que le message qui vous a été transmis équivaut à un ordre formel.

Il leur adressa une esquisse de sourire.

— Cependant, en raison de vos lourdes responsabilités et de vos préoccupations évidentes quant aux répercussions d’un tel acte, nous avons rédigé trois mises au point qui devraient vous aider à mieux comprendre cette décision :

« Un. Il est exact que nous ignorons si les intentions de Rama sont hostiles ou amicales, et il nous est impossible d’obtenir de plus amples informations sur ce sujet.

« Deux. Ce vaisseau a mis le cap sur la Terre. Nous ne pouvons savoir s’il percutera notre planète, lancera des actions belliqueuses une fois dans son voisinage ou se livrera à d’autres activités dont nous ignorons encore la nature.

« Trois. Seule l’exécution de l’opération Trinité alors que Rama est à dix jours ou plus de distance de notre monde peut garantir notre sécurité quelles que soient les intentions des intrus.

Le général fit une pause.

— C’est tout, conclut-il. Exécutez Trinité. L’écran s’éteignit.

— Vous estimez-vous satisfait ? demanda Heilmann.

— Plus ou moins, soupira O’Toole. Il ne nous a rien dit de nouveau, mais c’était prévisible.

L’amiral regarda sa montre.

— Nous avons perdu une journée complète. Puis-je annoncer aux membres de l’équipe que la réunion se tiendra à la fin du dîner ?

— Je regrette, mais tout ceci m’a épuisé et je n’ai pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Je préférerais attendre demain.

— Entendu, accepta l’autre homme qui se leva et le prit par les épaules. Nous nous adresserons aux autres après le petit déjeuner.

* * *

Le matin suivant le général O’Toole ne fit pas acte de présence. Il contacta Heilmann pour lui demander de se charger sans lui de cette réunion. Il prétexta de « violents maux d’estomac ». Il savait que l’amiral ne se laisserait pas abuser mais jugeait cela secondaire.

Il suivit la discussion sur le moniteur de sa cabine, sans intervenir. Les civils ne parurent pas surpris outre mesure d’apprendre qu’ils avaient à bord un arsenal nucléaire et Heilmann leur fournit des détails sur ce qui devait être fait. Il réquisitionna Yamanaka et Tabori, comme décidé avec O’Toole, et leur expliqua de quelle manière ils devraient installer les bombes dans Rama en soixante-douze heures, ce qui leur laisserait ensuite trois jours pour se préparer au départ.

— Quand exploseront-elles ? voulut savoir Janos Tabori à la fin de l’exposé.

— Elles seront réglées pour sauter soixante heures après notre appareillage. Selon tous les calculs nous quitterons la zone de déflagration en douze heures, mais pour augmenter la marge de sécurité nous avons multiplié ce délai par cinq. Et si nous sommes retardés pour une raison quelconque, il nous sera possible de retarder l’explosion par commande électronique.

— Voilà qui me rassure.

— D’autres questions ?

— Une seule, répondit Janos. Dès l’instant où nous devons retourner dans Rama pour installer ces machins, ne pourrions-nous pas en profiter pour chercher nos compagnons ? Ils ont pu s’égarer…

— Notre temps est compté, l’interrompit l’amiral. La mise en place des charges ne nous prendra que quelques heures. Le seul problème, c’est qu’en raison du retard pris pour débuter l’opération nous devrons faire ce travail en pleine nuit raméenne.

Formidable, se dit O’Toole en entendant cela dans sa cabine. Voilà une autre complication qui va m’être imputée. Mais il n’avait aucun reproche à adresser à son collègue. Il a été très aimable de passer cette histoire de code sous silence. Il doit se dire que je ne lui ferai pas faux bond… et à juste titre, sans doute.

* * *

Quand O’Toole s’éveilla d’un petit somme, l’heure du déjeuner était passée et il avait grand faim. Seule Francesca Sabatini était présente dans le réfectoire. Elle terminait son café et étudiait des informations techniques sur le moniteur de son ordinateur.

— Vous sentez-vous mieux, Michael ? lui demanda-t-elle dès qu’elle le vit.

Il hocha la tête.

— Que lisez-vous ?

— Le manuel de contrôle des logiciels. David s’inquiète qu’en l’absence de Wakefield nous ne puissions pas les tester. J’apprends à interpréter les résultats de leurs autodiagnostics.

— Whew. C’est plutôt ardu, pour une journaliste.

— C’est plus simple qu’il n’y paraît, répondit-elle en riant. Il suffit d’avoir un esprit logique. Il est possible que je me reconvertisse dans le technique, à mon retour sur Terre.

O’Toole se prépara un sandwich, prit une boîte de lait et alla s’asseoir près de Francesca. Elle posa la main sur son avant-bras.

— À propos de reconversions, Michael, avez-vous décidé ce que vous ferez ?

— De quoi voulez-vous parler ?

— Me voici confrontée à un dilemme classique pour les membres de ma profession, mon cher ami. Je suis tiraillée entre mes devoirs de journaliste et mes sentiments.

Il cessa de mâchonner son sandwich.

— Heilmann vous en a parlé ? Elle le confirma d’un signe de tête.

— Je ne suis pas stupide, Michael, et je l’aurais découvert tôt ou tard. En outre, c’est un scoop. Peut-être le plus grand de la mission. Pouvez-vous imaginer le titre du journal de vingt heures : « Le général américain refuse d’exécuter l’ordre de détruire Rama » ?

Il fut aussitôt sur la défensive.

— Je n’ai pas refusé. Selon la procédure prévue, je ne devrai fournir mon code que lorsque les bombes auront été sorties des conteneurs…

— … et seront prêtes à être installées dans leurs berceaux, termina-t-elle à sa place. Autrement dit dans environ dix-huit heures. Demain matin, si tout se passe bien. Je compte être présente pour filmer cet événement historique. (Elle se leva.) Et, Michael, au cas où vous vous poseriez la question, je n’ai pas mentionné cet appel à Norimoto dans mes comptes rendus. Il est possible que je fasse allusion à cet entretien dans mes Mémoires, mais je ne les publierai pas avant au moins cinq ans.

Elle se tourna pour le regarder droit dans les yeux.

— Si vous ne faites pas le bon choix, mon ami, vous passerez du jour au lendemain du statut de héros international à celui de pauvre type. J’espère que vous pèserez mûrement votre décision.

55. LA VOIX DE SAINT MICHEL

Le général O’Toole passa l’après-midi dans sa cabine et ce fut par le circuit vidéo interne qu’il regarda Tabori et Yamanaka préparer les armes nucléaires. Son indisposition l’exemptait de cette corvée. Les deux hommes procédèrent aux vérifications avec une décontraction telle que nul n’aurait pu croire que ces engins devaient détruire la plus impressionnante des réalisations techniques jamais vues par des hommes.

O’Toole appela sa femme peu avant le dîner. Ils se rapprochaient rapidement de la Terre et le délai de transmission et de réception se réduisait désormais à trois minutes, ce qui rendait possibles des semblants de conversations bilatérales. Son entretien avec Kathleen fut cordial et posé. Il envisagea un bref instant d’informer son épouse du dilemme auquel il était confronté mais se ravisa en pensant que le vidéophone ne constituait pas un moyen de communication des plus sûrs. Ils se déclarèrent tous deux impatients d’être réunis dans un futur très proche.

Le général prit son repas avec l’équipage. Janos était turbulent et distrayait ses collègues en leur relatant son après-midi passé en compagnie des « obus », ainsi qu’il les appelait.

— À un stade, dit-il à Francesca qui riait sans interruption depuis le début, quand ils ont tous été en rang d’oignons, comme des dominos, j’ai fichu une sacrée frousse à Yamanaka. J’ai poussé le premier et ils ont basculé de tous les côtés. Patatras ! Hiro a cru qu’ils allaient exploser.

— Il ne vous est pas venu à l’esprit que certains composants risquaient d’être endommagés ? demanda David Brown.

— Non. Il est précisé dans le manuel remis par Otto que ces bombes sont à toute épreuve et qu’elles pourraient tomber du sommet de la Trump Tower sans se casser. De plus, elles n’ont pas encore été amorcées. N’est-ce pas, Herr amiral ?

Heilmann l’approuva d’un signe de tête et il se lança dans une autre anecdote. Le général O’Toole s’esquiva dans un des refuges de son esprit, confronté au rapport existant entre ce qui était stocké dans la soute de l’appareil militaire et un nuage fongiforme autrefois vu dans le Pacifique…

Ce fut Francesca qui le ramena au présent.

— Vous recevez un appel urgent sur votre ligne privée, Michael, lui dit-elle. Le président Bothwell s’adressera à vous dans cinq minutes.

Les conversations s’interrompirent tout autour de la table.

— Mazette ! s’exclama Janos en souriant. Vous avez de sacrées relations. Ce n’est pas à moi que Bothwell le Cogneur passerait un coup de fil.

Le général O’Toole les pria de l’excuser et regagna sa cabine. Il doit savoir, se dit-il en attendant avec impatience que la liaison fût établie. Mais c’est normal. N’est-il pas le président des États-Unis d’Amérique ?

O’Toole était depuis toujours un grand amateur de baseball, avec une nette préférence pour les Red Sox de Boston. En 2141 les faillites du Grand Chaos avaient sonné le glas de ce sport, mais les championnats avaient repris seulement quatre ans plus tard. En 2148, à l’âge de six ans, il avait accompagné son père au Fenway Dome où les Red Sox affrontaient les Havana Hurricanes. Et cette rencontre avait été à l’origine d’une passion qui n’avait fait depuis que se renforcer.

Sherman Bothwell, un premier base gaucher qui avait joué dans l’équipe des Red Sox de 2172 à 2187, était devenu très célèbre. Sa simplicité et le goût démodé du travail bien fait de ce natif du Missouri étaient aussi exceptionnels que ses cinq cent vingt-sept tours des bases complets réussis pendant ses seize années passées dans ce grand club. Sa carrière avait connu une fin brutale quand sa femme était morte dans un accident nautique. L’abnégation dont il avait ensuite fait preuve pour élever ses enfants avait suscité une admiration unanime.

Trois ans plus tard, quand il avait épousé Linda Black, la fille préférée du gouverneur du Texas, nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il envisageait de faire une carrière politique. Son ascension avait été rapide. Premier adjoint du gouverneur, puis gouverneur et candidat aux élections présidentielles, il avait été porté à la Maison-Blanche par un raz de marée de suffrages en 2196 et les spécialistes prévoyaient qu’il battrait à plate couture le candidat des conservateurs chrétiens lors des prochaines élections de 2200.

— Allô, général O’Toole, dit en souriant l’homme en costume bleu qui apparut sur l’écran. Je suis Sherman Bothwell, votre président.

Il n’utilisait pas de notes et se penchait en avant dans son fauteuil, coudes posés sur ses cuisses et mains jointes devant lui. Il s’adressait à O’Toole comme s’ils étaient assis dans le même salon.

— Depuis votre départ, j’ai suivi le déroulement de la mission Newton avec un vif intérêt – comme d’ailleurs tous les membres de ma famille, dont Linda et nos quatre enfants – mais mon attention a été encore plus grande ces dernières semaines, alors que des tragédies endeuillaient votre équipe. Seigneur, qui aurait pu supposer qu’une chose telle que Rama pouvait exister ? C’est vraiment stupéfiant…

« Mais j’ai appris par nos représentants auprès du C.D.G. qu’on vous a donné l’ordre de détruire ce vaisseau. Je sais qu’une telle décision n’a pas été prise à la légère et que de lourdes responsabilités pèsent désormais sur vos épaules, mais je suis convaincu que cette option est la meilleure.

« Oui, cela ne fait aucun doute. Courtney – ma fille de huit ans – est réveillée en sursaut chaque nuit par d’épouvantables cauchemars. Nous avons assisté en direct aux essais que vous avez effectués pour capturer ce biote, celui qui ressemblait à un crabe, et – Seigneur ! – ce que nous avons vu était vraiment horrible. Maintenant que Courtney sait – on l’a annoncé sur toutes les chaînes de télévision – que Rama se dirige droit sur nous, elle vit dans l’angoisse. Elle croit que notre pays sera envahi par de tels monstres et qu’elle et ses amies seront débitées en morceaux comme ce journaliste, ce Wilson.

« Si je vous fais ces confidences, général, c’est parce que je sais que vous avez à prendre une décision importante. Et j’ai eu vent de certaines rumeurs selon lesquelles vous hésiteriez à détruire ce vaisseau et toutes les merveilles qu’il contient. Mais, général, j’ai parlé de vous à Courtney. Je lui ai affirmé que vous et vos hommes élimineriez cette menace bien avant qu’elle n’arrive dans les parages de la Terre.

« C’est pour cela que je vous ai appelé. Pour vous dire que je compte sur vous. Et Courtney aussi.

* * *

Avant de découvrir la teneur de ce message, le général O’Toole avait eu l’intention d’exposer son dilemme au chef du peuple américain, voire même de l’interroger sur la nature d’une espèce qui n’hésitait pas à tout détruire sans sommation pour se protéger d’une menace dont l’existence restait à démontrer. Mais après le bref discours de cet ex-premier base il ne trouvait rien à dire. Comment aurait-il pu refuser de céder à une telle supplique ? Toutes les Courtney Bothwell de la planète n’avaient-elles pas placé leur destin entre ses mains ?

Après un somme de cinq heures, O’Toole s’éveilla en étant conscient que le moment était venu de prendre la décision la plus importante de toute son existence. Ce qu’il avait fait jusqu’alors, sa carrière, ses études religieuses, même ses activités familiales, l’y avait préparé.

Dieu lui avait confié ce fardeau. Mais qu’attendait-Il de lui ? Son front brillait de sueur, lorsqu’il s’agenouilla devant l’image de Jésus crucifié placée derrière son bureau.

Mon Dieu, commença-t-il en joignant les mains avec dévotion, mon heure approche et je ne sais pas encore quelle est Ta volonté. Il me serait facile d’exécuter les ordres et d’agir ainsi qu’ils le désirent tous. Mais est-ce également Ton désir ? Comment pourrais-je le savoir ?

Il ferma les yeux et pria avec plus de ferveur qu’il ne l’avait jamais fait. Et il se rappela une autre époque, bien des années plus tôt, alors qu’il n’était que major et appartenait à la force pacificatrice stationnée au Guatemala. Ils s’étaient réveillés un matin pour découvrir que les guérilleros d’extrême droite qui voulaient renverser le gouvernement démocratiquement élu de ce pays cernaient leur petite base aérienne perdue dans la jungle. Les rebelles exigeaient qu’ils leur livrent leurs avions, en échange de quoi ils s’engageaient à ne pas toucher à un seul de leurs cheveux.

Le major O’Toole s’était accordé un quart d’heure de réflexion et de prière avant d’opter pour un affrontement. Lors de ce combat tous leurs appareils avaient été détruits et près de la moitié de ses hommes étaient morts, mais cette résistance symbolique face au terrorisme avait insufflé du courage au gouvernement guatémaltèque et à bien d’autres, à une époque où les pays pauvres essayaient avec peine de surmonter les ravages causés par deux décennies de dépression. Cet exploit lui avait valu de recevoir l’ordre du Mérite, la plus haute distinction décernée par le C.D.G.

À bord de Newton, bien des années plus tard, la décision était plus difficile à prendre. Au Guatemala, le jeune major n’avait pas eu à s’interroger sur la moralité de ses actes. Détruire Rama était bien différent. À ses yeux, les Raméens n’avaient entrepris aucune action belliqueuse. En outre, il savait que cette mesure était principalement due à deux facteurs : la peur de ce que Rama ferait peut-être et les pressions exercées par une opinion publique xénophobe. L’Histoire démontrait que les considérations d’ordre moral n’entraient pas en ligne de compte, dans de telles circonstances. S’il avait pu d’une manière ou d’une autre découvrir les véritables intentions des Raméens, alors…

Sous le tableau de Jésus en croix il voyait la statuette d’un jeune homme aux cheveux bouclés et aux grands yeux. Cette figurine de saint Michel de Sienne l’avait accompagné dans tous ses voyages depuis qu’il avait épousé Kathleen. Elle lui donna une idée. Il ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un organigraphe électronique. Il pressa la touche de mise sous tension, lut le menu et accéda à un index thématique des sermons de saint Michel.

Les références abondaient, sous le mot Rama. Celle qu’il cherchait était écrite en caractères gras. Il s’intéressait au célèbre « sermon raméen » que le saint avait adressé à un groupe de cinq mille néophytes trois semaines avant l’holocauste de Rome. O’Toole en entama la lecture.

— Le sujet de mon discours d’aujourd’hui sera une question posée par sœur Judy lors de notre conseil : en vertu de quoi ai-je déclaré que la venue du vaisseau extraterrestre appelé Rama par les hommes pourrait constituer la première proclamation du second avènement du Christ ? Sachez que je n’ai eu aucune révélation spécifique mais que Dieu m’a laissé entendre que les hérauts chargés d’annoncer le retour de Notre-Seigneur seraient extraordinaires, afin que la population de la Terre puisse les remarquer. De nos jours, plus personne ne prêterait attention à quelques anges qui joueraient de la trompette au firmament. Non, les envoyés de Dieu devront être très spectaculaires pour que l’humanité s’y intéresse.

« Il existe un précédent, dans les prophéties de l’Ancien Testament qui annonçaient la venue du Messie. On y parle de signes dans les cieux. Le chariot d’Elie a été le Rama de son époque. Sur un plan purement technologique, il dépassait autant la compréhension de ceux qui l’ont vu que Rama le fait de nos jours. Nous trouvons en cela une continuité, une constante qui n’est pas en contradiction avec l’ordre divin.

« Mais ce qui est à mes yeux le plus encourageant dans la venue du premier Rama voici huit ans – et je dis « premier » car je suis certain qu’il en arrivera d’autres –, c’est qu’elle a contraint l’humanité à se considérer sous une perspective extraterrestre. L’homme a trop tendance à restreindre sa conception de Dieu et, par implication, de sa spiritualité. Nous appartenons à l’univers. Nous sommes ses enfants. C’est un pur hasard si nos atomes ont atteint un niveau de conscience ici, sur cette planète.

« Rama nous oblige à voir dans l’humanité, et dans Dieu, des éléments d’un tout. Qu’il nous ait envoyé un tel messager à présent est un tribut à Son intelligence. Car, comme je l’ai dit maintes fois, il serait grand temps que nous passions au stade suivant, que nous admettions enfin que notre espèce considérée en tant que tout ne constitue qu’un organisme unique. Rama vient nous rappeler que nous devons changer nos méthodes et entreprendre cette évolution finale.

Le général O’Toole posa l’organigraphe et s’essuya les yeux. Il avait relu ce sermon avant sa rencontre avec le pape, à Rome, mais sans lui trouver une signification aussi profonde qu’à présent. Qu’es-tu, Rama, se demanda-t-il, une menace pour Courtney Bothwell ou un messager chargé d’annoncer la seconde venue du Christ ?

* * *

Le général O’Toole hésitait toujours. Il ne savait pas encore quelle serait sa décision. Qu’il eût reçu un ordre officiel de ses supérieurs pesait lourdement dans la balance. Il avait non seulement fait vœu d’obéissance mais également juré de protéger toutes les Courtney Bothwell de la planète. Pour justifier un parjure, il lui fallait établir que les instructions reçues étaient inacceptables.

Tant qu’il considérait Rama comme une machine, envisager sa destruction ne lui posait pas un véritable cas de conscience. Nul Raméen ne serait tué, après tout. Mais qu’avait dit Wakefield, déjà ? Que ce vaisseau semblait être par lui-même plus intelligent que toute créature d’origine organique vivant sur Terre, les êtres humains inclus. Et une intelligence mécanique ne devait-elle pas occuper une place particulière au sein de l’éventail des créations divines, peut-être supérieure à celle d’autres formes de vie ?

Finalement, le général O’Toole succomba à la fatigue. Il ne lui restait plus assez d’énergie pour résister à l’assaut incessant d’une multitude de questions sans réponse. Il décida à contrecœur d’interrompre son débat intérieur et d’exécuter les ordres reçus.

Il lui fallait pour cela se rappeler son code, une suite de cinquante chiffres de zéro à neuf connue de lui seul. Avant leur départ de la Terre, il avait personnellement fourni cette clé aux microprocesseurs des armes nucléaires. Sa longueur avait pour but de réduire les risques qu’elle fût trouvée par des logiciels de déchiffrage. Chaque officier qui participait à l’expédition devait établir un code satisfaisant à deux critères : être facilement mémorisable mais pas pour autant aisé à déduire, comme par exemple une succession de numéros de téléphone qu’un tiers n’aurait guère eu de difficultés à dénicher dans les fichiers personnels.

Pour des raisons sentimentales, il avait malgré tout inséré dans cette clé sa date de naissance, le 29.3.42, et celle de sa femme, le 7.2.46. Conscient que tout spécialiste du décryptage les chercherait en premier lieu, il avait décidé de les disperser parmi les autres chiffres. Mais, et ces derniers ? Il en restait quarante et un à trouver, un nombre qui le fascinait depuis une soirée organisée par les étudiants de première année du M.I.T. Un de ses camarades, un théoricien brillant au nom depuis longtemps oublié, lui avait déclaré, dans le cadre d’une discussion d’ivrognes, que 41 était « très spécial, le premier entier de la plus longue série de premiers quadratiques ».

S’il n’avait jamais pleinement appréhendé la signification de l’expression « premiers quadratiques », il savait que la chaîne, 41, 43, 47, 53, 61, 71, 83, 97 – constituée de nombres trouvés en ajoutant au dernier la différence d’avec le précédent augmentée de 2 – fournissait quarante nombres premiers consécutifs. La série ne s’achevait que lorsque le quarante et unième nombre de la série n’était plus un premier, soit 41 × 41 = 1681. O’Toole n’en avait parlé qu’une seule fois, à Kathleen, à l’occasion de son quarante et unième anniversaire, et le peu d’intérêt suscité par cette révélation l’avait dissuadé d’aborder à nouveau ce sujet avec quiconque.

Mais c’était parfait pour un code secret, surtout s’il prenait soin d’embrouiller les pistes. Pour l’établir, il prépara tout d’abord une suite de quarante et une unités composées de la somme des deux premiers chiffres du terme correspondant dans la série des premiers quadratiques débutant par 41. Ainsi commençait-il par un « 5 » (la somme des composants de 41), suivi d’un « 7 » pour 43, « 1 » pour 47 (4 + 7 = 11, qu’il suffisait de tronquer), « 8 » pour 53, etc. Il y inséra ensuite les deux dates de naissance en déterminant grâce à l’inverse de la séquence de Fibonacci (34, 21, 13, 8, 5, 3, 2, 1, 1) l’emplacement occupé par ces neufs nouveaux éléments dans la série de quarante et un chiffres déjà établie.

Garder le résultat à l’esprit n’était pas aisé, mais il refusait de le coucher par écrit. N’importe qui aurait pu le lui subtiliser et l’utiliser avec ou sans sa permission, ce qui lui eût fait perdre toute possibilité de revenir éventuellement sur sa décision. Il grava donc la série dans sa mémoire puis effaça ses calculs et se rendit dans le réfectoire pour prendre son petit déjeuner en compagnie des autres cosmonautes.

* * *

— Je vous remets une copie de mon code, Francesca, et à vous aussi, Irina. La dernière est pour Hiro Yamanaka. Désolé, Janos, ajouta Heilmann en arborant un large sourire, mais il ne reste plus d’obus pour vous. Le général O’Toole vous laissera peut-être fournir son code à une des bombes.

— Ne vous tracassez pas pour moi, Herr amiral, répondit Tabori en grimaçant. Il existe des privilèges dont je peux me passer.

Heilmann avait soigné la séance de présentation de l’amorçage des armes nucléaires et fait imprimer plusieurs exemplaires de son code. Il tirait visiblement du plaisir à expliquer à ses collègues de quelle manière il l’avait mis au point. À présent, il les invitait avec sollicitude à apporter leur contribution à l’œuvre de destruction.

Francesca était aux anges. Ce reportage s’annonçait excellent. O’Toole pensa que c’était elle qui avait dû suggérer à Heilmann d’organiser une pareille mise en scène, mais il ne tarda guère à reporter son attention sur d’autres sujets. Son calme le sidérait. Après s’être livré à une introspection frénétique et pénible, il accomplirait son devoir sans la moindre hésitation.

Ce fut avec nervosité que l’amiral Heilmann tapa son code sur le pavé numérique de la première bombe (il reconnut qu’il se sentait un peu tendu), et il oublia où il en était. Les concepteurs avaient prévu une telle éventualité et installé deux voyants, un vert et un rouge, dans la partie supérieure des claviers. Sitôt que dix chiffres étaient saisis, l’un d’eux s’allumait pour indiquer si cet élément du code était ou non correct. Les responsables de la sécurité avaient exprimé leurs inquiétudes de voir cette modification compromettre la fiabilité du système (il était plus rapide de trouver une combinaison de dix chiffres que de cinquante), mais les tests effectués avant le lancement avaient démontré l’utilité de tels témoins.

À la fin de la deuxième série de dix chiffres la lumière rouge clignota.

— J’ai dû me tromper quelque part, marmonna Heilmann avec embarras.

— Plus fort, réclama Francesca.

Elle filmait la scène et veillait à garder en permanence toutes les bombes et leurs berceaux dans le champ de sa caméra.

— J’ai fait une erreur, répéta l’amiral. Vos commentaires m’ont distrait. Mais je devrai attendre trente secondes avant de pouvoir recommencer.

Quand Heilmann eut terminé, le Dr Brown se mit à l’ouvrage sur la deuxième bombe. Il semblait presque s’ennuyer. En tout cas, cet « honneur » ne lui inspirait aucun enthousiasme. Ensuite, ce fut au tour d’Irina Turgenyev qui fit un commentaire concis mais plein de conviction sur la nécessité de détruire Rama.

Ni Hiro Yamanaka ni Francesca ne dirent un mot, mais l’Italienne les impressionna tous en fournissant les trente premiers chiffres de mémoire bien qu’elle n’eût découvert le code d’Heilmann qu’une heure plus tôt. C’était un exploit.

Vint le tour du général O’Toole, qui s’avança avec un sourire plein d’assurance. Ses compagnons l’applaudirent, pour exprimer le respect qu’il leur inspirait et reconnaître l’âpreté du combat intérieur qu’il avait dû mener. Il réclama le silence et expliqua qu’il avait mémorisé les cinquante chiffres. Il saisit la première dizaine puis fit une pause d’une seconde lorsque le voyant vert s’alluma. À cet instant, il revit dans son esprit une des fresques du premier étage de la chapelle Saint-Michel, à Rome. Un jeune homme en robe bleue levait les yeux vers le ciel, dressé sur les marches du monument à Victor-Emmanuel pour prêcher aux multitudes rassemblées autour de lui. Et le général entendit une voix puissante lui ordonner :

— Non.

Il se tourna brusquement.

— Vous avez dit quelque chose ? demanda-t-il aux autres cosmonautes.

Tous secouèrent la tête. Déconcerté, O’Toole reporta son attention sur la bombe. Il essaya de se rappeler la deuxième dizaine de chiffres, mais son esprit était vide. Son cœur s’emballait. Il se demandait : Quelle était cette voix ? et sa décision d’accomplir son devoir s’était évaporée.

Il prit une inspiration profonde et fit demi-tour pour traverser la vaste soute. Il passait devant ses collègues qui restaient interdits quand Heilmann lui hurla :

— Mais que faites-vous, bon sang ?

— Je retourne dans ma cabine, répondit-il sans ralentir le pas.

— Vous n’allez pas amorcer ces bombes ? voulut alors savoir le Dr Brown.

— Pas pour l’instant, en tout cas.

56. UNE PRIÈRE EXAUCÉE

Le général O’Toole demeura dans sa cabine tout le reste du jour. Heilmann passa le voir une heure après l’incident et lui posa la question qui lui tenait à cœur après un rapide échange de propos sans importance.

— Comptez-vous reprendre le processus d’amorçage des bombes ?

O’Toole secoua la tête.

— J’en avais la ferme intention, mais… En dire plus eût été inutile. L’amiral se leva.

— J’ai ordonné à Yamanaka d’installer les deux premières charges dans le tunnel d’entrée de Rama. Elles seront en place avant le dîner, si vous changez d’avis d’ici là. Nous laisserons pour l’instant les trois autres dans la soute.

Il fixa son collègue un long moment, puis ajouta :

— J’espère que vous vous ressaisirez rapidement, Michael. Nous avons déjà de sérieux problèmes avec le Q.G.

Quand Francesca arriva avec sa caméra deux heures plus tard, les mots qu’elle employa pour s’adresser à lui indiquaient clairement que tous le croyaient sur le point de craquer. Elle lui affirma qu’il n’avait rien à craindre. Il n’aurait pas à faire de déclaration officielle. Les autres ne l’auraient pas accepté, pour ne pas ternir leur propre image par association. Non, il était évident qu’il souffrait d’un problème nerveux.

— Je leur ai conseillé de ne pas venir vous déranger, ajouta-t-elle sur un ton compatissant.

Elle parcourut la cabine du regard afin de repérer les meilleurs cadrages pour son interview puis précisa :

— Le vidéophone n’arrête pas de sonner, depuis que j’ai envoyé l’enregistrement pris ce matin.

Elle alla jusqu’au bureau pour répertorier ce qui s’y trouvait et prit la statuette.

— N’est-ce pas saint Michel de Sienne ? O’Toole réussit à sourire.

— Tout juste, et je présume que vous avez également reconnu le personnage crucifié.

— C’est parfait, absolument parfait… Écoutez, Michael, vous savez déjà ce que j’attends de vous. Je souhaite vous dépeindre sous un jour favorable. Je ne prendrai pas de gants, mais j’aimerais que ceux qui réclament votre tête entendent votre version des faits…

— Ils veulent déjà ma peau ?

— Naturellement, et ça va empirer. Plus vous tarderez à amorcer les bombes, plus on vous haïra.

— Pourquoi ? protesta O’Toole. Je n’ai commis aucun crime. Je n’ai fait que reporter à plus tard le déploiement d’un dispositif de destruction dont la puissance dépasse…

— C’est secondaire, l’interrompit-elle. Pour l’opinion publique, vous n’avez pas fait votre boulot : autrement dit protéger la population de la Terre. Tous sont terrorisés, là-bas. Ils ne comprennent pas ce qui se passe. On leur a affirmé que Rama serait détruit et voilà que vous rechignez à les délivrer de leurs cauchemars.

— Cauchemars… c’est le terme qu’a employé Bothwell.

— Que vous a-t-il dit ?

— Oh, rien ! Quoi d’autre ?

— Je veux vous présenter sous votre meilleur jour. Allez vous donner un coup de peigne et enfiler un uniforme plus, présentable que cette combinaison défraîchie. Avec un peu de fond de teint vous aurez une mine moins déconfite.

Elle retourna vers le bureau.

— Et nous ajouterons quelques photos de votre famille à ces représentations de Jésus et de saint Michel. Réfléchissez bien à ce que vous me direz. Il va de soi que je vous demanderai pourquoi vous n’avez pas amorcé les bombes, ce matin. Elle s’avança pour le prendre par l’épaule.

— Je laisserai entendre dans mon introduction que vous avez été soumis à un stress important. Vous êtes seul juge, mais reconnaître que vous n’êtes pas dans votre état normal pourrait servir vos intérêts, surtout aux États-Unis.

Le général O’Toole était au supplice, alors que la journaliste achevait ses préparatifs.

— Est-ce vraiment indispensable ? demanda-t-il, de plus en plus mal à l’aise.

— Seulement si vous ne voulez pas que toute l’humanité vous considère comme un traître, répondit-elle sèchement.

* * *

Janos passa le voir peu avant le dîner.

— Votre interview a été excellente, mentit-il. Au moins avez-vous soulevé des problèmes d’éthique sur lesquels chacun de nous devrait se pencher.

— J’ai été stupide de débiter ce fatras philosophique. J’aurais dû suivre les conseils de Francesca et mettre mes hésitations sur le compte de la fatigue.

— Ce qui est fait est fait, Michael. Je ne suis pas venu passer en revue les événements de la journée, car je suis certain que vous n’avez pas besoin de moi pour cela. Non, je désirais seulement vous demander si je pourrais vous être utile.

— Je ne crois pas, Janos. Mais merci quand même. Leur conversation s’enlisait. Tabori se leva et se dirigea vers la porte.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda-t-il.

— J’aimerais bien le savoir, lui avoua O’Toole.

* * *

Le bloc constitué par les vaisseaux Rama et Newton se ruait vers la Terre. Chaque jour, la menace devenait plus angoissante. L’énorme cylindre suivait toujours une trajectoire hyperbolique qui s’achèverait par une collision dévastatrice si nulle correction n’y était apportée. Le point d’impact prévu se situait dans l’État du Tamil Nadu, au sud de l’Inde, non loin de la ville de Madurai. Chaque soir, des physiciens étaient invités sur des plateaux de télévision pour tenter d’expliquer au public à quoi il fallait s’attendre, et les termes « ondes de choc » et « rejets » avaient été bannis de toutes les soirées mondaines.

Les médias prenaient Michael O’Toole à partie. Francesca avait vu juste. Le général américain était devenu la cible de la fureur de tout un monde. On suggéra même de le faire passer en cour martiale et de l’exécuter à bord de Newton pour crime contre l’humanité. Ses accomplissements et son dévouement altruiste étaient relégués dans l’oubli. Son épouse dut quitter leur appartement de Boston pour se réfugier chez une amie qui vivait dans le Maine.

L’indécision le torturait. Il savait quel mal causait à sa famille et à sa carrière son refus d’exécuter cet ordre, mais chaque fois qu’il se croyait prêt à amorcer les bombes un « non » catégorique résonnait dans ses oreilles.

Les propos tenus à Francesca lors de sa dernière interview manquèrent de cohérence. Cela se passait la veille de l’appareillage du vaisseau scientifique. La journaliste ne le ménagea pas. Quand elle lui demanda pourquoi Rama n’avait pas encore entamé une manœuvre pour modifier sa trajectoire, s’il voulait se satelliser autour de la Terre, O’Toole releva la tête et lui rappela qu’un aérofreinage – la technique qui consistait à dissiper l’énergie dans les airs sous forme de chaleur – constituait le moyen le plus efficace pour se placer en orbite autour d’un corps planétaire doté d’une atmosphère. Mais lorsqu’elle lui offrit une opportunité de développer ses explications et de préciser comment Rama pourrait modifier ses superstructures pour se doter de surfaces portantes, il ne répondit rien. Il se contenta de la fixer, l’air absent.

O’Toole alla se joindre au reste de l’équipe pour un dîner d’adieux avant que Brown, Sabatini, Tabori et Turgenyev ne repartent pour la Terre. Sa présence gâcha les festivités. Irina fut la plus désagréable. Elle lui adressa des reproches haineux et refusa de s’asseoir à sa table. David Brown ne lui prêta pas attention et ne parla en se perdant dans les détails que du laboratoire qu’on construisait au Texas pour étudier le crabe biote capturé. Seuls Francesca et Janos se montrèrent amicaux avec le général qui retourna dans sa cabine dès la fin du dîner, sans saluer personne.

Le lendemain matin, moins d’une heure après le départ du vaisseau scientifique, il appela l’amiral Heilmann pour solliciter une entrevue.

— Vous avez enfin changé d’avis ? demanda l’Allemand quand O’Toole entra dans son bureau. Parfait. Il n’est pas trop tard. Nous sommes seulement à I-12 jours. Si nous ne perdons plus de temps, nous pourrons faire sauter les bombes à I – 9.

— Je suis sur le point de prendre une décision, Otto, mais je ne l’ai pas encore fait. J’ai longuement réfléchi à la situation et deux choses pourraient m’aider : m’entretenir avec le pape et descendre dans Rama.

Heilmann fut visiblement dépité par sa réponse.

— Merde, voilà que ça recommence. Nous…

— Vous ne comprenez pas, Otto, lui dit l’Américain en le fixant droit dans les yeux. C’est pour vous une excellente nouvelle. Sauf s’il se produit un imprévu pendant ma conversation avec le souverain pontife ou ma visite du vaisseau extraterrestre, j’amorcerai ces engins dès mon retour.

— Est-ce bien vrai ?

— Vous avez ma parole.

* * *

Le général O’Toole exprima tout ce qui le tourmentait dans le long monologue qu’il adressa au pape. Il savait que des tiers l’écoutaient mais n’en faisait pas cas. Une seule chose importait pour lui : pouvoir exécuter ses ordres en ayant bonne conscience.

Puis il attendit la réponse, avec impatience. Quand l’image de Jean-Paul V apparut finalement sur l’écran, ce dernier était assis dans la salle du Vatican où avait eu lieu leur rencontre. Cette fois, il dissimulait dans sa main droite un ordinateur de poche auquel il jetait parfois des coups d’œil.

— J’ai prié pour vous, mon fils, dit-il. Surtout cette dernière semaine, depuis que vous êtes confronté à ce cas de conscience. Je n’ai aucun conseil à vous donner. Je m’interroge autant que vous. Nous pouvons seulement espérer que Dieu, dans Sa sagesse, répondra sans ambiguïté à vos prières.

« Mais vous avez abordé des questions d’ordre spirituel et je puis faire quelques commentaires en espérant qu’ils vous seront utiles. Je ne saurais dire si la voix que vous entendez est ou non celle de saint Michel, ou si vous avez eu ce que l’on appelle une révélation, mais je sais que des hommes font des expériences que l’on qualifie de mystiques parce qu’il n’existe pas de terme plus approprié pour les définir. C’est un fait avéré que ne peuvent expliquer ni le rationalisme ni la science. Avant de devenir l’apôtre Paul, Saul de Tarse a été aveuglé par une lumière céleste qui l’a poussé à se convertir au christianisme. Cette voix est peut-être celle de saint Michel, vous seul pouvez en décider.

« Comme nous en avons discuté voici trois mois, Dieu a certainement créé les Raméens. Mais il a aussi créé les virus et les bactéries qui infligent aux hommes la mort et la souffrance. Pour pouvoir Lui rendre grâces, à titre individuel ou collectif, notre espèce doit survivre. Il ne pourrait exiger de nous que nous nous laissions anéantir sans réagir.

« Le rôle de Rama en tant qu’annonciateur possible de la seconde venue du Christ pose un problème plus délicat. On trouve au sein même de l’Église des prêtres qui partagent sans réserve le point de vue de saint Michel, mais ils ne sont qu’une minorité. Pour la plupart d’entre nous, les deux Rama sont spirituellement trop stériles pour avoir un statut d’envoyés de Dieu. Ce sont des réalisations merveilleuses sur le plan technologique, certes, mais on ne peut y trouver la chaleur humaine, la compassion et les autres qualités rédemptrices associées au Christ. Il est en conséquence peu vraisemblable que leur passage ait une quelconque signification religieuse.

« Prendre cette pénible décision vous revient. Continuer de prier s’impose, mais les indices de la volonté divine que vous cherchez sont peut-être moins spectaculaires que vous ne le pensez. Dieu ne S’adresse pas à tous de la même façon, pas plus que Ses messages n’ont toujours la même force. N’oubliez pas une dernière chose. Lorsque vous visiterez Rama en quête d’un signe, les prières d’une multitude d’hommes vous accompagneront. Je sais que Dieu vous fournira une réponse, mais vous seul pourrez la reconnaître en tant que telle et l’interpréter.

Le pape le bénit et récita un « Notre-Père ». Le général O’Toole s’agenouilla et psalmodia la prière à l’unisson de son chef spirituel. Quand l’écran redevint vierge, il se répéta ce que venait de lui dire le souverain pontife et se sentit soulagé. Je suis sur la bonne voie, pensa-t-il, mais je ne dois pas m’attendre à voir apparaître des anges qui me dicteront ce que je dois faire sur un accompagnement de trompettes.

* * *

O’Toole n’avait pas prévu ce qu’il ressentirait en entrant dans Rama. Peut-être était-ce simplement dû aux dimensions imposantes de ce vaisseau, bien plus grand qu’aucun ouvrage jamais construit par des hommes. Son long séjour à bord de Newton et sa tension nerveuse ajoutaient peut-être à l’intensité de ce qu’il éprouvait. Toujours est-il qu’il fut sidéré par ce qu’il découvrit en descendant seul dans le cylindre géant.

Nulle caractéristique particulière n’occupait une place prépondérante dans son esprit. Sa gorge se serra et ses yeux s’humidifièrent à plusieurs occasions : au cours de sa descente par le télésiège, quand il porta le regard sur la Plaine centrale et les longues tranchées illuminées qui faisaient office de soleils, quand il se tint à côté du V.L.R. sur les berges de la mer Cylindrique pour admirer avec ses jumelles les étranges gratte-ciel de New York, et quand il resta bouche bée – comme l’avaient fait avant lui tous les autres cosmonautes – face aux tours démesurées renforcées par des arcs-boutants qui se dressaient dans la cuvette sud. La majesté de tout cela lui imposait de l’admiration et du respect, quelque chose d’apparenté à ce qu’il avait ressenti en entrant pour la première fois dans une des vieilles cathédrales d’Europe.

Il passa la nuit raméenne à Bêta, dans une des huttes laissées par ses collègues lors de leur seconde sortie. Il trouva le message de Wakefield, vieux de deux semaines, et envisagea un bref instant d’assembler le voilier et de tenter la traversée de la mer Cylindrique. Mais il comprit que ce serait peine perdue et se rappela le véritable but de sa venue en ce lieu.

Il finit par admettre que, bien qu’indéniable, la beauté de Rama ne devait pas influencer sa décision. Avait-il vu un signe qui lui permettrait de justifier une désobéissance aux ordres reçus ? Non, se répondit-il à contrecœur. Quand les soleils se rallumèrent à l’intérieur du cylindre géant, il venait de prendre la décision d’amorcer les bombes avant la prochaine nuit raméenne.

Mais il n’était pas pressé de passer aux actes et il longea la côte pour admirer New York, d’autres sites et la falaise de cinq cents mètres de la rive opposée depuis différents points d’observation. Il revint au camp Bêta et décida de récupérer divers objets, dont des mémentos oubliés par ses collègues lors de leur évacuation hâtive. L’ouragan avait épargné peu de choses, mais il découvrit quelques souvenirs coincés dans des recoins, entre des caisses.

Le général O’Toole fit une longue sieste puis repartit en V.L.R. vers le télésiège. Conscient de l’importance de ce qu’il ferait une fois de retour à bord de Newton, il s’agenouilla et récita une ultime prière avant d’entamer son ascension. Il était à cinq cents mètres au-dessus de la Plaine centrale lorsqu’il tourna la tête pour admirer une dernière fois le panorama. Bientôt, il n’en subsistera plus rien, pensa-t-il. Tout sera emporté dans une fournaise solaire libérée par l’homme. Il regarda New York et crut voir un point noir se déplacer dans le ciel raméen.

Ce fut avec des mains tremblantes qu’il porta les jumelles à ses yeux. Seules quelques secondes lui furent nécessaires pour trouver ce qu’il cherchait. Il régla la netteté et la tête d’épingle se scinda en trois éléments distincts : des oiseaux volaient en formation dans le lointain. Il cilla, mais ce n’était pas une illusion. Il y avait vraiment de telles créatures dans le ciel de Rama !

Le général O’Toole poussa un cri de joie. Il suivit les aviens du regard tant que ce fut possible. Le reste du parcours le séparant du sommet de l’escalier Alpha lui parut durer une éternité.

L’officier américain alla aussitôt s’asseoir dans une autre nacelle, pour redescendre. Il voulait désespérément revoir ces oiseaux. Si j’arrivais à les photographier, se dit-il en envisageant de retourner au besoin jusqu’à la mer Cylindrique, je pourrais prouver à la Terre entière qu’il y a aussi des êtres vivants à l’intérieur de ce monde incroyable.

Arrivé à deux kilomètres du sol, il scruta en vain le ciel. S’il fut un peu dépité de ne pas revoir ces créatures volantes, ce qu’il découvrit en reportant son attention vers le bas pour s’apprêter à descendre du télésiège le sidéra. Richard Wakefield et Nicole Desjardins l’attendaient dans la plaine.

Le militaire les étreignit tour à tour puis s’agenouilla sur le sol de Rama, en pleurant de joie.

— Dieu miséricordieux, murmura-t-il en faisant une prière de remerciement silencieuse. Dieu miséricordieux.

57. TROIS COMPAGNONS

Ils discutèrent avec animation pendant plus d’une heure, tant ils avaient de choses à se dire. Quand Nicole parla de sa frayeur lorsqu’elle avait découvert le corps de Takagishi dans le nid de l’octopode, O’Toole resta muet un instant puis secoua la tête et leva les yeux vers le ciel.

— Il reste encore trop de questions sans réponses, marmonna-t-il. Est-il possible que vous soyez malgré tout des êtres malveillants ?

Richard et Nicole furent horrifiés d’apprendre que le C.D.G. avait décidé de détruire Rama et ils félicitèrent O’Toole lorsqu’ils apprirent qu’il avait eu le courage de refuser d’amorcer les bombes.

— Utiliser des armes nucléaires contre ce vaisseau serait impardonnable, commenta-t-elle. Je suis fermement convaincue qu’il ne constitue pas une menace. Si Rama s’est placé sur une trajectoire qui intersecte celle de la Terre, c’est sans doute pour nous transmettre un message.

Richard lui reprocha avec gentillesse de fonder ses déclarations plus sur des émotions que sur des faits.

— Je ne le nie pas, reconnut-elle. Mais il existe désormais un argument logique pour refuser d’exécuter un tel ordre. Nous avons la preuve irréfutable que Rama II reste en contact avec le premier et tout laisse supposer qu’un Rama III pour l’instant très éloigné se dirige vers nous. Si les Raméens sont effectivement animés de mauvaises intentions, la Terre ne pourra en aucune façon leur échapper. Nous détruirons peut-être ce deuxième appareil, mais le suivant en sera informé, et il serait vain d’espérer survivre aux attaques d’une espèce dont la technologie surpasse à tel point la nôtre. Le général O’Toole la dévisagea, admiratif.

— C’est un raisonnement sans faille, dit-il. Je regrette que vous n’ayez pu vous libérer pour participer aux téléconférences avec les responsables de l’A.S.I. Je n’ai à aucun moment considéré…

— Pourquoi ne pas attendre d’être de retour dans Newton pour poursuivre cette conversation ? demanda soudain Richard. Il fera nuit dans une demi-heure, avant qu’un seul d’entre nous n’ait atteint le sommet, et je ne tiens pas à me balancer dans les ténèbres plus longtemps que nécessaire.

* * *

Ils quittaient définitivement Rama et ils mirent à profit les dernières minutes de clarté pour admirer le panorama majestueux. Nicole était ivre de bonheur. Peut-être par superstition, elle ne s’était pas permis de croire qu’elle pourrait à nouveau serrer Geneviève dans ses bras avant cet instant. À présent qu’elle s’élevait dans la nacelle du télésiège elle s’autorisait à penser à la beauté bucolique de Beauvois et à s’imaginer la scène de ses retrouvailles avec son père et sa fille. Dans une semaine, une dizaine de jours tout au plus, se dit-elle. À son arrivée au sommet elle faillit extérioriser sa joie par un hurlement.

Michael O’Toole venait une fois de plus de changer d’avis. Quand les ténèbres engloutirent Rama il savait comment informer la Terre de sa conclusion. Ils contacteraient immédiatement la direction de l’A.S.I. Ses compagnons résumeraient leurs mésaventures et Nicole expliquerait pourquoi la destruction de Rama eût été « impardonnable ». Il ne faisait aucun doute que l’ordre d’amorcer les bombes serait aussitôt annulé.

Il utilisa sa torche juste avant d’atteindre l’extrémité supérieure du télésiège. Il en descendit, en apesanteur, et attendit au côté de Nicole que Wakefield les eût rejoints. Ils s’engagèrent ensuite sur la rampe conduisant au tunnel de la navette qui s’ouvrait seulement cent mètres plus loin. Ils étaient montés dans le wagonnet et s’apprêtaient à traverser la coque de Rama en direction de Newton quand le faisceau de la lampe de Richard se refléta sur une masse de métal installée d’un côté du passage.

— Est-ce une de ces bombes ? s’enquit-il.

Janos avait eu d’excellentes raisons de les appeler des « obus ». Nicole frissonna. Comme c’est étrange, se dit-elle. Les techniciens auraient pu donner à ces machins n’importe quelle autre forme. Je me demande quelle aberration du subconscient les a incités à opter pour celle-ci…

— Et quel est ce truc bizarre qu’on peut voir au sommet ?

C’était Richard, qui s’adressait à O’Toole. Le général fronça les sourcils pour regarder ce que révélait le faisceau lumineux.

— Je ne sais pas, avoua-t-il. C’est la première fois que je vois une chose pareille.

Il redescendit de la navette. Richard et Nicole le suivirent.

Il approcha de la bombe et examina l’étrange système qui avait été installé sur le pavé numérique. Il s’agissait d’une plaque peu épaisse, guère plus large que le clavier lui-même, et fixée sur les côtés par des pattes articulées. Ils voyaient sous ce plateau dix petits vérins télescopiques. Quelques secondes plus tard une de ces tiges s’allongea pour enfoncer la touche « 5 » située juste au-dessous. Le « 5 » fut suivi rapidement par un « 7 » puis par huit autres chiffres et le voyant vert se mit à clignoter pour signaler que la première série était correcte.

Le processus recommença peu après et le vert se ralluma. O’Toole se figea, terrifié. Mon Dieu, c’est mon code ! Ils ont réussi à le décrypter… Sa panique s’atténua quand, après la troisième dizaine, le voyant rouge signala une erreur.

— Ils ont dû improviser ce mécanisme pour chercher le code pendant mon absence, déclara peu après O’Toole. Mais ils n’ont trouvé que les deux premières séries. J’ai craint un instant… Il s’interrompit, conscient d’être rongé par la colère.

— Ils ont sans doute supposé que vous ne reviendriez pas, suggéra Nicole.

— Si Heilmann et Yamanaka ont fabriqué ce machin, rétorqua O’Toole. Il est encore possible qu’il ait été installé par des extraterrestres… ou des biotes.

— C’est improbable, déclara Richard. Sa conception est trop rudimentaire.

O’Toole fit glisser son sac à dos pour y prendre des outils dont il se servit pour démonter l’appareil.

— Dans un cas comme dans l’autre, nous ne devons courir aucun risque.

* * *

Ils découvrirent la deuxième bombe à l’autre extrémité du tunnel, équipée du même système. Ils le regardèrent effectuer un essai – avec le même résultat : une erreur dans la troisième série – puis le démontèrent, ouvrirent le sas et quittèrent Rama.

Personne n’était là pour les accueillir, à leur entrée dans l’appareil militaire. Le général O’Toole supposa qu’Heilmann et Yamanaka dormaient et se dirigea vers leurs quartiers afin d’avoir un entretien avec l’amiral. Mais les deux hommes n’étaient pas dans leurs cabines. Ils obtinrent peu après la confirmation qu’ils ne se trouvaient pas dans cette section ni à leurs postes de travail.

La visite de la soute fut tout aussi inutile, mais ils purent constater qu’une des deux capsules servant aux sorties extra-véhiculaires avait disparu, ce qui souleva d’autres interrogations. Où Heilmann et Yamanaka avaient-ils pu aller à bord de cet appareil ? Et pourquoi avaient-ils transgressé la règle voulant qu’au moins un membre de l’équipage fût constamment de permanence à bord ?

Telles étaient les questions qu’ils se posaient alors qu’ils regagnaient le centre de commandement pour discuter de la situation. Ce fut O’Toole qui mentionna le premier la possibilité d’une attaque.

— Croyez-vous que des octopodes, ou même des biotes, auraient pu monter à bord ? Il n’est guère difficile d’entrer, quand Newton n’est pas en mode d’autoprotection.

Nul ne souhaitait exprimer le fond de sa pensée. Si quelqu’un ou quelque chose avait capturé ou tué leurs collègues, cet agresseur risquait d’être encore dans les parages et ils étaient peut-être eux aussi en danger…

— Pourquoi ne pas appeler la Terre pour annoncer que nous sommes toujours en vie ? proposa Richard afin de briser le silence.

Le général O’Toole sourit.

— C’est une excellente idée.

Il alla vers la console et pressa des touches. L’écran principal s’alluma et le statut actuel de l’appareil s’y afficha.

— C’est bizarre, commenta le militaire. La liaison vidéo a été coupée et il n’y a plus qu’un échange télémétrique à débit réduit. Pourquoi ont-ils modifié la configuration du système de télécommunications ?

Il entra des instructions pour rétablir les autres canaux et un essaim de messages d’erreurs défila sur l’écran.

— Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? s’exclama Richard. On dirait que toute la vidéo est H.S. (Il se tourna vers O’Toole.) Vous êtes le spécialiste, général. Qu’en déduisez-vous ?

— Je n’aime pas ça, déclara sombrement O’Toole. Je n’ai vu une chose pareille qu’une seule fois, au cours d’une des premières simulations, le jour où un imbécile avait oublié de charger le logiciel. Nous avons un problème informatique sérieux. La probabilité pour qu’autant de pannes se produisent simultanément est pratiquement nulle.

Richard suggéra de soumettre le programme de vidéo-communications à son autodiagnostic. Les tampons de stockage des données non conformes furent saturés dès le début du test.

— Voilà bien le responsable de nos ennuis, déclara Richard en analysant les informations. Il va me falloir du temps pour remettre un peu d’ordre dans ce merdier.

Il saisit des instructions.

— Une minute, intervint Nicole. Ne serait-il pas utile d’essayer de comprendre ce qui se passe, avant d’entreprendre quoi que ce soit ?

Ses compagnons interrompirent leurs activités pour attendre la suite.

— Heilmann, Yamanaka et une capsule ont disparu, ajouta-t-elle en faisant lentement le tour de la salle. Et quelqu’un a essayé de décrypter le code d’amorçage des bombes nucléaires du tunnel. Il advient également qu’après avoir fonctionné correctement pendant des centaines de jours – en tenant compte des simulations effectuées avant l’appareillage – le logiciel de vidéo-communications perd brusquement les pédales. L’un de vous aurait-il une explication cohérente à me proposer ?

Il y eut un long silence.

— Le général O’Toole a avancé l’hypothèse d’une attaque. Cette suggestion est toujours valable, déclara Richard. Des Raméens ont pu saboter le programme après que nos collègues ont dû fuir pour sauver leur peau.

Nicole était sceptique.

— Rien de ce que j’ai vu ici ne laisse supposer que des extraterrestres, ou tout simplement des biotes, sont montés à bord. Faute de preuves…

— Heilmann et Yamanaka ont pu essayer de déchiffrer le code du général, avança Wakefield. Ensuite, ils ont pris peur et…

— Attendez ! Attendez ! cria Nicole. Il y a du nouveau, sur le moniteur.

Les deux hommes se tournèrent à temps pour voir le visage de l’amiral se matérialiser sur l’écran.

* * *

— Je vous salue, général O’Toole, dit-il en souriant. La diffusion de ce message a été déclenchée par votre passage dans le sas de Newton. Le cosmonaute Yamanaka et moi-même l’avons enregistré avant de quitter le bord dans une des capsules, trois heures avant I-9. L’ordre d’évacuation nous est parvenu moins de soixante minutes après que vous êtes allé vous promener dans Rama. Nous avons attendu votre retour le plus longtemps possible, mais nous devons suivre nos instructions.

« Les vôtres sont simples et sans ambiguïté. Vous devez fournir votre code aux deux charges du tunnel et aux trois qui restent dans la soute. Vous disposerez ensuite de huit heures pour quitter le bord dans la dernière capsule. Ne faites pas attention aux décrypteurs qui sont à l’ouvrage sur les bombes installées dans la coque de Rama. Le Q.G. nous a ordonné de tester de nouvelles techniques de décodage top secret. Vous pourrez constater qu’il est facile de les démonter à l’aide de simples pinces et de cisailles.

« Le programme chargé dans le système de navigation de la capsule restante vous conduira à un rendez-vous avec un remorqueur de l’A.S.I. Votre seul travail consistera à indiquer l’instant exact de votre départ. Je dois cependant préciser que les algorithmes ne sont prévus que pour un appareillage effectué avant I-6. Passé ce délai, les paramètres perdront de leur précision et il sera pratiquement impossible de vous récupérer.

Heilmann fit une courte pause puis ajouta sur un ton pressant :

— Ne perdez plus une seconde, Michael. Armez les bombes et embarquez immédiatement dans la capsule. Nous y avons déjà chargé la nourriture et tout ce qui vous sera utile. Bonne chance… et à bientôt sur Terre.

58. UN CHOIX RESTREINT

— Je suis certain qu’ils n’ont pas couru de risques inutiles et se sont empressés de filer pour pouvoir embarquer des réserves supplémentaires à bord de leur capsule, expliqua Wakefield. Avec des engins aussi légers, le moindre kilo peut faire la différence.

— Entre quoi et quoi ? voulut savoir Nicole.

— Eh bien, se placer en orbite autour de la Terre et passer bien trop vite près d’elle pour être secourus.

— Dois-je en déduire qu’un seul d’entre nous aura la possibilité de partir d’ici ? s’enquit sombrement O’Toole.

Richard s’accorda un délai de réflexion avant de répondre :

— Je le crains. Tout est fonction de l’instant du départ, et quelques calculs sont nécessaires pour le déterminer avec précision. Mais je ne vois pas pourquoi nous n’essaierions pas de partir à bord du vaisseau militaire. J’ai reçu une formation de pilote en second, après tout. Il est exact que nos possibilités seront limitées par sa masse mais en larguant tout le superflu nous devrions réussir… si les chiffres le confirment.

Ils chargèrent Nicole de dresser un inventaire des réserves placées dans la capsule, de déterminer leur utilité et de faire une approximation du poids et du volume des denrées indispensables à deux ou trois voyageurs. Richard, qui eût de loin préféré regagner la Terre à bord du vaisseau militaire, lui demanda en outre de consulter son manifeste et de déterminer ce qu’ils pourraient jeter par-dessus bord.

Pendant que Wakefield et O’Toole utilisaient les ordinateurs du centre de commandement, elle alla dans la soute et fit une étude approfondie de la capsule restante. Ces engins, habituellement utilisés par une seule personne pour des activités extra-véhiculaires, pouvaient également servir de canots de sauvetage. Il y avait de la place pour deux hommes et l’équivalent d’une semaine de vivres, dans l’habitacle minuscule. Trois occupants ? s’interrogea-t-elle. Impossible. Pour loger le troisième il faudrait retirer des étagères et il ne resterait plus assez d’espace pour ranger le reste. Elle essaya de s’imaginer coincée derrière les sièges pendant sept ou huit jours. Ce serait encore pire qu’au fond du puits.

Elle dressa l’inventaire de l’approvisionnement fourni par Heilmann et Yamanaka. La nourriture était à peu près correcte pour une semaine de voyage, tant en quantité qu’en variété, mais le nécessaire médical laissait à désirer. Elle prit des notes et établit la liste de ce qu’elle considérait comme indispensable à deux personnes, calcula la masse et le volume, puis traversa la soute.

Son regard fut attiré par les bombes nucléaires couchées dans leurs berceaux à côté du sas d’entrée de la capsule. Elle s’avança et tendit les mains pour caresser le métal poli. Voilà donc les premiers moyens de destruction à grande échelle mis au point par l’homme, se dit-elle. Les chefs-d’œuvre de la physique du XXe siècle.

Nous donnons de notre espèce une image lamentable, songea-t-elle en se glissant entre les engins de mort. Des inconnus passent dans les parages. Ils ne parlent pas notre langue mais découvrent où nous vivons. Et dès qu’ils arrivent à l’angle de la rue, alors que nous ignorons encore tout de leurs intentions, nous décidons de les désintégrer.

Elle continua en direction des quartiers de l’équipage, en proie à une profonde tristesse. Ton problème, c’est que tu exiges bien trop de toi-même, de ceux que tu aimes, et même de l’ensemble de ton espèce. Tu oublies que l’humanité est encore immature.

Des nausées la contraignirent à s’arrêter. Qu’est-ce qui m’arrive ? Comment de simples bombes peuvent-elles me faire un pareil effet ? Elle gardait au fond de son esprit le souvenir de malaises comparables. C’était quinze ans plus tôt, après deux heures de vol entre Los Angeles et Paris. Impossible, s’affirma-t-elle. Mais mieux vaut vérifier, par acquit de conscience…

* * *

— C’est une autre raison de ne pas embarquer tous les trois à bord de la capsule, déclara Richard. Il faut te faire une raison, Nicole. Même si l’habitacle était suffisamment vaste pour tous nous recevoir avec les provisions correspondantes, la masse modifierait à tel point notre vitesse que nous pourrions à peine boucler une orbite autour du Soleil. Nos chances d’être secourus seraient pratiquement nulles.

Elle feignit de se sentir joyeuse.

— Eh bien, au moins nous reste-t-il ton option : rentrer à la maison à bord de ce vaisseau. Selon mes estimations, nous pouvons larguer un excédent de dix tonnes…

— Je crains que ce ne soit secondaire, intervint le général O’Toole.

Ce fut à Richard que Nicole demanda :

— De quoi parle-t-il ?

Wakefield se leva et vint vers elle, cour la prendre par les mains.

— Le système de navigation est lui aussi inutilisable. Les logiciels de décryptage, ces grands brasseurs de chiffres utilisés pour tenter de trouver le code du général O’Toole, ont été chargés dans les mémoires du vaisseau où ils ont écrasé les sous-routines de vidéo-communications et de pilotage. Cet appareil ne peut plus servir de moyen de transport.

La voix du général O’Toole était lointaine et privée de son allant habituel.

— Ils ont dû se mettre à l’ouvrage sitôt après mon départ. Richard a lu les enregistrements des instructions fournies et découvert que le programme de déchiffrage avait été lancé moins de deux heures plus tard.

— Mais pourquoi ont-ils saboté Newton ? voulut savoir Nicole.

— Vous ne comprenez donc pas ? demanda O’Toole avec emportement. Les priorités avaient changé et rien n’était aussi important que de faire sauter ces bombes. Les ondes radio effectuaient trop lentement la navette entre ici et la Terre, et pour accélérer le processus ils ont directement chargé le logiciel de décryptage dans l’ordinateur de ce vaisseau. Cela permettait de tester chaque nouvelle combinaison sans perdre de temps.

— Les capacités de manœuvre de cet appareil sont désormais encore moins grandes que celles d’une capsule ayant deux occupants et un système de propulsion auxiliaire, déclara Richard qui faisait à présent les cent pas. Pour être juste envers le responsable de la sécurité de l’A.S.I., rendre Newton inutilisable n’aggravait pas les risques.

— Mais rien de tout ceci n’aurait dû avoir lieu, rétorqua O’Toole. Merde ! Pourquoi n’ont-ils pas simplement attendu mon retour ?

Nicole s’assit dans un fauteuil, en proie à des vertiges et des étourdissements.

— Que t’arrive-t-il ? lui demanda Richard, brusquement inquiet.

— J’ai eu des nausées, aujourd’hui, expliqua-t-elle. Je pense que je suis enceinte. Je serai fixée dans vingt minutes.

Elle sourit à Richard qui était abasourdi par ses propos.

— Il est très rare qu’une telle chose arrive à une femme moins de quatre-vingt-dix jours après une injection de neutrabiolate, mais ça s’est déjà produit. Je ne crois pas…

— Mes félicitations ! s’exclama le militaire avec enthousiasme. J’ignorais que vous aviez l’intention de fonder une famille, vous deux.

— Je ne le savais pas, moi non plus, avoua Richard. Toujours sous le choc, il prit Nicole dans ses bras et l’étreignit avec force, avant de répéter :

— Moi non plus.

* * *

— Je refuse d’en discuter, déclara O’Toole sur un ton catégorique. Même si Nicole n’attendait pas votre enfant, j’insisterais pour rester ici et vous laisser la capsule. C’est la seule décision sensée. Nous savons que la masse constitue un grave handicap et je suis le plus lourd des trois. En outre, j’ai un âge certain alors que vous êtes encore jeunes. Richard a appris à piloter une capsule et je n’ai jamais essayé. Pour finir, je passerais en cour martiale pour refus d’obéissance dès mon retour sur Terre.

« En ce qui vous concerne, docteur, il est superflu de vous rappeler que vous attendez un bébé au statut très particulier. Il, ou elle, sera le seul humain jamais conçu à bord d’un véhicule spatial extraterrestre.

Il se leva et regarda de tous côtés avant d’ajouter :

— Je propose de déboucher une bonne bouteille et de fêter dignement notre séparation prochaine.

Il se propulsa vers le garde-manger, l’ouvrit et le fouilla.

— Je me contenterai d’un jus de fruits, Michael, lui dit Nicole. Il n’est pas conseillé de boire de l’alcool, dans mon état.

— J’avais oublié ! Je désirais faire quelque chose de spécial pour ce dernier soir. J’aurais aimé partager une dernière fois…

Il s’interrompit et rapporta du vin et des jus de fruits. Il tendit des tasses à ses compagnons.

— Je tiens à vous dire que je n’ai jamais vu un couple mieux assorti que le vôtre, dit-il avec plus de pondération. Je vous souhaite tout ce qu’on peut imaginer, surtout pour le bébé.

Ils burent, sans rien ajouter.

— Nous le savons tous, n’est-ce pas ? déclara ensuite le général d’une voix à peine audible. Les missiles ont déjà dû être lancés. D’après vous, Richard, combien de temps me reste-t-il à vivre ?

— À en juger par les propos que l’amiral Heilmann a tenus dans cet enregistrement, le premier devrait atteindre Rama à I – 5. Il a précisé que la capsule aurait le temps de quitter la zone de déflagration et mon estimation colle tant avec la vitesse de cet engin qu’avec celle impartie aux débris du vaisseau.

— Je ne vous suis plus, déclara Nicole. De quoi parlez-vous ?

Richard se pencha vers elle.

— Michael partage ma conviction que les responsables du C.D.G. ont décidé de lancer une attaque contre Rama. Rien ne leur garantissait que le général reviendrait à bord et saisirait son code. Leurs algorithmes de recherche couplés à ce système mécanique rudimentaire n’étaient qu’un pis-aller. Seule une pluie de missiles pouvait leur garantir que Rama n’aurait pas la possibilité de nuire à notre planète.

— Donc, il me reste environ quarante-huit heures pour me mettre en paix avec Dieu, conclut le général. J’ai eu droit à une vie fabuleuse. Je Lui suis infiniment reconnaissant de tout ce dont il m’a fait bénéficier. Je partirai vers Lui sans le moindre regret.

59. LE RAPPEL DU DESTIN

Nicole voulut étirer ses bras et son-coude gauche effleura Richard, le droit un des bidons d’eau rangés sur l’étagère située derrière elle.

— On est plutôt à l’étroit, ici, fit-elle remarquer en changeant de position dans son siège.

— Oui, c’est exact, répondit Richard, l’esprit ailleurs. Il concentrait son attention sur le tableau de bord du poste de pilotage de la capsule. Il interrogea le système, attendit la réponse et se renfrogna dès qu’elle apparut sur l’écran.

— J’ai comme l’impression qu’il me faudra modifier une fois de plus la composition de nos réserves, soupira Nicole.

Elle tourna la tête pour regarder les étagères.

— Je pourrais gagner quatorze kilos et un peu de place si j’étais certaine que nous étions secourus dans sept jours.

Richard ne fit aucun commentaire.

— Merde, grommela-t-il quand des nombres apparurent sur l’écran.

— Que se passe-t-il ?

— Un nouveau problème. Le système de navigation a été prévu pour une masse bien moins importante et il risque de ne pas pouvoir compenser en cas de décélération.

Elle attendit patiemment la suite de ses explications.

— S’il se produit le moindre raté en chemin, nous devrons nous arrêter quelques heures pour tout réinitialiser.

— N’as-tu pas dit que le carburant serait plus que suffisant ?

— Je ne parle pas du carburant mais de ce logiciel reprogrammé pour une capsule qui est censée avoir moins de cent kilos à son bord : O’Toole et ses réserves.

Nicole lut de l’inquiétude dans le froncement de sourcils de Richard.

— Nous devrions arriver à bon port si rien ne tombe en panne, ajouta-t-il. Mais c’est bien la première fois qu’un de ces machins est utilisé dans de telles circonstances.

Par la verrière ils virent le général traverser la soute et venir dans leur direction. Il tenait quelque chose à la main. C’était B, un des petits robots shakespeariens.

— J’ai failli oublier que je l’avais récupéré, déclara-t-il.

Richard le remercia et fit des bonds de joie, tel un enfant.

— Je croyais que je n’en reverrais jamais un seul ! s’écria-t-il depuis les hauteurs d’une paroi où un élan exubérant l’avait emporté.

— Je suis passé devant votre cabine juste avant l’appareillage du vaisseau scientifique, expliqua le militaire. Le cosmonaute Tabori rangeait vos affaires. Il m’a demandé de garder ce robot, au cas où vous reviendriez…

— Merci, Janos, murmura Richard en redescendant prudemment de son perchoir. B a pour moi une immense valeur sentimentale. Connaissez-vous des sonnets de Shakespeare ?

Il inséra une tige dans une des fentes du pupitre de commande du petit robot.

— Il y en a un que Kathleen aime beaucoup. Si je m’en souviens bien, il doit débuter ainsi : « Ce moment de l’année, tu peux…

Ce moment de l’année, tu peux le voir en moi,
Quand les feuilles jaunies, absentes, ou peu nombreuses,
       [pendent
De ces branches qui s’ébrouent pour repousser le froid,
Chœurs déserts en ruine où peu auparavant chantaient
       [encore de doux oiseaux.
En moi tu vois le crépuscule d’une telle journée
Comme après que le soleil se fut éteint au couchant…

Il avait pris une voix féminine qui surprit Nicole et fit vibrer une corde sensible chez le militaire. Il fut si ému par ces paroles que des larmes humectèrent ses yeux. Nicole prit sa main et la serra avec compassion quand le personnage miniature se tut.

* * *

— Tu ne lui as pas parlé des problèmes que pose le système de navigation de la capsule, dit-elle à Richard.

Ils étaient allongés côte à côte dans une des étroites couchettes de l’appareil militaire.

— Non, car je ne tiens pas à l’inquiéter. Il croit que nous serons en sécurité et je ne veux pas l’en dissuader.

Elle tendit le bras pour le caresser.

— Nous pourrions rester ici, mon chéri. S’il partait seul, nous serions certains qu’au moins l’un d’entre nous survivrait.

Il se tourna et elle sut qu’il la regardait, bien qu’elle ne pût le voir distinctement dans la pénombre.

— J’y ai songé, mais il n’acceptera jamais… J’ai même envisagé de te demander de partir seule. Le ferais-tu ?

— Non, répondit-elle après s’être accordé un temps de réflexion. Je refuserais de t’abandonner, sauf…

— Sauf ?

— Sauf si les chances de survie étaient vraiment différentes. Si un seul passager a pratiquement l’assurance d’arriver à bon port alors que deux sont très certainement condamnés, il serait absurde…

— Il m’est possible de calculer les probabilités avec précision, l’interrompit Richard. Mais ça ne changerait pas grand-chose. Ma connaissance de la capsule et de ses systèmes devrait compenser la masse supplémentaire. Ce qui est certain, c’est que nous aurons plus de chances de nous en tirer en nous éloignant de Rama.

— Tu es sûr que des missiles ont été lancés ?

— Absolument. C’est la seule initiative sensée. Je parie que le C.D.G. a mis ce plan à l’étude sitôt que Rama a modifié sa trajectoire et mis le cap sur la Terre.

Ils se turent à nouveau. Nicole essaya de dormir, sans y réussir. Ils avaient décidé de prendre six heures de repos avant leur départ, pour reconstituer leurs forces en prévision d’un voyage qui s’annonçait éprouvant. Mais l’esprit de la femme n’était pas assoupi. Elle s’imaginait le général O’Toole au cœur du brasier d’une explosion nucléaire.

— C’est un homme merveilleux, dit-elle à voix basse. Elle ignorait si Richard ne s’était pas endormi.

— Oui, vraiment, murmura-t-il à son tour. Je lui envie sa force intérieure. Je ne pourrais pas sacrifier aussi spontanément ma vie pour des tiers. (Il réfléchit un instant.) Je suppose que c’est dû à ses croyances religieuses. Pour lui, la mort n’est pas une fin mais une simple transition.

Je crois que j’en serais capable, se dit-elle. Je n’hésiterais pas à renoncer à ma vie pour sauver celle de Geneviève… peut-être même celles de Richard et de ce bébé qui n’a pas encore vu le jour. Aux yeux de Michael, tous les humains doivent appartenir à une grande famille.

Richard avait maille à partir avec ses émotions. N’était-ce pas par égoïsme qu’il n’avait pas poussé Nicole à partir sans lui ? Son expérience compensait-elle véritablement les risques supplémentaires dus à sa présence à bord ? Il essaya d’oublier ces questions et de penser à autre chose.

— Tu ne m’as guère parlé de notre bébé, dit-elle doucement après un long silence.

— Je n’ai pas encore eu le temps d’y réfléchir. Ne va pas t’imaginer que ça me laisse indifférent… Tu sais, je suis très content. Mais je préfère attendre qu’on nous ait secourus pour songer sérieusement à mon avenir de père.

Il se pencha vers elle pour lui donner un baiser.

— À présent, ma chérie, j’espère que tu n’en seras pas froissée mais je voudrais dormir un peu. Je crains que nous n’ayons ensuite plus l’opportunité de le faire avant longtemps…

— Bien sûr. Excuse-moi.

Elle laissa son esprit dériver vers une autre image, celle d’un nouveau-né. Je me demande s’il sera intelligent et s’il aura les yeux bleus et les longs doigts de son père.

* * *

Elle s’était recroquevillée dans un angle de la salle plongée dans la pénombre et avait un arrière-goût de pastèque-manne dans la bouche. Elle s’éveilla en sursaut quand on tapota son épaule. Elle ouvrit les yeux sur l’avien de velours gris qui se penchait vers elle. Dans l’obscurité, les colliers rouges de son cou étaient luminescents.

— Viens, l’implora-t-il. Tu dois nous accompagner. Elle le suivit dans le couloir et ils prirent sur la droite, à l’opposé du puits vertical. Les autres créatures ailées qui avaient attendu le long de la paroi formèrent un cortège derrière eux.

Le tunnel débouchait dans une vaste salle. Une seule lanterne murale scintillait contre le mur opposé et tout le reste était plongé dans les ténèbres. Nicole percevait des présences qu’elle ne pouvait voir. Elle entrevoyait parfois d’étranges silhouettes qui se découpaient sur le halo de l’unique source de lumière. Elle allait pour dire quelque chose mais le chef des aviens ne lui en laissa pas le loisir.

— Chut, ils vont arriver.

Nicole entendit un bruit dont le point d’origine se rapprochait. Elle pensa à une carriole aux roues de bois roulant dans un chemin de terre. Les êtres ailés qui l’entouraient reculèrent et se regroupèrent derrière elle. Un instant plus tard un feu brûlait au centre de la salle.

Nicole hoqueta en voyant un cercueil sur la charrette en flammes. Sur cette bière reposait le corps de sa mère, paré d’une robe verte. La clarté du feu lui révélait en partie les autres spectateurs. Richard lui souriait en tenant par la main une fillette d’environ deux ans à la peau sombre. Juste à côté du brasier, le général O’Toole s’était agenouillé pour prier. Au-delà il y avait des biotes et d’étranges créatures, sans doute des octopodes.

Les langues de feu consumèrent le cercueil puis léchèrent le corps d’Anawi, qui se redressa. Quand elle se tourna vers sa fille, ses traits se métamorphosèrent. Elle avait désormais la tête d’Omeh.

— Ronata, dit-il en articulant ses mots, il faut que les prophéties s’accomplissent. Le sang des Sénoufos se répandra jusqu’aux étoiles. Minowe n’est qu’un point de départ. Ronata doit partir voyager avec ceux qui sont venus de très loin. Va, maintenant, et assure le salut des étrangers et de ta propre progéniture.

60. RETOUR DANS RAMA

Je n’arrive pas à croire que je fais une chose pareille, se dit-elle en emportant son dernier chargement de vivres par la navette jusqu’au monte-charge du sommet de l’escalier Bêta. Il faisait nuit, à l’intérieur de Rama, et le faisceau de sa torche allait se perdre dans la noirceur du néant.

Le rêve avait paru si réel que Nicole était restée désorientée pendant plus de cinq minutes après son réveil. Même à présent, presque deux heures plus tard, il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir les traits d’Omeh et entendre sa voix surnaturelle psalmodier son message. J’espère que Richard ne se réveillera pas avant mon départ, se dit-elle. Il ne pourrait comprendre.

Elle fit un dernier voyage dans le tunnel jusqu’à l’appareil militaire. Elle avait consacré une demi-heure à préparer ses adieux, mais à présent que le moment était venu de les enregistrer sa gorge se serrait. « Cher Michael et très cher Richard », leur dirait-elle, « la nuit dernière, j’ai fait un rêve que je dois impérativement réaliser. Omeh, le vieux chef des Sénoufos, m’est apparu pour m’annoncer que ma destinée était associée à celle de Rama. »

Elle franchit le sas, entra dans le poste de commandement, s’assit devant la caméra et toussota. C’est ridicule, pensa-t-elle avant de faire de la lumière. Je dois être complètement folle. Mais l’image d’Omeh était si nette dans son esprit qu’elle chassa ses doutes de dernière minute. Un instant plus tard elle terminait les explications qu’elle adressait à ses amis :

— Il me serait impossible de résumer dans des adieux aussi brefs l’importance qu’Omeh et mes origines africaines ont tenue dans mon existence. Michael, pendant votre retour vers la Terre Richard pourra vous raconter les légendes sénoufos dont je lui ai parlé. Je me contenterai de préciser que je ne me suis jamais laissé abuser par le vieux chaman. Je sais parfaitement que des voix entendues en songe n’ont aucune substance et sont certainement celles du subconscient, mais j’ai malgré tout décidé de suivre les instructions qui m’ont été ainsi transmises.

« Je compte faire tout mon possible pour informer Rama que des missiles nucléaires ont dû être lancés contre lui. Je ne sais comment parvenir à ce résultat, mais je disposerai de quelques heures pour y réfléchir pendant que j’assemblerai le voilier qui me permettra de traverser la mer Cylindrique. Richard, je n’ai pas oublié ce que tu m’as dit au sujet des instructions qui devraient permettre d’utiliser le clavier pour accéder à un plan supérieur.

« Te faire ainsi mes adieux m’est très difficile et je sais que c’est un bien piètre substitut à une étreinte, mais si tu étais éveillé tu ne me laisserais sans doute pas retourner dans Rama… Je t’aime, Richard, tu ne dois pas en douter. Je sais que c’est improbable, mais peut-être serons-nous un jour réunis en un autre lieu. Je te promets que si je survis et mets au monde notre enfant, je lui parlerai sans cesse de l’intelligence, de l’esprit et de la gentillesse de son père.

« J’ai une dernière requête à t’adresser. Une fois de retour sur Terre, va voir Geneviève et explique-lui ce qui m’est arrivé. Raconte-lui tout, parle-lui du rêve, de la fiole, de la vision et de la cérémonie du Poro. Et dis-lui que je l’aime de tout mon cœur.

Ce fut en pleurant qu’elle termina son message. Elle se leva et rembobina la bande, qu’elle fit ensuite défiler pendant une minute pour s’assurer de la qualité de l’enregistrement avant de retourner vers le sas. Seigneur, pensa-t-elle en mettant son casque, mais c’est que je vais vraiment mettre ce projet insensé à exécution !

* * *

Au cours de sa descente surnaturelle au sein des ténèbres, elle s’interrogea sur sa décision de rester dans Rama et seul un effort de volonté lui permit de repousser les peurs qui venaient la harceler. Puis elle grimpa dans le V.L.R. et partit en direction de la mer Cylindrique en cherchant des moyens d’avertir l’entité qui gouvernait Rama. J’utiliserai des images, se dit-elle, et chaque fois que ce sera possible, le langage plus précis de la science. Richard me l’a enseigné.

Penser à cet homme fit renaître ses angoisses. Il va se dire que je l’ai abandonné, s’inquiéta-t-elle. Et n’est-ce pas la vérité, après tout ? Elle se rappela les premiers jours de sa grossesse, lorsqu’elle attendait Geneviève, cette épouvantable solitude qui l’assaillait alors qu’elle n’avait personne à qui confier ses angoisses. Elle fut une fois de plus tentée de faire demi-tour. Le fil de ses pensées fut brisé par l’embrasement spectaculaire du monde intérieur. L’aube s’était à nouveau levée dans le vaisseau et Nicole fut comme les fois précédentes fascinée par ce qui lui était ainsi révélé. Il n’y a rien de comparable dans tout l’univers.

Après avoir atteint ce qui était autrefois le camp Bêta, elle chercha le voilier et entreprit de le déballer. L’embarcation, remisée au fond d’un gros conteneur de stockage, était en parfait état. Son assemblage lui occupa l’esprit et l’empêcha de regretter sa décision. La mécanique n’était pas son fort et elle manqua céder au désespoir lorsqu’elle dut redémonter un élément important. Elle se rappela les nuits de Noël qu’elle et son père avaient consacrées à la préparation des cadeaux de Geneviève. On devrait interdire la vente des jouets qui ne sont pas déjà prêts à l’emploi, se dit-elle en riant alors qu’elle cherchait un sens aux instructions qu’elle lisait dans la notice d’assemblage du voilier.

Elle descendit ensuite la coque au bas de l’escalier et la laissa au bord de l’eau. Elle procéda au montage des superstructures au sommet de la falaise, où elle bénéficiait de plus de clarté. Ce travail l’absorbait à tel point qu’elle n’entendit le bruissement des pieds que lorsqu’ils furent à seulement deux ou trois mètres.

Elle avait dû s’agenouiller, et quand elle tourna la tête et vit la silhouette dressée à proximité elle en fut terrorisée.

Un instant plus tard Nicole et Richard s’étreignaient et s’embrassaient.

— O’Toole ne tardera guère à nous rejoindre, déclara-t-il en s’asseyant près d’elle pour se mettre aussitôt à l’ouvrage. Quand je lui ai annoncé que je ne partirais pas sans toi, que vivre ne m’intéressait pas sans ta présence à mes côtés, il a commencé par nous traiter de fous. Mais lorsque je lui ai expliqué qu’il devait être possible d’informer les Raméens de la menace qui pèse sur eux, il a décidé de passer ses dernières heures en notre compagnie plutôt que d’aller seul au-devant d’une mort solitaire dans la capsule.

— N’as-tu pas dit que ce voyage serait sans danger s’il n’y avait qu’un seul passager ?

— Les chances de s’en sortir seraient meilleures, mais le logiciel de navigation est catastrophique. Il suffit de le lire pour constater qu’il a été écrit à la va-vite. Ils n’ont sans doute pas eu le temps de le vérifier. Si O’Toole partait seul, ses probabilités de survie seraient plus importantes que pour nous deux réunis… mais il ne faut pas oublier que de sérieux ennuis l’attendent sur Terre. Cette histoire de cour martiale n’est pas une affabulation de journalistes.

— Je ne crois pas qu’il redoute un jugement. Il peut vouloir épargner des épreuves à ses proches, mais…

Un cri interrompit leur conversation. Le général O’Toole approchait à bord du V.L.R. et leur adressait des signes de la main.

— Je ne comprends pas comment tu as pu arriver aussi rapidement, déclara-t-elle. Tu n’étais pas à pied, pas vrai ?

Il rit.

— Bien sûr que non. J’avais laissé une balise au pied du télésiège et une fois à Bêta, quand j’ai vu que tu avais sorti le voilier et ses éléments, j’ai renvoyé le V.L.R. à son point de départ en pilotage automatique.

— Tu ne manques pas de courage. J’aurais pu hisser les voiles entre-temps.

Il regarda la coque de l’embarcation, au pied de la falaise.

— J’avoue que tu as été plus efficace que je ne m’y serais attendu, répondit-il sur un ton moqueur. À ce rythme, tu aurais probablement terminé dans une ou deux heures.

Il saisit les mains de Nicole, sans lui laisser le temps de le frapper.

* * *

Seul O’Toole avait une certaine expérience de la voile. Vers le milieu de leur traversée, il chargea Richard de monter la garde avec un aviron qui lui servirait de gourdin si les requins biotes qui les suivaient décidaient de passer à l’attaque.

— Ce n’est ni Marblehead ni Le Cap, dit le général en regardant New York. Mais cette croisière est pleine d’intérêt.

Richard essaya tout au long du voyage de convaincre Nicole que les squales les laisseraient tranquilles.

— Ils ne s’en sont pris à aucune embarcation de la première expédition. S’ils m’ont fait chavirer, c’est à cause d’une particularité dans la conception du moteur.

— Comment peux-tu l’affirmer ? demanda-t-elle en surveillant avec malaise les ombres grises visibles dans leur sillage. S’ils n’avaient pas l’intention de nous dévorer, pourquoi nous suivraient-ils depuis si longtemps ?

— Nous devons tout simplement les intriguer.

Mais il leva malgré tout sa massue quand un des requins obliqua soudain vers leur bateau, disparut sous, la coque et alla rejoindre son compagnon sur l’autre bord.

— Tu vois ? dit-il en desserrant sa prise sur l’aviron. Je t’avais bien dit qu’il était inutile de s’en faire.

Ils amarrèrent le voilier sur le rivage de New York puis gravirent l’escalier le plus proche. Étant donné que le général n’avait pas encore visité cette ville et que tout ce qu’il découvrait le fascinait, Richard décida d’aller travailler sur l’ordinateur raméen pendant que Nicole se chargerait de commenter ce qu’ils voyaient en chemin.

Lorsqu’ils atteignirent à leur tour la salle Blanche, Richard avait déjà quelques réussites à leur signaler.

— Mon hypothèse était bonne, dit-il quand ils l’eurent rejoint. Je suis presque sûr de disposer d’un accès à la totalité des appareils de surveillance, ce qui doit inclure un radar ou son équivalent. Pendant que je poursuis mes recherches, vous devriez étudier un moyen de transmettre notre avertissement. N’oubliez pas qu’il devra être aussi simple qu’explicite, et que les premiers missiles arriveront dans seulement vingt-quatre heures.

Vingt-quatre heures, se répéta Nicole. Un jour. Elle regarda Richard s’affairer sur le clavier. O’Toole était occupé à examiner les solides noirs éparpillés dans un angle de la salle. L’affection que lui inspiraient ces deux hommes fut rapidement remplacée par la peur que le caractère désespéré de leur situation instillait en elle. Allons-nous tous mourir demain ? se demanda-t-elle.

61. VAISSEAU EN PÉRIL

— Nous ne devrions pas être surpris, déclara posément Richard. Nous l’avions prévu.

Ils étaient assis en face du grand écran mural.

— Mais il nous restait malgré tout un espoir, rétorqua O’Toole. Obtenir la confirmation qu’on a vu juste n’est pas toujours agréable.

— Es-tu catégorique, Richard ? s’enquit Nicole. Comment peux-tu affirmer que chaque point représente un objet qui approche dans l’espace ?

— Ça ne fait malheureusement aucun doute. Nous nous sommes branchés sur un des systèmes de surveillance. Regarde, je vais changer le mode d’affichage.

Le cylindre de Rama apparut au cœur d’un ensemble de cercles concentriques. Il saisit ensuite deux autres instructions et leur vaisseau s’amenuisa pour devenir un simple point pendant que les anneaux qui l’entouraient se réduisaient eux aussi et que d’autres se dessinaient sur le pourtour de l’écran. Finalement, un groupe de points, seize en tout, se matérialisa sur la droite.

— Mais comment peux-tu savoir que ce sont des missiles ? insista-t-elle.

— Je dis simplement que ce sont des objets qui viennent droit sur nous en provenance de la Terre. Il est possible que le C.D.G. ait décidé d’expédier vers Rama des petits cadeaux destinés à entretenir l’amitié, mais j’en doute.

— Combien de temps ? voulut savoir O’Toole.

— Il est difficile de se prononcer, déclara Richard.

Entre dix-huit et vingt heures pour le premier. Ils sont plus dispersés que je ne l’aurais supposé. Une heure d’observation nous permettra de faire une estimation plus précise du moment de l’impact.

Le général siffla puis réfléchit quelques secondes et lui demanda :

— Avant de consacrer tous nos efforts à essayer d’informer Rama qu’il est sur le point de subir une attaque nucléaire, pourriez-vous répondre à une question ?

— Si c’est dans mes possibilités.

— En vertu de quoi croyez-vous que ce vaisseau pourra esquiver ou contrer ces missiles si nous lui adressons une mise en garde ?

Il y eut un silence.

— Michael, vous rappelez-vous ce voyage de Londres à Tokyo que nous avons fait il y a un an et notre longue discussion sur le thème de la religion ?

— Quand je lisais Eusèbe ?

— C’est possible. Vous me parliez de l’aube du christianisme… L’important, c’est que je vous ai demandé à brûle-pourpoint sur quoi se fondait votre foi. Vous souvenez-vous de votre réponse ?

— Naturellement. J’ai fourni la même à mon fils aîné lorsqu’il s’est découvert une vocation d’athée à l’âge de dix-huit ans.

— Je reprends à mon compte ce que vous m’avez dit alors. Il est indéniable que la technologie des Raméens surpasse de beaucoup la nôtre et il est logique de supposer qu’ils ont envisagé que leurs vaisseaux subiraient peut-être des attaques, lorsqu’ils les ont conçus… Ils ont pu doter Rama d’un système de propulsion très puissant dont nous n’avons pas encore découvert l’existence. Je suis prêt à parier…

— Puis-je vous interrompre une seconde ? intervint Nicole. Je n’étais pas avec vous, dans cet avion, et j’aimerais savoir ce qu’a dit Michael.

Les deux hommes se regardèrent. Ce fut le général qui répondit :

— La foi, étayée par la réflexion et l’observation.

* * *

— La première partie est assez simple à comprendre et je trouve cette approche excellente, mais je ne sais pas comment indiquer l’importance de l’énergie libérée et établir sans ambiguïté la relation qui existe entre une réaction en chaîne et ces missiles.

— Nous allons étudier la question pendant que tu peaufineras les graphiques du début du message, lui répondit Nicole. Michael affirme qu’il n’a pas oublié ses cours de physique nucléaire.

— Veillez à éviter le piège des suppositions, lui rappela Richard. Il est impératif que chaque élément de la mise en garde se suffise à lui-même.

O’Toole s’était absenté. Après deux heures de travail intensif il avait décidé d’aller se promener dans le tunnel. Il était parti depuis cinq minutes et ses collègues s’inquiétèrent soudain de son absence.

— Il a pu faire un saut aux toilettes, avança Richard.

— Ou s’égarer.

Il alla jusqu’au seuil de la salle pour crier dans le passage :

— Ohé, Michael ! Est-ce que tout va bien ?

— Oui, merci. Pourriez-vous venir ici une minute, tous les deux ?

La voix leur parvenait du bas de l’escalier principal.

— Que se passe-t-il ? voulut savoir Richard. Ils se réunirent au pied des marches.

— Qui a construit cette tanière ? demanda le général en étudiant le haut plafond. Et pourquoi croyez-vous qu’elle a été creusée à cet endroit ?

— Nous l’ignorons, répondit l’autre homme avec impatience. Et comme résoudre cette énigme en cinq minutes me paraît à première vue impossible et que j’ai du travail…

— Accordez-moi un instant, l’interrompit O’Toole sur un ton autoritaire. Il est indispensable que nous mettions certaines choses au point avant d’aller plus loin.

Ses compagnons attendirent la suite.

— Nous avons décidé d’adresser un avertissement à l’entité qui contrôle cet engin, afin qu’elle prenne les mesures qui s’imposent pour se protéger. Mais est-ce bien ce qu’il convient de faire ? Ne sommes-nous pas en train de trahir nos semblables ?

Il désigna la vaste caverne d’un grand geste du bras.

— Si tout ceci existe, ce n’est pas sans raison. Pourquoi les Raméens ont-ils exposé ces simulacres d’objets d’origine terrienne dans la salle Blanche ? Pour quelle raison nous ont-ils fourni les moyens de communiquer avec eux ? Qui sont, ou que sont, les aviens et les octopodes ?

Il secoua la tête, irrité par le nombre de questions qui restaient sans réponses.

— J’ai refusé de détruire Rama, mais j’hésite à adresser un avertissement à ce vaisseau. Il pourrait esquiver l’attaque grâce à nous puis s’en prendre à notre planète.

— C’est fortement improbable, Michael, intervint Nicole. Le premier Rama s’est contenté de traverser le système solaire…

— Une minute, l’interrompit Richard avec douceur. Je vais essayer de fournir une réponse au général.

Il s’avança et prit l’autre homme par les épaules.

— Michael, ce qui m’a le plus impressionné à votre sujet dès notre première rencontre, c’est votre capacité à établir une différence entre ce qu’il est possible de savoir par des méthodes scientifiques de déduction et les questions pour lesquelles il n’existe aucune approche logique valable. Nous manquons de données pour pouvoir comprendre le sens de ce qui nous entoure. Ce serait comparable à tenter de résoudre un ensemble d’équations linéaires simultanées quand les inconnues sont bien plus nombreuses que les constantes. Les solutions sont innombrables.

O’Toole sourit et hocha la tête.

— Notre seule certitude, continua Richard, c’est qu’une flottille de missiles probablement dotés de têtes nucléaires approche en cet instant même de Rama. Nous avons le choix entre avertir la ou les entités qui dirigent ce vaisseau ou nous en abstenir, et nous devons prendre cette décision en fonction du peu que nous savons.

Il prit son ordinateur de poche et alla se placer à côté du général.

— On peut représenter le problème sous la forme d’une matrice de 3 × 2. Nous partons de la supposition qu’il existe trois définitions possibles des Raméens : pacifiques en toutes circonstances, belliqueux par nature, et agressifs uniquement en cas de provocation. Ces possibilités sont représentées par les trois rangées horizontales de la grille. Reste la décision que nous devons prendre. Nous avons le choix entre intervenir ou non, et il va de soi que seule une mise en garde couronnée de succès importe. Ce sont les deux éléments de chaque colonne : Rama informé et Rama ignorant le danger.

O’Toole et Nicole se penchèrent sur son épaule pour le regarder tracer la grille et l’afficher sur le petit écran.

— Il convient ensuite d’établir quel sera le résultat dans chacun de ces six cas de figure et d’en déterminer les probabilités dans la mesure du possible. Êtes-vous d’accord avec moi ?

Le militaire hocha la tête, visiblement impressionné par la rapidité avec laquelle son interlocuteur avait analysé et structuré le problème.

— Que nous avertissions ou non Rama, rien ne change à la deuxième ligne, commenta Nicole. Si ces extraterrestres sont belliqueux par nature, leur technologie supérieure leur permettra d’asservir ou d’annihiler notre espèce à l’aide de ce vaisseau ou du suivant.

Richard laissa à O’Toole le temps d’assimiler ces propos avant de dire :

— De même, si les Raméens sont des pacifistes convaincus, les avertir ne peut en aucun cas constituer une erreur. Quoi que nous fassions, la Terre n’est pas en danger et il serait impardonnable de les laisser aller au-devant de leur perte.

Le militaire sourit et déclara :

— Il en résulte qu’il n’existe qu’une seule circonstance où se pose ce que j’appellerais « le cas de conscience du général O’Toole » : si les Raméens sont pacifiques mais deviennent agressifs et attaquent les humains après avoir appris que ces derniers ont lancé contre eux des missiles nucléaires.

— Tout juste, et je pense que le fait de les informer de ce danger devrait les inciter à la clémence. Après tout…

— D’accord, d’accord, je vois où vous voulez en venir. Sauf si la dernière hypothèse est la bonne, nos deux espèces ont tout à gagner si nous transmettons notre message. (Il se mit à rire.) Je suis heureux que vous ne fassiez pas partie du Q.G. militaire du C.D.G., Richard. Vous m’auriez certainement convaincu de fournir mon code…

— J’en doute, intervint Nicole. Nul raisonnement ne permettrait de justifier une attitude aussi paranoïaque.

— Merci, dit le général. Me voici satisfait. Vous avez été très persuasif. Nous pouvons retourner travailler.

* * *

Aiguillonné par l’approche des missiles, le trio œuvra sans relâche pendant des heures. Nicole et Michael structurèrent leur avertissement en deux parties. La première servait à jeter les bases de la technique de communication en présentant la mécanique céleste et des courbes de trajectoire, dont celles suivies par Rama lors de son entrée dans le système solaire et par les modules Newton qui quittaient la Terre puis se jumelaient peu avant leur rendez-vous avec le vaisseau extraterrestre. Étaient également représentés les deux changements de cap de Rama et l’envoi des seize missiles chargés de l’intercepter. Le temps que Richard avait passé devant le clavier et l’écran noir portait enfin ses fruits, et il transcrivit tout cela sous forme graphique pendant que ses compagnons se colletaient à la suite du message.

Car la seconde partie était bien plus délicate à concevoir. Ils devaient faire comprendre que les engins en approche transportaient des têtes nucléaires dont la puissance dévastatrice était due à une réaction en chaîne et que l’onde de choc, de chaleur et de radiations provoquerait des dégâts considérables. Représenter des explosions sous forme d’images ne posait aucun problème, mais traduire leur pouvoir destructeur en termes assimilables par une intelligence extraterrestre constituait un obstacle à première vue insurmontable.

— C’est irréalisable ! s’exclama Richard, exaspéré.

O’Toole et Nicole venaient d’affirmer que leur avertissement serait incomplet sans une indication de la température, du souffle et de la radioactivité.

— Pourquoi ne pas nous contenter de mentionner la quantité de matière fissile utilisée ? Les Raméens, qui sont certainement très calés en physique, pourront facilement calculer le reste.

Le temps s’écoulait et ils étaient épuisés. La lassitude finit par terrasser le général O’Toole qui suivit la suggestion de Nicole et alla faire une sieste. Les indications fournies par ses sondes biométriques signalaient une forte tension. Même Richard s’accorda une heure et demie de repos. Mais Nicole se refusa ce luxe. Elle était fermement décidée à trouver un moyen de représenter en images le pouvoir destructeur des missiles.

À leur éveil, elle convainquit les deux hommes d’ajouter à la seconde partie une courte séquence où seraient illustrés les dégâts subis par une ville ou une forêt de la Terre à proximité du point d’impact d’une charge nucléaire d’une mégatonne. Pour donner un sens à de telles images, Richard dut étoffer le glossaire dans lequel il avait défini les éléments chimiques et leurs symboles pour y inclure des signes dimensionnels.

— S’ils arrivent à comprendre quelque chose, c’est qu’ils sont encore plus intelligents que je ne le supposais, grommela-t-il en insérant des échelles de grandeur à côté des représentations d’immeubles et d’arbres.

Ils terminèrent le message et le mirent en mémoire, puis ils le visionnèrent une dernière fois et y apportèrent des corrections mineures.

— J’ai des raisons de croire que cinq des commandes dont je n’ai pas assimilé le sens donnent accès à un système de traitement des données situé à un niveau supérieur. Ce n’est qu’une simple supposition, mais je la crois fondée. Je répéterai notre message à cinq reprises, en utilisant chaque fois une de ces instructions particulières dans l’espoir qu’elle parviendra à l’ordinateur central.

Pendant que Richard s’affairait sur le clavier, ses compagnons sortirent faire une petite promenade. Ils gravirent l’escalier et allèrent flâner entre les gratte-ciel.

— Vous êtes convaincue qu’il était écrit que nous viendrions jusqu’ici et trouverions la salle Blanche, n’est-ce pas ? s’enquit O’Toole.

— Oui.

— Mais dans quel but ? Si les Raméens veulent établir un contact avec les humains, pourquoi ont-ils suivi des chemins aussi détournés au risque de voir leurs intentions mal interprétées ?

— Je l’ignore. Peut-être désirent-ils nous mettre à l’épreuve, découvrir ce que nous sommes.

— Seigneur, ils vont nous définir en tant que créatures paranoïaques qui reçoivent leurs visiteurs à coups de missiles nucléaires.

— N’est-ce pas la triste vérité ? s’enquit-elle.

Elle lui montra le hangar des puits et des petites sphères, le filet d’où elle avait dégagé l’avien, les polyèdres sidérants et les entrées des deux autres antres. Elle était épuisée mais savait qu’elle ne pourrait dormir avant le dénouement.

— Revenons-nous sur nos pas ? suggéra O’Toole.

Ils étaient allés jusqu’à la mer Cylindrique pour s’assurer que le voilier était toujours intact, là où ils l’avaient laissé.

— Entendu, répondit-elle avec lassitude.

Elle regarda sa montre. Il leur restait exactement trois heures et dix-huit minutes à attendre, avant l’arrivée du premier missile.

62. LA DERNIÈRE HEURE

Nul ne parlait depuis cinq bonnes minutes. Les trois cosmonautes restaient assis, plongés dans l’univers de leurs pensées et conscients que le premier missile était désormais à moins d’une heure de vol. Richard passait d’un détecteur à l’autre. Il cherchait, en vain, des indices qui lui confirmeraient que Rama prenait des mesures de protection.

— Merde, grommela-t-il.

Il regardait une fois de plus l’image fournie par un radar de proximité et le missile de tête qui continuait son approche.

Il alla rejoindre Nicole qui s’était installée dans l’angle de la salle.

— Nous avons échoué, déclara-t-il posément. Rien n’a changé.

Elle se frotta les yeux.

— Je regrette d’être aussi lasse. Je connais un moyen de passer nos trois derniers quarts d’heure d’existence d’une façon plus agréable. (Elle lui adressa un sourire sans joie.) À présent, je sais ce qu’on ressent dans la section des condamnés à mort.

Le général O’Toole vint vers eux. Il avait dans sa main gauche deux petites boules noires.

— Vous savez, leur dit-il, je me suis souvent demandé ce que je ferais s’il me restait à vivre un laps de temps donné, connu d’avance. C’est chose faite et je découvre qu’une pensée m’obsède.

— Oui ? l’encouragea Nicole.

— Avez-vous été baptisés, tous les deux ? demanda-t-il avec gêne.

— Quoi ! s’exclama Richard. La surprise le fit rire.

— J’en déduis que ce n’est pas le cas, dit le militaire. Et vous, Nicole ?

— Non, Michael. Disons que les bases du catholicisme de mon père étaient plus des principes que des rites.

— Eh bien, accepteriez-vous que je vous baptise ? Wakefield paraissait sidéré.

— Ici ? Maintenant ? Mes oreilles me jouent-elles des tours, Nikki, ou ce gentleman nous a-t-il suggéré de consacrer un temps désormais très précieux à l’accomplissement d’une cérémonie religieuse ?

— Ça ne vous prendra… commença O’Toole.

— Pourquoi pas, Richard ? fit Nicole. Elle se leva, avec un sourire radieux.

— Que pourrions-nous faire d’autre ? C’est mieux que de rester assis à nous morfondre en attendant d’être consumés par une grosse boule de feu.

Richard s’autorisa un autre rire.

— C’est la meilleure ! Voilà-t-y pas que moi, Richard Wakefield, athée de naissance, j’envisage de me faire baptiser à bord d’un vaisseau extraterrestre pour célébrer dignement mon trépas imminent. C’est le bouquet !

— Pense à l’argument du « pari » de Pascal, lui lança Nicole.

— Oh oui ! Une matrice réduite à sa plus simple expression que l’on doit à l’un des plus grands penseurs qu’ait connus le monde. « Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter… »

Il rit encore, puis précisa :

— Mais je n’accepte pas de croire en Dieu, seulement de recevoir le baptême.

— Tu es donc d’accord ? demanda Nicole.

— Pourquoi pas ? Ça m’évitera d’aller moisir dans les limbes avec les païens vertueux et les enfants non baptisés.

Il sourit à O’Toole.

— C’est entendu, mon général, nous sommes tout à vous. Faites votre office.

* * *

— Maintenant, ouvre grandes tes oreilles, dit Richard à B. Tu es sans doute le seul robot qui ait jamais séjourné dans la poche de quelqu’un qui reçoit le baptême.

Nicole lui donna un coup de coude dans les côtes. Avec patience, le général O’Toole attendit un moment avant de débuter la cérémonie.

Richard avait insisté pour sortir de l’antre et aller sur l’esplanade. Il désirait recevoir le sacrement « sous le ciel de Rama » et ses compagnons n’avaient émis aucune objection. Nicole était allée jusqu’à la mer Cylindrique pour emplir d’eau une flasque pendant que le général achevait ses préparatifs. L’Américain prenait cette cérémonie très au sérieux mais ne semblait pas s’offenser des commentaires irrespectueux de Richard.

Ils s’agenouillèrent devant lui. O’Toole versa de l’eau sur la tête du Britannique.

— Richard Colin Wakefield, je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Le général en fit autant avec Nicole, puis Richard se redressa et sourit.

— Je ne me sens pas transformé. Je suis toujours pareil… j’ai une trouille bleue à la pensée que je vais clamser dans moins d’une demi-heure.

O’Toole n’avait pas bougé.

— Mon ami, lui demanda-t-il d’une voix douce, pourriez-vous vous remettre à genoux ? Je souhaite réciter une courte prière.

— Eh, vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop ? D’abord un baptême, ensuite une prière, jusqu’où cela va-t-il aller ?

Nicole lui adressa un regard implorant.

— C’est bon, grommela-t-il. Au point où nous en sommes, il serait idiot de faire les choses à moitié.

— Dieu tout-puissant, écoute notre prière, commença le général d’une voix forte.

Il s’agenouilla à son tour, les yeux clos et les mains jointes.

— Nous voici réunis pour Te rendre grâces alors que nous allons sans doute mourir sous peu. Nous T’implorons de penser aux diverses façons dont nous pourrions Te servir en restant en vie et, si telle est Ta volonté, nous Te demandons de nous épargner une fin douloureuse et horrible. Si notre trépas est inéluctable, nous T’implorons de nous accepter dans Ton royaume céleste. Amen.

Il fit une brève pause avant de réciter un « Notre-Père ». À peine eut-il dit :

— Notre Père, qui es aux cieux, que Ton nom soit sanctifié… que les lumières du grand vaisseau s’éteignirent brusquement. Une autre journée raméenne venait de s’achever. Richard et Nicole attendirent que leur ami eût terminé pour prendre leurs lampes.

Nicole remercia le général et déposa un baiser sur sa joue.

— Eh bien, nous y voilà, déclara Richard avec nervosité. Il ne reste que vingt-sept minutes. Après avoir eu droit à un baptême et à une prière, que pourrions-nous faire à présent ? Qui voudrait suggérer une dernière, et je pèse mes mots, distraction ? Nous pourrions chanter ? Danser ? Jouer à quelque chose ?

— Je préférerais rester seul pour attendre la mort dans le recueillement et la prière, déclara O’Toole avec gravité. Et je présume que vous souhaitez bénéficier d’un peu d’intimité.

— C’est exact, répondit Richard. Nikki, où irons-nous échanger notre dernier baiser ? Sur les berges de la mer Cylindrique ou dans les profondeurs de la salle Blanche ?

Nicole était éveillée depuis trente-deux heures et l’épuisement eut raison d’elle. Elle se laissa aller entre les bras de son compagnon et ferma les paupières. Au même instant des éclairs aveuglants déchirèrent les ténèbres de la nuit raméenne.

— Que se passe-t-il ? demanda le général.

— Les cornes, sans doute, répondit Richard avec surexcitation. Venez, allons voir.

Ils coururent jusqu’à l’extrémité de l’île pour regarder les énigmatiques structures gigantesques de la cuvette sud. Des filaments de lumière reliaient les six tours dressées autour de l’énorme monolithe central. Ces arcs électriques crépitants ondulaient lentement en leur centre sans pour autant se détacher des petites cornes à leurs extrémités. Des craquements lointains ponctuaient ce spectacle grandiose.

— Fantastique, murmura O’Toole. Absolument sidérant.

— Rama va exécuter une manœuvre d’esquive, affirma Richard.

Il avait des difficultés à contenir sa joie. Il étreignit Nicole et O’Toole, puis revint vers la femme pour l’embrasser avec fougue.

— Youpiiie ! hurla-t-il en esquissant des pas de danse sur la muraille.

— Mais n’est-il pas trop tard ? lui cria-t-elle. Comment Rama pourra-t-il s’écarter de la trajectoire des missiles en si peu de temps ?

Il courut vers ses collègues.

— Tu as malheureusement raison, dit-il, à bout de souffle. Sans oublier le fait que ces engins de mort sont certainement dotés de têtes chercheuses.

Il se remit à courir, en direction de l’esplanade.

— Je veux voir ça sur le radar. Nicole adressa un regard à O’Toole.

— J’arrive, lui dit-il. Mais je n’ai que trop couru pour aujourd’hui et je souhaite admirer ce spectacle pendant encore quelques secondes. Partez, je vous rejoindrai.

Mais elle préféra l’attendre et, lorsqu’ils suivirent à leur tour le chemin que Richard venait d’emprunter, le militaire la remercia d’avoir accepté de recevoir le baptême.

— Ne soyez pas ridicule, lui répondit-elle. C’est, moi qui vous suis redevable.

Elle le prit par l’épaule. La cérémonie par elle-même est en fait secondaire, continua-t-elle en pensée, mais vous sembliez si inquiet pour le salut de nos âmes que nous avons voulu vous rasséréner. C’est tout au moins la seule raison qui me vient à l’esprit…

Le sol se mit à trembler et O’Toole s’arrêta, effrayé.

— C’est ce qui s’est passé lors de la précédente manœuvre, lui dit Nicole en le prenant par la main pour faciliter leur progression. À ce qu’on m’a dit, car je n’ai pu y assister. Je gisais au fond d’un puits, inconsciente.

— Ces jeux de lumière seraient l’équivalent d’un avertissement ?

— C’est probable. Voilà pourquoi Richard était si joyeux.

À peine eurent-ils ouvert la trappe d’accès à l’antre que leur ami en jaillit.

— Ils l’ont fait ! s’exclama-t-il. Ils l’ont fait !

Ses compagnons ouvrirent de grands yeux pendant qu’il reprenait son souffle.

— Ils ont déployé tout autour du vaisseau une sorte de gangue – je ne sais trop quoi – qui a entre six et huit cents mètres d’épaisseur. Venez…

Il tourna sur ses talons et redescendit les marches, quatre à quatre.

Nicole contra sa fatigue par un dernier apport d’adrénaline, dévala l’escalier et courut jusqu’à la salle Blanche. Debout devant l’écran mural, Richard passait d’une image du filet protecteur entourant Rama à une vue d’ensemble où apparaissaient les missiles.

— Ils ont dû saisir le sens de notre avertissement, commenta-t-il.

Il la prit dans ses bras et la souleva du sol, lui donna un baiser puis la tint à bout de bras dans les airs.

— Ça a marché, ma chérie ! Merci ! Oh, merci ! Nicole était elle aussi dans tous ses états, mais elle doutait que leur initiative pût éviter la destruction de Rama. Le général vint les rejoindre et Richard leur expliqua ce qu’ils voyaient sur l’écran. Il ne restait que neuf minutes et Nicole sentait d’énormes papillons voleter dans son estomac. Le sol tremblait toujours. Rama poursuivait sa manœuvre.

Les missiles nucléaires devaient être dotés de têtes chercheuses, car bien que le vaisseau eût commencé à modifier sa trajectoire ils se ruaient toujours vers lui. Le radar de proximité montrait que les seize engins étaient disséminés. Il en résulterait une série d’explosions qui dureraient près d’une heure.

Richard ne restait plus en place. Il allait de tous côtés. Il sortit B de sa poche, le posa sur le sol et s’adressa à lui comme s’il était son meilleur ami. Ses propos manquaient de cohérence : il lui disait de s’apprêter à la déflagration imminente pour lui expliquer sitôt après comment Rama esquiverait miraculeusement les missiles.

Le général O’Toole tentait de rester calme, mais c’était impossible auprès de Richard qui courait de toutes parts tel un diable de Tasmanie. Il ouvrit la bouche pour lui en faire la remarque mais se ravisa et sortit dans le tunnel, où il bénéficierait d’un peu de tranquillité.

Nicole mit à profit un des rares instants où Richard resta en place pour aller vers lui, le prendre par les mains et lui dire :

— Détends-toi, mon chéri. Nous ne sommes plus maîtres de notre destin.

Il la regarda puis l’enlaça et lui donna un baiser passionné avant de s’asseoir sur le sol frémissant et de l’attirer contre lui.

— J’ai peur, Nicole. Je suis terrifié. Je ne peux supporter mon impuissance.

— Je suis moi aussi effrayée, avoua-t-elle. Et Michael également.

— Mais rien dans votre attitude ne le laisse voir. Je me sens ridicule, à bondir ainsi de tous côtés comme une grenouille.

— Chacun de nous a une façon bien personnelle d’attendre la mort. Nul n’est à l’abri de la peur, mais nous la subissons de façon différente.

Il se calma. Il regarda l’écran mural, puis sa montre.

— Il ne reste que trois minutes à attendre avant le premier impact, dit-il.

Elle referma ses mains sur ses joues et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Je t’aime, Richard Wakefield.

— Je t’aime aussi, lui répondit-il.

* * *

Richard et Nicole étaient assis sur le sol et se tenaient par la main, les yeux rivés sur l’écran, quand le premier missile atteignit le cocon tissé autour de Rama. Le général O’Toole, revenu trente secondes plus tôt, se dressait derrière eux sur le seuil de la salle. L’étrange filet protecteur céda pour amortir l’impact et l’engin destructeur y pénétra. Des filaments s’enroulèrent autour de lui et l’enfermèrent dans une épaisse gangue avec une rapidité déconcertante. Une fraction de seconde plus tard la charge nucléaire explosait, à environ deux cents mètres de la coque de Rama. Les humains virent sur l’écran l’enveloppe protectrice se déformer mais seule une légère secousse fut perceptible à l’intérieur de la salle Blanche.

— Wow ! Vous avez vu ça ? demanda Richard.

Il se leva d’un bond pour se rapprocher de l’écran.

— Ça s’est passé si vite, commenta Nicole qui venait le rejoindre.

Le général O’Toole murmura une brève prière de remerciement et l’imita.

— Comment ont-ils réalisé une chose pareille ? demanda-t-il à Richard.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ce cocon a amorti l’onde de choc. J’aimerais savoir de quoi il est constitué.

Il zappa sur l’image radar.

— Nous allons regarder plus attentivement ce qui se passe avec le suivant. Il devrait arriver dans quelques…

Il y eut un éclair aveuglant et l’écran s’éteignit. Moins d’une seconde plus tard un déplacement latéral violent les déséquilibrait et les envoyait rouler sur le sol. La salle Blanche fut plongée dans l’obscurité et le sol cessa de vibrer.

— Personne n’est blessé ? demanda Richard en cherchant à tâtons la main de Nicole.

— Pas moi, en tout cas, répondit O’Toole. J’ai percuté la paroi, mais seuls mon dos et mon coude ont été meurtris.

— Je suis indemne, mon chéri, fit Nicole. Que s’est-il passé ?

— Celui-ci a dû exploser plus tôt, avant d’atteindre le filet. Nous avons été ébranlés par l’onde de choc.

— Je ne comprends pas, avoua le militaire. Comment peut-il y avoir une onde de choc dans le vide ?

— Disons que je n’ai pas employé un terme approprié, précisa Richard.

La lumière revint et les vibrations reprirent. Il se releva et ajouta :

— Alors, que dites-vous de cela ? La célèbre redondance raméenne démontre une fois de plus son utilité. Ça va ?

Il s’était adressé à Nicole qui avait des difficultés à rester debout.

— Je me suis blessé le genou, mais c’est sans gravité. Richard reprit sa réponse à la question posée par O’Toole :

— La bombe a détruit son propre vecteur.

Il fit défiler la liste des détecteurs pour chercher ceux de remplacement.

— L’onde qui a cinglé Rama était composée de gaz et de débris propulsés à une vitesse vertigineuse. Le filet a atténué sa force d’impact.

Nicole alla s’asseoir contre le mur.

— Je préfère ne pas être prise au dépourvu, la prochaine fois.

— Je me demande combien de secousses de ce genre Rama pourra encaisser, dit Richard.

Le général O’Toole vint s’installer près de Nicole.

— Deux d’éliminés. Il n’en reste que quatorze, fit-il. Tous sourirent. Au moins étaient-ils en vie, pour l’instant.

Richard trouva les détecteurs de secours quelques minutes plus tard.

— Oh, oh ! fit-il en parcourant du regard les points qui subsistaient sur l’écran. Si je ne me trompe pas, la dernière bombe a explosé à plusieurs kilomètres. Nous avons eu de la chance. Il faut espérer qu’aucune ne le fera à la limite du filet.

Deux autres missiles furent pris au piège et enchâssés dans un cocon. Richard se leva pour annoncer :

— Nous allons bénéficier d’un court répit. Le prochain projectile n’arrivera que dans trois minutes, puis nous en recevrons quatre à la suite.

Nicole se leva à son tour et constata que le général O’Toole se tenait le dos.

— Êtes-vous sûr que ça va, Michael ? lui demanda-t-elle.

Il hocha la tête, sans détacher les yeux de l’écran. Richard vint vers elle et prit sa main. Une minute plus tard ils retournaient s’asseoir contre la cloison en prévision des prochaines explosions.

Leur attente fut brève. Une force latérale bien plus forte que la précédente se fit sentir moins de vingt secondes plus tard. La salle fut à nouveau plongée dans l’obscurité et le sol cessa de trembler. Nicole ne pouvait voir O’Toole mais elle l’entendait respirer avec difficulté.

— Michael, êtes-vous blessé ?

Il ne répondit pas et elle rampa dans sa direction. C’était une erreur, car rien ne la retint lors de l’embardée suivante. Elle fut projetée brutalement contre la paroi, qu’elle heurta de la tempe.

* * *

Le général O’Toole resta près d’elle pendant que Richard montait à la surface pour évaluer les dégâts. Ils parlèrent à voix basse, à son retour. Il n’avait répertorié dans New York que des destructions mineures. Une demi-heure après que le dernier missile eut été pris dans le filet, les lumières revinrent et le sol se remit à vibrer.

— Vous voyez, dit Richard avec un sourire contraint. Je vous avais dit que tout finirait par s’arranger. Les Raméens font toutes les choses importantes en trois exemplaires.

Nicole resta inconsciente près d’une heure. Vers la fin elle perçut vaguement les vibrations du sol et la conversation qui se déroulait de l’autre côté de la salle. Elle ouvrit les paupières, très lentement.

— L’effet de filet accroît la vitesse hyperbolique, disait Richard. Nous croiserons l’orbite terrestre plus tôt que prévu, bien avant l’arrivée de notre planète.

— Quelle sera la marge ?

— Importante. J’ignore quand Rama coupera ses propulseurs, mais même s’il le fait à présent nous passerons à un million de kilomètres de la Terre, plus de deux fois la distance qui la sépare de la Lune.

Nicole s’assit et sourit.

— Bonjour, leur dit-elle gaiement. Ils se précipitèrent vers elle.

— Ça va, ma chérie ? lui demanda Richard. Elle tâta une grosse bosse, sur sa tempe.

— Je crois, mais j’aurai sans doute de sacrées migraines pendant quelque temps.

Elle les regarda.

— Et vous, Michael ? Je me souviens que je m’inquiétais pour votre santé, au moment de la grande explosion.

— La précédente m’avait coupé le souffle, expliqua O’Toole. Mais j’étais paré pour la troisième et mon dos semble s’en remettre.

Richard reprit son exposé sur ce que les systèmes de détection de Rama lui avaient permis d’apprendre.

— J’ai entendu la fin de ton cours, lui dit Nicole. J’en déduis que nous ne risquons plus de percuter la Terre. Mais où allons-nous, à présent ?

Il l’aida à se relever puis haussa les épaules.

— Il n’y a pas de planète ou d’astéroïde sur notre nouvelle trajectoire, et notre vitesse s’accroît. Sauf coup de théâtre, nous allons quitter le système solaire.

— Et devenir des voyageurs interstellaires, dit-elle posément.

— Si nous survivons jusqu’à la prochaine escale, ajouta le général.

Un sourire amusé incurva les lèvres de Richard, qui déclara :

— Je refuse de m’inquiéter de mon avenir. Pour l’instant, tout au moins. Et je souhaite célébrer dignement le fait que nous avons échappé à cette phalange de missiles nucléaires. Je propose de monter à la surface pour présenter Michael à de nouveaux amis. Devons-nous aller rendre visite aux aviens ou aux octopodes ?

Nicole secoua la tête et sourit.

— Tu es incorrigible, Richard. Qu’il ne soit…

Qu’il ne soit, à l’union de vrais esprits,
Admis aucune opposition,

C’était B qui venait de l’interrompre. Les trois cosmonautes sursautèrent, baissèrent les yeux sur le petit robot puis éclatèrent de rire à l’unisson.

… l’amour n’est pas l’amour
Si les changements l’altèrent,
Ou si les séparations peuvent l’amoindrir.
Oh non ! Il est un point de repère immuable…

Richard ramassa B et l’arrêta. Nicole et Michael riaient encore. Il les étreignit tour à tour.

— Je ne pourrais espérer avoir de meilleurs compagnons de voyage, dit-il en levant le petit robot au-dessus de sa tête. Quelle que soit notre destination.

POSTFACE

par Arthur C. CLARKE

Écrire est une activité solitaire et après s’y être livré pendant quelques décennies même le plus fervent des égotistes peut à l’occasion souhaiter avoir de la compagnie. Mais toute collaboration artistique est une entreprise hasardeuse, et plus les participants sont nombreux plus les chances de réussite sont réduites. Pourrait-on imaginer Moby Dick par Herman Melville et Nat Hawthorne ? Ou Guerre et Paix par Léon Tolstoï et Freddie Dostoïevski, avec des dialogues additionnels d’Ivan Turgueniev ?

Je n’aurais jamais imaginé il y a seulement quelques années que je travaillerais un jour avec un autre écrivain sur une œuvre de fiction. Le cas de la non-fiction est différent. J’ai apporté ma participation à quatorze ouvrages ayant de multiples auteurs (dont deux avec les éditeurs de Life, le summum en matière de répartition des tâches), mais la fiction… impossible ! J’étais fermement convaincu que je ne laisserais jamais un tiers altérer les fruits de mon imagination.

Mais, début 1986, mon agent, Scott Meredith, me téléphona sur le ton persuasif du « Ne-dites-surtout-pas-non-avant-que-j’aie-terminé ». Je déduisis de ses propos qu’un jeune producteur génial souhaitait tourner quelque chose – n’importe quoi – de moi. Je n’avais pas encore entendu parler de Peter Guber mais j’étais allé voir deux de ses films (Midnight Express et Les Grands Fonds) qui m’avaient fortement impressionné. Je le fus plus encore quand Scott m’annonça que son dernier long métrage, La Couleur pourpre, avait été nominé pour une demi-douzaine d’Oscars.

Je ne pus cependant m’empêcher de gémir quand il ajouta qu’un ami de cet homme avait une idée intéressante qu’il souhaitait me soumettre afin que je la développe sous forme de scénario. Oui, je poussai un gémissement, car il n’existe aucune idée nouvelle dans le domaine de la S.-F. et si le thème sortait vraiment de l’ordinaire j’aurais dû y penser le premier. Je préciserai que j’ai les scénarios en horreur. Ce sont des textes ennuyeux, presque illisibles et, en ce qui me concerne, impossibles à écrire. Au même titre qu’une partition musicale, ce ne sont que des éléments intermédiaires nécessaires à un stade de la production cinématographique. Écrire des scénarios requiert d’indéniables capacités, mais ces textes n’ont par eux-mêmes aucune valeur littéraire ou artistique. (Au moins une partition est-elle agréable à regarder.)

Mais je révisai ma position dès que Scott m’eut fourni des précisions sur l’ami en question. Ce projet me paraissait soudain passionnant, pour des raisons sans rapport avec Peter Guber mais avec Stanley Kubrick.

Flashback. Vingt ans plus tôt, dans 2001 : l’Odyssée de l’espace, Stanley et moi étions partis visiter les lunes de Jupiter – sans songer un seul instant que ces mondes alors inconnus seraient explorés par des robots bien avant la date annoncée dans notre film. En mars et juillet 1979, les deux sondes Voyager révélèrent que Io, Europe, Ganymède et Callisto étaient encore plus étranges que nous n’avions osé l’imaginer. Les clichés stupéfiants des satellites géants de Jupiter rendaient possible – que dis-je, impératif – d’écrire 2010 : Odyssée deux. Nous pouvions à présent baser les séquences joviennes sur la réalité et non sur la fiction, et en 1984, quand il tourna le film tiré de ce livre, Peter Hyams put utiliser les photos authentiques de Voyager comme toile de fond à la majeure partie de l’action.

Les résultats des missions de 1979 étaient spectaculaires mais j’espérais qu’ils seraient surpassés dans moins d’une décennie. Voyager ne resta que quelques heures dans les parages de Jupiter. Il ne fit que passer rapidement près de la planète géante et de ses satellites sur le chemin de Saturne. Mais en mai 1986 la N.A.S.A. décida de lancer Galilée, une sonde spatiale au programme encore plus ambitieux. Elle ne se contenterait pas de traverser le système jovien mais irait à un rendez-vous. À partir de décembre 1988, Galilée consacrerait deux années à une reconnaissance détaillée de Jupiter et de ses lunes principales. En 1990 – à condition que tout se passe bien – nous disposerions d’un tel nombre d’informations nouvelles sur ces mondes mystérieux qu’écrire une troisième odyssée de l’espace deviendrait une nécessité. C’était cela, mon projet. J’avais embarqué à bord de Galilée et rien n’aurait pu moins m’intéresser que les idées d’un auteur de science-fiction amateur. Comment me soustraire à cette corvée en ménageant les susceptibilités ? Telle était la question que je me posais quand Scott ajouta :

— Peter Guber souhaite aller passer trente-six heures au Sri Lanka, afin de vous présenter ce type. Il s’appelle Gentry Lee et j’aimerais apporter quelques précisions sur son compte. Il travaille au Jet Propulsion Laboratory et occupe le poste d’ingénieur en chef du projet Galilée. En avez-vous entendu parler ?

— Oui, répondis-je d’une petite voix.

— Et il était responsable de la planification des missions Viking, quand ces deux engins se sont posés sur Mars et nous ont envoyé leurs merveilleuses images de son sol.

« Comme il estimait que le public se désintéressait de ce qui se passait dans l’espace, il a fondé une société avec votre ami Carl Sagan pour produire la série des Cosmos dont il a été le directeur…

— Ça suffit ! l’interrompis-je. Je dois absolument le rencontrer. Dites à ce M. Gabor de me l’amener au plus vite.

— Il s’appelle Guber. Peter Guber.

En bref, il fut décidé qu’ils viendraient au Sri Lanka et que si je trouvais l’idée de Gentry à mon goût (et l’homme également, ce qui était tout aussi important), j’écrirais un synopsis d’une douzaine de pages environ où seraient décrits les personnages, les lieux, l’intrigue et tous les éléments qui permettraient à un professionnel digne de ce nom de développer un scénario.

Ils arrivèrent à Colombo le 12 février 1986, seulement deux semaines après la catastrophe de Challenger. 1986 devait être la Grande Année de l’Espace, mais ce drame bouleversa tout le programme de la N.A.S.A. et l’envoi de la sonde Galilée fut reporté de plusieurs années. Nous devrons désormais attendre 1995 pour avoir des nouvelles des lunes de Jupiter. Je n’avais plus qu’à renoncer à la troisième odyssée, tout comme Gentry pouvait renoncer à faire quoi que ce soit de Galilée, hormis faire revenir cette sonde de cap Kennedy et la ranger dans de la naphtaline.

Le sommet Guber-Lee-Clarke se déroula fort bien et au cours des semaines suivantes je stockai sur des disquettes des idées, des personnages, des décors et des intrigues : tout ce qui semblait utilisable dans l’histoire que nous avions décidé d’appeler La Terre est un berceau. Quelqu’un a dit autrefois qu’écrire une œuvre de fiction consiste à éliminer des possibilités pour n’en garder que quelques-unes. Je partage ce point de vue. J’ai un jour calculé que les éléments de La Terre est un berceau utilisés selon toutes les combinaisons possibles permettraient d’écrire cinq cent mille versions différentes de ce livre.

J’envoyai à Gentry celle que j’avais finalement choisie sous la forme d’un synopsis de quatre mille mots. Il la trouva à son goût et revint au Sri Lanka pour régler avec moi les détails. Lors d’un marathon de trois jours dans les montagnes qui surplombent l’ancienne capitale de Kandy, et malgré les sujets de distraction apportés par le plus beau panorama que je connaisse, nous terminâmes la version demi-semi-quasi-finale de huit mille mots qui servirait de base au roman. Nous poursuivîmes ensuite cette collaboration en nous adressant de fréquents appels téléphoniques et en expédiant des mètres de listings d’un bout à l’autre du Pacifique.

Écrire ce livre nous prit près d’une année, et nous participions tous deux à bien d’autres projets. Quand je découvris que Gentry possédait une culture en littérature anglaise et française bien supérieure à la mienne (je suis désormais vacciné contre de telles humiliations), je résistai héroïquement à toute tentation de lui imposer mon style. Lors de la parution de La Terre est un berceau sous nos signatures conjointes, de vieux lecteurs d’A.C.C. furent bouleversés et contrariés par des passages où j’aurais pu faire œuvre de censeur. Je dus expliquer que les dialogues les plus truculents étaient le fruit des observations effectuées par Gentry au cours des années qu’il avait vécues en compagnie des ingénieurs et des mathématiciens aux mains calleuses et au gosier en pente de l’Astrodynamic Division de la J.P.L., des individus qui devaient fréquemment être séparés par les flics de Pasadena lorsque des rixes éclataient au sujet des fonctions de Bessel ou d’équations différentielles partielles non linéaires.

Mais, pour autant que je sache, nul censeur n’a exigé à ce jour que La Terre est un berceau soit retirée des bibliothèques des écoles. J’apporte cette précision car je viens d’apprendre, à mes grandes stupeur et indignation, qu’un tel sort a été réservé à Terre, planète impériale il y a de cela une dizaine d’années. Plus grave encore, le comité en question a mis à l’index toutes les collections qui incluaient un seul de mes ouvrages.

Je regrette de ne pas en avoir été informé, à l’époque. Cela m’aurait permis de dire à ces apprentis ayatollahs que la version « livre pour aveugles » du roman qui offensait tant leur sens de la morale avait été enregistrée par une dame qu’il serait difficile de taxer de chantre de la pornographie. C’est en effet l’épouse du first law-lord d’Angleterre, l’équivalent du premier président de la Cour suprême des États-Unis.

Bien que La Terre est un berceau ait été conçue à l’origine en tant que projet pour un film, et que son adaptation ait été préparée pour la Warner, les chances de voir un jour ce livre porté à l’écran semblent désormais infimes. Par malchance, une kyrielle de films sous-marino-extraterrestres furent diffusés au moment de sa parution, avant de sombrer pour la plupart dans l’oubli.

Mais je suis heureux de pouvoir dire que Peter Guber a continué sur sa lancée. Ses dernières productions, Les Sorcières d’Eastwick, Gorilles dans la brume et Rain Man ont reçu un accueil excellent, et cette brève liste démontre l’intérêt qu’il porte aux projets à la fois inhabituels et valables. Peut-être produira-t-il La Terre est un berceau quand le cycle recommencera, ce qui est inéluctable. « Il existe un courant qui emporte la destinée des hommes », et celle des films également.

J’avais énormément apprécié de travailler avec Gentry mais je n’entretenais pas d’autres projets de collaboration lorsque nous terminâmes La Terre est un berceau. La comète de Halley occupait dans mon esprit une place prépondérante qu’elle ne tiendrait pas dans le ciel de notre monde. Je savais que son prochain passage, en 2061, constituerait une excellente opportunité pour une troisième Odyssée de l’espace. (Si malgré les retards, Galilée se comporte comme prévu en 1995 et nous transmet des mégabits d’informations depuis le système jovien, peut-être y aura-t-il une Odyssée finale. Mais je ne m’engage à rien.)

Pendant l’été 1987, 2061 : Odyssée trois se vendait bien, merci, et j’étais à nouveau assailli par le sentiment de culpabilité propre à l’auteur au repos quand je compris soudain qu’un projet me tendait les bras.

Quinze ans plus tôt, Rendez-vous avec Rama s’achevait par les mots : « Les Raméens font tout par trois. » Je les avais ajoutés après coup, lors de la relecture finale. Je n’envisageais pas – c’est juré – de faire une suite. C’était simplement à mes yeux la meilleure façon de terminer ce livre. (Car dans la réalité nulle histoire ne s’achève jamais.)

De nombreux lecteurs – et critiques – en avaient conclu que je projetais d’écrire une trilogie. C’était une supposition erronée, mais l’idée me paraissait brusquement excellente. Et Gentry était l’homme rêvé pour un tel travail. Il possédait toutes les connaissances de la mécanique céleste et des engins spatiaux nécessaires pour se charger du retour des Raméens.

Je couchai par écrit un large éventail de possibilités, comme je l’avais fait pour La Terre est un berceau, et Rama II vit le jour peu après. Les Jardins de Rama et Rama révélé suivront bientôt.

Gentry Lee doit à nouveau effectuer des aller et retour au-dessus du Pacifique pour participer à des séances de brainstorming dans les hauteurs du Sri Lanka, et le postier se plaint des gros paquets de listings qu’il doit faire tenir en équilibre précaire sur sa bicyclette. Cette fois, cependant, les progrès de la technique ont accéléré ces échanges intercontinentaux. Le fax nous permet de communiquer des idées pratiquement sans délai, et c’est un moyen bien plus pratique que la liaison par « poste électronique » utilisée par Peter Hyams et votre serviteur lors de la mise au point du scénario de 2010.

Il y aurait beaucoup à dire sur de telles collaborations à longue distance. Trop proches l’un de l’autre, les coauteurs courent le risque de consacrer un temps fou à régler des détails mineurs. Un écrivain solitaire dispose d’innombrables excuses pour ne pas travailler, et à deux les possibilités sont élevées au carré, pour le moins.

Cependant, il est impossible de démontrer qu’un auteur se laisse aller à la paresse car même si ses ronflements sont sonores nul ne peut affirmer que son subconscient n’est pas à l’ouvrage. Et Gentry sait aussi bien que moi que toutes nos excursions dans les domaines de la littérature, de la science, de l’art et de l’histoire nous permettent de collecter des éléments utiles.

Au cours de l’écriture de Rama II, par exemple, il m’est rapidement apparu que Gentry était amoureux d’Aliénor d’Aquitaine (ne soyez pas jalouse, Stacey. Votre rivale est morte il y aura bientôt huit siècles), et je dus avec tact le dissuader de consacrer des pages et des pages à sa vie extraordinaire. (Si vous vous demandez quel rapport existe entre A. d’A. et des aventures interstellaires, vous allez au-devant de bien des surprises.)

Gentry m’a appris sur l’histoire de la France et de l’Angleterre bien des choses qui ne m’ont jamais été enseignées à l’école. L’épisode au cours duquel la reine Aliénor reproche à son fils, l’intrépide roi-guerrier Richard Cœur de Lion, devant ses troupes, de ne pas avoir donné un héritier au trône a dû être un des plus croustillants de l’histoire militaire britannique. Hélas, il nous a été impossible d’inclure dans notre récit ce Corleone galant mais homosexuel qui fut souvent un parrain mais jamais un père… contrairement à Gentry dont le cinquième fils est venu au monde vers la fin de l’écriture de Rama II.

Mais vous retrouverez le personnage préféré de Gentry, saint Michel de Sienne. Un jour j’en suis convaincu, vous le rencontrerez dans les ouvrages qu’il publiera sous son seul nom, avec un minimum d’aide ou d’entraves de ma part.

Alors que j’écris cette postface, nous atteignons le point central de notre collaboration qui porte sur quatre volumes.

Et, si nous pensons connaître la suite, il est certain que les Raméens nous réservent encore bien des surprises…

REMERCIEMENTS

Nombreux sont ceux qui, ces deux dernières années, ont apporté leur contribution à ce roman lors de conversations sur des sujets divers. Parmi les personnes dont les commentaires ou la perspicacité nous ont été précieux, je citerai Bebe Barden, Paul Chodas, Clayton Frohman, Michael Glassman, Bruce Jakosky, Roland Joffe, Gerry Snyder et Ian Stewart.

Lou Aronica, Malcolm Edwards et Russ Galen ont joué un rôle important dans la conception de ce livre. Leur point de vue sur son découpage a été à l’origine de sa structure finale.

Il convient d’adresser des remerciements particuliers au père Martin Slaught, qui a permis de peaufiner le personnage du général O’Toole, et à Peter Guber sans qui les auteurs n’auraient pu se rencontrer il y a trois ans.

Pour terminer, ces remerciements seraient incomplets sans un bouquet final dédié à toute la famille de M. Lee. Sa femme Stacey et ses cinq fils – Cooper, Austin, Robert, Patrick et Michael – qui lui ont généreusement permis d’effectuer les voyages nécessaires autour du monde jusqu’au Sri Lanka et de trouver l’isolement essentiel à la mise en forme harmonieuse de ce roman.

FIN

En français dans le texte.